8h08 ou 8h28 illustree
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8h08... ou 8h28
(Nouvelle : Alexandre Froufe · Illustrations : Florent Fortin)
Quel bruit ignoble ! Ce réveil sonne comme un engin de chantier en manœuvre ! Ça fait
du bien quand ça s’arrête. Il est quoi ? 8:08. . . ou 8:28. . . les chiffres sont encore un peu flous. Il
fait si bon sous les draps. Je ne sais si. . . Je ne sais pas depuis quand je suis réveillé. Je ne
dois pas être beau à voir, la gueule écrasée contre mon oreiller et un filet de bave au coin de la
bouche. Je ne me souviens plus trop de la nuit dernière, juste des rires et des mélanges
improbables dont je perçois encore le goût. L’arrière-goût plutôt. . . Combien d’heures ai-je
dormi ? Pas assez, c’est sûr ! Je reste vautré à me demander si c’est mon lit qui tourne ou la
pièce entière. . . J’ai abusé. Mais bon, on ne vit qu’une fois ! Et puis, j’ai une de ces migraines !
Un truc violent, comme une barre imprimée au milieu du front. . . C’est ça avoir la tête dans le
guidon ? Non, ça c’est quand on bosse trop. . . Cela dit, je bosse trop, donc ça compte. Si je
m’écoutais, je resterais au lit. J’attendrais midi pour me lever. . . voire demain ! Est-ce que j’ai
vraiment besoin d’aller au boulot ? Un boulot de merde, en plus ! Et puis, faut se payer les
trente bornes en bagnole dans les bouchons. . . Je suis tellement bien là, dans mon pieu ! Je
pourrais passer le reste de ma vie là.
Je. . . J’hésite un moment. Est-ce que je me lève ou est-ce que je me recouche ? Je lutte.
C’est comme si je luttais avec mon propre corps. Même penser c’est dur ! À peine levé je suis
pris d’un vertige, j’ai l’impression d’être tiré en arrière. L’espace d’un instant je vois double, j’ai
l’impression de faire face à la fois au sol et au plafond. Je referme les yeux et perds brièvement
connaissance. Je ne sais combien de temps je reste allongé mais quand je rouvre les yeux le
réveil indique 8h08. . . ou 8h28, je ne distingue toujours pas et j’ai une horrible sensation de déjà-
vu. . . D’un autre côté, le mal de crâne a disparu aussi rapidement qu’il était apparu.
Je ne retrouve pas le costume noir que
j’avais préparé hier. Je me revois pourtant le
poser sur la chaise avant de sortir mais. . . je
confonds peut-être ? Je cherche dans le
placard qui me paraît bien vide. . . pas de
costume noir. Heureusement, le costume blanc
fera l’affaire. Je ne me souvenais pas que
j’avais un costume blanc.
Je m’installe dans la cuisine, face à la
fenêtre. Je prépare mon petit déjeuner en
vitesse. Un flash de lumière m’éblouit un
instant. Sans doute un reflet sur la fenêtre d’un
voisin ou sur le pare-brise d’une voiture. Je ne
sais pas pourquoi mais je deviens subitement
attentif à tout ce que je fais, à ces gestes que je
reproduis chaque matin. Je me vois touiller mon
café, alors que je ne prends pas de sucre, et
poser systématiquement ma tasse entre chaque
gorgée. Je me fais deux tartines, étalant
soigneusement le beurre. Je les trempe dans le
café. Ce sont les dernières tranches du
paquet. . . Je pensais qu’il en restait plus que ça.
Il faudra que je passe à la boulangerie après le taf, si j’ai le temps. Dehors, une belle fille en
robe courte traverse la rue. Je profite du spectacle et de la chaleur du soleil. Un nouveau flash
de lumière. La fille a disparu lorsque j’y vois de nouveau. On ne fait pas assez attention à ces
petits plaisirs. On ne les savoure pas assez. Je décide finalement de prendre mon temps.
