jean wahl les philosophies de lexistence

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    C O L L E C T IO N R M N D C O L I N

    Section e Philoaophie)

    es hilosophiese

    l E x i s t e n c e

    par

    ean W HL

    Professeur à la Faculté des Lettresde l Université de Paris

    z Edition

    L I B R I R I E R M N D C O L I N

    103, Boulevard Saint-Michel, P RIS

    959ous droits réservés

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    Tous droits de reproduction, detraduction et d adaptat ion réset·véspour tous pays.Copyright 1954 y Max Leclercet c; proprietors or Librairie

    rmand Colin.

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    A VANT- PR P S

    Les philosophies de l existence ont sans donte une origine très ancienne Socrate, ne séparant pas sa vie et sapensée, Platon, ne séparant pas là pensée de Socrate etsa mort, les prophètes répondant à l appel de Dieu, Joben appelant à Dieu.... Et nous ne rappelons pas tousles philosophes dont la pensée et l existence furent inti

    mement unies un Lequier, un Nietzsche, un James, etaussi un Amiel, un Maine de Biran, même un Hegel ouun Renouvier. Mais c est un fait que c est s u l m ~ n tauX I xe siècle que des philosophies se sont appelées philosophies de l existence>>, s affirmant ainsi, voulant ainsis affirmer différentes de toutes les autres, sinon dans leurorigine, du moins dans leur structure et leur présentation.

    C est sur cette structure, c est sur les catégories de laphilosophie de l existence que notre attention s est icifixée. Nous avons voulu montrer leurs articulations fondamentales, leurs moments essentiels.

    Puisse la réflexion du lecteur se reporter, à partir dela nomenclature parfois un peu sèche, de es catégories,sur sa propre existence. Puisse-t-il ne voir dans es philosophies nr quelque chose de totalement nouveau, ni la

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    LES PHILOSOPHIES DE t E X I S T E N C E

    simple reprise d'idées anciennes, mais essentiellementl' ap pe' fait à sa subjectivité et peut-être le passage versde nou elles pensées où à la subjecti ité ai: guisée répondra un sens profond de la ommunion a()ec les choses,a()ec l'extérieur, a ec la nature

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    LES PHILOSOPHIES DE L EXISTENCE

    PREMIÈRE PARTIE

    CHAPITRE PREMIER

    GÉNÉR LITÉS

    Celui qui parle de la philosophie de l'existence 1 setrouve en présence d un certain nombre de difficultés.Les premières viennent de la diversité extrême desdifférentes pensées philosophiques que l'on désignesous ce nom.

    La philosophie de l'existence a débuté dans la médi·tation essentiellement religieuse de Kierkegaard. Etaujourd hui, si l'on parle de philosophie de l'existence,

    1 Nous préférerons les mots : philosophie e l existence, aumot : existentialisme, pour cette raison que plusieûrs des philosophes les plus importants dont nous voulons parler, Heideggeret Jaspers en p:-.rticulier, ne voudraient pas être quali Oés d"existentialistes.

    Heidegger, dans plusieurs de ses cours, a parlé contre une théo-rie qu'il appelle existentialisme, et Jaspers a écrit que l'existentialisme est la mort de la philosophie de l'existence. C'est que cesphilosophes voient dans "'existentialisme une doctrine et qu' ilsont peur de doctl'ines ainsi stabilisées.

    D'autre part,l

    y a des phflosophes, Sartre, Merleau-Ponty,Simone de Beauvoir, qui acceptent le titre d'existentialistes, etl se trouve que Gahriel Marcel, de temps en temps, accepte aussi

    d'être appelé existentialiste chrétien, et MM Lavelle et Le Sennene refusent pas le terme d'existentialisme.

    Mais, si nous voulons prendre cette doctrine en général, c'estplutôt philosophie de l'existence qu il faudrait dire, et encore celan'est pas complètement satis faisant, car pas plus que Heideggerne voudrait être appelé existentialiste, l ne voudrait être appeléphilosophe de l'existence. La pbllosophie de l'existence pour lui,c'est essentiellement celle de Jaspers. Quant à lut, l pense que le

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    LES PHILOSOPHIE:. DE L EXISTENCE

    on pense bien souvent à Sartre, qui est un philosophenon religieux, et m ~ m parfois anti-religie,ux.

    Une brochure de Sartre s appelle L existentialismeest un humanisme ; mais il y a, d autre part, une lettrede Heidegger, la Lettre à Beauffret, où Heidegger prendposition contre l idée d humanisme. Et, certes, Kierkegaard n était pas un humaniste.

    Voilà donc deux points essentiels où il y a opposition entre les doctrines de certains des philosophes ditsde l existence.

    e même pour l idée de l intériorité et du secret. Sila philosophie de Hegel ne paraît pas satisfaisante àKierkegaard, c est en grande partie parce qu elle netient pas compte de l élément d intériorité absolue,du fait que nous ne pouvons pas nous expliciter complètement. Et nous aurons l occasion de dire que toutela philosophie existentielle naît de la méditation deKierkegaard sur les événements privés de sa vie, surses fiançailles, sur l impossibilité où l a été de se communiquer à sa fiancée. Mais, si nous lisons Sartre,nous voyons au contraire que, pour lui, un homme,c est la vie de cet homme en tant qu elle s exprimepar l ensemble de ses actes, qu il n y a pas de secret.Sur ce point, c est l influence de Hegel, l influence

    problème philosophique essentiel, et même le problème philosophique unique, c est le problème de l être, et s il s est occupé,dans ein und Zeit, de l existence, c est parce qu il pense que c est

    en passant par notre existence que nous pouvons avoir accès àl être. Mais c est l être qui est l objet essentiel du philosophe, etIl veut être non pas un philosophe de l existence, mais un philosophe de l être. Ainsi nous devrions refuser à Heidegger et le nomd existentialiste et même celui de philosophe de l existence.

    four d autres raisons, Kierkegaard, qui est à l origine de toutesces philosophies, refuserait le nom de philosophe de l existence ;il ne refuserait pas le mot d existence, mais il refuserait le mot dephilosophe. l n est pas un philosophe, i l est un homme religieux,et Il n a pas une philosophie qui 1eralt la philosophie de l exis•\ence, qu il voudrait o p v o ~ raliX awtrea philosophiaM,

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    G ~ N ~ R L i d S

    de l'adversaire contre lequel s était dressé Kierke·gaard, qui domine la pensée de Sartre.

    L P tre et le Néant finit par une condamnation de eque Sartre appelle l'esprit de sérieux. Mais, d'autrepart, Kierkegaard nous dit qu'une des catégories existentielles les plus nécessaires, c'est la catégorie desérieux.

    Ainsi j ) y a non seulement des diversités, mais detrès profondes oppositions entre les philosophes ditsde l'existence. Pourrons-nous dire, après avoir cons

    taté toutes es divergences, qu'il y a réellement uncorps de doctrines auquel nous pourrions donner lenom de philosophie de l'existence ? Parlons plutôtd'une atmosphère, d'un climat que nous pourrons ressentir. La preuve qu'il y a quelque chose qui est laphilosophie de l'existence est que nous pouvons légi·timement appliquer e terme à quelques philosophieset non pas à d'autres. C'est donc qu'il y a quelque chosequi caractérise vraiment les philosophies de l'existence ; e quelque chose, nous essayerons de le poursuivre, sans peut-être que nous puissions jamais l'atteindre.

    Une deuxième difficulté se présente à nous, si nousréfléchissons que nous cherchons à trouver l'essencedes philosophies de l'existence, qui sont des philosophies qui nient l'essence. Mais nous aurons l'occasionde voir que les philosophies de l'existence, en parti

    culier cellede

    Heidegger, sion

    la classe parmi elles,comme nous en sommes convenu, ne nient pas l'essence. Nous aurons à voir comment Heidegger penseque c'est l'essence de l'homme qu'il veut défmir, etcomment l dit que l'essence de l'homme, c'est sonexistence. Et le mot d'essence revient pour ainsi direà chaque page du dernier livre de Heidegger. Cetted,ernière difficulté n'est donc lans doute qu'apparent9.

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    GÉNÉRALITÉS

    Dans sa brochure L existentialisme est u humanisme,Sartre dit que l existentialisme est une doctrine quirend la vie humaine possible, et qui, par ailleurs, déclare que toute vérité et toute action impliquent unmilieu et une subjectivité humaine. Sartre lui-mêmepourrait-il croire que cette définition est satisfaisante ?Nous sommes frappés par le par ailleurs>>, qui estsigne que la définition elle-même est faite de membresdisjoînts. Quant au fait que cette philosophie rend lavie humaine possible, nous pouvons observer que

    toutes les philosophies, sauf cellesde

    Schopenhaueret de E. von Hartman diraient qu elles rendent lavie humaine possible. Et que toute- vérité et toute actionimpliquent un milieu et une subjectivité humaine,bien des philosophes idéalistes le diraient autant queSart re. D ailleurs, beaucoup diraient que la philosophie de l existence rend la vie humaine impossible.

    Qu il faille partir de la subjectivité dans les philosophies de l existence, cela est juste, et c est l élémentle plus valable de cette définition, mais il faut savoirla façon dont nous définissons la subjectivité. En unsens, toutes les grandes philosophies, celle de Descartes comme celle de Socrate, sont parties de la subjectivité.

    Dans un petit livre fort bien fait sur les philosophiescontemporaines, le Père Bochenski di t qu il faudrait ,

    plutôt que proposer une définition, énumérer un certain nombre de concepts qui seraient les concepts de laphilosophie de l existence, et surtout énumérer lesexpériences dont elle part comme celles de l angoisseou de la nausée.

    Cette observation est juste. n peut dire, pour reprendre un élément de la définition de Sartre, que cettephilosophie part de la subjectivité saisie dans cer-

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    12 LES PHILOSOPHIES DE L E X I S T E N C E

    taines expériences comme l'angoisse 1 • Ces philosophiesse définissent par un climat, par certaines phases des

    expériences particulières.Le Père Bochenski fait observer aussi - et l'obser

    vation est également juste - que les philosophes del'existence refusent la séparation entre sujet et objet.Il y a en effet quelque chose là qui est important, maisce n'est pas leur but essentiel que de dépasser cettealternative.

