alias marco-polo
DESCRIPTION
Marco Polo est une figure légendaire, le monde entier a eu vent des « Merveilles du Monde ». Mais qui a déjà entendu parler de Gilhem du Rosemont ? Personne, car l’unique exemplaire vient enfin de revoir le jour, réécrit dans un souci de lisibilité, mais toujours saisissant d’authenticité. Des ballons vosgiens aux rivages de « Cypango », en passant par les steppes de Mongolie, l’homme relate son incroyable aventure, sur les traces du fameux marchand devenu explorateur.TRANSCRIPT
G.H. WEIL
Alias Marco Polo Roman
Chronique de Gilhem du Rosemont
Marco Polo est une figure légendaire, le monde entier a eu vent des « Merveilles du Monde ».Mais qui a déjà entendu parler de Gilhem du Rosemont ? Personne, car l’unique exemplaire vient enfin de revoir le jour, réécrit dans un souci de lisibilité, mais toujours saisissant d’authenticité. Des ballons vosgiens aux rivages de « Cypango », en passant par les steppes de Mongolie, l’homme relate son incroyable aventure, sur les traces du fameux marchand devenu explorateur.
Table des matières
Préface. ............................................. 2
Chapitre I. Ursule de Ferrette ............... 6
Chapitre II. Angeot Colombus............. 28
Chapitre III. Paulus Venetus. .............. 50
Chapitre V. Sorghatani Beki ............... 98
Chapitre VI. Bekhchin. ...................... 122
Chapitre VII. A-Chu.......................... 139
Chapitre VIII. Achmat ...................... 170
Chapitre IX. Li-taï Ki sse. .................. 180
Chapitre X. Kökeedjin ....................... 193
Chapitre XI. Alburg Généry. .............. 211
CHRONOLOGIE. ............................... 235
De 1215 à 1324. .............................. 235
Chanzun de la guarra. ...................... 238
GLOSSAIRE. .................................... 240
Préface.
Rédigé, sous ma dictée, le présent récit
utilise parfois une orthographe étrange.
Elle est l’œuvre d’un envoyé de Charles
de Valois nommé Alburg Généry, qui fit
ma rencontre à la prison de Venise. J’y
fais état de mes tribulations en
compagnie de la famille Paulus Venetus,
et plus précisément de celui que ses
concitoyens appellent du plaisant surnom
de « Il Milione », en raison de la fortune
colossale rapportée de ses voyages. Mais
aussi, bien que dans une moindre
mesure, des révélations extraordinaires
qu’il fait de ceux-ci dans son livre appelé
le livre du Million de Merveilles. L’ouvrage
pourrait d’ailleurs aussi bien s’appeler le
livre de Kubilaï Khan, en cela que tout ce
qu’il y relate n’à de sens que par les
révélations du plus puissant empereur de
l’histoire du monde connu. Le grand
Khaân est le sujet, le centre ainsi que
l’unité d’une œuvre qui ne comporte pas
moins de quatre parties. Auxquelles il
convient d’ajouter le prologue qui raconte
le premier voyage de son père Nicolo et
de son oncle Mattéo. La première partie
décrit l’Orient jusqu’au Cathay, aussi
appelé Céleste Empire ou Empire du
Milieu et aborde l’histoire des Mongols. La
deuxième partie s’attache à Kubilaï-khan
et son gouvernement, ainsi qu’à la
description de l’empire Song et de la
province de Hangzhou. Il inclut
également une évaluation des immenses
recettes fiscales du khaân, destinée à
faire comprendre les bases de la
puissance de l’empereur. La troisième
partie traite de l’empire lui-même, de
l’extrême Orient et des mers de Cypango
jusqu’aux lointaines îles des indes
Orientales. La quatrième et dernière
partie comporte des fragments
historiques, destinés à illustrer les
guerres fratricides entre tribus Mongoles.
C’est, un recueil de « merveilles’,
étonnant, surprenant ou effrayant. Par le
fait que j’en suis la source, il ne contient
que des informations exactes, plus
savantes que ne le pourrait laissé
supposer la simplicité du langage ou la
légèreté du ton. Écrit lui aussi sous la
dictée, le manuscrit est sorti de la prison
Génoise. Transcrit du patois Pisan de
messire Rustichello, dans tous les
dialectes italiens et en latin, en quelques
mois, toute l’Italie en fut emplie.
Reprenant les termes de sa préface, je
dirai à mon tour que ; « Sans doute il y a
ici certaines choses que nous ne vîmes,
mais nous les tenons d’hommes dignes
d’être crus et cités. C’est pourquoi nous
donnerons les choses vues pour vues et
les choses entendues pour entendues, en
sorte que le livre soit droit et véritable,
sans nul mensonge. Ainsi quiconque en
fera ou en entendra la lecture y devra
croire, parce que toutes choses y sont
véritables. »
Voici la chronique de Gihlem du
Rosemont.
Chapitre I. Ursule de Ferrette
En ce temps là les gens de ma région,
parlaient romanche. Ce langage était
compris depuis les Franches montagnes,
au delà du Comté de Montbéliard et
jusqu’aux marches de l’alsace, vers
Altchirsh ! C’est une langue qui appartient
au groupe rhéto-roman, proche du latin
et du frioulan et dont l’usage me permit
de bientôt entendre presque tous les
patois s’y rapportant, jusqu’aux contrées
lointaines d’au-delà nos montagnes. Il
faut dire que mon père m’avait beaucoup
fait bénéficier de ses connaissances dans
les domaines relatifs aux différents
parlés. Cela lui venait de son ancien état.
Car avant de se fixer en Jura et d’épouser
ma mère, il fut lansquenet. Un
Doppelsöldner, ce qui signifie ‘double
solde’ en français, terme réservé aux
soldats d’élite. Utilisant comme arme de
prédilection la ‘flamberge’, une longue
épée capable d’abattre aisément un
cheval. Mais aussi la hallebarde et de
longues piques, pouvant atteindre six
mètres voir plus, sans omettre
l’arquebuse.
D’ailleurs mon père n’aimait pas le terme
de lansquenet, lui préférant celui de Söldner. Il m’expliqua que lansquenet
venait de l’allemand Landsknecht. ‘Land’
signifiant campagne et ‘Knecht’, valet. « Nous ne sommes pas des valets de
ferme mais des Reislaüfer, des mercenaires. » Il expliquait préférer cette
terminologie en raison de l’origine latine du mot mercenarius, tiré de merces
signifiant salaire. Du peu de choses qu’il avait ramené de ses vicissitudes passées,
figuraient ses contrats ‘d’endenture’. La pièce du parchemin découpée selon un
tracé non rectiligne, et dont chaque partie contractante conservait une part.
L’exacte correspondance des deux découpes attestant de l’authenticité du
document.
Revenu de ses campagnes estropié, un œil et un bras en moins, il s’estimait
pourtant comme étant particulièrement fortuné. C’est que, se plaisait-il à
affirmer, « dans nos combats souvent la moindre blessure était synonyme
d’infection. La mort précédait ou suivait l’amputation, car l’infection évoluait
presque toujours en gangrène ». Il est de fait que, quand ce n’étaient les blessures
reçues directement lors des combats, l’espérance de vie de ces soldats de
fortune se voyait particulièrement réduite par les maladies, vénériennes ou autres.
Le sort des survivants n’était guère plus
enviable car ils étaient plutôt mal vus par
les populations. Y compris parmi les couches sociales dont ils étaient issus,
paysans, journaliers, petits artisans et
compagnons. Soudards et pillards, rien de réjouissant
n’était à attendre de leurs passages qui s’accompagnaient de massacres, mises à
sac, viols et vols. Ils étaient pourtant souvent plus proches de la misère que de
la fortune ou de la gloire. La solde n’avait pas résistée aux beuveries et
extravagances. Quand aux rapines, elles donnaient plus facilement mauvaise
réputation que capital. S’il fut, je ne songerais pas à le nier, pilleur et robeur,
c’est à l’imitation de tous les gens de guerre tels Du Guesclin ou Jean Chandos.
On doit donc admettre que mon père fut
un brigand, mais seulement dans le sens littéral du mot, c'est-à-dire homme de
guerre ! Car brigand vient de ‘brigandine’, qui est une pièce d’armure composée de
petites plaques en fer ou en cuir bouilli et portée sur le torse. Son propre père, mon
grand-père, était maraîcher dans un petit village du bord du Rhin, nommé Weil am
Rhein. Sa famille avait été trucidée en totalité, lors du passage d’une ‘Grande
compagnie’ conduite par le capitaine Arnaud de Cervole. Mon aïeul ne dut la
vie qu’à la vitesse de sa course. Fuyant les mauvais souvenirs et la misère, il prit
le chemin de l’exil.
Semblables mésaventures n’étaient pas
rares en ces périodes troublées, les ‘routiers’ infestaient les campagnes en
tous royaumes et Empires. Ces bandes
composées de montagnard Suisses ou de lansquenets venus des plaines du
Swartzwald. Reîtres, tour à tour soldats puis bandits, au gré de leurs besoins ou
de leurs alliances avec les princes. Réfugié dans la vallée de Thann, au pied
des ballons vosgiens, Simon, mon grand-père, épousa une fille de métayers qui lui
donna neuf enfants. Les trois filles trouvèrent mariage dans la région sans
difficultés. Mon père, prénommé Edmond, cadet des six garçons, suivit la famille
lorsqu’elle entreprit un second exil. Départ décidé pour de vagues et
incertaines questions de religion. En
réalité consécutifs à de sordides histoires de partages fonciers n’ayant pas tournés
en faveur de mon grand-père, ce qui l’avait conduit à quelque violente
réaction. Ils gagnèrent alors une terre ou les
‘parpaillots’1 étaient bien accueillis, dans la Comté de Montbéliard. L’endroit où ils
s’établirent dépendait de la seigneurie du Rosemont, que mon grand père
s’obstinait à appeler Rosenfels. C’était, au midi du massif des Vosges, un fief dont le
chef-lieu se situait sur les hauteurs d’un village appelé Vescemont. On devait à
Louis de Mousson, comte de Montbéliard,
d’avoir fait édifier ce donjon à l’endroit le
plus étroit de la vallée. En un passage stratégique, au pied d’un verrou rocheux
dominant le passage et la Rosemontoise.
C’est cette rivière, qui avait son lit entre Vescemont et Riervescemont, qui donna
son nom au château. De tous temps, bien avant la période
gallo-romaine, une voie reliant le pays des Lingons à l’Alsace, passait par ce
diverticule qui permettait de gagner les vallées de la Moselle.
Le domaine était accueillante aux gens de labeur, le lieu plaisant et la place y était à
profusion. Il n’est peut-être pas inutile de préciser
pour la commodité du lecteur, et ainsi faciliter la compréhension de la suite du
récit, que la seigneurie comportait trois
mairies. Celle de Banvillars, regroupant Argiésans et Urcerey. Celle d’Evette
comprenant les villages d’Eloie, Essert, Salbert et Valdoie. Enfin celle de ‘la Burg’,
que les français appelaient ‘du Val’ avec les villages de Chaux, Giromagny, Lepuy-
Gy, Rougegoutte, Sermamagny et Vescemont ou se trouvait le château du
Rosemont. Le seigneur du lieu avait nom Jean André
du Rosemont, c’était un modeste lieutenant du comte Louis de Mousson.
Semblable à ses pareils, il ne s’intéressait qu’à la chasse et accessoirement à la
guerre. Aussi laissait-il volontiers aux
bourgeois ou fermiers importants le libre
exercice d’entreprendre tous desseins à leur convenance.
A l’exemple d’un ancien métayer, enrichi
on ne sait de quelle manière, qui devint propriétaire exploitant des mines de
Grosmagny et de Lepuy-Gy. On y extrayait plomb, cuivre, mais surtout
argent en grande quantité. Cet homme aimait à parer son patronyme de la
précision du lieu de sa maison. C’est ainsi qu’il se présentait « Jean Neury du
contrevau ». Ce qui avait le don de faire rire également nobles et vilains.
Mais, laissons ces considérations aux fins de revenir à ce qui est de mon humble
personne. Je grandis dans les dépendances du
château, ma mère ayant emplois de
préceptrice pour les enfants du seigneur. Situation qui me valu d’apprendre en leur
compagnie la lecture puis l’écriture. Bien que de façon détournée, car j’étais admis
au seul motif de recharger l’âtre en hiver et tenir le cruchon d’eau fraîche en été.
Tout allait pour le mieux et je ne songeais pas à me plaindre de ma modeste
condition. Jusqu’au moment où il devint question de manier les nombres en de
savantes combinaisons. Les ajoutant puis les retranchant entre eux, d’inextricables
façons. Pour autant de prétendre faire obéir les mots puis les phrases, en des
règles que l’on eu dites inventées pour
torturer l’esprit... J’y perdis le mien et ne
tardais pas à me voir interdit d’études. Situation qui suscitait fort l’envie des
jeunes nobliaux, contraints eux de
poursuivre leur instruction entendement ou pas. Ils ne se faisaient pas faute de
purger leurs rancœurs dès que la cloche les libérant avait retentie. Mes
affermissement d’homme de lettres s’arrêtèrent courts mais ceux de l’art d’en
découdre progressèrent à proportion. J’en vins vite à rechercher les occasions, puis
à les provoquer lorsqu’ils ne manifestaient plus suffisamment d’ardeur
belliqueuse. Le sir du Rosemont qui apercevait parfois
nos empoignades entrait invariablement dans de noires colères lorsque, comme
c’était presque toujours le cas, ses
rejetons rompaient le combat ou se faisaient mettre à mal par le manant que
j’étais. « Comment ! » leur criait-il, en leur
faisant administrer une volée de verges par ses valets ; « comment deux gaillards
de votre naissance ne peuvent-ils se rendre maîtres d’un garnement de basse
extraction et seul de surcroît ! » Tant et si bien que les héritiers de Jean
André se prirent à me fuir comme la peste, désireux d’éviter toutes
échauffourées les conduisant à être doublement marris. Hélas pour eux, leur
père s’obstinait à vouloir les confronter
dans l’attente de la manifestation d’une
vaillance filiale qui ne se manifesta jamais. Ne pouvant admettre la faiblesse
sous quelque forme que ce soit et faute
d’obtenir les résultats attendus, il résolu de changer de précepte. A compter d’un
clair matin peu après la Pâques, obéissant à ses instructions, je fus admis
parmi ses bâtards et autres fils de nobliaux des contrées avoisinantes, à
suivre l’enseignement des maîtres d’armes. Ne parvenant à me réduire par
l’entremise de ses rejetons, il m’adoptait comme champion sous ses couleurs. Nul
ne trouva à y redire et j’en fus le premier à m’en trouver bien. Curieusement, mon
père ne manifesta pas une joie débordante et ma mère se tordit les
mains. Toutefois ils ne pouvaient aller à
l’encontre des décisions seigneuriales. Bien que d’une constitution plutôt élancée
et beaucoup moins fortement charpentée que l’ensemble de mes commensaux, ma
vivacité et la promptitude de mes jugements me permirent de me vite
tailler une réputation d’adversaire redoutable. Car dans le maniement des
armes, s’il faut de la puissance et de l’endurance, il importe surtout de savoir
jauger l’adversaire et l’emporter par quelque action qu’il n’attendait pas ou la
mise à profit d’une faiblesse décelée. Chaque combattant ayant reçu une
formation identique, tous n’agissaient que
part et dans l’attente de vous voir réagir
à l’image des préceptes qui lui avaient été inculqués. L’exercice de mes
improvisations fit sensation mais suscita
force grincements de dents et rancunes tenaces.
En l’été de ma dix-septième année, pour les feux de la saint Jean, mes progrès me
valurent d’être retenu pour participer aux festivités qui se déroulaient du temps de
la grande foire annuelle, au château de Montbéliard.
J’étais né un dimanche vers le midi du jour, ce qui d’après ma mère me
prédisposait à une carrière d’ecclésiastique…A n’être qu’un fainéant,
selon mon père. J’inclinais fortement à préférer cette dernière aptitude. D’autant
que je m’éveillais tout juste aux plaisirs
charnels et que mon intérêt pour le déduit croissait au point d’accaparer la
majeure partie de mes activités, diurnes et nocturnes.
Pourtant les joutes qui allaient se dérouler en présence de messire le comte
Louis, de sa dame et de ses gents, ne se rapportaient que peu ou proue à la
courtoisie. Je m’étais bien porté d’avoir fait mon choix d’épreuves en éliminant
les luttes, ou la masse l’emportait sur la vaillance, et en privilégiant les assauts
d’adresse et de célérité. Après avoir réalisé une belle prestation
en archerie et tout autant fait honneur à
mon maître d’armes dans le lancer du
javelot et des masses, je me dirigeais vers le champ réservé aux duels de
bâtons. Passant devant la machinerie
dressée par un artisan venu de Dole, mon attention se porta sur l’édifice et je
m’approchais derechef, pour ouïr le bonimenteur. Je n’étais pas le seul et une
foule nombreuse se massait a l’entour du jurassien. L’estrade qui avait été dressée,
abritée par des dais pour la commodité des assistants de marque, était
pareillement comble. Pourtant je ne remarquais qu’un unique visage au milieu
de l’aréopage. Une jeune pucelle2, d’un âge apparenté au mien, se tenait
sagement assise au coté d’une forte dame. Quelque chose d’indéfinissable
captiva mon attention. Je n’aurais su dire
quoi, car la damoiselle n’avait rien pour retenir spécifiquement les regards. Sa
coiffe s’encadrait entre deux couronnes de cheveux dorés réunis en tresses sur sa
nuque. Son maintien était empreint de la retenue qui sied à son sexe, tandis que
ses yeux fixaient le sol avec obstination. On l’aurait crue en punition tant son
attitude semblait pétrie de contrition. Dés lors je n’eu de cesse d’avoir percé le
mystère de ce regard dérobé. L’occasion m’en fut donnée lorsque
l’inventeur cessa son battage pour vanter sa création, afin de laisser place au
premier brave déterminé à en venir
affronter le mécanisme. Celui-ci consistait en une construction
composée principalement d’un passage
dressé sur un échafaudage, de façon à le surélever d’au moins trois pieds du sol.
D’une taille proportionnelle à celle des rondins de pins du jura qui le
composaient, il était rendu intentionnellement glissant, par
l’adjonction d’huiles. Les complications venaient de mécanismes mobiles, placés
de part et d’autre. Le premier mouvait une courte perche terminée par une
boule de cuir emplie de paille. Les engrenages la faisaient tourner en sorte
de balayer le passage par sa rotation horizontale. Le second consistait en une
herse de fer qu’il fallait faire basculer
pour libérer la voie. Le troisième obstacle était autrement plus menaçant, car
composé de roues verticales placées des deux cotés mais décalées. Surtout elles
étaient équipées de lames semblables aux fers des hallebardes, tournant en
sorte de vouloir hacher l’imprudent qui prétendait passer. Entre chaque obstacle,
des roues hérissées de longues pointes tournaient dessous, calculées pour
dépasser les rondins de façon à trouer les chausses de ceux qui tentaient le
franchissement. De plus, une trappe avait été judicieusement aménagée, entre la
herse et les piques. Toutes ces
mécaniques étaient mues par une grande
cage dans laquelle deux hommes pouvaient prendre place. Tout à fait
semblablement a celles que les écureuils
faisaient tourner pour le ravissement des enfants. Celle-là, énorme, était reliée par
des courroies aux assemblages. Par la vigueur de leurs déplacements les
volontaires actionnaient ainsi, plus ou moins vivement, l’ensemble des obstacles
que le champion devait franchir. Leur acharnement étant proportionnel à leur
volonté de mettre à mal celui qui tentait l’aventure.
Les compétiteurs n’étaient pas légion, en dépit de provocations et fanfaronnades
provenant des jouvenceaux attirés par le spectacle. Seuls trois audacieux avaient
tentés la gageure, mais nulle réussite. Le
premier n’avait pas dépassé la boule, qui l’avait cueilli en plein dos et envoyé
comme un projectile de catapulte au milieu des badauds. Le second, un bel
homme fait, était parvenu devant les hachoirs rotatifs après avoir triomphé des
premières embûches, mais avait jugé préférable de les esquiver... en sautant à
terre. Le troisième, un vrais colosse, avait si bellement poussé la herse pour la faire
s’effacer, qu’emporté par son élan il n’avait pu éviter de choir par la trappe.
Ce qui lui valu de se retrouver dans une fosse emplie de poix. Lorsqu’il parvint,
avec moult difficultés à s’en extraire, ce
fut pour devenir la proie de garnements,
placés tout exprès avec des sacs de plumes de volailles, pour l’en enduire à
profusion. Bref, ces mésaventures en
avaient refroidi plus d’un. Les candidats potentiels s’employaient à se faire oublier
de leurs compagnons, devenus d’un enthousiasme par trop encombrant.
C’est alors, que remarquant le vif intérêt manifesté par celle que mon imagination
paraît déjà du titre de ‘Dame jurée’, je conçu l’insensé projet d’attirer son
attention par un exploit à la mesure de mon nouveau et irrépressible sentiment.
Résolu à m’affronter au manège, je n’en négligeais pas toute prudence pour
autant. Nonchalamment je m’approchais, détaillant les difficultés en cherchant
quelle parade je lui pouvais opposer. La
boule ne présentait pas une véritable épreuve, il suffisait de l’esquiver en
souplesse. La herse en revanche constituait un obstacle plus redoutable.
J’avais observé que la force nécessaire pour la basculer entraînait un
déséquilibre extrêmement dangereux. J’envisageais dans un premier temps de
la tirer vers moi, profitant qu’elle ait été articulée pour résister à la poussée pas à
la traction. Mais à la réflexion, la position résultante me placerait en mauvaise
posture relativement à ces pointes qui ne manqueraient pas d’en profiter pour me
percer les talons. Une autre éventualité
me vint alors à l’esprit. Restait le
redoutable franchissement des roues armées. Je ne pouvais que m’en remettre
à ma bonne étoile pour la réussite de
cette gageure, aucune parade autre ne m’étant apparue.
Des indécis avaient remarqués mon manège, enjoués de trouver matière à
railleries et pour certains dérivatif à leurs embarras, ils me prirent derechef pour
cible de leurs quolibets. S’encourageants les uns les autres, ils rivalisaient de
provocations ; « Alors, un roturier prétend à primer sur écuyers et fils de
sang noble ! Le jeune ‘garde-porc’ aurait donc plus grande goule que grande
panse ! » J’ignorais qu’il eut été fait mention d’une
récompense, pour cette entreprise. Mais
l’idée ne m’en déplut pas, bien au contraire. Comme je m’avançais pour
prendre rang officiellement, le tenancier m’arrêta pour me mettre en garde. Je
soupçonne qu’il le fît surtout pour s’assurer que je n’agissais pas sous
l’emprise de quelques boissons fortes qui m’auraient fait perdre l’entendement.
Rassuré sur ce point il déclara en forçant sa voix afin d’être entendu par toute
l’assistance que ma réussite me vaudrait l’admiration sans partage des personnes
présentes autant que de celles qui en entendraient le récit. Ajoutant sans
reprendre haleine qu’un prix magnifique
restait offert pour le premier vainqueur,
en l’espèce du palefroi qui paissait en bout de prairie. A ces mots l’assemblée
dirigea ses regards vers l’endroit ainsi
désigné et… parti d’un énorme éclat de rire ! Le pauvre animal qui, insouciant
des railleries, broutait l’herbe du champ tenait en effet plus d’une haridelle3 que
d’un fringuant destrier. Je me désintéressais de la question pour céder à
une pulsion que, depuis lors, je ne me suis jamais expliquée. Toisant la
compagnie, je regardais droit dans la direction des tribunes. D’une voix que je
ne me connaissais pas encore, je déclarais ; « J’en viendrais à bout, ou j’en
périrai, en l’honneur de la Dame de mes pensées ! »
La stupeur qui accueilli mes paroles se
mua vite en murmures puis en un brouhaha assourdissant. Tous en étaient
de se demander, qui pouvait bien être cette mystérieuse égérie, Dames et
Damoiselles présentes se regardaient l’une l’autre avec effarement.
Heureusement dans la foule des croquants qui flanquaient les gradins, une
petite lavandière que j’avais troussée dans les jours précédents, ce crût ainsi
désignée et, ne se tenant plus de joie, trépignait en criant des mots
d’encouragement. La distance ne me permettait pas de bien en comprendre la
teneur, mais ne m’empêcha nullement
d’en éprouver une grande navrance. La
petite gourde ruinait ma tentative… encore qu’il me sembla bien que celle qui
en était le véritable objet n’ait pas été
abusée par l’intempestive intervention. Quoi qu’il en fût, il me restait à réaliser
mon exploit. Je marchais vers l’épreuve, un peu avec l’état d’esprit d’un condamné
qui monte à l’échafaud, le regard fier mais les fesses serrées.
Une rixe éclatait dans le même temps, tous voulant également se disputer le
privilège d’actionner la roue. Avouant, sans vergogne leur intention bien arrêtée
de s’employer à ma déconfiture, deux rustauds parmi les plus déterminés y
parvinrent par la force de leurs poings. Le silence, sans qu’il ait été nul besoin de
le réclamer, se fit dès que je me fusse
avancé au pied des trois marches qui donnaient accès à la plateforme.
Les compères, cramponnés aux barreaux de la roue, en oublièrent la raison de leur
situation. Contemplant le spectacle, sans plus songer que d’eux seuls dépendait ma
réussite… d’avantage mon échec, selon ce qui me semblait être de l’espérance
générale. Le propriétaire ne se fit pas faute de les rappeler à leurs obligations
en y employant de ces sonores et vilains jurons, si fortement prisés par les
charretiers. Se ressaisissant, ils s’employèrent à compenser leur
étourderie par un surcroît d’ardeur. La
boule sifflait en fauchant l’air, à une telle
vitesse que l’œil se savait plus l’apercevoir. Je mis à profit l’instant ou ils
durent reprendre leur souffle, relâchant
un tant soit peu leur effort, pour esquiver l’obstacle d’une souple contorsion. Sur le
même élan, je parvins à atteindre la herse, elle était d’une hauteur qui me
venait à la taille. D’un seul bond je m’enlevais sur la barrière et y pris appel
pour franchir le trou, béant sur la fosse. Je perçu alors un cri, un hurlement
d’enthousiasme qui s’élevait de la foule. Étais-je encouragé ou conspué ? J’avais
d’autres préoccupations que celle de m’en soucier. Ma réception de l’autre coté de
l’ouverture, se fit profitablement. D’extrême justesse toutefois, ce qui, pour
retrouver mon équilibre, m’imposa un
vigoureux rétablissement. Las, les pointes traîtresses bloquèrent net mon élan,
provoquant une chute impossible à éviter, sauf de partir en plongeon horizontal. Je
dois en remercier la providence car de cette faible hauteur les tranchets ne
pouvaient m’atteindre. Aussi je n’entrepris rien pour y remédier,
faisant en sorte de faciliter au maximum ma progression en glissant sur les
rondins gras. Dès que je pu juger les moulinets mortels franchis et le danger
éloigné, j’entrepris de me redresser. L’enthousiasme avait troublé mes
capacités d’appréciation, j’effectuais ce
mouvement trop précipitamment. Une
vive douleur dans le gras de la fesse gauche vint m’en donner la sanglante
sanction. La plaie ne pouvait être
vraiment profonde, son étendue n’excédait pas une largeur de paume.
Mais elle était mal placée et m’en causait plus de dommages à l’âme qu’au fessier.
Plaquant mes mains sur la partie lésée, moins pour tenter d’en atténuer le feu
que pour la dissimuler, je sautais à bas de l’édifice.
Ainsi que l’on m’y invitait de pressantes façons, je m’avançais vers une estrade.
Elle semblait tout expressément édifiée pour me mettre en évidence, tandis que
l’on me remettait lots et compliments. Du coin de l’œil, je pu constater que le
propriétaire de la machinerie faisait triste
mine… Sans doute regrettait-il son canasson.
Du temps que le Bailly et ses échansons me couronnaient de louanges autant que
de lauriers, je fouillais des yeux l’endroit ou se tenait celle qui m’avait, d’un seul
regard, conduit à ce pinacle. Hélas, je ne parvins pas à la retrouver.
Contre toute logique j’étais horriblement déçu, ne parvenant pas à accepter le
constat qu’elle ne s’était pas empressée de me venir féliciter.
Lorsque l’agitation s’apaisa un peu, je laissais mon débiteur faire front aux
enragés qui, s’inspirant de ma prestation
victorieuse autant qu’astucieuse,
voulaient en rééditer l’exploit. Le bonhomme ne l’entendait pas de la même
oreille arguant de mes agissements, non
codifiés, ainsi que de l’urgence de certains réglages, pour refuser de se
risquer dans l’aventure de perdre les quelques rosses constituant le reste de
son maigre troupeau. Pour l’heure, j’étais passablement
importuné par un personnage ventru, qui ne cessait de m’assener de violentes
tapes entre les omoplates. Il jurait à qui voulait l’entendre, mais surtout à mes
oreilles, que je lui avais fait passer un excellant moment et qu’il tenait à m’en
remercier par le partage d’un pot de vin. Ce faisant il m’entraînait vers les tréteaux
d’une des nombreuses échoppes qui en
faisaient le débit. Je me laissais bourriauder, tout en continuant de
scruter les chalands. Cette attitude finit par attirer l’attention du rustre, qui n’eut
de cesse de vouloir apprendre ce qui la pouvait justifié.
Je commençais par refuser de m’asseoir sur le banc, autant pour couper court à la
familiarité envahissante du butor, que par la cuisante douleur que j’en aurais
assurément ressenti. La plaie de mon fondement se rappelant fâcheusement à
mes attentions. A n’en pas douter l’usure de mes nerfs,
occasionnée par ma dépense d’énergie du
tantôt, fut cause de la soudaine faiblesse
qui m’empara inopinément. Cédant au désarroi d’une jeune âme, cruellement
frustrée de sa plus vive espérance, je me
laissais aller au point de lui confier la raison de mon comportement. Conscient
qu’il le pouvait juger singulier dans l’ignorance du tourment qui m’occupait
tout entier. Je dois dire que le bougre me sidéra de belle façon, en saisissant
presque immédiatement de qui il pouvait s’agir.
J’étais encore tout entier dans l’étonnement d’une telle promptitude
d’esprit, insoupçonnable chez celui qu’inconsidérément j’avais qualifié de
grossier. C’est alors que le drôle entreprit illico de me faire éprouver deux nouvelles
surprises. L’une presque heureuse, l’autre
chargée de désolation. Le caractère successif et opposé de ces révélations eut
raison de… ma raison ! M’emparant du broc de vin, j’entrepris de le vider à la
régalade, insoucieux du gobelet qui l’accompagnait sur la table. Le résultat ne
se fit pas attendre. Jambes fauchées, tête empourprée comme écrevisse, je tombais
sur mon séant, sans plus faire cas de l’accro qui le défigurait. Serviable et
empressé mon nouvel ami commandait deux autres pichets de cette piquette
assassine. Craignant que je n’aie point saisi ses paroles il entreprit aimablement
d’en réitérer la nouvelle.
- Comme je vous dis, celle que vous avez
remarquée, s’était si bellement enchantée de vos prouesses qu’elle en oublia la
retenue exigée par son rang, car c’est la
fille d’Hugues de Ferrette. Vous comprendrez mon ami qu’un tel
scandale lui valu d’être écartée sur le champ du spectacle et raccompagnée par
sa duègne, les servantes, les valets et les pages, jusqu’au château ou la famille
recevait l’hospitalité du comte. Si vous voulez bien m’en croire, vous feriez
mieux d’oublier vos émois. Partageons plutôt cette chopine, pendant qu’elle est
encore fraîche.
Chapitre II. Angeot Colombus.
Les secousses et le soleil jouant avec les
frondaisons me tirèrent des songes nauséeux dans lesquels m’avaient
plongées les libations de la veille. Je pouvais ouïr le pépiement des oiseaux et
les grincements des roues de… De quoi, au fait ? J’étais sur du foin, ça je pouvais
m’en rendre compte, mais que faisais-je dans ce charroi ! En voulant me redresser
une douleur fulgura à l’intérieur de mon crâne, une autre y répondit venant d’une
autre extrémité de ma personne. Je du
m’y reprendre avec plus de douceur, après avoir laissé les élancements se
calmer. Le gémissement qui m’avait échappé fut
probablement perçu, car l’homme assis au coté du conducteur et que je ne voyais
que de dos, se retourna. - Palsambleu, mon ami ! Vous voici donc
de retour céans. Auriez-vous, à nouveau, la gorge sèche ?
Le gros lourdaud de tantôt ! Que faisait-il là ?
- Mais, ça, par le diable ! Vous existez donc véritablement. Je vous croyais un
produit de mes mauvaises rêveries.
- Je me nomme Angeot Colombus, mon prince, marchand itinérant pour vous
servir. Puisque vous invoquez le diable, apprenez qu’il s’est emparé de vous dans
cette taverne. Au point que vous ne
devez qu’à l’intervention des servantes et à ma bourse, de ne point avoir subit un
mauvais sort. Les arsouilles, coupe-
jarrets et éventreurs, que vous avez houspillés plus que de raison, entendaient
bien vous exorciser à leur façon. Par la barbe de Jérémie le prophète, la foire
s’est terminée sans vous et c’est sans vous que les gens de votre compagnie
s’en sont retournés à leurs charges et occupations. Venant de champagne je
suis présentement en route pour le canton de Bâle, appelé par mes affaires.
Nous passerons, au mitan de la journée, par le village de Larivière. En moins de
dix lieues vous aurez regagné votre pays de Vescemont et vos parents.
- Comment connaissez-vous ma
destination ? - Vos amis, ceux auxquels je faisais
allusion à l’instant, vous ont cherchés. Le bruit avait couru toute la foire, qu’égaré
sans doute par votre récente prouesse, vous nourrissiez le dessein de courtiser
demoiselle Ursule de Ferrette. Intention, d’ailleurs par vous hautement proclamée,
j’en puis témoigner. Les gens du Duc joints à l’ensemble du guet, n’épargnaient
pas leur peine pour vous mettre la main dessus. Avec, n’en doutez pas, l’intention
clairement affirmée de vous en faire passer envie et prétention. Excusez mais
votre vineuse somnolence vous rendait
flegmatique à toutes ces péripéties. Il m’a suffit de tendre l’oreille, pour
profiter de la plaisante description,
braillée aux quatre vents, de vos attaches et autres particularités. Mes explications
vous satisfont-elles, jeune damoiseau ou voulez-vous que je vous en fasse le
détail ?
Après avoir répondu successivement en acquiesçant, puis en en refusant les deux
propositions contenues dans la même phrase, j’affectais de retomber dans le
sommeil. Il me fallait de la tranquillité, pour digérer à mon aise ces informations.
Occupation simple mais qui, en raison de la confusion régnant dans mes
sentiments, employa un temps assez
long. Ces réflexions avaient en outre le vif désagrément de soulever une kyrielle
de questions, pour lesquelles je n’avais pas les plus petits éléments de réponses.
Au premier plan survenait un nom, celui d’Ursule, la fille du Duc de Ferrette.
C’était donc elle, la beauté qui avait enflammée mon âme et mes sens ?
L’homme avait aussi mentionné un recourt à sa bourse. Je devais lui être
redevable de quelques sommes, comment allais-je m’acquitter de cette
dette ? Cédant à une brusque impulsion, je déclarais à Richard vouloir continuer le
parcours jusqu’à Altchirsh. La réaction en
retour ne fut pas celle à laquelle je
m’attendais. Empourpré comme écrevisse au feu, messire Angeot puisque tel était
son nom d’usage, m’apostropha avec une
étonnante vivacité - Altchirsh, hein ! Ne serais-ce pas plus
exactement au château de Ferrette que tu songerais à te rendre ! Mon garçon tu
cours au devant de rudes ennuis, ignores-tu n’être point du même lignage
que cette gente demoiselle. Votre accord ne pourra se faire sans dommages, pour
toi principalement ! Renonce mon ami, fie toi à ma vieille expérience. Si tu ne
souhaite pas rejoindre tes verts vallons, accompagne nous dans notre entreprise.
Nous allons nous joindre à une troupe dont l’ambition est de voyager jusqu'à
Chambalech, la capitale du pays de
Cathay. La rudesse et la désolation de certaines contrées te porteront sans
doute à la nostalgie des versants vosgiens que tu auras si inconsidérément
quittés. Malgré tout, je considère que pour toi l’aventure offre une chance. Car
de deux choses l’une, bonnes également ; soit tu oublieras ta jeune
duchesse dans les bras de quelques princesses orientales, soit tu reviendras si
riche que tes projets s’ils se peuvent encore réaliser, auront alors bien
davantage de chances d’aboutir. De nos jours, même un titre de Chambellan se
peut acheter. Qu’en dis-tu ? Prends ton
temps nous avons encore cinq lieux à
parcourir avant d’atteindre ton croisement… pour Larivière ! Ah ! Voici un
frais ruisseau ombragé de fayards4, qui
va nous faire un excellant lieu d’accueil le temps d’une petite collation, que nous
allons partager sans plus y mettre de manières.
L’intelligence encore toute enfumée des
vapeurs de la veille, je ne sus que répondre. Ce silence fut considéré comme
un acquiescement et l’équipage prit derechef ses quartiers. J’entrepris de
conduire à quelques distances, pour lui assurer bonne pâture, le témoin de ma
bravoure. Ce maigre bidet nous suivait vaillamment avec les autres animaux de
l’équipée, soit une mule et une splendide
jument à la robe isabelle appartenant tous deux à mon nouveau mentor.
Je n’étais pas très éloigné et soulageait une forte envie par trop différée, lorsque
des mouvements furtifs attirèrent mon attention. Un petit groupe de trois
hommes progressait prudemment. Le luxe de précautions dont ils s’entouraient
pour ne pas dévoiler leur présence, m’alerta suffisamment pour que le simple
entraperçu de leur vêture et de leur physionomie emporte ma conviction.
Leurs intentions n’étaient pas de simple politesse, manifestement ils nourrissaient
l’espoir de surprendre les voyageurs pour
leur faire un mauvais parti. Par prudence
je m’assurai qu’ils ne constituaient pas l’avant-garde d’une troupe plus
nombreuse. Cette précaution fit qu’ils
purent surgir, dagues et gourdins brandis révélant ainsi leur dessein de mettre à
mal les deux malheureux. Ils comptaient par la promptitude et l’inattendu de leur
action se ménager tous loisirs pour piller charrette et contenu, puis de déguerpir
rassasiés. D’un bond j’enfourchais le vieux canasson
et piquant des deux, fondit sur les assaillants en braillant de toutes mes
forces. J’agitais vivement un bâton, dont je m’étais équipé, sans plus réfléchir au
dérisoire de cette arme. La surprise fut mon alliée, totalement pris au dépourvu
les coquins n’hésitèrent pas à choisir la
fuite en débandade. Renonçant à détailler leur agresseur et encore moins à tenter
d’opposer une quelconque résistance. Je n’engageais pas une poursuite très
longue, d’un coup porté au milieu du dos j’envoyais au sol le moins vif et regagnait
la clairière sans plus me soucier de son pendable sort.
