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ESPACE ET SOCIÉTÉ DANS LE CINÉMA DES ZOMBIES Alfonso Pinto Armand Colin | « Annales de gĂ©ographie » 2014/1 n° 695-696 | pages 706 Ă  724 ISSN 0003-4010 ISBN 9782200928865 Article disponible en ligne Ă  l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2014-1-page-706.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution Ă©lectronique Cairn.info pour Armand Colin. © Armand Colin. Tous droits rĂ©servĂ©s pour tous pays. La reproduction ou reprĂ©sentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisĂ©e que dans les limites des conditions gĂ©nĂ©rales d'utilisation du site ou, le cas Ă©chĂ©ant, des conditions gĂ©nĂ©rales de la licence souscrite par votre Ă©tablissement. Toute autre reproduction ou reprĂ©sentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque maniĂšre que ce soit, est interdite sauf accord prĂ©alable et Ă©crit de l'Ă©diteur, en dehors des cas prĂ©vus par la lĂ©gislation en vigueur en France. Il est prĂ©cisĂ© que son stockage dans une base de donnĂ©es est Ă©galement interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document tĂ©lĂ©chargĂ© depuis www.cairn.info - - - 31.34.18.117 - 01/07/2020 16:06 - © Armand Colin Document tĂ©lĂ©chargĂ© depuis www.cairn.info - - - 31.34.18.117 - 01/07/2020 16:06 - © Armand Colin

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ESPACE ET SOCIÉTÉ DANS LE CINÉMA DES ZOMBIES

Alfonso Pinto

Armand Colin | « Annales de géographie »

2014/1 n° 695-696 | pages 706 à 724 ISSN 0003-4010ISBN 9782200928865

Article disponible en ligne Ă  l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-annales-de-geographie-2014-1-page-706.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Espace et société dans le cinémades Zombies

Space and society in Zombie cinema

Alfonso Pinto

Doctorant contractuel, UMR 5600 Environnement Ville Société

RĂ©sumĂ© Originaire de la culture vaudou, le Zombie devient Ă  partir de la fin des annĂ©essoixante un mythe occidental. Le mĂ©rite en revient Ă  G.A. Romero qui rĂ©inventeun monstre en lui attribuant de fortes connotations socio-politiques et pour lequell’espace est un Ă©lĂ©ment fondamental. Le Zombie est avant tout une crĂ©atureurbaine, et s’inscrit au sein des formes ambivalentes de l’urbanisation amĂ©ricaine.Il occupe Ă  la fois les downtowns ainsi que le pĂ©riurbain. Le corpus choisi,dĂ©montre une grande sensibilitĂ© dans le traitement de l’espace qui est toujoursprofondĂ©ment nuancĂ© (Romero se concentre sur les villes nord-amĂ©ricaines, Boylesur l’Europe). L’espace des Zombies se caractĂ©rise aussi par deux Ă©lĂ©ments : lasĂ©grĂ©gation et la fragmentation. Si les morts-vivants sont une masse homogĂšnequi occupe la surface du territoire, les hommes au contraire perdent leur contrĂŽlede l’espace : ils sont sĂ©grĂ©guĂ©s dans leurs abris, mais surtout ils sont divisĂ©s eten conflit permanent entre eux. Urbaphobie, gated communities, fragmentation,ghettoĂŻsation, disparition de l’espace public, conflits de diffĂ©rentes natures sonttous des Ă©lĂ©ments rĂ©currents dans le corpus. On peut donc affirmer que lesproblĂ©matiques socio-spatiales sont une clĂ© de lecture fondamentale pour lecinĂ©ma des Zombies.

Abstract The Zombie is a creature that originated within the colonial context of Haiti and,more specifically, the voodoo mysticism. Resulting from the syncretism betweenthe culture of the African black slaves and the colonial Catholicism, he became awestern myth throughout the second half of the XXth century. The basic changebetween the “original” Haitian Zombie and his western reinvention consists inthe loss of his mystic-spiritual feature in favor of a more laic vision which makesthe walking-corpse the victim of a virus rather than witchcraft or a spell. Thecreator of the western Zombie is the American film director G.A. Romero wholays the foundations of the Monster par excellence, with strong political andsocial connotation and a great importance given to space.

The movies which have been analyzed (Romero’s Tetralogy and 28 Dayslater by the English director Danny Boyle) clearly show how the powerful socio-political metaphor embodied by the Zombie may have evident spatial relevance.First of all, the anthropophagous monster is essentially an urban creature. The city,the metropolis, the great agglomerations are his favorite territory. Great attentionto the characteristics of urban spaces, particularly the North-American ones, isconstantly found in Romero’s movies where the same relevance is given to bothdowntown and periurban spaces. The city often becomes the Zombie’s favouritehabitat whereas the survivors are compelled to move towards a safer place outsidethe city.

The two other basic elements of space in the Zombie cinema are segregationand fragmentation. The Zombie becomes the new dominating creature of theplanet and segregation is the price men have to pay for their survival. Be it aMall, a country house, a bunker or a fortified citadel, the space rather recalls

Ann. Géo., n° 695-696, 2014, pages 706-724, Armand Colin

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an Early Middle-Ages context, when the price of safety was often the loss offreedom. This opposition lies not only in a simple inside-outside, man/zombiedialectics ; if the Zombies are homogeneous and coherent like their life, Humansappear as continuously torn by conflicts, troubles for the leadership and socialconflicts. Their spaces fully reflect this conflictual condition. The humans’ spaceis fragmented and the opposition ends not only in man versus zombie but alsoand especially in man versus man. As a matter of fact, in all the movies whichhave been analyzed the Zombies are able to overcome the barrier because of thesurvivors’ internal contrasts. If unity is strength, division means defeat.

Urbaphobia, gated communities, fragmentation, segregation, limitation ofpublic spaces, different kinds of conflicts, all of them are recurrent elements in thecorpus. To sum up, we can claim that the socio-spatial problems of contemporaryurban spaces are a basic interpretation of Zombie cinema.

Mots-clĂ©s CinĂ©ma d’horreur, cinĂ©ma de la catastrophe et de l’apocalypse, Zombie, imagi-naire urbain, urbaphobie, sĂ©grĂ©gation, fragmentation, periurbain, ville.

Keywords Horror cinema, catastrophic-apocalyptic cinema, Zombie, urban mindscape,urbaphobia, segregation, fragmentation, periurban, city.

Parmi les Ă©tudes qui depuis un peu plus de dix ans lient le cinĂ©ma et lagĂ©ographie, il apparaĂźt que le genre du Zombie, Ă  moitiĂ© entre le cinĂ©ma d’horreuret de catastrophe, a Ă©tĂ© presque totalement ignorĂ©.

Notre propos n’est pas tant un questionnement sur les diffĂ©rentes esthĂ©tiquescinĂ©matographiques, mais plutĂŽt une rĂ©flexion sur les modalitĂ©s que le cinĂ©maemploie pour reprĂ©senter, et surtout pour fabriquer l’espace et ses imaginaires.Pour faire cela, parmi la cinĂ©matographie vaste et hĂ©tĂ©rogĂšne des Zombies, nousavons choisi de porter notre attention sur les Ɠuvres de celui qui est considĂ©rĂ©comme le pĂšre de ce genre en Occident, le cinĂ©aste amĂ©ricain George A. Romero,et en particulier Ă  sa tĂ©tralogie1. Nous ajoutons aussi, le film 28 Days later2, del’Anglais Danny Boyle, qui propose une rĂ©invention du Zombie en Europe.

Il sera d’abord nĂ©cessaire de comprendre ce qu’est un Zombie, et surtoutcomment il est passĂ© de la culture haĂŻtienne au monde occidental. Le Zombie (oumort-vivant3), est une crĂ©ature mue uniquement par l’instinct. Aucune pensĂ©e,aucune rationalitĂ© ne l’animent. Ses gestes rĂ©pĂ©titifs et parfois insensĂ©s indiquentun Ă©tat d’aliĂ©nation et la perte de toute individualitĂ©. D’aprĂšs la culture vaudou

1 La tĂ©tralogie comprend les quatre premiers films sur les Zombies de l’AmĂ©ricain George A. Romero (nĂ©en 1940), Night of the living dead (1968), Dawn of the dead (1978), Day of the dead (1986), et Land ofthe dead (2005). Sont exclues les derniĂšres Ɠuvres Diary of the dead (2008) et Survival of the dead(2009), qui Ă  notre avis n’ont pas eu le mĂȘme impact que les prĂ©cĂ©dentes.

