druides et chamanes - brighelli, jean-paul

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  • Jean Markale

    DRUIDES ET CHAMANES

    ditions Pygmalion, 2005

  • la mmoire de Claire Markale

  • INTRODUCTIONDmler lcheveau

    Ce quon appelle le millnarisme est, sinon un lieu commun, du moins le

    fonctionnement absurde dune tradition transmise de gnration en gnration qui veutabsolument mettre des dates prcises sur les moments les plus importants de lvolutionde lhumanit. Lan Mil a excit toutes sortes de frayeurs et de fantasmes qui se sontfinalement rvls comme des aberrations de lesprit. Il en a t de mme pour lan 2000, cela prs que cette entre dans le troisime millnaire (rsultat dune chronologieparfaitement arbitraire !) a t marque par la gnralisation de la rvolutionlectronique, mettant le monde entier la porte de nimporte quel individu par la vertudune technique de plus en plus sophistique, sans que pour autant lintelligencehumaine en soit arrive un stade suprieur. Car lhomme du XXIe sicle nest pas plusintelligent que celui du Palolithique suprieur, vers 40 000 ; il dispose seulement debeaucoup plus dinformations et peut en quelques secondes calculer ce que son anctreprhistorique mettait des annes et des sicles concrtiser, pour ne pas dire rationaliser. Il sensuit un sentiment de supriorit qui fausse tout jugement de valeur etsurtout, vu le mlange dinformations diverses qui lui parviennent, un confusionnisme peu prs total, phnomne naturel dans lequel le cerveau humain, dbord de partout,narrive plus faire le tri dans ce quil reoit. Do la tendance actuelle, renforce par lesuccs dune technologie unique et surtout unificatrice, donc rductrice , privilgierune croyance aveugle en un adage vaguement panthiste : tout est dans tout.

    Or, cette belle certitude nest quun leurre. Tout nest pas dans tout, mais le tout (quil

    soit humain ou divin) ne peut tre que la conjonction et non pas laddition duneinfinit dinformations parcellaires, gnralement indpendantes les unes des autres,donc uniques, qui donnent naissance un ensemble, cohrent ou non, considr, selonles cas et les circonstances, comme dfinitif ou provisoire. Cest alors quapparat ledanger du syncrtisme (quon pourrait facilement dnommer par drision lesyncrtinisme), ennemi mortel de la synthse, laquelle nest autre que le rsultat dunelente assimilation (on pourrait dire digestion ) dlments htroclites et htrognesqui constituent une nourriture brute ncessaire lvolution sinon la survie delesprit humain. Mais, comme dans toute opration physiologique de ce genre, il y ancessairement des dchets non assimilables. Cest le cas dans le domaine de laspiritualit, ou tout au moins de la mtaphysique et de la religion considre comme unensemble socioculturel organis et rgi par des normes dfinies davance et surtoutreconnues et acceptes par une collectivit dtermine. Par consquent, dans le melting-pot que constitue le brassage permanent des ides, des croyances et des convictions, deschoix simposent : il nest pas bon dingurgiter des champignons reconnus commemortels, pas plus quil nest bon daccepter nimporte quelle notion venue on ne sait dosous prtexte quelle est nouvelle et quelle pourrait dboucher sur des rvlations

  • indites. Lesprit humain se meut travers des paysages qui ne sont pas toujoursfavorables son panouissement.

    Or, le confusionnisme actuel ne semble pas connatre de limites. Sous prtextedcumnisme, on va tenter doprer une fusion entre le catholicisme romain, leprotestantisme calviniste, lorthodoxie byzantine et langlicanisme (qui nest en fait quuncatholicisme rform !), sans se rendre compte des divergences fondamentales quiexistent entre ces diverses confessions quant linterprtation de textes apparemmentfondamentaux. De mme, sous prtexte de revenir aux origines, on va sefforcer deconcilier les trois religions dites monothistes, le judasme, le christianisme et lislam,alors quaucune de ces confessions na la mme approche du divin , et quen dernireanalyse, ce quon appelle le polythisme nest peut-tre pas une croyance en plusieursdieux mais simplement la lente dgnrescence dun monothisme primitif qui a finipar prendre les reprsentations concrtes de la divinit unique pour des entits isoles,doues dune existence autonome. Alors quil ne sagit que dune matrialisation dunconcept spirituel intransmissible autrement que par des images concrtes.

    Et que dire de cette mode actuelle qui consiste, pour un Occidental doriginechrtienne, quil le veuille ou non, quil soit croyant, agnostique ou athe, se fairebouddhiste ou hindouiste sans mme rflchir au foss qui spare la mentalit orientalede la mentalit occidentale ? Dans lhindouisme et le bouddhisme, on se rfre lexistence dune me collective qui se fondra ensuite dans le nirvna, non pas le paradis la mode chrtienne, mais lunit retrouve des tres et des choses, tandis que dans lechristianisme, le judasme et lislam, on a foi en une me individuelle responsable de sesactes et qui est destine rejoindre ce quon a souvent qualifi de neuvime chur desanges . Les donnes sont donc profondment antinomiques et elles apparaissentinconciliables pour tout observateur impartial. On nen finirait pas de dnoncer cettemanie contemporaine de mlanger des sources htrognes, dpendant des conditions devie dans un climat et une poque dtermins, ainsi que des contraintes sociologiquesaffrentes, dans lespoir quelque peu dmentiel de retrouver leau vive qui est loriginedu monde et des tres qui le peuplent.

    Le seul point de rfrence est le mythe de la Tour de Babel. Dans lopinion courante,cette anecdote, largement rpandue par lHistoire sainte, est le juste chtiment delorgueil humain face la toute-puissance divine. Mais lHistoire sainte, telle quelle estenseigne par lglise romaine, en prend son aise avec le texte de la Gense. On en faitlorigine de la diffrenciation des langues, donc de la dispersion des peuples, alors quilsagit de quelque chose de plus tragique : lparpillement de la Rvlation primitive enune multitude dinterprtations, la plupart du temps contradictoires et mmeantagonistes. Il faut citer le texte. Lorsque les hommes commencent btir leur ville et lafameuse tour, Iahv-Adona descend contempler le spectacle et dit : Maintenant, riennempchera pour eux tout ce quils prmditeront de faire ! Offrons, descendons etmlons l leur lvre (= langage) afin que lhomme nentende plus la lvre de soncompagnon{1}. Le texte est trs clair et, de ce fait, il est assez terrifiant, car il supposeune froce dfiance divine envers le genre humain, ce qui peut justifier les innombrablesrvoltes constates tout au cours de lHistoire, contre un Crateur injuste et jaloux de ses

  • prrogatives{2}.Ainsi, le langage nest donc pas seulement une affaire de vocabulaire mais linstrument

    dune comprhension partage par une collectivit, apparemment universelle autrefois,dune ralit essentielle transmise et vhicule par des mots. partir de ce momentcrucial, symbolis par lpisode de la Tour de Babel, lhumanit na plus accs la totalitdu message primitif. Elle nen a plus que des fragments clats, mais chacun desparticipants de cette humanit prtend en dtenir la totalit, ce qui explique assez bien lesdiscussions et les guerres idologiques ou sanglantes qui nont pas cess de ravager laplante depuis des sicles, et qui se perptuent au gr des jours.

    Cette perte de la Rvlation primitive, quelle quen soit la cause, divine ou humaine,est catastrophique. Elle a fait le malheur de lhumanit. Elle a dispers le messageoriginel et elle a caricatur la qute de labsolu, comme en tmoignent les rcits qui serattachent au Cycle du Graal, o lon voit tous les chevaliers lancs la recherche de laVrit une et indivisible se massacrer entre eux parce quils ne se reconnaissent pas. Etsurtout parce quils ne savent plus ce quils cherchent. La confusion est totale. Est-celuvre du Diable, celui qui, tymologiquement, se dresse en travers ? Il ny a pas derponse, mais une constatation : chacun croit dtenir cette Vrit et est prt liminertous ceux qui nadhrent pas sa propre vision de cette Vrit. Or, la Vrit est unjugement de lesprit, un raisonnement, qui na rien de commun avec la Ralit, laquellenous chappe constamment, comme la montr si habilement Platon dans la clbreallgorie de la Caverne. Nous ne voyons que le reflet des ralits suprieures, autrementdit nous ne percevons que les phnomnes qui ne sont que les consquences sensibles dece que le philosophe prussien Kant appelait les noumnes, terme dsignant cette Ralitineffable, et finalement incomprhensible. Il faut alors se souvenir de ce que constatait,quelque peu amrement, Jean-Paul Sartre : Nous sommes des paquets dexistants jetssur terre sans savoir comment ni pourquoi. Position agnostique, bien entendu, laquelle Sartre prtendait apporter une solution : Lexistence prcde lessence , ce quiveut dire que cest ltre humain qui dfinit, par son action, son essence dans unperptuel devenir.

    Mais Sartre a oubli que Dieu nexiste pas. y rflchir, Dieu (nom commode, devenucommun, mais qui ne fait que dsigner la Cause primordiale) nexiste pas, au senstymologique du terme. Il est, et cest nous qui existons, cest nous qui, toujourstymologiquement, sortons de. On ne sait pas de quoi, mais le fait est l. Nous sortons de quelque chose et nous tentons de savoir de quoi il sagit. L est lorigine de tous lessystmes de pense mtaphysique, lorigine de toutes les religions. Et lorigine de toutesles guerres de religion, de toutes les intolrances, de tous les abus de pouvoirs, et detoutes les spculations sur la place de lHomme et de son destin dans le cadre dununivers inconnu et, sinon illimit, du moins probablement infini, toujours au senstymologique, non fini , non achev , non parvenu sa perfection Lephilosophe grec prsocratique Hraclite, gnial promoteur sinon inventeur de cequon appelle la Dialectique trois termes (thse, antithse, synthse), revivifie parHegel et compltement renverse par le matrialisme historique athe de Feuerbach et deKarl Marx, avait dj compris que si tout est dans tout, rien nest identiquement dans

  • tout. Cest lun des pigones aberrants de Platon, Aristote, matre penser du Moyen ge,relay par Thomas dAquin, thologien officiel du Christianisme romain, qui a tout faussen introduisant dans la pense occidentale cette notion pernicieuse du ce qui est fauxnest pas vrai, et inversement .

    videmment, la raction contre cette doctrine arbitraire et restrictive ne sest pas faitattendre, comme en tmoignent les soi-disant hrtiques qui se sont succd au coursdes sicles jusqu nos jours. Mais, prsent, cette raction sopre dans tous les sens,et dans la confusion la plus totale. Oui, il faut retrouver le message originel, oui, il fautreconstituer la tradition primitive. Mais comment ? L est toute la question. QuandShakespeare fait dire Hamlet : To be or not to be , il savait parfaitement ce que celasignifiait. Mais la traduction franaise tre ou ne pas tre est un non-sens. Le verbeanglais to be, apparent au gallois bydd et au breton bed, termes qui dsignent le monde , un monde organis, visible, relatif , est lquivalent du mot franais exister . Il na jamais eu le sens dtre. Quand Hamlet pose cette clbre question, il nefait allusion qu la prsence humaine dans le monde des relativits. Ltre, cest bienautre chose. Et les existants de toutes confessions ont beau prtendre dtenir laVrit, ils ne sont que des Fous de Dieu prts assumer et concrtiser nimporte quelcrime, au nom de ce Dieu (que celui-ci soit nomm Allah, Iahv ou le Pre ternel), sansmme savoir ou sans mme tenter de savoir ce quest cette appellation arbitrairehrite du grec, comme la fort bien mis en vidence Georges Dumzil. Il nest quelimage concrte dune entit divine parfaitement abstraite, mais personnalise etprsente sous des aspects anthropomorphiques. En dfinitive, dans notre pauvrevocabulaire, ce terme ne fait que dsigner un tre Primordial innommable etinconnaissable.