    1 Bien que G Marcel semble Ile pas partir à proprement par·er de l'angoisse.

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    CHAPITRE tt

    t S TRADITIONS DES PHILOSOPHIES

    DE L EXISTENCE

    Nous pouvons,tout en nous souvenant des obser

    vations du P. Bochenski, prendre comme pointdedépart une observation d Émile Bréhier : ces philosophies sont une unionde l empirisme métaphysiqueavec le sentiment de l inquiétude humaine. Il y a lànon pas une définition, mais une caractérisation, etc est tout ce quoi nous pouvons atteindre.

    Empirisme, nous dit-on. C est, pour prendre unterme de Heidegger, l élément de facticité sur lequelinsisteront ces philosophes, c est l élémentde fait entant qu irréductible à toute construction, à touteinterprétation métaphysique. C est une sorte d empirisme bien différentde l empirisme ordinaire, puisqu il s allie à une affirmation d une sortede contingence métaphysique, est en un sens métaphysique.

    Pour dégager latradition de cet empirisme,on pourrait remonterà Schelling, qui a voulu constituer, pruopposition à ce qu il appelle des philosophies néga

    tives, qui sont d après lui toutes les philosophies rationnelles, une philosophie positive. Or,on sait queKierkegaard a été entendre les cours de Schelling àBerlin, et qu il a été enthousiasmé un moment parl emploi que Schelling faisait de la notion d existencedans ses cours.

    e Schelling, nous pouvons remonterà Kant. Dansla critique de l argument ontologique, Kant a insisté

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    ft LES PHILOSOPHIES DE t E X I S T E N C E

    sur le fait que l existence ne peut jamais être déduitede l essence.

    Et nous pourrions remonter même bien plus haut,jusqu à la polémique d Aristote contre les idées pla-toniciennes. Quand Aristote dit que la réalité, c estl individu, on peut dire qu il est à l origine d une par-tie de ces traditions qui aboutiront à la philosophiede l existence, surtout si on se rappelle que le mêmequi a dit que l individu est la substance dit d autrepart que l individu ne peut pas être réduit aux genres

    et aux espèces. Notons d ailleurs que Schelling seréfère souvent à Aristote.Mais ce n est là qu une des traditions de la philo-

    sophie de l existence. Nous avons rappelé que, d aprèsce que dit E. Bréhier, elle est un empirisme métaphy-sique qui s allie avec un sentiment de l inquiétudehumaine. C est qu il faut dégager une autre tradit ionqui serait une tradition ordinairement religieuse. Onpourrait la faire remonter à certains irrationalistesdu xne siècle, qui sont restés sans influence ; on pour-rait la faire remonter à saint Bernard. On pourraitaller jusqu à saint Augustin, et même remonter jus-qu à certains sentiments exprimés dans l Ancien Tes-tament. On peut rappeler l importance que Chestovaccordait au Livre de Job ; l l appelait le penseur privéqui médite sur sa propre vie, par opposition au pro-fesseur de philosophie. Du reste, nous pourrions aussi

    voir des éléments de cette même tradition d inquié-tude religieuse chez un Pascal, au xvne siècle, chez unRaman à la fin du xvme siècle.

    Ces deux traditions, l une insistant sur la facti-cité, l autre sur l affectivité, se sont déjà jointes plu-sieurs fo is dans l histoire de la philosophie, chez Pas-cal précisément, à la fin du xvme siècle chez Jacobiet chez Raman, un peu plus tard chez Schelling. Et

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    LES TRADITIONS 5

    déjà nous voyons comment la jonction de la catégoriede facticité et de la catégorie d émotivité ou d affectivité donne naissance à l idée d existence.

    Il faut ajouter quelques autres éléments à ceuxque nous venons de mentionner pour comprendre lesorigines et le développement de l philosophie del existence.

    Nous avons parlé de la pensée de Kierkegaardcomme étant à l origine de la philosophie de l existence, mais l ne faut pas oublier la pensée de Nietzsche.

    Il est certain que sur Heidegger, sur Jas pers et mêmesur Sartre, la pensée de Nietzsche a eu une très grandeaction.

    Quelques philosophes de l existence voudraient aussique l on mentionne l influence de Hegel. A vrai dire,nous verrons surtout Hegel comme l adversaire contrelequel s est dressée la philosophie de l existence, lapensée de l existence, particul ièrement au momentoù elle s est formée. Il n en est pas moins vrai que,dans la hénoménologie de l Esprit, l y a un effortpour suivre le développement concret de l esprit humain qui peut aller dans le sens de la philosophie del existence et être en partie à son origine 1 •

    i Ce que Sartre et Merleau-Ponty veulent dire, quand ilspar lent de l influence de Hegel, c est que, particulièrement dansla hénoménolngie e l Esprit , i l y a un effort pour saisir non pasles doctrines à l état abstrait, mais les doctrines telles qu ellessont vécues, les doctrines telles qu elles sont incarnées dans les

    moments de l Histoire.La dialectique du maitre et de l esclave, la conscience malheureuse, et bien d autres passages de la hénoménologie e l Espri tsont, dans la pensée de Sartre et de Merleau-Ponty, à l originede leur existentialisme. On parlera aussi des tendances de jeunesse de Hegel. Mais l faut se garder d accorder trop d importance, du moins historique, à ce Hegel jeune, inconnu pendant silongtemps, et, d autre part, même les éléments pré-kierkegaardiens qui seront intégrés dans la philosophie hégélienne postérieure lui seront intégrés de telle façon qu ils perdent leur carac-

    . tère de protestation subjective.

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    {6 LES I HILOSOPIIIES Dl E X t S 1 l l N C ~

    Avant les philosophies de l existence s étaient déve·loppées en Allemagne; d une part, les philosophiesde la vie, d autre part, la phénoménologie. Et il seraitintéressant de suivre les ressemblances et les oppositions entre les philosophies de l existence et les philosophies de la vie. Il aura à la fois des parentés etde violentes oppositions entre ces deux formes de pensée que sont les philosophies de la vie et les philosophies de l existence. Les philosophies de la vie, soucieuses surtout de s opposer aux coupures que faisaient

    dans la réalité et dans l être humain les doctrines philosophiques, ont insisté sur les deux idées d unité etde continuité. Les philosophies de la vie étaient tropfaciles ou du moins apparaissaient telles. Mais peutêtre les philosophies de l existence ont-elles parfoisséparé d une façon trop absolue et isolé les uns desautres les éléments entre lesquels les autres philosophies affirmaient une continuité trop aisée.

    Il y aurait eu lieu de parler ici du personnalisme telqu on le voit chez des philosophes influencés par Scheler, en particulier chez P. Landsberg et E. Mounier.Scheler, parti de la phénoménologie de Husserl, insistait sur la personne comme centre d actes ; sous soninfluence, Landsberg et Mounier font une distinctionradicale entre la personne qui est naturellement encommunication avec d autres personnes et l individu ;car ils pensent que l on doit réserver le mot d indi

    vidu pour signifier l isolement et le caractère atomiquepar opposition à la personnalité ouverte.

    C est dans l école de Husserl que s est développée lapensée de Heidegger. Il serait trop long de chercher tousles éléments qui, de Husserl, viennent jusqu à Heidegger. Il faudrai t parler de l idée d intent ionnali té, qui,d après Heidegger, ne peut s expliquer elle-même quepar l idée de transcendance telle qu il la comprend.

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    ti S TRADitiONS 7

    i i y a certes de profondes différences entre les philosophies de l existence et la phénoménologie. Il n en

    est pas moins vrai que l idée, essentielle chez Heidegger, de l être dans le monde, vient de Husserl.Husserl a proposé sans doute de mettre le monde entreparenthèses ; mais d'autre part e t c est ce que Merleau-Ponty souligne dans la préface de sa thèse : LaPhénoménologie e la Perception i l nous a fait prendreconscience que finalement cela est impossible, et quetoutes nos idées se fondent sur ce qu on peut appelerun sol anté-prédicatif qui est notre être dans le monde.

    e plus, par l application de l idée d'intentionnalité,non seulement à la pensée, mais aussi au sentiment,Husserl et Scheler préparaient la voie aux philosophiesde l existence. ·

    II faut, en effet, mentionner que parmi les disciplesde Husserl l y a eu Schrler, et que la pensée de Scheler peut être comprise comme une sorte de transitionentre la phénoménologie et la philosophie de l existence.

    Si nous prenons les titres des deux ouvrages principaux de Heidegger et de Sartre : Sein und Zeit etL Être et le Néant nous voyons que l idée d être a unegrande place chez tous deux, et nous pouvons ajouterque la méditation de Jas pers donne également unegrande place à cette idée. Nous dirons donc qu'à toutce que nous avons dit il faut ajouter un élément ontologique, qui fait partie essentielle, jusqu'à nouvelordre, du développement des philosophies de l existence.

    Mais il n'y a pas seulement des origines purementphilosophiques à la philosophie de l existence, i l y ala réflexion sur de grandes personnalités, sur de grandesexistences, et on pourrait souligner la place que laméditation sur Socrate a dans la pensée de Kierkegaard,la place que la méditation sur la vie même de Kierkegaard et de Nietzsche a dans la pensée de Jas pers.

    J. WA H L Philosophies de l Existence. 2

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    1S LES PHILOSOPHIES DE L 0EXISTENCE

    D autre part, on pourrait se demander si les philo·sophies de l existenc€ ne font pas par tie d un plus vastemouvement caractéristique de notre époque : nous nousattachons, plus encore qu aux œuvres ou autant qu auxœuvres, aux hommes qui ont créé ces œuvres. A lafin du x1x• siècle, la façon d apprécier les œuvres d arta été beaucoup plus étroitement liée qu auparavantà une sorte de sympathie avec les efforts de leurs créa- .teurs. L admiration que nous avons pour l œuvred un Van Gogh ou d un Cézanne ne peut pas être sépa

    rée du sentiment que nous sommes en présence deleur effort, que nous sommes en présence d existantsen même temps que de peintres. La subjectivité prendune importance croissante.