2 Tous les titres sont indiqués en V.O. Pour les titres en version française consulter la filmographie à la fin.

3 Le mot « zombie » n’apparaĂźt jamais au sein de l’oeuvre de Romero, dans tous ses films, on emploieplutĂŽt l’appelation « morts-vivants » ou tout simplement « morts ». Danny Boyle, dans 28 jours plus tardse sert du mot « infectĂ© » afin de souligner la diffĂ©rence avec le « mort-vivant » de Romero. L’infectĂ© estvivant, il est atteint d’une sorte de rage qui le rend hyper-violent et sans aucune rationalitĂ©. En outre iln’est pas anthropophage. Nous avons quand mĂȘme choisi d’employer le mot « zombie » en raison desa valeur au sein de l’imaginaire collectif, en alternance avec l’appellation de « mort-vivant » propre Ă Romero.

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Ă  Haiti, ceci rĂ©sulte d’un rite magique, d’une sorcellerie, qui vise Ă  « voler »l’ñme d’un homme, pour en faire un esclave. Romero, en 1968, avec Nightof the living dead, jette les bases d’une nouvelle version de cette crĂ©ature, uneversion « occidentalisĂ©e » qui perd toute connotation magique, pour entrer dansle domaine de la pathologie. Le Zombie en Occident n’est plus la victime desorcellerie, mais un homme atteint par un virus d’origine inconnue, qui provoquedans un premier temps la mort du sujet, puis sa renaissance sous forme d’unecrĂ©ature dont la seule pulsion est l’anthropophagie.

Romero a le mĂ©rite de rĂ©inventer une crĂ©ature « d’ailleurs » et d’en faire,comme on le verra, un personnage aux traits politiques et sociaux fortementmarquĂ©s. De la magie haĂŻtienne, du vaudou, aux malaises socio-politiques... leZombie occidental fait du monstre une question sociale qui s’insĂšre, Ă  traversles codes de la culture populaire, au sein des rĂ©flexions sur les dynamiques de lasociĂ©tĂ© capitaliste de la fin du siĂšcle. Comme le dit J.-B. Thoret, « Le Zombie,c’est l’application rigoureuse et littĂ©rale des lois du capitalisme, une nouvelledissidence qui loin de s’opposer au systĂšme, pousse sa logique jusqu’à son pointde rupture. Symbole littĂ©ral des impasses de la sociĂ©tĂ© de consommation, desenterrĂ©s vifs de l’Histoire amĂ©ricaine, il est cette contre-fiction qui prend d’assautle cadre et le dĂ©borde. MĂ» par aucune motivation si ce n’est la logique d’un strictrĂ©flexe alimentaire, le Zombie constitue ce bloc insensĂ© [...] qui cristallise uneAmĂ©rique en quĂȘte de sens, une nouvelle sociĂ©tĂ© qui veut dĂ©vorer l’ancienne »(2007, p. 11).

Mais quel est son rapport avec l’espace ? Qu’est-ce que ce cinĂ©ma nous dit Ă ce propos ? C’est ici que se situe Ă©videmment l’enjeu gĂ©ographique de cet article,qui sera l’objet de la deuxiĂšme partie. PremiĂšrement, nous essayerons de rĂ©flĂ©chirsur ce qui semble ĂȘtre le vĂ©ritable territoire des Zombies : la ville. Le mort-vivantfait de l’espace urbain son territoire de prĂ©dilection, et dans le corpus choisi(Ă  l’exception peut-ĂȘtre du seul Night of the living dead), la ville joue un rĂŽlefondamental. Qu’il soit reprĂ©sentĂ© par le downtown, ou par le pĂ©riurbain4, l’espaceurbain est mis en scĂšne avec soin par Romero et Boyle. Le Zombie devient lenouvel habitant de la ville, et en ce sens, le corpus d’analyse nous donne parfoisl’impression de souffrir d’un sentiment d’urbaphobie5. Ensuite nous analyserons

4 La pĂ©riurbanisation est dĂ©finie comme le « processus recouvrant l’ensemble des mouvements centrifugesqui ont conduit Ă  l’étalement urbain au-delĂ  des limites des agglomĂ©rations urbaines, dans les communesrurales situĂ©es Ă  leur pĂ©riphĂ©rie » (Paquot, Pumain, Kleinschmager, 2006, p. 214). Le modĂšle principalpour la comprĂ©hension de ce processus est la suburbia amĂ©ricaine, rĂ©sultat de la tendance d’une partiede la population Ă  chercher un environnement plus prĂšs du milieu naturel sans en revanche s’éloignerde la ville.

5 L’urbaphobie, ou la dĂ©testation de la ville, est un sentiment complexe qui commence Ă  voir le jourau XVIIIe siĂšcle, notamment avec Rousseau. La croissance de la sociĂ©tĂ© urbaine moderne accroĂźt cesentiment. La ville est perçue en ce sens comme un lieu mortifĂšre, l’anti-civilisation, l’anti-humain. Pourplus de dĂ©tails nous signalons ici : Urbaphobie. La dĂ©testation de la ville au XIXe et XXe siĂšcle, sous ladirection de BaubĂ©rot et Bourillon (2009), et Antiurbain : origines et consĂ©quences de l’urbaphobie ;sous la direction de Salomon Cavin et Marchand (2010) et encore Les ennemis de Paris. La haine de lagrande ville des LumiĂšres Ă  nos jours de Bertrand Marchand (2009).

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les espaces des hommes, des survivants, qui, comme on le verra perdent toutemaĂźtrise sur le territoire. Pour ces derniers, le prix de la survie est l’enfermement,l’isolement, vraie clĂ© de lecture spatiale de tout le corpus. Que ce soit une villa,un bunker souterrain, ou une citadelle fortifiĂ©e, en tout cas, les hommes ontperdu leur libertĂ© de mouvement. Les vrais dominateurs de l’espace sont lesZombies. Mais le corpus ne se limite pas Ă  mettre en place une opposition entredeux espaces (Zombies et humains). Si les morts-vivants constituent une entitĂ©homogĂšne, les hommes sont au contraire toujours en conflit entre eux, et leursespaces sont bien loin d’ĂȘtre de mĂȘme nature. Le conflit et la sĂ©paration sontdeux Ă©lĂ©ments rĂ©currents chez les survivants, ce qui se rĂ©vĂ©lera toujours fatal poureux in fine. C’est en ce sens que nous allons interprĂ©ter les espaces des hommescomme sĂ©grĂ©gatifs et fragmentĂ©s.

Enfin, donc, nous espĂ©rons pouvoir dĂ©montrer que le Zombie est peut-ĂȘtrela plus politique et la plus sociale des crĂ©atures monstrueuses que la cultureoccidentale ait crĂ©Ă©e, et pour ce faire, nous avons choisi de suivre une dĂ©marchede gĂ©ographie sociale. Nos rĂ©fĂ©rences sont multiples, et se concentrent sur lesĂ©tudes qui ont fait du cinĂ©ma un moyen de connaissance de l’espace6.

Cet article ne prĂ©tend pas Ă  l’exhaustivitĂ© mais se veut ĂȘtre invitation, un avant-propos pour des Ă©tudes gĂ©ographiques plus approfondies. Celles-ci viseraient Ă interroger une cinĂ©matographie encore trĂšs peu questionnĂ©e, mais qui est sansdoute riche d’implications spatiales, sociales et politiques.

1 Le Zombie : de Haïti aux États-Unis, du vaudou à la lutte desclasses

1.1 GenÚses afro-américaines

Le Zombie est une crĂ©ature aux origines non occidentales. Les premiĂšres tracessont attestĂ©es dans l’üle de HaĂŻti, mais il faut probablement remonter au cƓur del’Afrique. L’appellation « Zombie » a une origine incertaine ; on peut penser aumot africain (zone ouest, Togo, BĂ©nin, Ghana et Nigeria) zumbi, littĂ©ralement« cadavre », ou au français « les ombres », ou encore Ă  l’Arawak (dialecte haĂŻtien)

6 Parmi les contributions sur les rapports entre cinĂ©ma et gĂ©ographie nous signalons ici avant tout DavidHarvey, gĂ©ographe et sociologue anglais, qui dans son Ɠuvre The condition of postmodernity (1989),utilise le film Blade Runner de Ridley Scott (1982), pour rĂ©flĂ©chir sur la reprĂ©sentation de la villepostmoderne. Ensuite nous signalons Place, Power, Situation and Spectacle. A Geography of Film,(1994) des AmĂ©ricains Stuart Aitken et Leo Zonn, qui propose une approche liĂ©e Ă  la gĂ©ographie socialeet aux Cultural studies. En ce qui concerne la ville nous signalons avant tout La ville au cinĂ©ma, uneencyclopĂ©die, (2005), sous la direction de Thierry Paquot, philosophe de l’urbain et de Thierry Jousse,rĂ©alisateur et scĂ©nariste, dans lequel diffĂ©rentes contributions multidisciplinaires visent Ă  dĂ©finir lesnombreux rapports entre les espaces urbains et le septiĂšme art. Enfin, une autre Ɠuvre mĂ©rite d’ĂȘtrecitĂ©e. Paesaggi ed eroi. Cinema, nazione, geopolitica, 2009, de l’italienne Elena Dell’Agnese. Bienque son approche concerne les Ă©tudes de gĂ©opolitique critique, et donc liĂ©e plus Ă  une dimensiontrans-nationale, plusieurs pistes semblent intĂ©ressantes, y compris pour la dĂ©marche que l’on souhaitemettre en place ici.