    Dailleurs, ce dieu ne sest jamais manifest que par la voix des existants. Le Iahvhbraque ne nous est connu que par lintermdiaire de Mose et de ceux qui ont crit laGense et lExode sous son nom. Le Dieu des Musulmans ne nous est connu que par sonprophte Muhammad, ou tout au moins par ceux qui prtendent avoir recueilli ettransmis les paroles du Matre , ce qui est loin dtre vident, puisque, ds ladisparition du prophte , ses descendants se sont entre-tus pour conserver leleadership de la nouvelle religion. Que dire, en plus, des Rig-Veda et autres critshindouistes ? Que dire galement du prince indien Gautama, considr commelinitiateur du mouvement quon appelle bouddhiste, et qui nest pas une religion, maisun systme philosophique adapt aux populations extrme-orientales ? Il fautreconnatre que, seule, la religion chrtienne prtend que le Dieu incommensurable sestmanifest dans la personne de Jsus-Christ. Encore faut-il savoir que tout ce que noussavons du Messie nous vient de tmoins plus ou moins fiables qui ont mis par crit,cinquante ou cent ans aprs, les paroles quil aurait prononces. On est en plein flouartistique, lintrieur duquel sagitent des personnages plus soucieux de leur bien-trematriel immdiat que du devenir spirituel de ceux qui ils prtendent dlivrer despasseports pour le Paradis.

    Pourtant, la presque totalit des mythes et des lgendes thogoniques insiste sur le faitquautrefois, en ce temps-l , cest--dire dans le temps des origines, ce dieu (ou

  • ces dieux) sadressait directement aux humains et leur transmettait un message clair etnet quils comprenaient. La Gense en est un exemple, mais elle est loin den tre le seultmoignage. La plupart des traditions font mention dun tat primordial o le Crateur(ou le Dmiurge) tait en contact permanent avec ses cratures. Cela, bien avantlvnement mystrieux symbolis par lpisode de la Tour de Babel. Alors, dans cesconditions, comment ne pas supposer lexistence dune Rvlation primordiale,malheureusement perdue ?

    Cest pourquoi, depuis des sicles, en marge des dogmes tablis par les religionsinstitutionnelles, sest dveloppe une recherche, quelque peu dsespre, de cettetradition primitive considre comme ayant rellement exist. Certes, depuis ldit delempereur Thodose, en 382, qui tablit le christianisme comme la religion officielle etunique de lEmpire romain{3}, la seule vrit tait celle de lglise, mme si les optionsdogmatiques de celle-ci ntaient pas encore bien dfinies. La formule hors de lglise,point de salut sappliquait intgralement, liminant doffice toutes les tentativesdinterprtations diverses qui se manifestaient ici et l et qui taient classes comme des hrsies . Le message vanglique, revu et corrig dans le moule de la pense grco-romaine, avait acquis une valeur universelle et ne se discutait pas. Mais partir de laRforme, et surtout des rticences agnostiques du sicle des Lumires, la recherchemtaphysique avait battu en brche le ce qui va de soi impos par lglise. Il fallaittrouver autre chose et explorer des domaines qui, jusque-l, avaient t interdits. Etlpoque romantique a donn le signal dune recherche tendue toutes les composantesdune unit quon sentait confusment altre et dforme par le dogmatisme chrtien.

    Confusment Voil le terme quil convient demployer. En effet, cette recherche, parsuite dun manque dinformations prcises, sest faite dans la confusion la plus totale,pour en arriver, aux alentours de lan 2000, un mlange ahurissant de donneshtroclites non vrifies, sinon selon des mthodes scientifiques du moins selon descritres solidement tablis et une connaissance approfondie des plus anciens texteslgus par les sicles passs. Et que faire quand les textes supposs ont t perdus ouquand ils nont jamais exist ? Se rfrer une Tradition ? Certainement, maislaquelle ? Cest ainsi que fleurissent actuellement dinnombrables socits de pense ,pour ne pas dire religions , dont les fondements, lanalyse, ne reposent sur rien,sinon sur limagination de ceux qui prtendent en dtenir les arcanes les plusconfidentiels. Cest le cas du druidisme, cette religion des anciens Celtes (Gaulois ouautres), disparue depuis le IVe ou le Ve sicle de notre re, mais reconstituearbitrairement et seulement de faon conjecturale par quelques intellectuels illumins partir du XVIIIe sicle, en Grande-Bretagne. Ce no-druidisme ,puisquil faut lappeler par son nom rel, na absolument rien de commun avec la religionvcue aux temps de lindpendance celtique, au dbut de notre re, et pour cause : cettereligion interdisait lusage de lcriture et lon ne possde aucun document autochtoneauthentique pour avoir le droit de la dfinir, tant par ses structures que par sesdoctrines{4}. Quelle que soit la bonne foi des no-druides contemporains, quelle quesoit la valeur de leurs recherches, il faut bien admettre que le druidisme, tel quil a tvcu pendant des sicles par une grande majorit de la population europenne, est perdu

  • tout jamais et que toute tentative pour le faire renatre nest quun jeu de lesprit.Cette incertitude concernant les anciens druides est due un manque vident

    dinformations historiques sur les rituels qui devaient tre en usage en ces lointainespoques. Mais, si lon en croit les tmoignages de lAntiquit grecque et latine, lesdruides, qui enseignaient limmortalit de lme et la renaissance dans une autre vie,taient considrs comme des philosophes , experts en sciences de lunivers, et des mages (magi), la fois devins et oprateurs de pratiques magiques. Dans cesconditions, pour combler les vides dune information incomplte, la tentation est forte defaire entrer en jeu la sorcellerie , toujours plus ou moins vivante dans les traditionspopulaires, cette sorte de prolongement quelque peu dgnr de la magie primitive tellequelle tait vcue et pratique dans cet illud tempus, ce temps lointain des origines,lorsque lexistant humain savait encore rgir les mcanismes les plus mystrieux dunmonde en perptuelle volution. Or, la sorcellerie , personne ne sait exactement enquoi elle consiste, sauf ceux qui prtendent en dtenir les secrets. Et dans lopinioncourante, du moins en Europe occidentale, les sorciers de village ont la rputation dtreles hritiers la fois des druides celtes et des hommes mdecine , cest--dire deschamanes, qui, au dbut du XXIe sicle, sont toujours en activit dans le nord et le centrede lAsie (malgr la sovitisation et les influences chrtiennes ou musulmanes), dans lenord de lEurope (chez les Lapons) et, bien entendu, dans le Nouveau Monde, chez lesEsquimaux et les derniers Peaux-Rouges , rescaps du gnocide dclench par de bonschrtiens europens contre des Amrindiens qui ne demandaient rien dautre que decontinuer vivre selon leurs traditions dans les vastes espaces quoccupaient leursanctres.

    Cest dire que, malgr les apparentes ruptures et les rvolutions idologiques qui sesont succd au cours des sicles, les antiques croyances et les cultes affrents ont la viedure. Une bonne partie du christianisme lui-mme sclaire par ltude des cultes quilont prcd. Toute religion actuelle est en effet le dernier aboutissement dune longuesrie de croyances et de rites, transmis de gnration en gnration depuis lgeprhistorique, transforms, altrs, adapts, mais survivant aux rvolutions religieusesmme les plus violentes. [] Le paysan du XVIIIe, sinon du XXe sicle, et le chasseur delge de la pierre, qui vivait un ou deux millnaires avant lre chrtienne, ont plus didescommunes quon ne le pense gnralement. En effet, lorsque lglise conquit, du IIe auXe sicle, les paens qui habitaient la Gaule, Gallo-Romains ou Barbares, elle se garda biende heurter de front, avant dtre toute-puissante, les croyances de lpoque ; presquetoujours, elle se contenta de les assimiler tant bien que mal sa propre doctrine. Poursimposer aux paens, le christianisme se teinta de paganisme, il devint paen, peut-ondire ; et doit-on sen tonner ? Lglise primitive ne fut-elle pas compose dune runionde paens ? Or, les nouveaux convertis ne dpouillrent pas, du jour au lendemain [] nileur hrdit, ni leur culture intellectuelle et morale ; ils apportrent donc auchristianisme leurs faons de penser, et consciemment ou inconsciemment, une partie deleurs prjugs, de leurs anciennes croyances, de leurs rites traditionnels{5}.

    Cest donc dans cette direction quil faut hardiment sengager : explorer les traditionsoccidentales, tant populaires et orales que littraires (dans la mesure o ces sources

  • littraires peuvent tre considres comme fiables), en ne ngligeant aucun lmentdinformation. Mais cest un exercice prilleux, car une telle dmarche risque dedboucher sur un confusionnisme travers lequel il serait impossible de tracer lesgrandes lignes dune tradition authentique. Il est donc ncessaire de trier les informationsvenues de toutes parts et de les analyser de faon en tirer le maximum de profits. Et cenest pas facile. Si le christianisme, dorigine smitique mais diffus travers laphilosophie grecque (en fait hellnistique) et le rationalisme romain, a rcupr deslments antrieurs, il doit en tre de mme pour ce quon appelle le druidisme ,terme scientifique assez rcent qui dsigne une religion institutionnelleincontestablement de structure indo-europenne. Ce druidisme , religion des Celteshistoriquement prouve en Occident partir des environs de lan 500 avant notre re, ad lui aussi absorber et intgrer des lments appartenant des croyances et des rituelsprovenant de la Prhistoire, notamment de lpoque mgalithique, de lge du Bronze, etdes priodes quon dit maintenant tre proto-celtiques , sans aucune autre prcisionque la prsence des fameux champs durnes qui sont peu prs lunique tmoignagesur lequel on peut sappuyer sans crainte de dlirer.

    Cest alors quintervient fatalement le rle rel ou imaginaire de cet trangephnomne class, sans doute arbitrairement, comme tant le chamanisme , ensemblede pratiques rituelles, magiques et psychiques, qui parat avoir domin non seulementlEurope du Nord, mais la grande plaine nord-asiatique et, par extension, laire spcifiquedes Amrindiens qui, on le sait, sont des Asiates ayant franchi le dtroit de Bring unepoque o la banquise reliait les deux continents. Ce chamanisme est sans aucundoute quelque chose de trs ancien et de trs rpandu. Mais il consiste en un ensemble decroyances, de rituels et de techniques relevant de la magie, ou mme de la mdecine, etna jamais t une religion, au sens strict du terme, avec une tradition ancestrale, orale oucrite, des dogmes, une hirarchie et des institutions dment tablies. Par contre, ledruidisme a t, cest incontestable mme si les informations le concernant sontfragmentaires, une religion institutionnelle de type indo-europen, ayant des pointscommuns avec le brahmanisme et la religion primitive des Romains.