    Comme le dit Helmut Kuhn, on peut considérerle mouvement existentialiste comme faisant partied un mouvement général des esprits qui n est pas limitéau domaine philosophique. La conception de la crisequi est incluse en lui est peut-être, dit-il, plus clairedans les romans et les nouvelles de Kafka ou dans lesdrames de Sartre que dans les traités proprement philosophiques ; la nausée, nous dit-il encore, est mieuxdécrite par T S Eliot et W H. Auden que dans Kierkegaard ou Heidegger. Sans prendre à notre comptecette affmnation de l auteur de Encounter with othing·ness nous pouvons du moins conserver de ce qu ilnous dit l idée que la pensée existentielle déborde le

    domaine proprement philosophique.Il y a un grand nombre de philosophes, outre ceuxque nous avons mentionnés, qu on peut classer commephilosophes de l existence Il y a Buber, Berdiaeff ,

    1 J ai entendu dire à Berdiaeff qu il était lui-même le véritableexistentialiste, et critiquer três sévèrement les autres. sauf GabrielMarcel. Il faudrait un chapitre spécial pour Berdiaell , comme deschapitres spéciaux pour Chestov et pour chacun des autres.

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    LES T R D I T I O N S 19

    Chestov, Unamuno. Mais, si importants que soientceux que nous venons e citer, nous nous borneronsà Kierkegaard, Heidegger, Jas pers, Sartre et GabrielMarcel.

    Pour chacun e ces philosophes, il faudrait noterdes influences particulières, dont parfois nous n avonspas tenu compte en parlant des influences générales.Par exemple, sur Jas pers, sur Heidegger, l y a unetrès grande influence e la pensée kantienne. Sur Jas-pers, l y a une influence e penseurs panthéistes oumystiques, panthéistes comme Bruno, mystiques

    comme Plotin, une très grande influence aussi e Spi-noza et e Schelling.

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    CHAPITRE III

    A QUOI S OPPOSENT LES PHILOSOPHIESDE L EXISTENCE

    Voyons maintenant à quoi s opposent les philosophies de l existence.

    On pP.ut dire que ces philosophies s opposent auxconceptions classiques de la philosophie, telles qu onles voit soit dans Platon, soit dan s Spinoza, soit dansHegel, s opposent en fait à toute la tradition de laphilosophie classique depuis Platon.

    La philosophie platonicienne, telle qu on la conçoitordinairement, est la recherche de l idée, en tant quel idée est immuable. Spinoza veut accéder à une vieéternelle qui est béatitude. Le philosophe en généralveut trou ver une vérité universelle valable pour tousles temps, l veut s élever au-dessus du devenir, et lopère ou pense opérer avec sa seule raison. C est toutel histoire de la philosophie qu il faudrait retracer pourexpliquer contre quoi les philosophies de l existencese dressent.

    La philosophie était conçue comme l étude des essences.- La façon dont les philosophes de l existence

    se représentent la formation de la théorie des idées chezPlaton est la suivante : un sculpteur pour sculpterune statue. un ouvrier pour former une table consultent des idées qui sont devant leur esprit; toute chosefaite par l homme. est faite parce qu il contemple unecertaine essence. Or, c est à partir de l action de l ouvrier ou de l artiste qu on concevra toute action. Lapropriété essentielle de ces essences ou de ces idées,

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    A QUOI ELLES S OPPOSENT 21

    c est essentiel lement d être stables. D après Heideg·ger, cet te pensée s est trouvée fortifiée par l idée decréation telle qu on l a conçue au moyen âge. Tout aété imaginé comme par un grand artis te, à partird idées.

    Les philosophes de l existence seront amenés à s opposer à l idée d essence prise en ce sens. Heideggerdirait : les objets, les instruments ont peut-être desessences, les tables et les statues dont nous parlionstout à l heure ont de telles essences, mais le créateur de

    la table ou de la statue, c est-à-dire l homme, n a pasune telle essence. Je peux me demander ce qu estla statue. C est qu elle a une essence. Mais, pourl homme, je ne peux pas me demander e que c est,je peux seulement me demander : qui est-ce ? Et ence sens il n a pas d essence, il a une existence. Ou biendisons - c est la formule de Heidegger : son essenceest dans son existence.

    Ici il y aurait à mentionner une différence entre lapensée de Sartre et la pensée de Heidegger. Sartre aécrit : l essence vient après l existence. Heideggercondamne cette formule, parce que, dit-il, Sartre prenddans cette formule le mot existence et le mot essencedans leur sens classique, il renverse leur ordre, mais cerenversement ne fait pas qu il ne reste à l intérieur dela sphère de pensée classique. J n a pas tenu comptede ce qui, pour Heidegger, constitue un des éléments

    fondamentaux de sa propre théorie. Cet élément fondamental, c est que l existence pour lui doit être prisecomme synonyme d être dans le monde : ex-sistere être hors de soi>> Si 1 on voit que l existence,c est cela, et non pas la simple réalité empirique, onarrive à une formule qui n est pas celle de Sartre :l essence vient après l existence, mais qui est celle-ci,que prend à son compte Heidegger : · l essence da

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    LES PHILOSOPIJIES DE L EXISTENCF.

    l homme est l existence, l essence de l homme est d êtrehors de soi 1

    La lutte contre l essence, contre l idée, contre Pla-ton se continue par une lutte contre Descartes. Kierkegaard dit que la formule de Descartes : Je pense,donc je suis >> ne répond pas à la réal ité de l hommeexistant, car moins je pense, plus je suis, et inversement.

    Sans doute faut-il rappeler qu il a recours lui-mêmeà ce qu il appelle une pensée existentielle , c est-à-dire

    une pensée qui est à la fois en lutte avec l existenceet en accord avec elle. En tout cas, elle est très différente de la pensée telle que la conçoit Descartes, c està-dire aussi universelle que possible, et aussi objectiveque possible.

    Nous avons parlé de l opposition à Platon, de l opposition à Descartes ; chez l un et chez l autre, la philosophie est la recherche de ce qui est stable et univerEel.

    Il semble qu il ait eu un moment dans l histoirede la philosophie où la philosophie ait abandonné larecherche d un des éléments qui faisaient jusqu icison essence, c est le moment de Hegel, où à l idée destabilité est substituée l idée de mouvement universel. Mais Hegel garde les idées d objectivité, de nécessité, d universalité, de totalité des philosophes classiques, il ne faut que changer l idée, fondamentaleelle aussi, de stabilité. Et l se trouve que par son génie

    Hegel arrive à maintenir à la fois l idée de mouvementet les idées d objectivité, de nécessité, d universalitéet à fort ifier 1 idée de totalité. La méditation sur lemouvement comme essence, introduite par Nicolas deCuse et Giordano Bruno dans le domaine de la pensée,

    1 Nous verrons que Heidegger ne nie nullement l essence -une essence dynamique qui est au sens le plus fort · du mot.

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    A QUOI ELLES S OPPOSENT 3

    le fut par Leibniz dans le domaine même d une philosophie rationnelle. L œuvre de Hegel fut d unirencore plus étroitement mouvement et raison. C estsurtout par opposition à Hegel que se forme, dans l esprit de Kierkegaard, la philosophie de l existence. Ilvoit en lui l achèvement de la tradition philosophiquequi commence avec Platon et peut-être avec Pythagore.

    Que reproche Kierkegaard à Hegel ? Il lui reproched abord d avoir fait un système, car l n y a pas, dit-il,de système possible de l existence. Kierkegaard se

    refuse à être considéré comme un moment dansle

    développement de la réalité. Pour Hegel, il n y aqu une réalité véritable et pleine, c est la totalité, latotalité rationnelle, parce que tout ce qui est réel estrationnel, et tout ce qui est rationnel est réel. Cettetotalité, c est l Idée. Toute chose n existe que par sarelation avec une totalité et finalement avec la totalité. Prenons le plus fugitif de nos sentiments. Il n ad existence que parce qu il fait partie de cette totalité qui est ma vie. Mais ma vie elle-même, mon espritlui-même n existe, dira Hegel, que parce qu il est enrelation avec la culture dont je suis une partie, avecla nation dont je suis un citoyen, avec ma fonctionet ma profession. Je suis profondément uni à l Étatdont je suis un membre, mais cet État lui-même n estqu une partie du vaste développement de l histoire,c est-à-dire de l Idée unique qui s explicite dans tout

    le cours de ce développement. Et nous arrivons à l idéed un universel concret, qui comprend toute chose.Du sentiment le plus fugitif, nous allons à l idée universelle dont tous les autres universels concrets, commeles œuvres d art, les personnes, les États sont seulement des parties. Et cette idée universelle existe audébut des choses aussi bien qu à la fin, puisque, étantla seule réalité, elle est la réalité éternelle.

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    Pour un hégélien, Kierkegaard aura une place dansle développement même de cette réalité. Par exemple,l hégélien dira du kierkegaardien qu il est le momentde l ironie, qu il est la revanche du romantisme surl hégélianisme, revanche que suivra forcément, parle jeu même du destin, par l ironie du destin, le triompheà nouveau de l hégélianisme. On dira au kierkegaardien :

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    certitude.

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    de la philosophie, par laquelle se manifeste que là oùil y a existence il ne peut y avoir réellement connais

    sance. Socrate est l incommensurable, l est sans relation, il est sans prédicat. Or il y a plus de vérité dansl ignorance socratique que dans tout le système hégélien. Exister objectivement, ou plutôt être dans lacatégorie de l objectif, e n est plus exister, c est êtredistra it de l existence. La vérité objective telle que la rconçoit Hegel est la mort de l existence.

    L opposition de Kierkegaard et de Hegel se conti

    nuera sur tous les plans. Par exemple, pour Hegel,l extérieur et l intérieur sont identiques. Le secret n apas de place dans le monde hégélien. Mais Kierkegaardsait qu il y a des choses en lui qui ne peuvent pas s extérioriser, qui ne peuvent pas s exprimer.

    En outre, le sentiment du péché nous fera dépasser,suivant Kierkegaard, toutes les catégories philosophiques pour entrer dans la vie religieuse. Sans doute,le philosophe hégélien dira que lui aussi arrive à lareligion, et même à e qu il appelle la religion absoluequi s identifie avec la philosophie à son plus haut point.Mais ici encore l y a une opposition entre Hegel etKierkegaard. Car Hegel voit dans le Christ le symbolede l humanité en général, de la raison elle-même : lechristianisme est la religion absolue, parce qu en luis exprime de la façon la plus valable cette identification d un individu avec l humanité saisie dans son

    ensemble. Mais, pour Kierkegaard, le Christ, c est unindividu particulier, l ne symbolise pas quoi que esoit, et c est cet individu particulier qui est l infiniet l absolu. Le système de Hegel est un système demédiation univenclle, mais y l a quelque chose que laphilosophie ne peut pas médiatiser, c est l absolu,l absolu chrétien, le Dieu chrétien pour Kierkegaard,et, d autre part, l individu en tant qu absolu. Dans

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    A QUOI ELLES S O P P o S E N T 7

    les momentsvraiment religieux, nous saisissons unerelation entre ces deux absolus, l individuet Dieu,mais une relationtout à fait différente des relationsque 1 hégélianismepeut concevoir par la médiation.