Mes deux compagnons n’avaient pas bronchés. Rétrospectivement la sueur
emperla leurs fronts tandis qu’ils retrouvaient l’usage de la parole, car c’est
à peine s’ils avaient eut le temps d’avoir peur. Le concert de louanges joint aux
affirmations d’indéfectible gratitude
auxquelles ils s’abandonnèrent alors,
faillit bien entamer ma modestie. Lorsque nous reprîmes la route, la nature
de nos relations en parut modifiée. J’en
pris pour preuve le fait que parvenus à hauteur de la vieille croix de fer
enchâssée dans un socle de pierres. Ouvrage qui marquait la bifurcation pour
gagner les villages du nord-ouest, en direction des sommets discernables dans
les lointains, nuls commentaires et pas la moindre velléité d’y marquer un arrêt ne
se manifesta. J’en tirais la conclusion que ma présence
ne soulèverait aucune objection, quelles que soient mes intentions, y compris
celles relatives à ma destination. Cela me convenait parfaitement, car j’avais dans
le moment présent, résolu de renoncer à
la belle Ursule, transformant mes rêves de conquêtes galantes en conquêtes de
puissance et richesses. Je m’approchais du sieur Angeot, à la fois pour vérifier la
justesse de mes déductions et tâcher d’obtenir quelques précisions sur ses
intentions futures. Le sir ne se fit point trop tirer l’oreille pour me satisfaire
- Mon garçon, je vais t’ouvrir mon cœur et mes sentiments. Ta prouesse de la
foire m’avait semblée…comment dire ? Entachée de ces forfanteries de jeunes
coqs qui font faire les pires bêtises aux jeunes gens avides de briller. Surtout
quand ils sont, ou se croient, amourachés
d’un joli minois. Un coup de chance la
dessus et l’affaire passe au profit de l’imprudent. Pour autant, ton attitude
face aux canailles qui nous voulaient
agresser, m’a ouvert les yeux sur ton courage et ta vaillance, tous deux
authentiques et irrécusables. Dans le genre d’entreprises qui sont ma pratique,
ces qualités sont appréciées et un bon compagnon est un trésor. C’est ainsi que
si tu choisi de te joindre a nous, tu recevras une part des bénéfices que nous
pourrons retirer par le négoce que nous mènerons chez les Mongols et au retour.
Oui ! C’est chez les Tartares5 que nous conduisons notre destinée.
- Beau sir, vous parlez de vous au pluriel ? Sinon qui sont ces ‘on’ dont vous
parez votre compagnie. Ce ne peut être
le seul brave charretier, assoupis à vos côtés !
- Holà ! Un peu de patience, j’allais y arriver. Depuis des décennies, les
marchands des républiques Vénitienne et Génoise ont établis des comptoirs
caravaniers et maritimes, en Crimée et jusqu’à une grande citée appelée
Constantinopolli ou aussi Byzance. Ils y commercent avec les disciples de
Mahomet, qui contrôlent les routes de l’Orient. Pour nous, si tu décide
d’accepter mon offre, nous nous rendrons à Bale. Oh ! Peu de temps, juste celui d’y
recevoir des instructions et d’échanger
nos écus contre des pierres précieuses,
plus aisées d’utilisation dans les contrées lointaines. Ensuite nous devrons nous
rendre jusqu’en terre Sainte, pour nous
joindre aux autres membres de l’expédition. Ces fameux ‘on’ dont tu fais
si grand cas. A présent, si ta curiosité est satisfaite et que tu t’en sentes la force,
nous allons entreprendre de nous mettre en chemin et de n’y point traîner. Notre
destination est encore éloignée, espérons ne pas faire de plus mauvaises
rencontres.
A la tombée de la nuit la petite troupe trouvait asile, pour une halte prévue de
trois jours, dans une auberge située hors le ban6 de la ville. D’évidence, aux
réponses relatives à la disposition de ce
bourg, la citée est appelée ‘Basel’ par les gens du lieu. pour l’usage ils parlent un
patois germanique, dont l’emploi ne franchit pas les limites du canton.
Cependant rompus aux choses du commerce, presque tous comprennes le
Romanche. Cela me fut d’un grand secours pour la conduite de nos
entreprises et messire Angeot se déclara n’être pas trop mécontent de mes
aptitudes. Plus tard, il fallu m’établir un sauf conduit, l’officier chargé de le rédiger
parut grandement surpris de découvrir mon patronyme.
- Giachem Wertl ! C’est comme cela que
vous êtes inscrit sur les registres baptismaux ?
Impatienté mon guide intervint avec
autorité. - Eh, que nous chantez nous là ! Vous ne
suivez point la doctrine de l’Église Catholique que je sache ! Alors que vous
importent les fronts baptismaux et leurs registres ?
Le scribe n’entendait pas se laisser dicter sa conduite, il répliqua du même ton.
- Papiste ou pas, un état-civil reste un état-civil. Alors, j’inscris ce nom ou non ?
- Bien sur, allez-y ! C’est celui que mon père m’a donné, lui il s’appelait Edmund,
à présent les gens le saluent par celui d’Edmond, il s’y ait fait !
- Hé, bien dans ce cas pourquoi ne pas
simplifier et vous inscrire comme Gihlem ? Gihlem Wertl, ça à tout de
même plus d’allure, non ! - Faite comme vous l’entendez ! Après
tout, passées les marches de vos provinces j’userai du nom qu’il me sera
seyant de porter. Giachem, Guilhem ou Gihlem… l’homme reste le même.
Munis des provisions de bouche, des
laissez-passer et autres documents de douane, nous fûmes en mesure de nous
mettre en route. Une cache, destinée à receler une judicieuse répartition des
pierres précieuses négociées par Angeot
dans le quartier des joailliers, fut
habilement ménagée dans nos houppelandes, par un juif de la cité dont
ce paraissait être une occupation
routinière. Les capes étant chaudes mais de simple facture, n’attiraient pas les
convoitises. Outre le chariot tiré par deux fortes
mules, nous avions conservé nos chevaux ainsi que le mulet de rechange. Robert
avait insisté pour m’offrir une monture plus digne que mon roussin. M’étant bien
habitué au brave animal, je refusais de m’en dessaisir. Appelé Canasson dès le
début, il allait dorénavant garder ce nom. Je dois dire sans fausse modestie que
l’animal m’avait pris en particulière affection et n’acceptait d’ordres que de
ma seule personne. Plus têtu que nos
mules, il ne cédait ni aux coups ni aux flatteries. Ce trait de caractère avait,
fortement contribué à renforcer mon propre attachement.
Au cours des jours et surtout des soirées précédentes, j’avais pu glaner des
précisions sur cette entreprise devenue la mienne tout autant. Colombus était en
rapports, depuis plusieurs années, avec des marchands vénitiens, Génois ou
Pisans. Ces négociants possédaient comptoirs et palais, autant que relations
dans les pays de l’Orient et même au delà. Par goût des découvertes, sans
doute aussi pour augmenter leurs profits,
un petit nombre d’entre eux avaient
décidés d’entreprendre un très extraordinaire périple. Selon les dires
d’Angeot, ils projetaient rien moins que
de s’élancer sur les traces d’hommes qui, bien que ne figurants pas dans le bagage
de mes modestes connaissances, avaient laissés à la postérité leurs témoignages
sur la variété des diverses régions du monde. Permettant par les relations qu’ils
en firent, d’informer Seigneurs, Empereurs, Rois, Ducs, Marquis, Comtes,
Chevaliers et Bourgeois sur les grandissimes merveilles et diversités que
l’on rencontre quand on marche à la rencontre de la Tramontane, du vent
Grec et du Levant. Décrivant les us et coutumes de la grande et petite Arménie,
de la perse ainsi que de maintes autres
provinces de l’Europe et de l’Asie moyenne.
Avide d’apprendre, je n’eus de cesse avant d’entendre le récit de leurs
exploits. Pour sa tranquillité et parce qu’il aimait bien tenir un auditoire, lorsque sa
choppe ne menaçait pas de rester vide, Angeot Colombus accepta de satisfaire
ma curiosité. - Vois-tu, mon ami, les Mongols… Tu as
entendu parler des Mongols, n’es ce pas ? - Évidemment, me prenez-vous pour un
total inculte ! Tachez de ne point oublier que j’ai eu un précepteur au château.
- Fait excuse mon garçon, il n’entrait
nullement dans mon intention de douter de ton éducation, il importe seulement
que je m’assure de sa qualité. Être
entendu c’est une chose, être compris en est une autre ! Il est bon de se pourvoir
de la première comme de la seconde. Les Tartares ou Tatars, donc envahirent
Moscou, Kiev puis la Pologne. Bientôt, menaçant Vienne et s’emparant de
Zagreb, non loin de la mer Adriatique. Les troupes, que les Mongols appellent
d’un mot que nous entendons comme ‘hordes’, étaient commandées par le
Grand Khaân… - Le grand ‘canne’ ? Que voici un titre
bien singulier - Oui, c’est ainsi qu’ils appellent leurs
rois… Si tu ne cesse de m’interrompre
nous ne termineront avant l’aube et j’ai déjà sommeil ! Donc, le Grand Khan
Ogödei, fils du grand Khan Gengis, mourut. La nouvelle provoqua le retrait
des chefs vassaux, qui s’en retournèrent pour régler leurs problèmes de succession
au fond des steppes de l’Asie centrale, d’où ils venaient. Toute la Chrétienté
avait tremblée, bien que certains parmi les plus hauts dignitaires de l’Église
considèrent encore que les possibilités d’entente avec les peuplades de Mongolie
semblent plus grandes qu’avec ceux qui se réclament de l’islam, les Mahométans
restant l’ennemi désigné depuis le XIème
siècle. Non seulement les habitants des
steppes ne se sont pas intégrés à la religion du prophète, mais on sait qu’ils
comptent parmi eux des chrétiens. Ce
sont les descendants des disciples d’un dissident, un prophète, mort en Égypte
au Vème siècle et connus sous le nom de Nestorius.
Sa doctrine, complètement séparée de notre grande Église apostolique et
catholique donc du pape de Rome, avait rayonnée jusqu’au Tibet et même dit-on
jusqu’aux confins des territoires mystérieux de Zhöngguo7. Avec cette
perception des choses et dans la crainte d’un retour inévitable des hordes, le pape
Innocent IV voulut prendre les devants. A la fin de 1244, il décida d’envoyer à la
rencontre du Grand Khan le franciscain
Jean de Plan Carpin, assisté d’un dominicain nommé Ascelin de Crémone.
Partis de Lyon vers l’Orient, ils étaient porteurs de lettres, courtoises mais
bougrement maladroites. Persuadé d’être la seule puissance spirituelle ici-bas, le
pape annonçait tout crûment qu’il réprouvait les massacres et les
destructions commis par les Mongols. Il adjurait leurs chefs à rentrer dans le droit
chemin… celui de l’Église apostolique et Romaine bien entendu. Parti vers l’est, le
frère Jean de Plan Carpin rencontra près de Karakorum le nouveau Khan Güyük,
fils d’Ogödei. Celui-ci se montra fort irrité
par le ton de la missive. Il fit répondre à
Innocent IV, que « Le Khaân océanique du grand peuple tout entier - C’est ainsi
que les interprètes traduisirent ses titres
- n’avait pas précisément l’intention de se soumettre à une quelconque autorité
temporelle ou spirituelle, autrement que par la force des armes ». Magnanime il
voulait bien cependant, désireux, lui aussi d’éviter d’inutiles massacres parmi les
populations occidentales, accepter de reconnaître le grand chef des chrétiens…
au titre de simple vassal ! Je dois avouer que l’on ne connaît rien de la réaction du
pape, en recevant cette réponse. Ascelin de Crémone, qui avait fait route vers la
Perse pour rencontrer une importante fraction des troupes tartares stationnées
là, éprouva encore plus de difficultés. Sa
mission faillit mal tourner, particulièrement lorsque Baïju le chef des
armées, eut écouté la lecture de la lettre papale et que, pris de fureur, il
commanda de trancher la tête du Dominicain. Constatant l’épouvante du
pauvre frère, sa colère se mua en une franche hilarité, l’incitant à surseoir à sa
funeste intention. Cédant en finalité aux préconisations de ses capitaines et
conseillés, il se contenta de le flanquer de deux ambassadeurs et d’une forte
escorte, avec mission de remettre au pape un message évoquant la possibilité
d’une alliance entre les armées
chrétiennes et celles du Grand Khan. On
était en novembre 1245 et Innocent IV s’empressa d’accepter la proposition.
Fatalité, la réponse, remise à de simples
coursiers, n’atteignit pas son destinataire. Elle tomba entre les mains d’Altigidaï,
commissaire mongol en Transcaucasie. Celui-ci, peu porté au respect des choses
religieuses et encore moins de ceux qui en font ministère, reprit la transaction.
Mais à son compte, en proposant directement à Louis IX roi des Francs,
d’engager une action guerrière commune. Notre Saint-Louis était alors installé à
Chypre, d’où il dirigeait la septième croisade. Ils échangèrent informations et
suggestions, dans le but d’élaborer une stratégie commune. Il s’agissait, rien
moins, que de porter un coup fatal à leur
ennemi commun. Un plan fut bientôt retenu, dans lequel les armées franques
devaient engager les combats avec le sultan du Caire, de façon à fixer les
troupes dans le sud. Du même temps, les Mongols attaqueraient le califat de
Bagdad situé au nord. Mais Louis IX ne se satisfaisait pas d’un accord passé avec un
subalterne. Pour prendre confirmation des engagements réciproques, il avait
envoyé une délégation à la cour du Grand Khaân, conduite par un autre frère
dominicain, André de Longjumeau. Hélas, lorsque celui-ci y parvint, Güyük venait
de mourir. C’est alors sa veuve Oghul
Qaïmish, qui reçut les présents, lettres et
cadeaux. Parmi ceux-ci figuraient des reliques de la Vraie Croix. Les morceaux
de bois n’obtinrent pas le succès
escompté. Malgré tout elle fit remettre aux envoyés français, des bijoux et de
l’or ouvragé pour leur souverain. Aux cadeaux était jointe une réponse, qui
avait la forme d’une déclaration condescendante. Elle invitait le roi des
Francs à bien vouloir se rappeler qu’il avait été admis, lui et tous les rois de la
chrétienté, à se considérer comme les vassaux du grand Khaân ou de la
régente… Comme tu vois, depuis les premières ambassades de Plan Carpin,
les choses avaient peu évoluées. A cette différence près toutefois, qu’André de
Longjumeau avait su rapporter des
informations très utiles, surtout pour le Saint-Siège de Rome, toujours avide
d’encourager le prosélytisme et l’expansion de la seule ‘véritable’ foi. Les
renseignements ramenés en effet, portaient principalement sur l’absolue
neutralité des Mongols en matière religieuse. Insistant sur la présence de
Chrétiens réfugiés venant d’origines diverses, Géorgiens, Hongrois, Coumans,
Alains. Les nestoriens notamment, occupaient des postes de haute
responsabilité dans l’administration de l’Empire et jusque dans le proche
entourage de l’empereur. La mère, la fille
et plusieurs femmes du Khan, étaient
chrétiennes. Il se disait que c’était aussi le cas de Sartach, un arrière petit fils de
Gengis Khan qui commandait les armées
Tartares stationnées entre deux très grands fleuves Russes8. L’aristocratie des
steppes semblait donc acquise aux menées occidentales, en tout cas au
niveau des philosophies religieuses. Ces considération intéressaient aussi bien sur
le très pieux Saint-Louis, mais ne faisaient pas vraiment avancer ses
affaires politiques, principalement au plan des alliances. Il décida donc d’envoyer
une nouvelle délégation. Instruit par les échecs précédents, le sage roi préféra ne
pas lui donner une importance et un caractère trop officiel. Portant son choix
sur un frère mineur franciscain qui
gravitait parmi ses conseillers intimes. Le frère Guillaume de Rubrouck, Rubroeck
étant le nom de son village d’origine en Flandre d’expression française. Je sais
moi qu’il était appelé ‘Rubruquis’ par le roi et ses proches, c’est te dire la grande
confiance dont il bénéficiait. Le moine reçu des lettres qui ne contenaient que
des politesses pour le Khan et sa cour. Elles priaient l’empereur de bien vouloir
autoriser le porteur, ainsi que son compagnon Frère Barthélémy de
Crémone, à séjourner sur le sol de l’Empire Tartare. Aux fins disaient-elles
qu’ils puissent y enseigner la parole de
Dieu. Toutefois notre bon souverain,
souhaitant donner à la mission un caractère à la fois géographique
missionnaire et politique, avait bien
recommandé à Guillaume de lui rapporter tout ce qu’il pourrait observer et
apprendre des Mongols. Mission préparée comme une véritable expédition militaire,
les deux franciscains se plièrent à une période de formation sous la férule des
géographes Solinus et Isidore de Séville. J’ai moi-même eu le privilège d’étudié
avec ce dernier… Mais, bon, continuons ! Ils ne quittèrent Byzance que le sept mai
1253. Guillaume, d’extraction paysanne, est un robuste gaillard au modèle
Flamand. Alors que l’Italien Barthélémy se révèle plus malingre, affligé en outre
de faiblesses au niveau du foie, qui lui
donnent un teint verdâtre. Naturellement le premier supporte mieux les difficultés
du voyage, son compagnon étant toujours sur le point de défaillir, se
plaignant de fatigue, d’inconfort, de froid, de faim ou de maladies et nausées. Pour
comble, son estomac délicat supporte très mal les nourritures exotiques. Malgré
tout ils parviennent à rencontrer les Tatars, qu’ils n’hésitent pas à qualifier de
‘démons’. En franchissant un long passage, resserré entre deux vastes
étendues d’eau et bordée de montagnes rébarbatives, dénudées et vides de toutes
présences9, Guillaume écrira qu’ils ont
ressentis l’impression que les portes de
l’enfer venaient de se refermées derrière eux. Ils se trouvaient face à un paysage
tel qu’ils n’en avaient jamais vu, la
Steppe ! La description que frère Guillaume en fera témoigne bien de son
effarement ; « C’est un monde sans forêts, sans montagnes, sans pierres,
sans rivières. Juste couvert d’herbes, mais d’une herbe magnifique ! » La
première horde qu’ils rencontrent est celle de Batou, encore un petit-fils de
Gengis Khan. Il campe sur la rive orientale d’un large fleuve, non loin de
son embouchure10. Je dois te préciser que ‘Horde’ ne signifie pas troupe ou
armée, mais est un mot qui dans leur langue signifie campement militaire. De la
même façon, leurs tentes circulaires en
poils, sont appelées yourte. Celle du chef est dressée au milieu de la horde et
chacun installe la sienne plus ou moins vers l’extérieur, en fonction de sa place
dans la hiérarchie. Pour autant les règles qui régissent la troupe…ou horde, sont
impérieuses et sévères. Tout autour règne un incroyable grouillement de gens
issus des peuples les plus divers et de troupeaux d’animaux de toutes les sortes
qui se puissent concevoir. Avec même affirma Guillaume, des chevaux contrefais
portant de grosses bosses sur leur dos… Je lui en laisse la responsabilité, à mon
idée il avait du avoir la vision troublée par
les boissons fortes dont ces peuplades
font dit-on un usage très immodéré. Il est rapporté qu’ils boivent du lait de jument,
en mangeant des nourritures barbares.
Comme des viandes crues ou du contraire, putréfiées. La robuste
constitution du flamant et sa grande ouverture d’esprit, lui facilitent une
accoutumance assez rapide aux manières et aux nourritures des Mongols. Dans le
récit qu’il en fera à son retour, cette faculté lui permettra de se montrer plutôt
bienveillant à leur égard. La rencontre avec Batou se déroula devant tout l’état-
major. Le chef se tenait assis sur un siège doré, auquel il devait accéder par
trois marches élevées. Ses lieutenants et hauts fonctionnaires se tenaient tout
autour. Les ambassadeurs furent assistés
par un interprète nommé Abdallah. Guillaume, sans doute intimidé par la
comparution, improvisa un discourt. Mais faute de l’avoir préparé, il ne parvint à se
remémorer qu’un extrait des évangiles. C’est ainsi qu’Abdallah incrédule dut
répéter au Khaân ; « Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, mais celui qui ne
croira pas sera condamné ! » Un silence stupéfait accueilli ces paroles
inattendues. Sur sa lancée, le pauvre frère ne sachant plus que faire cru utile
d’insister sur les peines éternelles qu’encourrait inéluctablement celui qui
repousserait la vraie foi. Le rire gagna
alors le Chef, puis toute sa cour par
contagion et servilité. La déconfiture des religieux occidentaux à été complète.
Mais en contre partie, ou peut-être grâce
à cela, Batou va faire preuve de bienveillance à leur égard. Leur faisant
offrir du lait de jument dans une coupe en or ornée de joyaux, ce qui est la
marque d’une grande faveur.
Chapitre III. Paulus Venetus.
A ce stade de la narration, j’éprouvais
des fourmillements dans la langue et ne pu me retenir d’apostropher le conteur.
- Mais, par le diable comment pouvez-vous avoir connaissance de ces
événements ? Surtout avec un tel luxe de détails et de précisions. Vous y étiez
donc ! - Non point ! Non point, mais cette
histoire tenue de la bouche même de frère Guillaume, fut recoupée par un récit
que le roi d’Arménie Héythoum Ier, en fit
à un autre religieux, du nom de Jacques Iseo. Il se trouve que j’eu l’occasion de
rencontrer les deux ecclésiastique, Guillaume et Jacques. Séparément, bien
entendu et à plusieurs années d’écart. D’eux je tiens directement les tenants et
aboutissants de toute l’entreprise. - Fort bien, mais vous ne faites plus
guère mention de cet infortuné Frère Barthélémy de Crémone. Lui serait-il
arrivé un mauvais parti au cours de cette entrevue, ou avant ?
- La faiblesse de sa constitution doit être tenue pour seule cause de son manque
d’implication dans l’évolution de leur
voyage. D’ailleurs son triste état fut remarqué de toute l’assemblée. Est-ce
pour cette raison qu’un riche marchand Mongol, les prenant en pitié leurs offrira
des habillements de fourrures, avec
bonnet tartare et bottes de feutre, je ne saurais le dire. Ce présent constitua une
grande chance pour eux car leur mission
était loin d’être terminée. Batou n’était pas le grand Khaân, les relations de
souverain à souverain avec le roi de France ne relevaient pas de sa
compétence. Seul l’Empereur Mongku était habilité à recevoir le courrier de
Louis IX, et à y faire réponse… s’il le jugeait nécessaire. Ils devaient
absolument aller le trouver dans son fief de Karakorum, au nord d’un très vaste et
très effroyable désert11. En compagnie du généreux négociant et protégés par
une forte escorte de guerriers détachés par Batou, ils quittent les rivages du
fleuve le seize septembre 1253. D’après
les dates relevées dans le récit de Guillaume, ils auraient mis moins de
quatre-vingt jours pour parcourir les huit cent lieues qui les séparaient du but de
leur voyage12. Considérant qu’ils devaient franchir des cols élevés13 et
escarpés en pleine rudesse hivernale, la performance est plus que remarquable.
Même en considérant qu’ils bénéficièrent du service des postes de l’empire, mis à
leur disposition par Batou Khan. Cette attention a dû faciliter leur progression,
sans pour cela lui enlever son incroyable difficulté. Mais la vérité fut qu’ils
rencontrèrent la horde de Mongku bien
avant d’arriver à Karakorum14. Il
convient ici que je vous dise un mot de ce Mongku, aussi appelé Mangou. Petit fils
de Gengis khan, il avait quarante-six ans
au moment de la rencontre que nous relatons ici. En 1248, avant de succéder à
Güyük, il avait participé aux expéditions qui aboutirent aux invasions de la Russie.
On prétend qu’à Kiev, il aurait voulu préserver les richesses byzantines du
pillage et de la destruction par ses propres troupes. Cette intention, si elle
est réelle, lui conférerait un côté cultivé et magnanime. Mais un côté seulement,
car un autre aspect de sa personnalité, vérifié celui-là, réside dans la façon
impitoyable qu’il avait de régner. Intransigeance qui confinait à la cruauté
pure. Pour accéder au titre de Khaân et
monter sur le trône, il dut déjouer un complot, fomenté par la veuve de
l’empereur. Y parvenant, la répression qui s’en suivit fut sanglante. On rapporte qu’il
n’hésita pas à faire coudre la coupable veuve dans un sac jusqu’à ce qu’elle y
périsse… étouffée. Les ambassadeurs du roi des francs furent reçus par le Khan
dans le palais de Cirina, qui n’est point le nom d’un lieu mais celui de sa fille
préférée. Cirina est chrétienne, ce qui enchante les deux religieux. D’ailleurs un
banquet est offert en leur honneur, l’ambiance est chaleureuse, l’alcool de riz
coule à flot et tout le monde boit
beaucoup. L’interprète et l’empereur s’y
livrent à une amicale compétition, dont le pauvre Abdallah sortira quasi trépassé.
Mongku résiste beaucoup mieux,
enchanté de sa soirée au point d’insister pour que les religieux partagent son
euphorie. Guillaume relève vaillamment le défi, mais Barthélémy argue de sa
santé défaillante pour décliner poliment mais trop fermement l’invitation. Ce refus
met le Khan de mauvaise humeur, il décide de se calmer les nerfs en faisant
empaler une quarantaine de captifs. Hommes et femmes, coupables sans
doute d’avoir refusés de payer un impôt quelconque. Le supplice du pal n’est pas
une mince affaire chez les tartares. Imagine mon jeune ami, des rangées de
pieux plantés dans le sol, la base grosse
comme une tête d’homme et plus hauts que le garrot d’un cheval. Ils sont
progressivement effilés, pour finir en pointe… mais pas très fine pour repousser
les chairs et organes, sans les percés. Outre leur conicité, les pals sont enduits
de cire. Les suppliciés ligotés et nus sont pris sous les aisselles par deux cavaliers
qui les enlèvent et les enfilent par le fondement sur le sommet des poteaux.
Leur poids les faits descendre assez profondément, aussi l’enfoncement est-il
accompagné de cris de douleur épouvantables. Sachant que l’œuvre de la
gravité seule s’arrêterait rapidement,
conduisant à une agonie trop longue pour
un spectacle confortable. Des soldats passent leur attacher des gueuses de
fonte aux chevilles, afin que la
pénétration puisse se continuer jusqu’à ce que la pointe leur sorte, par la bouche
ou par le col. Le temps d’un sablier et les derniers à mourir cessent enfin tous
tremblements. C’est à ce spectacle que le khan convie les voyageurs et toute sa
Cour. Si l’on excepte ces moments plutôt pénibles, le premier contact n’est pas
totalement négatif. Les deux religieux obtiennent la permission de séjourner sur
place pendant deux mois ou de se rendre à Karakorum. Ils vont bien sur choisir de
rester près du khan, conservant l’espoir de parvenir à l’évangéliser. De toute
façon la horde, l’empereur et eux avec,
ne tarde pas à lever le camp pour retourner dans la capitale de l’empire ou
elle arrive le cinq avril 1254. C’est la première fois que des ambassadeurs
venus d’occident pénètrent dans la citée. Leur qualité particulière, de ministres du
culte chrétiens apostoliques et Romains, leur vaut en outre d’être accueillis
solennellement par les Nestoriens, venus en procession à leur rencontre. Dans le
récit qu’il fera à son retour, Guillaume décrit Karakorum, en se référant et
comparant aux villes qu’il connaît : « Cela ne vaut pas Saint-Denis, et le palais du
khan ne représente pas la moitié du
monastère de notre bon saint », écrira
t’il. En revanche il est vivement frappé par le quartier des Sarrasins ; « Vaste
bazar où les commerçants de toutes
espèces grouillent comme vermine sur bas clergé et dont les échoppes sont
fréquentées par les ambassadeurs aussi bien que les élégants seigneurs et dames
de la Cour impériale ». Du quartier des ‘fils du ciel’, comme ils se nomment eux-
mêmes, il retiendra surtout la pauvreté, mais aussi l’habileté merveilleuse des
nombreux artisans, qui excellent dans tous leurs œuvres.
Par-dessus tout, il ne manquera pas de remarquer les marchés extérieurs.
Installés aux quatre portes de la citée, chaque jour y arrivent cinq cent chariots
de vivres, ainsi que d’immenses et
bruyants troupeaux destinés à nourrir toute cette population. C’est que le bon
frère n’oublie pas sa mission, il note que Karakorum abrite deux mosquées
musulmanes, une église nestorienne et douze temples bouddhistes. Le moine
avouera naïvement sa stupéfaction en constatant que toutes ces religions
officient dans la paix et la plus parfaite tolérance. Du moins c’est ce qui lui
semble, car même si cela s’avère exact pour ce qui est de l’ordre public et la
tranquillité des habitants, il existe de nombreux correctifs à cette appréciation.
Par exemple dans les plus hautes
sphères, chez les dignitaires de ces
confessions. Il aura d’ailleurs l’occasion de s’en faire rapidement une idée assez
précise car les Nestoriens sont gens bien
en Cour, exerçant dans l’entourage du khan des responsabilités de tous premiers
plans comme celles d’interprètes, de fonctionnaires, de ministres ou de
précepteurs des enfants royaux. On les trouve aussi dans les bureaux des
chancelleries et dans les cours des tribunaux, ou profitant et abusant de ces
positions, ils se sont peu à peu créé une exécrable réputation. Guillaume
n’hésitera pas à affirmer qu’ils sont un peu plus cupides, corrompus et dépravés
que la moyenne de ce que l’on peut observer... Sortant de la bouche d’un
homme réputé pour sa pondération, cet
euphémisme est des plus révélateurs ! Citant Sergius, un ancien tisserand qui se
prétendant moine arménien avait réussi à se faire admettre comme ‘guérisseur’
auprès d’une des femmes de Mongku nommée Cotta, il relève la présence
d’évêques, qui dans cette caste ordonnent tous les enfants mâles, même
ceux qui sont au berceau ; « De sorte que chez les Nestoriens, presque tous les
hommes étaient prêtres ». Sergius l’imposteur s’était fait confectionner un
trône épiscopal, avait commandé des gants et une mitre…en plumes de paon.
Ornée d’une croix d’or, il est vrai !
L’imbécile avait fière allure, ne reculant
devant aucune extravagance au point de se présenter généralement en arborant
une bannière décorée de croix peintes
attachée à une sorte de lance et de déambuler ainsi en procession à travers
tout le campement. Guillaume rapporte qu’appelé auprès d’un Nestorien mourant,
le bougre l’avait piétiné avec rage, se vantant ensuite de l’avoir fait mourir par
ses prières car c’était un ennemi de la vraie foi qui refusait de lui léguer ses
biens par testament. Aussi, sous des dehors pittoresques le drôle avait envers
les Sarrasins notamment, une propension à la brutalité la plus inouïe les accablants
de coups de fouet tout en les traitants de chiens ! De tels charlatans accourus de
tous les coins de la chrétienté, pullulaient
dans la horde de Mongku. Inutile de te dire qu’il s’en était rejailli un discrédit
certain sur l’ensemble du christianisme et de ces représentants. Les chrétiens
n’étaient pas en odeur de sainteté, pouvons-nous dire… Ha, ha, ha ! Les
deux religieux en sont d’ailleurs informés dès leur arrivée, par les soins d’un
orfèvre du nom de Guillaume Buchier. C’était un artisan qui avait tenu boutique
à Paris, sur le Pont au Change. Les Mongols l’avaient fait prisonnier à
Belgrade et emmené en captivité avec eux. Plus tard, le khan avait été informé
de ses talents et le prenant sous sa
tutelle, avait fait de lui une sorte de
ministre des arts. Heureux de rencontrer des compatriotes, Buchier organise en
l’honneur des voyageurs une soirée ou
toute l’assistance parle français. Son épouse bien sur, une Lorraine née en
Hongrie, mais aussi le fils d’un Anglais né en Isle de France ainsi que nombre
d’autres nobles personnages de la Cour. Par l’ancien orfèvre, Guillaume fait la
connaissance d’un nommé Pâquette. Celui-ci les accompagnera pour le reste
de leur séjour, se révélant une mine d’informations sur les dessous de la vie
dans l’entourage du grand Khaân. C’est par son entremise que des prisonniers
catholiques, originaires de l’occident, viennent lui rendre visite au prétexte
officiel de confessions. Confessions bien
anodines, d’après ce que j’ai pu entendre de la bouche même du franciscain,
certains s’accusaient d’avoir volé leur maître, quand ceux-ci ne leur donnaient
pas de quoi se nourrir et se vêtir a suffisance. Guillaume leur expliquait qu’il
n’y a pas péché en conscience, dès lors qu’ils prennent sur le bien de leur maître
ce qui leur est nécessaire pour vivre. D’autres sont soldats et confessent les
turpitudes propres à ceux qui exercent ce métier. A ceux-là, il se contente
d’interdire de combattre contre d’autres chrétiens. On en profite pour glaner, de ci
de là, tels ou tels renseignements. Les
rencontres entre Rubrouck et toutes ces
personnes, sont vite connues de tout un chacun. Mongku en est bien sur informé,
mais ne prend aucune mesure pour les
faire interdire. Bien au contraire, il s’amuse du prosélytisme de toutes ces
religions convaincues, également, de détenir le vrai Dieu. A tel point qu’il
décide d’organiser la controverse et fait annoncer la tenue d’un grand débat,
opposant musulman, bouddhiste, chrétien et idolâtre. La rencontre se tiendra au
palais du khan, à la veille de la Pentecôte. Les participants doivent promettre de ne
pas employer de paroles injurieuses pour leurs contradicteurs, ni provoquer
tumulte qui puisse troubler la conférence, sous peine du pal ! La première joute
oratoire oppose Guillaume, que les
Nestoriens chargent de parler en leur nom, au représentant des bouddhistes.
L’homme à été choisi non par rapport à la force de sa rhétorique ou sa science dans
la doctrine philosophique du Bouddha, mais parce qu’il est un juge très célèbre
auprès de la Cour impériale. Le franciscain l’emporte avec tant d’aisance
sur le point de l’unité et de la toute-puissance de Dieu, que les Sarrasins
applaudissent sans chercher à retenir leurs sarcasmes. Les débats suivants
n’apportent rien de déterminant au profit de l’une ou l’autre confession, les
controversistes reconnaissent seulement
la grande verve dialectique du frère
flamant. Malgré ce succès d’éloquence, au grand dépit du religieux, aucunes
conversions n’en viendront concrétiser
l’effet. Les musulmans et les nestoriens se rejoignent pour garder leurs acquis à
la cour et chantent ensemble les louanges du grand khan. Les bouddhistes se
taisent, et pour finir tous boivent copieusement. Bernard de Vaulx me
confiera lors de notre rencontre, en évoquant ce moment pénible pour son
frère de confession ; « Avec tristesse, Rubrouck voyait s’évanouir ses rêves
d’apôtre. » Le lendemain de cette confrontation les deux moines seront
reçut par Mongku, qui leurs tint un bref mais ferme et bien senti
discours ; « Nous les Mongols, nous
croyons qu’il n’y a qu’un seul Dieu, par lequel nous vivons et par lequel nous
mourons. Nous avons pour lui un cœur pur et droit… Pourtant, de même que
Dieu dans une main créa plusieurs doigts, de même il a donné aux hommes
plusieurs voies. Vous autres chrétiens vous prétendez que Dieu vous a choisis,
en vous révélant les Écritures saintes. Mais vous ne les observez pas ! A nous il
à donné les devins et Chamans. Nous suivons leurs conseils et nous n’avons
pas de polémiques avec ou contre les autres croyances. ». Penauds, les
religieux ne trouvent rien à redire. Le
khan clôt alors la rencontre, en leur
signifiant qu’il est temps pour eux de retourner dans leur pays afin d’y
transmettre ses paroles. Il leur remet
lettres et cadeaux, Guillaume refuse tout présent à titre personnel, mais ne peut
faire autrement que d’accepter la mission confiée.
Mongku l’assure qu’un bon accueil lui sera réservé, pour le cas ou son roi
déciderait de le charger d’une nouvelle ambassade. De retour à Acre, Rubrouck
et son compagnon font parvenir à Louis IX les lettres du khan, accompagnées de
notes manuscrites dont je viens de te donner de si larges extraits. J’espère
n’avoir pas abusé de ta patience et que mes propos auront eu l’heur de te plaire.
Il me fallait manifester mon intérêt. Je m’y employais sur le champ.
- Je me rends bien compte que ces témoignages ahurissants sur les contrées
traversées, la communication qui en fut faite au monde, l’ont été au prix d’une
abnégation extraordinaire, surtout pour de pauvres moines. Mais qu’advint-il de
cette mission ? Eut-elle des conséquences pour la suite des événements ?
La satisfaction qui se peignit sur le visage
joufflu, me payât largement de mon attention. S’accordant à peine le temps
d’une lampée, Angeot donnait à nouveau
libre court à un flot de paroles. Ponctuées
de gestes démonstratifs qui finissaient immanquablement par l’ingurgitation
d’une nouvelle et forte lampée.
- Puisque tu insiste. Vois-tu, en au moins une occasion, l’alliance si souvent
évoquée et espérée entre les armées chrétiennes d’occidents et les hordes
Mongoles, se trouva bien proche d’être conclue. En 1260 une armée franque,
commandée par Julien de Sidon, se joignit aux troupes du général Hülegü. Ils
entreprirent une expédition contre les musulmans du califat des Abbassides,
auquel ils prirent Damas. Hélas, les chevaliers francs voulurent en profiter
pour piller la ville. Les Mongols qui s’y étaient déjà installés interprétèrent ces
actions comme un acte d’agression
délibéré. Ils réagirent, prirent le dessus et poursuivirent les francs jusqu’en la
ville à laquelle Sidon avait donné son propre nom. Ville qu’ils assiégèrent, en
dévastant les terres alentours. Ruiné, Julien du revendre son comté aux
chevaliers du Temple. Cette première tentative d’actions communes, fut aussi
la dernière. Mais ce ne sont plus les intrigues et ambitions guerrières qui nous
occupent. Depuis ces temps, Gènes mais surtout Venise sont devenues des cités
prospères. La république vénitienne dominant Byzance, commerce avec les
Mahométans qui contrôlent la route des
Indes et de l’Asie. Les riches marchands
de ces citées établissent des comptoirs jusqu’en Crimée. Certains veulent à
présent aller plus loin, cherchant à
s’affranchir des intermédiaires Sarrasins ou Arméniens. C’est le cas des deux
personnages que nous allons retrouver à Acre, les frères Paulus. Que nous
appelons plus souvent à la façon de leurs concitoyens ‘Polo’, enfin peu importe. Les
frères Nicolo et Mattéo de Venise, sont des commerçants prospères et avisés
possédant notamment un comptoir sur une île, que je ne connais pas, nommée
Curzola. Enthousiasmés par les descriptions successives de Jean de Plan
Carpin, Ascelin de Crémone, André de Longjumeau, Guillaume de Rubrouck,
Barthélémy de Crémone. Stimulés par les
récits de ces moines courageux, ils décidèrent de tenter à leur tour
l’aventure. S’avançant dans les contrées d’extrême Orient, ils ne furent de retour à
Venise, qu’a l’issue de quinze longues années d’absence. Te plairait-il
d’entendre le récit de leur voyage ? Je crains que cela ne fasse un
peu…surcharge avec les descriptions antécédentes. Mais, puisque nous avons
une longue route à faire de concert, je ne t’en ferai la délivrance que par fragments,
au gré des étapes.