    Il est impossible en effet de sparer le druidisme, ou du moins ce que lon en connat,du contexte indo-europen. Cest une religion qui a t apporte par des immigrantsvenus, en vagues successives, des plaines de lAsie centrale, mais surtout des rives de laMer Noire, cette rgion o les Grecs plaaient le pays des mystrieux Cimmriens{6},considrs comme des tres fabuleux, habitant des domaines souterrains, et dans lequel,selon lOdysse, se trouvait lune des entres de lAutre Monde. Mais pourquoi ne pasadmettre quen migrant vers louest, cette religion indo-europenne primitive ne seserait par charge dlments trangers emprunts aux populations aborignes ?

    Certains sont alls trs loin dans ce refus de toute influence allogne, se voilantvolontiers la face devant les ralits du terrain, et rejetant en bloc tout le fatrasdhypothses sur lorigine prceltique ou non celtique des druides, les suppositions ousupputations sur leur parent avec les chamanes de Laponie et de Sibrie qui ne sontque nant intellectuel et inintelligence pure{7} . Il est vrai que depuis Fabre dOlivet etses aberrantes rveries, reprises au dbut du XXe sicle par le soi-disant occultiste

  • douard Schur, on a, dans certains milieux spcialiss, affirm avec force et contretoute raison que ce sont des druides partis dOccident qui auraient t les fondateurs dela religion brahmanique de la plaine du Gange. Il est galement vrai que le celtisantJulius Pokorny a consacr sa vie universitaire tenter de prouver que les languesceltiques sont dorigine hamitique , autrement dit apparentes la langue berbre{8}. Ilfallait donc ragir et revenir au point de dpart : une religion indo-europenne teintedlments divers emprunts aux peuples conquis pacifiquement ou par les armes dansun Occident dj riche en traditions millnaires.

    Car, en ce domaine, on se prouve plong dans la confusion la plus totale, au mpris desplus lmentaires prcautions demploi de la mthode comparative. Il est cependant uneindniable constatation historique : le druidisme a disparu depuis presque vingt sicles,tandis que le chamanisme, quelles que soient ses formes, quelles que soient sesdgnrescences probables, est toujours une ralit vcue au dbut du troisimemillnaire. Il ne sagit donc pas dtablir une identification entre ces deux systmes depense, mais seulement den examiner les ressemblances ou les diffrences.

    Quil y ait eu interfrences entre les pratiques du chamanisme et celles du druidisme,cela parat vident au premier abord, puisque les chamanes ont prcd les druides etquils existent encore de nos jours. Mais une constatation simpose demble : les Druidesne sont pas des Chamanes et les Chamanes ne sont pas des Druides. Ces derniers sont desprtres, appartenant une classe sacerdotale organise et hirarchise ; les Chamanes nesont que des oprateurs isols au sein dune socit, mais cependant dpositaires dunetradition transmise depuis des sicles de bouche oreille. Cependant, en dpit de cettediffrence fondamentale, druides et chamanes fonctionnent dans les mmesdomaines et naviguent en quelque sorte dans les mmes eaux. Cest pourquoi, endsaccord total avec certains celtisants qui se prtendent de leur propre chef les seulsautoriss parler de la religion druidique considre sous lunique hritage indo-europen, il importe dexplorer le vaste et nbuleux domaine o se sont rencontrs etmme souvent confronts les anciens Druides et les tranges hommes mdecine que sont encore et toujours les Chamanes.

  • I-

    Les sources Les Celtes, avant lintroduction du christianisme, nont jamais crit leur histoire ni

    leurs traditions les plus anciennes. Quels que soient les buts rels de linterdiction delcriture par les druides, il faut bien reconnatre que la civilisation celtique, avec toutesses variantes, est dessence purement orale. Et il en est de mme pour le chamanisme, quia toujours t vcu dans des cadres socioculturels parfois trs diffrents et qui na tvraiment connu que par des enqutes ethnologiques, partir de la fin du XIXe sicle, etsurtout au cours du XXe sicle, notamment par les tudes extrmement approfondiesdun Mircea liade, qui demeurent, jusqu ce jour, les sources les plus fiables dunecivilisation reposant sur des coutumes et des traditions transmises de gnration engnration, par la voie orale, donc insaisissables. Cest dire la complexit du problmesoulev par toute tentative de comprhension de phnomnes comme le druidisme ou lechamanisme. Et pourtant, contrairement ce quon pourrait croire, les informations surce sujet sont innombrables. Le tout est non seulement de les collecter, alors quelles sontdisperses travers quantit de documents dorigines diverses, mais de les soumettre une analyse comparative dune rigueur absolue afin de se garder dune interprtationabusive dlments incomplets et surtout dune tendance compenser certaines lacunespar les excs dune imagination dbride qui risque de conduire aux pires aberrations delesprit.

    Les sources les plus classiques et donc les plus couramment utilises en ce domainesont videmment les sources crites, tant historiques ou soi-disant telles ! quelittraires, mythologiques, ou simplement ethnographiques. Mais, notre poquemarque par la primaut de lcrit (en attendant la primaut de limage, ce qui ne sauraittarder), que penser de la fiabilit des documents fixs, pour ne pas dire figs, danslcriture ? Nous connaissons les noms de quelque cent cinquante auteurs grecs detragdies, mais en dehors de quelques fragments cits et l par des auteurs et desanthologistes grecs et romains de basse poque, il ne nous reste les pices que de troisauteurs, des Athniens du Ve sicle avant J. -C. Mais ce nest pas tout. Eschyle a critquatre-vingt-deux pices, nous nen avons que sept compltes ; Sophocle en aurait critcent vingt-trois, dont il ne reste que sept ; et nous pouvons lire dix-neuf des quatre-vingt-deux uvres dEuripide. Ce que nous lisons, en outre, si nous lisons le texte grec original,est une version laborieusement corrige partir des manuscrits mdivaux, gnralementdu XIIe au XVe sicle de notre re, le rsultat final dun nombre inconnu doprations decopie, toujours susceptibles de transcriptions errones{9}. Et comme la civilisationgrecque, de toute vidence, repose sur lcrit, quen est-il des civilisations qui nont pasconnu ou qui ont refus lcriture, et que lon ne connat gure que par les

  • tmoignages de leurs contemporains ? Le problme pos dbouche sur dinsondablesabmes.

    Car quel crdit peut-on accorder ceux qui ont prtendu transmettre des informationsessentielles sur une culture , sur une religion , sur une tradition ? La Biblehbraque, rdige peu avant lre chrtienne, nest quune rcriture de donnestraditionnelles plus anciennes remises au got du jour. Les vangiles, canoniques ou non,ont t rdigs (en langue grecque) une centaine dannes aprs la mort du Christ daprsdiverses sources (en latin, cela se dit secundum, selon ). Et quand on sait que cesrcits vangliques ont t crits pour servir dillustrations aux ptres de saint Paul(lauthentique fondateur du christianisme), on peut se poser dinnombrables questionsqui ont toutes les chances de demeurer sans rponse. Ce flou artistique peut conduire nimporte quelle interprtation abusive ou tendancieuse. Ce que lon sait des Celtes, etdonc de leurs druides, se trouve seulement dans les textes irlandais du Moyen ge,rdigs par des moines qui taient certes des Celtes, mais compltement christianiss, etpar les historiographes grecs et latins, les contemporains incontestables des druides.

    Cest dire la mfiance dont il convient de sentourer ce propos. Car, les passages desauteurs grecs ou latins relatifs aux religions barbares mritent en gnral peu de crance ;mme quand ce ne sont pas des documents de seconde main et quils manent decontemporains, il faut se rappeler quils nous transmettent presque toujours non pas desfaits scientifiquement observables, mais plutt limpression produite par des crmoniesde sauvages sur des gens qui se considraient un titre comme trs civiliss. [] On saitaussi que les Romains avaient la manie dassimiler leurs propres dieux ceux des autrespeuples : or lapplication de cette mthode, parfois fconde en rsultats heureux, lesinduisait souvent en de lourdes erreurs pareilles celles que commettaient les hommesdu XVe ou du XVIIe sicle, lorsquils voyaient dans toutes les religions sauvages desdformations de la rvlation primitive et des caricatures du Catholicisme. [] De plus,les anciens taient fort mal renseigns sur les religions des peuples trangers, mme despeuples conquis. Car il nest rien quun homme dissimule avec plus de soin que sescroyances et ses rites un homme dune autre race{10} . On pourrait en dire autant desmissionnaires et autres ethnologues des XIXe et XXe sicles qui ont explor, sans mettreen doute leur bonne volont, les coutumes et les croyances des sauvages quilsvisitaient et quils auraient voulu convertir, sinon la vraie religion , du moins aurationalisme ambiant.

    Dans ces conditions, ne faudrait-il pas abandonner toute prtention connatre cequtait rellement le druidisme de lge du Fer (de - 500 + 300) et quelles taient lesdiffrentes tapes de ce quon appelle le chamanisme, ces deux traditions tant purementorales et ntant rpertories que par des enqutes ou des observations extrieures ?Certainement pas. Au cours du XXe sicle, les sciences auxiliaires de lHistoire ont fait desprogrs considrables qui aident comprendre les rcits, historiques ou lgendaires, parlesquels des civilisations disparues ou mprises ont accd une certaine lumire. Eneffet, en dehors de lHistoire, il y a lArchologie, la Toponymie, lOnomastique, latradition orale dite folklorique , et aussi, lment dterminant, science toute nouvellemais riche en informations, la Climatologie , cest--dire ltude systmatique des

  • climats travers les millnaires qui ont prcd notre poque.

  • 1. Larchologie et ses sciences auxiliaires

    Grce des observations qui dbordent du cadre purement gologique de base, onpeut, par des mthodes scientifiques incontestables, en arriver cerner les changementsclimatiques qui se sont succd pendant la Prhistoire, notamment en cette priode quonappelle le Nolithique, entre 8000 et 2000. On saperoit alors que les multiplesmigrations de peuples, reprables par les dpts archologiques, ont t conditionnes laplupart du temps par des phnomnes dordre climatique. Ces dplacements depopulations paraissent avoir leurs origines dans des rgions excentres par rapport lEurope tempre. Sous nos climats, de lgres fluctuations naffectent pas le milieu demanire considrable. Situation fort diffrente dans les zones steppiques ouseptentrionales, o quelques annes de perturbations ou de scheresse peuvent romprede manire irrmdiable lquilibre des activits humaines, contraignant les peuples prendre la route vers des contres plus favorables. Dores et dj, on peut dissocier deuxtypes de comportements : des conditions radicalement dfavorables entranent desmigrations de groupes entiers, avec femmes, enfants, armes et bagages. linverse, lesphases de climat optimal gnrent des surpopulations, des dsquilibresdmographiques, la constitution de contingents de guerriers conqurants qui iront porterle dynamisme de leur groupe initial au-del des frontires{11} . Cest dire limportance decette climatologie quant la connaissance des peuples les plus anciens et de leursdplacements, lesquels ne sont pas sans influence sur leurs cultures et leurs traditions.

