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Kasey Adams

Le vaisseau des Boréades

Résumé : Donnant légèrement de la bande, la Jenny D se glissa dans le port. Au bord du bassin attendait Amber, silhouette incongrue et charmante dans son strict tailleur rouge au milieu des gréements et des pontons. Un grand homme athlétique, en jean et pull marin, la héla de la proue. - C'est vous qui venez bouleverser mon emploi du temps ? - Oui. Vous êtes en retard.

1

Donnant légèrement de la bande, les moteurs toussotant, la Jenny D

se glissa dans le port. Au bord du bassin où il alla jeter l'ancre, Amber attendait, silhouette incongrue et charmante avec son strict tailleur rouge au milieu des gréements et des pontons.

Elle rejeta ses cheveux en arrière, cligna des yeux dans l'éclatant soleil de l'Alaska, puis dut reprendre son souffle. Heureusement que son père n'était plus en vie pour voir ça ! Le fier bâtiment soigneusement briqué qu'elle avait connu revenait en bien piteux état !

Un homme grand, athlétique, en jeans et pull marin, la héla de la proue.

— Attention ! Ne restez donc pas si près du bord pendant que je manœuvre !

Elle recula. — Si vous êtes une petite amie de Sven, inutile d'attendre davantage.

Je l'ai renvoyé il y a deux semaines. Amber dévisagea l'homme. Il avait les yeux les plus bleus qu'elle ait

jamais vus. A son air d'autorité, elle pensa que c'était le capitaine, mais elle avait du mal à croire que quelqu'un d'aussi jeune et d'aussi beau pût diriger le navire. D'ordinaire les capitaines étaient de vieux loups de mer, des durs à cuire.

— C'est bien la Jenny D que j'attends, lui répondit-elle, mais je ne connais pas Sven.

Ses mains s'étaient mises à trembler. Sa gorge se serra. Quelle nostalgie de revoir ce bateau, si délabré. Le capitaine devait être fort négligent...

L'homme haussa les sourcils, surpris. — Quoi ? C'est vous qui représentez la Daly et bouleversez mon emploi

du temps ? — Oui, je suis l'agent de la Daly, acquiesça-t-elle froidement. J'étais là

à Homer, à l'heure où je devais vous retrouver, mais... Elle vit l'ombre d'un sourire passer sur ses lèvres. Il lança un gros

cordage sur le débarcadère. — Tenez. Attachez-moi ça. Amber se tourna pour se saisir du cordage, mais un de ses hauts

talons se prit entre les planches rugueuses du ponton, et elle faillit tomber dans l'eau noire, contre la coque du bateau. Elle poussa un cri et battit des

bras. D'un bond l'homme fut auprès d'elle et l'empoigna par le bras. La tête lui tourna, elle s'appuya contre lui.

— Ça va ? Il la relâcha dès qu'elle eut retrouvé son équilibre. — Oui, merci. — C'est ma faute, bougonna-t-il. J'aurais dû deviner qu'ils enverraient

un incapable. — Pardon ? — Vous n'avez pas l'air d'avoir le pied marin. Il attacha le filin, ôta sa casquette blanche, découvrant ses cheveux

noirs, et se présenta : — Capitaine Sergueï Alexandrovitch Poliakov. Mes amis et mes

compagnons m'appelle Serge. Amber ignora son demi-sourire ironique et lui serra la main, en le

regardant droit dans les yeux. Mais elle s'empressa de lui retirer sa main et de l'enfoncer dans la poche de sa veste pour cacher son brusque tremblement.

— Ravie de faire votre connaissance, capitaine. Je suis Amber Daly. Mon oncle Harold a dû vous informer que je resterais à bord quelques semaines pour surveiller les opérations de fret, dans le but de diminuer le gaspillage et réduire les pertes.

— Comme celle que va entraîner aujourd'hui l'ajournement des livraisons, à cause de vous.

— Euh...Ce n'est pas tout à fait ce à quoi je faisais allusion. Le capitaine Poliakov sourit. Les coins de ses yeux se plissèrent. Quel

bleu surprenant dans un homme aussi brun, s'étonna Amber, oubliant quelques instants leur conversation.

— ...Oncle, cousin ou frère, disait-il, si un ordre vient des Daly, j'obéis sans discussion. J'ai hâte que vous m'indiquiez mes erreurs de navigation. Et je serai ravi de vous voir faire et de prendre exemple sur vous.

Amber se raidit sous le persiflage, et répliqua sur le même ton. — Quelle chance nous avons de compter parmi nos commandants un

homme aussi dévoué ! Serge eut un petit rire. Et, examinant Amber de la tête aux pieds, il

pencha la tête de côté. — J'espère que vous avez apporté des vêtements plus appropriés ? — Oui, bien sûr, dit-elle en s'efforçant de ne pas sourciller sous son

examen. — Très bien.

D'un saut, il retourna sur le pont du bateau. Amber aurait pu faire de même si, au lieu de porter jupe étroite et talons aiguilles, elle avait choisi un jean et des tennis. Elle maudit son tailleur pourtant très seyant et se sentit ridicule. Le capitaine n'ignorait pas son embarras. Mais il jouait avec elle, pour l'humilier de son autorité.

Elle refusa de se laisser intimider. — Ohé, du bateau ! Serge s'était mis à vérifier l'arrimage d'une grande caisse à claire-voie,

d'où émergeait une antenne parabolique. Il se tourna vers le vieil Indien Athapaskan qui l'aidait.

— Abraham, n'as-tu pas entendu un cri bizarre ? Impassible, le vieil homme fit non de la tête. Amber vit Serge la guetter du coin de l'œil. Lentement, il se redressa

en retenant un sourire. — Auriez-vous un problème, mademoiselle ? — Oui, j'aimerais que vous preniez mes bagages, dit-elle en désignant

ses havresacs. Et puis, je voudrais monter à bord. — Eh bien, montez. Vous n'avez pas besoin de ma permission. — Non, mais j'ai besoin de votre aide. Que le diable l'emporte, pensa-t-elle, il semblait ravi. Mains sur les

hanches, laissant tomber sur elle un regard sarcastique, il avait l'air d'un pirate.

Il sauta à ses côtés, avec un bruit sourd que répercutèrent les planches humides du ponton. Prenant les bagages d'Amber, il les passa à Abraham, puis déclara :

— Avant d'aller plus loin, il y a quelque chose que vous devez savoir. L'assurance du bateau ne couvre pas les passagers. En conséquence, je vous considérerai comme un membre de l'équipage. Et je compte bien que vous partagerez nos tâches. Depuis le départ de Sven, nous manquons de bras.

Il repassa sur le pont et lui tendit la main, en ajoutant : — Nous ne faisons pas une croisière. Elle mit sa main dans la sienne. S'il croyait la décontenancer, il n'y

arriverait pas. — Je ne m'attendais certainement pas à une croisière. Et je serai ravie

d'être à bord, ne serait-ce que pour un temps. — Tiens ? Vous n'avez donc pas l'intention de rester ? — Ne vous réjouissez pas si vite. — Oh, je ne faisais que me renseigner. On m'a seulement dit de faire

escale à Homer pour embarquer le représentant de la compagnie, et rien de plus.

Amber le dévisagea. Il avait dû être alarmé par l'annonce de son arrivée, songea-t-elle. C'était bien normal aussi qu'il ait été contrarié de modifier son emploi du temps pour elle, surtout s'il était consciencieux. Mais dans les livres de comptes, rien ne plaidait en sa faveur. Et elle voulait découvrir pourquoi la Jenny D avait cessé de faire des bénéfices aussitôt que Sergueï Poliakov en avait pris le commandement.

Amber se détourna pour examiner le pont encombré. La peinture était écaillée, et une des vitres cassées de la timonerie était maintenue par des bandes de papier collant. Une saison de plus risquait d'être fatale au bateau.

Avec un soupir, elle remarqua : — Je trouve ce bateau dans un état affreux. Mais quelques semaines

en cale sèche pourraient... Serge leva les bras au ciel. — En cale sèche ? Etes-vous folle ? Nous avons beaucoup trop de

travail pour rester immobilisés à lui faire une beauté dans un port ! Les réparations, c'est bon pour l'hiver. On n'éloigne pas de l'eau un bateau pendant les mois où il a le plus d'activités.

Amber tint bon. — Je ne crois pas que nous ayons le choix. Je doute que ce bateau soit

longtemps en état de naviguer. John Daly se retournerait dans sa tombe s'il voyait comment vous avez laissé sa Jenny D se dégrader.

— Moi ? — Oui, vous. Vous en êtes le capitaine, comme vous aimez à me le

rappeler, non ? — Et vous, de toute évidence, vous avez appris votre métier dans les

livres, hélas ! — Que voulez-vous dire ? — Je veux dire, expliqua-t-il en se rapprochant lentement d'elle, que

c'est seulement à votre nom que vous devez d'être ici. Mais si John était encore de ce monde et vous entendait me conseiller de cesser de naviguer en plein été, je suis sûr qu'il vous jetterait à l'eau, toute jeune fille de bonne famille que vous êtes.

Le cœur d'Amber se mit à battre très fort. Elle s'était déjà rendu compte que Poliakov avait mauvais caractère. Elle lui voyait à présent une lueur dans les yeux qu'elle n'aimait guère, pas plus qu'elle n'aimait sa lente et délibérée avancée vers elle.

Elle jeta un regard sur les vagues froides qui battaient contre les pilotis du ponton, et revint rapidement à lui. Il était suffisamment robuste pour mettre à exécution sa menace indirecte. Elle le vit lever la main, et bondit en arrière comme si elle avait reçu une décharge électrique.

Il fronça les sourcils. — Hé, qu'avez-vous ? — Vous n'oseriez tout de même pas..., cria-t-elle, en s'obligeant à

réprimer le tremblement de sa voix. — Oser quoi ? — Me jeter par-dessus bord. Serge eut un geste de découragement. — Mais enfin, je ne suis ni un sauvage ni un fou ! — Je ne pense pas... — C'est bien ça, vous ne pensez pas. Croyez-vous qu'un capitaine de

bateau se laisserait aller à une plaisanterie aussi meurtrière ? L'eau est glacée et vous mourriez en quelques minutes.

Il esquissa un sourire. — Et puis, je n'ai aucune intention de noyer une Daly, je vous le

certifie, surtout charmante comme vous l'êtes. Je tiens à préserver mon chargement d'âmes. Vous êtes en sécurité à bord de mon bateau.

— De notre bateau, corrigea-t-elle. — Oh, pardon ! J'assure le commandement depuis la mort de John, et

j'ai parfois tendance à oublier ma position. Son expression se durcit, et il conclut : — Je compte sur vous pour me la rappeler. Amber tenait à éviter tout climat d'hostilité entre eux. Elle lui posa

légèrement la main sur le bras. Il avait des muscles durs comme de la pierre. Elle le vit tressaillir, mais il ne fit pas un geste pour s'éloigner.

— Allons, je sais bien que vous ne cherchez qu'à faire votre métier. Essayez de vous souvenir que moi aussi, je suis ici pour faire le mien.

Ce n'était qu'en partie vrai. Mais Amber avait depuis longtemps décidé de ne rien révéler des liens qui l'unissaient à la Jenny D. Personne en Alaska n'avait besoin de savoir pourquoi elle était si attachée à ce bateau, ni qu'elle l'avait racheté à son oncle auquel son père l'avait légué.

— Mademoiselle Daly... Amber, murmura Serge avec un regard qui semblait réclamer sa compréhension, les caboteurs de l'Alaska ne font pas un travail banal. Sans nos services, des hommes périraient. Des vies seraient ruinées, des fortunes perdues, si nous manquions à nos obligations.

Elle se détourna et regarda vers le large. — Oui, c'est ce qu'on m'a dit, murmura-t-elle, en se souvenant des

nombreux récits que lui avait faits son père. Avec son bateau, John Daly était devenu une sorte de légende parmi

les habitants isolés de l'Alaska. Plus d'une fois, c'était à son arrivée qu'ils

avaient dû leur survie. Pour eux, il avait figure de héros. Pour elle, de père toujours absent qu'elle aurait voulu mieux comprendre.

Recouvrant son autorité, Serge se dirigea vers le poste de pilotage. — Nous larguons les amarres dans quinze minutes, donc restez à bord. Après avoir dit un mot à Abraham, il disparut par une échelle de

coupée. Se frayant un chemin parmi les marchandises qui encombraient le pont, Abraham vint prendre le plus gros des bagages d'Amber, et se dirigea vers l'arrière. Elle se saisit de l'autre, et le rattrapa.

— Bonjour. Il la salua de la tête. Elle avait l'impression de le connaître. — Travaillez-vous depuis longtemps sur ce bateau ? Nouveau signe de tête. Amber sourit. — Vous parlez toujours autant ? Il lui répondit par un haussement d'épaules, et lui ouvrit une porte de

sa main noueuse. Amber le regarda. Il avait un visage parcheminé et impossible, tanné par le soleil et couvert de rides, qui lui rappela vaguement un vieil Indien qu'elle avait rencontré quand elle était petite. Abraham semblait n'avoir pas d'âge et son nez busqué, ses cheveux noirs et luisants rassemblés en courte natte sur la nuque avaient l'air taillés dans la pierre et le bronze depuis des temps immémoriaux. Amber le remercia et se glissa dans la cabine, en traînant ses bagages après elle. Mais elle les lâcha aussitôt qu'elle eut découvert le décor qui allait être le sien. Elle venait de faire un saut dans le temps de vingt-deux ans.

Plusieurs objets familiers étaient restés en place : le miroir avec son encadrement sculpté, la chaise et la table, et jusqu'aux photos jaunies sur la paroi de tribord. Lentement, elle s'en approcha. Le nœud qu'elle avait dans la gorge grossit, devint un sanglot qu'elle ravala. Toute son enfance était là, figée en images.

Amber caressa du bout des doigts les visages qui lui souriaient. Elle-même à six ans, la figure piquetée de taches de rousseur, ébouriffée et rieuse, tenant la main d'une ravissante jeune femme, sa mère. Et, devant la Jenny D toute neuve, John, ce père qui avait aimé l'océan et les habitants de l'Alaska plus que sa propre famille, semblait-il.

Elle laissa retomber son bras, tandis que des larmes coulaient lentement sur ses joues. Maintenant, il ne restait plus qu'elle — elle et la Jenny D.

Amber soupira. Le passé était le passé. Terminé, comme son mariage avec Cari. A présent, elle était une adulte responsable, et elle avait une tâche à accomplir. Elle hissa le plus gros de ses bagages sur la couchette, et en sortit plusieurs jeans, chaussures de pont et gros pull-overs, puis en retira la

chose la plus importante, les vieux livres de comptes de la Jenny D. Elle les empila sur la table, auprès de sa machine à calculer, puis commença à se changer.

Le temps serait son allié, songea-t-elle. Travaillant comme conseiller financier dans la compagnie de son oncle, elle était libre de prendre autant de temps que nécessaire pour comprendre pourquoi une affaire profitable était devenue déficitaire.

Elle s'assombrit. Le capitaine Poliakov s'était montré impatient de savoir combien de jours elle allait rester à bord. Et s'il était bel et bien l'escroc qu'elle avait soupçonné ? Elle ne fut pas autrement surprise de voir que cette idée l'attristait beaucoup.

2

On frappa un coup sec à sa porte au moment où elle enfilait un pull

vert. Amber émergea du col roulé pour découvrir que Serge avait ouvert la porte une seconde plus tôt qu'elle ne l'aurait souhaité.

Elle s'empressa de mettre son pull en place, et s'écria : — Ne pouviez-vous attendre que je vous dise d'entrer ? Je veux bien

être traitée comme un membre de l'équipage, mais je suis tout de même une femme et j'aimerais que vous vous en souveniez.

— Nous sommes en train de larguer les amarres. Il serait bon que vous appreniez à nous aider avant que nous n'ayons réellement besoin de vous.