    Ainsi, l y a une oppositionentre le médiateur conçuau sens chrétienet la médiation hégélienne.

    Nous pouvons maintenant revenir à l idée de système. Nous avonsdit que l idée de système nepeutpas satisfairela pensée passionnéeet décidée de Kierkegaard. Kierkega3.rdpeut prendre l offensiveet mon

    trer qu en réalitéle

    système ne peut pas être. Non seulement l n y a pas de système de l existence, mais lesystèmene peut pas se constituer réellement; car comment le commencer? Et c est en effet un des problèmesque s était posé Hegel lui-même :comment commencer un système ? De plus,le système de Hegelne finitpas à proprement parler, car l ne pourrait finir quesi Hegel nousdonnait une éthique, et il ne nous endonne pas.Et non seulement le système ne commencepas et ne finitpas, mais il nepeut rien y avoir au milieude ce commencementabsent et de cette fin absente, carce milieu est fournipar l idée demédiation qui ne peutpas nous donner accèsà la réalité.

    Mais qu y a-t-il derrièrele système de Hegel? Unindividu quiveut constituer un système. Derrière lesystème, il a Hegel, il al homme Hegel, quiestun individu qui réfute par son existence même,par

    sa volonté même desystème, son système entier.La lutte de Kierkegaard contre Hegel est conçuepar lui commela lutte contre toute philosophie. Hegelest le symbole detoute la philosophie,d autant plusque la philosophie hégélienneétait la philosophie dominante à cette époque, et dominante même à l intérieur de l Église luthérienne à laquelle appartenaitKierkegaard.

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    28 LES PHILOSOPHIES DE L EXISTENCE

    Cette lutte de Kierkegaard, cette partie négativede sa doctrine, va se retrouver sous d autres formeschez les différents philosophes de l existence, et enparticulier· chez Jas pers.

    Le premier volume de l ouvrage où Jas pers exposesa philosophie s appelle : Weltorientierung l orientation dans le monde >> et il constitue un examen etune critique de la science. e n est donc pas spécialement une critique de l hégélianisme. Cependant la critique de l hégélianisme prendra place à l intérieur de

    ce volume. Car, d après ,Jaspers, l y a deux grandesthéories philosophiques qui ont essayé en se fondantsur les sciences de nous donner une vue de l universel,d une part, le positivisme, d autre part, l idéalisme.Chacune de ces philosophies aboutit à une négationde l individualité, c est-à-dire de l existenèe. Ellesméconnaissent l existence parce que, toutes deux, elJesveulent réduire les choses à ce que nous pouvons concevoir. II n y aura plus, dans l univers que ces philosophies nous présentent, de place pour la décision, pasplus que, pour Kierkegaard, l n y avait de place pourla décision dans le ~ y s t è mde Hegel.

    Mais nous pouvons voir d une façon plus précise lacritique de la science telle qu elle est faite par Jaspers.La science, dit-il, ne peut pas nous donner une vuetotale et réelle de l univers, car il n y a pas une scienceunique, il y a des sciences, et chacune a ses postulats

    particuliers·. Toute science est fondée sur des postulats,et chaque science sur des postulats différents. Onpourrait en ce sens rapprocher la critique que Jas persfait des sciences de la critique que fait des sciencesparticulières Platon, au sixième et au septième livrede la République. e que Platon, comme Jaspers,reproche à chaque science particulière, c. est d êtrefondée sur des hypothèses qu elle ne démontre pas,

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    A QtJOI ELLES S 10PPOSENT

    et c est d être par ces hypothèses mêmes séparée desautres sciences. Il y a, en effet, des caractères spécifiques de chacune des sphères d objets auxquelless appliquent les sciences. Les sciences de la vie, ditJaspers, ne peuvent absolument pas être réduitesaux sciences de la matière, ni celles de l âme et de l esprit aux sciences de la vie. e plus, pour comprendrel essence de la science, l faut que nous portions notreregard vers celui qui conçoit la science, et qui est l existant. Il faut nous demander, comme Husserl par

    exemple l a fait, à quelle nécessité répond la créationdes ciences.

    Nous pourrions trouver quelque chJse d analogueaux vues de Jaspers dans ce qu a écrit Gabriel Marcel:l n y a pas de système de l ensemble du monde. Ga

    briel Marcel est parti de la méditation sur les philosophes néo-hégéliens Bradley, Bosanquet. La philosophie hégélienne était dominée par l idée du savoirabsolu. Mais, dit Marcel, il ne peut pas avoir de savoirabsolu sur le réel, ni d ailleurs sur moi-même. Quesavons nous sur nous-mêmes ? Nous sommes par delàle vrai et le faux. nous ne pouvons pas être qualifiés,nous dit Marcel dans le ournal Métaphysique Noussommes le domaine du non-qualifiable. Toute qualification qu on nous donnera, sage, méchant ou bon,est une qualification insuffisante. Il n y a pas de véritésur moi. Et l n y a pas non plus, nous venons de le voir

    l y a un instant, de vérité sur l ensemble des choses.Nous pourrions voir chez Heidegger, bien que d une

    façon plus brève, une critique des sciences en tantqu elles sont fondées sur des présuppositions, en tant

    _qu elles laissent de côté l existence, en tant qu ellessont fondées sur l opposition du sujet et de l objet etqu elles se meuvent dans un système dè pure représentation.

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    à LES PHILOSOPHIES DE L E X I S T E N C E

    Telle est brièvement exposée la par tie négativede toutes ces philosophies. Ce que nous deVTons voirmaintenant, c est leur évolution générale 1

    1 Mentionnons ce qu on pourrait appeler les prwcipales datede l histoire des philosophies de l existence: 1855 c est la mortde Kierkegaard; - 1916 c est la date de la publication de laPhilosophie der Weltanschauungen de Jaspers; - 1927 publi-cation du Journal étaphysique de Gabriel Marcel et de Sein undZeit de Hei

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    CHAPITRE IV

    ÉVOLUTION GÉNÉRALE DES PHILOSOPHIESDE L EXISTENCE

    Nous avqns dit déjà que les philosophies de l exis-tence partent de la méditation essentiellement reli-gieuse de Kierkegaard. Kierkegaard, c est l individuqui se sent par son péché devant Dieu. Comme nousle verrons, avoir conscience du péché, c est déjà sesentir devant Dieu, et l idée du devant Dieu est pourKierkegaard comme pour Luther une catégorie fon-damentale.

    L individu, c est l existence. Dieu, c est la transcen-

    dance. On voit là deux des termes qui vont dominerces penseurs. Ce qu ils auront en vue, c est l existencedans son rapport avec la transcendance.

    Nous sommes, ici, au centre de la pensée de Kier-kegaard, en présence de difficultés devant lesquelles lne reculerait pas, puisque pour lui la pensée à son plushaut degré prend conscience de ses difficultés sans cher-cher à les écarter. Notre pensée devant l Autre absoluest nécessairement contradictoire et déchirée. Le trans-cendant, l absolument Autre, Dieu, c est en un sensce qui est sans relation avec quoi que ce soit, c estl Absolu au sens propre, au sens étymologique du mot.Mais, d autre part, j ai une relation avec cet Absolu,et même c est cette relation intense avec l absolu quifait que je suis un existant. Dans bien des écrits deKierkegaard, nous voyons même que l existant pense

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    3 LI S PHILOSOPHIES DE L EXISTENCE

    que l'Absolu n est que par cette relation de l existantavec lui. Si je sépare la pensée de Dieu de ma tensionvers Dieu, l n y a plus réellement de pensée de Dieu.C'est là le paradoxe fondamental : je suis en relation,et en une relation tendue, intense, avec quelque chosequi est sans relation, et ce paradoxe même définitl'existence, pour autant qu'elle peut être définie.

    Cette théorie est liée à ce que Kierkegaard appellela théorie du comment L important, ce n est pas ceà quoi je crois, ce n est pas l objet de ma croyance;

    l important, c'est la façon dont je suis relié à cet objet.Si je crois d'une façon absolue, par là même, c'est àl'Absolu que je crois. Dieu est donné par la relationdans laquelle je me tends vers lui. Aussi Kierkegaarddira-t-il parfois : Il se peut très bien que je pense croireen Dieu, et ce n est pas en Dieu que je crois si ma pensée n est pas assez intense, et je pense que tel autrehomme croit à une idole, mais, par l'intensité de sacroyance, cette idole devient le dieu réel, car le dieuréel est défini par ma tension absolue, ma tension absolument intense vers lui. C'est donc le omment qui définit l objet (ou plutôt ce que d autres appellent objetet qui n'est pas en réalité un objet).

    C'est là l'aspect subjectiviste extrême de la penséede Kierkegaard, mais ce n en est peut-être qu un aspect.En effet, Kierkegaard pense qu'il ne peut pas se communiquer directement à autrui, et que ce Eerait une

    mauvaise façon d amener les hommes à la religionchrétienne que de leur dire directement : c'est la religion chrétienne qui est le vrai. Alors - et certainscommentateurs de Kierkegaard ont insisté sur ce point- peut-être derrière cet aspect >ubjectiviste de la pen

    ·sée de Kierkegaard faut-il chercher un autre aspect.De plus, ce qui est impol'i ant, nous dit-il, c'est de seréférer tou jours à la parole de Dieu et d( devenir con-

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    éVOLUTION GéNÉR LE

    temporain de Jésus.Par conséquent, il y a quelque chosequi doit compléterl aspect purement subjectiviste que

    nous avons noté d abord. Il y a l affirmation d uneréalité qui estindépendante de moi. N empêche que,dans la plupart de ses écrits, Kierkegaard insiste,d abord, sur l aspect subjectiviste, sur l idée : La subjectivité est la vérité.