Ainsi fut fait ! Au fil des haltes ou des
parties aisées de notre avance, Angeot me détailla le périple long et périlleux
accomplit par ceux que nous cherchions à
rejoindre tandis que nous progressions sur les vieux chemins, battus par les
caravanes marchandes qui depuis des millénaires empruntaient cet itinéraire.
Nous y relevions les traces illustres des légions Romaines, ainsi que celles moins
civilisatrices des invasions barbares ou celles, plus récentes mais tout autant
sanguinaires, des croisades qui s’étaient succédées en direction de la terre Sainte.
J’en fais ci-devant le condensé, pour bien vous pénétrer des lieux et des
personnages par eux rencontrés. Je gage que la clarté de mon propos devrait y
gagner, pour votre bon entendement
gentils lecteur. Ainsi donc, l’an 1253, ils quittèrent Venise
pour embarquer sur une nef afin de contourner le pays des Grecs et rejoindre
une Mer, que l’on nomme Mer Noire, pour je ne sais qu’elle raison n’observant point
cette coloration en ses eaux transparentes. Ils parviennent ainsi à
Byzance. En cette ville ils achètent des pierres précieuses, avant de gagner
Soudak, un port de pêche sur les rivages de Crimée. De là, par terre ils gagnent
Soldaïa où ils retrouvent Marco, leur frère aîné établi de longue date dans cette ville
avec sa famille. Rapidement ils en
prennent congé afin de poursuivre leur
route jusqu’à Suray, une grosse bourgade établie sue les bords d’un fleuve
puissant15. Ils resteront un an à la cour
du khan de Russie, échangeant leurs pierres contre des marchandises diverses,
avant de se préparer pour prendre le chemin du retour. Hélas peu de temps
après, une guerre civile éclate entre les seigneurs Mongols. Berké khan souverain
de la Horde d’Or, dans le pays des ‘Tartares du Ponant’, et son cousin
Hugarü, Khan des ‘Tartares du Levant’. A la même époque Byzance tombe aux
mains des génois, rivaux acharnés sur terre comme sur mer des vénitiens. Ne
pouvant, à cause de la guerre et des génois revenir par le couchant, en
utilisant le chemin qu’ils avaient parcouru
à l’aller. Coincés en tenaille par les hordes Mongoles toutes proches. Ils
recherchent alors une autre route, choisissant un passage par les terres
situées entre une vaste Mer et longeant une autre mer plus petite, au midi de la
première16. Ils parviennent, après dix-sept jours de
marche à travers le désert, à rejoindre Boukhara en Perse, c’est l’une des cités
les plus importantes sur la route de Cathay. Tentant de fuir la guerre, ils s’y
retrouvent bloqués trois années durant, avant que le roi Hugarü ne finisse par
remporter la victoire. Temps suffisant
pour que la nouvelle de leur présence
fasse le tour de l’empire. Ce qui leur vaut la visite d’un dignitaire du nouvel ikhan,
chargé de les informer qu’ils sont attendu
par le grand Khaân ; « désireux de rencontrer des Européen ». Ils ne
peuvent refuser et se mettent en route, sous bonne escorte. Kubilaï avait pour
habitude de traiter les affaires concernant l’ouest de son empire, dans sa résidence
d’été à Changtou en Mongolie. A peine sont-ils mis en présence de l’empereur
que celui-ci leurs confie deux missions, importantes également. Conduire une
ambassade chargée de présents destinés au pape. Puis revenir, après lui avoir
demandé, en retour, la faveur d’une goutte de l’huile du Saint-Sépulcre. Et,
conjointement, l’envoi à sa Cour d’une
centaine d’érudits, savants et théologiens, afin qu’ils transmettre les
connaissances et les enseignements de la foi catholique. Aussi, bien que de façon
beaucoup plus discrète, de rapporter des informations sur les nouvelles armes
mises au point en occident. C’est que, sous l’étiquette de voyageurs,
marchands, propagateurs de la foi Chrétienne, etc. Les patriciens vénitiens
étaient toujours et surtout des officier d’armée, diplomates ou conseillers d’État.
Ainsi Matéo était-il officier du génie, expert en armes de jet. Pour leur servir
de sauf-conduits, ils sont pourvus de
‘Gerege’, tablettes de la longueur d’un
avant-bras et larges d’une main. Ceux en or et remis par l’empereur lui-même,
donnent le privilège à leurs détenteurs de
se trouver sous sa protection directe. Comme tel, ils peuvent obtenir tout ce
dont ils ont besoin pour le voyage, chevaux, nourritures ou fournitures
diverses. Aussi bien sur, que celle d’aller et venir sur le territoire de l’empire sans
risques d’être inquiété ou arrêté. Reprenant presque immédiatement la
route du retour, c’est sans encombre qu’ils reviennent en Cilicie, à Laïas, aussi
appelé Layazo. Là ils embarquent pour rejoindre Acre puis l’Italie. Ils empruntent
la voie maritime car ils cherchent à gagner sur le temps. Hélas pour eux,
quand ils parviennent enfin à regagner la
Mer Adriatique et l’Italie, le pape vient de mourir. En arrivant Nicolo éprouve la
douleur d’apprendre la mort de sa femme, survenue quatre ans avant son
retour. Simultanément il éprouve la consolation de se savoir père d’un fils, né
moins d’une année après son départ. Le garçon, prénommé Marco comme son
grand oncle, est alors âgé d’une quinzaine d’années. Pour les frères,
passée la joie du retour, s’installe une longue période d’attente et d’inactivité.
Deux ans, en effet s’écoulent, sans qu’un nouveau pape soit élu. Ils jouent
vraiment de malchance, car il leur faut
après la mort de Clément IV, supporter le
plus long interrègne de l’histoire de la papauté.
Craignant qu’une trop longue absence ne
finisse par mécontenter le grand Khaân, les deux frères décident de ne plus
attendre et de repartir, délaissant les théologiens et l’huile sainte. N’omettant
pas toutefois de requérir l’escorte d’un homme de guerre particulièrement expert
en maniement des armes les plus modernes. Plus qu’un simple soldat, car
capable de concevoir et mettre en œuvre des engins et nouvelles techniques de
sièges. La rencontre qui devait avoir lieu avec le conseillé engagé n’avait pu se
tenir. L’homme participait dans le même temps à une opération militaire en Écosse
et les difficultés du trajet lui avaient
provoqué un grand retard. Quand enfin la troisième année de vacance pontificale
s’achève par l’avènement de Grégoire X. Ils sont déjà dans les murs de la
forteresse d’Acre. Dès qu’ils apprennent la nouvelle, Matéo et Nicolo décident de
rebrousser chemin pour porter, enfin, le message de Kubilaï au nouveau pape. Le
contretemps, du retour à Rome allait rendre possible de nouvelles retrouvailles
avec le maître d’armes de siège, quelque part sur la route de Palestine…
Chapitre IV. Paulus Marcus.
Ce cranequinier17, choisi comme maître
d’armes moderne par les deux frères, n’est autre que messire Colombus
Angeot, je ne vous apprends rien par cette nouvelle. Mais ce que peut-être je
suis en mesure de vous révéler, c’est que nous sommes accompagnés par un
illustre membre des entreprises de Guillaume de Rubrouck et Barthélémy de
Crémone. En la personne de Messire Pâquette, devenu ci-devant charretier. Le
bougre n’avait rien laissé paraître de son érudition et j’étais à cent lieux d’en
concevoir le moindre soupçon. Depuis lors, je vous confesse contempler
d’un œil neuf ces hommes à la trouble
personnalité. D’apparences ordinaires et de savoirs étendus. Pour un fils de
Lansquenet, les arbalètes sont choses presque familières. Méprisée par les
chevaliers qui la considèrent comme une arme déloyale ; « capable de tuer à
distance sans permettre à l’adversaire de se défendre ». Ce sont surtout depuis le
concile du Latran en 1139, des armes réservées aux mercenaires.
Il est de fait que son usage, n’exigeant pas une longue et grande formation,
permettait à de simples piétons de terrasser un preux chevalier en armure.
Alors que celui-ci avait consacré presque
toute sa vie à sa formation physique et
chevaleresque. A l’exemple du grand roi Richard Cœur de
Lion, qui mourut de la blessure infligée
par un carreau d’arbalète. Celui qui le blessa mortellement n’était pourtant pas
un quelconque manant. Il s’appelait Bertrand de Gudrun et était chevalier
français, natif du Limousin. Durant le siège de Châlus, le 26 mars 1199, il
s’essaya au tir… Avec succès ! Puisqu’il toucha le roi d’Angleterre à la base du
cou. Après la capitulation de la place forte, sa victime croyant que la blessure
ne serait pas mortelle, lui pardonna. L’assurant qu’il ne serait pas puni et
poussant la complaisance jusqu’à lui offrir une somme de cent shilling, en
récompense de son adresse. Cependant,
les chirurgiens ne parvinrent pas à extirper le carreau fiché profondément
dans l’épaule. L’infection survint rapidement, provoquant la mort de
Richard Cœur de Lion le six avril suivant. Plus tard, Mercadier, un des capitaines du
roi, ignorant la promesse faite au chevalier, le fera écorcher vif puis
exposer sur les fourches patibulaires. En vérité, un tir pouvait percer une
armure jusqu’à une distance double de celle d’un archer efficace. Cette
perversion de l’acte guerrier inquiéta le clergé. Au point qu’il en vint à estimer
que l’usage de l’arbalète était un acte de
grande immoralité. L’argumentation
s’appuyait principalement sur le peu de courage et d’entraînement qu’elle exigeait
de son servant. En conséquence, le
deuxième concile du Latran va tenter d’en interdire strictement - et définitivement -
l’utilisation dans toutes les armées de la chrétienté. Cette recommandation ne
sera suivie d’aucun effet. A tel degré que quatre années plus tard
en 1143, le pape Innocent II devra aller jusqu’à menacer non seulement les
arbalétriers, mais les fabricants de cette arme ainsi que ceux qui en faisaient le
commerce, que ce fusse de manière directe ou indirecte, d’excommunication
et d’anathème. Assortissant tout de même cette mesure de la réserve qu’elle
ne s’appliquait que pour les combats
entre chrétiens. Malgré tout, elle sembla si médiocrement appliquée par les princes
d’Occident, que le pape suivant, Innocent III, dû réaffirmer en 1205, les interdits
du concile. Seule conséquence notable, les rois font
appel à des mercenaires étrangers, notamment italiens avec une
prédominance de génois. Mon ami Colombus n’est pas originaire de cette
ville. Il est né sur une île assujettie à Pizze, dans un hameau de pêcheurs,
appelé Calvi. Encore enfant Angeot fut victime d’un sort jeté par un ‘mazzeru
’rival de son père. Ce mal, appelé
‘annuchjatura’ dans le patois de l’île, est
étrange. Les symptômes, maux de tête, fièvres, nausées, apparaissaient
soudainement sans causes connues et
disparaissaient comme ils étaient venus. Un marchand Génois, passant par là en
conçut un tel étonnement qu’il demanda au père de lui confier la garde du jeune
Angeot. Il avait besoin d’un aide pour ses déplacements, étant négociant en armes
de toutes espèces. Philippe Sulaz, du nom dont il se présenta, invoqua la nécessité
de soustraire l’enfant à l’Onciu, le mauvais œil. Après avoir consulté la
famille, le père ne s’y opposa pas plutôt soulagé d’avoir une bouche de moins à
nourrir. La décennie suivante, Angeot couru avec son protecteur les cours
d’Europe et de Navarre. Devenu adulte,
c’est lui qui reprit les affaires de son père adoptif lorsque celui-ci reçut sur la tête,
le boulet du mangonneau qu’il était en train de vendre et dont il faisait la
démonstration. Sulaz ne survit pas, la confrontation d’un crâne avec un boulet
de pierre que quatre hommes peinent à soulever, ne donne pas longtemps
matière à interrogation. Peu après notre rencontre, Angeot
m’avait confié que son métier était lucratif, bien que la concurrence y fût très
rude. Sans négliger une toujours possible vindicte de la part des victimes
réchappées aux ‘bonnes affaires’
antérieures. Bref, il lui fallait renouveler
son chalandage, si possible en trouvant des clients assez distants les uns des
autres. La proposition de Maître Matéo
Paulo tombait à point. Cette confidence faite par mon
compagnon m’avait intriguée, tout en ajoutant à l’admiration que j’éprouvais
pour un homme qui parlait couramment cinq langages civilisés ainsi qu’une infinité
de patois. Ne l’avais-je pas entendu donner répliques en toscan, sicilien,
vénitien et bien d’autres dialectes encore, dont j’ignore jusqu’au nom. Une question
me tourmentait l’esprit et la langue. A la fin n’y tenant plus je me risquais à la
poser ; - Messire Angeot, comment avez-vous eu
raison de ce mal qui vous avait emparé
dans votre enfance ? - Par les cornes du diable, que t’importe à
présent ? Tu es en vérité un fieffé curieux, hein ! C’est que tu me demande
de trahir là, tout bonnement des choses qui ne se disent point. Que dirait ma
pauvre vieille Mama, si elle me pouvait ouïr dégoisant un secret de notre île. Mais
basta ! Mon petiot, nous partons pour des rivages où mes pauvres traditions ne
signifieront pas d’avantage que les poésies grecques aux pâtres de mes
montagnes. Si comme à mon exemple et par extraordinaire tu venais à en être
frappé Gihlem, voici mon seul conseil. Il
te faudra faire appel à une signatora.
Pour éloigner le sort elle procédera à un rituel bien défini qui lui permettra de
‘barrer’ le mauvais œil. Une sorte
d’exorcisme mêlant paroles cabalistiques et prières à la Vierge Marie, mais
attention, sans que personne ne puisse l’entendre ou la comprendre. La
Signatora se livrera ensuite à des incantations prononcées au-dessus d’une
soucoupe dans laquelle ont été mêlées huile et eau. Selon les dessins, les yeux,
que forme l’huile, elle parvint à conjurer le sort ou s’il se trouve que tu n’en sois
pas victime, à supprimer ta maladie. Plus le mal est grand ou plus le mauvais sort
qui à été prononcé par le jeteur de sort, le mazzeru, est puissant, plus elle va
bâiller intensément. En cas d’échec, la
personne atteinte doit répéter le rituel en choisissant d’autre Signatore. Et surtout
en respectant un nombre impair, tout comme le nombre des prières du rituel.
C’est comme cela que j’ai retrouvé une bonne santé… comme tu le peu
constater ! Encore une chose, ceux de mon île sont souvent taxés de fainéants.
C’est que nous cultivons uniquement le lopin de terre nécessaire pour nourrir la
famille. Nous préférons conserver le maquis pour la chasse et la vendetta. Les
génois ne comprennent pas que nous n’utilisions pas tout le terrain pour en
revendre le produit, ils nous taxent de
paresse et en répandent la rumeur par
toutes les terres de la chrétienté...Chi diavolo u benedica !18
Ma curiosité ainsi amplement rassasiée, je décidais de me consacrer aux soins de
mon pauvre Canasson. Ce cheval de forte encolure, fut autrefois un destrier
fringuant. Les années et quelques éprouvantes campagnes l’ont un peu
fatigué. Encore qu’après quelques semaines de bons traitements le pauvre
animal avait retrouvé une meilleure prestance. Je le ménageais le plus
possible, consacrant une bonne part de mon temps à ses soins. Je crois qu’il en
avait pris conscience et me vouait une estime qui dépassait la simple
reconnaissance du ventre.
Quand nous progressons par les chemins, je marche le plus possible pour me
donner de l’exercice. Tel n’est pas le choix de mes compagnons qui ne quittent
les banquettes du chariot que pour aller satisfaire leurs besoins naturels, tant
ceux qui entrent que ceux qui sortent. Pour les premiers, nous avons un boucau
d’eau, outre les rivières au gré du parcours. Pour les seconds la nature n’est
point avare d’espaces propices à leurs satisfactions.
Dans le mitant de la journée l’arrêt n’est destiné qu’au repos des animaux, même
si nous le mettons à profit pour finir
quelques restes économisés de notre
repas de la veille. Car, que ce soit en plein champs, dans les bois ou la salle
enfumée d’une auberge, nous ne
sacrifions aux nécessités de nos estomacs qu’aux haltes de chaque soir, avant de
profiter d’une toujours trop courte nuit de sommeil.
C’est que le lever se fait d’accoutumé fort avant matines. Le but espéré, ainsi que
monsieur Pâquette se plait à le répéter, serait ; « de mettre pleinement à profit
les quiétudes d’une chevauchée, exempte des tracas générés par la densité des
déplacements diurne ». Billevesées, pour ce qui est de mon opinion. Mais allez
donc essayer d’engager controverse avec messire Pâquette…
Lors des passages prolongés en forêt ou
encore lorsque les contrées traversées sont d’une tristesse par trop affligeante,
je me réfugie dans la lecture. Cet exercice intellectuel m’est bénéfique, en
ce sens qu’il occulte à mes yeux la tare dont je suis affligé.
De fait, il se trouve que je suis toujours chagriné par la perspective d’être réduit à
coucher quelques lignes, en les traçant de ma main sur un parchemin. Les mots
semblent emparés de sorts qui les rendent récalcitrants à l’ordonnancement
des lettres. En fait, si je parviens, relativement aisément à déchiffrer les
écrits d’autrui. La réciproque n’est pas
valable, les lecteurs de ma prose en
perdent leur latin. En revanche, je m’exerce aux opérations arithmétiques,
grâce à Pâquette, qui c’est révélé érudit
en écriture des chiffres introduits par Gerbert d’Aurillac. Ce merveilleux
système de numérotation décimale, qui inclus un signe appelé ‘zéro’, se révèle
beaucoup plus pratique d’emplois que la numérotation avec les chiffres romains.
Multiplications et divisions n’ont bientôt plus de secrets pour moi. En contrepartie,
je confesse avoir moins de réussite avec la deuxième branche des mathématiques.
J’ai beau m’évertuer aux tons, demi-tons, bémols et dièses qui forment les modes
musicaux, la musique me reste hermétique.
Pâquette ravi d’avoir su m’imposer son
érudition et en cela mérité mon admiration, tient à en rajouter. Il se
complaît à m’interroger sur mes connaissances nouvelles ;
- Aurais-tu une idée de la provenance de ces nombres nouveaux, introduits par ce
Gerbert d’Aurillac, connu à présent comme Monseigneur le Pape Sylvestre
II ? - Je crois que vous m’avez parlé d’études
menées en l’an de grâce 967, au monastère de Vich, en Catalogne. Les
monastères catalan recèlent de nombreux manuscrits de l’Espagne sarrasine, j’en
déduis qu’ils sont d’extraction Arabe.
- Pas du tout ! Il en rapporta aussi
l’astrolabe, qui est pourtant d’origine grecque, alors ! Dans ce cas précis, les
sarrasins ne font qu’utiliser une invention
rapportée par Al-Khawarizmi de ses voyages en Inde19. La véritable source
de cette science n’est autre que celle de la ‘Société des Neuf Inconnus’ !
- Fichtre ! Que voici un plaisant nom pour une confrérie. Où tient-elle ses assises,
messire Pâquette ? Neufs inconnus en assemblée ne doivent point passer
inaperçus. - Par dieu, ne te moque point petit
dévergondé ! C’est là chose secrète et mystérieuse dont onques ne se moque
impunément. Reste donc avec tes incrédulités, tu demeureras dans ton
ignorance.
- Allons, vous brûlez de m’en faire état. Cela se remarque aisément à la brillance
de votre regard. Je suis en mesure d’affirmer que l’on ne peu le voir si vif
qu’à l’approche des repas, lorsque vous flairez l’odeur d’un pot de vos boissons
préférées, vin ou bière ou encore lorsque vous humez la perspective d’infliger vos
sornettes à un auditoire sans méfiance. - Mes sornettes, hein ! Quelle ingratitude.
Pour le coup tu n’en apprendras rien d’avantage, satané petit ruffian !
- Hé bien, soit ! Mais ne comptez plus sur moi pour vous narrer la suite des
aventures d’Erec et Enide. Vous sembliez
pourtant fort captivé par la lecture que je
vous fis du premier chapitre ! Ne voulez-vous donc point savoir ce qu’il advint du
combat entre Erec et le chevalier Yder ?
- Par les moustaches du diable, je commence à regretter de t’avoir professé
ma science, petit drôle. Voyons, t’engage-tu à m’en bailler une tranche
chaque jour, quelques soient tes dispositions d’esprit ? A cette unique
condition, je consens à te dévoiler un secret qui vaut fortune. C’est qu’il ne me
sied point de continuer à dépendre de tes humeurs, pour ouïr ou non les poésies de
messire Chrétien de Troyes. - Sur mon honneur, je m’y engage ! Mais
commencez par me bayer votre propre chronique. Je serai ainsi en mesure de
mieux juger de qui fera le dindon dans
cette farce. - Bon, hum…C’est, encore une fois, de
l’Orient lointain, de l’Inde mystérieuse que nous vient ce prodige. Il faut
remonter deux siècles entiers avant la naissance de notre Seigneur Jésus Christ.
Le Prince Asoka petit fils de Chandragupta, accède au trône.
Successeur de son père et de son grand-père qui furent tous deux de grands
unificateurs, il nourrit l’ambition d’en continuer les conquêtes. Son choix se
porte particulièrement sur l’État de Kalinga, dont le malheur était d’être
voisin du sien. Ses ambassades
proposant l’intégration sont repoussées.
Il décide alors, chose arrêtée de longue date, de recourir à la force de ses
armées. Les Kalinganais, peuple peu
belliqueux, tentent pourtant de résister à l’envahisseur. Ils le font farouchement,
mais perdent cent mille hommes dans l’ultime bataille. Au soir de sa première
victoire, l’Empereur Asoka contemple l’immense charnier du champ de bataille.
En déclenchant cette guerre il ne pouvait imaginer quelle serait tellement atroce.
Le dégoût amène le doute, le doute introduit des pensées profondes. A l’issue
d’une nuit de réflexion, il prend la décision de renoncer désormais à
annexer les pays qui s’y opposeront. Il déclarera devant son conseil que ; « La
vraie conquête est celle du cœur des
hommes, car la ‘Majesté sacrée’, le Dieu de toutes choses sur terre, désire que
tous les êtres animés, humains et animaux, jouissent de la sécurité, de la
liberté à disposer d’eux-mêmes, de la paix et du bonheur. ». Bien entendu, ses
conseillers lui rétorquent que cela est un vœu impossible à réaliser. Ses parents,
amis et serviteurs, lui expliquent que depuis qu’il est sur terre l’homme utilise
ses connaissances pour détruire et asservir, les animaux autant que ses
semblables ! Cela est dans la nature du fort d’en user pour réduire le faible, et
dans celle du faible d’inventer des
moyens pour devenir fort à son tour et
user de même. L’homme tue pour manger, mais aussi, souvent, pour
s’amuser. Et parfois, simplement pour
assouvir ses instincts ou perversions. Asoka décide alors d’interdire aux
humains l’usage destructeur de l’intelligence. Pour y parvenir il fonde une
société de neufs sages. Elle est chargée de conserver dans le plus grand secret les
sciences de la nature, passées présente et à venir. Avec le souci de protéger la
planète contre son pire ennemi, l’humanité. Cette société, bien que
demeurée secrète, fut bientôt connue sous le nom des « Neufs Inconnus ».
Chacun des sages qui la composent aurait la responsabilité d’une science et de sa
transmission à son successeur.
Poursuivant des recherches bénéfiques pour les êtres vivants et scellant celles
qui risqueraient de leur nuire. Ils conserveraient ce savoir dans d’étranges
livres virtuels, constamment mis à jour. Les rumeurs circulant sur cette société
leur attribuent par exemple le mystère des eaux du Gange. Des millions de
personnes atteintes des plus épouvantables maladies s’immergent à
longueur d’année dans les Eaux Sacrées, sans pour cela contaminer ceux qui ne
sont pas atteints. Libérations d’énergies inconnues, usage de la psychologie pour
animer des actions contre les pouvoirs ou
les doctrines. Utiliser la guerre pour lutter
contre la guerre, la terreur pour annihiler les oppressions. Voici quelques une des
manifestations qui leurs sont attribuées.
D’autres, encore existent et existeront, sans que nous puissions en comprendre
les significations exactes. Voilà, jeune écuyer, ce que je connais de la société
des Neufs Inconnus. - Messire, je ne sais si vous m’avez
berné ! Mais point ne vous en garderai rancune. Le conte est plaisant autant
qu’édifiant. Puisque nous avons convenus que je reprendrai mes propres
narrations… lorsque je m’en sentirai dans les dispositions d’esprit requises, vous
l’ouïrez donc, pas plus tard que demain. Pour ce jour d’hui, les fables et poésies
m’ont par trop rebattu les oreilles. Bonne
nuit donc messire Pâquette ! - Holà ! Ho-là, vilain ! Ce ne sont point là
les termes de notre accord. Fais-moi, pour le moins, l’aumône de me rafraîchir
la souvenance du récit. J’y trouverai de quoi patienter jusqu’à ton bon vouloir. Un
contrat reste un contrat, même pour un faquin de ton acabit !
- A votre gré, encore que je vous soupçonne fortement de réclamer, dans
l’unique but d’affirmer votre maîtrise des joutes orales. Baste nous avons encore
un peu de temps de reste. Alors souvenez-vous, Erec, était l’un des
chevaliers du roi Arthur. Jeune adoubé, il
faisait partie de l’escorte de la reine
Guenièvre. Le chevalier qui commandait ce détachement s’appelait Yder, et était
rude ne cessant de mener dure vie aux
écuyers. Parvenus dans une ville lointaine, ils sont reçus par le seigneur et
sa fille Enide. Les deux preux, l’aguerri et le nouvel admis, tombent pareillement
amoureux de la pucelle. La belle Enide répond avec feu à l’amour qu’Erec lui
confesse, mais Yder prétend s’imposer ne fusse qu’en usant de la préséance due à
sa haute lignée. Dés lors un combat singulier doit les départager, en un
affrontement à l’épée nue. Contre toute attente, c’est le jeune champion qui
triomphe, désarmant son adversaire. Quoique, par grande mansuétude lui
accordant merci. Cet obstacle levé, rien
ne va s’opposer à l’amour des tourtereaux. Erec fait alors sa demande
au père d’Enide, laquelle apporte ses supplications afin que ce dernier y
consente, ce à quoi il finit par se résoudre. Mais Yder est puissant, les
autres chevaliers jaloux de la bonne fortune du jeune vainqueur abondent aux
insinuations du vaincu ; « S’il à choisi l’épée et délaissé la lance, c’est qu’il est
piètre cavalier ». De là à l’accuser de poltronnerie, il n’y à qu’un pas que
franchissent bientôt les détracteurs du jeune chevalier. Pour sauver son honneur
et garder sa prestance aux yeux de sa
dame, il doit partir en quête d’actes
héroïques. Enide n’accepte pas de rester à filer la laine au château pendant que
son amant part guerroyer, elle
l’accompagnera donc. Erec consent, mais lui interdit de le prévenir de tout danger.
Gageure impossible à tenir pour une femme au cœur empli d’amour. Chaque
fois que survient un risque, elle ne peut se retenir de l’en avertir. Erec en prend
ombrage mais aussi l’habitude. Si bien que la malheureuse, cédant enfin à ses
prières, ne l’informera pas de la venue sur ses arrières d’un fourbe assaillant.
Surprit, son amant perdra la vie dans l’attaque. Le traître n’est autre qu’Yder,
qui enlève Enide et veut la forcer, le jour même des funérailles d’Erec. Alors…
Alors !
Mais brisons-là ! Votre fringale saura patienter jusqu’au prochain épisode. En
vous renouvelant mes vœux de bonne nuitée, sans rancune, messire !
- Oui, cruel compagnon qui n’avez nulle pitié pour ma curiosité. Qu’importe !... je
crois me souvenir qu’Erec se relève de son lit de mort et sauve sa belle ! Je
rongerai mon frein jusqu’à demain vermine. Tâche de ne pas faillir à ta
promesse ou il pourrait bien t’en cuire !
Au gré des récits et des campagnes traversées, notre petite troupe parvint
sur le lieu prévu pour les retrouvailles
avec les Vénitiens. Revenant de Rome, la
famille Polo et sa suite peuvent se prévaloir du titre et des fonctions
d’envoyés spéciaux du pape. Ils sont en
effet chargés de lettres et de présents destinés à l’empereur Kubilaï.
Toutefois nous prenons tout de suite conscience d’une importante différence.
En lieu et place des cent scientifiques et docteurs théologiens demandés par le
Khan, les Vénitiens ne sont accompagnés que de deux dominicains. Les frères
Nicolo de Vicence et Guillaume de Tripoli. Cette constatation amène Angeot à
hasarder une question. Pour réponse, avec l’assentiment de son père, le jeune
Marco annonce qu’il porte effectivement sur lui l’ampoule d’huile sainte de
Jérusalem. Avec cette relique du Christ et
les compétences de mes compagnons, le Grand Khaân n’aura pas à se plaindre,
nous compensons par la qualité ce que nous avons perdus en quantité.
Religieux et parents m’ont faits bonne figure, mais je reste plutôt circonspect
avec Marco. Bien que sensiblement du même âge que moi, il apparaît
visiblement bien moins aguerri. Lui de son côté affecte de m’ignorer, lors même
que je remarque ses regards dérobés et que l’on - enfin Paquette,
particulièrement - me rapporte les questions nombreuses qu’il ne cesse de
poser à mon sujet.
Cinq jours sont employés aux derniers
préparatifs et à l’affrètement d’une nef. Quand enfin nous quittons les rivages de
Palestine, c’est pour cingler vers ceux de
la petite Arménie. Hâte bien vaine, car en prenant pied sur
notre lieu de débarquement, nous avons triste communication de l’imminence
d’une guerre. Les hostilités, conduites par le sultan d’Égypte, ont commencées dans
la région que nous projetions de traverser. La rumeur, qui circule comme
le vent, sème crainte et désespoir dans les caravanes qui avaient l’intention de
suivre le même itinéraire que nous. Gagnés par la contagion de la peur, les
deux religieux refusent d’aller plus avant. Ils se joignent avec une farouche
détermination, aux passagers du navire,
qui repart sur Acre. Nous les regardons réembarquer avec des sentiments
mitigés. Après tout cette défection, si elle est déplorée par les marchands vénitiens,
semble plutôt réjouir l’âme de Pâquette et Angeot qui selon toutes apparences
n’apprécient que modérément les serviteurs de l’Église, et ce quelques
soient leur convictions. Après longues consultations des pèlerins qui arrivent
des horizons troublés, nos guides optent pour une continuation du voyage sur les
traces de la première expédition des deux frères Polo, dix ans auparavant20. Avec
toutefois un détour par le Caucase et le
royaume de Géorgie, très au septentrion
de leur ancienne voie. Durant le temps que nous longeons la Mer intérieure21
pour rejoindre Tâbris22, je prends
conscience que le clan des Polo me considère ni plus ni moins qu’à l’égal d’un
domestique ou d’un valet. Certes sans hostilité, mais tandis que le jeune Marco
affligé d’une constitution fragile bénéficie de tous les égards. Mes compagnons du
départ eux ne semblent pas conscients de cet ostracisme, à moins qu’ils ne
souhaitent tout simplement pas s’impliquer outre mesure.
Après avoir gagné dans les latitudes élevées, nous progressons à présent en
direction presque inverse, vers le détroit d’Hormission, en bordure du Golfe de
Perse. C’est un point de transbordement
très important sur la route des épices, de la soie, et des métaux précieux venus
d’Orient. La ville possède une double localisation, sur la rive du golfe appelée
Insula de Ormis se trouve la citée, construite avec grand art par le
philosophe Hermès. En face, sur l’île de Djarun, l’extension de la ville prend le
nom d’Ormuz. Les marchands y viennent de l’Inde avec leurs nefs, pour apporter
pierres précieuses, perles, draps de soie d’or et de différentes couleurs, dents
d’éléphants, épices et maintes autres marchandises. La rivalité des marchands
entre eux est si vive que les frères Polo,
malgré leur maîtrise des affaires, n’en
réussissent que de médiocres. Au moment de continuer la progression,
deux alternatives se présentent à notre
choix. Enfin, à celui de Matéo et Nicolo, qui sont les seuls décideurs de
l’entreprise. Poursuivre par mer serait moins éprouvant et plus sur, mais Marco
souffre de violentes nausées dès qu’il met pied à bord. Aussi, pour ne pas lui
imposer cette souffrance, son père et son oncle optent alors pour la voie terrestre.
L’itinéraire choisi passe au sud de la traditionnelle route des caravanes,
passant par les citées et villages de Kerman, Nichapour et Balch.
Pour atteindre le Badasckhan, il faut franchir les monts de Baldasia. Cette
entreprise s’avéra particulièrement
éprouvante pour le jeune Polo, au point d’affecter profondément sa santé. L’accès
en est de passes très étroites, malaisées et abruptes. Les particularités de ces
montagnes consistent en ce qu’elles sont si hautes, qu’un homme les gravissant
depuis le bas dès le matin, le soir n’en verrait pas encore le sommet. Lorsqu’à
force de persévérances et de fatigues nous parvînmes dans la ville de
Badakhshan, Marco était au plus mal. Dans cette contrée parvient nombreux
vêtements et marchandises et partent beaucoup de marchands qui s’en vont
commercer par tout le monde. Les
habitants eux-mêmes sont en vérité gens
très mesquins et misérables. Ils boivent beaucoup et mangent fort mal.
De la ville part une route vers Bagdad,
passant par Merv, Boukhara et une lointaine mais noble citée qui sera notre
prochain but. Matéo qui est déjà familier des lieux nous explique que ceux qui
vivent en ses murs la nomment Samarchoti. Et aussi que c’est une noble
et grandissime cité dont les habitants sont chrétiens ou sarrasins23.
Nous sommes bien sur pressés d’y parvenir, mais les mois passent et l’état
du fils de Nicolo n’évolue pas vers une amélioration. Il gît allongé le plus clair de
la journée, ventilé par des esclaves et rafraîchi ou nourri à toutes heures du jour
ou de la nuit. Ce sont les servantes de la
famille qui nous concède l’aile ouest du palais qu’elle occupe, qui s’acquittent de
ces taches. La demeure est fort vaste et agréable, notre famille d’accueil est riche
bien que sans ostentation. Une des jeunes filles du maître de maison c’est
attribuée, de son propre chef, le rôle de veiller au bien être du malade. L’œil
exercé de Pâquette ne tarde pas à discerner plus qu’une simple compassion
dans l’empressement de la jouvencelle. Il s’en amuse fort et ne tarde pas à prendre
des paris sur le temps qu’il lui faudra pour parvenir à ses fins et éveiller une
réciprocité chez son protégé. Pour ma
part je me satisfais des faveurs que
m’accorde Jeanne, la préceptrice de ces jeunes dames. Elle est d’origine franque,
bien que née à Tripoli et enseigne céans
tant le latin que le François, qui est le dialecte de l’Isle de France, ainsi que des
rudiments de la langue employée par les saxons d’Angleterre.
Elle à de l’ouvrage, le propriétaire des lieux ne possède rien moins que quatre
filles. Celui-ci est un notable Syrien, répondant au nom de Youssef Camardaï.
Nous ne le vîmes jamais car il était attaché au service du grand Calife, et
n’en quittait que rarement le service. Onze mois s’étaient ainsi écoulés et la
belle saison, propice aux caravanes et toutes formes de voyages, n’allait plus
tarder, il importait de prendre une
décision. À la cour du conseil qui se tint pour l’occasion, Angeot fit valoir que
reprendre la route avec un jeune homme d’aussi faible constitution que le fils de
Nicolo, constituerait un frein pour la compagnie et un péril pour l’intéressé lui-
même. L’objection fut considérée à sa juste valeur, semblant particulièrement
bien accueillie par Marco, lorsqu’il en fut avisé. Concernant la proposition
subséquente, avancée par Angeot, qui consistait à me faire passer pour l’héritier
Polo le reste du périple, elle obtint, après certaines réticences, l’approbation du
père et de l’oncle du convalescent. Nul ne
se soucia de me demander mon avis, ce
qui faisait mon affaire car je n’en avais aucun sur le sujet. Je me posais
simplement la question de comprendre
pourquoi il fallait opérer cette substitution. J’aurais, selon mon idée,
aussi bien pu continuer d’être moi-même sans que quiconque ait eu à y redire.
Mais puisque cette résolution rassemblait tous les suffrages, je n’allais pas m’attirer
quelques courroux en élevant une protestation malvenue.
La décision étant considérée comme entendue, nous activâmes les préparatifs
en vue du prochain départ. En temps venu les taches furent réparties dans le
groupe, au mieux des dispositions de chacun. Faisant fi de mes vives réserves,
il me fut donné instruction expresse de
rédiger le journalier de notre progression. Mission comportant l’obligation de relater
tous événements nous concernant peu ou prou, mais avec recommandation de n’y
point omettre précisions détaillées et nom des villes ou provinces traversées. Lors
de nos rencontres je devais pareillement nommer gents et qualités, mais faire
l’impasse sur la teneur des propos confidentiels échangés. Inutile de préciser
que cette dernière restriction emportait d’emblée et seule, mon enthousiaste
adhésion. De nouveau en mouvement, nous
longeons une chaîne de très hautes
montagnes dont les sommets et les
versants sont couverts de neige. En quelques semaines, nous approchons de
la limite d’une vaste plaine, qui des
contreforts où nous l’observons, s’étend au-delà de l’horizon visible. Les étapes de
ce parcours nous conduisent au séjour en de grandes villes, nommées Kachgar,
puis Khotan. Dans ces régions on trouve abondance de toutes choses. La terre en
est riche, coton, lin, chanvre, aussi bien les grains, l’huile et le vin y poussent
facilement. Au demeurant tous les marchés regorgent des denrées,
semblablement qu’en nos pays. Les gens des villes y vivent de commerce et
exercent tous les métiers. Mais point ne sont hommes d’armes, plutôt vils et
couards. Prompts à escroquer comme à
chaparder sans scrupules. Abuser une confiance est ici considéré à l’égal d’un
divertissement voir même d’un art. Leur jovialité n’est que feinte, destinée à
endormir les méfiances et mieux tromper le chaland.