— Oui, mon commandant, lança-t-elle comme il faisait demi-tour, et elle monta sur le pont.

Le gros diesel toussait. Abraham était en train d'enrouler les cordages en spirale plate. Elle fut émue en retrouvant les odeurs de sel et les bruits du port. Après avoir regardé un moment autour d'elle, elle rejoignit Serge dans le poste de pilotage.

— Ai-je raté ma première leçon ? Il surveillait les mouvements de petits bateaux. — Dans ce métier aussi, le temps, c'est de l'argent. Et plus précisément

en l'occurrence, votre argent. Amber retint sa respiration. Personne, en dehors de son oncle Harold,

ne savait qu'elle avait racheté la Jenny D. Comment Serge l'avait-il découvert ?

— Mon argent ? — Façon de parler. Je voulais dire l'argent de la Daly — et vous êtes

une Daly, non ? Amber se détendit. — Oui, bien sûr. — Savez-vous qu'en étant obligés de venir vous chercher, nous avons

perdu près d'une journée ? — Malheureusement, c'était nécessaire. Elle vit les mains de Serge se serrer sur le gouvernail. — Ben et Helen Pearson attendent depuis une semaine une pièce pour

leur groupe électrogène. Nous devions arriver chez eux cet après-midi. Maintenant, nous n'y serons pas avant demain, et encore, à condition que le beau temps se maintienne.

Il tourna vers Amber des yeux glacés. — Je devrais vous laisser le soin d'expliquer nos retards à nos clients. — Si vous voulez, rétorqua-t-elle calmement.

Et elle regarda la côte s'éloigner. Dire qu'elle avait trouvé normal, étant enfant, de vivre dans la magnificence de ce paysage sans pareil ! Des nuages formaient de larges traînées au-dessus des eaux argentées de la baie, et pourtant la lumière était si forte qu'Amber était obligée de cligner des yeux. Des maisonnettes de planches, aux couleurs vives, se succédaient sur toute la longueur de la célèbre plage d'Homer. La seule partie libre était occupée par les tentes de nylon des campeurs.

Comme Serge mettait le cap sur le nord-ouest, longeant une côte abondamment boisée, Amber lui sourit enfin.

— Est-ce toujours aussi beau ? Un temps, il resta silencieux. — Non, dit-il avec solennité. Quelquefois, ça l'est davantage. Leurs yeux se rencontrèrent. Pendant une longue minute, le temps

sembla suspendu dans un au-delà magique et glacé. Elle tendit la main pour lui toucher le bras. Mais à peine l'eut-elle effleuré qu'il s'écarta, détruisant leur brève communion. Et il reporta toute son attention sur la navigation.

Amber s'attarda à le dévisager. Le moment qu'ils venaient de vivre n'avait pas été un rêve.

Pensivement, lentement, elle se détourna et le laissa seul au gouvernail. Elle resta longtemps appuyée au bastingage, hypnotisée par le bouillonnement de l'écume sous l'étrave. Quand elle commença à avoir froid, elle alla chercher quelque chose de chaud à boire.

Abraham s'affairait dans une cuisine si petite qu'il n'y avait guère de place pour deux. L'odeur de café frais qui flottait dans l'air parut délicieuse à Amber.

— Hum, soupira-t-elle en fermant les yeux. J'ai l'impression que tous mes sens sont plus aigus. Ce doit être l'effet de la mer. Pourrais-je avoir deux cafés, Abraham ? J'en porterai un au capitaine de votre part.

Abraham souleva ses sourcils broussailleux. — C'est lui qui l'a demandé ? — Non, mais je pensais... — D'accord, l'interrompit-il. Il emplit deux grosses tasses d'un café très noir et bouillant, et les lui

tendit. — Merci, dit-elle en lui souriant. Abraham ? — Hum ? — Vous savez, j'aime ce vieux bateau autant que vous l'aimez. Je suis

vraiment venue pour essayer de sauver l'affaire. Il fit un signe en direction de la timonerie. — Et le sauver, lui ?

— Si vous voulez dire le garder comme capitaine, je ne sais pas, répondit Amber, en toute honnêteté.

Abraham ne cilla pas. — C'est bien ce que vous vouliez savoir ? reprit-elle. — Non. Pas seulement. Il se détourna, non sans qu'Amber ait pu voir ses lèvres esquisser un

sourire. Serge était immobile quand elle entra. — Je vous ai apporté un café. Il lui lança un coup d'oeil. — Merci, posez-le là. Tenant sa tasse à deux mains, Amber alla à la fenêtre. — Mon Dieu, regardez ça ! s'exclama-t-elle. Couverts de neige et de glace, les sommets des montagnes se

perdaient dans un brouillard épais qui donnait au paysage un aspect irréel. — A gauche, vous avez le volcan Iliamna, expliqua Serge, à droite, le

mont Redoubt. On dirait deux montagnes jumelles, non ? — Elles sont magnifiques. — Il y a beaucoup de beauté en Alaska, déclara-t-il, et Amber sentit ses

yeux sur elle. Elle le regarda et se mit à rire. — Voilà deux fois que vous me faites un compliment. Essayez-vous de

me gagner par la flatterie, capitaine ? — Loin de moi cette pensée ! — Remarquez, à l'occasion, je n'aurais rien contre. — Oh alors, si ça doit faire avancer ma cause, je crois que je saurai

sacrifier de temps en temps mon intégrité. — Vous saurez faire quoi ? protesta Amber. Eh bien, merci beaucoup ! — Allons, allons, ne vous fâchez pas. Je commence donc mes

compliments. D'abord, imaginons ce que pourrait vous dire un modeste homme des bois ou un pêcheur. Vous avez des yeux vraiment étonnants — c'est ce vert irisé qu'on voit sur le flanc d'une truite récemment pêchée.

Il rit en voyant son expression effarée, et poursuivit. — Quant à vos cheveux, ils sont du même brun soyeux que le pelage

d'un grizzly. Cette fois, Amber rit elle aussi et entra dans le jeu. — Quelle ménagerie ! Et maintenant, ma silhouette. Oubliez l'ours,

par pitié !

— Eh bien, voilà ce que je pourrais en dire : votre silhouette est celle d'une belle Indienne Athapaskan, à la peau blanche sous le hâle, agile et souple, insaisissable comme le furet.

Amber hocha la tête. — Au fond, vous devez préférer les animaux de l'Alaska à ses femmes.

Très franchement, je n'ai jamais reçu de compliments pareils ! Il parut soudain mal à l'aise, et revint à sa navigation dans le large

estuaire de Cook. Amber resta songeuse. Il avait osé la taquiner, sachant pourtant qu'elle avait le pouvoir d'arrêter à tout moment les activités de la Jenny D. D'autres fois, comme maintenant, il se repliait sur lui-même, comme il se méfiait d'elle ou soupçonnait un secret dans sa petite enquête. Serait-il toujours aussi imprévisible ?

Elle se rapprocha doucement de lui. — Votre café refroidit. Buvez-le. Vous avez l'air gelée. Amber leva la tasse à ses lèvres. — Je le suis. Vous pensiez peut-être que, venant de Seattle, j'étais

habituée à l'humidité, mais non. Elle lui sourit par-dessus sa tasse. Elle vit son expression s'adoucir,

pendant qu'il laissait son regard s'attarder sur son visage. — Vous savez, lui déclara-t-il calmement, je crois que je me suis

trompé. — A quel sujet ? — Vos yeux. — Ah ! j'attends le pire. — Oui. C'est la couleur des profondeurs glacées du lac Kluane. Quand

il fait soleil, il y a des éclats d'or dans l'eau verte. — Et mes cheveux ? Ils ont changé aussi depuis tout à l'heure ? — Eh bien..., fit-il, cherchant ses mots. Une de ses mains lâcha la barre pour venir effleurer les boucles qui

retombaient sur la joue d'Amber. — Vos cheveux sont aussi doux que les pétales d'une fleur, et ils

entourent votre visage à la façon dont les nuages caressent les sommets des montagnes. Pourtant, ils sont indisciplinés, rebelles comme un williwaw.

— Un quoi ? lui demanda-t-elle, sous le charme. — Un williwaw, c'est un vent venu de nulle part, sauvage. — Quel ruissellement de poésie ! Je défaille ! Serge reposa sa main sur la barre. — Gardez-vous-en bien. Vous êtes ici pour faire un travail, m'avez-

vous dit. Moi aussi.

— Bien sûr, murmura-t-elle d'une voix sèche, décontenancée par ses sautes d'humeur brutales.

S'il n'avait rien à se reprocher, qu'avait-il à craindre d'une plus grande intimité avec elle ? Amber soupira. Tant qu'elle serait en train d'examiner les livres de compte, la tension grandirait peut-être entre eux. Mais, en admettant qu'elle parvienne à faire la preuve de son innocence, Serge lui accorderait-il enfin sa confiance ?

Soudain très lasse, Amber s'appuya à la rambarde. Tandis qu'elle observait Serge, elle savait qu'elle était déjà incapable de le juger en toute objectivité.

***

Le matin se leva dans une lumière grise et morne. Amber fut réveillée

par les craquements du bateau qui tanguait dans de violentes bourrasques. Ce n'était pas la première fois qu'elle affrontait une mer déchaînée,

mais elle se sentait le pied moins sûr aujourd'hui que lorsqu'elle était enfant. Se retenant au châlit de la couchette, elle parvint à se lever et à s'habiller sans être projetée contre les parois ou les meubles.

Quelques pas jusqu'à la cuisine lui valurent un frugal petit déjeuner, et un départ précipité de Serge qui devait monter immédiatement relayer Abraham à la barre.

Amber retourna à sa cabine, dans l'intention de travailler. Mais elle ne tarda pas à s'apercevoir que la table n'était pas faite pour être utilisée par gros temps. Plus elle tentait de rassembler ses documents, plus ils glissaient à terre. En désespoir de cause, elle les entassa sur le plancher, mit une veste et alla voir ce qui se passait sur le pont.

Le vent arracha presque la porte de sa cabine quand elle l'ouvrit. La Jenny D était ballottée par la mer, des paquets de vagues balayaient le pont, et le rendaient extrêmement glissant. Prise après prise, Amber avança en chancelant sur le pont incliné, tenaillée par peur de lâcher le bastingage plus d'une seconde. Un vent salé lui hurlait dans les oreilles, lui piquait les yeux. Elle devait cligner des paupières pour parvenir à distinguer sa direction. Elle essaya de synchroniser les moments où elle lâchait le bastingage avec les mouvements du roulis, de façon à éviter une glissade mortelle dans la mer.

Les minutes lui parurent durer des heures avant qu'elle pût saisir les barreaux de l'échelle qui menait à la timonerie. Le pont supérieur était plus sec, mais bien plus étroit. La porte, enfin, ne fut plus qu'à une longueur de

bras. Soulagée d'avoir atteint un abri, Amber se saisit du loquet de cuivre et entra.

Jambes écartées, Serge tenait fermement le gouvernail. — Qu'est-ce que vous fichez là ? lui cria-t-il pardessus le bruit de la

tempête. N'avez-vous rien de mieux à faire qu'à vous promener sur le pont par un temps pareil ?

Soudain ses yeux s'élargirent d'horreur. — Et votre gilet de sauvetage ? — J'ai oublié de demander à Abraham de m'en donner un. Il est allé se

coucher tout de suite après avoir pris son petit déjeuner, expliqua-t-elle d'un air contrit. J'ai pensé que si je montais ici, vous me diriez où je pourrais en trouver un.

— Là-dessous, déclara Serge avec un signe de tête. Dans le coffre du milieu. Et ne vous avisez plus jamais d'apparaître sur le pont par mauvais temps sans en porter un. Est-ce clair ?

Il la traitait comme une enfant. Amber eut envie de lui retourner une réplique sarcastique, mais elle savait qu'il avait raison.

— Je vous demande pardon, marmonna-t-elle en enfilant le gilet orange vif.

Comme le bateau tanguait, elle avait du mal à agrafer les boucles. — Venez ici, dit Serge. Je vais faire ça pour vous. Tenez la barre, et

naviguez vent debout. Elle attendit que le pont soit revenu à l'horizontale pour s'élancer vers

Serge qui la rattrapa par la taille. Mais elle ne put retrouver son équilibre. Autour d'eux, tout montait, descendait, dansait avec fureur.

Le gilet de sauvetage fut boutonné trop vite à son gré. Serge lui reprit la barre.

— Vous feriez mieux de rester ici un moment, conseilla-t-il. Le pont est trop dangereux. Il faudra que nous ayons atteint Turnagain Arm pour que la tempête s'apaise un peu.

— J'ai entendu dire qu'il y avait des lames de fond par ici. J'aimerais bien en voir une.

Il eut un regard incrédule. — Alors, louez un avion et survolez l'océan, ou bien allez vous percher

sur un point élevé du rivage. Un petit bateau ce n'est pas l'endroit rêvé pour voir déferler une vague de quinze mètres de haut.

— Je n'ai pas peur. — C'est que vous êtes folle, déclara-t-il avec le plus grand sérieux,

parce que, moi, j'ai peur. — Vraiment ?

— Oui. Et, dès que nous aurons livré leur pièce détachée aux Pearson, je sortirai aussi vite que possible de cet estuaire.

— Où habitent les Pearson ? — Juste après Possession Point. C'est un mouillage traître, surtout

quand la marée est basse. — Le sera-t-elle ? — Oui. Il vit qu'elle serrait la barre d'appui si fortement que les jointures de

ses doigts étaient blanches, et il parut regretter ses paroles. — Ne vous inquiétez pas. Je ne laisserai pas les choses tourner mal. — Comment pouvez-vous vous montrer si confiant ? — Je connais mon métier. N'oubliez pas, j'ai eu le meilleur des

professeurs. Amber acquiesça de la tête. — C'est vrai, John Daly avait une excellente réputation. Elle était anxieuse de savoir ce que Serge pensait de ce père qu'elle

n'avait pas vraiment connu. Elle chérissait comme un trésor chaque récit qui allait s'ajouter à la légende infinie des exploits paternels.

— C'était un homme formidable. — Guère riche, pourtant. Serge eut un petit rire. — Voilà qui était le moindre de ses soucis ! Il considérait qu'il avait

une tâche sacrée, une mission à remplir. Et c'est pourquoi il s'est séparé de sa fille, à la mort de sa femme.

Amber retint sa respiration. — Vous devez la connaître, poursuivit Serge. Quand j'ai fait la

connaissance de John, il m'a dit qu'elle avait neuf ou dix ans. Elle doit donc avoir dans les treize ans, à présent. Elle vit avec cet oncle dont vous m'avez parlé. Elle a sûrement connu des moments difficiles à la mort de son père, il y a quelques années.

— Oui, dit Amber, et elle laissa échapper un gros soupir que Serge aurait sûrement entendu, n'eût été le bruit de l'orage.

Ainsi voilà pourquoi ni à Homer, ni sur la Jenny D, personne ne l'avait interrogée sur son père.

Pour tous, la fille de John Daly n'était encore qu'une adolescente. Et elle se demanda si son père avait délibérément menti à ses amis, ou s'il avait vraiment oublié son âge.

Quand elle releva la tête, Serge la regardait. — Mal au cœur ?

— Non, non, le rassura-t-elle. Je vais très bien. Je réfléchissais, c'est tout. Continuez, je vous écoute.

— John appelait sa fille Skipper. Je n'ai jamais su quel était son vrai nom.

Il fit une pause. Amber n'avait pas envie de lui mentir, mais elle ne voulait rien lui révéler non plus.

— Nous l'appelons comme ça, nous aussi. Ça lui va, non ? si l'on songe à la façon dont elle a été élevée.