    Nous voudrionsmaintenant dire un mot de la façondont a été généraliséeet complétéela pensée de Kierkegaard par ses successeurs, particulièrementparJaspers et Heidegger. Aveccette pensée existentielleet non systématique, on peut dire qu ils sesont efforcés de faire dessystèmes, et on pourrait ici se poserquelques questions du genre de celle-ci :n y a-t-ilpas là quelque chose quiva contre l essence, si on peutici parler d essence, desp h i l o s o p h i ~de l existence?Kierkegaard disait de Hegel qu ilétait un grand professeur. C était dans sa bouche plutôt un bl;îme qu unéloge. Ne peut-onpas dire que Jas pers et Heidegger

    sont de grands professeurs,et n ont-ils pastrahi quelquepeu la pensée de Kierkegaard, précisément parce qu ilsl ont exposée sous formed une sorte de système, qu ilsl aient voulu ou non? Mais nous laisserons pourlemoment cette question de côté. e qui nous importesurtout, c est de voir ce qu ils ontajouté à la penséede Kierkegaard.

    Nous avonsdit que dans la pensée de Kierkegaardl individu est absolument isolédevant Dieu. S a n ~doute, l y a des passages où Kierkegaard parledel Église insivible, maisl important pour lui, c est lerapport de l individuet de Dieu. Ils agit de se mettredans une contemporanéité avec Dieu, avec lemomentde l incarnation où l est venu sur terre. Jas pers ajoutedeux éléments à cette idée et montre d une doublefaçon que l individun est plus considéré comme abso-

    J. W A H L Philosophies e l Existence.

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    ~ LES PHILOSOPHIES DE L EXISTENCE

    lument isolé. D abord, l a ce que Jaspers appellela Geschichtlichkeit, une historicité profonde. esphilosophes, Heidegger comme Jas pers, distinguentl Historie, c est-à-dire l histoire au sens ordinaire dumot, la suite des événements, et la Geschichtlichkeitqui est notre situation profonde dans l histoire , lefait que nous nous insérons, que nous nous incarnonsdans un moment de l histoire. Ainsi, le lien qui étaitrompu par Kierkegaard entre l individu et les générations est rétabli par Jaspers. Nous prenons place

    dans une histoire ; et nous avons insisté sur le fait quepour Jaspers c est un élément essentiel de sa proprephilosophie que de prendre place après Kierkegaardet après Nietzsche. On ne peut pas faire abstractionde cet « après Kierkegaard » et de cet après Nietzsche >> si l on veut étudier la philosophie de Jas pers.

    En outre, il y a communication entre moi et l autreindividu, les autres individus. L idée de communication était un problème pour Kierkegaard. La communication avec les autres individus doit passer parle détour de la communication avec Dieu, et nousavons dit de plus qu il ne concevait que des communications indirectes. D ailleurs, même la communication avec Dieu est souvent elle-même communication indirecte et, en un sens, communication manquée, car l histoire même de Dieu sur terre, s achevantpar la crucifixion, est l exemple d un immense malen

    tendu.On

    pourrait dire que l idée de malentendugouverne la pensée de Kierkegaard, malentendu avecsa fiancée, malentendu d une façon plus généraleentre l homme et Dieu, malentendu nécessaire dansl expression de la croyance en Dieu devant les autres,puisqu on ne peut passer que par la communicationindirecte.

    Or, pour Jas pers, la communication est possible,

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    ÉVOLUTION GÉNÉRALE 95

    et c est là un des caractères de l existence. L existence est essentiellement historicité profonde, nousvenons de le dire, et est essentiellement communication. Cela ne veut pas dire quecette communication,chez Jaspers, se fera aisément. La communicationest toujours en même temps lutte, c est une lutted amour ou c est un amour en lutte, comme l dit,kampfende Liebe ; chacun des individus doitresterlui-même, chacun doit croitre avec l autre. Il n enest pas moins vrai qu il y alà une catégorie qui s ajoute

    aux catégories kierkegaardiennes.Il admet une communication directe, qui cependant, d ailleurs,n estet ne peut être qu une communication en lutte.

    Si maintenant nous prenons Heidegger, sans doutel idée de communauté n a pas la même place chezlui que chez Jaspers. Néanmoins, nous ne sommespas isolés des autres.On a fait à Heideggerle reprochede considérer l individu comme isolé.Ce n est pasexact. Il y a l être avec les autres, Miteinander seinqui est essentiel à la définition duDasein. De plus,loin de nou s enfermer en nous-même, une telle philosophie nousdit qu il n y a pas de sujet en face d unobjet, qu il faut détruirele concept classique de sujet,le faire éclater pour nous montre r comme sans cessehors de nous ;cette expression elle-même cessantd ailleurs d avoir un véritable sens, puisqu iln y amême pas de nous>> en dehors duquel nous serions.

    Il restera à savoir dans quelle mesurece être avecles autres>> n implique pas unetâche faite ensemble,dans quelle mesure c est une réelle communicationdirecte.

    On pourrait trouver des passages où Heidegger admetle rôle de la communication directeet de l amour.

    Il insiste comme Jas pers sur l historicité, maisl élément essentiel qu apporte Heidegger, c est l idée

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    à i LES PHILOSOPHIES DE L EXISTENCE

    de l être dans le monde. Ainsi, l individu qui étaitcomplètement isolé du monde par Kierkegaard reprend sa place dans le monde. Le Dasein est dans lemonde, dit Heidegger, par son essence même.

    On pourrait, ici, faire un retour sur une autre influencequi s exerce sur Heidegger, celle de Husserl. Lui aussi,du moins dans certaines phases de sa philosophie,avait essayé, d une façon naturellement extrêmementdifférente de celle de Kierkegaard, de voir ce qu estla conscience indépendamment du monde. Mais, vers

    la fin de sa vie, Husserl avait insisté très fortementsur le fait que nous sommes dans le monde, et surce point la méditation de Heidegger ne s oppose doncpas, comme on pourrait le croire au premier abord,à celle de Husserl, . mais la continue.

    e que nous avons dit ne suffit pas cependant pourcaractériser les philosophies de Jas pers et de Heidegger dans leurs rapports et dans leur opposition aveccelle de Kierkegaard. S il est vrai qu ils généralisentet complètent la pensée de Kierkegaard, il est vrai aussique Heidegger semble la limiter, du moins dans Seinund_ Zeit c est-à-dire supprimer tout ce qui, chezKierkegaard, était l aspect religieux et l aspect transcen-dant de la doctrine. Il limite par la pensée de la mort,de notre finitude essentielle, toutes les pensées quiémergeaient de l esprit de Kierkegaard. Au sujet deHeidegger, le problème que l on est conduit cependant

    à soulever, c est celui de la relation de cette philosophieavec la pensée de Dieu. Elle est présente, nous l avonsvu, au centre de la pensée de Kierkegaard ; elle paraissait absente de celle de Heidegger, mais il sembleque dans ses derniers ouvrages, dans ses > même dans les Holzwege l idéedu sacré reprend une place, et l n y a plus là uneopposition absolue entre Heidegger et Kierkegaard.

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    Ce que Heidegger essaie de nous faire sentir, c estque l être nous est à la fois présent et absent, se révèle,mais en même temps se cache. Une fois qu on est enpossession de cette idée, il faudra voir ce que c estque l ensemble des étants. Par là même, on pourrait,dit-il, arriver à l idée de sacré. Et c est une fois qu onsera arrivé à l idée de sacré que l on pourra se poserla question de Dieu, que jusqu ici l ne s est pas poséedirectement.

    Ce qui distingue essentiellement la phiJ·osophie de

    Jaspers et celle de Kierkegaard, c est que Kierkegaardfait un choix, choisit d être chrétien, choix qui doitêtre complété par le fait qu il a à reconnaître unautre facteur, la grâce de Dien, tandis que Jas persnous montre plutôt les diverses possibilités de visionsqu ont les différents hommes, qu ont les différentsexistants, et définit l existence par le choix, plutôtqu il ne vit lui-même un choix particulier. Ainsi,tandis qu il a une vision déterminée chez Kierkegaard,de même d ailleurs que, d autre part, chez Nietzsche,Jaspers, en même temps qu il est in :uencé par cesvisions déterminées de Kierkegaard et de Nietzsche,s efforce de montrer les diverses possibilités de vision.Par exemple, il aura ce qu il appelle la>et il aura, d autre part, la passion vers la nuit>>. Laloi du jour, c est ce qui s exprime dans le classicisme;la passion vers la nuit, c est ce qui s exprime dans le

    romantisme, particulièrement le romantisme allemand.Jaspers se préoccupe de nous montrer toujours lesdiverses possibilités qu il a dans l existant : défiet confiance, espoir et désespoir, etc. Mais, d autrepart, il sait lui-même que toute pensée profonde doitêtre limité\ , n est profonde que parce que limitée.Il a donc là un paradoxe dans l entreprise de Jaspers,Il nous offre une sorte de catalogue de toutes les vi-

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    sions du monde possibles, mais il nous dit aussi qu unevision du monde doit être forcément bornée, et ilnous restera à nous demander s il n y a pas là unecontradiction dont l peut difficilement sortir, à moinsque nous ne parvenions à découvrir derrière le philosophe l homme Jaspers.

    Pour résoudre la contradiction, il faudrait doncdistinguer Jas pers existant et Jas pers philosophe.Mais alors ne serait-on pas amené à mettre en doutele concept même de philosophie de l existence ?

    A la philosophie de Heidegger on peut rattacher,sur beaucoup de points, la philosophie de Sartre,bien que Sartre adresse des critiques à Heideggerdans L Être t l Néant, et que, d autre part, dans saLettre sur l humanisme, Heidegger ait précisé quelquesdifférences fondamentales qui, d après lui, le séparentde Sartre.

    Nous pouvons dire, en pensant à la philosophie deSartre, que le cours de la philosophie de ,l existence vad une pensée purement religieuse avec Kierkegaard àune pensée non religieuse ou même parfois anti-religieuse.

    Mais il faut tenir compte ici d une autre variétéde la philosophie de l existence, celle qui se développeavec Gabriel Marcel. La philosophie de l existencepour le moment se présente donc, du moins en France,sous les deux formes opposées de· l existentialismenon religieux ou irréligieux de Sartre, et de l existen

    tialisme religieux de Gabriel Marcel, que GabrielMarcel a appelé ou laissé appeler existentialismechrétien.