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zemi, « esprit » (BĂ©tan, Colson, 2009). L’horizon culturel est celui du Vaudouet donc du syncrĂ©tisme entre la culture des esclaves noirs amenĂ©s en AmĂ©riqueinsulaire et la religion catholique des colonisateurs d’origine europĂ©enne. LeZombie, dans les rites vaudou est un homme auquel on vole son Ăąme. PrivĂ© deses facultĂ©s intellectuelles et rationnelles, il est avant tout la victime d’une magieeffectuĂ©e par un « maĂźtre », un magicien, qui souvent cherche Ă  contrĂŽler unautre ĂȘtre humain.

Originellement, on distingue deux types de Zombie : le premier est celui dontl’esprit a Ă©tĂ© volĂ© par un sorcier et conservĂ© dans une jarre, l’autre est un corpssans Ăąme qui est utilisĂ© comme force de travail (idem). La liaison avec l’univers del’esclavage, oĂč la culture vaudou s’oppose Ă  la culture des colonisateurs, est doncdirecte (le Zombie pourrait ĂȘtre considĂ©rĂ© comme une allĂ©gorie de l’hommeesclave).

Avant tout, ce sont les contes de voyage qui font connaĂźtre en Occident les« mystĂšres » de l’üle caribĂ©enne. Parmi d’autres nous signalons le roman « L’ülemagique » de l’amĂ©ricain William B. Seabrook, paru en 1929. Quelques annĂ©esplus tard, en 1932, on assiste Ă  la sortie de White Zombie de Victor Halperin, quipour la premiĂšre fois reprĂ©sente au cinĂ©ma le monstre haĂŻtien.

Cependant le succĂšs n’est pas immĂ©diat. Nonobstant une vague de curiositĂ©pseudo-scientifique, le Zombie reste trop liĂ© Ă  une culture aux traits fort diffĂ©rentsde la culture occidentale. MalgrĂ© les Ă©chos qui proviennent de HaĂŻti, l’AmĂ©riquene s’intĂ©resse Ă  ce phĂ©nomĂšne que pour son caractĂšre exotique. Il faudra attendreencore quelques dĂ©cennies pour que le Zombie devienne quelque chose dediffĂ©rent, de plus « amĂ©ricain ».

1.2 Le Zombie en Occident : histoire d’un monstre oxymorique.

Si le Zombie haĂŻtien s’insĂšre avec difficultĂ© au sein de l’imaginaire occidental,cela est dĂ» avant tout aux rapports ambigus que cette crĂ©ature entretient avecles logiques de la culture occidentale, dont les influences du christianisme sontĂ©videntes.

L’idĂ©e d’immortalitĂ© est rĂ©servĂ©e Ă  l’ñme, tandis que le corps, lui, est unecomposante Ă©phĂ©mĂšre. La rĂ©surrection de l’ñme Ă©ternelle, s’oppose Ă  unematĂ©rialitĂ© destinĂ©e Ă  la putrĂ©faction. Cependant, le christianisme, possĂšde certainsĂ©lĂ©ments que l’on retrouvera dans la figure du Zombie.

Il nous suffit de penser au miracle de Lazare, qui ressuscite, dans l’esprit etdans le corps, mais aussi Ă  la « rĂ©surrection de la chair » (en rĂ©alitĂ© la « chair » estconsidĂ©rĂ©e plutĂŽt comme « chair spirituelle »). Le Zombie s’inscrit au sein de cestraditions. D’un cĂŽtĂ©, le corps sans Ăąme qui renaĂźt et qui marche, est un vĂ©ritableoxymore, de l’autre, il trouve des Ă©chos dans le christianisme. La crĂ©ature « quirevient » est sans doute immĂ©diatement perçue comme quelque chose qui vacontre toute logique. « Issu du folklore vaudou, le Zombie, symbole d’un monderenversĂ©, dĂ©fie les lois de la logique humaine et celles de la nature... Si le monstreest celui qui se tient sur le seuil, alors cette crĂ©ature des limites, cet habitant des

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lisiÚres, représente la figure monstrueuse par excellence » (Bétan, Colson, 2009,p. 9).

VoilĂ  donc oĂč pourrait se situer le caractĂšre oxymorique de ce monstre venud’ailleurs. La logique du Zombie est en contradiction avec le sens communoccidental, hĂ©ritage de la culture chrĂ©tienne, qui confĂšre Ă  l’esprit seul toutepossibilitĂ© de vie aprĂšs la mort.

Mais l’ambivalence dont ce monstre semble jouir trouve aussi des Ă©chos dansla pĂ©riode du Moyen Âge. Le christianisme mĂ©diĂ©val s’est trouvĂ© face Ă  unedifficultĂ© Ă©vidente rĂ©sidant dans la contradiction entre le dĂ©sir d’une part, de nierle corps pour tendre vers Dieu et, d’autre part, la nĂ©cessitĂ© de percevoir l’invisible,c’est-Ă -dire de le situer dans l’espace, de lui confĂ©rer une matĂ©rialitĂ©, lĂ  oĂč ellene devrait pas ĂȘtre (Schmitt, 1994).

L’anthropophagie, par exemple, caractĂšre assez singulier du mort-vivant,est d’origine incertaine. Peut-ĂȘtre Ă©lĂ©ment d’origine vaudou ou bien crĂ©ationpostĂ©rieure, peu importe ; C’est surtout le lien avec la tradition liturgiquechrĂ©tienne qui reproduit, sous la forme de l’eucharistie, le repas anthropophage,qui nous semble intĂ©ressant : « Prenez et mangez-en tous, ceci est mon corps livrĂ©pour vous » : telle est la formule consacrĂ©e qui y fait explicitement rĂ©fĂ©rence. Cen’est donc pas par hasard qu’une crĂ©ation qui nie toutes les logiques naturelles,mais surtout culturelles, est immĂ©diatement perçue comme monstrueuse ethorrifique. Oxymore des oxymores, donc, mais qui a des traces profondes au seind’une culture millĂ©naire.

Le Zombie est donc le rĂ©sultat d’un syncrĂ©tisme constant, entre religioncatholique et cultes mystiques d’origines non occidentales.

1.3 Romero et le mort-vivant : les métaphores socio-politiques.

En 1968, un jeune cinĂ©aste indĂ©pendant, G.A. Romero, prĂ©sente sur les Ă©cransNight of the living dead. MalgrĂ© un budget assez limitĂ©, le film obtient nonseulement un succĂšs considĂ©rable, mais surtout relance, ou mieux rĂ©invente ungenre. Le Zombie, avec Romero, entre de plain-pied au sein de l’imaginaireoccidental7. Le contexte joue d’ailleurs un rĂŽle fondamental. Les États-Unisviennent de s’engager dans le conflit vietnamien (suivront les polĂ©miques anti-militaristes) et l’époque du consumĂ©risme est Ă  son apogĂ©e. Les rĂ©fĂ©rences serontĂ©videntes, dans la premiĂšre Ɠuvre de la tĂ©tralogie, comme dans les suivantes.

Le vrai changement rĂ©side notamment dans la perte de tout caractĂšre mys-tique/magique. Le Zombie cesse d’ĂȘtre un monstre crĂ©Ă© par un sorcier, Ă  traversun rite. Il perd toute connotation coloniale et devient maladie, virus, qui sepropage, qui se transmet par morsure et qui transforme sa victime en monstrecannibale. Ce qui reste de l’hĂ©ritage haĂŻtien est l’idĂ©e d’un ĂȘtre totalement privĂ©de toute rationalitĂ©, de toute capacitĂ© de jugement et de conscience.

7 En rĂ©alitĂ© d’autres Ɠuvres cinĂ©matographiques avaient jetĂ© les bases pour le re-invention du Zombie enOccident. Pour plus des dĂ©tails nous signalons l’article de Borzakian « GĂ©ographie morte-vivante. Lesespaces indĂ©terminĂ©s des Zombies », publiĂ© dans ce numĂ©ro, en particulier le paragraphe 2.1.