— Oh ? A-t-elle beaucoup navigué avec lui ? — Tous les étés, quand sa mère était en vie. Mais après la mort de sa

mère, John a pensé que sa fille était plus à sa place sur la terre ferme. — Je sens que vous le désapprouvez. — Les enfants ont besoin de vivre avec leurs parents, quelles que

soient les circonstances. — Il nous est difficile de le juger en toute honnêteté, n'est-ce pas ?

Après tout, qui sait ce qui se passait dans sa tête et dans son cœur, quand il a pris cette décision.

— Non, dit Amber tristement. On ne le saura jamais.

3

Au moment où ils atteignirent Possession Point, les vagues s'étaient

un peu calmées, et un léger crachin se mit à tomber. Serge donna l'ordre à Abraham de jeter l'ancre. Quand le bateau eut

cessé de tirer sur ses chaînes et se fut stabilisé, il sortit du coffre deux cirés jaune vif.

— Tenez, dit-il à Amber en lui en tendant un. — Je suppose que vous n'en avez pas de plus petit ? Il eut un rire. — Il n'y a qu'une taille. Elle le regarda mettre le sien et le suroît assorti. — Et pas de bottes de caoutchouc de ma pointure, j'imagine ? — Non. Mieux vaut que vous gardiez ces chaussures. C'est moins

dangereux que des bottes trop grandes. Amber décida de ne pas lui révéler qu'elle avait les pieds mouillés

depuis des heures. Souriant stoïquement, elle sortit de la timonerie derrière lui, et le suivit sous la pluie.

— Est-ce bien prudent d'aller à terre en ce moment ? — On ne peut pas toujours choisir l'heure et le temps pour faire nos

livraisons. Encore heureux qu'on soit arrivés sains et saufs ! Il se tourna vers Abraham. — Ben sait-il que j'arrive ? — Oui, il est prêt. — Parfait. Serge glissa une boîte enveloppée de papier brun sous son gros ciré. — Prends soin d'elle. Abraham acquiesça solennellement, puis conduisit Amber vers les

bossoirs et lui montra comment elle pouvait l'aider à descendre la chaloupe dans les eaux agitées du bras de mer.

Elle sentit son coeur sauter dans sa poitrine quand Serge enjamba le bastingage et prit pied dans la chaloupe instable. Elle avait envie de l'appeler pour lui souhaiter bonne chance, mais cela lui parut déplacé. C'aurait été admettre l'imminence du danger, et il semblait bien décidé à l'ignorer.

Mais quand il se détacha de la Jenny D, Amber s'agrippa au bastingage froid et glissant, et le regarda s'éloigner en priant tout bas pour sa sécurité. Il semblait si petit dans cette minuscule embarcation ballottée par les vagues comme une feuille prise dans un tourbillon.

Après quelques minutes, Amber ne vit plus ni le jaune du ciré de Serge, ni le rouge et blanc de la chaloupe. Son anxiété augmenta. S'il avait chaviré... Puis la chaloupe réapparut, en équilibre précaire au sommet d'une vague gigantesque, avant de glisser de nouveau dans un creux. Une fois encore, l'homme et l'embarcation se dérobèrent à sa vue. Ces angoissantes éclipses se répétèrent jusqu'à ce que Serge disparaisse définitivement derrière un promontoire rocheux. Amber se tourna vers Abraham.

— Comment saurons-nous s'il s'en est tiré ? — Par la radio. — Vous voulez dire que nous pouvons appeler à terre ? Il acquiesça. — Alors, allons-y. — On ne peut pas occuper la fréquence sans raison valable. Il y a

beaucoup de messages à cause de l'orage. — Sans raison ? protesta-t-elle. S'inquiéter du sort de Serge, n'est-ce

pas une bonne raison ? — Il s'en sortira, déclara Abraham, imperturbable. Il connaît la mer. Il

nous appellera dès qu'il sera en sécurité. La main d'Amber se crispa sur le bastingage mouillé. — Et combien d'hommes comme lui la mer a-t-elle enlevés,

Abraham ? Combien avez-vous vu de gens de votre peuple disparaître au fond des eaux ?

— Beaucoup, admit-il. Mais mon peuple connaît les risques. La mer ne nous fait pas seulement mourir, elle nous fait vivre.

Il se détourna, prêt à la laisser, puis ajouta : — Serge connaît les risques, lui aussi. Sa grand-mère était une

Athapaskan. — ... Ce qui explique la couleur de ses cheveux, rêva tout haut Amber.

Mais ses yeux ? — Il les tient de ses ancêtres russes. Ne vous inquiétez pas pour lui.

C'est un excellent navigateur. Que répondre ? Elle avait beau aimer la côte de l'Alaska et chérir les

souvenirs de ses étés d'autrefois, elle était devenue une terrienne, et les caprices de la mer arctique l'effrayaient.

La pluie se mit à tomber en gouttes aussi grosses et dures que des billes. Et toujours pas d'appel de Serge. Bientôt, ce fut un déluge. Mais Amber était si inquiète qu'elle ne quitta pas sa place.

Abraham revint, courbé en deux pour se protéger. — Rentrez !

— Non, s'entêta-t-elle. Je veux attendre Serge. Il risque d'avoir besoin d'aide.

— La mer est trop grosse. Il ne reviendra pas, à présent. — Qu'en savez-vous ? Il voulait éloigner la Jenny D de la côte aussi

vite que possible. Supposez qu'il décide de revenir, et que personne ne soit là à l'attendre. Il n'arrivera jamais à monter seul à bord dans cette bourrasque.

Abraham marmonna quelque chose d'inaudible puis regagna la timonerie. Quelques minutes plus tard, Amber entendit la radio crachoter, mais elle ne parvint pas à saisir quoi que ce soit.

Abraham surgit de nouveau auprès d'elle. — Il revient. — Mais je croyais... — Il est fou, grommela Abraham. C'est ridicule ! Il se fait du souci

pour vous. Il revient pour que vous n'attrapiez pas de pneumonie en restant debout sous la pluie.

Elle saisit Abraham par le bras. — Arrêtez-le ! Je voulais seulement m'assurer qu'il avait bien touché

terre. Si c'est dangereux pour lui de revenir maintenant, envoyez-lui un message radio. Arrêtez-le !

Abraham pointa un index noueux vers les brisants. Une petite embarcation bataillait contre les vagues.

— C'est trop tard. Il est déjà en route. Amber s'épuisa à suivre l'avancée de Serge au travers de la pluie

battante. Ses yeux lui faisaient mal, chaque muscle de son corps était affreusement tendu. Quand enfin Serge accosta la Jenny D, il semblait aussi à bout de forces qu'elle.

Il prit le filin qu'Abraham lui lança, amarra la petite embarcation à la grosse coque, et grimpa péniblement sur le pont. Amber l'aida à monter les derniers mètres.

Trempé, épuisé, Serge se tourna vers elle. — Allez à l'abri, voulez-vous ! Elle l'entraîna vers la chaleur de la cuisine. — Vous aussi, capitaine. — Et comment ! Je ne suis revenu que pour pouvoir m'asseoir près du

feu. — Ridicule ! grommela de nouveau Abraham, Amber examina Serge

d'un œil inquiet. — Vous n'êtes pas rentré à cause de moi, dites ? Abraham prétendait...

Serge lança au vieil homme un regard furieux. — Ne soyez pas bête. Il m'a mal compris. Et vous ? Etes-vous aussi

mouillée que vous en avez l'air ? Amber se rendit compte alors qu'elle avait les cheveux collés sur les

joues et plus de gouttes de pluie sur le visage que de taches de rousseur. — Oui, admit-elle en frissonnant. La pluie m'a coulé dans le cou. Je

suis trempée jusqu'aux os. Serge commençait à claquer des dents. — Je vais chercher du rhum, annonça Abraham. A peine entrée dans la cuisine, Amber se débarrassa de son ciré, et

aida Serge à ôter le sien. Leurs mains tremblaient de froid. Bientôt, leurs gilets de sauvetage entassés dans un coin, ils se serrèrent autour du poêle ventru.

— Ah, ça va mieux, soupira Serge, en se frottant les mains. Il examina Amber. — Vous êtes encore toute mouillée. Laissez-moi vous aider à enlever

ce gros pull-over... Amber rougit. Doucement, il tira sur la laine trempée tandis qu'Amber levait les bras.

Il sourit en voyant ce que le T-shirt humide révélait. Ça va mieux ? — Oui, merci. Gênée, elle croisa les bras et se frotta vigoureusement. Il se leva pour

lui frictionner le dos. — Vous allez avoir chaud bientôt. Avec Serge si proche d'elle, si prévenant, elle sentit sa température

monter immédiatement. Abraham revint, avec une bouteille carrée. — Pas de saumon ? demanda-t-il à Serge. — ... Non. J'ai oublié. — Mais ils paient toujours... — ... A temps, oui, interrompit Serge, et il tapota sa poche. J'ai le

chèque là. — Un chèque de Pearson ? demanda Amber. — Oui. Elle tendit la main. — Je vais le prendre. Je consignerai pour vous les entrées et les

sorties. Comme il ne lui présentait pas le chèque, elle ajouta : — Je sais manier les chiffres, Serge. — Je n'en doute pas. Mais vous me vexez en suggérant que je ne suis

pas capable de tenir mes comptes.

— Je n'ai jamais dit ça. — C'est tout comme. Elle grinça des dents. Quelle susceptibilité bien masculine ! Puis elle pensa que la réticence de Serge n'était peut-être pas due à

une blessure d'amour-propre. Qui sait s'il n'avait pas l'habitude de truquer les paiements en falsifiant les montants ?

Amber l'examina. Elle trouvait gênant d'insister en présence d'Abraham. Dès qu'elle serait de nouveau seule avec lui, elle lui redemanderait le chèque. Rien ne pressait.

— Je suis navrée, je ne croyais pas vous offenser. Je voulais seulement vous aider.

— Je comprends. Vous devriez ôter vos chaussures, elles sont trempées.

Abraham fourra une tasse de rhum entre les mains d'Amber. — Tenez, buvez ça. — Mais je n'en ai jamais avalé autant ! — Abraham est pis qu'une vieille nounou quand il s'agit de remèdes,

dit Serge. Mais il a raison. Vous avez vraiment besoin de vous réchauffer. Amber porta la tasse à ses lèvres. L'odeur était forte, la saveur rude.

Une gorgée la fit s'étouffer. — Quel drôle de marin vous faites ! Le rhum depuis des siècles, c'est le

premier allier du marin ! Elle essaya et s'arrêta bien vite après deux gorgées. La cuisine oscillait,

comme avant, mais maintenant l'estomac d'Amber commençait à protester. La chaleur qu'elle avait trouvée réconfortante devenait oppressante, la proximité du poêle insupportable.

— Pa...Pardon, murmura-t-elle. Je ne me sens pas très bien. — Si je n'avais été avec vous au plus fort de la tempête, je jurerais que

vous avez le mal de mer. — Oh mon Dieu, gémit-elle. Serge lui passa un bras autour des épaules. — Amber, qu'est-ce qui ne va pas? — Je n'ai pas l'habitude de boire. Je me sens affreusement mal. Je

crois que je vais aller m'étendre avant de m'effondrer. — Je vous ramène à votre cabine. La pluie a cessé. — Non, je vous en prie, non. Elle avait peur de perdre la face. La fille de John Daly souffrant du mal

de mer ! Inimaginable ! Elle le repoussa, avança lentement jusqu'à la porte et sortit dans le soir brumeux. Yeux fermés, elle s'appuya au bastingage et respira l'air froid.

Le mieux qu'elle avait à faire était d'oublier ses soucis et de se laisser glisser dans le sommeil. Demain, elle demanderait poliment à Serge le chèque de Pearson. Demain, elle aurait la preuve de son innocence.

4

Abraham resta sur le seuil de la cuisine jusqu'à ce qu'Amber eût

regagné sa cabine. — Elle doit se douter que vous mentez, fit-il remarquer à Serge qui le

regardait, appuyé à l'évier. — Que pouvais-je faire ? — Lui dire la vérité. — Quoi ? Elle ferait une scène de tous les diables. — Vous la sous-estimez, peut-être. — A moins que ce ne soit elle qui me sous-estime. Je continuerai à

naviguer sur la Jenny D jusqu'à ce que le nouveau bateau soit prêt. Personne ne m'arrêtera.

— Et si c'était elle qui vous arrêtait ? Serge respira profondément. — Je crois qu'elle n'en sera pas capable. Non, convint-il en hochant la

tête. Bon sang, Abraham, pourquoi ne nous ont-ils pas envoyé un homme ? Le vieil homme esquissa un sourire. — Ce n'est pas drôle, fit Serge. Et en plus, toi, j'ai l'impression que tu

me caches quelque chose ! Abraham haussa les épaules. — Alors ? Tu n'as rien à me dire ? — Vous n'écouteriez pas. — On croirait entendre Amber. De quel côté es-tu, dis-moi ? — Du côté de John Daly. Après tout, j'ai travaillé pour lui près de

trente ans. Je lui dois beaucoup. Amber ouvrit un oeil. Une vague silhouette sombre se détachait sur le

seuil de sa cabine. Elle sut que c'était Serge avant même qu'il n'ait parlé. — Amber, ça va ? Elle l'entendit se rapprocher d'elle. — Vous devriez vous mettre sous les couvertures sinon, demain matin,

vous serez gelée. Elle avait le corps lourd comme du plomb, et sa volonté était écrasée

par la fatigue et la léthargie provoquée par le rhum. De nouveau, il l'appela, doucement, tendrement. — Amber ? Sa présence la réconfortait, lui donnait l'impression d'être aimée. Elle

sentit des mains fortes la soulever, puis, la reposer délicatement sur le

matelas, et étendre sur elle le poids de couvertures bien chaudes. Elle poussa un petit soupir de plaisir et se pelotonna.

Serge resta auprès d'elle. Elle était si petite, elle semblait avoir tant besoin de protection, maintenant qu'elle s'était dépouillée de son apparence de femme d'affaires. Endormie, enfouie sous les couvertures, elle avait l'air d'une enfant.

En fait, elle ne dormait pas. Quelque chose en elle était ému. Quelque chose qu'elle avait cru éteint. Elle ferma les yeux encore plus fort et soupira. Elle sentait qu'il continuait à la regarder, paisible et rose dans l'édredon de sa couchette, et soudain espéra qu'il ne partirait pas, pas tout de suite, qu'il lui accorde encore un peu de sa force et de sa chaleur. Et si elle lui tendait soudain les bras, les lèvres, ouvrant subitement les yeux ? Elle se retint, pensant à ses livres de comptes en attente qui recelaient peut-être la preuve que ce beau marin si désirable était un vulgaire escroc. Elle maudit son cœur, sa volonté, son corps, tandis qu'il se penchait sur elle, la croyant endormie. Il lui effleura les lèvres d'un baiser.

Bien qu'elle n'eût pas bougé, pas même battu des paupières, elle éprouva un besoin brûlant de le prendre dans ses bras.

Il recula. Seigneur, pensait-elle tandis que son pouls affolé lui battait les tempes, s'il recommence, je lui rendrai son baiser. Quand la porte de la cabine se referma, elle se sentit soudain très déçue.

De cette nuit, Amber ne garda que des souvenirs confus et épars. Une seule chose était claire : ce n'était pas de sitôt qu'elle toucherait à l'alcool d'Abraham.

En jeans et veste écossaise sur un pull-over gris, elle monta au poste de pilotage. Le temps était beaucoup plus clément et le ciel clair.

Serge était là, mais ne montra pas qu'il l'avait entendue arriver. — Bonjour, lança Amber. Je vous ai apporté du café. — Vous n'êtes pas obligée de le faire, vous savez. Elle posa les tasses sur une petite étagère sous la fenêtre, et le

dévisagea. — J'en avais envie. — Mais pourquoi ? — Moi qui espérais être accueillie par un gentil bonjour ! — Bonjour, mademoiselle Daly. Comment vont vos comptes ? Elle fit taire ses élans romantiques et lui répondit avec un haussement

d'épaules: — Je n'ai pas encore touché aux livres. — Alors, je vous suggère de quitter le pont et de me laisser faire mon

travail.