    Certes, cause de lloignement dans le temps, il est trs difficile de savoir de faonprcise quelles ont t les variations climatiques au cours de ce quon appelle laPrhistoire, mais les mthodes dinvestigations scientifiques rcemment mises au pointpermettent cependant de dater approximativement les grandes tapes de lhistoire de laTerre et par consquent de ceux qui lont peuple. La climatologie, concurremment avecla dendrologie et la datation par le carbone 14, vient donc au secours de larchologie, delanthropologie et, en dfinitive, de lHistoire proprement dite.

    On sait avec certitude que le druidisme tait la religion des anciens Celtes, et queceux-ci constituaient une branche des peuples primitifs quon classe comme indo-europens daprs leur filiation linguistique et leur organisation sociale{12}. Depuis delongues annes, tous les historiens et les prhistoriens taient daccord sur un point :le berceau des Celtes consiste en un triangle compris entre la Bohme, le Harz et les Alpesautrichiennes, avec comme centre archologique incontestable le site de Hallstatt qui adonn son nom la premire civilisation de lge du Fer. Cette localisation est confirmepar de nombreuses trouvailles archologiques, mais on saperoit que ce triangle idal nat quune tape pour la civilisation celtique et que celle-ci nest en fait que le rsultat demigrations venues dailleurs.

    Il semblerait que ltape prcdente la plus marquante, vers le milieu du Nolithique,de la migration des peuples qui allaient devenir, selon la terminologie actuelle, des Proto-Celtes , doive se situer sur le rivage nord de la Mer Noire, du ct de la Crime,mais plus lintrieur des terres, dans les steppes du pays des Kurgans. On notera dune

  • part que cette zone est limitrophe de celle qui sera occupe par dautres peuples quiallaient bientt se diffrencier en Scythes et Sarmates, et dautre part une curieuseparent dappellation entre le nom actuel de la Crime, driv de celui des anciensHyperborens ou Cimmriens signals par Hrodote ( Les Hyperborens et lesCimmriens, chasss par les Scythes, taient riverains de la mer ) et galement parHomre dans lOdysse, mais localiss plus au nord, en fait sur les rivages de la Baltique : Nous atteignons la passe de locan aux profonds courants o les Cimmriens ont leurpays, leurs villes. Ce peuple vit sous les nues, sous les brumes que jamais les rayons dusoleil nont perces. Sur ces malheureux pse une nuit funbre. Pline lAncien prtendque, dans leurs rgions, il y a des jours de six mois et par consquent des nuitsgalement de six mois. Tout cela ressort des vieilles lgendes grecques centres Delphesqui racontent que le dieu Apollon, aprs sa naissance, tait parti chez les Hyperborenssur un char conduit par des cygnes. Au VIe sicle avant notre re, le pote Pindare qualifiele peuple des Cimmriens de millnaire et affirme quil est sacr, protg de lamaladie, de la vieillesse, de la fatigue et des guerres. Autrement dit, il sagirait dune sortedAutre Monde tout fait conforme aux traditions celtiques dIrlande, monde que vientvisiter intervalles rguliers un dieu de la lumire, ce qui rejoint les antiques traditionsconcernant le mystrieux sanctuaire mgalithique de Stonehenge en Grande-Bretagne.

    Or, ces Cimmriens, plus ou moins mythiques, ne sont pas sans rappeler le nombiblique de Gomer, ainsi que, ultrieurement, celui typiquement celtique des Cimbres(peuple qui est pourtant incontestablement dorigine germanique, comme celui desTeutons dailleurs), que lon retrouve dans le nom gnrique que se sont donn beaucoupplus tard les Gallois, Cymri, terme provenant dun ancien Com-broges, signifiant dumme pays . On peut toujours rver et formuler les hypothses les plus folles, mais ilfaut bien avouer que tout cela fourmille de concidences difficiles liminer. Il sembleque la mmoire de lhumanit ait conserv bien des lments archaques qui nont ttranscrits que sous une forme symbolique, mais que les rcentes dcouvertesarchologiques viennent singulirement authentifier.

    Dailleurs, sans aller chercher dans les mythes, ou dans ce quil en reste de ces poqueslointaines, on peut se livrer des conclusions qui pour paratre hasardeuses nen sont pasmoins tayes sur des ralits. En effet, quand on examine en profondeur les structuresessentielles de la socit celtique, notamment travers les coutumes les plus archaquesconserves dans les traditions de lIrlande mdivale, on dcouvre avec une certainestupfaction quelles sont toutes hrites dune situation trs ancienne, pastorale etnomade, qui peut facilement sexpliquer par la prsence de ces populations dans lessteppes du pays des Kurgans.

    En effet, si les Gaulois continentaux du temps de Csar et dans une moindre mesureles Bretons de lle de Bretagne avaient volu considrablement au contact desMditerranens, dcouvrant la proprit foncire individuelle, une agriculture trsperformante et une vidente sdentarisation, les Irlandais, qui navaient pas subi cesinfluences et qui resteront toujours en dehors de lEmpire romain, avaient conserv,mme aprs la christianisation, bon nombre dlments relevant dun stade trsarchaque de leur civilisation. Les frontires entre les diverses communauts

  • pompeusement appeles royaumes ! sont trs floues et peuvent varier du jour aulendemain{13}. Il ny a pas de possession individuelle des terres. La seule richesse consisteen troupeaux (ovins, bovins, porcins){14}. Les villes sont inexistantes (elles ne sont quedes rsidences royales ou des forteresses refuges en cas de danger) et les rapports entreles membres dune communaut sont tablis selon les modalits dun contrat de cheptel,quand le vassal se voit confier la responsabilit dun troupeau appartenant un suzerain , cest--dire en fait une collectivit dont le suzerain, un chef lu et nonhrditaire, nest que le rpartiteur des richesses potentielles appartenant unecommunaut lie par des traditions ancestrales quon ne met jamais en doute, par desrapports familiaux, par des contrats entre divers clans et galement par des coalitionsdintrts, mme si celles-ci ne sont que provisoires{15}.

    Cest dire limportance de cette localisation dun noyau primitif de pr-Celtes ou deproto-Celtes (aucune appellation nest vraiment valable) dans ces steppes avoisinant laMer Noire, en contact dune part avec le Proche-Orient, et dautre part avec les peuples dela grande plaine nord-asiatique. Tout part de l. Il semble que tous les historiens,archologues et anthropologues contemporains soient daccord pour placer dans cettergion occupe par les Kurgans lorigine de cette civilisation qui deviendra celtique par la suite, et par consquent de leur religion, le druidisme, religion nettement indo-europenne dans ses fondements, mais qui tait dj diffrencie par rapport au noyauprimitif. Et les migrations de la Mer Noire lAtlantique de ces peuples inconnus,migrations dues autant des conditions climatiques (recherche de pturages) ou despressions de plus en plus constantes denvahisseurs nomades voisins (Scythes etSarmates) qu des accroissements considrables de populations, vont se drouler verslOccident en plusieurs vagues qui sont difficilement reprables dans le temps, mais quinen sont pas moins prouves par larchologie et la toponymie.

    Lune de ces vagues est certaine et incontestable : elle suit la valle du Danube, commeen tmoignent les dpts archologiques et bien souvent les noms de lieux, comme leDanube lui-mme (Tanaos, o lon retrouve le nom de la desse primordiale des Celtes,Dana ou Dn), ou encore le nom de la Bohme, provenant de celui du peuple celte desBoiens, et les appellations de certaines villes, Ratisbonne ( forteresse avec remparts ) etVienne (Wien, ancienne Vindobonna, remparts blancs ). Sans parler descorrespondances quon pourrait tablir entre le nom de la Dana celtique avec lesappellations actuelles de fleuves comme le Don et le Donetz. Ce quon appelle la Celtique danubienne a t une des tapes fondamentales de cette civilisation issue delest et convergeant vers lAtlantique, et elle a laiss des traces trs anciennes etincontournables. Cet itinraire est sans aucun doute le plus naturel et le plus logique, lelieu de passage idal si lon veut expliquer les migrations vers louest des populationsnomades issues du Kouban.

    Ces traces, tant archologiques que toponymiques, sont donc rparties dans toute lavalle du Danube, avec des prolongements dans les pays avoisinants, notamment dans lenord de la Roumanie, dans les Carpates et mme dans le sud de la Pologne, en Serbie,en Hongrie, dans une zone assez fertile o les anciens nomades ont pu se fixer sur desterres riches en lss et se mler des populations autochtones dj sdentarises et

  • converties au mode de vie nolithique, cest--dire la culture des crales et llevagedit intensif sur des surfaces limites mais toujours verdoyantes. Comme ces migrationsstalent sur un trs court laps de temps (la civilisation nolithique, issue du Moyen-Orient, se rpandant peu prs sur un kilomtre par an en direction de louest), cettevalle danubienne a t une sorte de melting-pot o se sont fondues les traditions les plushtroclites, celles des chasseurs-cueilleurs du Palolithique, celles des premiersagriculteurs sdentaires, celles des pasteurs nomades surgis des steppes de lAsiecentrale.

    Cest ainsi quon a pu situer le domaine primitif des Celtes en plein cur de lEurope,dans un triangle form par la Bohme, le Harz et les Alpes autrichiennes. Et les indices decette civilisation, qui a vu apparatre lusage du fer, mtal remplaant peu peu le cuivreet ltain, bases de lalliage quon nomme bronze , se trouvent concentrs autour dusite de Hallstatt, 450 mtres daltitude, au bord dun lac trs profond, au nord des Alpes.Cest l que fut dcouverte en 1824, et fouille minutieusement pendant prs dun sicle,une vaste ncropole situe quelque 400 mtres au-dessus du village actuel. Elle sestrvle dune incroyable richesse en ornements (notamment en or) et en mobilier quitmoignent dun stade de civilisation particulirement raffin. Cette ncropolecorrespond une population locale trs dense qui ne peut sexpliquer que par la prsencedune richesse prodigieuse : le sel gemme (qui explique dailleurs le nom allemand deHallstatt). Les mines ont t exploites ds le VIIe sicle avant notre re, avec desdizaines de kilomtres de galeries creuses par des mineurs qui sclairaient au seulmoyen de brindilles tenues entre les dents, une altitude qui va de 800 1200 mtres. Et,ce que lon peut remarquer, cest que ce cimetire contient seulement un quart de tombesde guerriers, la majorit appartenant une population nettement ouvrire.

    Cela pose des problmes quant lidentification des populations qui ont travaill sur cesite. Incontestablement, les objets dcouverts prouvent lexistence dune premirecivilisation de lge du Fer, celle quon a prcisment et fort justement qualifie de civilisation de Hallstatt , et qui est nettement celtique par linspiration, les motifs etles techniques. Alors, qui taient ces gens si laborieux, qui ntaient plus des nomades etcertainement pas des agriculteurs ? La rponse la plus rationnelle est celle-ci : despeuples venus du Kouban par la valle du Danube, qui se sont mls des autochtones etqui ont exploit comme il convenait les richesses naturelles dun pays peu propice laculture.