Nous atteignons les « monts célestes » ou Tian Shan. Les Mongols utilisent par
préférence l’appellation de ‘Soungarie’. L’ensemble montagneux se situe dans la
partie nord d’une immense province nommée Xinjiang24. De cette province
rien d’autre à en dire, nous fûmes heureux d’en atteindre les extrémités.
C’est que nous entrions alors dans cette
autre province nommée Sin-Kiang, dont
les principales citées en sont Lop et Saciu-Dunhuang.
Au-delà s’étend une très vaste et
inhospitalière étendue désertique. Les animaux qui en peuvent faire la traversée
en supportant une charge, semblent être création infernale par la vilainie de leur
aspect. Ils ont le corps grand, plus que meilleur cheval. Surmonté de deux
bosses et prolongé d’un long cou qui lui-même précède une tête disgracieuse. Je
pense que messire Angeot aura reconnu là l’animal décrit par frère Guillaume et
dont il doutait si fortement de l’existence. Leur réalité s’impose ici aux yeux et
autant aux narines car les mâles de l’espèce, un liquide nauséabond suinte
d’orifices, situés sur la face postérieure
du cou. Cette bête, appelées Camelus, dans les récits anciens, porte ici différents
noms, tous aussi imprononçables25. Pour repoussants que soient leur aspect
comme leurs cris, ces bétails sont d’une surprenante résistance a toutes formes
de tourments. Chaleur, froid intense, faim, soif, fatigue, semblent n’avoir
aucune prise sur eux. En revanche, s’ils peuvent aller fort longtemps c’est à leur
rythme et celui-ci est plutôt lent. Ceux qui les mènent, ne les montent que
rarement, préférant marcher à leurs cotés. Au caravansérail, nous avons pu
échanger nos mules et mulets contre
deux de ces répugnantes montures. Nos
chevaux sont restés avec le jeune Marco, nous les retrouverons à notre retour gras
et reposés, s’il plait à Dieu de nous voir
revenir. La région que nous entreprenons de
traverser est appelée Tsol par les mongols. Bien que la carte, dressée par
Guillaume de Rubrouck, indique « désert tartare de Gobi ». Interrogé la dessus,
notre interprète affirme que le nom en est Gov, le moine n’avait peut-être pas
bien ouï… Quoi qu’il en soit, c’est une immensité parsemée de pierres et de
sable, vide de toute végétation. Bien que nos compagnons de voyage affirment que
nous soyons dans la saison la plus favorable, le climat est terrible. Fouetté
par des vents puissants, la température
est fournaise le jour et glace la nuit. Des animaux sauvages peuplent cette nature
inhospitalière, léopards et ours y sont redoutables. Fort heureusement nous ne
faisons que longer ce dangereux territoire. Exercice déjà suffisamment
éprouvant, pour que nous aspirions à en sortir le plus promptement que cela ce
puisse. En débouchant de cette épreuve, nous
atteignons un campement de nomades Tatars installés sur les bords d’un fleuve
qu’ils nomment Itrich. Nos guides prétendent que ces gens sont des
ressortissants de la tribu des Oïrats.
Vassale des mongols ‘Dzoungars’, dont le
nom signifie « aile gauche ». Par le fait, ces gens ne sont pas sur leurs territoires
traditionnels et ils manifestent une vive
agitation en nous voyant parvenir. Les femmes sont toutes employées au
démontage de leurs habitations mobiles. Celles-ci, nommées « yourtes », sont
faites d’une armature de perches en bois sur laquelle ils tendent des peaux. Le poil
tourné vers l’intérieur, de sorte que l’apparence vue de loin en est blanche.
Les feux sont tous couverts et nous n’obtenons pas même le thé de
l’hospitalité. Notre itinéraire à présent, s’infléchi en
direction d’une autre aride contrée, située sur le domaine des mongols Ouighour.
Eux même appellent la région
Täklimakan, ce qui signifierait « Mer de la mort ». Nous craignons le pire, après ce
que nous venons d’endurer dans les jours qui précédaient. Pour nos guides, ce nom
signifie tout simplement « Si tu entre, point ne ressortiras vivant. ». D’après
leurs connaissances, il n’y existe aucune forme de vie, pas même lézards ou
scorpions. A notre vif et grand soulagement notre orientation paraît
s’infléchir. Par l’observation de nos guides, je suis aussi parvenu à me
repérer en suivant notre progression par des repères sur la constellation de la
‘Grande Ourse’.
J’apprends que le cap est mis sur la noble
citée de Camull, qui fut jadis royaume dans la grande province de Tangut,
pourtant placée de telle malfaçon, entre
deux épouvantables déserts. On y trouve, malgré cela, nombreuse villes et villages.
D’un côté est le très grand désert de Lop, dont je vous ai déjà parlé, et de l’autre
un petit désert de trois journées avant d’atteindre le Täklimakan.
Les gens d’ici vivent des fruits de la terre, suffisamment car ils ont quantité de
choses à manger et à boire. Tant pour eux-mêmes que pour donner et vendre
aux voyageurs qui passent par là et aussi pour les marchands qui en emportent en
d’autres lieux éloignés. Même la vigne y croît en profusion. Mais pour arriver à ces
aimables lieux de repos, nous avons dû
affronter plus de trente journées de privations, en ces déserts que je vous ai
dits. Dans ces régions soumises à chaleurs
extrêmes durant l’été, on y peut observer encore deux choses singulières. L’une
c’est que les pâturages sont brûlés, comme si le feu y avait passé. L’autre,
c’est qu’il s’y élève, surtout le soir et le matin, certaines vapeurs excitées par
l’inflammation du sol. Ces vapeurs en couvrent la face de telle sorte qu’on ne
découvre pas à cinquante pas de soi, et qu’on croit voir la mer ou quelque grande
étendue d’eau.
Laissant ces prodiges, dont nous finissons
par nous lasser, nous approchons de notre prochaine étape qui est à présent la
ville de Jachion, aussi appelée Saciu, et
qui appartient au Grand Khaân. Quand nous l’aurons atteinte une route nous
mènera jusqu’aux abords de l’Iuguristan.
Chapitre V. Sorghatani Beki
C’est une vaste province de l’empire,
ayant capitale du nom de Sugur. Dans cette province les habitants sont
idolâtres. Très versés dans leurs lois et coutumes, en toutes occasions ils
étudient les arts libéraux. Pâquette est déjà venu en cette contrée, il en garde
souvenance qu’ils se réclament au principal d’une religion fondée au
troisième siècle après la naissance de notre sauveur Jésus-Christ, par un
mésopotamien du nom de Mani.
Piqué au vif dans la curiosité qui est le moindre trait de mon caractère, je
manifestais l’intention d’avoir conversation avec des échevins. Car dans
la volonté qu’ils ont de vouloir entendre les doléances de leurs concitoyens, ils
tiennent porte et table ouverte. Faute de m’en être ouvert à mes compagnons, ma
démarche n’était connue que du seul Zarghal, le traducteur qui m’octroie ses
services en chaque occasion. Sur mon insistance il s’ouvrit aux notables de ma
volonté à être instruit des mystères de leur philosophie. Les vieillards intrigués
chuchotèrent entre eux, m’accordant de
fréquents regards. Déçu, je décidais de couper cours à leur
suspicion en quittant la salle de délibération. Pour me signifier d’avoir à
réfréner mon impatience, Zarghal ne
trouva d’autres moyens que d’agripper la manche de mon habit. De fait, un vieux
d’apparence crasseuse et négligée, se
levait dans l’intention de gagner la sortie. Ce faisant, il du passer devant nous, mais
tout trottinant le patriarche sorti de la pièce, sans même nous accorder un
regard. Derechef à l’instigation de mon guide, nous lui emboîtons le pas. Nous
traversons ainsi, les uns suivant l’autre, une place encombrée avant de pénétrer
dans une masure sombre et enfumée. Des salons aux sols couverts de tapis et
meublés uniquement de coussins s’alignent en enfilades, séparés par des
corridors étroits. Lorsque mes yeux se furent accoutumés à la pénombre, je pu
distinguer des formes allongées. Les gens
qui gisaient là ne prêtaient aucune attention à notre intrusion, semblant
dormir ou occupés à exhaler de minces volutes de fumée qu’ils aspiraient à
travers un fin tuyau, terminé par une coupelle. Cet étrange fourneau servait à
consumer une pate à l’odeur entêtante. D’une pression, Zarghal me fit
comprendre qu’il fallait mettre fin à ma discourtoise inspection, pour rejoindre
notre Guide parvenu déjà dans une vaste cours intérieure pavée de marbre blanc.
Ébloui par la vive clarté ambiante, je ne distinguais d’abord que le bassin central
entourant une claire fontaine d’où un
mince rideau d’eau murmurante coulait
sans interruption. Dans un angle protégé d’une tonnelle de
verdure, trois hommes se tenaient
accroupis à la mode orientale, assis sur les talons de leurs jambes croisées. Vêtus
d’amples habits faits d’une étoffe blanche très fine, tous arboraient des moustaches
longues et tombantes. L’insolite résidait en ce quelles se terminaient en pointes,
avec une perle de couleur pour en orner l’extrémité. Du geste ils nous invitèrent à
prendre place devant eux, le vétéran qui nous avait introduits s’inclina de la tête et
du buste, puis sans prononcer un mot reparti vers ses occupations. Nul siège ne
nous étant proposés, nous dûmes nous résoudre à les imiter et adopter leur
posture, inconfortable au possible pour
qui n’est point né sous ces climats. Le personnage central du trio nous faisant
face prononça un flot de paroles, tout en égrenant un chapelet. Comme il
accompagnait sa litanie de vigoureux hochements de tête, j’en conçu quelques
vagues inquiétudes. Mais Zarghal, beaucoup plus à son aise semblait-il,
m’informa qu’il s’agissait de simples formules de politesse. L’interprète prit à
son tour la parole, hélas pour se livrer aux mêmes salutations et bénédictions
interminables. Saisi de crampes je m’agitais pour rendre ma position plus
supportable. Ce faisant, tout à mon
occupation, je ne prêtais plus aucune
attention au déroulement de la rencontre. Le bruit de l’eau dans la vasque me fit
brusquement comprendre que personne
ne parlait plus. Surpris je levais les yeux, juste le temps de prendre conscience des
quatre regards fixés sur moi. Gêné, je toussotais derechef en murmurant
« amen », à tout hasard. Le rire qui s’empara de mes voisins n’était pas à
mon avantage mais il eut celui de détendre l’atmosphère, de façon
perceptible. C’était à présent le sage placé sur le côté droit qui reprenait la
conversation. Celui-là était gras, contrairement aux deux autres paraissant
de plus frêle constitution. L’homme parlait vite, ne s’interrompant que pour
solliciter l’avis de ces commensaux ou
pour siroter une petite tasse remplie d’un liquide ambré, qu’un serviteur renouvelait
dès que l’on avait trempé ses lèvres dans le liquide chaud et sucré. Lorsqu’il se tu,
Zarghal commença à traduire ses propos. Oubliant l’inconfort de ma position, je
m’efforçais de ne rien laisser transparaître de mes sentiments. La
maîtrise de soit, donc de ses émotions, étant en ces régions une vertu capitale.
Les boissons de la décoction évoquée plus haut sont étrangement prisées des
sarrasins. Le service en fut renouvelé à trois reprises, accompagné de pâtisseries
dégoulinantes de miel. Je vous rapporte
ici les paroles qui me furent adressées en
réponse à mon attente. Il s’agit d’une parabole, à la manière qu’affectionnent
les orientaux. Pour mon avis, les disciples
de cette doctrine sont gens bien prodigieux, si vous avez patience d’en
faire la lecture, vous pourrez en juger car je vous rapporte ci-dessous la synthèse
de ce long récit, aussi ardu qu’un prêche en carême ;
- Un jour, les esprits des ténèbres voulurent conquérir le royaume de la
lumière. Parvenus jusqu’à sa frontière ils commandèrent l’assaut. Mais ils ne
purent rien contre les esprits du royaume de la lumière. Ceux-ci, courroucés prirent
en représailles une partie de leur lumière intemporelle et la mêlèrent au royaume
matériel des ténèbres. Par ce mélange, il
y eut comme un levain une sorte de substance provoquant la fermentation,
qui plongea le royaume des ténèbres dans une danse chaotique et
tourbillonnante. Par quoi il reçut un nouvel élément, à savoir ; la mort ! Cela
se produisit tant et si bien, que depuis lors le royaume des ténèbres se consume
constamment lui-même portant ainsi en son sein le germe de son propre
anéantissement… La pensée profonde qui réside dans ce récit est que le royaume
des ténèbres doit être dominé par le royaume de la lumière. Non en
s’opposant au mal, mais en se mêlant à
lui. Non par le châtiment mais par la
douceur afin de rédimer le mal en tant que tel. Car le fondement du
Manichéisme, consiste à diviser l’univers
en deux parties bien différenciées et inconciliables. D’un coté le bien, qui est
royaume de la lumière. De l’autre le mal, qui est royaume des ténèbres. Selon la
doctrine enseignée par Mani, le bien et le mal, la lumière et les ténèbres,
coexistaient sans jamais se mêler. Du conflit de leur rencontre naquit l’homme,
assimilé au levain destructeur. Son esprit appartient au royaume de la lumière et
son corps qui est matière, appartient au royaume des ténèbres. C’est cette lutte
perpétuelle entre le bien et le mal qui fait le fondement du manichéisme… Pour
qu’un homme puisse une fois sa mort
arrivée atteindre le royaume de lumière, il faut qu’il abandonne tout ce qui est
matériel. La mort n’est plus un processus destructif mais au contraire un processus
d’élévation suprême. Elle est assimilée à une sorte d’eucharistie.
Dès que Zarghal termina sa traduction, il ferma la bouche mais conserva les yeux
fixés sur moi. Les trois autres personnages me gratifiaient de la même
attention. Tous semblaient attendre ma réaction.
Ma part de lumière était certes captivée, mais la matière, celle dont était pétri mon
corps physique, l’emporta par la crampe
que je ressentais dans mes membres
inférieurs. Avec une grimace de douleur mal réprimée je pris congé de mes
pédagogues en une précipitation peu
protocolaire. Ils durent vraisemblablement et très faussement en
tirer la conclusion que je n’étais pas ouvert, ou pire, que je désapprouvais leur
enseignement. En boitant bas lors de notre retraite, j’espérais leur faire
comprendre les causes réelles de mes expressions faciales impertinentes.
J’aurais préférablement dû leur en fournir l’explication de vive voix, mais pressé
d’aller me dégourdir les jambes autant que m’aérer l’esprit, je m’en dispensais.
Zarghal se chargerait sur mon invite de les gratifier d’une légère obole, pour titre
de remerciements. Je résolu, pour ma
part que l’on ne me reprendrait plus dorénavant à chercher le percement de
philosophies aussi ésotériques.
Lorsque plus tard je fis aux frères Polo la relation de cette entrevue, ils haussèrent
les épaules en levant les yeux au ciel. Nicolo s’exclama que la religion de Mani
n’était qu’un syncrétisme inspiré du zoroastrisme, du bouddhisme et du
christianisme, en ajoutant, avec conviction, que ces derniers la
combattaient avec véhémence. Mattéo ajouta que la philosophie du manichéisme
consiste en une grande saga cosmique,
une légende de nature suprasensible,
relevant pour l’homme d’une sorte de transsubstantiation en passant par la
formidable coruscation de la mort...
Peu soucier d’en entendre d’avantage sur le sujet, j’abondais dans leurs
sentiments, sans plus faire état de ma préférence pour telle ou telle option.
A présent tout un chacun est affairé aux préparatifs du départ. Nous allons
continuer notre progression en direction de la province voisine. Ce n’est pas une
mince affaire car le parcours en est semé d’embûches. Quand on veut, comme cela
est notre intention, se rendre en la province de Thinghin-Talas, il faut se
garder d’un petit désert. Nos guides se fient pour cela aux constellations de la
Tramontane et de la Grande Ourse. Nous
traversons des terres ou viennent du blé et de très bonnes vignes. Pour autant,
selon l’avis unanimes de nos compagnons de route aussi bien que des gens de la
région, durant les longs hivers, le froid est ici plus cruel qu’en aucune autre
partie du monde connu. Le chemin que nous suivons traverse le
Tangut, qui est pays de chrétiens. En est roi un descendant de la lignée du Prêtre
Jean. Son nom est Georges et vous devez savoir qu’il est prêtre, chrétien comme
sont tels pour la plus grande part, les gens de ce pays.
Lorsqu’enfin nous parvenons en l’enceinte
de Sinacinus, nous apprenons qu’en cette citée se tiennent de nombreux métiers.
Notamment ceux de fournitures et
harnois nécessaires pour les armées. Cette spécialisation se révèle bien au
goût de notre ami Angeot Colombus, qui ne perd jamais de vue son art et ceux qui
l’exercent. Sous sa conduite, messires Nicolo et Mattéo font l’acquisition de
certaines pièces. Leurs usages, aux regards de ceux qui ne sont point versés
dans les techniques propres aux engins de guerre actuels, n’en apparaît pas
évident. Tel n’est pas mon cas, ma curiosité demeure de ce fait bien vive et
ma cervelle en est toute encombrée. A quoi vont donc servir tous ces
équipements ? Les confidences
antérieures d’Angeot me reviennent en mémoire... Notre ambassade, il est
prouvé, n’est pas que de simple et pacifique négoce.
Cette évidence s’impose brusquement, alors que nous allons entamer une étape
qui doit nous mener à Ciagannor. Ce lieu qui veut dire « Bassin blanc » possède un
très grand et beau palais. C’est celui ou habite le grand Khan quand il vient dans
cette province. Nous n’y feront qu’un court séjour car
nous devons atteindre au plus vite la ville de Changtou, qui est la résidence d’été de
l’empereur. L’empereur ! L’empereur de
quoi au fait ? J’ai les oreilles rebattues de
mots étranges Khaân, khan, Mongols, Tatars, tartares… Sans parler des noms
de familles de lieux ou de clans. Comme
je m’ouvrais à mes compagnons de cet embarras, Angeot très satisfait d’étaler
ses connaissances, tint absolument à me les faire partager.
- Vois-tu, ‘Tatar’ n’est rien d’autre que le nom d’un peuple turc, ancien, qui fut
écrasé par Gengis Khan en 1202. Constatant qu’ils étaient particulièrement
féroces, ce fin stratège les avait placés à l’avant de ses armées lors de ses
conquêtes. C’est ce nom de ‘Tatars’ qui fut déformé en ‘Tartares’. Mot qui existait
dans la mythologie Grecque, et repris par commodité, pour signifier l’ensemble des
peuplades ‘barbares’. Ce dernier nom à
son tour, provenant tout directement de celui que les Sarrasins utilisent pour
désigner tous ceux qui ne sont pas de leur race, tels les Berbères. Le peuple
Tatar se mélange petit à petit aux populations des territoires envahis, mais
en conservant sa confession musulmane d’origine. Tu l’as déjà entendu à maints
reprises dans leur bouche, les frères Polo ne cessent de répéter que nous profitons
de la « Pax mongolica ». Que c’est grâce à elle si nous pouvons sillonner ces
contrées autrefois strictement interdites aux étrangers et dangereuses, même
pour ses propres habitants. Pour t’éclairer
parfaitement sur nos hôtes, je dois
t’entretenir de cette réalité historique que les Mongols commencèrent par écraser la
dynastie Jin qui régnait sur Cathay. Puis
continuèrent par celle des Song, qui leur avaient opposés une résistance longue et
acharnée26. Guillaume de Rubroek, particulièrement versé dans les études de
ces gens, affirme que Kubilaï Khan en établissant la dynastie Yuan, permit à un
petit peuple nomade de s’emparer de toutes les terres qu’il pouvait contempler.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, tout était parti d’un obscur chef de clan
nommé Temüdjin. Bien que de bonne famille, sa naissance ne le plaça pas
d’emblée dans la classe des hauts dirigeants de la société mongole.
Pourtant, par son charisme il réussit à
obtenir amitiés et alliances. Une série de victoires sur les Merhits, un peuple voisin,
lui valurent d’être proclamé Khan, c'est-à-dire « Souverain », par une assemblée
de chefs de clan. Continuant ses succès militaires, une seconde assemblée le
nomma Tchingis Qaghan, ce qui signifie « Souverain universel », ou plus
exactement « Souverain océanique ». Ce titre de Tchingis Qaghan, mal restitué
deviendra pour nous occidentaux, Gengis Khan. A cette époque Temüdjin ne
contrôlait que quelques hordes réparties autour de la Mongolie. A sa mort en
1227, une infinité de peuples, parmi les
plus importants et parfois très éloignés,
se soumirent préférant s’allier que courir le risque d’une attaque aboutissant dans
la plupart des cas à un anéantissement
pur et simple. Durant trois décades, ses trois successeurs seront diplomates et
guerriers habiles, capables de faire d’un petit peuple, comptant à peine quelques
centaines de milliers de personnes, les maîtres du plus grand empire que le
monde ait jamais compté. Car voici peu d’années, les Mongols étendirent avec
beaucoup de succès leurs conquêtes, jusque aux portes de nos chrétientés.
Dieu seul sait ou ils se seraient arrêtés, si, par une divine et providentielle
intervention, leur Khan n’était venu à mourir. Les chefs de guerre mongols
avaient alors jugés préférable de
retourner dans leurs fiefs pour y conférer de la succession. Reprenant leurs
habitudes de se battre entre eux, ils abandonneront leurs idées d’invasions.
Nos royaumes pouvaient respirer et tirer les leçons de l’aventure. Les cours
d’Europe déployèrent alors une intense activité diplomatique. Notre ambassade
s’inscrit précisément dans ce contexte, nous allons aider les Mongols dans
l’établissement et la consolidation de leur fameuse « Pax mongolica ».
- Selon vous, messires, comment de si
extraordinaires succès se peuvent-ils produire ?
- Diantre, ils se peuvent expliquer en
suffisance par ce que nous en avons pu examiner. Sais-tu que, selon leur religion
et leur culture, un seul peuple, un seul souverain doit diriger le monde terrestre,
comme un seul Dieu domine les cieux. Eh bien, ils ont tout bonnement dans l’idée
d’être ce peuple là. D’abord il importe de considérer que ce sont des hommes
petits de taille mais dotés d’une grande force physique et mentale. Façonnés par
la rudesse de leur environnement, habitués à endurer le froid, la faim et les
souffrances de toutes natures. Observons aussi qu’ils ne se rendent
jamais, combattant jusqu’à la mort tant
ils sont disciplinés et dévoués à leurs chefs. Leurs généraux sont tacticiens,
habiles et rusés. Mais en première qualité, je dirais qu’ils sont de
remarquables cavaliers, apprenant la monte et l’usage de l’arc dès leur bas
âge. Ce sont eux qui surent le mieux utiliser comme une véritable arme de
guerre la terreur qu’ils inspirent. Aucun merci pour ceux qui leurs opposent
résistance, tuant hommes, femmes, enfants, chevaux, bétails, jusqu’aux
chiens et aux chats. En contrepartie, ils traitent avec beaucoup de civilité les
peuples qui se soumettent sans
combattre. Recrutant de bons
administrateurs parmi ceux-ci, leur accordant confiance. Favorisant le
commerce entre régions par la création
d’infrastructures et des réductions de taxes. Dans les territoires conquis règne
la paix, par la réprimande qu’ils opposent a toutes rivalités de tribus ainsi qu’en
pourchassant les malfaiteurs de tout ordre. C’est de ces bienfaits que nous
profitons actuellement, mon petit Gihlem. Sur ce point, les frères Polo ont
diantrement raison. Il existe encore d’autres facteurs qu’il faut porter au
crédit de ceux que, bien injustement, nous appelons barbares. Ils ne viennent
pas tous en tête mais voyons déjà… Essaie de me montrer un royaume ou une
contrée pratiquant ou appliquant les
principes intangibles qui sont les leurs. Une justice, qui est la même pour les
puissants et pour les humbles. La sollicitude envers les démunis par le
partage des richesses communes. La tolérance absolue envers toutes les
religions, le rejet de toutes formes de racisme, le respect des langues et
coutumes pratiqués par les peuples conquis ! En raison de leur nature de
nomades -frustes- les Mongols préfèrent les traditions populaires, ailleurs refoulée
par les lettrés et les nantis dont la culture est essentiellement élitaire. Ils prônent
en institution la promotion des bases
classes sociales, aurais-tu déjà vu, ou
même simplement entendu parler d’une telle politique, chez nous ou ailleurs ?
- Fichtre non ! On croirait tout cela tiré de
quelque Saint Évangile… Mais je vois venir messire Matéo, nous n’allons pas
tarder à prendre le départ pour Changdu. - Où Changtou, car ainsi que cela ne t’as
point échappé, il est fréquent que les citées possédassent nombreuses façons
d’en écrire le nom. Ici, indiquée ‘Ciandu’, sur les anciennes cartes portugaises.
Orthographiée ‘Chiancha’, selon la transcription faite par les moines
précurseurs. Il n’en demeure pas moins que c’est en tous points une très noble et
grandissime cité, où se trouvent de fabuleux jardins recelant tous les fruits
qu’homme puisse souhaiter.
Quand nous y parvenons, nous sommes émerveillés, le palais est d’une
magnificence qui dépasse grandement les plus agréables constructions Turques ou
Ottomanes. Hélas le grand Khan ne s’y trouve point présent. La reine mère,
Sorghatani Beki, nous reçoit avec grand faste et tous les honneurs d’une
délégation princière. Selon messires Nicolo et Matéo, la mère de Kubilaï, belle-
fille de Gengis Khan est la plus vénérée et renommée des Mongols. Toujours d’après
leurs dires, un érudit, physicien Persan
aurait écrit « Si je voyais parmi la race
des femmes une autre aussi remarquable que celle-là, je dirais que la race des
femmes est supérieure à la race des
hommes ». Matéo précisa que, pour ce qui le concernait, le plus grand crédit à
porter aux exploits de Beki, fut de prendre très tôt conscience des
problèmes que les Mongols rencontreraient en dirigeant un empire
couvrant plusieurs continents, peuplés par des populations vivant sous des
climats et des discernements très différents. Nous l’avions lancé sur un
sujet qui le passionnait, nous dûmes ouïr son plaidoyer ; « Bien qu’illettrée, elle
éleva elle même ses quatre fils, qu’elle prépara tous pareillement à devenir de
futurs empereurs. Veillant avec un soin
particulier à ce qu’ils apprennent les principales langues utilisées par leurs
peuples. Mais plus encore, ne se bornant pas à ce simple rôle, elle imposa que les
gens autour d’elle reçoivent une éducation portant sur toutes les religions
admises dans l’empire. Tous y furent astreints, depuis les plus humbles
serviteurs jusqu’aux nobles de sa famille. Ensuite elle envoya des personnages de
haut rang ou remarqués parmi les servants, afin qu’ils deviennent membres
du clergé dans toutes les régions gouvernées. La tolérance religieuse est
dûment prévue par la loi, qui précise que
toutes les confessions doivent êtres
équitablement soutenues, dans l’ensemble de l’empire. Ces sages
dispositions ne sont pas de simple équité,
elles permettent d’éliminer une source potentielle de conflits, à partir de laquelle
une résistance à l’autorité conquérante trouverait des appuis pour se développer.
D’un point de vue politique, la reine Beki apporta une inestimable contribution à
son peuple, en percevant rapidement qu’une exploitation des pays gouvernés,
si elle restait cantonnée au seul aspect économique, causerait des dommages
pouvant s’avérer d’un extrême préjudice. En conséquence, plutôt que de
transformer les territoires conquis en pâturages pour les troupeaux mongols,
elle fit en sorte de maintenir les
structures sociales et économiques déjà en place. L’intelligence des mesures qui
furent édictées sous son autorité, aboutirent dans toutes les régions
tombées sous le contrôle de son administration, à un accroissement
sensible des richesses et des productions de toutes natures. Cet enrichissement,
par contrecoup autorisa dans d’énormes proportions l’augmentation des taxes et
des tributs prélevés. Ce support économique, s’ajoutant à la
tolérance religieuse et au degré d’alphabétisation élevé, sont les progrès
qui permettent à ce petit peuple des
steppes, de diriger un immense empire.
Chacun de ses fils suit la même gouvernance éclairée, assurant la
continuité et la stabilité ».
Cet argumentaire, peut ordinaire chez le
taciturne marchand, m’apparaissait surtout révélateur de la haute estime en
laquelle les vénitiens tenaient cette Reine. Par ailleurs, la réception et les
fêtes données en notre honneur, portaient témoignage que cette très noble
dame ne payait point d’ingratitude cette admiration.
Cinq des huit femmes du khan sont au palais, formant la compagnie royale.
Tandis que la principale épouse Chabui Khatun, fille du frère de Börte la première
épouse de Gengis Khan, ainsi que la
favorite Nambui Hüshijin, fille de Wang Sim roi d’un pays lointain27 situé très au
levant, sont restées avec l’empereur. Neuf des onze fils légitimes de Kubilaï,
ainsi que ses sept filles, sont aussi avec leurs mères. Toutes les princesses, même
très jeunes, sont mariées ou promises. Elles attendent auprès de leurs mères
d’avoir atteint l’âge requis pour les épousailles. Il en est de même pour les
princesses née de mères inconnues. Elles sont cinq, toutes pourvues d’un futur
mari… Toutes, à l’exception d’une seule, dont le nom est Bekhchin.
Le destin de cette fille est remarquable en
ceci qu’elle manifesta très jeune une irrésistible inclination vers les armes et
les activités plus généralement réservées
aux hommes. La nature l’ayant dotée d’une constitution d’apparence frêle mais
d’un arrangement qui recelait une grande robustesse ainsi qu’une endurance,
supérieure à la moyenne de ses frères. Ces dispositions se révélant en se
renforçant au fil des ans, parvinrent à la connaissance de son père. Loin d’en
prendre ombrage, il donna instruction à ce que l’on ne mit point obstacle aux
volontés de sa fille. Cavalière émérite, elle usait de l’arc de la lance et de l’épée,
au point de décourager ceux qui avaient volonté de l’affronter.
Si l’on considère les façons de guerroyer
affectionnées par les gens de la steppe, sa sveltesse constituerait plutôt un
avantage. Leur armée est presque exclusivement composée d’archers à
cheval, équipés d’arcs courts et d’épées, courtes aussi, légères et recourbées. Je
vous ai à maintes reprises assuré que les Mongols sont des cavaliers hors-pair,
utilisant un petit cheval rustique, sobre et endurant. Il faut s’imaginer que c’est un
peuple qui lorsqu’il se bat, sait qu’il peut disparaître tout entier s’il perd la bataille.
De ce fait chez eux, tout homme libre devient guerrier dès son plus jeune âge.
Comme tel, il se doit d’avoir en
permanence quatre chevaux à sa
disposition, de maintenir ses armes en bon état et de conserver des vivres, dont
il puisse disposer immédiatement, en cas
de départ en campagne. Leurs généraux, n’ayant souvent que peu
de guerriers disponibles, se montrent fort soucieux d’en économiser les vies. Au
combat ils s’emploient principalement à éviter un contournement par l’ennemi.
Pour tenter d’échapper à cette menace, ils ont coutume d’appuyer leurs lignes de
cavaliers, d’un coté sur un obstacle naturel, un bois touffu, une colline, une
rivière, et de l’autre sur le campement de leur propre clan. Les femmes, qui
manient aussi bien l’arc que les hommes, défendent le camp et sont parfaitement à
même d’empêcher toutes tentatives de
prise à revers… Messire Nicolo se croyant investi d’une
charge de pédagogue, se faisait un devoir de m’instruire de tous ces faits, un
charivari vint nous distraire avant la fin de l’entretien. Nous étions au deuxième
jour de notre présence, et l’on venait nous informer que de grandes joutes
seraient organisées en notre honneur et pour notre divertissement, dès le
lendemain au petit lever. Nous étions requis d’y assister, tout autant que d’y
concourir. Les frères Polo se réjouissaient d’être marchands et par cet emplois
pacifique se considéraient exempts d’y
faire participation active. Mais maître
Angeot, tout ventru et chargé d’années qu’il fut, ne se voyait pas ainsi.
Lorsque les hérauts eurent sonnés
l’ouverture des jeux, et qu’il eut assisté aux premiers exercices de lutte, il n’eut
de cesse avant de pouvoir affronter un gaillard Tatar qui lançait force crâneries à
l’assistance, et remportait victoires sur victoires.
La brute courte sur pattes, aussi large que haute, paraissait douée d’une force
colossale. Dans les gradins et sur les prairies, la foule ne se tenait plus de joie,
persuadée que le Franc allait se faire réduire en galette. La rencontre se
disputait au bâton, non ferré. Point d’autres règles, que celle de se tenir a
l’intérieur d’un cercle tracé au sol. Le
vaincu étant celui qui parviendrait à faire sortir son adversaire de ces limites, ou
l’obligerait à demander quartier. J’éprouvais la plus extrême inquiétude
pour mon ami, qui me paraissait quelque peu manquer de pratique. Le Mongol,
hideux à souhait, se léchait les babines, augurant de la joie qu’il allait éprouver en
assommant ce sac de graisse venus d’occident et qui avait la prétentieuse
folie de le provoquer. Les spectateurs étaient tous rangés de son avis et pour
dire vrais, même chez nous, ses amis et soutiens, l’espoir était mince. Nous en
étions réduits à espérer qu’il ne pâtirait
pas trop de l’aventure. Bien nous en prit
de n’en rien laisser paraître, car c’était sans compter sur les ruses du vieux
roulier. Il nous en fit une démonstration
éclatante. D’emblée, Angeot planta un bout de son gourdin en terre. La tige plia,
sous l’effet cumulé des trois pas d’élans et du poids qui pesait dessus. Le bâton
avait l’épaisseur de mon poignet, pour une longueur dépassant, d’une bonne
tête, un homme grand. Lâchant dans l'instant l’extrémité tenue en main,
Angeot laissa la physique appliquer sa loi. Le gourdin se détendit comme un ressort
et vint frapper le guerrier en pleine face. Celui-ci, coi, se bornait à observer les
agissements de son adversaire. La violence du choc aurait suffit à assommer
n’importe quel autre combattant. Le Tatar
était un monolithe d’une rare stabilité, il tituba et fit simplement deux pas en
arrière pour rétablir son assise compromise. C’était là un résultat bien
suffisant pour messire Colombus qui, tête baissée, vint percuter la masse déjà
ébranlée. Le recul du colosse s’en augmenta de deux pas supplémentaires.
Le bénéfice en fut, de lui faire outrepasser la ligne du cercle.
Éberlué, le fils des steppes ne prit véritablement conscience de sa défaite,
qu’après qu’il eut été entraîné par ses compagnons d’arme. L’assistance était
grandement déçue par la rapidité du
combat, beaucoup n’avaient pas eu
même le temps de se rendre compte de l’action. Le fait que le visiteur étranger
l’ait emporté sur l’enfant du pays
contribuait pour une large part à la vindicte populaire. On criait revanche, on
hurlait « encore ! » Le divertissement prenait des allures d’affrontement.
C’est alors que Bekhchin, la femme-guerrière, s’avança sur le pré pour lancer
un défi. Nous pûmes comprendre qu’il nous était spécifiquement adressé,
lorsqu’elle répéta sa diatribe à notre intention ; « Existe-t-il parmi vous, un
homme assez brave pour se mesurer avec une dame Mongole… En un combat
loyal et singulier. » Pâquette fut le premier à réagir.
- Mort-Dieu, elle parle notre langue !
Chapitre VI. Bekhchin.
Les vociférations de la foule s’apaisèrent,
progressivement laissant place à un silence, chargé d’attente. Assis sur les
gradins, je pris soudainement conscience que tous les regards étaient tournés dans
ma direction. Assurément il ne laissait pas de doutes que toutes les personnes
ici présentes attendaient, de ma part, une fière réplique à cette provocation. Nul
autour de moi ne manifestant des velléités combatives, j’en conclu
logiquement bien que sans joie, qu’il
m’appartenait de faire roide réponse. Le coude de messire Matéo qui me bourrait
les côtes de petits coups secs et répétés, confirma s’il en était besoin, cette
impression pour la transformer en certitude.
J’étais, dans ce temps, absorbé par l’examen de la péronnelle. Mince et petite
de taille, on l’aurait plus volontiers imaginée en rêveuse et douce
promeneuse, qu’en furie combattante. Las, ces considérations ne sont plus de
mises, l’action doit primer la réflexion. C’est à l’évidence un avis largement
partagé par mon entourage. Avant d’avoir
eu le loisir de faire connaître mon choix, à supposer qu’il m’en resta un, des bras
robustes me saisissent pour ne me décramponner que lorsque je me trouvais
à moins d’un jet de pierre de ma future
adversaire. Ses longs cheveux noirs serrés sur la nuque, elle n’était vêtue que
d’une courte tunique fermée entre les
jambes et serrée au dessous des genoux. Sur son torse, une sorte de courte veste
en toile renforcée de bandes en cuir bouilli constituait sa seule protection.
D’ailleurs elle ne tarda pas à m’expliquer que nous ne nous affronterons pas en un
combat corps à corps, mais en une joute traditionnelle dont elle se faisait une joie
de m’expliquer les règles et interdits. - Nous allons gagner, en tenant nos
chevaux par la bride, le centre de cette prairie. Comme tu peux le constater, une
lance et deux fanions y son plantés. Tu prendras le fanion rouge, sautera en selle
et galopera droit vers le coté du levant.
Je me saisirai du blanc et ferai de même mais à l’opposée, vers le couchant. Nos
cibles sont ces splendides lions des montagnes qui nous attendent, attaché à
un pieu. Nous devons tuer chacun le notre, mais n’avons qu’une seule flèche
et un poignard pour ce faire. Notre fanion sera planté en lieux et place de l’animal
que nous devons emporter… mort de préférence. Il ne nous restera plus dés
lors que de revenir le déposer, devant le fanion de l’adversaire. Le mien blanc, va
constituer de la sorte ton but. Et le rouge que tu auras laissé, sera devenu le mien.