    Gabriel Marcel n est pas influencé profondémentpar Kierkegaard, bien qu il retrouve sur certainspoints des positions kierkegaardiennes. e qu il veutessentiellement, c est dépasser les oppositions conceptuelles comme celles d objet et de sujet, de pensée

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    et d être, d'âme et de corps, et accéder par là à undomaine qu'il appellele domaine du mystèrepar opposition au domaine des problèmes ; en accédant àcedomaine, nous prenons conscience, pour \Utant qu'onpeut en prendre conscience, de l'inexhaustible, dunon-objectivable, qui nous enveloppeet qui nousdépasse, que nous n'inventonspas, que nous reconnaissons, et grâce à quoi nous pouvons nous mettreen présence de Dieu.

    Il est trop tôt pour suivre le développement ulté

    rieur des philosophies de l'existence, mais, si noustenons compte de l'effort deM. Merleau-Ponty, nousarrivons à une position opposée au début de cettehistoire des philosophies de l'existence, carce qui estmis au centremaintenant, c est, comme chezle dernierHusserl, la perception. D'une théorie qui isole leshommes du monde, avec Kierkegaard, nous allonsjusqu à une théorie qui conçoit l'homme comme essentiellement dansle monde, avec Heidegger,d abord,et d une façon peut-être plus décidée, plus étroitesi l'on veut, avec Sartreet Merleau-Ponty.

    Du sujet isolé devant Dieu, tel que le concevaitKierkegaard, nous sommes allés, avecJaspers, à uneexistence essentiellement liée àla suite profondémenthistorique des générationset à la communication avecles autres et, avec Heidegger, à une existence quiestessentiellement être dansle monde. Jaspers a géné

    ralisé et complété l'expérience de Kierkegaard,s estefforcé de voirce qu'il y a en elle de valabled unefaçon universelle si ces termes peuvent être acceptéspar Jaspers)· et Sartre a coupé l'existence de latranscendance telle que Kierkegaard la concevait,mais, d autre part, Gabriel Marcel, enpartant d unpoint de départ tout à fait différent, retrouve certaines positions kierkegaardiennes.

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    CHAPITRE P R E M I E R

    L PREMIÈRE TRI DE :EXISTENCE t T R TR NSCEND NCE

    Nous avons vu comment facticité et émotivité,s unissant, produisent, en quelque sorte, l idée et lesentiment d existence. Ce terme, produit lui-mêmed une tendance empiriste (mais d un empirisme métaphysique) et d une tendance affective et romantique,va être le premier terme de la première triade : exis-tence être et transcendance 1 • Cette triade nous retiendra plus longtemps que les autres, et, particulièrement,le premier terme de cette triade qui est l existence ;

    une fois que nous aurons ditce

    que nous avons à diresur l existence, nous pourrons passer un peu plusrapidement sur les autres catégories. C est de l interprétation des premiers termes que dépendra cellede tous les autres.

    Kierkegaard a écrit : On ne peut mettre l accentsur l existence avec plus de force que je ne l ai fait »Sur ce point, l s inspirait en partie de Schelling, dontnous avons rappelé qu il avait entendu quelquesleçons. Il voulait avant tout opposer l existfmce àl essence. L existant, écrit Schelling, est ce par quoitoùt ce qui Gérive de la pensée est ruiné. >> ua r s

    1. Que l on veu lle hien excuser le caractère assez arbit raireet, qui plus est, e apparence hégélien de ce rangement. Nous leconsidérons avant tout comme un simple rangement.

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    42 LES PHILOSOPHIES DE L E X I S T E N C E

    agitur il s agit de toi), dit-il encore. Et, par oppositionaux philosophies négatives, il fondait sa >.

    Mais il faut remonter plus haut, à Hamann, plushaut encore, à Luther. Plus tard Kierkegaard se tour-nera violemment contre lui ; cependant il lui doitbeaucoup de ses idées et beaucoup de ses sentiments.

    Le pour moi, voilà ce qui est essentiel à la penséede Luther dans son commentaire à I Épitre ux Ro-mains. Nous prions pour nous (pro nabis). La grande

    découverte de Luther est que le rapport à Dieu neréside pas dans une sphère rationnelle, mais dans unrapport personnel irrationnel. e plus, Kierkegaardinsistera fortement sur ce fait que la croyance n estjamais chose certaine ; elle est toujours en lutte avecla non-croyance ; nous retrouverons cette mêmepensée chez Jas pers. La croyance est une chose inquiète,comme le disait Luther, constamment en lutte avecelle-même. Et, pour arriver aux plus hautes sphèresde la croyance, l faut passer par le tourment de laconscience ; l y a une nécessité, chez Luther, de laconscience déchirée ; seul le pécheur est justifié. Pouravoir conscience du > nous devons avoirconscience de notre péché, car c est là que vraiment,pour la première fois, nous nous trouvons devant Dieupar notre conscience même de l abîme qui nous séparede lui

    Dès 1834, Kierkegaard écrit : >. D autre part, il nous dit : L existence correspond à l individu qui, dans l enseignementd Aristote, est quelque chose qui subsiste ·en dehorsde la Jphère du concept >>. e ces deux façons, l idéed être comme irréductible à la pensée s introduitdans la pensée même de Kierkegaard.

    Convient-il de définir le concept d existence ?

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    44 LES PHILOSOPHIES DE L EXISTENCE

    on oublie ce que c est qu exister. n n a pas oubliéseulement ce que c est qu exister religieusement,mais ce que c est qu exister humainement. L exis·tence est une énergie de pensée.

    La première caractéristique de l existence, si nouspou v ons appeler cela une caractéristique, c est qu ellen est pas définissable, c est qu elle n est. pas connaissable objectivement. Elle n est rien qui puisse devenirobjet, elle n est rien sur quoi je puisse m expliquer .Comme le dit Jas pers, nous ne pouvons parler que

    de l existence passée, c est-à-dire de l existence rendueobjet. L existence s évanouit si on l observ-e.La première chose à dire, c est peut-être que l exis

    tant se connaît lui-même, et c est en ce sens que lepremier des existants, c est Socrate, et que le premierprécepte de l existant, ce sera:

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    ÈXISTENCE - tTRE - TRANSCENDANCE 5

    En quatrième lieu, exister, c est devenir. La passion, la décision, sont des mouvements. L existencene se laisse pas définir, mais, si nous disons qu elleest mouvement, nous la caractérisons légitimement ;car nous la définissons par quelque chose qui luimême ne se laisse pas définir. L existence est tempo-ralité, tâche, devenir continu.

    Ce n est pas devenir à la façon de l idée hégélienne,l ne s agit pas d un devenir logique, il s agit d un

    devenir qui se fait, comme nous venons de le dire,

    par le choix et la décision et dans la passion.D ailleurs, n est-ce pas là quelque chose qui est liéau Être existant, c est ne passe considérer corp.me donné, mais comme devant êtrecréé p ar soi-même.

    Ce devenir sera un devenir qui nous mettra sanscesse en danger. L existant est celui qui se risque luimême. Et nous retrouverons, sous une autre forme,la même idée chez Heidegger, quand il dira que l existant, c est celui qui se met en jeu lui-même.

    Jusqu ici, nous n avons pas mentionné l idée deDieu, nous n avons pas envisagé l aspect religieuxde la pensée de Kierkegaard dans cette définitionde l existence. Et, en effet, il semble bien, d aprèscertains passages, qu il puisse y avoir pour Kierke

    gaard des existants en dehors du christianisme :Socrate était un existant , il y avait plus d existencechez un philosophe grec moyen que dans toutes lesphilosophies modernes. Il n en est pas moins vraique l existence chrétienne est aiguisement et intensification de l existence. En quel sens ? Cette volontéet cette passion dont nous parlions vont se trouverintensifiées par le fait que le terme avec lequel nous

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    46 LES PHILOSOPIIIES DE L EXISTENCE

    serons en rapport, ce sera l Absolu lui-même. Comment saurons-nous que c est l Absolu ? Précisémentpar l intensité de cette passion et de cette volonté.Nous nous sentirons devant Dieu. Et cette catégoriedu devant Dieu », qui était au centre de la penséede Luther, est mise par Kierkegaard au centre de sapropre pensée.

    Pour accéder à ce devant Dieu » il faut passerpar la conscience du péché ; se sentir pécheur, c estse sentir devant Dieu, et se sentir devant Dieu, c est

    se sentir pécheur. C est donc par le péché que l onentre dans la vie religieuse. Exister, ce sera donc êtrepécheur. Exister, ce sera prendre conscience du faitque l existence elle-même est péché. Mais, d autrepart, l existence, c est la plus haute valeur que nouspuissions atteindre. Nous nous trouvons ici devantun paradoxe, et nous avons dit déjà que la penséede Kierkegaard est essentiellement paradoxale. L existence est -à la fois la plus haute valeur et le péché.En disant cela, nous sommes déjà dans un stade quin est plus le stade de toute religion, mais qui est lestade de la religion paradoxale, ce que Kierkegaardappelle la religion B par opposition à la religion A.On peut être dans la religion de l immanence, maisla religion B, qui est la religion à son plus haut degré,c est la religion de l absurde et de la transcendance.

    Ainsi, une fois qu on est entré dans la sphère reli

    gieuse, il s agit encore d accomplir une sorte de voyagespirituel pour aller d une religion qui reste proche dela philosophie, une religion semblable à celle de Platon,à la véritable religion qui est un scandale pour la raison.

    Voilà comment les deux caractères que nous donnions à l exis tence, la passion et la volonté, vont setrouver intensifiés. De plus, le devenir va se trouvertransformé ; l ne s agit pas de devenir d une façon

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    EXISTENCE - Jl:TRE - TRANSCENDANCE ft

    générale, l s agit de devenir chrétien. En effet, lechristianisme n est pas quelque chose de donné. Lechristianisme est quelque chose qui se conquiert.On ne naît pas chrétien, dit Kierkegaard, on devientchrétien, et même on devient plus facilement chrétiensi on n est pas, dès l abord, à l intérieur du christianisme ; mais on ne devient jamais chrétien complètement, car c est une détermination trop haute pourl homme, et c est probablement en ce sens que Kierkegaard a dit bien souvent : >

    voulant dire : je ne suis pas digne deme

    dire chrétien.Les mots > dirions-nous en forçantun peu l expression de Kierkegaard, sont c o n t r d i c ~toires, on ne peut que tendre vers le christianisme ;on n est jamais complètement chrétien.