— Votre travail ? Il lui désigna l'écran du radar. — Mon travail, vous savez, c'est la navigation. Amber se tourna vers le paysage qui défilait le long du bateau, et eut

un petit sourire. — Même moi qui n'y connais rien, je vois à l'oeil nu où nous sommes.

Voici les deux somments jumeaux que nous avons vus en allant à Possession Point. Comme ils sont maintenant de l'autre côté de nous, je présume que nous avons rebroussé chemin.

— Mais la navigation, c'est plus que d'aller d'un point à un autre. — Je sais. Et vos explications ne m'intimident pas. J'ai bien l'intention

de rester ici un moment. Je ne vois pas en quoi ma présence pourrait vous gêner.

— Elle ne me gêne pas, assura Serge, un peu trop vite. — Oh ! Alors, montrez-moi, suggéra-t-elle en lui désignant le radar.

Comment déchiffrer ce cadran ? Serge poussa un gros soupir et recula d'un pas pour lui faire de la

place. — Ok. Venez là. Elle se glissa entre le gouvernail et lui. Il se pencha pour voir le

cadran, hésita un moment, puis laissa sa joue près de son oreille. Amber n'eut pas un geste pour s'écarter. C'était vraiment merveilleux

d'être aussi proches. Elle tourna légèrement la tête et le regarda. Elle distinguait de tout près des paillettes plus foncées dans ses yeux bleus et l'ombre d'une légère barbe qui lui donnait l'air d'un flibustier.

— Voyez-vous la façon dont le faisceau suit le tracé de la côte ? demanda-t-il, la main devant elle. Avec un peu d'habileté, Vous pourrez retrouver sur les cartes ces masses de terrain.

Il baissa la tête et vit ses lèvres entrouvertes. Il releva les yeux et croisa son regard. Et, tout doucement, comme au ralenti, sa bouche se mit à descendre vers la sienne.

Amber avait peur de respirer, peur de le distraire avant qu'il l'ait embrassée. Peu lui importait de ne pas comprendre son attitude tantôt hostile, tantôt disponible. Tant pis qu'il l'ait si mal accueillie un peu plus tôt. Tout ce qui comptait pour elle, à présent, c'était ce baiser. Ses lèvres tremblèrent un peu quand il les toucha.

Elle se laissa aller contre l'épaule vigoureuse et, sans se retourner, renversa le visage pour mieux recevoir son baiser.

Elle sentit contre son dos la poitrine de Serge où les pulsations s'étaient un peu accélérées. Les lèvres de Serge se firent plus exigeantes, sa

bouche pressait impatiemment la sienne. Elle sentait la tête lui tourner. Quelque part, très loin en elle, une voix protestait, dénonçait ce baiser comme une erreur. Mais elle se garda bien d'y prêter attention. Mais rien n'était plus facile que de faire taire cette petite voix.

Serge prolongea son baiser jusqu'à lui faire perdre le souffle. Prête à s'évanouir, elle s'abandonna. Quand enfin il s'écarta, elle soupira, leva les yeux vers lui et sourit. Il semblait surpris, et même un peu embarrassé.

— Pardon, dit-il. Ça n'aurait jamais dû se reproduire. — Se reproduire ? Amber fit semblant de ne pas comprendre. — C'est sans importance. N'y pensez plus. Elle eut un sourire ironique. — Voilà qui va être difficile, capitaine. — Oui, impossible, peut-être. Désignant les lumières du radar, elle essaya de dissiper la gêne qu'ils

éprouvaient tous deux. — Qu'est-ce que c'est que cette drôle de masse là ? Une île ? Elle cligna des yeux dans le soleil, en regardant à bâbord. — Regardez à tribord. — Et cette masse-ci ? — Vous l'avez là, derrière vous, dit-il en lui prenant la main et en lui

faisant décrire un arc de cercle. Cette île est... Amber vit les tasses pleines de café et essaya de les éviter. Mais elle ne

put infléchir leur mouvement et son bras vint balayer les deux tasses qui allèrent se casser sur le plancher rugueux. Le café éclaboussa tout ce qui se trouvait entre le gouvernail et le râtelier des cartes, sur près de quatre mètres.

— Si vous ne vouliez pas de votre café, il aurait mieux valu le dire autrement, ironisa-t-elle.

— Vous êtes-vous fait mal ? Elle se frotta le bras. — Non, ça va. Mais il faudrait nettoyer tout ça. — Excellente idée, mademoiselle. Demandez au plus jeune mousse de

l'équipage et ordonnez-lui de sauter sur le faubert. — Est-ce une manière de me suggérer que c'est à moi de le faire ? Il rit. — Je ne vous le suggère pas, je vous l'ordonne. Amber lui retourna son sourire. — En effet. Et je suppose que la prochaine fois, vous m'enverrez à la

corvée de patates.

— Si vous arrivez à chasser Abraham de sa cuisine, je serai ravi que vous vous mettiez aux fourneaux. Mais je doute que vous y parveniez.

Toujours souriante, Amber alla à un petit réduit, au fond de la timonerie, et en sortit un balai aux franges emmêlées et au manche vert écaillé. Elle avait déjà effacé presque toutes les éclaboussures de café, quand elle se rendit compte que Serge l'examinait, sourcils froncés.

— Qu'est-ce qui ne va pas ? — Le faubert, dit-il. Comment saviez-vous où il était rangé ? — Il est toujours..., commença-t-elle. Elle se reprit et enchaîna le plus naturellement possible : — Je suppose que j'ai dû voir Abraham le sortir de là pendant la

tempête. Et, changeant de sujet, elle ajouta : — A propos de tempête, vous devriez me remettre le chèque de

Pearson. Je le rentrerai dans les comptes quand je les examinerai, tout à l'heure.

Elle appuya le manche du balai contre la cloison, et lui tendit sa main, paume ouverte.

— Vous n'en démordez pas, hein ? — Pardon ? — Vous ne pensez qu'à vous en emparer. — Vous êtes injuste, protesta-t-elle. Serge baissa le ton. — Non, je suis lucide. Mais puisque vous insistez... Il mit la main dans sa poche, en sortit son portefeuille, et lui présenta

quatre-vingts dollars. — Voilà. — Qu'est-ce que c'est ? — Le paiement de Pearson. Elle examina les billets. — Non, vous avez dit qu'il vous avait donné un chèque. Serge serra les mâchoires. — Vous vous trompez. J'ai dit qu'il m'avait payé, c'est tout. — C'est faux ! Elle se mordit la lèvre. — Me traitez-vous de menteur ? Amber reprit sa respiration avant de parler. — J'aimerais voir vos livres de comptes immédiatement. — Allez dire à Abraham de venir prendre la barre, et je vous les

sortirai.

Amber referma la main sur les billets. Et sans autre commentaire, elle alla chercher Abraham.

Ce fut seulement en fin d'après-midi qu'Amber cessa d'examiner la

comptabilité de la Jenny D, et mangea le sandwich au jambon qu'Abraham lui avait apporté à midi.

Elle frotta ses yeux fatigués, se massa les tempes et soupira. Tout semblait en ordre. Les comptes étaient tenus soigneusement. Evidemment, il lui restait à compulser les bulletins de livraison pour voir s'ils correspondaient aux paiements. Et puis, il y avait le problème des réparations. Harold avait envoyé des fonds supplémentaires pour effectuer les travaux nécessaires. Mais, à voir l'état du bateau, bien peu d'argent semblait avoir été consacré à son entretien. Serge avait-il détourné des sommes à son profit ?

Si seulement elle avait pu mettre la main sur le chèque de Pearson ! Qu'est-ce qui lui prouvait que Serge n'avait pas encaissé plus que ces quatre-vingts dollars ? Elle secoua la tête. Il y avait quelque chose dans la dissimulation de Serge. Pourquoi lui cacher ce chèque qu'elle savait en sa possession ? Il n'avait rien à y gagner et perdait sa confiance.

Toutes sortes de conjectures tournaient dans la tête d'Amber. A supposer que Serge fasse établir les chèques à son nom, il n'oserait pas les lui montrer. Et si cette pratique était devenue courante, il pouvait parfaitement faire entrer dans sa comptabilité moins d'argent qu'il n'en facturait, et empocher la différence. L'hypothèse n'était que trop plausible.

Le cœur lourd, elle referma le grand livre de comptes. Elle ramassa son assiette et son verre vides, les rapporta à la cuisine, puis monta au poste de pilotage. Serge était en train de feuilleter des papiers, pendant qu'Abraham tenait la barre.

Amber, silencieusement, s'arrêta devant Serge, attendant qu'il lève ses yeux sur elle. Elle avait envie de passer la main sur les légers crans de ses cheveux noirs, qui semblaient très doux. Troublée par la chaleur qui émanait de lui, elle croyait sentir encore son baiser sur ses lèvres, et contre son corps le poids de sa poitrine où le cœur avait battu un peu plus vite...

— Oui ? fit-il en quittant enfin son travail. — J'aurais besoin des premiers bulletins de livraison, et aussi des

tarifs actuels. — J'ai presque terminé, déclara-t-il en lui désignant les doubles jaunes

et roses qu'il tenait en main. — J'aimerais aussi me charger personnellement du plus grand nombre

possible d'encaissements.

— Vous allez vous attacher à moi comme mon ombre, si je comprends bien.

— Oui. J'espère que vous n'y voyez pas d'objections ? Amber l'examina. Elle voulait tant qu'il soit l'homme qu'elle espérait :

honnête, ouvert, innocent, digne de sa confiance et de son intérêt. Et même, en admettant qu'il ait quelque chose à se reprocher, se dit-elle, il pouvait s'amender. Ce n'était pas trop tard, elle saurait faire preuve de compréhension.

Pleine d'espoir, elle attendit sa réponse. Il la déçut. — Si, j'y vois des objections, rétorqua-t-il. Mais je doute que cela fasse

pour vous une grande différence. Ce fut comme s'il l'avait giflée. — En effet, dit-elle tristement. Je suis venue pour faire un travail, et je

le ferai.

5

Amber se tenait sur le pont, le coude posé sur une grande caisse à

claire-voie. Depuis deux semaines qu'elle vérifiait la comptabilité de la Jenny D, elle n'avait pas relevé une seule erreur dans les chiffres de Serge. Ou bien il était un magistral fraudeur, ou bien il était innocent.

Dans l'espace réduit du bateau, c'était difficile de l'éviter tout le temps, comme ses dures paroles l'y avaient tristement invitée. Leurs recontres se déroulaient toujours de la même manière : ils se figeaient, évitaient de se regarder, esquissaient un vague salut poli puis repartaient dans des directions opposées.

Elle poussa un gros soupir et s'abrita les yeux de la main. Le golfe de Prince William était si large qu'elle ne pouvait en voir les

deux rives à la fois. Tristement, elle pensa que si elle s'en tenait à ses projets initiaux, elle débarquerait à Valdez dans quelques heures.

La baie passait pour la plus belle de l'Alaska, au pied des montagnes Chugach couvertes de glaciers. Sur leurs flancs se détachait la silhouette des installations pétrolières : terminus du Transalaska pipeline, poste de stockage et de transbordement.

Deux aigles coupèrent le ciel bleu. Se laissant porter par les courants aériens, ils décrivaient des cercles. L'un plongea soudain vers l'eau miroitante, aussitôt suivi par l'autre, et en remonta en tenant dans ses serres un grand saumon argenté.

Mon Dieu, comme elle aimait l'Alaska ! Durant les semaines écoulées, elle avait travaillé plus dur que de coutume, intellectuellement et physiquement. Et pourtant, elle se sentait rafraîchie, revigorée. Elle laissa le vent soulever ses cheveux autour de ses joues rougies.

Et pourtant, il allait falloir quitter tout cela et retrouver Seattle. Oui, il était temps qu'elle prenne des décisions, qu'elle rentre chez elle et retrouve le monde réel. Il était temps qu'elle quitte Serge. A quoi bon retarder son départ et continuer une affaire déficitaire ? Le seul moyen d'arrêter les pertes était de mettre un terme aux activités de la Jenny D. Elle se demandait même si elle arriverait à tirer de ce vieux bateau la moitié de la somme qu'il lui avait coûtée.

Redressant les épaules, Amber monta sur le pont pour aller parler à Serge. Il aurait du mal à accepter sa décision, mais elle se sentait tenue de l'en informer. Elle entra dans le poste de pilotage. Serge était à la barre.

— Nous arrivons. — Je sais, dit-elle.

Au loin, Valdez était à peine visible. Blottie au bord de l'eau, au pied de hautes montagnes couronnées de neige, la ville semblait irréelle. A droite, s'élevaient les bâtiments blancs du terminal du pipe-line. Réservoirs d'essence, bureaux, logements étaient construits dans le même style sévère, utilitaire. Et, dans ce paysage toujours changeant, ils détonnaient bizarrement avec leur allure de prison, clôturés comme ils l'étaient.

Amber les désigna de la main. — Ce ne doit pas être l'endroit idéal pour travailler. — Le pipe-line ? Oh, je crois que ce n'est pas mal. On y est très bien

payé. — Oui, c'est une des choses intéressantes en Alaska. Serge pencha la tête de côté et la dévisagea. — Songez-vous à changer de métier ? Elle baissa les yeux, embarrassée. Comment parviendrait-il à trouver

un nouveau poste de capitaine, après avoir mené à la faillite le bâtiment dont il avait eu le commandement ? Et que pourrait-il bien faire d'autre ?

— Dites-moi, que faisiez-vous avant de travailler avec John Daly ? Les mains de Serge se crispèrent sur le gouvernail. — Des tas de choses. — Par exemple ? — Disons que je vivais de la terre. — Il doit y avoir de quoi faire ici ! Mais il faut lutter contre l'hiver. — Oui, et contre le permafrost — le gel du sous-sol. Vous souvenez-

vous de ces chalets du village d'Aleut, qui avaient à moitié sombré ? — Comment les oublier ? Ils ressemblaient à des fétus de paille

flottant à la surface d'une flaque ! J'ai du mal à croire qu'ils se soient enfoncés dans le sol jusqu'aux rebords des fenêtres.

Il rit. — Il faut des années de chauffage pour que le sol fonde au point que

les maisons commencent à s'y enfoncer. Et c'est pourquoi les nouveaux arrivants s'imaginent que nous leur racontons des blagues.

Il redevint sérieux. — Voilà aussi pourquoi les Pearson avaient besoin que leur groupe

électrogène marche. L'eau gèle en montant à travers le permafrost, si l'on ne chauffe pas l'intérieur des tuyaux.

— Mais en chauffant les tuyaux, ne fait-on pas fondre le sol ? — Absolument. Il faut, en même temps, les refroidir extérieurement. — Seigneur ! — Eh oui, c'est comme ça la vie dans le Grand Nord. Mais il y a des

avantages.

— Certainement pas pécuniaires ! — Non. Les gens qui vivent ici aiment avant tout la liberté et la nature

sauvage. Juste à l'occasion, un journal ou un Coca-Cola. Et c'est là où la Jenny D a son rôle à jouer, conclut Serge en caressant le tableau de bord, tel un maître qui flatte de la main un animal familier.

Amber se tourna vers la fenêtre. — Savez-vous que ces dernières semaines ont été les pires que nous

ayons connues ? — Les pires ? Que voulez-vous dire ? — Les pires sur le plan des bénéfices... ou plutôt de l'absence de

bénéfices. — Le gouvernement d'Alaska va nous envoyer un chèque pour la

livraison de l'antenne parabolique au village d'Aleut. Ça nous aidera. — J'ai déjà entré cette somme dans les comptes. Ce n'est pas suffisant. — Ça s'arrangera, vous verrez. — Quand ? Juillet et août sont les meilleurs mois. Dans quatre à cinq

semaines, les rivières vont geler, nous ne pourrons travailler que sur l'océan. Les choses iront donc plus mal, et non pas mieux.