Au passage lors du retour, le premier
arrivé s’emparera de la lance laissée au centre, sur le point de départ. Elle lui
permettra d’écarter son adversaire et,
pour le cas ou celui-ci n’y serait pas parvenu, d’occire le fauve survivant. Le
premier qui parviendra au terme du parcours à déposer son lion devant le
fanion de son adversaire, sera déclaré vainqueur. Mes explications te
conviennent-elles ou souhaite tu davantage de précisions ?
-J'ai saisi pour l'essentiel, cela ne souffrira pas d'y revenir. Pourtant je ne
considère pas ce concours comme d'égales chances. Tu connais ton cheval
et est coutumière de ce genre de chasse. Voila qui n'est pas mon cas, loin s'en
faut. Je me considère chargé d'une peine
qui rend le duel non équitable. -Il est de fait que cela est une vérité non
contestable. Je te propose de bénéficier de deux faveurs, pour rétablir l'équilibre.
D'abord tu recevras deux flèches, ensuite, tandis que je serai encore au sol,
toi tu partiras déjà en selle au moment du départ. De cette manière je pense que
mon avantage devrait être effacé. Qu'en penses-tu ?
-Rien de bon, pour être honnête. Mais à Dieu vat ! Que le sort et notre habileté en
décident. Ah ! Une simple question, quel est la récompense du vainqueur ?
- Le mérite de sa vaillance seul, par
contre le perdant sera décapité ! Non je badine, son déplaisir suffira bien à le
morfondre.
En rejoignant les chevaux tenus par un
écuyer, je ne nourri pas grandes espérances. Même pas de selle, une
simple peau tannée, ces petits chevaux, nerveux comme des puces ne m'inspirent
qu'une confiance mitigée. Celui que l'on m'a confié présente les apparences d'un
animal bien traité et en condition physique irréprochable. Pour ce qui est de
ses sentiments à mon égard, je dirais qu'il ne manifeste ni vers hue, ni vers dia.
Sans doute attends t-il d'en savoir un peu plus sur mon compte, mais il n'entre pas
dans mes intentions de lui en laisser le
temps. Le coup de trompe annonçant le début de
l'épreuve vient de retentir. Du coin de l'œil je vois Bekhchin s'élancer vers sa
monture, la diablesse est vive. Poussant des deux talons, je me concentre sur la
maîtrise de mon étalon. Ce coursier à bientôt avalé la distance, déjà il faut
affronter le lion. Brides serrées dans la mâchoire, je tente de bander l'arc pour
décocher la flèche sans mettre pied à terre… Erreur immédiatement
sanctionnée par la perte de ma première flèche. La gageure s'avère impossible à
exécuter et si je n’arrête pas ma course,
je vais me jeter littéralement dans les
griffes du fauve qui bénéficie d'une suffisante amplitude de mouvements. La
chaîne qui l'entrave ayant été prévue
amplement longue, trop à mon gré. Pour affronter cet animal avec quelque chance
de succès, je dois sauter à terre et choisir le bon angle pour atteindre le cœur. Le tir
doit tuer net, une blessure serait insuffisante.
Ajuster l’unique flèche et faire mouche, une seconde tentative n’étant ni
envisagée ni souhaitable. Le lion s’élance, le trait frappe… comment savoir si la
cabriole qu’il exécute est due à l'impact de la flèche ou au rappel de la chaîne,
parvenue en bout de course et le stoppant en plein bond ?
La bête gît sur le flanc, cependant sa
queue bat encore furieusement l'air. Spasmes d'agonie ou manifestation d'une
vivacité à peine entamée ? Impossible de le vérifier sans courir un risque énorme.
L'arc devenu inutile me donne une idée, j'en tranche la corde dont je me sers pour
fixer solidement ma dague sur le bois de l'arme. A l'aide de cet épieu improvisé je
suis en mesure de frapper dans les côtes, sans que ses griffes me puissent
atteindre. Je parviens à porter un coup, de grâce ou superflu, ma flèche ayant fait
son œuvre… Toutes ces opérations ralenties
d’incertitudes me font perdre un temps
précieux. L’animal est lourd, le cheval
rétif à son odeur bronche et tente de fuir. Parvenir à le chevaucher avec la dépouille
sur son encolure, m'impose d'incroyables
efforts. Piquant enfin des deux pour rejoindre le centre du terrain, je ne
parviens pas à m'empêcher de songer que la frêle guerrière doit éprouver de
semblables difficultés. Aggravées en cela qu'elle ne dispose pas de ma force, enfin
là réside mon espérance. Lancé au galop, je tente désespérément de localiser
l'emplacement de la lance. Elle devrait se trouver bientôt devant moi, pourtant je la
l’aperçois aucunement. La sueur qui me coule dans les yeux ne
m’empêche pas de distinguer la masse de mon adversaire, qui galope… Non point
dans la direction présumée, mais dans la
mienne directement. Menant vive allure vers mon fanion, elle pointe la lance dont
elle s'est emparée. Si je fais une tentative pour m'approcher d'elle je serai
transpercé, la chose n'est pas douteuse. Je préfère passer au large, dans l'ultime
mais faible espoir de gagner sur la vitesse et d'atteindre le fanion avant elle.
Il apparaît alors qu'elle nourrit d'autres intentions, celle manifeste de m'occire au
passage si j’en juge par la trajectoire qu'elle fait prendre à sa monture et à
l'angle de la lance. Dans ce moment elle commet une erreur,
continuant sur sa lancée la belle avance
quelle détenait l'aurait assurée de la
victoire. En me chargeant, elle nous permet de réintégrer le domaine des
joutes, dont je suis familier. Passant à
destre, je presse sur mon torse la carcasse du lion comme un bouclier.
Lorsque la pointe touche, une volte m'efface et je me défais de la dépouille
en la laissant choir. La lance, lestée d’une telle charge pique et vient se ficher en
terre. Subissant le choc soudain, la cavalière vide les arçons. Il ne me reste
qu'à recouvrer mon bouclier improvisé pour l'aller porter au côté du fanion blanc.
Toutefois Bekhchin qui se relève déjà, ne l'entend manifestement pas ainsi.
Poignard dressé, elle s'érige en vivant rempart pour s’opposer à la récupération
de mon butin resté fiché au bout de la
pique. Ni arc, ni poignard, ni lance, je suis désarmé. Mais je suis toujours
monté, aussi prenant du champ je fais décrire un large cercle à mon brave petit
cheval. Prenant soin de rester hors de portée de sa lame, j'oblige la furie à
pivoter sur elle-même pour continuer de me faire face. Combien de temps cela va-
t-il durer ? La foule des spectateurs commence à se rapprocher. Les
hurlements qui en proviennent témoignent de leur soif d'un dénouement
sanglant. Ce que voyant la rude combattante jette son arme et lève les
mains en clamant quelque chose qui
stoppe la progression de la masse
houleuse. Sa monture s'étant trop éloignée, elle saute en croupe de mon
cheval et le frappe du plat de la main.
Tandis que nous partons dans un trot rapide, la jeune femme me souffle qu'elle
a déclarée le combat nul, ni vainqueur ni vaincu puisque les fanions n'ont été
atteints ni par l’un ni par l’autre. Je lui rétorque que j'en suis fort aise, n'ayant
pas goût à faire trépasser une aussi plaisante personne que la princesse
Bekhchin… Aussitôt, deux mains m'enserrent le cou à m’étouffer. Je n'en
mène pas large, heureusement un rire frais parvient à mes oreilles pour me
rassure sur ses réelles intentions. Nous parvenons ainsi sur le devant des
juges, chargés de veiller au respect des
règlements et de proclamer les résultats. Mettant pied à terre, têtes inclinées et
yeux baissés, nous patientons qu’ils veulent bien rendre leur décision. La
décision de nullité s’impose d’évidence, excluant toute autre possibilité de choix,
malgré cela l’attente se prolonge. Or la constance ne semble pas faire
partie des qualités de celle qui se tient à mes côtés, frémissante d’impatience.
Coupant cours aux chuchotis qui dénoncent l'incapacité de ces individus à
arbitrer quoi que ce soit, Bekhchin proclame que nous sommes ex-æquo et
que les mérites des deux parties sont
saufs. Laissant les choses en l'état, elle
enfourche mon cheval et part au galop vers ses appartements.
Encore une fois, je suis morfondu de constater le peu d’intérêt que ces
jouvencelles veulent bien concéder à ma personne. Une fugitive pensée me vient
pour la fille d’Hugues de Ferrette. La nostalgie est une étrange chose, qui vous
emporte dans les moments les plus inattendus. La mémoire en est une autre,
qui vous abandonne grossièrement quand vous la sollicitez. Il m’a été tout à fait
impossible de retrouver les traits du beau visage de la charmante Ursule.
Le festin, destiné à clôturer la journée de réjouissances, se tient au milieu du camp
nomade. Car si nous sommes logés en un
vaste et très beau palais de pierres, la plupart des princes et princesses
possèdent leur propre yourte, dressées entre ce palais et les campements de la
troupe. Les villageois eux ont simples yourtes en bordure de rivière, cachés à
nos yeux par un bosquet de bouleaux. D'énormes plats de nourritures sont
disposés au centre des cercles que forment les convives. Chacun est
composé obligatoirement de neuf personnes.
Ce chiffre revêt une très grande importance tant il est chargé de
mysticisme pour nos hôtes, qui se
plaisent à l’utiliser en toutes occasions.
Assis sur des coussins posés a même les tapis, nous plongeon nos doigts dans les
bassines. Ces récipients sont remplis de
viandes, chèvres ou moutons, noyées dans une énorme quantité de petites
céréales qu'ils nomment Khao. Ce sont des grains blanchâtre allongés et courts,
qu'ils consomment en importantes quantités à chaque repas ou ils leur est
loisibles de le faire. Leur boisson favorite nommée aïrag est
un petit-lait, plus ou moins fermenté. Hélas c’est du lait de jument, mon
organisme semble éprouver grande aversion pour ce breuvage pris en trop
grandes quantités. C’est ce que j’en peu ressentir par les nombreux haut-le-cœur
que m’en provoque l’absorption,
heureusement du vin de Crimée nous est bellement proposé. Habitude établie ou
désir de plaire aux visiteurs ? Ce breuvage rallie tous nos suffrages, et les
servantes, de belles esclaves circulent s’empressant à remplir nos gobelets.
Succédant à ces libations, une douce euphorie ne tarde pas à gagner la
compagnie, plongeant les plus avancés en âge dans la somnolence et échauffant
les sangs des plus jeunes. Or je me flatte d’appartenir à ce groupe. Par ailleurs les
convives hommes et femmes ne soient point mêlé. Ainsi dans mon dos est un
cercle réservé aux dames. Celles-ci ne se
font pas faute de nous adresser force
quolibets et franches provocations, se gaussant ouvertement de nos timidités.
Or il m’est aisé de distinguer les rires et
exclamations de celle qui m’affronta si fièrement en matinée, car j’en perçois et
reconnais fort aisément le timbre. Cette exubérance me donne à penser que
mon ci-devant adversaire n’est nullement éprouvée par les fatigues endurées. J’en
conçois contrariété à proportion de ce que, pour ma part, je m’en ressens
fortement. Un peu à l’écart se tiennent des musiciens et chanteurs. Leurs
instruments peuvent vaguement s’apparenter aux nôtres, mais les sons
qu’ils produisent et semblablement les mélodies de leurs chants sont pour mes
oreilles cacophonies qui déchirent âmes
et tympans. L’harmonie en est d’une lancinance grinçante, pour tout dire
insupportable. Je m’éloigne dans l’intention de soulager
une vessie malmenée par les excès de vin. Comme, pour ce faire, je m’approche
tout naturellement d’un arbre, un sifflement à mes oreilles précède le choc
mat d’un poignard qui se fiche dans le bois, juste devant mon nez. Fortement,
et à juste raison interloqué, je me retourne afin de mettre un nom sur le
plaisantin ou le malfaisant qui se livre à pareil amusement. Courroux et vindicte
laissent place à la stupéfaction en
découvrant l’auteur qui n’est autre que la
ravissante Bekhchin. Amusée de ma surprise, elle me toise les mains campées
sur les anches et le sourire aux lèvres.
- Rentre-le, il va tout de bon devenir cible de mes prochains tirs.
Je n’entendais rien à ses propos et mon étonnement s’en accrut à l’exacte
proportion. - Ton vit… Remise-le avant qu’une ourse
affamée ne t’en prive définitivement. Obtempérant, je fis prestement
disparaître l’objet de ces railleries. Remettant la satisfaction de mon besoin à
un moment plus propice. Indécis sur les intentions de la belle, je me sentais
désagréablement semblable à quelque nigaud de village. Un repli s’imposait, il
me fallait d’urgence reprendre le contrôle,
sinon de la situation tout au moins celui de mes sens. Ses intentions, à elle,
étaient d’une toute autre inclination. J’en perçu le premier doute, lorsqu’elle ajouta.
- As-tu déjà visité une yourte ? Veux-tu voir l’arrangement de la mienne !
Invitation ou raillerie ? Cette diablesse me faisait perdre le sens commun. Je
l’avais déjà pu vérifier, l’hésitation n’était pas du goût de la princesse. Tournant les
talons elle disparût en direction du campement. Hautaine, sans plus
m’accorder mot ou regard, elle s’éloignait indifférente en apparence à ma réaction.
Stupeur et indécision n’étaient plus de
mise, me ressaisissant enfin, je m’élançais à ses trousses. Pourtant,
quelle que fusse ma précipitation, ce
n’est qu’après qu’elle ait laissé retomber le panneau de peaux cousues et tendues
sur un cadre de bois - qui tient lieu de porte pour ces étranges habitations - que
je parvins à la rejoindre. L’aurais-je voulu que mon élan m’aurait
interdit tout recul, trébuchant sur le seuil, je basculais en avant écartant d’un geste
du bras le souple panneau. Lorsque je parvins enfin à rétablir mon
équilibre, mes yeux avaient eu le temps d’entrevoir le lit de sangles couvert
d’épaisse fourrure d’ours, les coffres qui bordent les parois et le foyer rougeoyant
placé au centre de l’espace. Mais ce qui
captiva définitivement mes regards, fut l’apparition de Bekhchin me toisant,
debout derrière la mince colonne de fumée qui s’échappait des flammes. Elle
était nue déjà, et je regardais fasciné son corps que les volutes faisaient paraître
plus irréel qu’une apparition céleste. Les lueurs du feu coloraient d’ombres, et de
sang ses seins haut placés, droits formés en cônes parfaits. Jamais auparavant je
n’en avais pu observer de semblables chez les femmes de chez nous ou dans
les différents pays déjà traversés. On dirait que les pointes en sont dressées
par quelques artifices tant elles
paraissent capables de vous transpercer.
Point ici de ces lourdes rondeurs qui sont l’orgueil de nos compagnes. Fermeté,
arrogance et beauté parfaite sont les
maîtres mots de ceux-ci. Le ventre et plat, nulle rondeur ici non plus. Lorsque,
continuant ma contemplation indiscrète, j’arrivais au sanctuaire de sa féminité,
quelle ne fut pas ma stupéfaction de le contempler dépourvu de toute pilosité. Le
sexe est rose et nu, offert comme chez les pucelles impubères.
A cette vue mes sens se troublèrent, notre rencontre charnelle ressembla à un
furieux assaut plus qu’à un ballet amoureux.
Pourtant, au déduit, cette femme aux dispositions guerrières avérées, ne
manifesta aucune agressivité, aucunes
initiatives comme celles que l’on attend des orientales, réputée sensuelles. Ma
princesse Mongole subissait le mâle, cherchant à se satisfaire de l’étreinte,
sans d’avantage se soucier du partenaire. N’ayant pas une pratique fort longue des
jeux de l’amour, je n’en perçais pas les mystères, loin s’en faut. Vaguement
désorienté par son comportement égoïste, lorsqu’elle manifesta sa
jouissance en d’impertinentes exhortations, je la besognais pour me
libérer à mon tour. Quand ce fut fait, elle me repoussa pour s’activer vers une
bassine d’eau posée juste à côté du feu.
Terrassé par ma journée d’efforts et les
libations déraisonnables qui y firent suite, je sombrais immédiatement dans un
sommeil profond. Au cours de la nuit, elle
réclama mes services à plusieurs reprises. De sorte que j’obtins, sur la
quantité, ce que la qualité ne m’avait point octroyé.
A l’aube faite, elle me tendit sans un mot mes habits et effets, me signifiant d’un
geste d’avoir à la laisser reposer en paix et de regagner mes appartements.
Dissimulant mal le dépit que j’en ressentais, j’obéi à son injonction. Que
pouvais-je faire d’autre ? Je me sentais congédié, passablement marri de
l’aventure et surtout de son épilogue. Durant le restant des trois jours que nous
devions encore passer à la cour de dame
Sorghatani Beki, je ne fis qu’entrevoir ma belle combattante. Pour ne rien vous
cacher, j’en conçu vif dépit attribuant cette réserve à quelque muet reproche
sur mes aptitudes aux ébats de couples. Les Tatars sont sans doute de rudes
reproducteurs. Fort heureusement les préparatifs du
départ accaparèrent mon temps et toute mon énergie. Les chamans procédèrent à
la cérémonie du Tengri, le « blanchiment de la route » qui consiste en une
aspersion de lait à l’aide d’une louche appelée tsatsal.
Nous allions reprendre la route pour
Chambalech, ou pour Khanbalik ou encore pour Cambaluc. Ce qui est chose
unique, car ce nom vient du turc « qan
balïq », qui signifie ‘Grande ville’, et se peut orthographier de moult façons. La
dynastie Yuan vient d’y établir la nouvelle capitale du royaume.
Le séjour que nous venions d’effectuer chez dame Beki nous avait convaincu que
l’empereur Kubilaï est un souverain raffiné et éclairé, ayant complètement
rompu avec les massacres pratiqués systématiquement selon les traditions par
ses ancêtres, lors des funérailles royales notamment ou des milliers de
prisonniers, ses femmes, ses ministres, tous ses serviteurs ainsi que ses chevaux
étaient mis à mort pour l’accompagner et
le servir dans l’au-delà. Nous avons été rassurés de ce qu’il apprécierait l’apport
culturel constitué par notre enseignement des valeurs de la civilisation occidentale.
Pour ce que ces nouvelles comportent de rassurant, nous ne sommes point sereins
sur la nature de l’accueil qui nous sera réservé une fois rendu.
A trois bonnes journées de marche de notre destination, une forte escorte
dépêchée par le Khan, vient nous encadrer. Cette mesure n’est pas dictée
par des motifs de sécurité, l’empire joui d’une grande quiétude, la criminalité en
est sévèrement réprimée et paraît bannie
des mœurs chez les nomades. Le chef du
détachement nous explique qu’il s’agit d’une marque honorifique réservée aux
dignitaires de très noble qualité. Ce geste
nous laisse bien augurer de la suite de notre ambassade.
Chapitre VII. A-Chu.
Si nous fûmes tous reçus en grandes et
belles cérémonies, seuls messires Nicolo et Matéo eurent droit à un entretien
particulier qui se déroula dans le secret des appartements personnels de
l’empereur. Cela se passait avant que le soleil ne fut haut dans le ciel.
Précédant la méridienne, des réjouissances étaient annoncées en
prélude à la solennité de remise des présents apportés, de la part du pape,
par les frères Polo. D’après ceux-ci,
l’entrevue privée n’avait eu d’autres buts que de définir nature et ordre de leur
délivrance, entre les mains du grand chancelier. Le point culminant de la
cérémonie était constitué par l’apparition de l’ampoule d’huile sainte venue de
Jérusalem. La fête fut remarquable et suscita un grand enthousiasme parmi les
gens de la cour et les badauds admis à en observer le déroulement. Le banquet
offert ensuite aux invités, rassembla plus de mille convives. Les mets les plus rares
les vins les plus capiteux y furent servis. Musiciens et danseuses s’y succédèrent,
jusqu’à l’aube du lendemain.
Les jours suivants et ceux de trois semaines d’affilé, furent occupés par les
visites des palais et édifices remarquables de la noble et grandissime cité. Ces
promenades se déroulaient entre chaque
audiences ou nous comparaissions, tantôt ensembles tantôt non, devant le grand
Khan, ses chambellans, ministres et
conseillers. L’huile sainte n’obtint pas le succès
espéré, après avoir, sur la demande de Kubilaï en personne, été apposée sur des
plaies purulentes, celles-ci continuèrent de s’infecter. Identiquement, présentée
aux bubonneux et scrofuleux, les malheureux continuèrent de souffrir leurs
maux. A suite de ces infructueuses tentatives, les vertus miraculeuses de la
sainte-chrême furent fortement mises en doute et elle cessa rapidement de
passionner princes et manants. En revanche les connaissances de
messire Angeot Colombus, dans le
domaine des sièges et des machines de guerre, passionna grandement généraux
et ministres. Pour dire le vrai, dans le gouvernement mongol, il n’était point
aisé de trouver une personne qui ne fut enthousiasmé par le sujet. L’empereur
souhaita l’entendre longuement sur ces matières. Honoré et flatté, mais aussi un
peu inquiet de ses aptitudes à saisir les desideratas du Khan, le vieux soldat
exigeât de s’attacher ma participation a toutes les démonstrations. A ce titre, j’eu
droit à une école exhaustive sur l’art des combats chez nos hôtes.
- D’abord le chiffre neuf ! L’armée en son
entier est appelée Ourdou, mot qui fut transformé en ‘hordes’, par la suite au
cours des conquêtes…Il me vient en
mémoire t’avoir déjà entretenu sur ce point, non ? Peu importe d’ailleurs.
L’unité de base est un peloton de neuf cavaliers, commandé par un chef. Tu
noteras Gihlem, que cela fait neuf plus un égale dix, l’équivalent de notre dizainier
occidental. Bon, neuf pelotons composent un escadron, soit quatre-vingt-dix
cavaliers plus neuf dizainiers et un chef d’escadron ce qui fait cent hommes au
total. Dix escadrons forment une gourane, comportant neuf cent quatre-
vingt dix neuf hommes plus un chef. Enfin, neuf gouranes font une tourane.
L’armée est constituée de l’ensemble des
touranes commandées par un état-major, nommé iourt-chi. Les meilleurs parmi les
officiers peuvent devenir des oerleuks, qui sont des sortes de maréchaux.
L’originalité en est qu’ils sont aussi bien issus des castes privilégiées que du
commun, la valeur seule servant d’étalon d’appréciation. Même les fils et membres
de la famille du grand Khan sont évalués lors de leurs premières campagnes. En
cas de rapports défavorables, ils sont rétrogradés comme simples guerriers.
Ensuite Gihlem, il faut chasser de ton esprit la vision de hordes déferlantes en
une charge sauvage et incontrôlée, quid
des sauvages féroces livrés totalement à
leurs instincts. C’est absolument tout le contraire, les Mongols combattent de
façon très méthodique, usant de logique
et de pragmatisme. Organisation et discipline leur valurent, et leur vaudront
encore, de nombreuses victoires. Car la discipline la plus stricte règne et
l’obéissance absolue est exigée. Les rares manquements aux règles sont punis par
la mort, à tous les niveaux de la hiérarchie. En revanche chacun à droit à
la parole et à l’initiative. La contradiction n’est pas une faute, dans la mesure où
elle ne remet pas en question un ordre reçu mais est formulée lors d’assemblées.
Avant chaque bataille se tiennent de grands conseils de guerre, à cette
occasion un simple archer peut donner
son avis, contester celui de ses camarades ou de ses chefs. Pour être
exécutées sans hésitations lors du combat, les manœuvres sont répétées
maintes fois lors des entraînements. Autre point fort majeur de cette armée,
l’encadrement bénéficie d’excellents moyens de communication et de liaison.
Sur le champ de bataille les officiers utilisent un système de trompes et de
drapeaux que l’on abaisse ou soulève afin de permettre au général en chef de
déplacer ses troupes ou de choisir les modes d’actions, comme la charge, la
retraite ou le contournement.
Complémentairement, des estafettes
appelées ‘cavaliers-flèches’, transmettent les ordres d’une gourane à l’autre en un
temps record par l’utilisation d’ingénieux
systèmes de relais. Une autre chose très importante que même un rêveur comme
toi n’a pu faillir à observer. Les mongols utilisent des armures en cuir laqué, mais
as-tu été en mesure de voir qu’elles étaient doublées de soie ? Cet
agencement n’est pas motivé par un quelconque souci d’élégance, mais par la
recherche d’une protection vraiment efficace. Oui tu m’a bien entendu, c’est
un prodige de ces gens là que d’en avoir imaginé pareille usage. Lorsqu’un cavalier
est frappé par une flèche, celle-ci pénètre le cuir et rentre dans la chair ! Mais la
soie, matériau d’une extraordinaire
souplesse, n’est pas percée, simplement enfoncée dans la blessure par la pointe.
Leurs chirurgiens peuvent alors facilement enlever la flèche en tirant sur
le tissu. L’autre avantage est que cela réduit les risques d’infection en facilitant
le nettoyage et le bandage de la plaie. Ce simple procédé, très efficace permet
parfois au guerrier de retourner immédiatement au combat. J’ai pu en
juger, lors de la bataille de Liegnitz, en 1241… Mon garçon, rappelle-moi de te
raconter ce terrible affrontement, dès que nous en aurons le temps, ce fut un
carnage ! Autre faculté, ces cuirasses
sont légères, fatiguant moins le soldat et
sa monture, laissant plus de liberté d’action ainsi qu’un meilleur champ de
vision. Ce sont là énormes avantages sur
leurs adversaires, chevaliers Francs ou cataphractaires byzantins, dont les
lourdes armures métalliques limitent vision et mouvements. Jusqu’à leur
armement qui est supérieur au notre. Ainsi leurs courtes épées, légères et
courbes permettent de parer ou feinter facilement s’avérant plus maniables que
les longues épées droites et lourdes qui équipent nos chevaliers. Cette arme est
véritablement conçue pour les combats rapprochés. Type d’affrontement que
leurs permettent d’éviter l’utilisation de leurs arcs, d’une fabrication complexe. Ils
utilisent la technique dite ‘à double
courbure’, assurant une portée supérieure à quatre-cent pas28, quand les nôtres
n’atteignent pas la moitié de cette performance. Même leurs chevaux trapus
constituent un point fort tant ils sont rustiques, endurants sans peine le froid
et les longues distances. De plus ils sont habitués à trouver eux-mêmes leur
nourriture, se contentant de lichens ou d’une maigre herbe gelée qu’ils cherchent
sous la neige. Point donc besoin de chariots de fourrage, comme en nos
armées. Mobile et nombreuse, la cavalerie déclenche le combat où et
quand elle le souhaite, se repliant
facilement lorsque la cavalerie lourde
ennemie se rapproche par trop. C’est une tactique particulièrement efficace ; assaut
faible, suivi d’un simulacre de fuite. La
cavalerie lourde se lance alors à la poursuite, les mongols plus légers et
rapides les harcellent alors, désemparées nos unités perdent leur compacité et sont
facilement taillées en pièce lorsqu’elles entrent au contact. Les mongols utilisent
des stratagèmes divers pouvant êtres proposés par n’importe quel officier ou
sous-officier, dans le but de dérouter leurs adversaires. Ils sont essayés et
répétés pendant la préparation de la campagne et servent à l’instruction des
gradés. Car, et c’est une chose remarquable, ils n’agissent point comme
chez nous, par emportement ou colère.
Chez eux, les guerres sont préparées bien avant d’être déclarées. Des espions
implantés longtemps à l’avance renseignent sur l’état du moral, la
stabilité des peuples attaqués. Plusieurs mois auparavant, des reconnaissances
signalent les passages difficiles, les points d’eau, les pâturages, les déserts et les
zones qui n’offrent pas de possibilités de pillage, pour prévoir le ravitaillement
nécessaire. Les déplacements sont protégés très en avant, les éclaireurs
renseignent sur la position de l’ennemi, sa force. Ne négligeant pas de signaler
telle ou telle calamité climatique, qui
pourrait rendre la traversée d’une région
plus hasardeuse. Les avant-gardes sont capables d’affronter d’importantes forces
en donnant au gros de l’armée le temps
d’intervenir. Flanc-garde et arrière-gardes complètent le dispositif. Par ce biais, ils
obtiennent souvent une victoire rapide sur tous leurs opposants. Seul point faible
dans cette armée, ils ignorent tout de l’art du siège. Jusqu’à présent ils se
contentent de détourner les rivières, pour priver d’eau les villes assiégées. Ou
encore, quand ils en ont la patience, de les réduire par la famine. Procédés
empiriques et insuffisants, tu dois en convenir avec moi. Eh bien, mon garçon,
c’est sur ce point que nous présentons un grand intérêt à leurs yeux.
- Mais ! N’es-ce point là, félonie de notre
part ? Puisque par ce fait nous leurs bayerons les moyens de nous réduire
dans les batailles qui nous peuvent opposer. Le cas n’est-il pas envisageable,
que l’envie de conquêtes les empare à nouveau ?
-Si fait ! Si fait, pour autant le commerce ne s’embarrasse point de ces subtilités.
En l’occurrence ils ont donné toutes affirmations d’avoir définitivement
renoncé à envahir l’Europe centrale et occidentale. Par raison, disent-ils ; « Du
respect de la valeur des peuples d’occident ». Mais à mon idée, surtout
par cause de la fatigue consécutive à de
très longues guerres. Il faut y ajouter,
d’un raisonnement purement militaire, l’exiguïté des pâturages de la plaine
Hongroise. Sans compter les difficultés
qu’ils éprouvent pour manœuvrer la cavalerie mongole dans les épaisses
forêts européennes. Leurs tactiques de guerre ne sont tout simplement pas
adaptées à la géographie de nos contrées.
- Hé bien ! Acceptons-en l’augure messire, car j’aurais je vous le confesse
grand scrupules à faciliter par mon œuvre la chutes de nobles forteresses, sur les
marches et au sein même de la chrétienté.
Le lendemain devait avoir lieu notre
première entrevue avec Kubilaï et ses
généraux. La rencontre nécessitait de se dérouler dans un pavillon que l’on nous
affirma être tout spécialement et exclusivement réservé aux débats d’ordre
guerrier ou se rapportant à l’art de la guerre. J’y assistais sous l’identité qui
était devenue la mienne, celle de messire Marco Polo.
A notre entrée un épais silence se créa tandis que l’on s’écartait pour nous
laisser libre l’accès jusqu’au grand Khaân. Le monarque ne siégeait point sur un
trône, mais debout à l’extrémité d’une longue table. Placé à sa droite, se tenait
un homme de haute stature. De l’autre
coté, légèrement en retrait, était un
guerrier en courte armure. Sa position en contre-jour empêchait de le clairement
distinguer, cependant la silhouette et
l’allure m’en parurent étrangement familières dès l’abord. C’est donc sans
réelle surprise, lorsqu’elle se tourna dans notre direction, que je reconnus
Bekhchin. Cette diablesse avait donc un rang de haut commandement.
Parvenus à vingt pas de l’empereur, nous plaçâmes notre main droite sur le cœur et
inclinâmes la tête et le buste, en signe de respect et de soumission, attendant sans
plus bouger. Tout cela conformément au rite protocolaire qui nous avait été
préalablement inculqué. Bekhchin s’avança alors, sans mot dire, pris ma
main qu’elle déposa sur sa propre tête
inclinée. Me libérant le bras, elle recula de deux pas pour annoncer à voix forte
être mandatée par son souverain ici présent au titre et à la fonction
d’interprète officiel. Puis elle ajouta rapidement que cette charge se pouvait
cumuler avec celle de notre propre traducteur, celui-ci nous pouvant rester
attachés selon notre bon vouloir. Pivotant pour faire face à Kubilaï, elle força
davantage sa voix afin de décliner nos noms, complétés de nos qualités
d’envoyés spéciaux, émissaires de sa sainteté le pape Grégoire X, ainsi que les
souverains Francs représentants de toute
la chrétienté d’occident. L’empereur fit un
geste de la main et tout aussitôt chacun de s’agiter et reprendre la conversation là
ou il l’avait quittée. Bekhchin en profita
pour me chuchoter que son geste n’était pas simplement destiné à la
reconnaissance de sa charge auprès de nous, mais qu’elle marquait ainsi s’offrir
comme responsable de ma vie, sur la sienne, auprès de son suzerain et de ceux
de sa race. Elle ne pu en ajouter d’avantage, l’homme grand qui flanquait
le khan lui demandait derechef de nous informer des récentes décisions prises
précédant notre arrivée en ce lieu. Retirés un peu à l’écart, nous prêtâmes
toute l’attention dont nous étions capables aux propos de notre nouveau
mécène.
- Voici bientôt cinq longues années que le général A-Chu tient siège autour de la
ville forte de Xiangfan. En pure perte, le verrou ne saute pas les murailles en sont
épaisses et résistent. Or notre Seigneur le grand Khaân, n’attend que la reddition
de cette place pour mettre de manière définitive l’empire Song à genoux. Nous
avions auparavant appris par le lettré Perse, Rashid ed-Din, l’existence de
machines qu’il appelle des « armes franques ». Depuis le passage de
messires Po-lo29, voici plusieurs années déjà, nous attendons les plans et surtout
les maîtres capables de concevoir et
édifier ces engins, que vous nous avez
précisé s’appeler « pierrières ». Il va sans dire que nous attendons d’eux surtout
qu’ils soient en mesure de les utiliser
avec efficacité ainsi que de former nos propres servants. L’empereur a été
assuré lors du retour de ces mêmes personnes, que les gens de leur mesgnie,
dont principalement vous Messires Marco et Angeot, étiez en mesure de vous
charger de cette très noble et importante fonction. Dans l’attente de votre arrivée,
des listes d’artisans et personnes qualifiées, pontonniers, sapeurs et
artificiers, ont été communiquées à nos espions. Ceux-ci en ont fait le relevé,
dans les places dont nous envisagions la conquête. Ces personnages et leurs
familles ont été soigneusement épargnés
lors de la prise de ces villes, puis intégrés au corps du génie que nous venons de
créer. Une solide rétribution et de multiples avantages nous permettent de
conserver leur fidélité. C’est au seigneur Ogodaï, celui qui se tient actuellement au
coté de l’empereur, qu’échoit le commandement de cette prestigieuse
unité auxiliaire. Si vous confirmez accepter votre mission, vous serez
dépêchés à l’ilkhan Abakan pour faire réserver des madriers et réquisitionner
des ingénieurs... Acceptez-vous ? Si tel est le cas, vous devez en faire le serment
devant l’empereur et ses conseillers,
ensuite vous serez placés à disposition du
seigneur Ogodaï. Je reste à vos côtés pour toute la durée de cette mission.
Bien entendu, il était hors de question de refuser céans, une telle proposition.
N’étais-ce pas d’ailleurs pour elle, que ce long et périlleux voyage avait en grande
partie été entrepris et mené à bien. Notre décision était cependant fortement
affectée par l’incertitude dans laquelle nous étions sur les implications pouvant
découlées d’une telle alliance. Mais il était grandement tard pour tergiverser. Et puis
les Polo étaient hommes de négoce, avant toutes autres considérations.
Sous l’escorte d’Ogodaï nous suivîmes les troupes qui allaient rejoindre les
assiégeants. Dans les bivouacs je
partageais ma tente avec maître Angeot, mais dormais le plus souvent sous la
petite yourte de campagne dévolue à Bekhchin. Depuis nos retrouvailles, le
comportement de cette indomptée combattante avait changé, du moins pour
ce qui concernait le déduit. Plus tendre, plus participative, nos ébats n’étaient
plus batailles mais tendres excitations. Au fil du temps nous discernions mieux, l’un
chez l’autre, les qualités fondamentales transparaissant sous le vernis de nos
éducations respectives. Plaisant périple donc, qui nous mena bien trop vite à mon
gré, dans les approches de Xiangfan.
A peine fûmes nous parvenus aux limites
de cette province que Le général A-Chu nous dépêcha une escorte. Poussant la
courtoisie, lorsque nous n’en fûmes plus
qu’à deux jours de chevauchée, jusqu’à quitter ses campements afin de se porter
lui-même à notre devant. Dans l’intervalle, Bekhchin fidèle à ses devoirs
d’intermédiaire privilégiée, entreprit de me rapporter l’histoire de ce général à la
carrière aussi prestigieuse que singulière. - A-Chu est ce que l’on appelle un Hui, le
fils d’un chef du royaume Champâ. Les Chams sont les occupants depuis des
temps immémoriaux d’une province musulmane du Yunnan. Grande province,
conquise de longue date et placée sous la protection de l’empire Mongol. Toute sa
famille fut massacrée au cours d’une
invasion, menée par l’empereur du Cathay. Le jeune A-Chu fut capturé, puis
castré à l’âge de neuf ans. - Quelle horreur, pourquoi mutiler ainsi
un enfant ? - Marco, la castration n’est qu’une
coutume ancestrale qui est appliquée uniquement aux fils des chefs de guerre
enlevés à leur famille. Ils peuvent de la sorte être intégrés à la caste des
eunuques de la Cour impériale. Dans le cas de A-Chu, sa vive intelligence lui
permit de graver les échelons, jusqu’à devenir ‘Grand Eunuque’. Les eunuques
possèdent beaucoup de pouvoir, grâce
essentiellement à leurs relations
privilégiées avec l’empereur. Il obtint par ce biais l’autorisation, très exceptionnelle,
d’effectuer le pèlerinage de la Mecque
tout comme son père et son grand-père avant lui. Ce voyage lui valut le privilège
de porter accolé à son nom le préfixe honorifique ‘Hadji’ attribué par ses
coreligionnaires... Ainsi que d’être à nouveau capturé, mais par nos troupes
cette fois. Libéré, il pu regagner son pays et reprendre son héritage. Hélas tout
avait été ravagé et détruit, le Gouverneur de la province demanda, en son nom, une
aide au Grand conseil. Au regard de la noblesse et de la fidélité
antérieure de sa famille, il lui fut confié la gouvernance de l’exploitation du sel de
terre, ainsi que du commerce de ces
gemmes qui est un monopole d’État. Sa réussite dans l’exercice de cette charge et
sa renommée, lui valurent d’être remarqué par notre souverain.
Comprenant tout l’intérêt que pouvait représenter la mise à profit de sa bonne
connaissance de nos adversaires Song, le Grand Khan par un décret impérial lui fit
attribuer un titre de général. Depuis, il se voit confier toutes les responsabilités
réclamant plus de réflexion que d’audace. Mais le voici à nos parages, tu vas
pouvoir juger par toi-même.
Deux semaines plus avant, les matériaux
et fournitures étaient en quasi-totalité parvenus aux emplacements choisis
derrière nos lignes. Angeot était tout à
son affaire, classant, mesurant. Vérifiant les pièces, qu’une troupe d’artisans
façonnaient à sa demande. Mener à bien l’ouvrage d’édification de ces lourdes
pièces de siège, n’était certes pas une aventure relevant de l’improvisation. Pour
autant, à ses remarques bougonnes et sa façon d’esquiver mes plus anodines
questions, il m’était vite apparu que messire Colombus concevait un certain
dépit de ma nouvelle importance. Particulièrement en raison que celle-ci
découlait non de mes mérites mais du simple fait de ma liaison avec un
dignitaire de l’empire. Je m’en ouvris
aussitôt à ce dignitaire, car celui-ci était de surcroît une proche de l’empereur.