    Ainsi, les idées de volonté et de passion, 1 idée dedevenir, sont transformées par leur contact - qui estplus qu un contact - avec le christianisme. De même,l idée de risque : car, maintenant, ce que nous. risquons, ce que nous savons risquer dans le christianisme, c est notre salut ou notre damnation éternelle.

    e que nous mettons en danger à chacun de nos actes,c est notre bonheur éternel. Il s agit donc, à toutmoment de notre vie, de savoir si notre vie dans l au-delà sera une vie bienheureuse ou une vie qui serapour toujours malheureuse.

    La pensée de l individu sera essentiellement para

    doxale, puisque, au moment où l individu atteint lareligion B, atteint le christianisme profond, elle seracontact d un être fini avec l infini qu il ne peut pascomprendre. Nous serons un paradoxe en tant quefini saisissant l infini. Mais, d autre part, cet infinilui-même auquel notre pensée doit s attacher estparadoxe, car Dieu qui est l éternité et l infini s estincarné en un endroi t déterminé de l espace, à un

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    moment déterminé du temp.s. C est là le plus grandparadoxe. Et c est par l effet de ce paradoxe que notrepenséi est sans cesse tendue, à partir du moment oùnous l avons perçu.

    La philosophie de l existence ne s oppose pas à lapensée, pourvu que cette pensée soit intense et passionnée. Rappelons que Kierkegaard définit l existence, pour autant qu elle peut être définie, commeune énergie de pensée. Nous pouvons même dire quela pensée existentielle est réflexion; l n est pas vrai

    que la réflexion étouffe l original ité ; elle peut l aiguiser ; et Kierkegaard voudra unir la réflexion etle caractère authentique, originaire de la pensée dansce qu il appelle un sér ieux immédiat, une jeunessesérieuse, une primitivité acquise, une immédiateté

    ·mûrie. Sans doute, à certains moments, l dit, pours opposer aux cartésiens : « Plus je pense moins je suis,et plus je suis moins je pense ; l n en reste pas moinsqu il n y a de réelle existence que s il y a réflexionde l existence. Il y a là deux termes antithétiques ;l y a une lutte à mort entre la pensée et l existence ;

    mais cette lutte à mort constitue précisément l existence. Kierkegaard dit : Si je pense l existence, jel abolis. Mais celui qui la pense existe. L existencese trouve posée en même temps que la pensée >> Onne peut ni concevoir l existence, ni l éliminer, ni éliminer sa pensée. C est là le paradoxe et, en même

    temps, l essence de la pensée existentielle.Une fois que nous en sommes arrivés là, que faut-ilfaire ? Pourra-t-on retourner aux choses d ici-bas ?C est ce que Kierkegaard a pensé, et c est ce qu il avoulu accomplir par l idée dA répétition. II s agit deretrouver l ici-bas après avoir été en contact. avec leparadoxe, avec l absurde, avec Dieu.

    On doit choisir et on doit se choisir, se choisir tel

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    UISTENCE - h R E - tRANSCENDANCE 9

    qu on est, on doit prendre sur soi sa destinée. C estce qu il appelle l immédiation mûrie, qui ne peutexister que quand on est passé par la médiation divine. On doit se choisir, mais en se simplifiant sanscesse, par sa passion elle-même, par la passion del absolu lui-même.

    Toujours l s agit de s unifier, de se simplifier, carle simple est plus haut que le complexe. Les enfantsont une multitude d idées, mais celui qui méditeréellement, un Socrate, par exemple, n a qu une idée.Nous ajouter des connaissances, dit Kierkegaardretrouvant une formule néo-platonicienne, c est biensouvent nous diminuer nous-mêmes.

    Ajoutons cependant qu en même temps Kierkegaard sait fort bien qu il est lui-même fait de dualités,de diversités, de diversités infinies. Il y a ainsi chezKierkegaard un conflit entre cette volonté d unitéet cette multiplicité presque infinie qu il sent en lui.

    L existence est la palpitation d une vie intense,

    la pointe aiguë de la subjectivité.Le penseur subjectif devient un \)sprit existant

    infini, il devient un mystère par ce rapport profondlui-même et l objet de son affirmation.Nous avons dit en quel sens Jaspers conserve la

    pensée de Kierkegaard. L existence est devenir, l existence est toujours tournée vers les possibles, et enmême temps elle est tournée vers ce qui est sa sourcevers ce qui est originaire. C est l idée de l rsprung.

    Nous retrouvons, de ces deux façons, des idées deKierkegaard. L existant, c est celui qui se rapporteà lui-même, et celui qui se rapporte à la transcendance.On voit comment, par cette formule, Jas pers, enmême temps qu il explicite sa propre pensée, explicitecelle de Kierkegaard, qui est à la source de la sienne.L existence, ce sera ce qui prendra place entre ce qui

    J, W A H L Philosophies e l Existence.

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    peut être étudié par les sciences, et à quoi Jas persconsacre le premier volume de sa philosophie, quis appelle Orientat ion dans le monde >> et ce qui estla transcendance. Les problèmes existentiels cessentdans la transcendance, celle-ci met un point finalaux problèmes, elle ne permet pas l existence du possible, tandis que l existence est essentiellement possibilité, en même temps que retour vers l origine 1 •

    Nous trouverons certaines pensées analogues chezGabriel Marcel. Ce qu il veut, nous l avons vu, c'estaller au delà des oppositions du sujet et de l'objet,de la pensée et de l'être, de l'âme et du corps, versquelque chose qui ne peut pas être dit dans le sensoù les vérités conceptuelles sont dites. Mais ce quidis tin gue Gabriel Marcel des autres philosophes de1 existence, sauf de Sartre et surtout de MerleauPonty, c'est la place qu il donne au corps. Car le corpsn'avait pas de place dans la pensée explicite de Kierkegaard et n'a pas grande place dans celle de Jaspers

    ou de Heidegger. On ne peut pas dire que j aie un corps,dit Gabriel Marcel ; je suis mon corps, le corps n'estpas un instrument, et c'est sur ce rapport, d ailleursindéfinissable, entre l âme et le corps que seront construits les autres rapports entre nous et les objetsextérieurs. Ce rapport de l âme et du corps ne do i t -pas être conçu sur le modèle de ces autres rapportsqui, au contraire, sont dérivés de lui. Ainsi, dans son

    1. Il y a à la fois une lutte et une union entre l existence etle Dasein d·après Jaspers. L'existence est grâce au Dasein bienqu elle soit plus que lui. Et c'est elle, d'autre part, qui lui donnede la consistance et du sérieux, en même temps qu'au contactde l existence celui-ci s'évanouit. C est elle enfin qui doit déchiffrer la signification des chiiTres : 'L 'existence se réalise dans leDasein s éclaire dans l conscience-en-général, révèle son ~ -tenu dans l'esprit • et c'est elle encore, nous venons de le dire, guirévèlP ' signification des chiiTres

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    o r ~ r n a lMétaphysique Gabriel Marcel méditait surle lien de moi-même et de mon corps, et se demandaitce que signifiaient ces deux mots : mon corps.

    Mais l ne faut pas s arrêter là ; l faut se dépassersoi-même, et alors on se trouve en communion et enunion avec quelque chose qui nous enveloppe et nousdépasse ; et c est ce non-objectivable et ce non-épuisable dont nous parlions. C est en prenant consciencede ce domaine de l inobjectivable que Gabriel Marcelaboutit à la formulation d une série d antithèses ;

    d un côté,l

    y aura l objectivité, la technique, la scienceet le problème et, d un autre côté, l y aura l existence,la présence, le moi et le toi, l être, par opposition àl avoir, la métaphysique, la foi et le mystère. Le problème est quelque chose d intellectuel qui est devantmoi et séparé de moi, tandis que le mystère empiètesur moi ; je suis, en quelque sorte, pris dans le problème lui-même, et c est à ce moment que le problèmedevient mystère. Le mystère est un problème où celuiqui pose le problème est engagé.

    Si maintenant nous cherchons à savoir ce qu estl existence chez Heidegger, l faudra que nous fassionsattention à l étymologie du terme existence. Sansdoute, cette étymologie n est-elle pas étrangère àcertaines des choses que Kierkegaard nous dit surl existence. Toute existence est séparation, car exister, c est se tenir hors de, consister, s asseoir hors de ;- l existence est toujours séparation et intervalle ;existence et distance deviennent presque synonymes ; .l existence est distance. C est pourquoi il n y a pasici de jonction, comme chez Hegel, entre la penséeet l être. C est pourquoi aussi c est dans le péché qued abord nous saisirons l existence. L existence seprésente avant tout comme dissémination, commepluralité. Il y a une multitude d existants. Mais chacun

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    d eux a un but, doit avoir un but, qui est de faire unaunité, une simplicité avec toutes ses déterminations.Nous pourrions dire que, de l existence comme exten·sion et dissémination, nous allons à l existence commetfmsion. Et, plus nous irons, plus les choses s appro·rondiront, plus nous passerons de l'existence commedispersion dans le temps et dans l'espace à l existencecomme tension, et de là nous pourrons aller à l exis·tence comme extase ; l y a une sorte d'échelle allantde l'existence extension à l existence tension et à

    l'existence extase. Ainsi l existence qui était d abord~ é p r t i o net brisure devient union. L intensité mêmede notre expérience, née dans la dispersion, nousfait passer à l unité.

    Mais alors que Kierkegaard, dans certains passages,tire de cette idée l'affirmation que l existence estdispersion, dissémination, ce que Heidegger tire decette étymologie, c est qu exister, c est être hors desoi. C'est en ce sens qu'il dit que l existence est naturellement extatique, au sens originel du terme.Être hors de soi, c est être dans le monde. Ainsi, au

    je suis •> cartésien, Heidegger substiLue le je suisdans le monde •> car l n y a jamais de sujet absolu-.ment séparé du monde, et c est le tort de la philosophiemoderne d avoir mis d un côté le sujet et d un autrecôté l'ensemble de ce qui n est pas le sujet. Le sujetcrée toujours autour de lui un monde, ou, pour essayer

    de traduire les termes de Heidegger, mondanise unmonde, car le monde n est pas, mais se mondanise.Il faut créer un terme pour bien montrer que le monden est pas à la façon d un étant ordinaire.