— Le port de Valdez n'est jamais pris par les glaces. — Justement ! s'écria-t-elle, à présent ouvertement hostile. A Valdez,

chacun peut faire venir ses marchandises par la route. Pour Valdez, ce vieux bateau est un moyen de transport périmé.

Il la foudroya du regard. — Où voulez-vous en venir ? — Nous sommes finis. Fichus. Inutile de reprendre la mer, cette

saison. — Mais enfin, comment pouvez-vous dire ça ? — Ecoutez, vous n'aurez pas à payer les frais de ce fiasco, commença-

t-elle, prête à placer les choses sur un plan personnel, puis elle se reprit : la Société Daly n'a pas pour habitude de jeter l'argent par les fenêtres.

— Et c'est elle qui décide, c'est ça ? — Oui. — Faux ! C'est vous. Il vous a suffi de passer trois semaines à bord

pour croire que vous savez tout. Et que vont faire les gens qui ont besoin de nous ?

— Ils trouveront quelqu'un d'autre. — Plus maintenant, c'est trop tard. Tous les bateaux en état de marche

sont loués jusqu'au gel, et au-delà. Nous devons terminer la saison. Il défiait Amber du regard. — Non, Serge, j'ai pris ma décision.

— Et alors ? Jenny sera-t-elle à vendre ou à louer ? — Ni l'un ni l'autre, cette année. Je veux la faire réparer avant de la

mettre en vente, afin de n'escroquer personne. Dans l'état où elle est, il est impossible de garantir son fonctionnement.

— C'est une épave, vous le savez comme je le sais. Mais, avec un peu de chance, elle peut tenir jusqu'à la fin de la saison. Laissez-moi tenter le coup, je vous en prie.

Son expression s'était faite suppliante. Mais, depuis qu'elle était adulte, Amber ne laissait personne remettre en question ses décisions. Ce n'était pas maintenant que quelqu'un y parviendrait, et surtout pas l'homme qui, à ses yeux, avait mené le bateau à sa ruine. Car, s'il n'avait pas détourné les fonds, Serge du moins les avait mal gérés, c'était évident.

— Je regrette, déclara-t-elle. Essayez de vous mettre à ma place. — C'est ce que je fais, soupira-t-il, croyez-moi. — Alors, vous êtes bien bête pour un homme capable de tenir si

parfaitement sa comptabilité ! Pourquoi voudriez-vous que je continue — que ma compagnie continue à s'endetter quand je peux mettre un terme aux pertes en immobilisant la Jenny D ?

Serge la regardait comme si elle était une étrangère. Il secoua lentement la tête.

— Mon Dieu, murmura-t-il, et moi qui ai cru un moment que vous pourriez me comprendre...

6

Serge et Abraham n'avaient pas demandé de lettres de

recommandation. Mais, se sentant responsable de leur mise à pied, Amber écrivit pour eux des lettres simples et honnêtes, dans lesquelles elle soulignait leurs qualités. Elle les glissa dans des enveloppes et quitta sa cabine.

Le bateau dansait doucement sur l'eau du port. Amber jeta un coup d'oeil dans la cuisine, dans le poste de pilotage, puis alla frapper aux portes des deux cabines. Ni Serge, ni Abraham n'étaient à bord. Elle enfila sa veste, passa la bandoulière de son sac à son épaule, et sauta sur le quai. Bien que l'après-midi touchât à sa fin, elle avait encore le temps de régler les conditions de mise en cale de la Jenny D.

Un homme robuste, en T-shirt et jeans rapiécés, était assis sur des cordages au bout du quai et, muni d'une longue aiguille, raccommodait adroitement un filet. Amber s'arrêta à sa hauteur.

— Bonjour. Il la regarda. — Que puis-je pour vous ? — J'ai un vieux caboteur qui a besoin d'être réparé. J'aimerais savoir

où m'adresser. — Pour trouver quelqu'un et vous renseigner, le mieux c'est d'aller au

café, chez Murphy. Tous les gars s'y retrouvent. — Je pensais m'adresser à l'officier du port. L'homme se mit à rire. — Il est sans doute chez Murphy, lui aussi. Dites-leur que vous venez

de la part d'Ivan. Et, posant soigneusement son énorme aiguille sur le filet, il lui montra

une rue du doigt. — Suivez la rue principale jusqu'au feu rouge, puis tournez à gauche.

C'est à deux pas de là. Demandez Kate. Elle s'occupera de vous. Vous verrez, elle enseigne l'anglais aux jeunes indigènes.

— Ok. Merci, dit Amber, et elle pensa que dès qu'elle aurait réglé son affaire, elle irait retenir son vol pour Seattle.

La façade du café était patinée par le temps. Il y avait une double porte, pour protéger les habitants contre la rigueur des hivers. Amber fut agréablement surprise par l'atmosphère chaleureuse de la salle qui regorgeait de monde. Elle comportait, outre le bar, un petit restaurant sympathique et bien éclairé. Des clients occupaient les banquettes, prêts à dîner, d'autres déambulaient entre les tables pour bavarder, d'autres encore

jouaient au billard ou aux fléchettes. Ivan avait raison, presque tout Valdez semblait être là.

Regardant autour d'elle, Amber remarqua, derrière le comptoir, une femme charmante aux cheveux bouclés, qui disait adieu à un groupe de beaux enfants au teint sombre.

— Excusez-moi, lui dit Amber. J'ai un bateau à réparer. Ivan m'a dit que je pourrais trouver ici quelqu'un qui me ferait une estimation.

— Oui, en effet, répondit la femme en lui serrant fermement la main. Je suis Kate Murphy.

— Et moi Amber Daly. Ravie de faire votre connaissance. — Oh, avez-vous un lien de parenté avec John ? Ce saint sauveteur à

qui tout l'Alaska doit la vie, vous savez. Amber préféra rester évasive. — Oui, je suis une Daly. Et c'est du bateau de John que je m'occupe. — Alors, c'est simple. Il y a ici un gars qui, depuis des années, veut

acheter ce bateau. Tenez, là-bas, dit-elle en désignant un client. Mais peut-être arrivez-vous un peu tard. J'ai cru comprendre qu'il avait négocié l'achat d'un trente-deux mètres.

Tout émue à l'idée de vendre la Jenny D, Amber regarda dans la direction que Kate lui indiquait. Et alors, assis dans un angle discret, en grande conversation avec deux hommes, elle vit Serge auprès d'Abraham.

Son cœur s'arrêta puis reprit ses battements à coups précipités. Elle dut s'appuyer contre le comptoir.

— Hé ! s'écria Kate. Ça n'a pas l'air d'aller. Asseyez-vous. Amber se laissa tomber sur un tabouret. Serge lui avait dit ce qu'il

pensait de la Jenny D, jamais il ne la paierait un bon prix. D'ailleurs, tous ici devaient connaître le mauvais état du bateau, car ils étaient du métier. Quand elle avait acheté la Jenny D, elle avait voulu dédommager largement Harold et avait volontairement payé trop cher la vieille coque poussive et écaillée, malgré les réticences de son oncle qui soulignait les défauts du rafiot, sa vieillesse et le coût décuplé de son entretien. Mais elle s'était entêtée. En s'en référant aux livres de compte de son père, elle s'était accrochée à la certitude qu'à la longue, l'affaire serait rentable.

Elle reporta les yeux sur Serge, et sentit un nœud se former dans sa gorge à la pensée de le quitter. Kate posa un verre d'eau glacée sur le comptoir devant elle, et se pencha pour lui parler tout bas.

— Un diable d'homme, hein ? Voulez-vous que je vous le présente ? — Merci de votre gentillesse, mais ce n'est pas la peine. Je viens de

passer trois semaines avec lui sur la Jenny D.

— Avec lui ? Ça ne m'étonne plus que vous ne teniez pas sur vos jambes ! ironisa Kate.

Elle se rapprocha. — Quel malheur pour sa femme, non ? — Sa femme ? — Oui, Kay. On pensait qu'il ne tiendrait pas le choc. Si John Daly ne

l'avait aidé, qu'aurait-il... Soudain Kate s'interrompit et s'empressa de s'éclipser. Amber

entendit la voix vibrante de Serge s'élever derrière elle. — Que faites-vous ici ? Vous me suivez ? Brusquement, elle se retrouva face à lui, il avait fait pivoter son siège. — Mais non, protesta-t-elle. — Alors, pourquoi êtes-vous là ? — Pour trouver quelqu'un avec qui discuter des réparations du bateau. La prenant par le bras, Serge la força à se lever et la poussa vers la

porte. — Ce n'est plus nécessaire. J'ai une proposition à vous faire. Ils se retrouvèrent sur le trottoir, et marchèrent en direction du port. — D'accord, dit-elle en s'efforçant de se détendre. Quelle est donc

votre idée ? — Abraham et moi vous offrons de travailler jusqu'à la fin de la saison

sans être payés. Qu'en dites-vous ? — C'est ridicule ! De quoi vivrez-vous ? — Ça me regarde. — Ça me regarde aussi, si vous voulez que je m'intéresse à votre

proposition. Il s'arrêta, plongea les mains dans ses poches. — Très bien. Et alors ? — Ne me demandez pas de vous faire travailler sans vous payer. Ce

n'est pas honnête. — Mais puisque c'est moi qui vous le propose ? — Non. John Daly n'aurait jamais accepté un sacrifice de ce genre. — Encore, John Daly ! Ecoutez, Amber, il est mort. Inutile de discuter

de ce qu'il aurait fait ou n'aurait pas fait. Mais, croyez-moi, je l'ai connu. Il aurait inventé n'importe quoi pour continuer à naviguer.

— Oui, mais en restant dans des normes honnêtes. Et il faisait de gros bénéfices à l'époque.

Serge posa les mains sur les épaules d'Amber. — De toute façon, ça n'a guère d'importance, maintenant. Réfléchissez

à mon offre.

— C'est tout réfléchi. Ma réponse est non. — Et rien de ce que je pourrai faire ou dire ne vous fera changer

d'avis ? Lentement, imperceptiblement, il l'avait attirée à lui au point qu'elle

sentait son souffle sur son visage. Ses lèvres étaient si proches qu'elle croyait les toucher. En soupirant, elle hocha la tête. Sa réponse fut à peine audible.

— Non. Le visage de Serge se ferma. — Je vois. Il la lâcha et la laissa s'écarter sans autre commentaire. Puis il fit

volte-face, et reprit la direction de la ville. Amber tendit la main vers lui dans une sorte de supplique désespérée, mais il ne s'en rendit pas compte. Il n'eut pas un coup d'oeil en arrière. Luttant pour reprendre son souffle, elle le regarda s'éloigner et dut se retenir pour ne pas l'appeler, pour ne pas courir après lui.

Il disparut de sa vue. Ce fut seulement après plusieurs minutes qu'Amber trouva le courage d'aller jusqu'à la cabine téléphonique la plus proche. Là, elle réserva sa place d'avion pour Seattle. Plus rien ne la retenait en Alaska.

Ce même soir, Amber resta prostrée dans sa cabine quand elle

entendit rentrer Abraham. Elle avait depuis longtemps renoncé à l'attendre et avait préparé le dîner à sa place. Elle alla le prévenir, mais elle découvrit qu'il avait beaucoup trop bu à terre pour être en état de manger un morceau. Elle alla se coucher, oppressée par un désarroi dont elle ne se serait pas crue capable.

Le lendemain matin, Amber fut réveillée par un léger coup frappé à sa porte. Elle s'empressa d'effacer les dernières traces de ses larmes et passa une robe de chambre avant d'ouvrir. Peut-être était-ce , peut-être... Et déjà, son cœur s'emballait.

— Oh Abraham, murmura-t-elle, incapable de cacher sa déception. Bonjour.

Gêné de ses excès de la veille, il baissait la tête. — Euh... Serge m'a chargé de vous remercier d'avoir préparé le dîner

hier soir. — Ah ! Il aurait pu me remercier lui-même. — Il est déjà descendu à terre. Venez avec moi. — Donnez-moi une minute pour m'habiller. — Non, maintenant.

Il la prit par la main et la tira hors de sa cabine. Amber le suivit avec curiosité jusqu'au moment où elle comprit où il l'entraînait.

— Mais enfin, protesta-t-elle alors qu'ils arrivaient à la cabine de Serge. Puisqu'il n'est pas là ! Lâchez-moi ! Non...

— Justement. Dépêchez-vous, dit Abraham, et il la poussa à l'intérieur.

Elle était déterminée à ne pas se laisser faire, mais elle vit une photo au-dessus du secrétaire, et s'en approcha. Serge y apparaissait auprès d'une jeune femme. Tous deux souriants et radieux semblaient merveilleusement heureux.

— C'est sa femme ? — Oui, mais venez plutôt voir ça, dit le vieil homme en soulevant un

gros registre. — Si Serge veut me montrer quoi que ce soit, il le fera lui-même,

protesta-t-elle, embarrassée par son indiscrétion. — C'est un sacré idiot, mais vous êtes encore plus bête que lui. — Quoi ? Vous n'avez pas le droit de me parler sur ce ton ! — Vous me traitez bien méchamment pour une sœur de sang. — Comment savez-vous que... Amber se figea. Des souvenirs épars tourbillonnèrent dans sa

mémoire. Il y avait très longtemps, alors qu'elle naviguait avec son père, un vieil Indien avait noué amitié avec elle, scellant leurs liens nouveaux par deux gouttes de sang échangées. Il lui avait longuement parlé des peuples de l'Alaska et de leurs secrets. Mais ce ne pouvait être Abraham, pensa-t-elle. L'Indien dont elle se souvenait portait un prénom athapaskan, et puis à l'époque il était déjà âgé...

Elle dévisagea Abraham. — Depuis combien de temps travaillez-vous sur ce bateau ? — L'un dans l'autre, près de trente ans, fillette. — Fillette..., répéta Amber, et elle en resta bouche bée. C'est

impossible. Vous ne pouvez être l'homme dont je me souviens. — Pourquoi ? Parce que j'étais déjà ridé quand vous m'avez vu pour la

première fois ? Tout le monde est vieux pour une enfant de six ans. J'avais quarante ans.

Amber se mit lentement à sourire. — Mais... Et votre nom ? Je suis certaine que cet Indien-là ne

s'appelait pas Abraham. — J'ai deux prénoms, l'un indien, l'autre chrétien. Voilà longtemps

que je ne me sers plus du premier. Le sourire d'Amber s'élargit. Elle alla à Abraham et l'étreignit.

— Je suis contente que ce soit vous. Abraham lui tapa dans le dos. — Moi aussi, je suis content. Maintenant, jetez donc un coup d'œil là-

dessus. Vous devez des excuses à Serge. Amber faisait les cent pas sur le pont, en guettant le retour de Serge.

Comment parviendrait-elle jamais à le dédommager ? Il avait dépensé des fortunes pour maintenir le bateau à flot ! Elle n'avait pas pris le temps d'additionner les sommes, mais savait jusqu'à quelles bouleversantes limites Serge avait poussé le sacrifice.

Quand elle le vit s'engager sur la rampe et se diriger d'un pas ferme vers le débarcadère, elle sentit son cœur s'affoler. Il sauta à bord.

— Bonjour. — Euh... bonjour. Elle respira profondément. — Serge, je suis au courant de tout. — Quoi tout ? — De l'argent. Vous avez dépensé votre propre argent pour entretenir

le bateau. — Sottises ! — Abraham m'a montré la double comptabilité que vous tenez. — Quoi ? s'écria Serge, empourpré de colère. Pour quelle raison ce... — Ne soyez pas fâché contre lui. Il a obtenu de moi ce que vous

vouliez : nous finirons la saison. Serge parut se calmer un peu. — Parlez-vous sérieusement ? — Tout à fait. Et si vous voulez bien dresser une liste de vos dépenses,

je tâcherai de vous rembourser. — Ce n'est pas nécessaire. — J'insiste. — Non. Ce qui est fait est fait. Sur ce, il tourna les talons et lui lança par-dessus son épaule : — Puisque nous poursuivons le travail, soyez prête à prendre la mer

dans deux heures. La Jenny D cinglait vers le large quand Amber se rendit compte

qu'elle venait de rater son vol pour Seattle. Amber serrait la rambarde. Sur un aussi petit bateau, il était

impossible de ne pas entendre les voix qui s'élevaient dans le poste de pilotage.