    Car le sel, surtout en plein cur de lEurope continentale, confrait ceux quilexploitaient non seulement une richesse matrielle, mais un pouvoir presque absolu surles populations avoisinantes. Le sel est un ingrdient indispensable pour la conservationdes aliments et comme complment alimentaire dans la nourriture des troupeaux. Celaexplique assez bien la richesse des exploitants de Hallstatt et des alentours, et justifiepleinement lexpansion de ceux-ci au cours des sicles suivants vers lAllemagne rhnanedes confins les plus occidentaux de lEurope. L encore, les dcouvertes archologiquesen Allemagne de lOuest et dans lest de la France mettent en vidence la richesse et lapuissance de ces envahisseurs classs comme Celtes dans un vaste territoire quienglobe le bassin du Rhin, celui de la Sane, voire une partie de celui de la Seine. En fait,

  • plus on tudie lHistoire, la Prhistoire et lArchologie, plus on saperoit que tous lesCeltes sont venus en Occident en franchissant le Rhin. Et cela donne raison tous ceuxqui prtendent que les Celtes taient des terriens, mme si certains dentre eux, butantcontre la Mer du Nord, la Manche et lOcan Atlantique, sont devenus des marins malgreux, allant mme jusqu envahir les les Britanniques.

    Mais cet itinraire par la valle du Danube na pas t le seul emprunt par ces ancienspeuples nomades des steppes de la Russie mridionale. Des dcouvertes archologiquesrcentes, jointes des projections sur les climats de ces poques lointaines et unedatation plus prcise des objets rcolts lors des fouilles, font apparatre quil y a eu aumoins une autre migration vers le nord, plus prcisment vers la Baltique, ce qui sembleen accord avec toutes les traditions concernant les Hyperborens vivant dans des brumesobscures et dtenteurs dune autre richesse, celle de lambre, rcolt dans la Baltique, etqui, comme le sel, constituait une monnaie dchange imparable. Et cest sur le territoireconstituant actuellement le nord de la Pologne et les tats baltes que semble streconstitu un noyau de populations pr-celtiques qui ont eu des contacts prolongsavec des peuples du nord, notamment avec les Finno-Ougriens venus des immensits dela Sibrie, hritiers dune tradition certainement millnaire, tant sur le plan de llevagedes troupeaux que sur un plan socioculturel et religieux. Car la Sibrie a t, il faut bien ledire, le berceau de ce quon appelle le chamanisme, et se trouve encore lheure actuellela rgion du monde o le chamanisme est le plus actif et le plus vivace. Cest pourquoi ilest dune extrme importance de considrer ce noyau baltique , migr ensuite verslouest, comme une sorte de creuset o sest forge une rflexion religieuse ou spirituellequi a influenc de faon dfinitive lvolution de la religion druidique primitive des Celtesen Occident.

    Il est en effet impossible de prtendre quune idologie religieuse ou autre , quelleque soit sa puissance originelle, puisse conserver toutes ses caractristiques essentielleslorsquelle se trouve confronte dautres idologies. Certes, les structures de basedemeurent, mais ladaptation de ces structures au milieu dune socit diffrente supposeune volution, sinon une synthse, ou au pire un syncrtisme, comme le dmontrelexemple du christianisme implant en Amrique latine parmi des populations dorigineamrindienne et africaine, ce qui a engendr des croyances et des rites peu conformes lorthodoxie romaine primitive mais cependant fidles au message vanglique.

    Par consquent, la filire migratoire suivie par les proto-Celtes, tant le long du Danubeque le long de la Baltique, a ncessairement eu des rpercussions plus ou moinsprofondes sur leur doctrine originelle (sociale, mtaphysique, religieuse et/oumythologique), si tant est quelle ait jamais exist. Au fur et mesure de leur avancevers lAtlantique, ces peuples se sont chargs dlments htrognes qui pour tredemeurs mconnus nen sont pas moins discernables dans les grandes lignes de cequest devenue la religion dite druidique. Les envahisseurs, quels quils fussent, nontjamais limin compltement les populations dont ils faisaient la conqute : tout au plus,ils les ont soumises, et de toute faon, la faveur de cette assimilation, volontaire ou non,les changes se sont faits dans les deux sens. Ce serait donc folie pure que de prtendreque le druidisme occidental est le reflet fidle de ce que pouvait tre cette religion

  • son point de dpart indo-europen. LArchologie et ses sciences annexes sont donc deslments indispensables pour tenter de dfinir ce qutait devenu le druidisme aucours des migrations de ceux qui en ont t les premiers propagateurs.

    Il importe galement de considrer avec attention le contenu de ces trouvaillesarchologiques : ainsi peut-on tenter de dfinir lvolution dun systme de pense nonseulement social, quotidien mme, mais dj mtaphysique et religieux, sachant bienquen ces priodes lointaines, il ny a aucune diffrence entre le sacr et le profane , lun ntant pas vcu sans lautre.

    La quasi-totalit des dpts archologiques qui jalonnent les migrations des futursCeltes consiste en tombeaux , quelle que soit leur architecture ou leur dispositionintrieure, ce qui, de prime abord, suppose une rflexion mtaphysique sur la vie et ladestine humaine, et sur les rapports entre le visible et linvisible. Cest pourquoi lesobjets dposs dans les tombeaux acquirent aux yeux du chercheur une incontestablevaleur : ils sont les tmoignages irrfutables dune vritable civilisation dont on ignorecependant les formulations verbales aussi bien que les croyances profondes.

    Ce qui frappe dabord, cest labondance dobjets dorfvrerie, tant en pierre, en argent,en cuivre, en bronze quen or. La premire ide qui vient lesprit est quon ne voulait passparer le dfunt des objets, armes ou ornements divers, qui avaient entour sa vie etquil tait donc plong, dans la mort, dans lenvironnement qui tait le sien durant sonexistence. Cette ide semble parfaitement normale et ne souffre aucune contradiction.Mais ce qui est propice de nombreuses hypothses, ce sont les symboles oureprsentations que peuvent recouvrir ces objets en apparence issus de la vie quotidienne,individuelle ou sociale.

    Certes, ce sont souvent des objets dornementation, de parure. Il semble dailleurs qulorigine, ce soient des femmes qui en aient t les dtentrices et que cest au fur et mesure de lvolution quils soient devenus des signes, non seulement de richesses, maisde puissance tant politique quconomique, autrement dit de pouvoir politique. Que faut-il en conclure ? Que probablement ces objets tmoignent dune poque o le rle social et religieux de la femme tait plus important que dans les priodes les mieux connues,celles qui sont marques par une influence mditerranenne, nettement plusandrocratique que dans les temps passs. On pense videmment au mythe des Amazones.

    Ces objets sont des colliers, des pendentifs et surtout des sries de cercles en orfinement travaills et cisels, avec un extraordinaire luxe dlaboration, et, ce qui est trsspcifique de lart celtique, des colliers rigides et torsads quon appelle des torques. Ilfaut y ajouter, ds lge du Bronze, une quantit incroyable de ce quon appelle des lunules , cest--dire des colliers plats, forms dune feuille dor et qui voquentirrsistiblement un clair de lune. On ne peut que supposer que ces objets, mme sils sontdcoratifs, appartiennent un systme mtaphysique, sinon magico-religieux, osopposent et se compltent les valeurs prtes lastre du jour et celui de la nuit.Une telle hypothse est bien sr renforce par ltude des mythes les plus archaques quimettent en scne le soleil et la lune, figurations de divinits, et souvent en proie lhostilit des forces obscures de la nuit{16}.

    Labondance des armes dcouvertes dans ces tombeaux sexplique bien entendu par la

  • volont dentourer le dfunt des marques de puissance que constituent les pes, lespoignards et les haches. Mais, dune part, il sagit alors dun guerrier, ou dun roi issu de lacaste des guerriers, et dautre part, on saperoit que la plupart de ces armes ou nontjamais t utilises, ou nont aucune efficacit : ce sont rellement des objets votifs. Il enest de mme pour les chars, intacts ou briss, qui se trouvaient prs du dfunt : certainssont purement symboliques, et dailleurs, comme dans le fameux tombeau de Vix (Cte-dOr), il sagissait bien souvent dune femme qui y tait inhume.

    Il y a un grand nombre de tombes char , datant du premier ge du Fer, danslespace rhnan et dans lest de la France. Il faut donc en dduire que ces chars, placsauprs dun dfunt, revtaient une grande importance. Et certains dentre eux sontparticulirement riches denseignement. Cest le cas du plus connu dentre eux, le chariotque lon dcouvrit Trundholm, prs de Nykjobing, au Danemark, quelque 300 mtresdu bord dun marcage. Cest incontestablement un objet cultuel, symbiose parfaite detous les chars votifs qui ont t labors depuis lge du Bronze et dont lusage sestperptu tout au cours de la priode dite de Hallstatt, ce qui suppose la permanence dunculte solaire bas sur la croyance que le Soleil est emmen dans sa course cleste, soit surun bateau, soit sur un char tir par un ou plusieurs chevaux. Et cette course du Soleil, quise poursuit pendant la nuit, quelque part ailleurs, est aussi limage de lme humainesen allant vers lAutre Monde.

    Ce char de Trundholm, qui a 60 cm de long, supporte un grand disque en bronze dundiamtre de 25 cm sur une face duquel une feuille dor plaque a t conserve,comportant des motifs concentriques insrs dans des spirales. De toute vidence, cedisque reprsente le soleil qui est entran dans une course perptuelle. Mais quelle est lanature exacte de ce soleil, emblme dune divinit de la vie et de la mort, en fait dunedivinit suprme ? Si lon en croit les mythes qui nous sont parvenus ultrieurement, etsurtout si lon en croit la linguistique des peuples celtes et germains, le soleil est toujoursdu genre fminin. Il sagirait donc, en dernire analyse, dune desse soleil, ce queconfirme la composition dun autre char cultuel, plus rcent, intermdiaire entre lge duBronze et lpoque de Hallstatt, dcouvert en Autriche prs de Graz, le splendide char deStrettweg.

    Cette reprsentation est parfaitement comprhensible : au milieu du char, se dresse unpersonnage fminin qui porte de ses deux mains, au-dessus de sa tte, une immensecoupe ouverte vers le ciel ; tout autour sont des hommes, probablement des prtres, quilui rendent hommage en dansant et en agitant des branches. Cest donc lillustrationsaisissante, et dune grande valeur esthtique, dun culte solennel rendu une divinitfminine qui, par comparaison avec le char de Trundholm, ne peut tre que le Soleil,emblme de lnergie divine qui anime les tres et les choses. Et cela fait penser unetradition archaque du Japon, concernant la desse solaire Amateratsu. Or, on sait que lenord du Japon, le pays des Anos, a conserv des lments cultuels qui sapparentent detrs prs aux traditions de la grande steppe nord-asiatique dbouchant en Europe du nordet dans les grands espaces de la Russie mridionale, donc dans des rgions occupes lafois par les Scythes et par ceux qui allaient devenir les Celtes. On sait par Hrodote etaussi par les quelques tragdies grecques anciennes qui nous sont parvenues que

  • lArtmis des Grecs nest en fait que limage hellnise dune antique divinit solairetoute-puissante, celle quon a appele la Diane scythique et quon peut reconnatredans les divers rcits dramatiques des aventures dOreste, dIphignie et des Atrides. Ilfaut donc admettre que ces chars de lge du Bronze et du premier ge du Fer sont lespremires manifestations connues dun culte rendu une divinit fminine de naturesolaire{17}.