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On assiste Ă  la transformation radicale d’une crĂ©ature monstrueuse, qui passed’une condition « individuelle », Ă  une condition « collective ». Romero n’évoquejamais le mort-vivant, mais les morts-vivants. Le caractĂšre monstrueux et horrifiquepasse immĂ©diatement sur un plan social. « Avec Romero, les Zombies entrentdans un Ăąge athĂ©ologique et populaire, ils Ă©chappent Ă  une volontĂ© centrale, unmental-roi qui les gĂ©nĂšre et les contrĂŽle » (Angelier, 2007, p. 22). Et encore :« loin du rituel religieux, de la pratique magique et l’instrumentalisation Ă  desfins affectives ou Ă©conomiques, le Zombie entre en rĂ©volte et accĂšde Ă  une formeterroriste de reconnaissance sociale EN TANT que Zombie » (idem, p. 23).

Le mort-vivant est donc un monstre social, qui reprĂ©sente Ă  plusieurs Ă©gardsles diffĂ©rentes conditions de l’homme moderne des cinquante derniĂšres annĂ©es.Une crĂ©ature privĂ©e de toute forme de conscience, d’individualitĂ©, de capacitĂ©rationnelle renvoie immĂ©diatement Ă  l’aliĂ©nation. Son caractĂšre anthropophage,ses pulsions de consommation sans limite, rappellent certaines dynamiques de lasociĂ©tĂ© consumĂ©riste.

« Il faut reconnaĂźtre que Romero a su proposer une rĂ©interprĂ©tation exemplairede la figure du Zombie, de mĂȘme qu’il est parvenu Ă  en sublimer la dimensionsociale » (BĂ©tan, Colson, 2009, p. 22).

Politique et sociĂ©tĂ© sont donc au centre du langage de Romero (repris parBoyle), dont le Zombie est la figure centrale. « Avec le Zombie, mĂ©taphorelimpide d’une AmĂ©rique dĂ©liquescente [...], Romero propulse le film d’horreursur un terrain explicitement politique. Politique, le cinĂ©ma amĂ©ricain, [...] le futtoujours, capable comme aucun autre, de livrer une photographie au prĂ©sent dessoubresauts de son pays, sismographe parfait dont le film d’horreur fut un temps– les annĂ©es soixante-dix – l’étendard » (Thoret, 2007, p. 11).

Romero a eu le gĂ©nie de confĂ©rer au Zombie la capacitĂ© d’adapter sa conno-tation mĂ©taphorique Ă  diffĂ©rents espaces et temporalitĂ©s. Ce qui reste communest la forte polĂ©mique anti-capitaliste, que rappelle par exemple Williams (2007,p. 58), dĂ©finissant le mort-vivant comme « l’incarnation de l’homo economicusde Marx », une figure qui fait de la possession, de la consommation, sa seuleraison de vie. Mais la lecture peut aller plus loin : si d’un cĂŽtĂ© le Zombie estla masse vouĂ©e Ă  la consommation irrationnelle, meute violente, il incarne aussiles minoritĂ©s sociales et raciales perçues comme dangereuses, les immigrĂ©s, lespauvres, des sujets donc potentiellement rĂ©volutionnaires.

Romero, en ce sens, offre un regard pessimiste car les aspirations rĂ©volution-naires se termineront presque toujours par un dĂ©senchantement. Comme le ditPascal CoutĂ©, les morts-vivants « sont une reprĂ©sentation mĂ©taphorique des exclusdu systĂšme. Manger les vivants c’est prendre sa revanche sur une sociĂ©tĂ© injuste,en dĂ©truisant celle-ci » (2007, p. 139). Mais cette revanche ne dĂ©passe malheu-reusement jamais la destruction, et ce n’est pas donc par hasard que le nihilismeet le dĂ©senchantement soient deux aspects rĂ©currents dans l’oeuvre de Romero.En ce sens, le mort-vivant comprend une dimension fortement apocalyptique,(qui d’ailleurs nous permet de situer le genre entre cinĂ©ma d’horreur et cinĂ©ma-catastrophe), dans laquelle les structures sociales, reprĂ©sentĂ©es par ces malades

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au stade terminal, implosent, en offrant rarement des possibilitĂ©s de rĂ©demption,limitĂ©es en outre aux projets de fuite individuelle plus que de reconstructioncollective. Le happy end ne semble pas appartenir Ă  cette cinĂ©matographie, etpeut-ĂȘtre est-ce aussi un aspect qui a contribuĂ© au succĂšs de la saga.

Le Zombie symbolise donc le mal-ĂȘtre d’une sociĂ©tĂ© entiĂšre et dĂ©bouche surla plus absurde et tragique de ses apocalypses. L’anthropophagie, l’irrationalitĂ©,la violence sont autant d’élĂ©ments qui nous poussent Ă  affirmer que le mort-vivant va bien au-delĂ  de la simple crĂ©ation fantastique. Le Zombie existe peut-ĂȘtre rĂ©ellement dans les rĂ©miniscences d’une sociĂ©tĂ© « nĂ©crotique », toujoursagonisante, dans ses indĂ©nombrables contradictions irrĂ©solues et insolubles.

2 Les espaces dans le cinéma des zombies :une lecture géographique du mort-vivant

Nous espĂ©rons avoir bien synthĂ©tisĂ© les fortes connotations socio-politiques dece que nous appelons le Zombie « occidental » (pour le distinguer du ZombiehaĂŻtien), et cela nous mĂšne directement au cƓur de notre discours, l’espace. Cequi est sans doute remarquable dans les produits culturels que nous analysonsest ce que nous pouvons dĂ©finir comme « correspondance spatiale ». Les accentssociaux de la crĂ©ature anthropophage trouvent toujours un trĂšs fort prolongementdans la mise en scĂšne de l’espace, ce qui fait du Zombie une crĂ©ature spatiale parexcellence. Romero ancre profondĂ©ment sa crĂ©ation dans des contextes spatiauxbien prĂ©cis, qui soutiennent selon des modalitĂ©s mais surtout des temporalitĂ©sdiffĂ©rente, la portĂ©e sociopolitique de ce mythe moderne.

2.1 La ville : l’espace des Zombies

Le premier Ă©lĂ©ment que nous allons analyser concerne donc le rĂŽle que la villeassume au sein du corpus que l’on a choisi.

Night of the living dead, sorti en 1968, jette les bases de ce qui deviendrale monstre sociopolitique par excellence. L’espace de l’action se situe dans unpaysage extra-urbain8. Le contexte renvoie directement Ă  un univers agricole,mais plusieurs Ă©lĂ©ments informent le spectateur que la menace des morts quireviennent concerne le pays entier, y compris les grandes agglomĂ©rations urbaines.

Pour une consĂ©cration urbaine dĂ©finitive il faudra attendre dix ans. LedeuxiĂšme chapitre de l’oeuvre de Romero, Dawn of the dead (1978), produit encollaboration avec l’Italien Dario Argento, porte l’action au cƓur de la sociĂ©tĂ©amĂ©ricaine des annĂ©es soixante-dix. Cette fois les rescapĂ©s trouveront refuge dansun des temples de la sociĂ©tĂ© de la consommation : un centre commercial situĂ©dans le pĂ©riurbain du nord-est amĂ©ricain. La mĂ©taphore est ici claire et limpide, et

8 Pour le synopsis des Ɠuvres de Romero nous signalons ici l’encadrĂ© 1 prĂ©sent dans l’article de Borzakian,publiĂ© dans ce numĂ©ro.

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la lutte entre hommes et Zombies aura comme thĂ©Ăątre le lieu le plus reprĂ©sentatifdu capitalisme de l’époque.

Les sĂ©quences du dĂ©but se situent dans deux espaces qui renvoient audowntown urbain : un plateau de tĂ©lĂ©vision en plein chaos, et un immeublehabitĂ© par des immigrĂ©s hispano-amĂ©ricains qui refusent de remettre les cadavrescontaminĂ©s aux autoritĂ©s. Romero commence ici Ă  construire une composantespatiale fondamentale, opposant l’insĂ©curitĂ© urbaine Ă  un refuge possible (maispas certain) situĂ© en dehors du cƓur des grandes agglomĂ©rations.

Les quatre protagonistes quittent la ville en hĂ©licoptĂšre ; il apparaĂźt Ă©videntque le downtown est l’espace le plus menacĂ© par l’épidĂ©mie qui tire profit de lacohabitation, de la densitĂ© dĂ©mographique. Leur refuge, le mall, semble ĂȘtreun lieu sĂ»r, mais les morts-vivants, poussĂ©s par une sorte de rĂ©miniscence deleurs vies antĂ©rieures, sont devenus les nouveaux habitants, non seulement dudowntown, mais aussi de cet espace pĂ©riurbain... Le siĂšge sera inĂ©vitable.