— Tu n'avais pas le droit ! criait Serge. — Bien sûr que si ! protestait Abraham d'une voix ferme. S'il y a une

personne ici qui doit savoir ce qui s'est passé sur la Jenny D, c'est elle. — Pourquoi ? Qu'a-t-elle de spécial ? — Du diable si je vous le dirai ! — Ah, voilà qui est superbe ! Tu lui dévoiles tous mes secrets, mais tu

protèges les siens. Quel ami tu fais ! Amber se sentait responsable de la situation. Rassemblant son

courage, elle décida de monter rejoindre les deux hommes. Abraham sortit de la timonerie comme elle y entrait.

— Ne soyez pas trop dur pour lui, s'il vous plaît, dit-elle à Serge. Il abaissa ses yeux sur elle. — Au moins, vous ne me prenez plus pour un escroc. C'est toujours ça

de gagné. Elle rit. — Ce devait être difficile pour vous, je l'admets. Mais je n'avais aucun

moyen de vous disculper, à voir la façon dont vous vous comportiez, même si au fond de moi je pensais que vous étiez honnête.

— Vous m'avez acquitté. Ça mérite une récompense. Il l'attira contre lui et elle pensa immédiatement qu'il allait

l'embrasser. Mais il se contenta de lui prendre les mains et de les poser sur la roue du gouvernail près des siennes.

— Règle numéro un : Apprendre à bien connaître le bateau. Aucun ne se manœuvre de la même manière.

Il se tenait tout près d'elle, mais elle était soudain très loin, emportée vers le passé, quand son père la tenait ainsi entre ses bras, lui montrait le maniement du gouvernail, face au grand large.

— Règle numéro deux : repérer le vent et la direction du courant. Il abaissa son regard sur elle, et vit des larmes briller dans ses yeux. — Hé! C'est bien la première fois que je fais pleurer quelqu'un en lui

donnant une leçon de navigation ! Elle renifla. Tout lui rappelait le bonheur insouciant de son enfance, et

les moments trop brefs de sécurité et de liberté dont elle avait joui, protégée par son père, sur le même bateau, quand tous ses cuivres brillaient sur sa coque immaculée.

— Qu'y a-t-il ? Puis-je vous aider ? murmura-t-il. Sa joue était contre ses cheveux, ses lèvres près de son oreille. Sa présence était si rassurante qu'elle se laissa aller contre lui. — Vous me rappelez mon père. — Votre père ?

— Oui, dit-elle, les yeux fixés sur la mer. Mon père était John Daly. Je suis celle qu'il appelait Skipper.

Il y eut un silence. Puis Serge referma ses bras sur elle. — Mon Dieu, murmura-t-il, je ne m'étonne plus que vous l'aimiez

tant. — Parlez-moi de lui. — Quelle étrange demande ! — Non, pas vraiment. J'ai parfois l'impression de l'avoir à peine

connu. Je n'ai vécu auprès de lui que jusqu'à l'âge de six ans. — Mais ensuite, vous avez eu l'occasion de le voir. — De temps en temps. Nous nous écrivions... ou plutôt, je lui écrivais. — Je sais. Il gardait vos lettres. Un jour il m'en a montré. — Mais il laissait croire à tout le monde que j'étais toujours une

enfant. Pourquoi n'était-il pas fier que je sois une femme ? — Je ne sais pas. Moi, je vous préfère en femme, même si vos lettres

de petite fille étaient délicieuses. Lentement, Serge lui embrassa le front. Il n'y avait aucun désir

impatient dans son affection, seulement de la tendresse. Il sembla d'abord vouloir apaiser son chagrin par de petits baisers, des mots gentils, et l'étreinte de ses bras. Et il réussit parfaitement. Amber se laissa bercer comme un bébé et ferma les yeux.

Attendait-il un signe d'elle pour aller plus loin ? Mais voulait-il seulement aller plus loin ? Il était si contradictoire, imprévisible, tantôt glacial et violent, tantôt proche et tendre. Comme elle lui était reconnaissante, aussi bien pour les attentions qu'il avait pour elle, que pour les sacrifices accomplis pour le bateau ! Elle en avait presque envie de pleurer.

Une douleur s'éveillait en elle, qui n'avait plus rien de commun avec la nostalgie de l'enfance ni avec la gratitude pour une belle fidélité. C'était au contraire le désir adulte, entier, qui appelait de toutes ses forces une plus longue et profonde intimité. Quand il se pencha pour l'embrasser vraiment, elle lui répondit avec ardeur, dressée sur la pointe des pieds, se pressant contre lui.

Emportés par un désir croissant, ils ne pouvaient séparer leurs lèvres. Et elle comprit alors, sans le moindre doute, qu'elle était tombée amoureuse de lui. Elle tressaillit de joie.

— Je vous en prie, Serge, regardez quand même où nous allons. — Vous avez raison. Ses lèvres s'attardaient encore au bord des siennes. — Vous ne savez rien de moi, reprit-il, et moi à peine plus que vous.

— Y a-t-il dans votre vie beaucoup de sombres secrets ? — Non, bien sûr, mais... Il regarda vers la côte déchiquetée. — ... Je n'ai pas envie d'en parler. Elle s'écarta d'un pas. Il la lâcha après un moment d'hésitation. — Amber, je... Déjà, il lui tendait les bras. — C'est merveilleux, dit-elle. Mais je crois que nous avons tous deux

besoin de temps.

7

C'était devenu gênant. Chaque fois qu'elle rencontrait Serge, Amber se

souvenait du moment de tendresse qu'ils avaient partagé. Elle sentait que son visage devait exprimer tous les symptômes de l'amour.

Elle avait fini d'aider Abraham à la cuisine, et elle avait pris place au bastingage, à un point d'où elle pouvait regarder défiler la côte en évitant de voir Serge. La Jenny D naviguait entre deux pointes de terre si proches qu'Amber avait l'impression de pouvoir toucher les arbres. Le bulbe doré d'une église orthodoxe coupa la ligne des sapins. Plusieurs élans broutaient dans un marécage, et il y avait autant d'aigles dans le ciel qu'il y avait de mouettes, chez elle, à Seattle.

Soudain, elle entendit ralentir le rapide battement des moteurs. Serge appela Abraham, et l'ancre rouillée tomba dans l'eau avec un grand bruit.

— Où sommes-nous ? demanda Amber à Serge en se rapprochant des deux hommes.

— Sur le delta de Copper River, répondit Abraham. Amber dévisagea Serge, mais il se détourna. — Allons-nous avoir besoin de la chaloupe ? — Non, dit-il après un silence. J'ai joint Earl O'Connor par radio. Lui

et Emily vont venir chercher leur commande. — Serge a peur de ces îles, grommela Abraham. — Ça suffit ! coupa Serge. Mêle-toi de ce qui te regarde. Tiens, les

voilà ! Un canot à moteur approchait rapidement transportant à son bord

une femme de quarante ans environ, aux cheveux cachés sous un foulard rouge, et un homme un peu plus âgé. C'étaient les O'Connor. Parvenus à la hauteur de la Jenny D. ils jetèrent un filin à Abraham. Serge apparut, portant deux cartons. Il en mit un dans un filet qu'il fit lentement descendre vers le canot.

— J'espère que c'est mon tabac et le sel, cria l'homme. — Ne t'impatiente pas, Earl, riposta Serge. Il le regarda ôter le carton du filet et y mettre une enveloppe. — C'est le tissu des rideaux d'Emily. Pour toi, c'est dans le paquet

suivant. — Je serais ravie de vous avoir tous à dîner ce soir, dit Emily avec un

sourire radieux. — Non, merci, fit Serge d'un ton sec, à la surprise d'Amber. Nous

devons être à Katalla demain. Emily prostesta.

— Mais Katalla n'est vraiment pas loin. Vous y serez en moins de... Son mari l'interrompit. — Ok, Serge. Ce sera pour une autre fois. Bon voyage. Il fit signe à Abraham de détacher l'amarre et, quelques secondes plus

tard, le canot retournait vers le rivage. Serge s'éloigna aussitôt et Abraham, en soupirant, alla mettre le cap sur Katalla.

Amber suivit Abraham dans la timonerie. — Qu'a donc Serge pour être aussi casanier et refuser une aimable

invitation ? N'aime-t-il pas ces O'Connor ? — Si, il les adore. Ne vous inquiétez pas. Eux savent ce qu'il fait et le

comprennent. — Eh bien, pas moi ! Abraham tourna la roue du gouvernail, plus laconique et sibylin que

jamais. — Vous le comprendrez bientôt. La Jenny D ralentit puis vira, et Amber vit la pointe d'une petite île

boisée. Au premier plan s'étendait une plage étroite, bordée d'un champ de fleurs rose vif et, au-delà, à demi enfoui parmi des sapins, s'élevait un petit chalet. Seuls les passages furtifs de quelques animaux des bois mettaient un signe de vie dans ce paysage idyllique.

Serge surgit sur le pont. — Bon sang, Abraham, qu'est-ce que tu fabriques ? Impassible, le vieil homme tendit la main vers le rivage. — La réserve. Amber suivit la direction qu'il indiquait et aperçut, derrière le chalet,

une cabane sur pilotis. La porte en était entrouverte. — Vous connaissez comme moi le droit coutumier. Nous ne pouvons

repartir sans avoir remis en état la réserve. Serge hésita, dévisageant l'Indien. — Si je ne savais pas où tu as passé ces trois derniers mois, je te

soupçonnerais d'y être pour quelque chose. — Je n'ai pas eu à m'en mêler. Ce sont des choses qui arrivent. — Mais tu nous a amenés ici. Pourquoi ? — Parce que les temps sont venus, déclara Abraham en posant une

main vigoureuse sur le bras de Serge. Sans mot dire, Serge hocha la tête, puis se dirigea vers la chaloupe qui

dansait doucement sur l'eau. Abraham fit un signe à Amber. — Accompagnez-le. — Je ne comprends pas. Que se passe-t-il ?

— Allez avec lui, insista Abraham. — Mais... et vous ? — Non, c'est de vous qu'il a besoin. Eberluée, elle continua à dévisager Abraham, puis lui obéit et gagna la

chaloupe dans laquelle Serge avait déjà pris place. Il l'aida à embarquer sans protester davantage, les yeux envahis soudain par une expression de souffrance qui la bouleversa jusqu'au fond du cœur. Elle n'avait pas besoin de savoir d'où lui venait ce chagrin pour le partager. Elle aimait Serge, et souffrait autant que lui de tout ce qui pouvait le blesser.

Il n'y avait pas de ressac du côté de l'île exposé sous le vent, Serge choisit donc d'y aborder. Il sauta à terre, et tendit la main à Amber pour l'aider à débarquer.

— Savez-vous où nous sommes ? Il avait gardé sa main dans la sienne. — Non, murmura-t-elle. — Sur mon île. J'ai vécu ici deux ans avec ma femme. — Oh, Serge ! C'est si beau. Bientôt, ils eurent de l'herbe et des fleurs sauvages jusqu'aux genoux. — Je n'étais pas revenu depuis la mort de Kay, reprit Serge la gorge

contractée, puis il se pencha et cueillit un bleuet. Les fleurs sauvages ont proliféré, depuis que j'ai abandonné les lieux.

Amber lui serra la main. Il lui désigna l'abri construit sur pilotis près d'un bosquet de grands cèdres et de trembles.

— Cette cabane contient des provisions en cas de feu, d'inondation ou autres catastrophes. Dans le Grand Nord, tout homme doit avoir accès aux biens de ses voisins, sa vie en dépend parfois.

— Même un étranger. — Oui, même lui. C'est une coutume que nous avons empruntée aux

Indiens. Lui lâchant la main, il passa devant elle. Amber le rattrapa, en

soulevant sur son passage un nuage de papillons bleus. — Que s'est-il passé avec cette porte ? — Un ours, j'imagine. Ou un voyageur négligent. Nous allons voir ce

qui manque, et nous le remplacerons par ce qui reste dans le chalet. Il monta à l'échelle et entra prudemment dans la cabane. — Quel désordre ! cria-t-il. Il faut des couvertures, des vêtements

chauds et des vivres. Quand il redescendit et regarda vers le chalet, il avait l'air anxieux.

Amber aurait voulu l'aider, mais ne savait comment.

— Merci de vous montrer si patiente. C'est dur pour moi de tout retrouver d'un coup.

Elle lui reprit la main et lui sourit. Elle vit ses traits s'adoucir. — C'est ici que j'ai fait la connaissance de votre père. Ma femme était

malade, et la tempête faisait rage. Nous ne pouvions quitter l'île dans notre canot, et les avions étaient retenus au sol.

— Mais mon père est parvenu jusqu'à vous. — Oui, je ne sais comment. Cet homme était capable d'accomplir des

miracles avec la Jenny D. Il a opéré un miracle sur moi aussi. Après la mort de Kay, je voulais mourir aussi. John m'a pris à son bord et m'a donné un nouvelle raison de vivre. Jamais je ne l'oublierai.

Parvenu au seuil du chalet, Serge se pencha pour prendre une clé sous un pot de fleurs desséchées. Il hésita au moment de tourner le verrou. Et, fermant les yeux, il murmura :

— Abraham avait raison. Il est temps. Amber avait l'impression d'envahir le domaine d'une autre femme. Il

vit sa gêne et la rassura : — Entrez. Tout va bien. — Non, je..., balbutia-t-elle. — Croyez-vous que j'aurais amené n'importe qui sur cette île ?

Abraham a dit que j'avais besoin de vous, il avait raison. Et il l'entraîna dans la pièce. Amber eut l'impression que ses pieds ne

touchaient plus le sol. Elle regarda autour d'elle. Des fauteuils et un canapé étaient disposés face à un gros poêle de fonte, juché sur un soubassement de brique. Dans un angle, sous la pente du toit, un muret entourait une petite cuisine.

Amber marcha sur les tapis faits de tissus tressés, caressa les dossiers des fauteuils rouges à oreillettes, puis se tourna vers Serge.

— C'est ravissant. — J'avais oublié combien j'aimais cet endroit, murmura-t-il en se

laissant tomber dans un fauteuil. Asseyez-vous donc. — Avons-nous le temps ? Je croyais que nous devions nous dépêcher

d'aller à Katalla. — Pauvre Emily ! Elle savait que je mentais en prétendant qu'on ne

pouvait pas s'arrêter, mais je ne pouvais supporter de passer la soirée avec eux. C'est drôle comme je me sens déjà tout autre depuis que je suis ici avec vous.

— Connaissez-vous les O'Connor depuis longtemps ?

— Six ans environ. Ils remontaient l'estuaire en bateau pour venir nous voir, quand nous habitions ici, Kay et moi. L'hiver, Earl prenait son scooter des neiges.

— Je ne comprends pas. Ce sont vos amis. Pourquoi vous êtes-vous coupé d'eux ?

— Parce qu'ils m'évoquent trop mon passé — la vie avec Kay que je voudrais oublier, c'est stupide. Je ne dois maintenant penser qu'au présent... Mais je suppose que tout ça n'a pas beaucoup de sens pour vous.

— Pourquoi ? En quoi suis-je différente ? A l'âge de six ans, j'ai perdu ma mère, et mon père m'a expédiée chez une tante et un oncle qui n'ont jamais pu remplacer mes parents. Plus tard, j'ai épousé un homme à femmes qui n'a cessé d'être infidèle. Puis j'ai divorcé... Vous voyez, ainsi résumée, ma vie est plutôt triste.