Bekhchin fit aussitôt en sorte de lui obtenir en magistrale cérémonie, un titre
de ‘Grand maître armurier’ créé pour son usage spécifique. Cette nomination lui
ayant value hommages et considérations au sein de l’ost et des sujets, mon
compagnon s’en trouva fort rasséréné. A preuve, il entreprit de me faire mander
sur le chantier, entreprenant derechef de me tenir long et savant discours. De
celui-ci il m’appartenait de démêler ce qui tenait de pure technicité, de ce qui
relevait de simples considérations.
- Les frères Polo avaient promis au Khan
de lui fournir des Pierrières. Bast ! Ces engins comme tu ne l’ignore pas, sont
constitués d’une verge ou balancier, au
bout duquel est attachée une poche contenant les projectiles. Pour l’actionner
il faut tirer sur l’extrémité courte de la verge. Un contrepoids peut-être ajouté à
cette extrémité pour en faciliter le maniement. Dans cette disposition, la
pierrières est alors appelée ‘bricole’. Mais chez nous cette arme est utilisée
principalement pour la défense, non pour l’attaque. D’ailleurs son surnom en est
« l’arme des femmes » puisque les femmes et les enfants sont souvent
dévolus à servir ce type d’armement. - Oui, j’ai même pu ouïr que Simon de
Montfort avait été tué par un boulet lancé
d’une pierrière, lors du siège de Toulouse en 1218.
- Cela semble avéré ! C’est pareillement une pierrière qui répondait coup pour
coup au mangonneau des croisés, lors du siège de Montségur en 1244. C’est bien à
ce propos que j’appuie ma décision de bâtir des trébuchets. Ce ne sont autres
que des mangonneaux améliorés, en ce sens que leur contrepoids, appelé huche,
est articulé. Cette modification confère de nombreux avantages, notamment en ce
qui concerne l’équilibrage. Il nécessite également moins de servants pour être
réarmé. Vois-tu, une autre attribution
allant en faveur de mon choix, en usant
tes yeux sur ces parchemins. - Diantre, oui ! Messire, et non des
moindres. Pour tirer ses boulets, gros au
maximum comme une tête d’homme et pesant à proportion, la pierrière ou le
mangonneau doivent s’abriter derrière des palissades et des toits. Sauf cette
précaution, ils seraient rapidement décimés par les flèches des archers
ennemis. Ceci pour la stricte raison qu’ils doivent approcher a leur portée de tir,
s’ils veulent que leur engin soit d’une quelconque efficacité. En comparaison, le
trébuchet est en mesure de lancer des boulets ou charges d’un poids égal à celui
de deux hommes en armure, tout en restant hors de portée des tirs adverses
tant est grande leur puissance. Vous avez
fait là un fort bon choix, je vous en félicite, monsieur le Grand maître
armurier. - Te moquerais-tu, maudit garnement ? Il
t’en pourrait cuire ! Garde plutôt, par devers toi, les plans que tu as en main et
va donc porter la preuve de ta sagacité et de ta valeur, ailleurs qu’au lit, en t’en
allant faire ériger une de ces machines sur le terrain qui lui est réservé au midi
de la ville assiégée. Je reste à ta disposition si, comme je le présume, tu
éprouve difficultés à ce faire.
La gageure n’avait rien d’anodine.
Parchemin sous les yeux, il m’est fort difficile d’imaginer l’ouvrage achevé. Par
quel prodige le tas de planches, madriers,
poutres et chevrons qui gisent sur le sol, pouvaient-ils aboutir en une concrète
réalisation. Surtout en une exécution conforme, en quelque point que ce fusse,
aux représentations. Les croquis qui illustrent le texte sont tout bonnement
aussi hermétiques à mon entendement que les écrits qui se devraient de les
expliciter. Je ne saurais résister au plaisir de vous en infliger céans un complet
aperçu ; « Si vous voulez façonner le fort engin qu’on appelle trébuchet, faites ici
attention. En voici les sablières comme elles reposent à terre. Voici devant, les
treuils et la corde double avec laquelle on
ravale la verge. Vous le pouvez voir en cette autre page, il y a grand faix à
ravaler, car le contrepoids est très pesant, constitué par la huche pleine de
terre, qui fait cinq grandes toises de long. Et au décocher de la cheville, pensez ! Et
vous en donnez garde, car elle doit être maintenue à cette traverse du devant
comme indiqué. » L’auteur de ce texte sibyllin à cru bon d’ajouter une précision
en regard, destinée sans doute à éclairer les profanes de mon acabit ; « Les
mesures en toises sont à transposer des dimensions portées par pieds sur le
plan ».
Pour ma modeste intellection, cela n’est
qu’amphigouri d’ingénieur, galimatias d’initié et charabia de docteur. Les
planches comportant illustrations de
dessins avec cotes n’est pas d’un bien meilleur secours, que l’on en
juge plutôt... Portés au fusain fin, sont nombreux dessins. On y peut distinguer
deux sablières, espacées l’une de l’autre de huit pieds et ayant chacune trente-
quatre pieds de long. A quatorze pieds de l’extrémité antérieure des sablières est
une traverse qui, à l’échelle, paraît avoir vingt-cinq pieds de long. Puis quatre
grands goussets formant une croix de Saint André horizontale, entre les deux
sablières longitudinales. Placés près de l’extrémité postérieure, les deux treuils
accompagnés de deux grands ressorts
horizontaux en bois. C’est là énorme engin et l’auteur a raison de
recommander de prendre garde à soi au moment où la verge décoche son tir. Pour
ma part, je m’attelais à l’ouvrage avec ardente volonté. Je dois à la pure vérité
de confesser que sans l’intervention opportune de mon maître et compagnon,
le résultat n’eut point été à la hauteur de mes espérances. Quoi qu’il en fût,
succédant à cinq longues années d’un siège qui eut pu facilement en supporter
le double, moins d’un mois après notre arrivée les murailles épaisses de Xiangfan
furent ruinées. Le général A-Chu reçu la
reddition des assiégés, n’ayant n’éprouvé
nulles autres difficultés pour s’emparer de la ville forte. Restait à exploiter cette
victoire, pour enlever toutes autres
forteresses ayant velléités de résistance et ainsi, par ces actions asseoir
définitivement la suprématie du grand Khaân. Nos mangonneaux furent utilisés
par la suite dans chaque bataille, avec un invariable succès. Notamment sur le
fleuve Yangtze où j’eu l’idée d’équiper une grosse galère avec une version
réduite de cet appareil. Grâce à cette innovation la flotte ennemie fut anéantie.
Dans l’année qui suivit l’empire Song se rendit sans conditions.
Auréolés de cette prestigieuse victoire,
nous regagnons la capitale. Fêtes et
honneurs, à la hauteur de nos réussites, se succéderont trois jours d’affilé.
Dorénavant je suis ordonné, et mes compagnons avec moi, au service direct
de Kubilaï Khan. Attachés au palais du suzerain, nous ne dépendons plus du
gouvernement, encore moins de l’administration Song. Ma fonction
personnelle n’est pas celle d’un fonctionnaire, mais celle d’un « homme
de l’empereur ». Cette réussite exceptionnelle n’est pas entièrement due
aux exploits guerriers ou mérites personnels, les intrigues de Cour y
participent d’une large part. En bonnes
comme en mauvaises intentions. N’eut
été l’intervention de Bekhchin, un complot nous aurait coûté la tête à tous,
sans nuls doutes.
Nous sommes, depuis matines de cette
belle journée, à la tête d’une forte délégation en route pour la province de
Yangzhou. Matéo rentre d’une longue ambassade portée au pays des « fils des
matins calmes »30. Une contrée, tout au levant dans la mer qui borde l’empire de
ce côté. L’empereur est intervenu personnellement, pour que mon ‘oncle’ se
joigne à notre mission. Sans doute estimait-il, et à juste titre, qu’une tête
chenue serait utile pour modérer mes ardeurs de jeune notable. Car je me
rends à Ganzhou afin d’y prendre
possession de ma nouvelle charge de gouverneur. Honneur mais surtout sage
mesure, visant à nous éloigner des jalousies et suspicions de son entourage.
Nicolo et Angeot préparent de leur coté l’invasion d’un royaume lointain, située
au levant, par lequel ont peut accéder facilement à la mer des Célèbes et
rejoindre les routes maritimes qui desservent l’occident. Cette position
stratégique de tout premier ordre, ne pouvait échapper à l’annexion au sein de
l’empire, bon gré mal gré.31 Au vu des préparatifs qui occupent nos
compagnons, le mauvais gré semble
l’avoir emporté. Chevauchant aux cotés de Matéo plongé
dans ses pensées, j’ai bien l’intention de
lui faire part de nos récents avatars dont il est encore dans une complète
ignorance. Cette route sûre et tranquille, propice aux échanges de confidences,
semble s’y prêter. Je suis soucieux qu’il ne soit informé par une autre source et
ne vienne à me suspecter de dissimulation. Je m’approche donc
hardiment pour engager parole. -Voyez-vous mon oncle, puisqu’il faut
bien vous appeler ainsi, et soyez convaincu que cela constitue un insigne
honneur pour l’humble Gihlem du Rosemont, écuyer au modeste blason, qui
sait tout ce qu’il doit à votre bonté.
Voyez-vous notre protecteur est un souverain bon et éclairé. Je n’en veux
pour preuves que ses récentes décisions. N’a-t-il pas décidé de rénover et
d’étendre le réseau de routes du nouvel empire, ainsi que de faire rebâtir les
édifices publics et même d’entreprendre le creusement d’un grand canal. En outre
il protège les arts et se montre tolérant à l’égard des différentes religions,
accueillant prêtres nestoriens et Lamas tibétains. Je dois préciser pour garder
entière objectivité et sans que cela amoindrisse ses nombreux mérites, que
sur ce dernier point, sa tolérance trouve
une exception. - Oui !...Tiens donc, vous m’en direz tant.
- A l’endroit du taoïsme, pour lequel il
éprouve une vive méfiance. La cause en remonte fort loin, à l’époque ou son frère
Mögke était encore ‘Grand Khaân des Mongols’ et lui simple Khan. En l’an de
grâce 1253 du règne de notre seigneur Christ, Kubilaï avait eut l’intention de
faire venir le deuxième Karmapa, le Karma Pakshi, pour être par ses soins
initié à cette philosophie ou ce culte, je ne sais ! Or le moine déclina l’offre, au
prétexte de ne vouloir pas causer de conflits avec l’école des Sakyapas dont
l’influence était solide auprès de l’empereur régnant. A la mort de son
frère, le nouveau Khaân demanda, une
nouvelle fois, à Pakshi de venir le rejoindre.
Le moine n’eut cette fois d’autre recours que d’accepter, les Khaân Mongol étant
reconnus par le Karmapa comme disciples. Pakshi s’engagea donc sur les
longs chemins qui mènent en Mongolie. Trois ans de voyage pour à l’arrivée se
voir arrêté et exilé sur ordre de l’empereur, qui ne lui avait toujours pas
pardonné son précédant refus. Il se trouve, mon oncle, que j’ai rencontré cet
homme humble et instruit, morfondu de ne pouvoir rentrer chez lui. Vous me
connaissez messire, sa détresse ne
pouvait me laisser indifférent. Ému, j’ai
commis l’erreur d’intercéder, directement et sans précautions, auprès du souverain
pour qu’il pardonne ou adoucisse la peine
du moine. Oh ! J’ai obtenu gain de cause, mais dans le même temps froissé des
susceptibilités, qui nous valurent très grand péril. Car vous devez savoir
qu’après la cinglante rebuffade que nous venons d’évoquer, furieux Kubilaï
souhaita alors s’initier au bouddhisme. Il demanda à un prince de sa race nommé
Godan, de lui confier Drogon Chögyal Phagspa, moine tibétain âgé de vingt-
trois ans qui enseignait l’école du bouddhisme tibétain à laquelle il
appartenait. Il advint qu’en 1260, l’année où il devint Khaân, Kubilaï nomma
Chögyal Phagspa régent Impérial. Belle
promotion mais mauvaise nouvelle pour le Karma Pakshi, car Phagspa, qui fut
ainsi le premier sous ces cieux à introduire une relation entre l’État et la
religion, ne l’appréciait que fort peu et s’employa à persuader le Grand Khaân,
qu’un bannissement à vie s’imposait. Pour renforcer encore sa position et
asseoir son influence, Chögyal Phagspa prétextant la nécessité d’unifier le
multilinguisme de l’Empire mongol, su convaincre son protecteur que sa
dynastie avait besoin d’une nouvelle écriture. Il se vit aussitôt confier cette
tache. Le Lama modifia l’écriture tibétaine
traditionnelle, créant une nouvelle série
de caractères. Finalisée en 1268, elle est devenue l’écriture officielle de l’empire, y
compris à la place des sinogrammes
utilisés par la dynastie Song et celles avant elle. Inutile de vous dire que le
ressentiment de l’élite lettrée, les mandarins, fus forte et perdure encore de
nos jours. Mais là n’est pas notre actuel souci. Pour ce qui nous concerne, ce
réformateur grisé par sa grande notoriété et jaloux de ses prérogatives,
probablement mal conseillé aussi, se mit en tête de considérer mon intercession
comme une atteinte à ses privilèges et en prit ombrage. Apparut alors une sombre
cabale, montée de toutes pièces, prétendant que les chrétiens, nous par le
fait, fomentaient une révolte en alliance
avec les Mandarins. Pour preuve de cette accusation…un ouvrage. Mais pas anodin,
c’était le livre Mong-T’ï Pi-t’un, « Note du ruisseau de rêve ». Réalisé à moult
exemplaires identiques, en utilisant des planches comportant des caractères
mobiles, sur le modèle de ceux fabriqués par le forgeron-alchimiste, Pi Ching en
l’an 1041. Hélas, la cour des empereur Song avait fait confectionner ces livres
pour obtenir la protection de Bouddha…contre les envahisseurs
mongols. De là à insinuer que le fait se confondait avec la cause, le pas était vite
franchi. Un mauvais vent soufflait,
comment allait réagir le Grand Khan ? Je
ne dus mon salut que par l’intervention providentielle de la noble et brave
Bekhchin. Elle expliqua que je ne savais
pas encore déchiffrer les caractères de l’écriture utilisée, et que ce livre ne
m’appartenait en aucune façon, utilisé pour l’étude non pour la réflexion. Elle
parvint ainsi par sa seule conviction à rassurer le Khaân sur ma bonne foi. Par
ma conduite dans la défense de ses intérêts, ne venais-je pas en outre,
d’apporter les preuves en suffisance de ma fidélité envers l’empereur… Le procès
fut bientôt clos, sans avoir eu besoin d’être débattu. Mais cette alerte m’à
ouvert les yeux sur le fait que nous n’avons pas que des alliés dans
l’entourage du monarque. Je tenais
messire, à vous en faire part pour votre gouverne.
Mattéo ce jour là, n’ajouta aucun
commentaire. Mais il avait lui aussi, compris que nous devions nous montrer
vigilants. Il m’incita notamment à persévérer dans l’étude de la langue en
usage autour de nous, lui-même y renonçant en arguant de son âge trop
avancé pour ce faire. Mon actuelle affectation, prestigieuse tout
autant que fort éloignée, tenait sans doute au principal motif que le Khan ne
voulait pas prendre le risque de mettre à
cette place un mongol car la province
venait de subir une série de répressions terribles.
Outre le couvre-feu permanent, soldats,
milices, hommes d’armes du guet et hommes de police étaient omniprésents
dans les villes. Troupes de cavaliers d’élite, postées sur chacun des
innombrables ponts du fleuve Hangzhou. Mes instructions avaient été on peu plus
claires ! Je devais être l’œil du Khaân sur toute la région du Yangzhou et lui
rapporter, personnellement, mes observations. La formule « Œil discret,
bouche adjointe » avait été prononcée. Angeot avait traduit d’impertinente
façon ; « un mouchard de confiance ». Je dois admettre qu’il entrait pour une
bonne part de vérité dans cette
expression. Pour affirmer mes pouvoirs au même temps que de m’offrir une
protection, j’avais été doté d’un sauf-conduit, un Paiza, dans la langue d’ici.
Les mongols l’appelaient Gerege, c’étaient de minces tablettes en bois, en
argent ou en or, d’une longueur de deux ou trois main et d’une largeur n’en
excédant pas le travers. Ceux en or étaient surnommés « œil de
l’empereur ». L’efficacité en était prodigieuse, un homme sort de la foule,
dépourvu d’attributs et sans uniforme, il montre son « œil »… et passe au dessus
de tous.
Durant notre séjour, qui allait durer trois années, il me faudra aller rendre compte
conformément à mes instructions et ainsi
effectuer plusieurs allers et retours, entre Ganzhou et les trois palais du khan.
Je rentrerai de mon premier rapport, nanti du titre officiel de « Messire », enfin
son équivalent, traduit d’une longue phrase en écriture Phagspa, ayant
semblable signification. La seconde entrevue, me verra attribuée la fonction
prestigieuse ‘d’inspecteur des finances’. Cette distinction sera consécutive à mon
étude sur les tenures de la dynastie Yuan, ainsi qu’aux recommandations que mon
impertinence, passant outre l’oncle Matéo, s’autorisera d’y faire tenant. J’y
relevais que le système économique en
vigueur se fiait exclusivement aux marchands et négociants pour ses
rétributions. Du même temps que les revenus des grands domaines agricoles
obéissaient eux aux règles féodales. Sans en distinguer les produits d’extractions
comme le sel ou les mines de métaux et pierres précieuses. Pour la seule province
de Hangzhou, une taxation modérée sur le sel pouvait rapporter six millions de
saggio d’or, par an32. Cependant, bien qu’appréciant et
récompensant mes efforts, j’allais m’apercevoir que le Khan n’était en rien
préoccupé d’accroître les revenus d’un
empire, qui se trouvait déjà
immensément riche. Voici la manière dont il doit et a plus de trésor que tous
ceux du monde. Bien conseillé, le Grand
Khaân rendit obligatoire, sur la totalité de ses territoires, une première forme de
paiement en utilisant des pièces métalliques à l’effigie d’un cavalier. Le
même conseillé eut alors une idée et le trésor royal introduisit en 1227, une
monnaie faite de simple papier ! Un papier similaire en tout, à celui utilisé
pour l’écriture. Les caractères mobiles en terre cuite mêlée de colle et durcis au
feu, imaginés par Pi-Cheng permit de graver entre 1236 et 1251, plus de
quatre-vingt mille planches xylographiques. Grace à ce papier
d’écorce qui ne lui coûte rien, le khan
achète tant chaque année que c’est sans fin qu’il augmente son trésor. L’usage de
ce papier monnaie ayant été rendu obligatoire sous peine de mort.
Néanmoins, l’accroissement des revenus d’impôts m’autorisa à intervenir sur le
marché des grains, pour en réguler le fonctionnement. Cette mesure assura aux
gens vivant du seul revenu de leurs terres, le bénéfice d’une meilleure
stabilité dans la fixation du prix de leurs productions. Un autre progrès très
important consista en la création de fonds sociaux.
Toutes ces mesures, favorables à
l’expansion et la stabilité de l’empire disposèrent de plus en plus
favorablement le Khan à notre endroit.
Au point de parvenir à lui faire édicter une loi supprimant, de manière définitive,
le massacre de dizaine de milliers de personnes qui par tradition
accompagnait, jusque là, l’enterrement de chaque grand Khaân. En contrepartie,
l’effet pervers de cette confiance fut qu’il refusa absolument toutes tentatives que
nous fîmes pour vouloir regagner, nos familles pour certains, nos terres natales
pour tous.
Chapitre VIII. Achmat
Je ne souffrais point de cet éloignement,
mais tel n’était pas le cas de messires Polo. Les deux frères devenaient
coutumiers, selon une fréquence qui augmentait à proportion que les années
s’écoulaient, d’une langueur pour leur pays de Venise et pour leurs parentés.
Chez messire Angeot, la chose était moins tranchée. Ainsi certains jours se
félicitait-il de son actuelle position pour le confort dont elle était parée. Mais
d’autres fois, une langueur des paysages
de son enfance, la souvenance de tel fromage ou de tel plat spécifiques de sa
contrée lui faisaient rougir l’œil et rendaient l’âme maussade. Moi-même, il
m’arrivait à fréquentes reprises d’éprouver, non le regret de mes versants
Vosgiens, mais forte souvenance d’un tout jeune homme, abandonné par nous
dans une ville très éloignée du centre de l’Europe. Son nom n’était-il pas celui-là
qui me servait quasi quotidiennement pour m’annoncer.
Cette interrogation devenait plus pressante, par le fait que Bekhchin portait
depuis cinq mois le fruit de nos amours.
Le fils de Gihlem Wertl et de Bekhchin Khatun porterait-il le patronyme,
étranger, de Polo, ou reprendrait-il celui de ma filiation ? Les frères Nicolo et
Matéo, consultés à ce sujet, n’y
trouvaient point de réponse et, pour dire le vrais, semblaient bien n’y accorder que
peu d’importance. Dans une année
s’achèverait la deuxième décade du couronnement de Kubilaï Khan. De
grands réjouissements étaient prévus pour la célébration. Nous fûmes envoyés
en délégations porter la nouvelle, dans tous les grands royaumes ayant noué
relations d’ambassades. Long voyage, rendu plus supportable par
la remarquable organisation de la poste impériale. Nos gereges garantissaient
gîte, couvert, chevaux frais et priorité sur les routes. Cependant l’état de Bekhchin
lui imposait d’user de litières, ce qui mettait frein à notre allure. Progressant
vers le midi, nous atteignîmes les confins
de la province qui marque la limite de l’empire Song du Manji33.
Les énormes et fantastiques montagnes qui la bordent donnent accès aux
multiples royaumes des Indes. Le franchissement nous en apparu
impossible, mais les guides qui nous faisaient escorte affirmèrent que c’était là
chose tout à fait commune. Bientôt pourtant nous dûmes affronter des
chemins qui n’en étaient pas. Ce n’étaient au mieux que simples sentes, serpentant
entre parois et précipice effrayants. Le chariot transportant Bekhchin dût être
abandonné et c’est en litière, portée par
dos d’hommes, qu’elle continua le
voyage. La résoudre à accepter ce mode de
transport ne s’avéra pas chose des plus
aisée. La fière guerrière s’y opposait vivement. Pressentiment ou simple
manifestation de son caractère combatif, je ne saurais me prononcer, mais sa
réticence était d’importance. Les bivouacs nous apportaient le repos
des membres sans toutefois nous empêcher de souffrir du froid. Un vent
sournois parvenait à en introduire la morsure, jusque sous nos fourrures.
Heureusement, nous étions munis de cette curieuse tourbe, noire et luisante,
qui était extraite du sol dans les plaines du Zhöngguo. Les régions de hautes
altitudes sont pauvres en forêts, le bois
faisait souvent défaut. Aussi cette tourbe, dure comme une pierre, facile à
transportée bien que très salissante, s’avérait un merveilleux combustible34.
Nous avions fait le plus périlleux et franchi plusieurs cols, notre descente
s’amorçait sur les plaines qui succèdent aux formidables montagnes du ciel35.
C’est alors que nous avons eu à subir un terrible orage. Sous l’effet de la pluie des
roches, de la terre et des végétaux se détachaient des parois qui nous
surplombaient. Dévalant en cascades au fond ses abîmes, nous ne parvenions à
nous en garder qu’en formant protection
de nos écus posés sur piques et toutes
sortes de supports. Dispositif efficace pour de petites masses, une coulée de
matières importante aurait tout balayé.
Ce qui par la grâce de Dieu ne fut pas le cas et déjà nous reprenions espoir.
L’affaiblissement progressif de l’averse nous incita à reprendre la difficile
progression. Hélas, cette décision s’avéra fatale par le malheur qu’un pan entier du
sentier se détacha pour ne plus laisser qu’un vide horrible. Ceux qui étaient
passés et ceux qui étaient restés en arrière contemplaient le tronçon disparu.
Il avait emporté avec lui les porteurs, Bekhchin et son espoir de vie. La douleur
me terrassa au point que je ne pu participer aux travaux qui consistaient à
creuser une sorte de galerie pour
permettre un passage à titre temporaire. Je cherchais avec fièvre un moyen
d’atteindre les corps en contre bas. Las, ils n’étaient même pas visibles, un épais
brouillard montait du torrent furieux que l’on entendait gronder tout au fond. Mes
compagnons durent m’arracher de force à ma contemplation morbide.
C’est dans une sorte de brume semblable à celle qui couvrait les disparus que flotta
mon cerveau durant tous le reste du parcours. Partout dans les royaumes de
l’Inde on a pratique étrange de faire brûler le corps des morts. Chez eux le feu
purifie, chez nous il est désignation de
l’enfer réservé aux hérétiques, aux
idolâtres ou aux gens ayant commerce avec le diable. A chaque bûcher rencontré
par la suite, ma pensée me reportait vers
ma mie gisant sans nulle sépulture, de terre ou de feu.
Combien de nombreuse et nobles citées, regorgeant de soies et de pierreries, dont
les princes ont chasses et venaisons et toutes choses qui conviennent à nobles
personnages, avons-nous traversées. Festins, draps d’or et de soie n’apaisaient
ma douleur. Tant et si bien que ma suite se désolant de mon état, préféra écourter
le périple qui durait depuis déjà plus d’un an.
L’itinéraire initial prévoyait de revenir en suivant une route ne s’éloignant pas
grandement du rivage des mers bordant
les contrées jusqu’au royaume de Si-am. Ce faisant nous passerions par le midi des
hautes montagnes, sans subir l’épreuve d’avoir à les traverser à nouveau. Il fut
pourtant convenu de ne pas s’y tenir et d’embarquer sur une de ces nefs, aux
voiles faites d’étonnantes façons, parfois appelées Sam-pao36. Il s’agissait de
profiter de, ces ‘mouy suan’, nom signifiant ‘printemps’, que les arabes ont
transformé en maw sim, et qui sont des vents réguliers, particulièrement
favorables aux voyages par voie de mer du fait de leur opiniâtreté à souffler six
mois dans une direction et les six autres
mois dans la direction opposée.37 Les
traversées entre chaque États, s’en trouvères rudes et de durées parfois fort
longues, car si le vent est fort, la pluie
qui lui fait souvent escorte ne l’est pas moins. Certaines traites excédaient trois
semaines, sans que fusse aperçu terre ou autres navires. La navigation se faisait
merveilleusement, par le miracle de la verticité d’une pierre d’aimant. Cette
pierre, sur laquelle était posée une sorte de cuillère, à été dite comme « Magnetis
Amalphis » dans le rapport qui en fut fait par un moine savant, nommé Jacopo
d’Aquin, accompagnant de Plan Carpin dans ses premiers voyages38.
La Description en avait été obtenue du mage Shen Kuo de la dynastie Song, qui
vécu entre 1031 et 1095. Grâce à la
constance de cette pierre à toujours indiquer la direction opposée de l’étoile
polaire, le capitan se trouvait dans la capacité de trouver sa route, pourvu qu’il
eu à sa disposition des portulans, même incomplets. L’observation des astres, en
cumul avec les relevés constants de la profondeur des eaux en abordant les
côtes, venaient compléter ses observations.
C’est ainsi avec une grande sûreté que nous fûmes en mesure de contourner
d’immenses territoires. Passant de leur ponant à leur levant, sans perdre notre
route ni notre aptitude de toucher aux
havres qui nous étaient en destination. De cette remarquable maîtrise, nous
bénéficiâmes pour rejoindre la partie des
rivages de l’empire tournée face aux grandes îles du Yamato. Cet archipel dont
le grand Khaân, depuis 1268, s’apprêtait à envahir les royaumes39. Le lecteur
attentif se souviendra que c’est précisément à cette noble tache que
s’étaient employés, avec une efficacité qui n’avait point encore portée ses fruits,
messires Nicolo et Angeot. Par extraordinaire, des ‘courriers-flèches’
nous vinrent informer de la présence de nos compagnons, dans une ville très
voisine de notre lieu de débarquement.
Lorsque nous les retrouvâmes, ils étaient
en grandes entrevues avec un émissaire du pays que ses habitants désignent eux-
mêmes par un vocable signifiant « Pays du soleil levant ». Le Shogun Chinzei
Bugyo de Kamakura se trouvait en grande ambassade, prodiguant efforts et
démarches pour tenter d’éviter un conflit entre les deux puissances. L’affaire
n’aboutis pas et chaque partie s’en retourna à ses préparatifs de guerre.40
La nouvelle du triste sort de Bekhchin était déjà parvenue à Changtou ou se
tenait la Cour du Khan. Des funérailles à défaut d’obsèques lui furent réservées qui
durèrent trois jours d’affilé. Comme je
m’étonnais que ces informations aient pu
nous précéder alors même que nous en pensions détenir la primeur, Angeot me
brocarda d’une telle candeur.
- C’est que vois-tu mon prince, L’empereur envoie des messagers en
différentes parties du monde, mais les différentes parties du monde lui envoient
aussi des messagers. Ces gens, partie diplomates partie espions, propagent
nouvelles et rumeurs, souventes fois sans y mettre plus de discernement que
commères en lavoirs. Hélas leurs dires sont reçut comme évangile.
Les paroles de mon vieux maître,
empreintes d’une sagesse évidente bien qu’entachées d’une amertume qui
m’apparue exagérée, retinrent puis
bientôt accaparèrent toute mon attention. N’ayant plus ma mie pour lui consacrer
mon temps libre, je me vouais à pénétrer de plus près les arcanes du pouvoir.
Kubilaï, amusé ou intéressé par mes idées sur ce sujet, m’autorisa à me tenir
à ses côtés dans le moment ou il se consacrait à l’audition de ces rapports. Il
ne me fallu que peu de temps pour m’apercevoir qu’à leur retour de
missions, ces messagers ne savaient rien lui raconter d’autre que ce pourquoi ils
étaient partis. Et encore bien moins de temps, avant de les tenir tous pour légers
et incapables.
Le Khan partait chasser quelque part sur
ses terres. Par faveur spéciale, autorisation me fut donnée d’instruire les
messagers qui étaient présents par mes
remarques. En substance, je leurs tint un bref propos par lequel je m’appliquais à
leurs faire discerner que l’empereur aimerai mieux ouïr nouvelles et coutumes
des diverses régions, que le strict objet de leurs missions. « Votre Roi se complaît
beaucoup à écouter les choses étranges ». Je les engageais donc à
mettre toute leur attention pour apprendre les diverses choses qu’il leur
serait loisible d’observer à l’aller comme au retour, et dans toutes les directions,
afin qu’en arrivant pouvoir les dire au souverain, sans en omettre aucunes.
Comprirent-ils cette volonté…Il est loisible
d’en douter. Des événements, d’une portée incommensurablement plus
importante, se déroulaient dans le même temps… On me fit quérir.
Le khan venait de regagner Chang-tou, une des capitales de son peuple. À
Karakorum la veille ou l’avant-veille, le premier ministre Achmat avait, été occis.
Des mandarins factieux, membres du parlement de la dynastie Song seraient,
d’après les premiers rapports, les instigateurs de cette vilainie.
L’empereur, transporté de colère nous rejoignit en son palais où il donna
instructions desquelles ressortait que
Messire Po-lo était nommé Enquêteur-
privé, envoyé du Grand Khaân. Horh-khono-sse, surintendant des études,
envoyé adjoint avec le conseiller
d’administration A-li et d’autres. A charge et commandement pour eux de prendre
des chevaux de poste afin de se rendre immédiatement à Khanbalik41 au motif
d’y instruire l’affaire et châtier les coupables après jugement tenu en son
nom.
La décision n’appelait pas de commentaires, dans le même jour nous
prenions la route à la tête d’une forte troupe détachée de la garde personnelle
du khan. Cependant j’éprouvais dans pareils moments plus vivement encore la
cruauté d’être séparé à jamais de ma
fière compagne, Bekhchin.
Chapitre IX. Li-taï Ki sse.
En arrivant dans la grande citée, nous
trouvâmes vive agitation, mais point traces d’une rébellion ou de la moindre
action de guerre. Les gens vaquaient à leurs occupations d’usage, paraissant peu
ou prou affectés du drame. Il en allait tout autrement dans le palais
ou résidait le premier ministre et sa nombreuse domesticité. Celui qui nous
reçut était un lettré, donc mandarin, nommé Yüan sse. Il nous informa
d’emblée que notre enquête serait
facilitée de ce que les fautifs étaient d’ors et déjà à disposition de la justice. Comme
nous l’en félicitions et lui demandions de nous révéler l’identité des coupables, il
mit un comble à notre étonnement qui était déjà grand, en montrant le conseil
qui se tenait rassemblé derrière sa personne, puis en se désignant pour en
être le chef et l’instigateur. Il fallait aviser, l’affaire prenait une
tournure que nous étions loin d’imaginer lors de notre départ. Crime de
déséquilibrés, invraisemblable ! Mais alors, quelle était l’explication d’une telle
attitude ?
Par quelle diablerie de respectables et respectés notables pouvaient-ils se
déclarer incriminables d’un si horrible forfait ?
Il n’en demeurait pas moins que nous
étions en charge de le sévèrement sanctionner. Il nous fallait aviser et sans
plus tergiverser prendre une décision. Li-
taï Ki sse nous assura se tenir à notre discrétion, lui et ses confrères. Nous
eûmes tôt fait de convenir de n’avoir meilleur parti que de réunir assemblée
tenante. Les auditions se prolongèrent fort avant
dans la nuit faite, tant le récit qui nous fut relaté était riche d’explications et
d’exemples à valeurs de preuves. Pour ne pas surcharger le lecteur, je résumerai en
disant que ce premier ministre était vile canaille, usant et abusant de sa situation.
Rançonnant et humiliant les personnes qui lui étaient assujetties. Nobles, gens
de titres et gens de peu, nul n’échappait
à ses prévarications. La forfaiture s’aggravait à nos yeux en cela qu’il
détournait l’argent destiné au coffre impérial. Malversations et concussions ne
connaissaient pas de limites chez ce personnage dévoyé. Les choses
perduraient, qui auraient pu encore se perpétuer longtemps, si sa cupidité ne
l’avait entraîné à commettre un crime particulièrement odieux. Une jeune
veuve, dont le nom était Duan Jiezi, fort belle encore et de noble lignage, détenait
par héritage un objet magique d’une valeur inestimable supposée détenir des
pouvoirs prodigieux. Rien moins qu’une
corne de Qî-lîn, Or il advint que le gouverneur Achmat
voulut s’emparer des deux choses
admirables pareillement. Cependant la veuve lui opposa refus et grand mépris.
Le despote paru oublier l’affront et ses envies. Toutefois, à quelque temps de là,
Duan Jiezi fut enlevée, nul jamais ne la revit.
Sans nous être autrement concertés,
messires Horh-khono-sse, A-li, et moi-même, avons ressentis, la nécessité de
nous entretenir, en cabinet privé, sur ces affirmations accusatrices. J’avais pour ma
part un certain nombre d’incertitudes et une grande interrogation. Laissant les
suspects sous bonne garde, nous prîmes
du champ pour échanger quiètement nos impressions et aviser de cette déroutante
affaire. - Messire le surintendant des études, et
vous Sieur conseiller d’administration, quel sont vos sentiments ? La culpabilité
du premier ministre ne laisse aucunement place au moindre doute, les preuves et
témoignages en sont par trop accablants. Mais pour autant rien n’atteste, de façon
formelle, que la disparition de la veuve doive lui être imputée. Quelque soit la
force des présomptions que nous puissions nourrir à ce sujet, nous ne
pouvons nous contenter d’affirmations. Et
puis… Excusez-moi de vous poser la
question, mais je ne suis qu’un étranger encore bien ignorant des subtilités de
votre culture. Mais qu’es-ce donc que ce
« qilin » si bellement fabuleux et d’une telle supposée valeur ?
Le Surintendant Horh-khono-sse, se
trouva disposé à m’apporter les réponses que j’attendais. Homme couvert d’ans et
de sagesse, il le fit avec beaucoup de bon sens.
- Avec vos permissions je suggère de continuer nos investigations. Nous devons
réunir des éléments en suffisance afin de rendre un verdict équitable. Non pour ce
qui concerne Achmat, sa duplicité criminelle apparaît d’évidence. Mais
envers les auteurs de sa mort. N’oublions
pas que nous aurons à justifier de nos actes lors du retour et de notre
comparution devant le Grand Khaân. Pour ce qui concerne votre dernière question
messire Po-lo, le Qî- lîn est un animal… chimérique pour certains. Ceux qui
ajoutent foi en son existence le représentent sous l’apparence d’un
animal doux et aimable, pourvu d’un corps de cerf et d’une tête de cheval
ornée d’une corne unique en son front. Cette corne, faite de l’ivoire le plus pur,
est symbole de sagesse non arme. Elle lui permet de séparer les justes de ceux qui
ont commis vilainie ou forfaiture. Le Qî-
lîn est l’incarnation même de l’harmonie,
sa voix est mélodieuse, sa démarche régulière. Il ne fait pas un pas sans avoir
regardé où il va se poser son pied pour
ne détruire rien sous son sabot, pas même un brin d’herbe. Nous le nommons
« bête bienveillante, bête auspicieuse ! » et nous voyons en lui l’émanation de
‘Taisui’, dieu astral de tout l’univers. Qî est le nom du mâle et Lîn celui de la
femelle… Qî-lîn la combinaison des deux. Le cri du mâle présage l’apparition d’un
sage, celui de la femelle le retour à la paix. Ceux qui refusent de croire en sa
réalité lui donnent le nom de Sibuxiang, ce qui signifie « qui ne ressemble à
rien ». Évidement ce sont des incrédules, dans les rangs desquels je dois avouer
me compter. Que vous dire encore sur ce
Qî- lîn ? Malgré son tempérament pacifique, il peut combattre le mal en
crachant des flammes et rugissant d’une voix de tonnerre. Inutile de vous dire que
posséder une corne de cet animal constitue une rareté, équivalente à celle
de votre Saint Graal chrétien, on en parle beaucoup mais jamais ne le contemple.
La valeur qui lui est attribuée est d’autant plus forte qu’elle est symbolique, cette
particularité n’a pas échappée aux faussaires et affabulateurs de tous poils
qui tentent d’en faire la ‘découverte’ et surtout le commerce, par tous moyens
imaginables...