Le choix du centre commercial, on l’a vu, renvoie immĂ©diatement Ă  unecontestation anti-consumĂ©riste, mais l’intĂ©rĂȘt rĂ©side aussi au sein de la questionliĂ© Ă  l’espace. Le choix d’un contexte pĂ©riurbain, plus que non urbain commedans le premier chapitre, est sans doute rĂ©vĂ©lateur de la sensibilitĂ© spatiale deRomero, une sensibilitĂ© qui pousse le rĂ©alisateur amĂ©ricain Ă  dĂ©crire avec luciditĂ©un paysage urbain multiforme et profondĂ©ment nuancĂ©, dont les Zombies,dĂ©sormais, s’apprĂȘtent Ă  devenir les nouveaux habitants.

Au final, la prison consumĂ©riste sera envahie par les morts-vivants et lesprotagonistes s’enfuiront en hĂ©licoptĂšre vers un refuge inconnu. Le troisiĂšmechapitre, Day of the dead (1985), a comme contexte l’AmĂ©rique du reaganismeet les derniers temps de la guerre froide. Les villes sont dĂ©sormais le royaumedes Zombies. Les survivants habitent un bunker souterrain qui devient bientĂŽt lethĂ©Ăątre d’un conflit entre les militaires rĂ©actionnaires et les civils. Pour la premiĂšrefois se met en place une opposition nette entre des espaces urbains, envahis parles morts-vivants, et des espaces non strictement urbains. Les hommes ont perdutout contrĂŽle et abritent le sous-sol. Le rĂŽle de dominateur spatial de la planĂšten’est plus qu’un souvenir pour l’humanitĂ©. La seule possibilitĂ© de survie se situeau-delĂ  de la ville. L’histoire se rĂ©pĂšte et les morts-vivants franchiront une foisencore la barriĂšre en obligeant ceux qui ne deviendront pas un repas Ă  fuir versune destination inconnue (peut-ĂȘtre une Ăźle), toujours en hĂ©licoptĂšre.

L’Anglais Danny Boyle, avec 28 days later, sorti en 2002, renforce lescaractĂ©ristiques profondĂ©ment urbaines de « l’infectĂ© », et pousse Ă  l’extrĂȘme lalogique de l’urbaphobie. La ville de Londres apparaĂźt comme un espace dĂ©sert,totalement privĂ© de toute prĂ©sence humaine sous les yeux du protagonisteJim, sorti du coma et donc totalement ignorant de l’épidĂ©mie qui a dĂ©truitl’Angleterre. La sĂ©quence est sans doute l’une des plus choquantes de tout lecinĂ©ma appartenant Ă  ce genre. Avec un anticlimax9 magistralement rĂ©ussi, Danny

9 Pierre Fontanier (1977) dĂ©finit le climax comme une figure de style qui consiste en une suite degradations ascendantes de termes positifs. Dans le cas prĂ©sent, Boyle utilise plutĂŽt l’anticlimax. Le

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Boyle reprĂ©sente en quelques minutes la portĂ©e de la catastrophe, grĂące Ă  undĂ©cor dense de signification, mais surtout en utilisant les figures de style del’ellipse10 et de la synecdocque11. Le cadre insiste sur des objets et des espaces quisuggĂšrent ce que le spectateur, comme le protagoniste, n’a pas vu : la panique, lafuite, la quarantaine, l’effondrement de toutes les structures sociales et politiques.Sous les yeux de Jim, la ville de Londres, sans aucun dĂ©gĂąt physique, porte lesigne d’un changement catastrophique qui a pour rĂ©sultat de priver la capitaleanglaise de son essence vitale, ses citoyens. Les infectĂ©s, rapides, violents et surtoutcontagieux, sont les nouveaux habitants. Encore une fois, un refuge possible sesitue en dehors de la ville. Jim et d’autres rescapĂ©s quittent Londres en directionde Manchester, Ă  la recherche d’un abri. La quĂȘte se rĂ©vĂ©lera infructueuse, maisBoyle persiste Ă  connoter la ville d’une nuance de profond danger, oĂč la menacede l’infectĂ© est potentiellement fatale. Les sĂ©quences qui se dĂ©roulent dans uncontexte non urbain, notamment la partie du voyage vers Manchester (ainsi quela sĂ©quence finale), renforcent cette vision. La campagne anglaise est le seul lieuqui n’apparaĂźt pas directement menacĂ©.

Du point de vue du style, l’opposition est Ă©vidente. Si les sĂ©quences« urbaines » sont caractĂ©risĂ©es par une angoisse constante, les scĂšnes du voyageLondres-Manchester, offrent une sorte de « pause ». L’ambiance est beaucoupplus dĂ©tendue. Le rythme angoissant, cependant, reviendra bientĂŽt et Ă  la fin duvoyage, Jim et ses camarades se trouveront face Ă  un gigantesque incendie qui esten train de dĂ©truire Manchester. Le feu pousse les infectĂ©s en dehors de la ville.Les rescapĂ©s londoniens s’abriteront dans une rĂ©sidence de campagne, occupĂ©epar un groupe de militaires, mais bientĂŽt le « remĂšde » sera pire de la maladie.Les conflits entre humains permettront aux infectĂ©s de franchir la barriĂšre.

Enfin, Land of the dead (2005), vĂ©ritable Ɠuvre de la maturitĂ© de Romero,est sans doute la plus politiquement, socialement, et spatialement connotĂ©e. Lechoix du titre est Ă  notre avis Ă  lui seul emblĂ©matique. AprĂšs Night, Dawn etDay, pour la premiĂšre fois l’accent est mis sur une perspective plus spatiale quetemporelle. La surface de la terre est devenue dĂ©finitivement « land of the dead ».Les hommes occupent le downtown de Pittsburgh dont le pĂ©rimĂštre est sĂ©curisĂ©et surveillĂ©. Tout le reste est un espace incontrĂŽlĂ©, dangereux. Il semblerait queRomero veuille renverser l’urbaphobie en relĂ©guant les Zombies en dehors de la

personnage de Jim commence sa dĂ©couverte de Londres vidĂ©e et abandonnĂ©e par la chambre del’hĂŽpital, puis gagne le couloir, le hall, le parking, la rue, les places, les ponts sur la riviĂšre pour arriverenfin Ă  Piccadilly.

10 L’ellipse est une figure de style qui consiste Ă  omettre un ou plusieurs Ă©lĂ©ments en principe nĂ©cessairesĂ  la comprĂ©hension du texte, pour produire un effet de raccourci (Fontanier, 1977). Elle oblige lerĂ©cepteur Ă  rĂ©tablir mentalement ce que l’auteur passe sous silence. L’ellipse de Boyle n’est autre queles 28 jours qui passent entre le dĂ©clenchement de l’épidĂ©mie dans le laboratoire de recherche et lerĂ©veil de Jim. Le spectateur n’assiste pas aux Ă©vĂ©nements qui dĂ©vastent toute l’Angleterre.

11 La synecdocque dans ce cas est utilisĂ©e par Boyle pour combler le vide narratif des « 28 jours » quel’on ne voit pas. Plusieurs Ă©lĂ©ments (rĂ©cits des personnages et dĂ©cor notamment) assument la fonctionau sein du film d’évoquer les Ă©vĂ©nements non directement racontĂ©s : la diffusion de l’épidĂ©mie, lapanique, l’intervention de l’armĂ©e, l’évacuation, la fin de la sociĂ©tĂ© anglaise.

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ville, tandis que les hommes sont Ă  nouveau maĂźtres de l’urbs. Mais un regardplus attentif nous indique que Romero propose en revanche un espace bien loinde la ville contemporaine, caractĂ©risĂ©e par son extension au-delĂ  des muraillestraditionnelles et qui colonise de maniĂšre presque incontrĂŽlable le territoire. Sile rĂ©alisateur permet aux hommes de se rĂ©approprier la citĂ©, c’est au prix d’unerĂ©gression de celle-ci. La ville de Land of the dead rĂ©gresse Ă  un Ă©tat prĂ©moderne,elle recule Ă  nouveaux derriĂšre les murailles que la modernitĂ©, on le sait bien,avait franchies. Les Zombies, eux, bĂ©nĂ©ficient d’une localisation qui renvoie Ă  ununivers pĂ©riurbain. Ils sont en dehors du downtown, mais leur place est une foisde plus urbaine, aux alentours de la citadelle.

Le paysage de Land of the dead rappelle plutĂŽt les formes spatiales mĂ©diĂ©vales(plutĂŽt haut-mĂ©diĂ©vales), quand l’enceinte fortifiĂ©e sĂ©parait la citĂ© du reste duterritoire, mettant en Ɠuvre une opposition non seulement physique. Espace deloi versus espace sans loi, espace sĂ©curisĂ© et contrĂŽlĂ© versus espace d’insĂ©curitĂ©.Pendant les premiers siĂšcles de la pĂ©riode mĂ©diĂ©vale, les villes europĂ©ennes,constamment menacĂ©es par les invasions perdent leur population au profit duchĂąteau, lieu protĂ©gĂ©, qui en revanche exige la perte de la libertĂ© individuelle. Leprix Ă  payer pour une vie plus sĂ»re est souvent la fin du rĂ©gime de citoyennetĂ©12.En effet, le Fiddler’s green, la tour qui domine le downtown fortifiĂ©, Ă©voque plutĂŽtl’image d’un chĂąteau mĂ©diĂ©val, cernĂ© par un monde d’insĂ©curitĂ© dont les barbaresseraient les maĂźtres incontestĂ©s.