    Ce voyage du char solaire travers lespace, aussi bien nocturne que diurne, est doublpar des navigations . En effet, sur les ptroglyphes des monuments mgalithiquescomme sur les gravures rupestres de Scandinavie, il y a dinnombrables reprsentationsde barques, mme trs schmatiques. De plus, dans les tombes de ces mmes poques,nombreuses sont les barques votives, parfois en pierre, le plus souvent en or, quitmoignent la fois dun grand raffinement artistique et dune incontestable idologiereligieuse.

    L encore, cest une navigation du soleil travers les heures du jour et de la nuit, aveclide constante de la renaissance de la lumire, et par consquent la croyance en unternel recommencement. La navigation du soleil, qui disparat pendant la nuit dans levaste et mystrieux ocan qui entoure le monde, est aussi la navigation des tres vivantsqui meurent le soir louest et rapparaissent, lavs de toute souillure, le matin dans lesrgions orientales de lunivers. Cest dire limportance que prendra par la suitelorientation traditionnelle des glises chrtiennes darchitecture traditionnelle, dont lechur est ncessairement du ct du soleil levant (et non pas, comme on le pensegnralement, tourn vers Jrusalem). Et si le Soleil est le symbole de la Vie, il est aussilimage de cette divinit primordiale qui contribue la perptuelle migration des mesentre les deux mondes, celui du visible et celui de linvisible.

    Ces reprsentations du char ou du navire solaire semblent lies un systmemtaphysique dont les manifestations se sont succd au cours des millnaires. On enreconnatra les lignes essentielles dans tous les rcits du haut Moyen ge irlandais,comme dans la plupart des romans dits de la Table Ronde, qui concernent les errances delme humaine travers les turbulences de lexistence, turbulences indispensables ladcouverte dun chemin conduisant la Lumire absolue. Ces objets archologiquesexpliquent et justifient pleinement les rcits ultrieurs o lon voit les hros se lancerdans des expditions terrestres hasardeuses vers des pays inconnus ou des navigationsvers lailleurs, comme celui de la Navigation de Bran, fils de Fbal, vers la Terre des Fes,ou celui, trs christianis, de la Navigation de saint Brendan la recherche duParadis{18}. Une bonne partie de la mythologie celtique, mme sous sa formulationchrtienne, ne peut vritablement tre comprise sans cette rfrence aux objetsdcouverts dans les sites archologiques du Nolithique, de lge du Bronze et de lge duFer, que ce soit dans les tombeaux, que ce soit dans de simples dpts, dans des puits,dans des caveaux ou dans des lacs, qui sont en fait des offrandes la divinit, afin de seconcilier celle-ci ou de manifester ainsi le lien fondamental qui unit la crature et lecrateur, quel quil soit.

    Au fil des temps, le contenu des dpts archologiques ne fait que prciser la situationculturelle qui est celle des divers peuples qui constitueront lensemble celtique. Ainsi en

  • est-il du monnayage, apparu ds le IIIe sicle avant notre re, du moins sur le continentdit barbare , et qui, par la force des choses, se trouve tre le plus prcieux tmoignagequon puisse utiliser pour reconstituer une histoire fragmentaire ou incomplte. Cestvers le deuxime millnaire que le numraire a fait son apparition chez les Hittites, quisinspiraient des Babyloniens, avec des formes de lingots estampills portant mention deleur poids et de leur titre, donc en quelque sorte officialiss et sous la garantie duneautorit politique. Cest de l quest partie, dabord dans le Moyen-Orient, puis dans lescits grecques, la coutume dtalonner les changes grce des pices de mtal, selon desnormes tablies davance et acceptes par tous. Et, la fin du IVe sicle avant notre re, laGrce est inonde par un numraire macdonien.

    Or, ce sont ces fameux statres en or dits de Philippe II (le pre dAlexandre le Grand)qui vont servir de modles lexpansion du systme montaire travers toute lEuropedu nord, en particulier chez les peuples quon classe dsormais sous lappellation deCeltes. lorigine, ces monnaies sont incontestablement une imitation assez servile dustatre de Philippe de Macdoine : lavers reprsente une tte laure, celle dun roi oudun chef, le revers, un char, conduit par un aurige, qui est lemblme de la puissanceconomique et militaire de celui qui cautionne le monnayage. Car il est vident quelextension du monnayage est avant tout conomique, ayant pour but primitif de faciliterles changes commerciaux entre groupes sociaux de diverses origines et dimplantationtrs disparate. Cependant, cette poque, la distinction entre le profane et le sacrnexiste pas, dautant plus que tout accord, ft-il commercial, repose sur une fiabilit queseuls les dieux peuvent garantir.

    La monnaie, sous quelque forme que ce soit, revt donc une valeur sacre. Il nest doncpas tonnant que les monnaies dites gauloises refltent, selon les poques et lescirconstances, des proccupations mtaphysiques ou religieuses dont les reprsentations,plus ou moins abstraites ou symboliques, sont rpercutes dans lornementation desobjets montaires. Toute transaction quelle quelle soit est place sous le regard et doncsous la garantie des dieux, ce qui fait que le monnayage dpasse de loin lutilitconomique et politique pour acqurir une valeur sacre.

    Mais sur quels critres ? Tout dpend alors du contexte idologique dans lequel voluele groupe social considr. Ainsi, dans laire mditerranenne, o domine un certainmatrialisme li au quotidien, on se contente de reproduire presque fidlement le modlepropos par le statre de Philippe II de Macdoine, roi dun peuple de commerants. Il enva tout autrement dans les pays au nord des Alpes, donc dans lEurope barbare, quellesoit celtique, germanique ou mme slave sur les confins orientaux.

    Cest ainsi que, si lon suit un itinraire qui va dest en ouest, on sloigne du modleprimitif pour parvenir une vritable apothose dabstraction, notamment chez lespeuples de lle de Bretagne. Peu peu, le visage reprsent sur lavers est clat, et nesubsistent que des traits essentiels qui dnotent le souci de figurer la significationprofonde du personnage et non pas son apparence extrieure. Quant au revers, il devientparfois dlirant, du moins pour un esprit qui sen tiendrait la rationalitmditerranenne classique. Or, une analyse en profondeur de ces aberrations rvleun langage quelque peu initiatique dont on ne possde malheureusement pas le code.

  • Cest le cas des pices armoricaines tant en argent quen or : le cheval nest plus queschmatis, laurige apparat comme une tte fantomatique au-dessus dun animalemport par un lan furieux, et lensemble est entour de petites ttes coupessuspendues une sorte de chanette. Dautres motifs, assez nigmatiques, comme desboules do schappent des tiges, symbole de la matrice divine originelle, semblent relierces figurations dantiques rituels dont on ignore lexact droulement autant que lasignification relle.

    Le monnayage gaulois ou plutt celtique puisquil est rparti sur lensemble des paysceltes, hormis lIrlande apparat alors comme un extraordinaire livre dimages,comparables aux fresques, aux vitraux et aux bas-reliefs des glises chrtiennesmdivales, qui souvre devant un observateur dsireux den savoir plus sur les croyancesde ces peuples{19}.

    Ainsi, au lieu dtre simplement des objets permettant une vie conomique plus facileet des relations largies entre les peuples, les monnaies sont en ralit un conglomratdinformations de diffrentes natures (mythologiques et mtaphysiques) qui nont tjusqu prsent quimparfaitement exploites. Et cela pose dinnombrables questions nonencore rsolues, notamment propos de pices dont lorigine est la Celtique danubienne,certainement les plus archaques, les plus voisines du modle macdonien, mais enmme temps chappant toute interprtation qui serait lie la philosophie ou lesthtique du monde hellnique, puis hellnistique.

    On se trouve parfois en prsence dtranges reprsentations symboliques qui ne sontpas aises interprter. En Bavire, un type a t appel coupelle larc-en-ciel ; on apens longtemps que ces petites monnaies avaient des proprits magiques parce que,trouves aprs la pluie, larc-en-ciel slevait au-dessus delles, lendroit o il touchait laterre. En mdecine populaire, ces monnaies avaient des vertus de gurison et de porte-bonheur. [] Elles sont bombes et dcores de dragon courbe, de serpent, de ttedoiseau, de torques, de trois globules ou autres ornements abstraits. Tous ces motifs,difficiles interprter, lvent un coin du voile sur ce monde mythologique immense desCeltes{20}. Oui, mais de quel monde sagit-il, et comment faut-il linterprter ? Pourquoices trois globules lintrieur dun torque, lexclusion de toute reprsentation raliste ?

    Il semble que le nombre 3 ait t privilgi chez les Celtes. Les grandes lignes de latradition druidique ont t transmises au Pays de Galles sous forme de triades . Lesmotifs ornementaux de lorfvrerie celtique sont tous plus ou moins construits selon leprincipe du triskell, cest--dire de trois spirales relies un centre. Cette reprsentationnest pas dorigine celtique, car elle existe depuis des millnaires sur des gravuresdcouvertes en Asie, notamment au Tibet, mais elle a t adopte et gnralise par lesCeltes au point de devenir le symbole mme de la tradition celtique, reprable depuislpoque mgalithique sur les ptroglyphes des dolmens et autres sanctuaires sacrs, etrpercut ensuite sur les objets ornementaux de la civilisation dite de la Tne (deuximege du Fer) et sur les manuscrits enlumins de lIrlande nouvellement christianise. Cenest dailleurs pas par hasard si lun des logos les plus frquemment utiliss enIrlande contemporaine est le trfle, du latin trifolium, trois feuilles, que saint Patrick,vanglisateur suppos de lIrlande, brandissait comme emblme de la Trinit chrtienne,

  • dmontrant ainsi lunit dun Tout en trois lments diffrents.Cela met laccent sur limportance du ternaire chez les Celtes, et donc dans la religion

    des druides. Car il semble bien que le trfle, comme le triskell, soit la figuration des troislments fondamentaux selon la pense des peuples barbares de lOccident : lAir, laTerre et lEau, le quatrime lment dit classique, le Feu, inexistant en tant que tel (parcequinstable et mollement ponctuel), ntant que lnergie indispensable quitransmute les autres lments sparables et spcifiques. ce compte, le triskell pourraitcondenser en une seule image la thologie druidique : la totalit est la mise en uvre, parlnergie divine, des lments matriels que sont lAir, lEau et la Terre. Cest doncreconnatre limportance du monnayage dans la transmission dune tradition qui remonteau plus lointain des ges et qui dbouche sur certains aspects de la civilisation des Celtes,par consquent de la tradition druidique. Et ce nest pas seulement par la valeursymbolique des motifs utiliss par les monnayeurs que sort de lombre la traditiondruidique, mais par profusion dlments soi-disant dcoratifs qui sont en ralit desrappels de tout ce que cette tradition millnaire enseignait aux jeunes gnrations.