Le conseiller A-li, manifesta alors son désir d’apporter sa contribution à la
discussion. En prenant toutes les
circonvolutions verbales d’usage, il fit remarquer que même dépourvue de son
origine mythique, une pointe de pur ivoire enchâssée sur un bloc d’or,
rehaussée de diamants et rubis, restait un objet susceptible d’attirer les
convoitises les plus acharnées. Nous en avons convenu avec empressement,
nonobstant - me sembla t’il - un léger agacement manifesté par mon voisin le
conseiller. J’étais pour ma part amplement
renseigné sur le sujet, ce qilin n’était ni plus ni moins qu’une façon de Licorne,
arrangée à la façon des gens d’ici.
Après une rapide collation et un bref repos je proposais à mes compagnons de
retourner recueillir témoignages et éclaircissements. Nous fîmes à nouveau
comparaître le mandarin Li-taï Ki sse. Je dois dire que, ni mes commensaux ni
moi-même, ne nous attendions aux révélations dont ce noble lettré allait nous
apporter le témoignage. Nous voulions l’entendre sur les raisons qui les avaient
poussés, lui et les autres sages, à commanditer la soudaine mise à mort du
tyran Ŕ car supposions-nous, ils ne s’étaient pas eux-mêmes chargés de la
besogne Ŕ après avoir supporté son joug
sans broncher pendant des années. Ce
que nous entendîmes alors avait de quoi faire frémir et peut-être justifier une telle
décision. Jugez-en plutôt, je vous
rapporte le contenu intégral de la déposition recueillie ce jour là. Sur
interrogation du Surintendant Horh-khono-sse, le mandarin Yüan sse fit la
réponse suivante ; - Nous avons toujours voulu éviter de
recourir à des actions violentes ou illégales. Nous avions grande confiance
en la justice du Grand Khaân et toujours espérions qu’il apporterait remède à nos
maux… Si seulement il venait à en avoir connaissance. Or, vous n’ignorez pas que
parviennent aux secrétaires privés de l’empereur ou ne sont retenus par ceux-
ci, que les seuls documents revêtus du
sceau de son ministre ou de l’un de ses adjoints. Toutes nos précédentes
tentatives se sont soldées par des arrestations tôt suivies par l’exécution
des auteurs, ou présumés tels, de la dénonciation. C’est en désespoir de cause
que j’ai conçu un plan fol, m’emparer du sceau ministériel et l’apposer sur un
nouveau libelle. J’ai choisi, pour agir de mettre à profit un conseil présidé par
Achmat. Le matin, je m’étais fais excuser, comme souffrant de fourbures, les
notables participants, ceux que vous retenez pour coupables, avaient
instructions d’y introduire moult requêtes
afin d’allonger la durée des débats autant
que faire se pouvait. Prétextant être mandé par leur maître, il me fut aisé
d’abuser la suspicion des domestiques et
valets. Je pus ainsi gagner les appartements privés du gouverneur et
réussir à accomplir mon dessein. Je repartais quand soudain un bruit de voix
m’alerta, Achmat revenait. Pris de panique je cherchais à m’enfuir, la pièce
ou je me trouvais comportait une porte dérobée par laquelle je m’esquivais sans
savoir ou elle me conduirait. Un couloir puis une autre porte donnant dans une
salle ronde et voûtée dont les murs étaient percés de deux ouvertures, toutes
deux fermes de grilles massives. M’avançant, je pu constater que la
première donnait sur une salle de garde.
Des bruits d’armes me firent craindre d’être découvert, aussi sans plus pouvoir
prendre le temps de la réflexion, je pesais sur la seconde dont la grille par chance
n’était pas cadenassée et m’y engouffrais. Je fus aussitôt assailli par
une épouvantable odeur de putréfaction. L’étroit boyau ou je venais de
m’aventurer se terminait par une salle identique à la première, plus basse et
petite toutefois. En son centre je crus voir un cénotaphe, l’odeur abominable
semblait provenir de ce meuble. Surmontant ma répugnance je me suis
avancé… Me croirez-vous messires si je
vous affirme, qu’après m’être approché
suffisamment pour mieux distinguer, j’eu la plus atroce révélation de toute ma vie.
Une existence fertile cependant en
événements de toutes natures, bons et surtout mauvais, je puis vous en donner
la formelle assurance. - Vous nous faites languir, monseigneur
Li-taï Ki sse, venez-en au fait par bonté ! Comme tous ceux de mon pays, la
patience n’était certes pas ma vertu principale. Plus réprobateur qu’inquiet, le
mandarin repris le fil de son récit. - Représentez-vous deux auges de terre
cuite, faites exprès si égales, que l’une n’excède point l’autre en longueur ni en
largeur. Une personne que l’on veut punir ou de qui l’on veut obtenir
renseignements, sans la vouloir faire
mourir avant qu’elle n’eut pu le délivrer, y est couchée sur les reins dedans l’une
d’icelle. Couverte l’une par l’autre, les auges sont alors scellées ensemble.
Faisant en sorte que les pieds, les mains et la tête sortent dehors par des trous
que l’on y à fait expressément, le restant du corps demeurant couvert et caché au-
dedans. On lui donne alors à manger tant comme il veut, et s’il ne le veut, on le
contraint par force en lui poignant les yeux avec des alênes et en bloquant la
bouche. Puis quand il a mangé, on lui donne à boire du miel détrempé avec du
lait, et lui en verse non seulement en la
bouche, mais aussi sur tous le visage en
le tournant tellement qu’il a la face sans cesse toute couverte de mouches. Faisant
dedans ces auges toutes les nécessités
qu’il est force que l’homme, buvant et mangeant, fasse. Il vient à s’engendrer
ordure et pourriture de ces excréments. Cette sanie s’infecte de vers, qui finissent
par lui ronger tout le corps. Ceux qui sont occupés à aussi inhumaine besogne
continuent leur ouvrage, jusqu’à obtenir ce qu’ils attendaient ou que la victime
trépasse... Par les cheveux et les bagues des doigts je reconnus dame Duan Jiezi,
que je connaissais de longue date. Depuis dix-sept jours elle séjournait en cette
misère, je l’ai trouvée morte à toute peine. De l’épouvante qui s’empara de
mes sens, j’en restais pétrifié un temps
impossible à quantifier. Lorsque enfin je me pu ressaisir, par l’itinéraire de ma
venue je m’en retournais. Onques ne s’aventura à me faire obstacle, tant
devait effrayer autour de moi mon air hagard également la puanteur accrochée
à mes vêtements. Le conseil terminait ses délibérations, Achmat dans un angle de la
vaste salle, s’entretenait en aparté avec un scribe. Par divine providence, les
gardes de ce jour là appartenaient à notre maison. Une rotation dans le
service s’effectuait avec les gardes mongols, pour des raisons d’étiquette et
de facilitation du service. Je leur fis signe
d’approcher ainsi qu’aux notables qui se
trouvaient le plus rapprochés de moi. En quelques mots je les informais de ma
découverte. Point ne fut nécessaire de
donner d’ordres, les gardes se saisirent du premier ministre ils lui auraient même
fait un mauvais parti si nous n’étions intervenus. Le gradé de permanence
laissa un piquet et s’en fut quérir des renforts. Il fallait éviter d’ébruiter la
situation pour ne pas qu’un parti de soldats fidèles au tyran tente une action
pour le venir libérer. Avec mes amis du conseil et quelques gardes déterminés
nous sommes retournés sur les lieux du supplice. Nous avons levé l’auge du
dessus et trouvé la chair de la malheureuse toute mangée par la
vermine qui s’engendrait jusque dans ses
entrailles. Rendus fous de colère, gardes et nobles lettrés en entente, retournèrent
dans la salle du conseil. Refusant toutes exhortations à la retenue, ils firent si bien
usage tant de dagues que de poings, que pour finir cet homme abject, de bourreau
devint victime. Voyez, nobles seigneurs nous ne contestons pas notre
participation, active ou de facto, à ces faits. Nous en répondrons devant votre
justice, par notre mort peut-être. Mais sachez que nous ne regretterons jamais
notre geste. A présent nous ne pouvons que nous en remettre à votre sagesse et
en votre jugement. Mes premiers
complices ont noms Soûh-thoûng kian
kang mouh, Kang-kian-i-tchi et Foung-tcheou-kang-kiang hoeï tswan. Ils
acceptent avec moi-même, de répondre
au nom de tous les autres pour couper court à de fastidieuses et déshonorantes
recherches de culpabilité.
Il n’y en eut pas, tant à ma résolution que de l’avis de mes adjoints, l’affaire
était entendue avant que d’être jugée. Rapidement nous fîmes proclamer
l’acquittement, suivi de la réhabilitation des inculpés, aussi que de ceux qui leur
avaient prêté main forte. L’annonce en fut hautement appréciée aussi bien de la
noblesse que des bourgeois et de la populace, unanimité qui n’est pas d’une
grande banalité. Des réjouissances se
déroulèrent même ici ou là, mais la ville dans son ensemble garda calme et
dignité. Il n’était pas jusqu’à la garnison mongole qui sembla apprécier le
bouleversement survenu. Restait à prendre le chemin du retour et
porter connaissance formelle de notre décision à l’empereur. Je dis
connaissance formelle car ses espions l’avaient dûment tenu informé de nos
actions. Nous étions anxieux de connaître sa réaction.
Un mois entier s’était écoulé depuis notre
départ.
Chapitre X. Kökeedjin
Nous n’encourûmes pas les foudres de
l’empereur, son accueil fut de grande liesse autant que cérémonies ou nous
fûmes couverts d’éloges et de cadeaux. Fin monarque Kubilaï avait bien compris
qu’une domination, si elle ne s’accompagne pas de progrès et de
justice porte en elle le germe de sa disparition. Le mécontentement engendre
la haine et la haine entraîne la rébellion donc la guerre. En éliminant l’abcès et
ses causes, nous avions œuvrés pour
asseoir la stabilité de la dynastie Yuan. Ce succès renforçait notre prestige, il
n’emportait cependant pas l’enthousiasme que j’en escomptais chez
mes compagnons. Non, pour eux ma prouesse prenait bien plutôt les allures
d’une catastrophe. Messires Polo voulurent bien m’en expliquer la raison,
qui était que de ce jour, espérer obtenir l’autorisation indispensable pour
retourner en Italie devenait encore plus chimérique. Satisfait par nos services, le
Grand Khaân en confortait naturellement sa détermination de vouloir maintenir à
ses cotés d’aussi plaisants et efficaces
ministres. Les souvenances et regrets de notre
ancien monde n’étaient pas les seuls motifs à la préoccupation de mes amis.
Angeot s’évertua à me convaincre que
pour moi aussi le danger existait. - Kubilaï est âgé, il entre dans sa
soixante-dixième décennie, dont vingt-
cinq années d’un règne passé à gouverner l’immense empire qu’il a su
créer. L’exercice du pouvoir peut avoir fortement entamé ses forces. S’il vient à
décéder, quel sort nous sera alors réservé ? A la Cour nous ne comptons
pas que des amis, loin s’en faut, les jalousies sont vives et les rancunes
tenaces. Prend conscience Gihlem que notre proche avenir peut nous réserver
plus de malheurs que d’espérances, n’avons-nous pas atteints les sommets
accessibles à des étrangers ! Ses propos surent me toucher, Berchem
eut été encore à mes cotés que je
n’aurais point fléchi. Seul…la perspective d’un retour pouvait me laisser entrevoir
de très mirifiques perspectives. Fol que j’étais ! Fétus emportés par un vent de
tempête, nous croyons décider, maîtriser, alors que seul Dieu contrôle les caprices
de la destinée des hommes. Partant du précepte qu’abondance de
bien ne saurait nuire, nous d’éployons une vive énergie afin de renforcer notre
pécule. Amassant joyaux, pierres précieuses et diamants, de manière à
faire face aux dépenses qu’un renversement de situation, ne
manquerait pas de nous imposer. Dans
semblable intention, les itinéraires
menant aux frontières de l’empire sont soigneusement reconnus et aménagés.
Notre souci de la sécurité du khan sert de
prétexte à ces entreprises. Les territoires sous l’emprise mongole sont si vastes,
que plusieurs années passées en incessants voyages, sont nécessaires à
l’exploration de toutes les possibilités existantes. Mais les mois se succèdent, le
temps passe et rien n’indique chez notre mécène une fin proche ou un changement
dans son attitude nous concernant. Pourtant un matin, l’arrivée d’une
délégation conduite par un moine ouïgour nommé Rabban Sauma, va modifier
profondément cette situation apparemment figée. Ce moine rentre
d’une ambassade conduite auprès du roi
Franc Philippe le Bel et du roi d’Angleterre Édouard premier. Il agissait avec l’accord
de Kubilaï, mais sous le mandat officiel d’Arghoun, roi des Perses, d’obtenir une
alliance. Une coalition permettant de mettre un terme aux visées
expansionnistes des Mamälïk et des Kiptchak42. Une missive demandait
l’accord des deux puissances occidentales, en vue de mener une
attaque conjointe. Les rois chrétiens ne répondirent, ni l’un ni l’autre au message
qui leur était présenté. Parti aux premiers beaux jours de l’année
1289, Rabban Sauma apprend lors de son
retour à Bagdad qu’Arghoun vient de
perdre son épouse favorite, la gente dame Bolgana. Inconsolable le vieux roi
pleure celle qu’il chérissait par dessus
toutes. Son chagrin est tel qu’il n’accorde pas une très grande attention à l’échec de
la mission dont son envoyé lui fait relation.
Ce manque de d’attention est d’un grand soulagement pour le religieux, qui
s’attendait au pire. Heureux de s’en tirer à si bon compte et d’éviter un revirement
du monarque, Rabban Sauma lui suggère de chercher un dérivatif à son chagrin en
prenant une nouvelle favorite. Le veuf commence par refuser avec indignation,
puis à la réflexion, accepte de se remarier. Mais il pose une condition sine
qua non, celle de ne le faire qu’avec une
prétendante originaire de la même tribu que la défunte. Peut-être par
attachement à sa mémoire, sans doute aussi par le fait que les femmes y sont
réputées pour leur grande beauté. La traduction du nom Mongol ‘Bolgana’
n’était-elle pas Zibeline ! Plus tard notre propre interprète, moine
de même obédience que l’arrivant, s’empressera de me rapporter la
confidence, faite sous le sceau du secret par Rabban Sauma, expliquant qu’il
c’était lui-même offert à accomplir la démarche. Avec l’intention bien arrêtée
d’ensuite regagner son monastère et de
n’en plus sortir. Échaudé par les risques
encourus au service des princes et heureux de saisir une occasion pour
terminer sa carrière de médiateur sur une
plus avantageuse réussite que dans sa précédente intercession.
C’est Kubilaï, en sa qualité de grand-oncle du roi de perse, qui détient pouvoir
de refus ou d’acceptation. Dans le deuxième cas, c’est encore à lui qu’il
revient de fixer le choix de la future épouse.
Ces deux points n’avaient pas soulevés matières à controverses. La demande,
s’inscrivant parfaitement dans les visées d’alliances du Grand Khaân, le choix de la
promise, une jouvencelle bien née, nommée « Dame bleue céleste »
autrement dit Kökötchin43, n’avait pas
non plus posé problème, la réalisation du projet présentait pourtant une dernière et
importante difficulté. Le moine comme nous l’avons pu lire juste avant, refusait
obstinément de retourner jusqu’aux terres, à quatre mois de marche vers le
couchant, où l’attendait Arghoun en son royaume de Perse. L’y contraindre
comportait un risque, il fallait trouver un autre accompagnateur de haut rang.
Impérativement accoutumé aux voyages par terre et connaissant semblablement
les mers du sud. L’escorte de la future mariée étant une entreprise de la plus
haute importance, la jouissance d’une
parfaite confiance accordée par
l’empereur, s’imposait d’évidence. Nicolo, le plus âgé et le plus déterminé à
regagner Venise quoi qu’il du lui en
coûter, observa la conjoncture qu’il jugea favorable et pour tout dire inespérée.
Aussi ne perdit-il pas de temps, déployant des trésors de patience et de
persuasion. Employant tous moyens à sa portée pour faire admettre à Kubilaï khan
que Marco était précisément l’homme de la situation. Certainement le seul
répondant parfaitement à tous les critères requis, aussi que les besoins des uns
rejoignant les résolutions des autres, tout le monde y trouvait son content.
Faute d’autres alternatives probablement, le Grand Khaân, après moult hésitations
s’y résolu, bien qu’il le fît avec un
mauvais cœur. Les préparatifs allèrent bon train, mais
durèrent plusieurs mois. Si bien que ce n’est qu’en toute fin de l’année 1291 que
la délégation fut en mesure de prendre la route qui mène au grand port de
Caiton44. L’embarquement était prévu dans ce lieu ou règne une intense
activité. Les princesses ne voyagent pas en piètre accompagnement. C’est une
véritable flotte composée de rien moins que quatorze de ces navires aux étranges
voiles semblables à des ailes de chauve-souris, qui appareille. Que le lecteur
n’imagine pas qu’un tel nombre soit le
fait de la taille réduite des bâtiments.
Chacun est gréé de quatre mats portant chacun douze voiles et six cent marins
suffisent à la tache de les mener. Les
cales sont emplies de cadeaux et des effets de Kökötchin autant bien que des
nôtres propres. La nef qui nous supporte est la plus
magnifique, et dont les qualités spécifiques à la navigation sont les plus
avérées, à preuve l’amiral commandant en chef se tient à son bord. L’expédition
cingle vers le midi, perdant rapidement tous rivages de vue. Mer calme, vents
soutenus nous assurent véloce navigation.
Un matin nous apercevons enfin une terre, les navigateurs affirment qu’elle est
une île. Longeant les rivages durant des
jours et des jours, cette qualité n’apparaît pas à l’observation.
Embossés dans un port caché au fond d’une large et profonde baie, nous
jouissons de notre première escale. La ville qui se tient là porte le nom de
Singosari45. C’est un comptoir important qui accueil maintes nefs avec moult
marchands qui achètent en cette île nombreuses marchandises.
Après notre départ nous continuons de longer les côtes, puis suivant un cap mis
résolument vers le couchant, donc l’occident, nous croisons en haute mer.
Cependant, en relevant la position des
astres, nous pouvons constater que notre
route s’infléchit, dans une direction qui nous élève constamment en latitude.
Bientôt, après avoir aperçu dans la brume
un cap que nous laissons à dextre, nous bordons à nouveau un rivage boisé, qui
nous est affirmé comme nouvelle île. Le port que nous touchons pour embarquer
eau, vivres frais, viandes et fruits en abondance, est nommé Trapobana46
Rien à en dire sinon que les populations semblent bénéficier d’une grande
générosité de la nature. Ce bienfait leur évite une trop grande misère, car ils sont
peu industrieux. Promptement, les corvées d’avitaillement
terminées, nous remettons à la voile pour entamer une longue croisière vers les
rivages de l’Inde.
La mer que nous traversons est sauvage, balayée de vents extrêmement furieux
que les équipages craignent comme le diable et qu’ils nomment Thy-phon. Nous
n’y échappons hélas pas, perdant sept navires dans une série d’insupportables
tempêtes. D’autres nefs endommagées donnent de la bande tant les avaries
qu’elles ont subies les ont éprouvées. Harassé par nos questions, le capitaine
du Sam-pao ou nous avons nos appartements, accepte de nous informer
de la suite qu’il faut attendre de cette longue et tumultueuse croisière. Notre
destination prochaine, en mer d’Inde est
l’Illa Jana47 Pour nous donner à patienter
il précise penser y toucher avant le jour du seigneur qui clôturera la semaine juste
entamée. Beaucoup tombent en prières
de Grâces, tant est grand leur soulagement de voir bientôt leurs
tourments prendre fin. Nous y touchons, avec un important
retard en raison de la lenteur des navires détériorés. L’escale durera le temps des
travaux entrepris, pour ceux au nombre de deux, qui n’ont pas trop souffert. La
diversité des races et confessions est ici supérieure à tout ce que nous avons pu
observer jusqu’à ce jour. Sachez aussi, que toutes les nefs et marchands qui
veulent aller en Aden, aux portes de l’Occident, viennent à cette île.
Pour continuer notre périple, nos forces
se trouvent réduites à une escadre de seulement quatre bâtiments en incluant
les deux qui sortent de chantier. Nos effectifs, restreints comme peau de
chagrin, n’atteignent pas cent quatre-vingt personnes parmi lesquelles de
nombreux malades et estropiés. Craignant de rencontrer encore de
nouvelles tempêtes, l’amiral commandant la flotte ordonna que l’on ne se risque
point en une tentative de traversée directe. Sur l’interpellation de messire
Nicolo, toujours anxieux de regagner sa ville de Venise le plus rapidement qu’il fut
possible, ce navigateur de grande
sagesse, voulut bien nous en tenir
l’explication détaillée. Selon son jugement, avec des navires éprouvés
comme l’étaient les nôtres, au prix d’une
ou deux semaines de navigation supplémentaire il était plus avantageux
de longer les côtes d’Inde, doublant Tana et Cambay, avant de cingler sur
Curmos48. De bon ou mauvais gré il nous fallu bien
nous rendre à ses raisons. Hélas la mer réserve bien d’autres motifs de craintes
et doléances que les tempêtes. A serrer les rivages mal reconnus on risque les
récifs et autres pièges de toutes nature affleurant l’eau, qui sont mortels périls
pour les nefs qui s’y essayent. Le navire de l’escadre marchant en tête, éloigné à
suffisance d’une côte que l’on ne
distinguait qu’avec peine.sur l’horizon, talonna pourtant avec violence sur un
banc de sable ou de coraux. Profondément engagé par la quille nous
ne pûmes que récupérer sa cargaison et l’abandonner à sa triste destinée.
Le mauvais sort semblait s’acharner à contrarier nos intentions. Parvenant très
éprouvés et presque à manquer de vivres dans les parages de Ormis, une nouvelle
épreuve nous y attendait. Renforçant encore la pénible certitude d’être
abandonné de Dieu et de tous les Saints. Des pirates barbaresques, montés sur de
basses et rapides barques, profitèrent de
l’obscurité aussi que du manque de vent,
pour prendre d’abordage le plus petit de nos vaisseaux. Par manque de vitesse,
celui-ci ne parvenait pas à combler son
retard et se tenait éloigné sur notre arrière. Les pirates ne firent pas de
quartiers et tuèrent ou capturèrent la totalité de l’équipage. S’emparant du
chargement autant qu’ils le purent, ils allumèrent une mèche pour mettre le feu
au bâtiment en quittant son bord. C’est la lueur du brasier qui nous fit comprendre
l’ampleur et la nature du désastre, révélant les fuyards qui disparaissaient
promptement dans la nuit. Inutile de songer à les poursuivre, ils allaient en
faisant force d’avirons gagner leurs repères, dissimulés dans les nombreuses
anfractuosités de la côte.
Au matin nous pouvions enfin trouver consolation en découvrant que nous
étions en vue de l’île de Suqutra49. Par un extraordinaire hasard, un homme à
bord parlait le soqotri, qui est la langue des insulaires. En sa compagnie nous
pûmes nous détendre des souffrances endurées continûment les jours
précédents, en visitant les marchés de la ville. Les habitants font commerce de ghî,
d’aloès et d’encens50. Les campagnes environnantes sont riches de bovins et de
chèvres. Cette plaisante escale sera la dernière de notre long périple, nous ne
ferons qu’une traite pour atteindre la côte
de la Perse. C’est par le port de Bassorah, qui est la
capitale de la province d’Al-Basra, que
nous touchons terre de Perse. La ville est située dans le Chatt-el-Arab, estuaire
commun de deux grands fleuves51. Nos compagnons vénitiens font avec
stupéfaction la découverte d’un réseau de canaux qui ceignent et traversent toute la
citée, lui donnant une apparence en tout points semblable à celle de leur bonne
ville d’Italie. Nous disposons d’un temps supérieur à nos attentes pour y faire
d’amples visites. Les activités de déchargement depuis la cale des navires
jusqu’aux chariots qui attendent à terre, prend deux jours pleins. Nos futurs
attelages sont constitués de lourds
charrois tirés par deux paires de bœufs, portant étrange bosse sur l’échine. Nul ne
se trouva en mesure de fournir explication raisonnable à ce phénomène,
plus modéré cependant que celui qui afflige les laids animaux utilisés pour
parcourir les déserts52. Allons-nous rencontrer un jour une race de gens
pourvus d’un semblable appendice dorsal ?
Nous hâtons autant que cela nous est possible les opérations de
transbordement, car si la citée est gracieuse à la vue, elle est aussi, je
devrais dire surtout, très mal famée. Des
rixes se créent sans discontinuer dans les
tavernes du port. Nos marins et soldats survivants venus y chercher réconfort et
meilleure chère que durant la traversée,
en payent un lourd tribut. De la sorte, une embuscade coûte la vie à quinze de
nos hommes en une seule échauffourée. Le compte s’alourdi aussi de quelques
désertions. Ce qui fait que sur les six cent du départ nos effectifs sont tombés à
soixante-quinze. Quarante marins restent pour le service de l’unique nef en état
d’affronter les difficultés du retour. Notre escorte sera moindre que trente quatre
défenseurs, cinq étant en proie à de fortes fièvres qui les rendent incapables
de supporter la marche, nous les abandonnons aux soins de l’amiral. Celui-
ci largue ses câbles et prend la mer en
grande urgence tant il redoute de voir fondre d’avantage son équipage.
La province de Bassorah est plantée de grands bois de palmiers. Nos guides
affirment que l’on y récolte les meilleures dattes du monde connu. Les routes
mènent à des villes sur un fleuve qui court à la mer devers le midi. Elles ont
noms Chisci et Baudac. Dans cette dernière citée entrent et sont pour la
plupart percées sur place toutes les perles qui parviennent en Chrétienté
depuis l’Inde. Cette renommée entraîne en corollaire un cheminement pénible sur
une route de caravanes mal entretenue
et fort fréquentée par cavaliers, chariots
et piétons. Après trois jours, nous bifurquons pour suivre un itinéraire
pèlerin qui doit nous faire gagner du
temps en évitant la citée de Tauris ou viennent nombre de marchands latins et
surtout des Génois ce qui ne plait que modérément aux frères Polo.
Insensiblement nous prenons conscience d’être à présent seuls dans notre
progression au fonds de profondes gorges, couvertes de broussailles.
Le chef de notre escorte est nerveux, il multiplie les consignes de prudence et
s’emploie à faire maintenir le convoi bien groupé. Il est vrais que l’endroit paraît
idéal pour un traquenard, nous pressons au plus possible l’allure pour sortir de ces
défilés avant la fin du jour.
Y parvenant bien avant le crépuscule, nous nous réjouissons en parcourant les
dernières lieues pour gagner un point d’eau. L’endroit connu de nos guides
déclaré comme étant dépourvu de tous dangers, nous y passerons la nuit. Au
matin bien avant le lever du jour, les sentinelles éteignent les derniers feux de
braises. Transis par le froid vif de cette aube qui tarde à venir, les bouviers
poussent leurs bêtes et les voyageurs s’ébrouent. Soudain des hurlements
montent des épineux qui parsèment la lande. Un cri fuse de nos rangs ; « Les
hashshâshîns ! Ce sont les Ismaélites
hashshâshîns ! Nous sommes
perdus ! »53 Heureusement celui qui commande le détachement de nos gardes
est un homme de forte et longue
expérience. Il garde sa raison et ressaisi ses soldats. Dans les premiers instants du
combat qui s’engage l’effet de surprise joue et de nombreux défenseurs
succombent, avant même d’avoir été en mesure de s’équiper correctement. Tant
de l’épée que du poignard, je pourfends quelques fanatiques ayant nourri desseins
d’approcher par trop la litière de dame Kökeedjin. Lorsque l’engagement se
desserra, il m’apparût que les assaillants faiblissaient dans leurs ardeurs, à
proportion de leurs effectifs décimés. Taisant leurs clameurs, ils perdent pieds
et passent rapidement de l’attaque à la
défense. J’imagine qu’ils pensaient avoir affaire à d’inoffensifs marchands
accompagnés de quelques mercenaires pour les garder. Voyant qu’ils ont à
affronter un parti d’hommes déterminés et expérimentés dans l’emplois des
armes, ils fléchissent puis se débandent sans demander leur reste. Victorieux
mais éprouvés nous donnons sépultures aux morts et soins aux blessés. En
comptant les trois trop gravement navrés pour rester en selle, nos gens d’armes
sont réduits à six pour aborder les dernières étapes de notre périple.
La future épouse du roi Arghoun, bien
que dissimulée sous d’épaisses voilettes et dentelles, n’à rien laissée échapper de
ma participation à la défense de sa
personne. Elle me fait remettre par l’une de ses dames d’atours une cassette
emplie d’or et de pierres précieuses. Ne pouvant l’approcher, je me contente de
caracoler autour de son chariot jusqu’au moment ou messire Nicolo juge opportun
de me rappeler à plus de réserve. Peu soucieux de m’exposer à ses
remontrances ou sarcasmes, je décide de profiter de l’occasion pour m’informer sur
les singularités que présentaient nos assaillants. Je m’en ouvre à lui ;
-Messire que signifie donc ce nom d’Ismaélites hashshâshîns dont furent
parés les hommes qui voulurent si
bellement nous occire ? -Ah ! Les Nizâriens ! Leur chef, appelé
« le Vieux de la Montagne, fut autrefois reçu à Acre par notre Roi Louis IX. Les
deux souverains purent se rencontrer et échanger des présents par l’entremise
d’un frère prêcheur breton qui parlait la langue des mahométans. Les Nizâriens
voulaient obtenir l’aide des croisés, particulièrement celle des chevaliers
Hospitaliers, pour lutter contre les Mongols qui envahissaient la Perse et
avaient détruit le fort Alamût. En contrepartie ils délivrèrent aux Templiers
certains enseignements ésotériques. Le
fond du problème résidait en ceci que les
régions appartenant aux Ismaéliens faisaient face aux attaques de l’armée
Saljûqs. Les abbassides voulaient les faire
disparaître et commencèrent par les isoler, en les accusant de tous les maux
de la terre. Inférieurs en nombre et en moyens, les Ismaéliens luttèrent de
toutes leurs forces, allant jusqu’à créer des corps de martyrs, prêts à sacrifier
leur vie. - Semblablement a ceux dont nous avons
entendu la relation, chez les samouraïs du royaume de Cypango, adeptes de la
philosophie du « vent divin ». Les ‘Kamikazes’, je crois.
- En tout points ! Pour ne pas faiblir avant de passer à l’action, les fedayins
absorbaient certaines décoctions appelées
haschisch, par le moyen desquelles ils troublaient leur esprit et venaient ensuite
à dormir profondément. Delà vient ce surnom de Hashshâshîns, donné à ceux
qui perpétuent des crimes sous l’emprise de ces substances.
- Mais pourquoi nous avoir attaqué, sont-ils des bandits ?
- Nenni mon garçon, notre guide à pu interroger un de leurs blessés, en ce qui
nous nous concerne, ce sont des Karaonas, qui nous agressèrent et
absolument pas des Nizâriens comme il à été dit.
- Belle distinction, s’ils étaient parvenus à
leurs fins ! - Selon l’Ecclésiaste, « Les voies du
Seigneur notre Dieu, sont
impénétrables ».
Chapitre XI. Alburg Généry.
Arrivant en la vaste et magnifique citée
de Baydâd, qui est aussi appelée Baldac54, nous apprenons deux nouvelles
qui nous affligent pareillement, mais dont les conséquences ne sont pas
d’importance égale. Tout d’abord des émissaires, conduits par un noble cavalier
de haut rang certainement, s’avancèrent à notre encontre. Par les soins de ce
prince, nous apprenons que le roi Arghoun n’est plus en mesure de nous
recevoir personnellement… Au motif qu’il
est trépassé depuis plus d’un mois. C’est le frère du défunt, Ghaykhatou qui
occupe le trône. Roi contre roi, à nos yeux la différence
n’apparaît pas encore. Pour Kökötchin en revanche tout bascule, que va-t-elle
devenir à présent ? Cette interrogation empare nos pensées et nous pouvons
sans peine imaginer l’angoisse que doit éprouver l’infortunée princesse.
Une seconde information importante nous est délivrée par le nouveau souverain,
lors de notre première comparution solennelle en sa présence. Expédiant, car
telle semble être sa nature bouillonnante,
les formalités protocolaires il nous informe immédiatement de la mort du
Grand Khaân, survenue peu après notre départ.
La disparition de Kubilaï nous afflige
profondément, ne serais-ce que par les attaches réciproques que nous avions
tissées au fil des ans. Pour autant, elle
nous libère simultanément de, presque tous, les liens moraux qui nous liaient à
lui et à sa dynastie. Nous pouvons sans plus de regrets ni scrupules envisager un
retour. Il sera, compte tenu de l’âge ou sont parvenus mes compagnons, pour
eux définitif. Je ne pouvais me douter qu’il en serait malheureusement de
même pour ce qui me concernait. Mais nous n’en sommes pas à évoquer ces
sombres auspices. Dans l’attente de connaître les suites de
notre ambassade, nous multiplions les visites de la noble citée qui nous
accueille. Certains voyageurs chrétiens
firent la confusion avec l’antique et fort célèbre citée de Babylone. Erreur causée
par leur égale magnificence, mais c’est ici ville forte, entourée d’une double
enceinte dépassant une lieue de diamètre. Muraille percée de quatre
portes et protégée par un fossé de cent coudées ou plus. Le palais, la mosquée et
les casernements se trouvent au centre. On désigne cette enceinte du nom d’Al-
Mansur, tandis que le faux-bourg nommé Al-Mustazhir, est contenu entre les deux
remparts. C’est ici une place de grands commerces,
céans on y confectionne profusion de
soies qui sont réputées chez nous sous le
nom de ‘baldacquin’, nom qui évoque somptueuses tentures. Par le travers de
la ville est un fleuve très grand, le même
indubitablement qui court à la mer dans la citée de Bassora par où nous avions
abordé le royaume de Perse. A ce sujet, une légère controverse était apparue
parmi-nous concernant l’appellation qu’il convenait d’adopter pour désigner ce
pays. Les frères Polo en tenaient pour l’usage local. Les gens de la région en
effet, affirmaient que ‘perse’ n’était qu’une dénomination utilisée par les
Grecs anciens pour désigner leur territoire. Selon-eux, la région porte en
vérité le nom d’Ërän, entendu de la bouche des citadins, le nom sonne
comme ‘Iran’, il signifie « pays des
Aryens »55. La position rallié par messire Angeot,
Paquette et moi-même, tenait de l’usage en occident qui n’emploie que celui
attribué par les Grecs depuis l’antiquité et leur victoire sur le puissant empire
Achéménides. Nous tombons d’accord pour utiliser l’appellation d’Iran durant
toute la durée de notre séjour en ces lieux, pour, sitôt notre retour en occident,
reprendre la terminologie Franque. Nos préparatifs de départ sont
parachevés et nous attendons, sans impatience, que le nouveau roi nous fasse
appeler pour un entretien de séparation.
Je précise intentionnellement que c’est
sans hâte que nous profitons de l’oisiveté ainsi accordée. Heureux en fait de
pouvoir porter remède aux traces
accablantes, laissées par les fatigues et privations. Le périple que nous venons
d’accomplir tant sur les mers que dans les arides provinces qui les bordent, fut
effectué, certes au pas des bœufs, mais sous la constante inquiétude d’une
agression ou de catastrophes dues à la nature des montagnes et déserts que
nous avons du franchir. Souventes fois nous évoquons le destin
advenu à la petite princesse Kökötchin. Aucunes informations ne nous parvenait à
son sujet, encore que nous multipliâmes les tentatives, traînant nos regards et nos
oreilles du côté des appartements
réservés aux femmes de la Cour, plus qu’il n’était convenable de le faire. En
franchir le seuil est sanctionné de mort pour les étrangers. Ces quartiers font
l’objet d’une garde vigilante de la part des mercenaires Mameluks, nous en
eûmes maintes fois la confirmation. Le monarque en aurait-il été tenu
informé, nous ne saurions le dire. Le fait est que lorsque le jour fixé pour notre
audience fut enfin arrivé, Ghaykhatou, presque sans préambules comme à son
accoutumée, commença par nous donner des nouvelles de la Dame. Il nous
annonça benoîtement qu’elle allait
épouser Ghazan, fils du précédent roi. Ce
noble prince menait la délégation venue pour nous faire accueil et nous escorter à
l’entrée de la province. Sans doute la
belle princesse Mongole trouvât-elle le chemin de son cœur lors de cette
rencontre. Pâquette ne résista pas au plaisir de nous
bayer, en confidence, qu’une dame de la suite lui avait confessée, que Kökötchin
n’aurait pas été insensible à la prestance du beau cavalier qui luttant seul avait
triomphé de ses assaillants. A cette évocation un léger doute m’empara
l’âme… Dans quelles circonstances avait-il pu recueillir ces précisions demeurera
pourtant un mystère, car messire Nicolo le pressa d’aller pourvoir au picotin des
chevaux plutôt que ragoter comme une
rosière. Ormis Paquette qui remâche un brin de
rancœur, tout va pour le mieux. Nos craintes font place à la réjouissance de
s’avoir que la jouvencelle aura par le fait, troqué un vieux barbon de mari, pour un
fringant damoiseau. L’âme en paix et le cœur léger nous reprenons, à la tête
d’une légère escorte composée de trois janissaires, le chemin qui doit nous
mener vers l’un des plus importants lieux d’échanges entre l’Occident chrétien et
l’Orient. A l’extrême nord de l’Iran, vers le couchant jusqu’à la citée de Tâbris
dont nous avons déjà fait mention lors de
notre passage sur l’itinéraire de l’aller.56
En cette ville nous attends, s’il a reçu le message que lui ont fait délivrer son père
et son oncle, le jeune Marco.
Ici, je me permets de rappeler au lecteur inattentif ayant un tant soit peu perdu le
fil de cet embrouillé récit, que nous avons quitté le fils de Nicolo bien des années
plus tôt, en la lointaine citée de Badakhshan.
Le jeune homme avait été contraint, mais point forcé, de par sa santé
dangereusement éprouvée durant le voyage, d’accepter la généreuse
hospitalité que lui offrait un notable Syrien attaché au service du Calife.
Bénéficiant de surcroît des réconforts prodigués par l’une des filles du maître de
la maison qui c’était, spontanément
attachée au bien être du jeune vénitien. Marco en ce temps là atteignait tout
justement sa dix-septième année. Si j’en juge par mon propre âge, avant que
celle-ci soit achevée il entrera dans sa quarantième année…s’il est toujours en
vie au jour d’aujourd’hui. L’homme fait qu’il doit être devenu, devait
certainement désespérer de ne jamais revoir son père ou son oncle, ni même
aucun d’entre-nous. C’est avec cette pensée que, prenant pied au port de
Bassorah, les frères Polo n’eurent rien de plus urgent que de déléguer un coursier
avec mission de rejoindre Badakhshan.