Romero ne rend donc pas aux hommes leur environnement de prĂ©dilection,mais au contraire les place dans un espace bien diffĂ©rent de la ville moderne, unespace qui renvoie au chĂąteau mĂ©diĂ©val, Ă  la citadelle fortifiĂ©e13. En revanche,l’espace alentour, oĂč rĂšgnent les morts-vivants, apparaĂźt bien plus proche desformes de l’urbanisation contemporaine.

En rĂ©alitĂ©, cet espace qui rappelle le Moyen Âge, est beaucoup plus actuelde ce que l’on peut penser. La citadelle de Land of the dead est une clairemĂ©taphore des gated communities, les rĂ©sidences sĂ©curisĂ©es, qui de plus en pluscommencent Ă  apparaĂźtre dans le paysage urbain amĂ©ricain, mais aussi europĂ©en.Thierry Paquot (2009) dĂ©finit la gated community comme « ghetto de riches »,car leur fonctionnement repose sur une sĂ©paration tant spatiale que sociale. Ils’agit d’une nouvelle forme urbaine qui prĂ©suppose la privatisation de l’espace, aunom de la sĂ©curitĂ© et de l’homogĂ©nĂ©itĂ© sociale. Ces espaces sont des « lotissementsprivĂ©s, enclos et sĂ©curisĂ©s, dont on suppose qu’il s’agit d’un phĂ©nomĂšne nouveau,signe d’une crise de l’urbanitĂ© et de la disparition des espaces publics » (Le Goix,2008, p. 29). Romero en ce sens dĂ©montre une fois encore une forte sensibilitĂ©

12 Pour une description des formes urbaines au cours du Moyen-Âge, et pour une histoire de la formationdes citadelles voir Pirenne (1999) et Bloch (1994).

13 Nous tenons Ă  Ă©voquer la possibilitĂ© d’une autre lecture du rapport Ă  l’espace. Ainsi, Borzakian proposeplutĂŽt une lecture centrĂ©e sur la dialectique civilisation – wilderness (Borzakian, ce numĂ©ro, par. 4.1.).

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spatiale, en plaçant les hommes dans un espace fermé et sécurisé, et les Zombiesdans le périurbain alentour14.

Au final les Zombies pĂ©nĂ©treront dans l’enceinte fortifiĂ©e. Les contrastesinternes entre les hommes sont toujours la cause de ce mouvement, qui dans cefilm touche le point le plus Ă©levĂ© comme on le verra dans la prochaine partie.

Ce qui relĂšve directement de la ville concerne dĂ©sormais les Zombies. Leshumains, sous diffĂ©rentes formes, sont toujours confinĂ©s dans des espaces dif-fĂ©rents. La ville semble avoir perdu pour toujours son rĂŽle principal au seinde la civilisation humaine. C’est dans ce sens que l’on retrouve chez Romeroun sentiment renvoyant parfois Ă  l’urbaphobie, Ă  diffĂ©rence de certains clichĂ©sdu genre d’horreur qui opposent une AmĂ©rique rurale violente, rĂ©trograde, etconservatrice15 Ă  la ville, symbole de la modernitĂ©, du progrĂšs, de la civilisation.

On pourrait envisager au sein de cette idĂ©ologie un hĂ©ritage de la guerre deSĂ©cession, le conflit fratricide qui a opposĂ© un Nord, vouĂ© au commerce et Ă l’industrialisation dont le symbole spatial Ă©tait la ville, et un Sud encore liĂ© Ă l’économie rurale des cotton fields, Ă  l’esclavage et Ă  la sĂ©grĂ©gation raciale, dominĂ©par le paysage des farms. Des traces du conflit Nord-Sud pourraient donc persister,(Ă  travers un changement qui transforme l’opposition Nord-Sud en urbain-rural),mais en rĂ©alitĂ©, un regard attentif nous suggĂšre que l’urbaphobie est un sentimentqui, Ă  diffĂ©rents niveaux, a sans doute eu une influence non nĂ©gligeable dansles processus d’urbanisation nord-amĂ©ricains16. Cynthia Ghorra-Gobin (2010)retrace ce sentiment au sein de l’histoire amĂ©ricaine rĂ©cente. À partir des annĂ©es1870 la grande bourgeoisie amĂ©ricaine commence Ă  prĂ©fĂ©rer une rĂ©sidence enbanlieue, plus prĂšs de la nature, mais toujours prĂšs de la ville, qui pouvait ĂȘtreatteinte grĂące au dĂ©veloppement des moyens de transport. C’est le dĂ©but de labanlieue rĂ©sidentielle qui constituera un paysage rĂ©current en AmĂ©rique du nord.

Le rapport que la culture amĂ©ricaine entretient avec l’urbain est donc complexeet surtout ambivalent. Les États-Unis sont un pays fortement urbanisĂ©, quiidentifie la ville au progrĂšs, Ă  la modernitĂ©, mais qui en mĂȘme temps exalte la

14 Selon Le Goix et Loudier-Malgouyres (2009), l’expansion des « ghettos des riches » est parallĂšle Ă celle de la pĂ©riurbanisation dans les annĂ©es 1940-1950. DerriĂšre ce phĂ©nomĂšne il y a une volontĂ©d’appropriation de l’espace public, d’ autogestion, et d’homogĂ©nĂ©itĂ© socio-culturelle. Un des thĂ©oriciensde la privatisation de l’espace est Oscar Newman, qui parle d’espace dĂ©fendable (1972), c’est-Ă -dire« un moyen de contrĂŽle et d’investissement des espaces rĂ©sidentiels par leurs occupants, qui permet dereduire la dĂ©linquance et les dĂ©gradations ainsi que de stimuler l’investissement privĂ© dans la reconquĂȘtedu site” (Le Goix, Loudier-Malgouyres, 2009, p. 42).

15 Il nous suffit de penser Ă  des films qui ont marquĂ© l’histoire du genre comme Texas Chainsaw Massacrede Tobe Hooper (1974) ou The Hills Have Eyes de Wes Craven (1977) ou encore The Evil Dead deSam Raimi (1981), qui proposent le clichĂ© de jeunes habitants naĂŻfs de la grande ville qui en voyageantdans la campagne amĂ©ricaine subissent diverses formes de violence. Mais au-delĂ  du genre d’horreur,d’autres films, inspirĂ©s par des faits rĂ©els, renforcent cette vision. Pour en citer deux, Mississipi Burningde Alan Parker (1988) et Boys don’t Cry de Kimberly Peirce (1999), qui dĂ©crivent l’AmĂ©rique ruralecomme violente, intolĂ©rante et profondĂ©ment conservatrice.

16 Nombreux sont les travaux Ă  propos de la structure spatiale de la ville amĂ©ricaine. Ils se rĂ©fĂšrentnotamment aux Ă©tudes de l’Ecole de Chicago, et en particulier aux travaux d’Ernest Burgess, RobertMcKenzie et Robert Park parus en 1925 (Ă©d. 1984).

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nature et condamne les excĂšs des grandes agglomĂ©rations. Cette ambivalenceest peut-ĂȘtre pour partie Ă  l’origine d’un paysage urbain singulier, qui privilĂ©gieles vastes banlieues rĂ©sidentielles, les maisons unifamiliales, au dĂ©triment desconcentrations urbaines denses, rĂ©servĂ©es souvent aux classes plus dĂ©favorisĂ©es17.

Le cinĂ©ma de Romero est dans ce sens rĂ©vĂ©lateur de cette ambivalence, de cepaysage urbain multiforme. Le contraste est Ă©vident avec Danny Boyle, qui estplutĂŽt le tĂ©moin de la ville europĂ©enne, plus concentrĂ©e, plus dense. D’ailleurs28 jours plus tard ne semble pas montrer d’ambiguĂŻtĂ©, la distinction entre ville etcampagne est nette et claire.

En conclusion, les villes de Romero et de Boyle sont des espaces morts,en putrĂ©faction, sans vie, dont l’essence vitale, ses habitants, ont disparu ousont devenus quelque chose d’autre. Les Zombies, les nouveaux citoyens,anthropophages, violents, irrationnels, morts, sont peut-ĂȘtre l’incarnation laplus pessimiste de la nouvelle condition urbaine, des nouvelles inquiĂ©tudes d’unesociĂ©tĂ© qui a fait de la ville son territoire.