— Avez-vous des enfants ? Amber regarda Serge, stupéfaite. — Pensez-vous que j'aurais pu en avoir et ne pas en parler ? Quelle

horreur ! C'était l'attitude de mon père, si occupé à sauver le monde qu'il ne lui restait plus de temps à consacrer à son enfant.

— Voilà une façon plutôt rude de présenter les choses. — Sans doute. Mais j'ai au moins appris une chose : quand j'aurai des

enfants, ils connaîtront leur père, parce qu'il sera là quand ils auront besoin de lui.

Serge garda le silence. Elle leva les yeux vers lui, et eut un petit rire. — Vous avez l'air accablé, capitaine. Ne vous inquiétez pas. Je n'ai

aucun projet de maternité pour l'instant. Elle redevint sérieuse. — Mais vous, que voulez-vous, Serge ? Qu'avez-vous décidé. — Oh, moi... disons que c'est plutôt le vieux sage de la montagne qui a

décidé pour moi. Amber s'efforçait de rester calme, bien qu'elle eût envie de se

rapprocher de Serge et de se blottir contre lui. Il se redressa et la dévisagea. — Voulez-vous passer la nuit ici avec moi ? Abasourdie, elle l'examina. — Je n'ai pas l'habitude de brèves nuits sans lendemain. — Je ne vous aurais pas posé la question, si j'avais pensé que vous en

aviez l'habitude. Il attendait sa réponse. — Juste une aventure de quelques heures ? C'est ça que vous voulez,

Serge ? Sans engagement ?

— Aucun. Restez seulement avec moi. Je ne vous forcerai pas à faire ce dont vous n'aurez pas envie.

— Et si je vous cachais mes envies ? — Faites-moi confiance. Je le saurais. — Mais... Abraham va s'inquiéter. — Oubliez-vous que c'est lui qui nous a jetés sur cette île déserte l'un

vers l'autre ? Allons, plus d'excuses. Oui ou non, restez-vous ? Le désir submergea Amber tandis qu'elle regardait ce beau visage

vibrant qui se découpait superbernent, hâlé, bleu et noir, sur le rouge du fauteuil. Elle savait qu'elle pourrait avec lui faire l'expérience d'une joie inconnue que ses liaisons précédentes lui avaient toujours refusée.

Au fond d'elle-même, elle lui appartenait bien avant de dire oui. Le reste de l'après-midi passa dans une sorte de rêve cotonneux.

Amber savait à peine ce qu'elle faisait ou disait. Avec Serge, elle avait réapprovisionné et refermé la réserve. C'était merveilleux de travailler à ses côtés sur la terre ferme. En même temps, elle n'avait cessé de penser à la nuit qui allait venir.

Il ne l'avait embrassée qu'une fois, au moment où elle avait accepté de rester. Puis, il s'était tenu en retrait, se contentant de l'observer et de lui sourire.

Maintenant, le soir tombait. Appuyée contre le chambranle de la porte, Amber contemplait la Jenny D, amarrée au large. Derrière elle, Serge l'entoura de ses bras et l'attira à lui.

— D'ici, elle ressemble à ce qu'elle était autrefois, non ? — Oui, si on est très myope, soupira Amber. Mais je sais bien qu'elle

n'est plus qu'une épave. Qu'allez-vous faire quand votre bateau ne sera plus pour vous ?

Il enfouit son visage dans les boucles de sa nuque. — Est-ce le moment d'en parler ? Amber se retourna entre ses bras. — Non. Tendant ses lèvres vers les siennes, elle reçut son baiser et noua ses

bras autour de son cou. Serge caressa sa bouche tremblante du bout de sa langue. Elle sentit tout son corps s'enflammer.

Il recula d'un pas et étendit la main pour repousser la porte qui se ferma avec un bruit sourd. Amber eut l'impression qu'elle avait attendu cet instant sa vie entière. Tous les événements qui l'avaient amenée en Alaska semblaient à présent justifiés. Ses soupçons n'avaient plus aucune importance.

— Tu avais raison. — A quel sujet ? — Tu sais exactement ce dont j'ai envie. Il la souleva pour aller la déposer doucement sur le lit. Elle lui tendit

les bras. Il hésita, et finit par s'agenouiller auprès d'elle. — Il est encore temps de dire non, murmura-t-il. Tu le sais, l'avenir ne

sera pas facile. — Ça m'est égal. Il n'y a qu'aujourd'hui qui compte. Amber lui déboutonna sa chemise pour glisser ses mains sous la

flanelle et explorer son corps. Il s'allongea à ses côtés et se pencha au-dessus d'elle.

Elle avait envie qu'il la touche, la caresse, l'aime jusqu'à ce qu'elle perde conscience du monde extérieur. Elle le sentit refermer sa main sur ses seins, et son désir devint une fièvre.

— Aide-moi, murmura-t-elle en se soulevant. Les mains de Serge tremblaient quand il lui ôta son pull-over.

Soudain, il s'arrêta et emprisonna sa tête et ses bras levés. Elle sourit pour elle seule, aveugle et invisible dans le cocon chaud de la laine et se laissa aller en arrière. Elle l'entendit reprendre sa respiration tandis qu'il contemplait la fine dentelle qui couvrait sa poitrine. Il la caressa longuement avant de lui retirer enfin son pull.

Les derniers rayons du soleil passaient par les fenêtres du chalet, embrasant Amber de leur lueur. Elle n'avait pas besoin de savoir l'effet qu'elle avait sur Serge. Elle devinait ses yeux luisants, sa bouche sèche. Elle attendit sans bouger tandis qu'il se déshabillait à son tour. Soudain elle sentit qu'il s'allongeait sur elle. Tremblant d'impatience, elle lui ouvrit les bras et ils retombèrent sur le lit.

Chaque nerf d'Amber était à vif. Elle passa ses doigts dans les cheveux de Serge, et le pressa de l'embrasser de nouveau. Elle sentait la chaleur de sa cuisse contre la sienne. Des gémissements montaient. Elle se convulsa sous les baisers que Serge lui déposa sur le cou, les seins, le ventre.

Serge se glissa sur elle, l'écrasant contre les draps. Le contact du corps chaud d'Amber parut le rendre fou. Elle le vit serrer les dents pour contenir son désir. Elle se souleva contre lui et lui fit perdre son combat, et tous deux poussèrent un cri de victoire et de plaisir.

— Pa... pardon. Tu es si belle. Je... Elle lui mit un doigt sur les lèvres. — Chut !

Aucun homme ne lui avait fait éprouver un plaisir aussi dévorant. Son besoin de lui était si fort... Leurs mouvements reprirent et ils crièrent ensemble.

Amber le serra très fort, se raccrochant aux derniers vestiges de leur béatitude. Elle n'avait pas de mots pour décrire ce qui venait d'arriver. A demi évanouie, elle écoutait en elle un reflux délicieux.

Les draps étaient moites, et leurs corps brillaient. Amber fit tendrement courir ses mains sur les muscles noués du dos de Serge. Elle avait envie de lui dire qu'il était un amant extraordinaire, mais garda le silence. Il savait, comme elle, qu'ils venaient de vivre quelque chose de merveilleux et de rare. Un compliment banal aurait tout gâché.

Serge se souleva sur un coude et lui sourit. — Tu es bien ? — Merveilleusement. Il s'étendit, bras sous la tête, yeux au plafond. Le soleil jouait sur les

toiles d'araignée qui pendaient en festons au-dessus d'eux. — Tu aurais dû me dire que le plafond était sale. Amber éclata de rire. — Franchement, je n'ai rien remarqué. — Quoi ? Tu ne faisais pas attention ? — Pas à ça, idiot ! protesta-t-elle et, d'un seul mouvement, elle fut à

califourchon sur lui. Ils se regardèrent, il la saisit aux hanches. — Tu pourrais bien t'attirer des ennuis, en restant assise là. Elle se pencha pour l'embrasser. — Va pour les ennuis. Il la souleva un peu, en la prenant par la taille, puis la réinstalla.

Amber se cambra, tête rejetée en arrière. Elle sentit son désir monter vers des hauteurs impossibles.

Quand il s'arrêta, pantelant, elle frémit puis retomba sur son torse, à bout de souffle. Il blottit son visage au creux de son cou, en lui murmurant tendrement quelque chose qu'elle ne comprit pas.

— Hum ?... — Je ne cesserai jamais d'avoir envie de vous présenter mes

hommages, mademoiselle Daly. Son nom, si imprévu dans ces circonstances, ramena Amber à la

réalité. Quand cette nuit merveilleuse serait terminée, çe serait fini de sa relation avec Serge. Serge était un caboteur, comme son père. Et elle... Qu'était-elle au juste ? Une femme d'affaires ? Oui, une femme d'argent, de finances qui avait fait une carrière couronnée de succès. Une parfaite jeune

bourgeoise qui possédait à Seattle un appartement, une voiture de sport, qui avait suffisamment diversifié ses placements pour pouvoir surmonter toutes les crises monétaires, y compris la liquidation de la Jenny D.

Amber se mordit la lèvre. Des chiffres s'agitaient dans sa tête. En admettant que le bateau lui-même ne vaille guère plus que le prix qu'elle en obtiendrait en le vendant à la ferraille, restait la liste de la clientèle, et c'était là quelque chose qu'elle pourrait monnayer.

Serge lui passa une main devant le visage. — Hou hou. Où es-tu partie ? Elle cligna des yeux. — Nulle part. Je suis là. — Non, pas du tout. Qu'est-ce qui peut t'absorber plus que de faire

l'amour ? Se blottissant contre lui, elle l'effleura de ses lèvres. — Rien. Elle mentait et aurait aimé que ce fût vrai. Dans son cœur, rien ne

comptait plus que Serge. Malheureusement, son avenir entier était en jeu. Serge embrassa son épaule et l'attira à lui presque désespérément.

— J'aimerais te croire. Des larmes montèrent aux yeux d'Amber. Avant que Serge pût être

témoin de sa faiblesse, elle enfouit son visage dans l'oreiller. Il n'y aurait pas de lendemain. Elle ne pouvait aimer Serge. Elle ne devait pas. Elle n'avait qu'à s'en aller, même si c'était affreusement douloureux.

8

Un soleil radieux inondait le chalet. Amber tira les couvertures sur sa

tête. Une agréable odeur de petit déjeuner arriva jusqu'à elle. Glissant un œil, elle vit Serge de dos, et elle éprouva un pincement au cœur.

— Bonjour, dit-il en sentant ses yeux sur lui. Durant l'été, dans le Grand Nord, le soleil brille presque vingt-quatre

heures sur vingt-quatre. Amber n'avait pas la moindre idée de l'heure. — Il est midi ou minuit ! — Cinq heures du matin. — Tu es fou de te lever si tôt. — Non, mort de faim. Nous avons oublié de dîner hier soir.

Heureusement, j'ai trouvé du bacon en boîte et des œufs en poudre. Elle le contempla. Il se comportait comme si rien ne s'était passé entre

eux, du moins rien d'important. Ah qu'elle était stupide ! Elle était là, couchée, tous ses nerfs sensibles à sa présence, et lui... lui, il faisait frire du bacon ! Elle avait accepté de ne pas partager son avenir avec lui, mais elle avait besoin de sa tendresse, même s'il ne devait plus la toucher. Cette pensée la déchira. Si jamais il ne la caressait plus, ne la serrait plus entre ses bras, si...

Serge ôta la poêle du feu, s'essuya les mains et s'approcha du lit. — Allons, ma belle endormie, lève-toi. Il se pencha pour l'embrasser dans le cou. La chaleur de son souffle la

caressa derrière l'oreille. — Va-t'en, parvint-elle à articuler avant que sa voix ne se brise. Il s'assit au bord du lit et la fit se tourner. — Je sais, chérie, murmura-t-il d'une voix rauque, je sais, et il la berça

entre ses bras. Je croyais que nous pouvions passer une nuit ensemble, sans nous soucier du reste. Mais ça va être un peu plus difficile que je ne le pensais.

— Je ne t'oublierai jamais, Serge. Il l'écrasa sous lui et réclama ses lèvres. Il paraissait possédé, hors de

lui. Amber rejeta les draps, dévoilant son corps impatient, tandis qu'il s'empressait d'ôter ses vêtements.

Dieu, qu'il était beau ! Elle s'émerveilla de nouveau. Cette fois, ce fut rapide. Il n'y eut ni hésitations ni murmures. Ils ne faisaient plus qu'un corps, qu'une volonté tendue vers le plaisir.

Haletante, Amber serra Serge aussi fort qu'elle put. Des larmes de bonheur montèrent à ses yeux quand il se souleva sur un coude pour la

regarder. Des gouttes de sueur lui piquetaient le front, et ses cheveux sombres étaient ébouriffés, lui donnant un air juvénile et vulnérable.

— Mon Dieu, Amber, murmura-t-il. Que nous arrive-t-il ? Elle sentait qu'il était temps de lui dire. Elle n'avait rien à perdre à être

vraie. — C'est simple, soupira-t-elle, nous sommes tombés amoureux l'un de

l'autre. Il enfouit son visage dans le creux de son épaule. — Je sais. Bon sang, je sais. Amber évita de croiser les yeux d'Abraham quand elle monta à bord

de la Jenny D. Elle se sentait gênée. Quant à Serge, il avait la mâchoire contractée et les lèvres serrées.

— Eh bien, que fais-tu là ? cria-t-il au vieil Indien. Dépêchons-nous de lever l'ancre. M'as-tu entendu ? Saute !

Abraham s'éloigna. Amber posa sa main sur le bras de Serge et s'obligea à sourire.

— C'était bien, Serge. Ça n'aurait pas pu être mieux. — Qu'allons-nous faire, maintenant ? — Rien. Nous avons chacun notre vie. — Quand as-tu l'intention de retourner à Seattle ? Elle eut un petit rire. — J'aurais dû partir de Valdez, il y a trois jours. J'avais une place

réservée dans un avion. Mais quand tu m'as annoncé que nous reprenions la mer dans les deux heures, j'en ai oublié mes projets personnels.

— C'est plutôt bon signe ! — Ça signifie seulement que j'étais occupée par le chargement,

riposta-t-elle. Elle fit quelques pas, puis se retourna brusquement. — Ecoute, Serge. Mon métier c'est de gérer des affaires, les miennes et

celles des autres, et j'aime ça. Je ne peux pas tout quitter pour sillonner les mers, même avec toi. N'y compte pas.

— Qui te l'a demandé ? Cesse donc de te préoccuper de ton sort, et pense un peu aux autres pour changer.

— Tu es méchant ! — Pardonne-moi. Je suis atrocement nerveux. J'ai l'impression qu'un

williwaw est en train de foncer sur moi et que je ne pourrai rien faire pour l'éviter.

Amber devinait la raison de son malaise : il ne saurait comment gagner sa vie, une fois la Jenny D mise hors service. Elle devait trouver une

solution convenable et réfléchit longuement. Ce dont elle avait besoin, c'était de dénicher quelqu'un qui fît trop de bénéfices, quelqu'un qui apprécierait d'investir dans le vieux bateau afin de payer moins d'impôts.

— Dis-moi, s'écria-t-elle, quand arriverons-nous dans un port d'où je pourrai téléphoner ?

— Je m'arrêterai à Cordova demain, en fin de matinée. Mais tu peux te servir de la radio du bord.