    Et puisquil sagit dimages, il ne faudrait pas oublier certains objets, beaucoup plusrcents, mais qui rsument parfaitement tout un parcours mtaphysique qui na jamaist crit mais qui sest transmis de gnration en gnration au gr des contacts des proto-Celtes avec leurs voisins de culture et de tradition diffrentes. Tel est le cas dece magnifique objet dcouvert au Danemark, le clbre Chaudron de Gundestrup ,conserv actuellement au muse dAarhus, qui peut tre considr comme un condensessentiel de la spiritualit des peuples celtes en mme temps quune illustration parfaitede leur mythologie.

    Il sagit dun chaudron, datant de la fin du 1er sicle ou du dbut du IIe sicle de notrere, incontestablement usage rituel, en argent, dont le fond et les parois extrieures sontgreffs de plaques images dont la description nest pas facile, tant les motifs et lesscnes, dailleurs trs voisines, sur un plan esthtique, de lart des steppes de lAsiecentrale, donc nettement scythiques , sont assez complexes. Mais, par comparaisonavec les lgendes mythologiques du Pays de Galles et de lIrlande, bien que recueilliestardivement, on parvient dcrypter un bon nombre de ces figurations et les replacerdans une vaste pope mythologique qui ne nous est malheureusement parvenue que parfragments.

    Le personnage le plus important reprsent ici est certainement le dieu aux cornes decerf, en position dite bouddhique , cest--dire les jambes replies sous lui, tel quilapparat sur un bas-relief gallo-romain dcouvert Reims et que lon connat bien sous lenom dAutel de Reims. Le dieu cornu est reprsent sur un autre bas-relief, celui delAutel des Nautes, conserv au muse de Cluny Paris ; cette figuration est accompagnede quelques lettres qui permettent de lui donner un nom, Kernunnos. Est-ce un dieugaulois ? Certainement pas. Il est le vestige dune religion plus ancienne, remontant auxpriodes glaciaires du Palolithique, religion qui privilgiait le culte du cervid (enloccurrence le renne), animal qui constituait lunique source dalimentation des groupeshumains relgus dans des zones froides, arides et sans vgtation vritablementnutritive.

  • Il semble donc que les Celtes aient adopt ce personnage divin surgi du plus profonddu pass, et qui a continu ainsi symboliser la survie des anctres, puis, par voie deconsquence, la richesse conomique et alimentaire dun groupe social dtermin. Et ce dieu cornu sera le modle, au cours du Moyen ge, de toutes les reprsentationspopulaires et folkloriques du diable{21}.

    Mais le Chaudron de Gundestrup contient bien dautres informations sur lamythologie des Celtes. Non seulement y figurent le dieu cornu auquel on a donn lenom de Kernunnos, mais galement le dieu la roue{22} , le dieu au maillet{23} , la desse aux oiseaux{24} , le serpent tte de blier{25} et bien dautres motifs qui nesexpliquent gure que par une minutieuse comparaison avec les rcits ultrieursconservs dans la tradition irlandaise et galloise du haut Moyen ge{26}.

    Il y a enfin une scne trs trange qui mrite quon sy attarde. Il sagit dune plaqueimage situe lintrieur du chaudron. Au centre est couch un arbre, horizontalement,mais qui ne va pas jusquaux extrmits, ni gauche, ni droite. droite, sur toute lasurface de la plaque, trois hommes soufflent dans de grandes trompes auxquelles on adonn le nom de carnyx. Sur le plan infrieur, cest--dire sous larbre, six guerriers,lpe leve et portant un long bouclier, marchent de droite gauche (sens malfique),pousss, semble-t-il, par un septime guerrier sans bouclier mais portant son pe surlpaule, et dont le casque est surmont dun sanglier. Et ces guerriers se heurtent unanimal bondissant qui leur fait face de faon nettement agressive.

    gauche, sur toute la surface, un immense personnage coiff dun bonnet qui seprolonge par une natte plonge un homme la tte en bas dans une sorte de chaudron. Surle plan suprieur, sen vont vers la droite (sens bnfique) quatre cavaliers munis dunelance et dont le casque est surmont dun oiseau. Sans aucun doute sagit-il dun rituel dergnration ou de renaissance, et lon a compar cette reprsentation dune descriptionfaite par un scholiaste de Lucain propos du culte de Teutats (ou Toutatis), quiconsistait touffer un homme dans un chaudron. On a parl ce propos du fameux chaudron de rsurrection qui apparat dans plusieurs rcits irlandais et gallois, et quiserait le prototype du saint Graal de la Qute mdivale. Quoi quil en soit propos dela signification profonde de cette scne, tous les archologues sont daccord pour y voirune procession de dfunts qui une divinit inconnue mais toute-puissante redonne lavie.

    Avec ses plaques images, le Chaudron de Gundestrup est donc infiniment prcieuxpour ltude des antiques croyances des Celtes, et cela met en vidence le rle essentielque jouent larchologie et ses disciplines annexes dans ltude de la tradition de nosanctres, car elles constituent, si on en fait un bon usage, des lments dinformationincontestables, et de plus dorigine rellement celtique.

  • 2. Les rcits historiques

    Car les peuples dits celtes nont jamais crit eux-mmes leur Histoire, cest un faitacquis et indniable, du moins jusqu la christianisation et lutilisation de la languelatine (ou grecque pour la partie orientale de lEmpire romain). Il est donc obligatoire derecourir des textes historiques rdigs par leurs voisins, en loccurrence les Grecs et lesRomains qui, eux, ntant pas sous le coup dinterdits religieux ou culturels, utilisaientlcriture pour raconter ce quils voyaient autour deux. Mais ce quont vu et transmis lesGrecs et les Romains nest en dfinitive quune vague approche dune ralit historique.Certes, cela vaut mieux que rien, mais cela demeure fragmentaire et bien souvent fauxpar suite de lincomprhension de certains tmoins vis--vis dune mentalit qui leur taittotalement trangre. Et, de plus, ce nest que vers lan 500 avant notre re que les Celtesapparaissent dans lHistoire crite, ce qui ne facilite gure la connaissance profonde de cequa pu tre le druidisme primitif.

    Dailleurs, dans le foisonnement des rcits issus de lAntiquit grco-romaine, dumoins parmi ceux qui nous sont parvenus, il y a trs peu de textes concernant la religiondes Celtes, celle-ci tant considre comme une srie de spculations aberrantes pourcertains auteurs, imbus de philosophie grecque rationaliste, ou, dune manire gnrale,comme quelque chose de compltement incomprhensible parce que compltementtranger la logique mditerranenne.

    Tel est le cas du philosophe Aristote qui, aprs avoir rapport ce quon dit des Celtes qui ne craignent pas les flots dchans (thique Nicomaque, VIII, 7), ne comprendpas lattitude de ces pauvres fous de Celtes qui prennent les armes pour marcher contreles flots (thique Eudme, III, 1). Il sagit dun rituel de conjuration que signalegalement le gographe Strabon (VII, 2), rapportant les tmoignages dhistoriens selonlesquels les Celtes menacent et repoussent de leurs armes le flot qui monte .

    De mme, le naturaliste Pline lAncien, qui dcrit un autre rituel, nen comprend pas lesens symbolique : Il y a une espce duf [] en grand renom dans les Gaules. En t,dinnombrables serpents enrouls et mlant leurs baves et les scrtions de leurs corps serassemblent en une treinte harmonieuse et cela produit ce quon appelle un uf deserpent. Les druides disent que cet uf est projet en lair par les sifflements et quilconvient de le recueillir dans une saie avant quil ne touche terre. Le ravisseur doitsenfuir cheval, car il est poursuivi par les serpents jusqu ce que ceux-ci soient arrtspar un cours deau. On reconnat cet uf ce quil flotte contre le courant, mme sil estattach de lor. [] Jai vu cet uf, de la grosseur dune pomme moyenne ronde, lacrote cartilagineuse comme les nombreux bras dun poulpe (Histoire naturelle, XXIX,52). Tout cela est bien confus, mais grce des dcouvertes archologiques rcentes dansdes tombeaux ou des endroits sacrs, on sait maintenant que cet uf de serpent esttout simplement un oursin fossile, et que celui-ci tait, pour les druides, le symbole deluf cosmique bien connu de diverses traditions cosmologiques.

    Un autre exemple dincomprhension est constitu par le clbre passage de Tite-Live(XXIII, 24) qui stend complaisamment sur le sort du consul Postumius et de sa lgion,

  • anantie parce que les Gaulois avaient coup les arbres et la fort que longeaient lesRomains et quils avaient renverss sur eux leur passage. Tout le rcit de Tite-Live estprsent comme un pisode historique rel dat avec prcision. Or, de nombreux textesirlandais et gallois le prouvent : il sagit dun mythe, celui de la guerre vgtale , quirecouvre une connaissance traditionnelle dune mystrieuse nergie interne lie larbreet au vgtal dune faon gnrale. Il est vrai que la tendance des Romains, qui sont avanttout des rationalistes, est dhistoriciser les faits rapports dun lointain pass sansprendre la peine den vrifier lauthenticit.

    On pourrait en dire autant de la fameuse prise de Delphes par les Gaulois du chefBrennus, au IIIe sicle avant notre re. Sil est exact que des tribus gauloises se sontaventures dans les Balkans, on na jamais pu tablir la ralit du pillage du sanctuaire deDelphes. En effet, on connat cette histoire par les rcits des Grecs Pausanias etDiodore de Sicile, ainsi que des Romains Justin et Cicron, mais ce qui est surprenant,cest que le texte de Pausanias, qui sert de base, est un dmarquage complet dun rcitdHrodote concernant une expdition des Perses Delphes. Il y a de quoi rver, dautantplus que cette confusion volontaire ou non a contribu dvelopper la lgende de lOrmaudit de Delphes qui se serait retrouv ensuite Toulouse, chez les peuples desVolques Tectosages, et aurait alors caus le malheur du consul romain Caepius.