Romero ainsi que Boyle soulignent cet aspect, selon des temporalitĂ©s et desmodalitĂ©s diffĂ©rentes. Ce n’est pas un hasard si un critique cinĂ©matographiqueitalien, Bittanti, (2003), parle du film de Boyle comme d’une narration sur lanĂ©crose urbaine, et dĂ©finit l’infectĂ© comme le monstre le plus angoissant que lasociĂ©tĂ© moderne ait jamais pu crĂ©er : le citoyen, crĂ©ature frĂ©nĂ©tique, irrationnelle,et inexpliquablement violente. Avec certaines diffĂ©rences, nous nous rendons biencompte qu’il est possible d’élargir cette dĂ©finition Ă  la production de Romerodont le film de Boyle est une suite naturelle.

2.2 Les espaces des humains. Un enfermement conflictuel...

L’espace des Zombies, on l’a vu, est toujours liĂ© Ă  la ville. En revanche les hommespour leur survie se voient obligĂ©s de chercher un refuge, un lieu sĂ»r. Au seindu corpus que l’on a choisi d’analyser, les survivants sont toujours enfermĂ©s. Lafermeture, le siĂšge, l’encerclement, sont des Ă©lĂ©ments qui nourrissent l’oppositionentre homme et Zombie et qui renforcent l’idĂ©e de la perte de la maĂźtrise spatiale,de la part du premier en faveur du second. Les espaces ouverts des morts-vivantss’opposent donc aux espaces clos des humains.

Mais cet aspect ne se limite pas Ă  dĂ©finir un dedans (les hommes), et undehors (les Zombies). Si les morts-vivants sont une meute homogĂšne, leurterritoire l’est tout autant. En revanche, les espaces humains expriment desrĂ©alitĂ©s profondĂ©ment conflictuelles. La dĂ©sunion et l’hĂ©tĂ©rogĂ©nĂ©itĂ© seront lesalliĂ©s les plus prĂ©cieux des Zombies.

Dans le premier chapitre de la saga de Romero, Night of the living dead, lerefuge est une petite maison de campagne. Le groupe de survivants présente deforts contrastes entre les protagonistes : Ben veut ainsi renforcer la maison, Harryveut au contraire se réfugier dans le sous-sol avec sa famille. La maison assiégée

17 Concernant le processus de périurbanisation aux Etats-Unis, nous signalons ici le travail de RobertBruegmann, Sprawl. A compact history (2005).

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prĂ©sente donc une division interne qui est, si l’on veut, la reprĂ©sentation d’unconflit pour le leadership.

Dans le deuxiĂšme film, Dawn of the dead, l’espace Ă  dĂ©fendre sera un peuplus vaste, le centre commercial. L’intĂ©rieur du Mall comprend deux espaces fortdiffĂ©rents : les couloirs et les magasins d’un cĂŽtĂ©, oĂč les protagonistes donnentlibre cours Ă  leurs perversions consumĂ©ristes, et le petit bureau qui est leur vrairefuge. Encore une fois, la forteresse tombera non pas Ă  cause de l’attaque desZombies, mais en raison d’un groupe de pillards Ă  moto qui aprĂšs avoir toutsaccagĂ© laisseront le champ libre aux morts. Le troisiĂšme film, Day of the dead,nous montre les hommes rĂ©fugiĂ©s dans un bunker souterrain. À l’intĂ©rieur, lacoexistence entre les civils et les militaires rĂ©actionnaires et violents semble ĂȘtretrĂšs difficile.

Au final, les conflits seront insolubles, et encore une fois les Zombiespénétreront le bunker.

28 Days later propose Ă  la fois comme dĂ©cor un appartement et une grandemaison de campagne. Revient ici l’opposition entre les civils et les militaires qui,loin d’offrir un refuge aux infectĂ©s, ont l’intention de tuer Jim et de violer deuxfilles, Selena et Ana. Encore une fois, le manque d’accord, d’homogĂ©nĂ©itĂ© permetle franchissement de l’espace par des infectĂ©s. Jim se servira des ces derniers pourlibĂ©rer les filles et fuir.

Enfin, Land of the dead constitue dĂ©jĂ  dans son titre, la fin dĂ©finitive de l’espacehumain ouvert. La quatriĂšme Ɠuvre de Romero, pousse Ă  l’extrĂȘme certainesthĂ©matiques exprimĂ©es dans les premiers films. Les hommes sont enfermĂ©s dansle downtown fortifiĂ© de Pittsburgh, qui rappelle davantage un chĂąteau mĂ©diĂ©valqu’une ville. Mais si les Zombies occupent tous les alentours, l’intĂ©rieur de lacitadelle est bien loin d’ĂȘtre homogĂšne. Sa structure comporte deux espacessĂ©parĂ©s qui reprĂ©sentent des conditions sociales diffĂ©rentes. Si les Zombies sontles « exclus », dans ce cas, ils partagent leur condition de marginaux avec ungrand groupe d’humains.

D’un cĂŽtĂ© on trouve les habitants aisĂ©s du Fiddler’s Green, la grande tour,qui disposent de tout le confort d’avant l’épidĂ©mie ; de l’autre, les pauvres, quihabitent prĂšs de murailles enfermĂ©s Ă  cause de l’insĂ©curitĂ© du monde extĂ©rieur,mais qui mĂšnent une vie de pĂ©nurie et de privation. À ce propos Pascal CoutĂ©parle de « dĂ©gĂ©nĂ©rescence de la masse enfermĂ©e dans les limites imposĂ©es parles dĂ©tenteurs du pouvoir, par lesquelles ces derniers maintiennent la majoritĂ©des hommes dans un Ă©tat de soumission. La symĂ©trie entre les deux masses n’estqu’apparente puisqu’à l’ouverture de l’un rĂ©pond la clĂŽture de l’autre. Non sansironie, Romero place ici la libertĂ© de mouvement et d’expansion du cĂŽtĂ© desmorts, tandis que l’enfermement et la domination sont devenus le lot des vivants »(2007, p. 147). Martin sur le mĂȘme sujet affirme que « Land of the dead fait partiedes grands films traitant l’architecture sociale de la metropole moderne. Observezpar exemple comment le centre de Pittsburgh nous est prĂ©sentĂ© comme uneforteresse : il empĂȘche les Zombies d’entrer, mais de plus maintient son Ă©normepopulation Ă  un statut infĂ©rieur – en la distrayant grĂące aux « jeux et vices » [...].

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Enfin, et par-dessus tout, elle sert de prison, aussi bien pour les riches que pourles pauvres. Et c’est le cheminement mĂȘme des Zombies qui finissent par percerune brĂšche dans l’enceinte de cet univers effroyable qui Ă©branle l’équilibre despouvoirs » (2007, p. 126). Encore une fois, Romero nous racontera l’invasion.

Tout le film semble ĂȘtre caractĂ©risĂ© par une logique centripĂšte. La meutedes Zombies semble pour la premiĂšre fois prendre conscience de sa proprecondition de marginalitĂ©. Le personnage de Big Daddy, un grand Zombie noir(le choix d’une minoritĂ© raciale ne semble pas un hasard), guide ses semblablesĂ  la conquĂȘte du Fiddler’s green. Les habitants aisĂ©s de la tour sont les victimespremiĂšres de l’invasion et deviendront le repas final. Les autres, les habitants desalentours, les exclus, survivront en grande partie, avec l’intention de fonder unnouvel abri, une nouvelle sociĂ©tĂ© plus juste. On voit bien l’ironie que Romero necesse jamais d’employer. L’émancipation d’une condition marginale, subalterne,se fera (le film en revanche se limite Ă  nous suggĂ©rer cette idĂ©e), uniquementgrĂące Ă  une intervention externe, celle des « exclus » par excellence : les Zombies.Les morts-vivants, guidĂ©s par leur leader, une fois qu’ils auront « libĂ©rĂ© » lacitadelle partiront pour ailleurs et cela constitue une sorte de trĂȘve. Trouveront-ils un endroit oĂč s’installer ? S’agit-il du dĂ©but d’une sorte de cohabitation entrehommes et Zombies ?

Toute la cinĂ©matographie vise donc Ă  fabriquer, Ă  travers l’utilisation detechniques diffĂ©rentes, des espaces clos, serrĂ©s et stricts, qui s’opposent auxespaces vastes et illimitĂ©s occupĂ©s par les Zombies. Ce n’est pas un hasard siles sĂ©quences finales montrent souvent des fuites vers des espaces ouverts quirenvoient Ă  une quĂȘte de libertĂ©18.

Le siĂšge est donc une des clĂ©s de lecture de cette production, c’est un Ă©lĂ©mentfondamental de ce que l’on peut dĂ©finir comme un espace « zombifiĂ© ». « LesiĂšge suppose un lieu clos (maison, mall, bunker) oĂč sont rĂ©fugiĂ©s un petitnombre d’humains encerclĂ©s par la masse toujours plus nombreuse des morts. Sile lieu est un refuge, il est en mĂȘme temps un espace d’enfermement puisqu’ensortir signifie se faire dĂ©vorer par les Zombies » (CoutĂ©, 2007, p. 151).