Portant instruction, complémentaire,
unique mais impérieuse, de remettre un message au domicile de Youssef
Camardaï. La famille de cet honnête
homme aurait probablement connaissance du lieu de résidence actuel
de leur hôte, dans l’éventualité ou celui-ci ne serait plus à leur charge, bien
entendu. C’était un risque à courir, si nous voulions éviter que toute ou partie
d’entre-nous n’aient à effectuer, une nouvelle fois et dans les deux sens, une
route dont nous avions éprouvé, dans notre chair et notre esprit, les traîtrises et
grandissimes difficultés. En calculant le temps que nous avions
perdu au palais du roi d’Iran, la longueur de notre propre parcours, Marco devrait
être déjà parvenu sur place et compter
les jours d’attente. Si ce ne devait être le cas, nous patienterions une grande
semaine avant de nous séparer, les uns effectuant le douloureux détour, les
autres progressant vers Byzance puis en direction de l’Europe.
Tant était grande l’angoissante incertitude de ne pouvoir concrétiser ces
retrouvailles à notre arrivée, que ou nous en étions habités comme d’un
envoûtement. Pénétrant en les murs de la citée, nous dévisagions tous les bourgeois
aux allures vaguement occidentales rencontrés. De manière plutôt
inconvenante j’en ai l’honteuse certitude.
Parvenu au caravansérail qui jouxte la
place centrale, pas de Marco, ni même onques ayant ressemblance, selon notre
appréciation. Accablés, nous remettons
nos bêtes aux palefreniers, tandis que les laquais de l’hostellerie voisine viennent
s’enquérir de nos malles. Nous trouvons à propos de remettre à plus tard nos
recherches. L’étape avait été particulièrement rude et nous avions
faim, mais moins que soif. A l’ instant où nous entrons dans la salle enfumée et
sombre de l’auberge, Nicolo dont la vue commençait à pourtant faire
sérieusement défaut, se prit à fixer un bon-homme portant grande barbe et
habits de soieries brodées. Souriant, l’inconnu quitta la table ou il se tenait en
apparent appétit, pour venir en deux
enjambées lui porter une franche accolade.
Stupéfaits, en lui voyant couler des larmes, nous interprétons au rythme de
notre entendement, c’est à dire que Pâquette fut le dernier à réagir. Un seul
nom sorti enfin de nos lèvres ; « Marco » !
La curiosité des deux cotés était très forte, nous voulions entendre ce que fut
sa vie et lui voulait tout savoir de nos aventures. Un père reste un père, même
s’il n’a pas vu son rejeton depuis plus de vingt trois ans. Aussi Marco dut-il
réfréner sa curiosité, et s’employer à
satisfaire la notre. Je soupçonne fortement qu’il ait embelli
certains aspects de son histoire et occulté
les passages qui n’étaient pas à son avantage. Enfin je vous laisse le soin de
vous faire une religion en reportant céans l’essentiel de ses révélations.
- Quand je me fus remis complètement de mes maux, ce qui ne prit pas moins
d’une année complète, il m’apparu convenable d’épouser la délicieuse
Milhad. Par ses soins dévoués elle avait obtenu une éclatante guérison à
l’encontre des médicastres locaux qui prédisaient mon trépas comme imminent.
Je me dois de préciser que ce rétablissement fut si complet qu’un
enfant devait bientôt naître de nos
mutuels témoignages de gratitude et d’intérêt. Grâce à son père, l’honorable
Youssef, j’obtins un poste de traducteur. L’université cherchait à faire transcrire le
cylindre de Cyrus en caractères romains.57 Avec l’intention de le
proposer en modèle, destiné à une société humaine encore à venir hélas. Ce
travail fastidieux occupa huit années entières de mon temps. Par la suite je fus
chargé de transcrire les enseignements du prophète iranien Zoroastre. Avec le
temps, j’y ajoutais l’enseignement des préceptes mathématiques d’Al-
Khawarizmi. Bref, si je ne me suis pas
enrichi, j’ai eu de quoi occuper mon
attente car je n’ai jamais cessé d’espérer votre retour. Je ne vous cacherai pas que
la tentation de retourner à Venise
m’emparait quelques fois. Particulièrement dans les moments de
doutes ou lorsque j’éprouvais trop de difficultés à supporter ma condition
d’exilé. Heureusement Milhad ma merveilleuse femme me donna encore
trois fils et deux filles. Deux des garçons périrent en bas-âge. Le dernier est à
présent officier dans les troupes du roi d’Égypte, le Mamelouk Al-Mansûr Sayf
ad-Dîn Qala’ûn al-Alfi… Oui, c’est là son nom au complet. Ils doivent user d’un
diminutif ses familiers, mais je ne suis pas de ce nombre. Son armée est
actuellement en lutte contre la présence
franque en Syrie, l’histoire est parfois cruelle ! Mes deux filles sont en mariage
mais n’ayant pu les doter convenablement, l’une à épousée un
artisan, l’autre un fermier. Pour vous dire le vrai, mes charges n’ont jamais été d’un
rapport suffisant. A tel point qu’après le décès de ma bien aimée Milhad, survenu
voici trois ans, je ne suis pas même parvenu à retrouver une nouvelle
épouse… A présent vous savez l’essentiel de ce qui fut mon existence sans gloire et
sans relief. Il vous revient de me faire part de vos mirifiques actions au pays du
Grand Khaân et de ses provinces.
Nous lui fîmes, enfin son oncle Matéo principalement, la relation aussi complète
que possible de nos péripéties, de nos
déboires aussi bien que de nos réussites. Ce récit, nécessairement partiel et
édulcoré, s’avéra ne pas répondre complètement aux attentes du fils
retrouvé. Dès que l’occasion lui en était offerte, c’est vers moi qu’il tournait ses
insatisfactions. Sans y voir autres malices, je m’efforçais d’apporter réponse
en toute franchise aux précisions qu’il s’obstinait à vouloir recueillir.
Pressés de regagner la citée des Doges,
les Polo nous firent activer les préparatifs du retour. De la ville et arrivant de
Bagdad, part une route qui mène vers
Ancyre. Elle et semée des périls causés par la traversée de régions antagonistes
ou soumises aux exactions de troupes qui les traversent pour aller mener
campagnes hors de leurs territoires. D’abord les Mamelouks au midi
combattants l’empire de Trébizonde au septentrion. Ensuite les Turcs
Seldjoukides aux prises avec le royaume d’Arménie.
Notre itinéraire passant par Angara, nous permit d’atteindre Byzance, car telle était
la volonté divine. Depuis cette noble et puissante citée, notre qualité de
Marchands Vénitiens nous préserva des
tracasseries que notre statut d’étranger
nous avaient values tout au long de notre périple. L’organisation des relais facilita
pareillement notre progression. Nous
avions prévu d’être victimes des intempéries. La saison ou nous fîmes
notre arrivée étant tardive, il nous fût loisir de privilégier une traversée par
mer, en profitant d’une des nombreuses nefs qui font ce voyage. C’était bien sur
sans compter sur les hostilités ouvertes et armés qui sévissaient entre les
grandissimes citées, Génoise et Vénitienne.
Sur terre comme sur les eaux, les affrontements entre forces des deux
puissances faisaient rage. Qui se réclamait de l’une devait craindre l’autre.
Les routes n’étaient pas exemptes de
dangers donc, mais valaient cependant préférence au trajet maritime, qui
présentait l’inconvénient d’ajouter aux risques de périr sous les coups des
escadres Génoises, ceux non moins grands de captures par les pirates
barbaresques. Hélas, malgré que nous continuions
espérer sortir indemnes de tous ces périls. Avant même de parvenir au quart
de la distance nous séparant de notre premier point de destination, une troupe
d’affiliés au Calife An-Nâsir Muhammad, fondit sur notre petit groupe.58 Ce
détachement fort de quinze lanciers,
manifesta l’intention de nous dépouiller
de nos biens en nous exterminant pour y parvenir. Le combat était
disproportionné, seuls cinq d’entre-nous
savaient manier les quelques armes dont nous disposions. L’issue néfaste ne faisait
pas le moindre doute. Un contre trois, nous nous apprêtions donc à périr et
recommandions déjà nos âmes à Dieu, alors même que nous n’étions plus
vraiment persuadés d’être encore chrétiens. Cependant, trépasser alors que
nous avions su triompher de tant d’embûches et de vicissitudes…cette
infortune nous causait une rage telle que nos forces s’en trouvèrent décuplées. Las,
malgré cette énergie le compte n’y était pas, nous étions en passe de succomber
jusqu’au dernier. Du coin de l’œil je
pouvais entrapercevoir que des pertes c’étaient déjà produites dans nos rangs.
Bien qu’en contrepartie les corps de nos assaillants jonchassent le sol, l’issue
fatale ne pourrait être retardée longtemps.
Le Seigneur nous prit alors en sa Sainte garde, dans son infinie bonté, Il envoya
par ce chemin ordinairement peu fréquenté, notre salut qui prit la forme de
trois cavaliers vêtus de cotes-de-mailles. Messire Marco parlait à merveille la
langue des gens de cette contrée. Il cria à voix très haute quelques mots, tout en
brandissant une courte tige sculptée que
j’avais déjà remarquée pendue à la selle
de son cheval. L’effet en fut proprement miraculeux, d’une part nos adversaires
parurent saisis de stupeur, d’autre part
les arrivants chargèrent frappant d’estoc et de taille. Au point que rapidement les
survivants optèrent pour une retraite honteuse qu’ils préféraient sans doute à
un massacre certain. Le soulagement qui accueilli cette
observation fut de courte durée. Tournant mon regard sur les cotés je m’aperçu que
nous avions remporté d’un lourd tribut cette échauffourée. J’eu pour ma part, le
sentiment d’être redevenu quasi orphelin. Mes plus chers amis, celui qui avait eu
tant d’influence sur ma destinée, mon maître Angeot, mon commensal
Pâquette, avaient payés de leur vie notre
héroïque défense. Le chagrin qui m’envahi l’âme précipita certainement
mes dispositions pour une certaine forme de repli intérieur.
La situation, résultant du retour parmi nous de Marco, n’avait certes rien pour
améliorer cet état. Que l’on appela « Marco ! » et tout de bon, nous étions
deux à nous dresser du col. J’avais bien évidemment repris mon identité véritable,
mais on ne se défait pas comme on le fait pour une chemise usée, d’une habitude
vieille de plus de vingt deux ans. Durant tout ces années l’attitude de Nicolo,
jouant un rôle de père auprès de celui qui
ne remplaçait pas dans son cœur l’enfant
laissé au loin, avait été empreinte d’amertume voir, disons-le crûment, de
rancœur. Avec la réapparition du vrais
fils, je ne devenais rien de mieux qu’un vivant reproche de ses anciens
renoncements. Cédant volontiers à nos demandes, le
héro du jour nous informa que le sceptre brandi provenait de son fils, celui en
service chez les Mamelouks de la maison de Bay-bars.59 Les providentiels
cavaliers appartenaient à un corps d’élite adepte de la Furûsiyya, une pratique qui
fait de ses détenteurs plus que des maîtres en les arts militaires, les
meilleurs guerriers du monde islamique.60 Marco nous avait sauvés
d’une mort certaine, c’était indubitable et
qui plus est, en préservant tous nos acquis.
En cela il avait mérité toute notre reconnaissance et notre respect.
Conscient de se renversement de situation, il ne tarda pas à saisir tout le
parti qu’il en pouvait tirer, mon destin s’en trouva scellé.
Le reste du trajet de retour fut morose, sans le soulagement d’enfin revoir la
terre de notre enfance nous aurions facilement cédé à la plus sombre
désespérance. Cependant Marco continua de rechercher ma compagnie, il possédait
toujours aussi vive cette fièvre d’obtenir
précisions sur précisions, particulièrement
relatives aux notes que je lui avais confiées, cédant à d’appuyées et répétées
demandes. Une telle insistance aurait
d’ailleurs dû m’alerter si je n’avais été aussi profondément en proie aux
tourments que me causait la séparation d’avec elles. Couchées sur des feuillets
accumulés au fil des ans elles concernaient dates, noms de lieux et de
personnes, autant que tous faits marquants. En tout point conformément à
la recommandation qui m’en avait été faite expressément au moment du
départ. Même quand les frères Polo cessèrent de me réclamer ce service, je
continuai de m’y astreindre pour ma personnelle satisfaction.
Lorsque nous fûmes enfin rendus en les
murs de la prestigieuse citée lagunaire, les Polo me pressèrent de continuer ma
route. Ils me déclaraient « Dans l’urgente nécessité de retrouver ma province et
mes montagnes, dont le climat devait m’être davantage propice que les
humides saisons de la lagune »… Que ne les ai-je écoutés !
Il faut vous dire que notre arrivée se passa de façon for discrète, nul ne
semblait avisé du retour des nobles marchands partis vingt quatre années
auparavant. Les Polo reprirent la maison familiale, maintenue en fort bon état par
une parenté de la mère de Marco,
l’épouse décédée. Inévitablement,
surprises et étonnements se donnèrent libre court dés leur arrivée. Mais se
produisant à une heure avancée de la
nuit, la nouvelle n’eut pas le temps de se répandre hors les murs.
Matéo s’avisa d’en tirer farce. Il envoya ses cousins prévenir que d’illustres
visiteurs, retour d’Orient, allaient dans l’après-demain offrir un gigantesque
festin. Les salles du palais des Doges furent retenues pour la circonstance. Cinq
cent convives, choisis parmi la noblesse et les meilleures familles bourgeoises de
la ville y seraient espérés. Mais échevins ou citoyens, onques n’était au fait de
l’identité des généreux financiers. Au soir dit le banquet sur le point d’être
entamé, le Doge en personne siégeait à
la table d’honneur. Mais les places attribuées aux trois mécènes, restèrent
curieusement vides d’occupants… J’étais dans la salle, discrètement mêlé à
un groupe de voyageurs venus des Flandres. La famille Polo faisait de cette
comédie une affaire propre aux seuls ressortissants vénitiens. Je n’y trouvais
rien à redire, n’ayant pas velléité de m’en préoccuper ou de m’en ombrager. Nul ne
me connaissait et je ne connaissais personne de cette assemblée.
L’impatience était à peu près aussi aiguisée que les appétits, lorsqu’un
tapage provenant de l’entrée, attira
l’attention. Trois mendiants vêtus de
longues pelisses, étaient aux prises avec les sergents d’arme placés aux entrées
pour en interdire l’accès à la plèbe.
L’action de ces factionnaires se serait à coup sur passée sans que quiconque n’en
fut moindrement dérangé, si les manteaux des indésirables ne s’étaient
ouverts, révélant aux gardes comme à ceux qui s’amusaient de la scène, une
doublure pleine de rubis et joyaux sertis à l’intérieur.
La stupéfaction se mua vite en bruyante agitation. Au point que des tables
officielles on chercha à en apprendre plus. Les Polo se firent ainsi reconnaître,
excusant l’audace de leur bouffonnerie par ; « la prudence indispensable aux
voyageurs qui doivent savoir se faire
discrets, à proportion de la fortune qu’ils transportent ».
Ils obtinrent par cet artifice le succès qu’ils méritaient. Dés lors, Messire Marco
commença à se tailler une belle réputation d’érudit, fascinant louangeurs
et empressées complimenteuses, par un choix d’anecdotes aussi savantes que
totalement inédites. M’étant approché pour n’en perdre une seule miette, il me
fut fort plaisant d’entendre affirmer que ; « L’amiante n’est pas une matière
végétale ». Ou encore que ; « Le rhinocéros de Sumatera n’a rien d’un
animal gracieux, séduit par une vierge »
Mais je devais atteindre le comble de
l’étonnement, en pouvant ouïr les commentaires qui suivirent.
Le bougre qui n’y avait jamais porté le
soupçon d’un simple regard, affirmait tout benoîtement que ; « Les rue des villes de
Cathay sont pavées de briques ». Tout autant que ; « …des pierres noires
chauffent les palais gigantesques ! », Ou encore que ; « l’on peut tout acheter
avec du papier ! » Et même que ; « quelques hommes sur un travail
peuvent copier des livres en grande quantités ».
Bref, je conçu pour cette gesticulation mandibulaire un sentiment mitigé, il m’en
resta un arrière-goût peu agréable. De ce jour, Marco et ses parents grâce à la
fortune qu’ils ont rapportée, conduisent
grand train et développent leurs activités. Profitant d’une vie aisée, admis par la
plus haute noblesse de la ville. J’étais laissé dans une quiète indifférence,
trompeuse car elle ne devait pas durer au delà du jour ou je fis part de mes
intentions. Interrogeant Matéo sur un point de détail de notre équipée qui
m’avait quelque peu échappé, celui-ci s’étonna de mon intérêt rétroactif et
s’enquit aussitôt de connaître la raison de mes recherches. Naïvement je lui avouai
mûrir projet de faire paraître le récit de nos pérégrinations chez les Mongols. Un
livre traitant du sujet permettrait au plus
grand nombre d’être informé des très
extraordinaires aventures et découvertes qui furent les nôtres. Le vieil homme paru
quelque peu troublé de ces innocents
propos, mais ne laissa rien paraître de sa contrariété.
Le lendemain bien avant matines, une forte escouade d’archers venait me saisir
par corps à mon domicile. S’assurant prestement de ma personne, ils
m’emmenèrent sans vouloir répondre à mes questions et suppliques. N’acceptant
pas même de me laisser le temps d’avertir amis ou voisins. Bâillonné et
entravé, je fus emporté dans une sombre forteresse où, du débarcadère, l’on
accédait par un pont voûté. Je dois à la vérité de dire que l’on ne
m’abandonna point trop de temps dans le
cul de basse fosse où j’avais d’abord été jeté. Rapidement je fus transféré dans
une geôle plus vaste, située au sommet d’une tour. Si l’on y subissait fortes
chaleurs durant les cinq ou six mois d’été, les hivers avaient l’heur d’y êtres
nettement moins froids et humides que sous les douves. L’ameublement
sommaire ne manquait pas de confort et la nourriture souvent riche, était toujours
convenablement préparée. Au fil des jours je pu apprendre, par mon
gardien, qui s’était bien accoutumé à mes façons sans y compatir outre mesure, que
des gentilshommes se chargeaient de
mon entretient et des charges de ma
pension. Je m’en trouvais fort rasséréné mais on m’apprit aussi que tous mes
biens avaient été confisqués. En sorte
conclu-je, que c’était moi qui finalement pourvoyait à mes besoins.
Le temps passant j’appris aussi toujours
par des indiscrétions de mon geôlier, brave homme qui ne dédaignait pas de
finir mes pichets de vin, la mort du père de messire Marco, suivie presque aussitôt
de celle de son oncle. Peu de temps après, le richissime ‘Messer Milione’,
dernier du nom des Polo, se mit à investir dans les armements maritimes.
Il arriva qu’un jour de la fin d’août, mon
gardien devenu au fil du temps plus un
informateur qu’un porte-clefs, tout excité vint me faire part d’une nouvelle dont
Venise bourdonnait. « Messire Marco Polo, m’apprit-il, toujours soucieux de ses
intérêts, dirigeait lui-même un galion chargé de soieries. Pour prévenir les
attaques de pirates, il naviguait au sein d’un convoi escorté par des navires de
guerre. Ce qui n’empêcha nullement, ou leur valu peut-être, d’être pris à partie
par une flotte Génoise Venise étant toujours en conflit ouvert avec cette citée
concurrente. Les vénitiens subissent une cuisante défaite, le célèbre marchand
pour sa part fut fait prisonnier. »
Étrange revirement du destin, j’étais
prisonnier à Venise, et mon tourmenteur subissait le même sort à Gène. Pour moi
la principale et immédiate conséquence,
successive à la disparition du bayeur, fut la cessation du versement des frais de
ma charge. Un autre enchaînement, heureux celui-là, fut que la chute des
revenus de mon geôlier permit qu’il en vienne à accepter la tractation que je lui
proposais. Échanger une bourse contre permission à messire Alburg Généry,
envoyé par Charles de Valois frère du roi de France, de me venir rencontrer. Ce
noble chevalier parvint, en usant de son prestige autant que de largesses, à
obtenir autorisation officielle du conseil des Doges de me tenir compagnie tout à
loisir. Sa visite avait initialement pour
motif de rencontrer Marco Polo. Le trouvant absent, c’est un nommé Cepoy,
autre vassal dépourvu de fief et se trouvant en ambassade auprès de la
maison de Gène, qui reçu mission d’approcher le riche marchant en sa
prison. Ces deux gentilshommes avait instructions de relever maints détails
concernant les troupes Byzantines, ainsi que d’établir des cartes suffisamment
précises des garnisons par nous connues lors de nos passages répétés. Alburg
Généry, après l’avoir entendue coucha sur parchemin ma version de l’histoire. Il
me proposa de mettre à profit l’absence
de mon ‘bienfaiteur’ et d’acheter ma
liberté. Chose qui, en cette période de troubles ne posa pas d’insurmontables
difficultés.
Sous sa protection, nous regagnâmes diligemment le royaume de France. Son
intention était de parvenir à Fontainebleau pour y recueillir par ma
bouche, toutes nécessaires explications complétant selon lui, mes notes trop
brèves prises lors de nos entretiens de Venise. Un livre magnifique serait ensuite
édité, relatant ce périple et la part que j’y avais prise. Dans cette intention nous
fîmes réaliser trois copies de mon œuvre. Ma destinée autant que les caprices des
grands de ce monde ne permit point la réalisation de cette volonté. La parution
du livre appelé ‘Le devisement du Monde’
dicté par messire Paulo, relatant l’odyssée de sa famille… à laquelle il
prétendait avoir pris part active, parvint à la Cour. L’ouvrage, confié à un Pisan
nommé Rustichello, enflammait déjà l’Italie, gagnant les monarchies de
l’Europe entière. Pour je ne sais quelles mystérieuses raisons, l’apparition d’une
œuvre battant en brèche ce succès, rebuta mon bienfaiteur. Il se refusa
obstinément à aborder le sujet de ce revirement d’intention, allant jusqu’à
mettre un terme à nos relations pour se soustraire à mes interrogations, teintées
il est vrai d’une forte dose d’indignation.
Abandonné, démuni et au bord du
désespoir, je ne dus qu’à la bonté d’âme de messire Luc des Aignan d’avoir,
prenant en pitié ma triste condition, pu
échapper à l’indigence. Ce gentilhomme remontant vers ses terres en plaine du
Rhein, proposa de m’attacher à son service en qualité de précepteur de ses
enfants. C’est en sa propriété de Bischwiller que je pu finir mes jours
dignement, épousant en seconde noces la veuve d’un métayer. Le brave homme
avait eu l’amabilité de lui laisser en héritage un petit domaine à flanc de
collines, aux limites du bourg de Thann. La fabrication de fromages spécifiques à
cette contrée, fort odorants et goûteux autant, vendus sur les marchés jusqu’à
Colmar, m’assura une vieillesse exempte
de soucis matériels.
Signé, Giachem Wertl
CHRONOLOGIE.
De 1215 à 1324.
1215.- Naissance de Kubilaï Khân,
(ý1294). Nommé ‘Grand Khaân’ des Mongol en 1260 en succédant à son frère
Mögke. Il s’installe en 1271 à Khanbalik (Pékin) dont il fait la capitale de son
empire.
1252.- Fondation à Constantinople, du
premier comptoir des frères Polo, Nicolo et Matéo.
1260/61.- Départ des deux marchands pour Négreponte. (Streto) puis Cathay (la
Chine du nord.)
1266/1269.- Retour à Venise, du père et de l’oncle de Marco Polo.
1271.- Départ, en compagnie de Marco
âgé de 17 ans. Le voyage Ŕaller- durera trois longues années.
1275.- Les Polo (Po-lo) et leur mesgnie
(leur suite) arrivent à la Cour du Grand
Khaân.
1275/76.- Siège de Xiangfan. Mission à Ganzhou, (A l’Ouest)
1277/78.- Yangzhou (Chine du sud)
Marco, nommé ‘Messire’, puis ‘Inspecteur des finances’. Il maîtrise progressivement
la langue et l’écriture du mandarin.
1280/-82.- 2 ans. Mission au sud-est ; Yunnan, Tibet, les Indes, Myanmar.
Voyages par mer, ambassades vers le Viêt-Nam.
1282.- Coup d’état des chinois contre les
Mongols. Le premier ministre Achmat est assassiné. Marco Polo est nommé
‘enquêteur-privé’. Un mois plus tard, Marco apprend au khan l’ampleur des
turpitudes et des crimes du 1er ministre. Réhabilitation des assassins
1283/1291.- Envoyé dans les régions de l’ouest, Ambassades dans l’océan Indien.
D’espérances de pouvoir repartir en
Europe.
1292/1295.- 3 ans. Retour par la mer de chine, en escorte de la princesse
Kökeedjin, destinée à épouser le roi de perse. Arrivée en Iran puis enfin Venise.
1298. Le 8 septembre, Marco est fait prisonnier. Conduit à Gène, il est enfermé
dans une prison de la ville. Par chance ( ?) il partage sa geôle avec Rustichello
de Pise, un romancier détenu pour l’impudence de sa plume. Marco lui dicte
en français le récit de sa version du voyage. C’est ainsi qu’apparaît le
« Devisement du monde.
1299.- Après la libération de son auteur, le livre est diffusé dans toute l’Europe
grâce à de nombreuses traductions.
1324.- Le 8 janvier, âgé de 70 ans, celui
que ses concitoyens surnomment « Messer Millione », Marco Polo meurt
dans son palais à Venise.
Chanzun de la guarra.
Le livre des merveilles du monde à certainement contribué à l’établissement
de nouvelles voies vers l’Orient et réduit les passages imposés par les
caravansérails. C’est d’ailleurs sous l’influence de cet
ouvrage qu’un descendant de messire Angeot, répondant au nom de Christofus
Colombus, mettra les voiles vers l’ouest pour ouvrir une « nouvelle route des
Indes ». Son succès tient au fait qu’à l’exception des marchands, qui toutefois
ne se risquent que rarement à sortir de la
‘route de la soie’, les Européen de cette époque ignorent tout de l’Extrême-Orient.
Ce livre apporte donc des connaissances exceptionnelles, en dépit des
approximations et de l’enjolivement de nombreux détails. Car ne l’oublions pas,
le texte en a été rédigé par un romancier à une époque où les récits épiques
faisaient autorité. De plus, en l’absence d’imprimerie, ce sont les moines copistes
qui en font la réplication, apportant à petites touches des modifications, par ci
par là. N’hésitant pas à le rebaptiser ; « Le livre des Merveilles du monde », puis
« Le livre du Million de Merveilles du
Monde », avant de lui laisser son titre sous lequel il est le plus connus. L’auteur
l’avait d’abord appelé tout simplement « Le livre de Marco Polo ».
Qui plus est, le texte à subit de
nombreuses manipulations, surtout au XV ème siècle où l’on a, sans états d’âmes,
supprimé les révélations sur la taille du
pied des femmes chinoises, jugées trop fantaisistes. Gommé les passages relatifs
à la grande muraille, jugés trop exagérés, etc. Le manuscrit original en est hélas
perdu. Tout comme le livre de Gihlem du Rosemont dont une seule copie eu la
chance d’échapper aux autodafés qui jalonnèrent les âges. C’est cet unique
exemplaire que j’eu la chance de découvrir dans un recoin du vaste grenier
de mon arrière grand-mère Joséphine, née Kilwasser, dans sa maison de Thann
au pied des Vosges. Réécrit, pour le rendre plus lisible (le français employé
aurait été difficile à suivre pour des
contemporains). Je me suis cependant efforcé de lui conserver une part - la plus
grande possible - de son authenticité et de sa truculente orthographe. C’est dans
cette même intention que j’ai respecté les noms et appellations d’époque. En les
réactualisant ou les explicitant, dans le glossaire ci-dessous.
Voilà, bonne lecture… s’il est encore temps de faire pareil souhait.
G.H.W.
GLOSSAIRE.
S’il nous a paru bon de donner une
explication pour certains termes employés dans cet ouvrage, ces
précisions n’ont toutefois pas valeur de vérités absolues. Les avis ‘autorisés’
étant souvent partagés, voir opposés.
1-. Parpaillot est synonyme de ‘protestant’
2 -. Au moyen-âge, le nom de ‘pucelle’ n’est pas
synonyme de vierge. Plutôt celui de ‘jeune fille’.
Un sens roturier voisin de celui de ‘damoiselle’
employé pour les jeunes filles de bonne
naissance.
3 -. Haridelle désigne un cheval maigre, souvent
âgé ou cagneux.
4 - Fayard est un autre nom du Hêtre.
5 - Voir les explications sur l’emploi erroné de ce
mot, ainsi que de ceux de ‘Tatars’ ou ‘barbares’.
6 - Le ban est un terme féodal signifiant « le
territoire sous la juridiction d’un seigneur », plus
précisément le lieu où étaient proclamées ses
décisions. S’appliquant aux villes, le terme de
ban- lieue se mit à désigner l’étendue - d’une ou
plusieurs lieues - de pays soumise à la juridiction
d’une municipalité. (La ‘lieue’ variait d’une région
à l’autre.) Le nom en est resté sous la forme
moderne de ‘banlieues’.
7 - Zhöngguo ; (souvent dit ; Zhöng-guo.)est le
nom utilisé par les chinois pour parler de leur
pays. Néanmoins, jusqu’à nos jours, Zhöng-guo
n’entra jamais dans l’appellation officielle de
l’entité politique gouvernant le territoire chinois. Il
désigne le centre, ou l’axe médian. « Zhöng »
étant représenté sur les Sinogrammes par une
ligne traversant un carré en son milieu, accolé par
le signe « Guo » (représentation d’une pièce de
jade brisée...), servant à désigner le pays en tant
que nation. C’est le nom de la dynastie régnante
qui était surtout employé autrefois. Celle des Qin,
une des plus longues, avait donné le mot ‘Chine’
en atteignant l’Europe, après être passé à travers
de nombreuses langues le long de la route de la
soie. Les partitions nord/sud de Cathay et Manji,
furent en usage presque uniquement chez les
occidentaux. Actuellement, la chine est désignée
par le nom Zhonghua. Il est inclus dans les
appellations de la République de Chine et de la
République populaire de Chine. La traduction
courante de ‘Chinois’ est Zhongguoren,
« personne de Chine ». Huaren lui est néanmoins
souvent préféré. [Sources wikipedia. 2010.]
8 - Ces fleuves sont le Don et la Volga.
9 - Il s’agit d’une description de l’isthme de
Perekop et des monts de Tauride
10 - Encore la Volga !
11 - On reconnaît ici le désert de Gobi.
12 - Huit cent lieux représentent une distance
supérieure à 3000 kilomètres.
13 - Ce sont les cols du Tarbagataï.
14 - Karakorum, était le nom de la résidence des
Khaân de Mongolie.
15 - Toujours la Volga...
16 - La mer Caspienne, avec la Mer d’Aral plus au
sud.
17 -. Le nom de Cranequinier est souvent
erronément utilisé pour désigner le mécanisme
destiné à tendre l’arbalète. Les cranequiniers
étaient les utilisateurs (à pied ou à cheval) de
l’arbalète à cric. L’erreur a perdurée jusqu’à nos
jours. [Sources wikipedia. 2008.]
18 - « Avec la bénédiction du diable. » A moins
que ce ne soit « Que le diable te bénisse. » … Il
faudrait demander à un véritable Corse !
19 -. Au IX ème siècle, .Al-Khawarizmi formalisa
l’algèbre.
20 -. L’itinéraire passait par la Crimée, l’Arménie,
la Perse et l’Afghanistan.
21 -. La mer Caspienne, bien sur.
22 -. La ville de Tabriz (Voir notes ci-dessous.)
23 -. Avec Samarkand, ce sont des variantes
orthographiques de ‘Samarcande’.
24 -. Ce sont les montagnes du Pamir.
25 -. Les chameaux, indubitablement !
26 -. La dynastie des Song du Sud.
27 -. La Corée ?
28 -. Quatre cent pas peuvent êtres évalués à,
environ, 300 mètres.
29 -.La principale règle phonotactique à retenir en
chinois, est que cette langue n’accepte pas
d’articuler l’émission de deux sons consonantiques
consécutifs. Ainsi Polo, se dit Po-lo, Siam se dit
Si-am. Etc.
30 -. La péninsule Coréenne.
31 -. Le Japon impérial.
32 -. 6 000 000 de saggio, équivalait
approximativement à un poids de 25 tonnes.
33 -. Manji est le nom communément utilisé, à
l’époque, pour désigner l’empire Song de la Chine
du sud.
34 -. Le charbon.
35 -.Les montagnes de la chaîne himalayenne,
plus précisément le Tibet.
36-. Le Sam-pao, correspond en gros aux navires
que nous appelons aujourd’hui ‘Jonques de mer’.
Il à donné celui de ‘sampan’ pour désigner les
embarcations de rivière du Viêt-Nam.
37 -. Nom d’origine Chinoise, repris par les
navigateurs arabes qui le transformèrent en maw
sim (Prononcer ‘maou-sum’). Il s’agit des vents
de mousson.
38 -. Magnetis Amalphis. Il s’agit tout simplement
de la boussole. Au XI siècle, la boussole Chinoise
se présentait sous la forme d’une pierre plate et
carrée sur laquelle était posée une pièce
métallique évoquant vaguement une cuillère et
sensée représenter la constellation de la grande
Ourse. La partie effilée indiquait… la direction du
sud.
39 -. L’empire du Yamato désignait l’archipel du
Japon.
40 -. C’est encore du Japon dont il s’agit.
L’invasion tourna court, un Typhon envoya la
flotte du grand Khan par le fond. Les survivants
furent exterminés jusqu’au dernier.
41 -. Khanbalik (ville du Khan, en mongol) est
aussi appelé Dâdü à la même époque. C’est
l’actuel Pékin (Beijing). A l’origine la ville
s’appelait Ben-Ji. (Chardon)
42 -. Pluriel mamälïk, singulier mamlük. Ce sont
les membres d’une milice (formée d’esclaves
affranchis), au service des califes musulmans et
de l’empire ottoman. Nous la connaissons mieux
sous l’appellation générique de Mamelouks. Les
Kiptchak (nommés Comans ou Coumans, chez les
latins.) sont les ressortissants d’un peuple Turc,
semi-nomade. [Sources wikipedia. 2010.]
43 -. Aussi orthographié ‘Kökedjin.
44 -.Le port de Canton.
45 -. Singosari ; l’île de Java, (Indonésie)
Kertanegara en était le roi.
46 -.Sumatra.
47 -. C’est l’île de Ceylan.
48 -.Ports, sur les côtes de l’Inde. Le détroit (aussi
la ville) d’Ormuz, au moyen-âge portait tantôt les
noms d’Ormis, Curmos ou Hormission. [Sources
wikipedia. 2010.]
49 -. Socotra (ou Suqutra) est une île, ou plus
exactement un archipel, situé au sud-est du
Yémen, dans l’Océan Indien, à l’entrée du golfe
d’Aden.
50 -. Le Ghî ou ghee (du sanskrit ghita) est un
beurre clarifié provenant du lait de vache.
51 -. Le Tigre et l’Euphrate.
52 -. Les chameaux…Selon toutes probabilités.
53 -. Les Ismaéliens - Nizâriens (Nizârites ?) sont
une communauté mystique musulmane (shî’ite
ismaélienne), active depuis le XI ème siècle,
professant une lecture ésotérique du Coran, (le
bâtin). Hashishiyyin. Signifie littéralement « Ceux
qui font usage du haschisch ». Ce terme
emprunté à l’arabe serait passé en Italie sous la
forme d’assassino, qui donnera le mot français
‘assassin’... Étymologie séduisante, mais
aujourd’hui controversée par les scientifiques qui
s’appuient sur des textes récemment découverts
et authentifiés comme étant ceux d’Alamût. ( ?)
La version qui prévaut est plus prosaïque ;
L’Imâm Hasan aimait appeler ses adeptes
Assassiyoun, ceux qui sont fidèles au ‘Assas’, le
« Fondement de la foi ». C’est ce mot, mal
compris des voyageurs étrangers, qui leur a
semblé porter des relents de… haschich ! Pure
affabulation donc, légende propagée par les
Croisés et qui, en l’absence de textes
authentiques, a obscurci longtemps le nom de
l’Ismaélisme. [Sources wikipedia. 2010.]
54 -. Baydâd, en persan et Bagdäd, en arabe. Le
nom proviendrait étymologiquement d’un nom
composé persan ; Bhag ‘Dieu’ et däd (donner).
Pouvant être traduit par ; « don de Dieu ». La
ville fut également appelée ou surnommée « Dar
As Salam », « La ville ronde » ou encore « La ville
d’Al Mansour. »
55 -. Ërän ou Ëränsahr (Iran, signifiant « pays des
Ariens »). En occident le pays conservera son
nom de ‘Perse’, jusqu’en 1934. A cette date, Reza
Pahlavi demanda aux représentations
diplomatiques d’utiliser le nom d’Iran. Les iraniens
n’ont jamais cessé d’appeler ainsi leur pays. Les
grecs avaient fait la confusion avec la région
capitale de cette époque ; Pars, appelée ‘Pärsa’ en
vieux-persan. Plus tard les arabes conquirent le
pays, y introduisant l’Islam. Les Iranien se
différencient pourtant des musulmans sunnites
par leur appartenance au culte chiite
duodécimains. [Sources wikipedia. 2010.]
56 -. Tabriz. Aussi nommée ‘Tauris’.
57 -. Le ‘cylindre de Cyrus’ contient ce que l’on peut
nommer la première déclaration des ″Droits de
l’homme″.
58 -.Un fils de Bay-Bars (voir ci-dessous). En
dissidence avec son père depuis la chute du
dernier État franc en 1291.
59 -. Bay-Bars (1260Ŕ1277). Une des grandes
figures du moyen-âge musulman. Un cycle épique
populaire, le ‘Roman de Baïbars’ comparable en
popularité à notre « Ballade de Roland » c’est
constitué autour de sa personnalité.
60 -. La Furûsiyya était un ensemble de
connaissances, pratiques et théoriques, en
vigueur dans le sultanat mamelouk, qui ne
mettait pas en avant la bravoure mais la
discipline. Comprenant le maniement des armes,
l’archerie, la lutte, la natation, la fauconnerie,
l’équitation, la médecine vétérinaire et la pratique
des échecs. Le système mamelouk, en réservant
les plus hautes fonctions, à des hommes nés
esclaves, faisait preuve d’une originalité avancée.
Propre à l’Islam, ce précepte perdurera du IX
jusqu’au XIX ème siècle, prenant fin avec le
massacre des chefs mamelouks par Mohamed Ali,
en 1811. [Sources wikipedia. 2011.]
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