Où est mon manteau ? Et mes chaussures ? Putain, je les ai mis où ? Faut pas
déconner, mes clés et mon portable sont dedans ! Je retourne tout le salon. Rien dans la
cuisine, ni dans la chambre. . . Je regarde sous le lit, derrière la porte, dans la poubelle, même
dans les chiottes ! Rien ! J’hallucine ! Ou peut-être qu’on m’a cambriolé ? Minute ! Je rêve ou
bien j’ai entendu un bruit de verre brisé ? Pourtant la porte est fermée à clé et les fenêtres sont
intactes. Ou bien. . . putain, j’y pense, mes potes ! Si c’est encore un de leurs tours, je les
défonce ! Comment je vais faire ? Je peux même pas sortir ! Et puis, j’ai beau avoir un métier
pourri, je peux pas me permettre de le perdre. Comment je fais pour gagner ma vie après ? Non
! Il n’y a pas moyen ! Il faut que j’y aille ! Je vais devoir sortir par la fenêtre de la cuisine ! Et en
chaussettes en plus !
Le problème c’est que j’habite au deuxième. J’enjambe la fenêtre, je tends la main vers
la gouttière. Si les voisins me voient ils vont appeler les pompiers ou les flics, c’est sûr, et là,
j’aurai la honte de ma vie ! Le sol a l’air si loin. . . et si près. . . et. . . Wouhoh ! Je suis en bas ! Je
suis incapable de dire par où je suis passé mais je me suis senti voler, comme dans un rêve.
Cela devrait me paraître étrange, mais non. Je voulais descendre et je suis en bas. Logique. Je
me mets en route. . .
Je me sens si léger que je pourrais aller au taf en courant. Trente kilomètres, facile ! La
première foulée m’emmène loin. . . les autres s’enchaînent tout aussi naturellement. J’ai beau
être en chaussettes, je ne sens pas le goudron sous mes pieds. Comme je peux augmenter la
cadence, j’y vais franco. Autour de moi, tout semble aller si lentement. Je ne me doutais pas
que je courais si vite. Je dépasse un type en roller, une fille en vélo, puis une voiture, alors
autant prendre la chaussée. Mon corps emprunte un parcours plus long qu’à l’accoutumée. Je
passe devant la maison où j’ai grandi, la plage de Tunisie où j’ai passé mes vacances à l’âge de
8 ans. Quel détour ! Mais bon, à la vitesse où je vais, ce n’est pas si grave. Je passe devant
mon ancien collège, la maison de ma première amoureuse, le stade de foot, le lycée, la fac. . .
En fait, je passe devant tous les lieux qui ont marqué ma vie. . . Putain je suis mort ! Fais chier !
Je ne verrai jamais la fin de. . . Non, en fait, je m’en fous un peu. . . Je suppose que je le savais
déjà… Et puis, ça me rassure pour mes clés. . .
Je ne sais pas combien de temps je cours comme ça. Soudain, j’entends un bruit
affreux, continu. Comme une vache qu’on égorge. . . J’aperçois un attroupement. La circulation
est bloquée par un accident. Je ralentis, pas vraiment pressé de constater ce que je suis certain
de découvrir. C’est ma voiture qui est encastrée dans un poteau. Son klaxon est à l’origine de
ce vacarme ignoble. Je m’approche du conducteur, de moi. Je porte mon manteau, le costume
noir et les chaussures que je cherchais. Bon ! C’est mort pour le boulot. . . mort pour les
prochaines sorties. . . mort pour tout en fait !
Je ne suis pas beau à voir, le volant enfoncé dans le front, un filet de sang coulant au
coin de la bouche et la tête criblée de bris de verre. Ah, c’était donc ça le bruit de verre brisé. . .
Ce n’est pas vraiment la dernière image que j’aurais voulu garder de moi. Quitte à choisir, je
préférerais me voir comme tout à l’heure dans ma cuisine. J’étais plus beau à voir quand je
trempais mes tartines dans le café avec cette fille en jupe de l’autre côté de la vitre. Ou mieux,
ce matin, la tête dans l’oreiller, tranquille sous mes draps juste avant de me lever. . .