Le cinĂ©ma des Zombies ne prĂ©voit jamais de retour pour l’homme Ă  son rĂŽlede dominateur de la planĂšte. Les fuites et quĂȘtes de libertĂ© et de mouvement sontindividuelles et s’inscrivent dans la lecture nihiliste et pessimiste qui caractĂ©riseles Ɠuvres en question. Aucune remise en question des rĂŽles spatiaux fabriquĂ©sau cours du film n’est envisagĂ©e. L’homme est destinĂ© Ă  accepter le rĂŽle d’acteurspatial marginalisĂ©.

« Ce qu’affirme encore et toujours Romero, c’est le devenir minoritaire del’homme, son incarnation dans des individualitĂ©s traçant leur ligne de fuite, sans

18 À ce propos Borzakian (2014, par. 3.1.), parle plutĂŽt de logique spatiale concentrique. Il distingue troisniveaux : le premier constituerait le « cƓur sĂ©curisĂ© oĂč se jouent les conflits de pouvoir » entre leshumains ; un deuxiĂšme espace intermĂ©diaire, et enfin l’espace des morts-vivants, le plus dangereux.De notre point de vue, cette interprĂ©tation spatiale ne peut s’appliquer en entier qu’au seul Land of thedead et en partie Ă  Dawn of the dead.

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territoire et sans limites, dans un horizon inconnu qui signe le refus de la clĂŽtureet la victoire de l’ouvert » (CoutĂ©, 2007, p. 154).

L’enfermement est donc encore une fois une mĂ©taphore sociopolitique, quiĂ©voque avant tout la sĂ©grĂ©gation. Le Goix (2005) dĂ©finit la sĂ©grĂ©gation urbainecomme « les oppositions gĂ©ographiques dans la rĂ©partition des groupes sociauxet ethniques » (p. 19). Le mot dĂ©signerait actuellement Ă  la fois le processus derelĂ©gation d’une population dĂ©favorisĂ©e et au contraire la mise Ă  l’écart volontairedes gated communities.

Mais l’enfermement des hommes comporte aussi une division interne. Si lesZombies, dans tout le corpus, sont une masse homogĂšne19, au contraire leshommes sont toujours divisĂ©s, et sont traversĂ©s par des conflits qui marquentleur faiblesse. Leurs espaces le dĂ©montrent bien. L’homogĂ©nĂ©itĂ© des Zombiess’oppose Ă  une humanitĂ© qui au contraire, non seulement vit constammentassiĂ©gĂ©e et enfermĂ©e, mais surtout apparaĂźt divisĂ©e, mĂȘme au sein des espaces clos.D’ailleurs, selon CoutĂ© (2007), ce qui distingue l’homme du Zombie est sansdoute son individualitĂ©, le fait d’ĂȘtre une entitĂ© unique et irrĂ©pĂ©table, en constantrapport dialectique avec ses semblables. Cet aspect renvoie Ă  une constante luttehiĂ©rarchique, repĂ©rable dans tout le corpus.

À la sĂ©grĂ©gation on peut donc ajouter la fragmentation. La mĂ©taphore prendtout son sens encore une fois grĂące Ă  Le Goix (2005) qui explique ce qui nousfait parler aujourd’hui d’espaces urbains fragmentĂ©s. Il s’agit notamment duzonage, des ghettos, mais aussi des quartiers mono-ethniques issus de modĂšlescommunautaristes.

Les conflits, les luttes, les désaccords, les différences socio-politiques sont devrais handicaps dont les Zombies profitent pour réaliser leur projet anthropo-phage.

Au final, les espaces des Zombies sont de puissantes métaphores de plusieursproblématiques urbaines de la fin du siÚcle dernier : les gated communities,les ghettos urbains, la marginalisation, les politiques sécuritaires et surtout laségrégation et la fragmentation20, processus qui contribuent à décomposer laville.

Conclusions

Finalement que peut nous dire le cinĂ©ma des Zombies Ă  propos de l’espace ?À travers ce texte nous espĂ©rons avoir mis en avant les raisons qui conduisent

19 Selon Elias Canetti (1966), la masse se caractĂ©rise par quatre Ă©lĂ©ments : tendance Ă  augmenter denombre, Ă©galitĂ© de tous les membres, densitĂ© et enfin mĂȘme direction. Bien Ă©videmment les morts-vivants respectent tous les critĂšres de Canetti. Leur morsure est contagieuse, tous les membres sontĂ©gaux et il n’existe pas de hiĂ©rarchie, ils sont denses, et se dirigent dans une mĂȘme direction.

20 Afin d’approfondir ce thĂšme nous recommandons Terre Urbaine de Thierry Paquot (2005), et en ce quiconcerne les problĂ©matiques urbaines aux États-Unis, nous signalons City of Quartz : excavating thefuture in Los Angeles (1990), Dead cities (2009) et Ecology of fear : Los Angeles and the imagination ofdisaster (1998) de Mike Davis.

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Ă  considĂ©rer le Zombie comme une des crĂ©atures de l’imaginaire occidentalles plus socialement et politiquement connotĂ©es. La mĂ©taphore et la lecture audeuxiĂšme degrĂ© de ces Ɠuvres abordent des champs diffĂ©rents : la politique, laculture, la sociĂ©tĂ© et l’espace. Les implications des Zombies sont nombreuseset hĂ©tĂ©rogĂšnes21. Nous avons vu comment ce cinĂ©ma fabrique des espaces quireflĂštent plusieurs problĂ©matiques contemporaines : l’exclusion, la sĂ©grĂ©gation,les tensions sociales, la perte des limites, la violence, les conflits, etc. Le cinĂ©mades Zombies est un miroir dĂ©formant d’une sociĂ©tĂ© en souffrance, dans laquelle lemot « crise » est bien loin de se limiter aux seules questions Ă©conomiques. L’étatde crise soulignĂ© constamment dans le corpus concerne tous les domaines denotre organisation sociale, de l’idĂ©ologie que nous avons choisie selon une logiquedu « moins pire ». Le Zombie reprĂ©sente avec une luciditĂ© parfois troublanteles perversions du capitalisme, des politiques nĂ©olibĂ©rales et de l’idĂ©ologieassumĂ©e comme dogme. Les morts-vivants interprĂštent la monstruositĂ© desdynamiques sociales du capital, de ses transformations vers la prĂ©caritĂ©, versla flexibilitĂ© et vers toutes les variations d’une logique qui change ses formes,mais jamais ses contenus : l’exploitation. Le monstre n’est plus quelque chosed’« autre », d’« extra », il cesse de se situer en opposition dialectique avecl’homme, et il s’insĂšre en nous-mĂȘmes, au centre de nos espaces de vie, dansles structures et les formes du monde occidental. Le caractĂšre symbolique duZombie est Ă  notre avis la vraie raison de son succĂšs cinĂ©matographique. Le rĂŽlede cette production dĂ©passe largement l’idĂ©e de reprĂ©sentation. Le cinĂ©ma desZombies contribue Ă  la crĂ©ation d’espaces de conflit toujours plus frĂ©quents etsa lecture approfondie rĂ©vĂšle une vraie spatialitĂ© critique. Le Zombie fabriquedes imaginaires spatiaux inquiĂ©tants qui participent de notre vĂ©cu contemporaincomme les gated communities, les favelas, les ghettos, les murailles, l’aliĂ©nation,le consumĂ©risme, etc.

Les possibilitĂ©s de rĂ©flexion sont donc multiples, et ce qui prĂ©cĂšde veut ĂȘtreseulement un avant-propos. Beaucoup de choses peuvent ĂȘtre expliquĂ©es, etbeaucoup de ce que nous avons dit, mĂ©rite des recherches plus approfondies.C’est dans ce sens que notre espoir est que ce texte puisse constituer une invitationpour un travail bien plus dĂ©taillĂ©.

UMR 5600 Environnement Ville SociĂ©téÉcole Normale SupĂ©rieure de Lyon18, Rue Chevreul69362 Lyon [email protected]

21 Ainsi, l’article de Borzakian propose une lecture centrĂ©e sur la remise en cause radicale de la conquĂȘtedu territoire nord-amĂ©ricain, autour de rĂ©fĂ©rences au genre du western. Cette diversitĂ© des interprĂ©tationsillustre le fait que le Zombie est une figure douĂ©e d’une forte polysĂ©mie.

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Mississipi Burning (Mississipi burning), Alan Parker, USA, 1988.

Night of the Living Dead (La Nuit des morts-vivants), G.A. Romero, USA, 1968.

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