    Il y a cependant des informations concernant les druides eux-mmes. Daprs leshistoriens, ou les historiographes de lAntiquit classique, nous savons que lesdruides taient la fois des prtres, des philosophes, des mages , des prophtes, desmdecins, des enseignants, mais aussi des conseillers politiques dune extrmeimportance. Csar, qui, quoi quon puisse penser de ses interprtations pro domo,demeure lun de nos meilleurs informateurs quant la socit gauloise quil connaissaitbien pour lavoir frquente et fait espionner ! , est formel sur ce point : la classedruidique est la classe dirigeante, suprieure celle des guerriers, et donc suprieure lacaste royale, comme en tmoigne la coutume irlandaise du haut Moyen ge selonlaquelle, dans une assemble, si un guerrier ne peut parler avant le roi, celui-ci ne peutpas prendre la parole avant le druide. Tous les tmoignages concordent pour faire dudruide le dpositaire de la Connaissance, ce qui est conforme ltymologie de son nom, trs voyant ou trs savant . On sait galement, par Csar, que les druides enseignaient les jeunes gens de nimporte quelle classe sociale dans des sortes decollges, et que les tudes, toutes bases sur loralit, duraient une vingtaine dannes. Aucours de cette scolarit , les disciples apprenaient par cur, sous forme de vers,lessentiel de la tradition. Mais il arrivait bien souvent que ces disciples lchent leurstudes en cours de route : seuls demeuraient ceux qui se rvlaient les plus dous et lesplus endurants. Et le Romain Cicron daffirmer trs haut son admiration pour le druideduen Diviciacos, quil avait reu chez lui, avec qui il avait longuement convers, proposde ses connaissances sur le monde visible (les sciences de la nature) et sur le mondeinvisible (les spculations intellectuelles et mtaphysiques). Dailleurs, nombreux sontles auteurs grecs et latins avoir mis lide que lenseignement des druides tait sinonidentique du moins analogue celui de Pythagore, ce qui constituait alors une rfrenceindiscutable.

  • Mais si lHistoire nous renseigne assez prcisment sur le rle social du druide, il nenest pas de mme en ce qui concerne la doctrine et les rituels de la religion dont il est lepivot. Il ny a que de brves allusions cette doctrine. Ce qui apparat le plus clairement,cest la croyance en limmortalit de lme (ce qui choquait les Grecs et les Romains delpoque classique) et dans la survie de celle-ci dans un autre corps, pour ne pas dire dansun autre monde{27}. Ce qui expliquerait dailleurs assez bien la facilit avec laquelle lesCeltes dits paens, notamment les Irlandais, se sont convertis au christianisme{28}. Etdautres allusions permettent de penser quen dfinitive la croyance druidique taitcentre autour du concept dun dieu unique, inconnaissable, incommunicable etinnommable, mais reprsent concrtement sous ses diverses fonctionnalits par destres divins ou supposs tels. Et surtout, il semble que ce dieu absolu et abscons nepouvait tre honor que dans un milieu naturel, au milieu des forts, dans des clairiressacres, le nemeton, lieu symbolique o slaboraient les dlicates fusions entre le visibleet linvisible, entre les forces cosmiques et les forces telluriques.

    Car on ne peut douter une seule seconde du caractre spiritualiste de la religion desdruides. Si les affirmations de Csar (VI, 14) demeurent quelque peu ambigus quand ildit que, selon les druides, les mes ne prissent point mais passent aprs la mort duncorps dans un autre , Lucain, dans son pope historique, La Pharsale, est beaucoupplus prcis : La mort nest que le milieu dune longue vie. Et il ajoute : Les ombresne gagnent pas le sjour silencieux de lrbe et les ples royaumes de Dis, le mmeesprit gouverne un autre corps dans un autre monde (v. 450-451). Il en est de mmepour Pomponius Mela : Les mes sont immortelles et il y a une autre vie chez lesmorts (III, 3). Mais cest dans un texte de Lucien de Samosate, philosophe sceptique duIIe sicle de notre re, que se trouve linformation la plus prcieuse concernant lessentielde la thologie druidique.

    Dans un passage de ses Discours (Hrakls, 1-7), il dcrit avec prcision ettonnement un monument figur dorigine celtique quil prtend avoir vu lui-mme{29} : Les Celtes, dans la langue de leur pays, nomment Hrakls Ogmios, maislimage quils donnent du dieu est tout fait particulire. Pour eux, cest un vieillard surla fin de sa vie, chauve sur le devant de la tte, les cheveux restants tant tout blancs, lapeau rugueuse, comme brle par le soleil, au point dtre noircie comme celle des vieuxmarins. On le prendrait davantage pour Charon [] que pour Hrakls. Mais tel quil est,il a lquipement dHrakls : il porte la dbouille du lion, il tient une massue de la maindroite, il a le carquois lpaule et un arc tendu la main gauche.

    Il est dj surprenant de voir un personnage comme Hercule , emblme de la forcephysique, reprsent sous les traits dun vieillard presque dbile, mais la suite est encoreplus droutante : Ce quil y a de plus extraordinaire dans ce portrait, cest que cetHrakls vieillard attire lui une foule considrable dhommes, tous attachs par lesoreilles laide de petites chanes dor ou dambre, pareilles de beaux colliers. Et, bienque ces hommes soient ainsi peine attachs, ils ne veulent point senfuir. Au contraire,ils suivent leur conducteur, tous gais et joyeux, et ils semblent le combler dloges. [] Cequi me paraissait le plus insolite dans tout cela, cest que le peintre, ne sachant pas osuspendre le dbut des chanes, puisque la main droite tenait dj la massue et la main

  • gauche larc, avait perfor la langue du dieu et faisait tirer par elle les hommes qui lesuivaient et vers lesquels il se retournait en souriant.

    Il est vident que le narrateur est si dcontenanc par ce spectacle quil ne peutquaccuser le peintre un barbare ! de gaucherie et davoir plac le dbut des chanes lo il le pouvait. Heureusement, un Gaulois qui se trouve prsent, et qui semble bienconnatre la mentalit grecque, vient son secours et lui donne une explication quijustifie pleinement cette trange reprsentation en y apportant une dimensionmtaphysique de premire importance :

    Nous autres, Celtes, nous nidentifions pas lloquence comme vous, les Grecs, Herms, mais Hrakls, car Hrakls est beaucoup plus fort quHerms. Dautre part, sion en a fait un vieillard, ne ten tonne point : cest seulement dans la vieillesse quelloquence atteint son plus haut point. [] Ne ttonne donc pas de voir lloquencereprsente sous forme humaine par un Hrakls g qui conduit de sa langue leshommes enchans par les oreilles. Il suffit de prendre le terme loquence pourlquivalent de parole pour comprendre le sens profond de cette reprsentation : cestla parole divine qui conduit les actions des hommes, et cela rejoint trangementlvangile de Jean : au dbut tait le Verbe, et le Verbe sest fait chair. Cela dmontreaisment que la thologie des druides mettait en avant la puissance du Logos dans lacration, puis le droulement de lunivers. Lnergie divine nest pas physique, elle estspirituelle.

    Mais si ces quelques informations tires des auteurs grecs et latins nous renseignentefficacement sur le dogme enseign par les druides, quen est-il des rituels et descrmonies ? Sur ces points, les textes proprement historiques sont plutt rares etfragmentaires. Le seul, le plus connu, qui contient une description dtaille dun rituelreligieux (encore quil faille le considrer dans sa totalit et non pas dans la versiontronque quon en donne gnralement), est celui de Pline lAncien dans son Histoirenaturelle propos de la cueillette du gui, suivie dun sacrifice de deux jeunes taureaux.Mais on nest gure renseign sur cette crmonie incantatoire contre les flots signalepar Aristote et Strabon, pas plus que sur la coutume sacre quavaient les Gaulois (et plustard les Irlandais) de couper la tte de leurs ennemis afin de les conserver dans leurs temples , selon Tite-Live, ou encore sur les soi-disant sacrifices humains dans desmannequins dosier livrs aux flammes, comme le rapporte Csar. Tout ce que lonapprend, cest que les sanctuaires druidiques, non btis en pierres mais parfois entoursdune enceinte en bois, se trouvaient toujours dans des endroits isols, au milieu desforts, dans le fameux nemeton, cest--dire une clairire sacre ouverte sur le ciel, et queles reprsentations des divinits consistaient en simulacra, cest--dire en poteaux de bois(ou en blocs de pierre, les lech) ne comportant aucun lment figuratif.

    Une autre approche historique importante se trouve dans la Vie dAgricola (chap. XV)et les Annales (chap. XIV) de lhistorien latin Tacite propos de lle de Mona (Mn engallois, Anglesey en anglais) qui passait pour le centre mme de la religion druidique. Cenest pas sans rappeler ce que prtendait Csar, savoir que lorigine de la religiondruidique se situait dans lle de Bretagne. Or, lle de Bretagne ayant t conquise enpartie par les Romains au 1er sicle de notre re, les divers peuples bretons se soulevrent

  • plusieurs fois, en particulier en 61, et pour sattaquer au cur de la rvolte, le gnralromain Suetonius Paulinus dcida dattaquer lle de Mona peuple dhabitantscourageux et refuge de tous les exils . Et il nhsite pas employer les grands moyens,faisant passer une partie de son arme sur lle laide de bateaux plats, et une autrepartie gu, mare basse. Mais la bataille qui va se drouler prend une allurefantastique.

    En effet, Tacite ne peut sempcher, en relatant cette tragdie, de laisser paratra sastupfaction : Le rivage tait bord par larme ennemie qui prsentait une fortdarmes et de soldats au milieu desquels ne cessaient de courir des femmes, telles desFuries, criant des imprcations, vtues de robes noires, les cheveux pars, des torchesdans les mains. Tout autour, des druides, les mains leves vers le ciel, hurlaient desauvages maldictions. Ce spectacle saisit deffroi nos soldats. Cela nempche pas ledsastre : les Romains massacrent tous ceux quils trouvent devant eux. Mais, cettedescription, on comprend que les Bretons, sous la direction de leurs druides, sont en trainde pratiquer un rituel de conjuration destin loigner leurs ennemis{30}. Mais Tacite estincapable de donner des dtails sur les paroles que vocifraient les femmes et les druidesde Mona.

    Ce manque de donnes prcises a provoqu bien des erreurs dinterprtation et biendes rveries sans fondement, comme celles sur les sacrifices oprs sur les monumentsmgalithiques, quon considrait encore au dbut du XXe sicle comme les autels desdruides et autres tables sacrificielles. Cest dire que les tmoignages historiques srieuxconcernant la religion druidique lpoque o elle tait rpandue dans une grande partiede lEurope ne sont gure utiles si lon veut entreprendre une tude systmatique de lavie religieuse qui tait celle des Gaulois avant quils ne succombent leurs voisins,Romains et Germains, et surtout avant que lensemble des peuples celtes ne soientconvertis au christianisme. Il faut donc chercher ailleurs, en particulier dans les traditionsmises par crit aprs la christianisation, mais il faut savoir que celles-ci ont pu tredformes, dtournes ou mal comprises, et quil est ncessaire de les soumettre uneanalyse critique rigoureuse.

  • 3. Les textes mythologiques et piques

    Cest en Irlande quon dcouvre la plus grande quantit de textes, rdigs en languegalique (et parfois en latin), partir du VIIe sicle, par les moines chrtiens soucieux deconserver la mmoire de leurs anctres. Pour ce faire, ils utilisaient les rcits oraux quicontinuaient tre transmis de gnration en gnration par des conteurs et des potes,hritiers des fameux fili qui avaient assur la succession des druides des poquesprchrtiennes. Car, ne loublions pas, lIrlande, isole lextrme ouest de lEurope, najamais fait partie de lEmpire romain, et ses traditions sont demeures trs longtempsvivantes, mme sous le couvert du christianisme. Cest dire qu