    Peut-être serait-il bon ici de montrer commentl'idée de monde, qui n avait guère de place dans laphilosophie de Descartes, bien qu un traité de Des·cartes s'appelle Le monde prend une place de plus

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    en plus grande dans les philosophies modernes, d abordchez Kant, puis chez Heidegger. Descartes, au débutde sa méditation, mettait en doute la réalité du monde.

    n peut dire que Husserl fait de même au début de lasienne. Kant mettait en doute le concept de monde, etl envisageait comme une idée vers laquelle nous tendons.Pour Heidegger nous sommes toujours ou ver ts au monde.

    On peut rappeler une comparaison que Heideggerfait entre sa philosophie et celle de Leibniz. Il ditque les étants que nous sommes n ont pas besoin de

    portes et de fenêtres, non pas, comme les monadesde Leibniz, parce que ces étants seraient enfermésen eux-mêmes, mais parce qu ils sont en relationdirecte avec le monde, parce qu ils sont de plain-pieddans le monde, parce qu ils sont pour ainsi dire dansla rue. Ainsi les consciences, pour nous servir dés motsqu évite Heidegger, ne sont pas hors de chez elles,car il n y a pas de chez elles, nous sommes toujoursd ores et déjà dans le monde, et toujours aussi en rela

    tion immédiate avec les autres. C est à quoi nousfaisions allusion dans ce que nous disions de la communication. Même dans notre individualité la plusintime, même quand nous sentons le plus notre solitude, nous ne sommes pas séparés des autres, l idéemême d être sans les autres n est encore, dit Heidegger,qu un mode du > Heidegger, disionsnous, ne nous isole pas des autres, comme on le ditparfois, et, pour lui, il est de notre essence d êtreavec les autres comme d être avec le monde.

    Nous pourrions comparer ce que dit Sartre sur l existence à ce que disent les philosophes que nous avonsmentionnés. Il n y a pas d essence de nous-mêmes,dit Sartre. Il n y aura d essence de moi-même quequand je sera i mort. L essence est quelque chose quis applique à ce qui n est plus.

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    Il serait intéressant de confronter sur ce point lapensée de Sartre à celle de Gabriel Marcel et à cellede Heidegger. Pour Gabriel Marcel, il n y a pas d essence intellectuelle de nous-mêmes, mais il y a uneessence affective, une présence de moi-même à moimême qui est une sorte d essence voilée comme .toutevaleur est une essence voilée. Et, d autre part, pourHeidegger, l est inexact de dire qu il n y a pas d essence de moi-même, il y a une essence de moi-même,mais qui est mon existence, c est-à-dire, qui est le

    fait que je suis dans le monde.Qu est-ce que l existence pour Sartre ? C est avanttout d être dans mes actes et par mes actes. Il reprendla formule de Lequier : faire et en faisant se faire. Onest ce qu on fait. Tu n es rien d autre que ta vie, ditun des personnages d un drame de Sartre. On se définit par ses actes. Il n y a plus de génie inconnu.Nous avons déjà dit que sur ce point la pensée deSartre se rapproche beaucoup plus de celle de Hegelque de celle de Kierkegaard. Nous ne pouvons jamaisdéterminer la valeur de nos affections que par lesactes qui les définissent. Nos sentiments se construisentpar nos actes. e même qu il n y a pas de génie autreque celui qui s exprime par ses œuvres, l n y a pasde possibilité d amour autre que celle qui se manifeste.L homme est tel qu il se projette, l homme ne seraqu ensuite et il sera tel qu il se sera fait. L homme

    est d abord un projet qui se vit subjectivement, l hommesera ce qu il aura projeté d être.S il y a des différences sur ce point entre Sartre et

    Kierkegaard, ils seront cependant d accord sur l idéeque nous sommes essentiellement choix, un choixpar lequel, d après Sartre, nous n engageons pas seulement nous-mêmes, mais les autres.

    Nous en v n o n ~maintenant à notre seconde idée,

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    à l idée d êre. L existence est essentiellement tenduevers l être . Nous avons insisté sur le côté subjectivistede la pensée de Kierkegaard. Mais il n y a subjectivité que par rapport à un être qui me transcende.

    En 1854, Kierkegaard écrivait dans son journal:L existence du chrétien est en contact avec l être »

    Jésus est, avant tout, être, bien plutôt que pensée.Kant avait montré que l être est indémontrable,

    puisqu il est position, et c est à partir de là que Schelling avait développé sa philosophie de l existence.

    En parlant d une des grandes traditions qui sont àl origine des philosophies de l existence, nous avionsinsisté sur cette affirmation de l irréductibilité del être comme étant l affirmation de ce que Heideggeret Sartre après lui appellent la facticité. L être estun point de départ et ne peut jamais être un pointd arrivée de la pensée. ~ s penseurs abstraits ont beaudémontrer l être par la pensée, ils ne font que démontrer par là une chose, c est qu ils sont des penseursabstraits. Dès que je parle idéalement de l être, jene parle plus de l être, mais de l essence.

    Une idée de l être se présente chez Kierkegaardsous la forme de l Autre absolu que nous ne pouvonspas penser, mais que, d autre part, nous ne pouvons pasne pas penser. Notre pensée erre autour de cet Autreabsolu comme un papillon autour de la lumière. Nousne pouvons pas nous détacher de lui et il nous consume.

    Ainsi, dès l origine des philosophies de l exis tence,nous voyons l affi rmation ontologique.Nous avions dit que les philosophies de l existence

    comportent l union d une affirmation de l existenceproprement dite et l affirmation que cette existencepense l être, qu ainsi existentialisme et ontologieen ce sens sont unis, qu il y a une union de l existentiel et de l ontologique.

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    Nous avions trouvé cette union déjà chez Kierke·gaard quand il dit que notre esprit erre autour del idée d être qu il ne peut pas penser complètement,mais qu il ne peut pas ne pas penser. La philosophiede Jas pers est une philosophie qui pose e problèmede l être. Et Heidegger écrit que le seul problèmephilosophique, c est celui de l être.

    Cette idée de l être se présente à nous dans cesphilosophies comm,J posée, comme indémontrable.Par exemple, Gabriel Marcel nous dit que l être, c est

    avant tout l irréductible, c est à quoi on ne peutpas arriver, c est e d où l on doit nécessairementpartir.

    Un second caractère que nous avions noté au sujet-du rapport entre ces philosophies et l idée d être,

    c est que, dans la plupart d entre elles, l idée d êtrene se présente pas sous un aspect unique. Sans doute,on pourrait dire que chez Kierkegaard, chez GabrielMarcel, nous ne trouvons pas cette -préoccupationde distinguer les modes dans lesquels l être se présente.Mais, si nous prenons Jas pers, Heidegger et ensuiteSartre, nous voyons que ces philosophes se préoccupentde noter les différentes sortes d être qui se présententà nous.

    Prenons, par exemple, J aspèrs . D un point de vueformel, il distingue l être-objet, l être-sujet et l êtreen soi. D un point de vue plus proche des contenus

    des différentes formes d être,l

    distingue ce qu ilappelle le Dasein c est-à-dire l être particulier et déterminé. A vrai dire, cet être particulier et déterminén est jamais complètement particulier et déterminé.

    l tend sans cesse à se diriger d après des buts, l estlié à un corps qui lui-même ne peut s expliquer quepar l ensemble de la vie. Mais néanmoins l a là commepoint de départ l être particulier et déterminé. Il y

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    a en deuxième lieu ce que Jas pers appelle l être dela conscience en général, c e ~ t - à - d i r el être en tantqu il .est étudié intellectuellement, et spécialementpar les sciences et par les philosophies rationnelles.

    e sera tout le domaine .des sciences et de la philosophie intellectuelle qui sera mis sous cette rubriquede la conscience en général. Puis il y a l existence,qui ne se réduit ni à l être particulier et déterminé,ni à l être de la conscience en général. Or, en chacunde nous, il y a ces trois êtres. Nous les sentons coexis

    ter, et ils constituent tous les trois l être que noussommes. Ils sont unis d une certaine façon Pun à l autre,et, en même temps, ils luttent l un contre l autre.Nous ne pouvons prendre conscience de l existenceque par une sorte de lutte contre le Ddsein contrel être particulier déterminé, et par. une lutte contre laconscience, en général, en tant qu elle se manifestedans la science. Voilà donc trois sortes d être que noussommes. Mais nous-mêmes ne serions pas s il n yavait pas autre chose que nous, et c est là un desenseignements que Jaspers emprunte à la phénoménologie. Nous n existons et ne sommes qu en tant qu ily a autre chose que nous. Il y a le monde et il y a latranscendance. Nous ne pouvons pas être si le monden est pas. Sur ce point, nous trouvons chez Jas perset chez Heidegger la même affirmation. Et nous nepouvons pas être si la transcendance vers laquelle

    nous sommes tendus n est pas.Ainsi, nous voyons qu il y a cinq formes d être,trois que nous sommes, deux que nous ne sommespas. Et les trois que nous sommes ne peuvent pasêtre sans les deux que nous ne sommes pas.

    Nous n arrivons pas à une idée une de l être, nousarrivons toujours à cette multiplicité

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    58 LES PHILOSOPHIES DE L E X I S T E N C E

    tologie. On peut dire à la fois que la philosophie deJas pers est une ontologie de l échec et un échrc del ontologie. L ontologie est nécessaire, mais elle échouefatalement. Car constituer des ontologies, c est lecontraire de constituer une ontologie. Un ensembled ontologies est tout le contraire d une ontologie.

    Ajoutons cependant que, pour Jas pers, cet échecmême nous révélera la transcendance, que l échecde l ontologie nous révèle l être, qu en ce sens l échecde l ontologie est ontologie.

    Si maintenant nous envisageons le rôle de l idéed être chez Heidegger, nous voyons qu il part du faitque nous avons une idée de l être, que nous avonsune entente de l être, ce qu il appelle SeinsCJerstândnis.Et c est parce que notre être a cette perception del idée d être que toute connaissance est possible. L idéed être est un a priori de toute connaissance.

    e n est pas une entente purement intellectuelle.Cette idée d être est mise en question, mise en jeu etrisquée, pour ainsi dire, dans toutes nos actions. Dansla méditation philosophique qui est l essence mêmede l homme, nous engageons notre être, nous risquonsnotre être. Il y va dans notre être de notre être mêmeet par là de l être lui-même. Nous nous risquons nousmêmes, et nous-mêmes sommes