— Ne te fâche pas, j'aimerais mieux aller à terre. Il remarqua soudain son expression animée. — Toi, tu as l'air d'avoir une idée derrière la tête. — Exactement ! — Ne vas-tu pas me dire quoi ? — Non ! lança-t-elle, en s'éloignant sans voir son air blessé. Il y a des

détails que je n'ai pas encore résolus. Tu ne comprendrais pas. Serge étouffa un rire amer, tourna les talons et monta au poste de

pilotage. — Si, je comprends, je comprends même très bien, marmonna-t-il. Abraham était au haut de l'échelle. — Vous comprenez quoi ? — Les choix de Mlle Daly. — Il faut vous souvenir de son éducation bizarre. Elle croit que son

père l'a abandonnée pour son travail. — N'est-ce pas ce qu'il a fait ? — Oui et non. N'avez-vous jamais remarqué combien Amber

ressemble à sa mère ? Regardez les photos qui sont dans sa cabine. C'est effarant. Elles auraient pu être jumelles.

— Et alors ? Quel rapport ? John avait surmonté le chagrin causé par la mort de sa femme quand Amber a commencé à lui ressembler.

— Peut-être. — Crois-tu qu'il ait délibérément éloigné de lui sa fille ? — Oh, je ne pense pas que c'était délibéré. Mais cette situation lui a

convenu. — Ne voyait-il pas ce qui lui convenait à elle ? S'il l'avait aimée, il

aurait fait des concessions, par exemple aller passer l'hiver dans le sud avec elle, quand les rivières gelées ne sont plus navigables.

Sans répondre, Abraham se croisa les bras et se mit à sourire. Un moment plus tard, le rire de Serge s'élevait dans le poste de pilotage.

Il y avait une épaisse couche de nuages au-dessus de Cordova. Des bateaux étaient amarrés aux docks flottants, derrière l'éperon rocheux qui tenait lieu de môle.

Une rangée de maisons et de boutiques longeait le rivage, tandis que la familière église orthodoxe était perchée sur le point le plus élevé de la côte, son bulbe perdu dans les nuages bas.

Serge aida Amber à sauter à terre. Elle resserra sa veste autour d'elle. — Brrr... — Oui. S'il se met à pleuvoir, reste à la capitainerie. Je passerai te

prendre à mon retour. — Tu peux venir avec moi. — J'avais cru comprendre que tu voulais être seule. — Oui, mais... — Eh bien, j'ai à faire moi aussi. Mais je ne pense pas en avoir pour

longtemps. Après, peut-être en aurons-nous tous deux terminé avec... Il s'interrompit au milieu de sa phrase. Ils étaient arrivés à la

capitainerie, guère plus qu'une bicoque, jugea Amber. Serge lui en ouvrit la porte, puis fit volte-face et traversa en courant le parking avant de s'engager sur la côte qui menait au centre de la ville.

En le suivant des yeux, Amber sentit son cœur se serrer. Quoi qu'il advienne, elle savait qu'elle ne cesserait jamais de l'aimer. Et elle voulait mettre à exécution son projet afin de lui permettre de sauver sa carrière, même si elle ne devait jamais atteindre son but. Elle entra dans la pièce vide, s'approcha d'un des deux téléphones, sortit sa carte de crédit, et appela Harold à son bureau, sur sa ligne personnelle.

Il répondit presque immédiatement par un bonjour vibrant. Elle attendit une demi-seconde, comme l'y obligeait la transmission par satellite. C'était difficile d'avoir une conversation entrecoupée de silences.

— Amber ! Comment vas-tu ? Et comment est l'Alaska ? — Merveilleux, merveilleux. Mais ce n'est pas pour ça que je t'appelle. — Oh ? Serais-tu tombée amoureuse de quelque vieux chercheur d'or ? — Très drôle, riposta-t-elle, en pensant qu'il n'était pas si loin de la

vérité. — Que puis-je faire pour toi ? — J'ai besoin d'un investisseur qui ait plus d'argent qu'il ne lui en

faudrait, et qui aurait besoin de défalquer des sommes de ses revenus. — Vendrais-tu la Jenny D ? — En quelque sorte. Je ne suis pas sûre que le bateau lui-même soit

vendable. Ce qui est à vendre, c'est la clientèle, le parcours, la réputation. Avec la renommée de papa, ça devrait valoir gros.

— Et le capitaine ? As-tu découvert s'il t'escroquait ? — Non ! s'écria Amber. C'est une histoire folle que je te raconterai plus

tard, et elle s'empressa d'ajouter : le capitaine fait partie du lot. Tout acquéreur devra garder l'équipage actuel, au moins pendant deux ans.

Harold émit un sifflement. — Tu plaisantes ? Abraham aussi ? — Je suis tout à fait sérieuse. Mais, dis-moi, j'ignorais que tu

connaissais Abraham. — Tout le monde connaît Abraham. Je te conseille de réfléchir. Tes

conditions vont rendre la transaction difficile. Amber soupira. — Je sais. Je t'apporterai la vraie liste des profits et pertes de ces

derniers mois, et nous en rediscuterons. En attendant, s'il te plaît, fais ton possible. Tu as une procuration chez mon notaire.

— Mais... quand donc as-tu l'intention de rentrer ? Rejetant sa tête en arrière, Amber ferma les yeux. — Bientôt, sinon je serais tentée de rester. Elle se mit à songer à la vie errante de Serge. Non. Quel avenir serait-

ce là pour elle qui aimait tant son métier ? Comment pourrait-elle être heureuse en sachant qu'elle gâchait ses possibilités ?

— Amber ? Amber ? cria Harold. Es-tu toujours là ? — Oui, je suis là. — Ecoute, j'ai un appel sur une autre ligne. Où puis-je te joindre ? — Nous serons de retour à Valdez dans une semaine ou deux. De là, je

prendrai un avion pour rentrer. Je t'appellerai avant. A bientôt. Amber raccrocha et s'attarda, le regard fixé sur le téléphone. Entendre

la voix de son oncle lui avait donné le mal du pays. Elle avait envie de retrouver ses parents, ses amis. Mais il y aurait toujours un vide en elle, elle le savait, et ce vide ne serait comblé que par Serge.

Un coup de tonnerre ébranla le ciel au-dessus du port. Des nuages cachèrent le soleil, et la nuit parut soudain prête à tomber. La mer vira du bleu foncé au gris ardoise.

Amber fit les cent pas dans la pièce vide, glacée. Elle alla se servir un café à une machine distributrice, et revint regarder par la fenêtre. Elle savait qu'elle avait proposé à Harold des conditions déraisonnables, mais si quelqu'un pouvait l'aider, c'était lui.

Elle sursauta quand un éclair frappa la forêt, de l'autre côté de l'étroit estuaire. Quelques minutes plus tard, deux hommes passèrent, courant vers les quais. En dépit de l'obscurité et de la distance, Amber crut reconnaître

Abraham et Serge. Mais pourquoi Abraham serait-il descendu à terre par un temps pareil ?

Elle sauta vers la porte. — Serge ! Il se retourna, marqua une hésitation. — Reste où tu es. — Non, attends, je viens avec vous, cria Amber en posant son gobelet

encore plein de café. — J'ai dit non, cria Serge, et il prit Abraham par le bras pour

l'entraîner. — Mais... Totalement désorientée par son attitude, Amber referma la porte. Que

s'était-il passé ? Peut-être la Jenny D s'était-elle détachée de ses amarres et... Mais Abraham aurait pu prendre tout seul la situation en main.

Amber soupira. Si sa curiosité était la plus forte, rien ne l'empêchait d'aller jusqu'aux quais. Et le plus tôt serait le mieux. Visiblement, il allait pleuvoir à seaux sous peu.

Amber remonta la fermeture Éclair de sa veste, rabattit son capuchon sur sa tête, et sortit. Elle dut se plier en deux pour résister à la bourrasque. Mais, quand elle eut tourné en direction du port, le vent la poussa dans le dos.

En courant, elle atteignit la rampe qui menait aux docks flottants que la marée haute avait soulevés. Elle s'arrêta, à bout de souffle, frissonnante. Le vent la pénétrait de partout.

— Bon Dieu, ce qu'il fait froid, murmura-t-elle. Voyons, le bateau était amarré là, entre deux autres...

Soudain, levant le regard sur la vieille coque, elle vit la Jenny D larguer ses amarres. D'abord, elle n'en crut pas ses yeux. Serge ne ferait pas quelque chose d'aussi odieux. Pas à elle. Pourquoi l'abandonnerait-il dans une ville étrangère, sans même un adieu ?

Bouche bée, impuissante, elle vit la Jenny D gagner le large sans elle. Serge l'avait abandonnée sans un mot. Comme une vulgaire passade de marin. Elle serra les poings.

— Va au diable, Serge Poliakov ! hurla-t-elle dans le vent. Je te revaudrai ça.

Une tête surgit d'un bateau éclairé qui était ancré non loin. — Holà ! lui lança l'homme, je vous ai entendue crier. Puis-je vous

aider ?

Il sortit sur le pont, tout en enfilant un gros caban et un bonnet. Amber vit que le bateau s'appelait le Wave Buster — le Dompteur des Vagues. Il semblait bien plus puissant que son propre bateau.

— J'ai l'impression qu'on m'a oubliée. Pourriez-vous m'aider à rattraper la Jenny D ?

— Faire la course avec le bateau de Poliakov ? Avec joie, du moins jusqu'à la sortie du port. Ce type est cinglé. J'ai capté le message qu'il a reçu, mais je ne risquerais pas ma tête ni mon bateau pour ça. Mais une fois de plus, ce salaud a encore doublé tout le monde. Mais j'aurai ma revanche un jour.

Amber prit la main qu'il lui tendait et monta à bord. — Je me moque bien de savoir sur quel fret il a sauté pendant que

j'étais en train d'attendre. Je veux seulement rattraper ce fichu bateau. Je vous dédommagerai pour votre perte de temps.

L'homme se mit à rire. — J'ai idée que c'est sur le capitaine lui-même que vous voulez mettre

la main. Et dans ce cas, je serai trop content de vous rendre ce service. Il lança le moteur. — Larguez les amarres, ma petite dame. Elle s'exécuta, puis le rejoignit dans le poste de pilotage. — Je m'appelle Daly, Amber Daly. Et la Jenny D n'appartient pas à

Poliakov, mais à moi, du moins jusqu'à ce que j'aie trouvé un acquéreur. L'homme siffla entre ses dents. — Je suis Scotty Barton. J'ai hâte de voir comment les choses vont

tourner. — Moi aussi. Puis-je me servir de votre radio ? — Je vous en prie. Elle se saisit du micro. — Jenny D. Ici Wave Buster. Nous avons un passager pour vous. En réponse, elle n'obtint qu'un silence. — Jenny D, me recevez-vous ? — Nous vous recevons. La voix de Serge était tendue. — Alors, virez. Je monte à bord. — Non. L'endroit où nous allons est trop dangereux. — Oh non ! Je n'ai pas peur, capitaine. Ne crois pas que tu vas te

débarrasser de moi comme ça ! La radio crachota. Des commentaires venaient d'autres bateaux. — Tu ferais mieux de la laisser monter, Serge. Elle a l'air vraiment

furieuse.

Et un autre : — Ben alors, qu'as-tu fait à cette pauvre malheureuse ? Des rires épais suivirent, auxquels se joignit celui de Scotty Barton. — Nous y sommes, s'écria-t-il en désignant la Jenny D. Dites-leur de

placer les butoirs, côté port. Nous allons nous mettre bord à bord. Amber enfonça le bouton du micro pour transmettre le message de

Barton. — Et si je ne veux pas ? répondit Serge. Scotty s'empara du micro. — Avec ou sans butoirs, nous accosterons, Poliakov. Tu peux en être

certain. Amber s'interposa. — Les menaces n'étaient pas nécessaires, capitaine Barton. — Peut-être pas, mais elles ont fait leur effet. Regardez. Amber vit Abraham jeter de vieux pneus sur le flanc de la Jenny D. — Cette coque de noix n'a plus beaucoup l'air d'un bateau, observa

Barton. J'ai bien peur que vous ayez du mal à la vendre. — Oui, sans doute, mais il y a nos clients, notre réputation. J'espère

que mon oncle trouvera un acquéreur qui appréciera ça à sa juste valeur. — Hum hum, fit Barton en se frottant le menton. Au moment de quitter le poste de pilotage, Amber prit son sac et en

retira une carte de visite au nom de la compagnie. — Si vous entendez parler de quelqu'un que ça intéresse, dites-lui

d'appeler ce numéro et de demander Harold Daly. D'accord ? Il prit la carte et toucha son bonnet. — Je n'y manquerai pas. Le Wave Buster freina ses moteurs et vint se placer le long de la Jenny

D. Penché par-dessus le bastingage, Abraham prit sans mot dire la main qu'Amber lui tendait, et la tira. Le vent sifflait dans les gréements. Au moment où Amber prenait pied sur le pont qui tanguait, la pluie se mit à tomber.

— Est-il très fâché ? Abraham hocha la tête. — Il a fait ce qu'il croit juste. — Moi aussi, Abraham, dit-elle. Ma place est ici.

9

Toute préparée qu'elle était à affronter la colore de Serge, Amber ne

s'attendait pas au regard terrible qu'il lui lança. — Comment oses-tu ? s'écria-t-elle, prenant l'offensive. — Oser quoi ? — Me regarder comme ça. C'est moi la victime, pas toi. Qu'aurais-je dû

faire ? Pleurer sur le quai ? — Tu n'as sans doute jamais entendu parler de cartes de crédit. — Si tu avais l'intention de me plaquer, tu aurais pu attendre que nous

soyons de retour à Valdez. — Je n'ai pas eu le choix. — Tiens donc ! Je sais pourquoi tu as filé comme ça. Le capitaine

Barton me l'a dit. Serge leva ses sourcils. — Vraiment ? — Oui. Et tu n'avais pas le droit ! Avec un juron, Serge agrippa la roue. Le petit caboteur avait du mal à

lutter contre les vagues. — J'aurais dû m'attendre à tes récriminations. Pourquoi te soucierais-

tu de ces problèmes ? Tu vas quitter l'Alaska. Bientôt nous ne serons plus que des souvenirs pour toi.

— Ce n'est pas vrai..., commença-t-elle. Mais elle s'arrêta, ne voyant aucune raison de poursuivre cette

discussion. Serge était bien trop préoccupé pour réagir sainement, et elle-même

n'était pas dans son état normal. Penché sur le gouvernail afin de mieux surveiller l'évolution de la tempête, il lui cria :

— Ne reste pas derrière moi, comme si tu avais peur. — Je n'ai certainement pas peur de toi, riposta-t-elle en venant se

placer près de lui. Eh bien ? — Je n'ai pas voulu de toi ici parce que la tempête est trop forte.

Impossible de répondre de ta sécurité. Tout ce que je peux faire, c'est essayer d'arriver à destination sans encombre.

S'il trouvait la situation trop dangereuse, pourquoi prenait-il de tels risques ? Le capitaine du Wave Buster avait reçu le même appel, mais avait sagement choisi d'éviter la tempête en restant au port.

— Ne pouvais-tu laisser quelqu'un d'autre de plus robuste partir à ta place ?

Serge hocha la tête. Son visage était sombre et fermé.

— Si nous attendions toujours qu'un autre fasse ce qui doit être fait, nous péririons tous.

— Voyons, ne sois pas si mélodramatique ! Ce n'est jamais que du fret. Serge en resta bouche bée. — Du fret ? De quoi parles-tu ? — Le capitaine du Wave Buster m'a dit qu'il avait capté l'appel que tu

as reçu. J'ai donc pensé... Serge prit une étrange expression, tristesse ou soulagement, Amber

n'aurait su dire. — Earl O'Connor a perdu connaissance, Emily pense qu'il a eu une

attaque. Elle était affolée. Les hélicoptères ne peuvent décoller par cette tempête. Ce que nous tentons, Amber, c'est une mission de sauvetage, nous n'y gagnerons pas un sou, et nous y risquons notre vie.

Il fit une pause. — Oh, Serge ! Je suis navrée. — Et il a fallu que tu t'en mêles ! Au lieu d'être ici avec nous, tu aurais

dû rester à l'abri, à Cordova. — Jamais de la vie ! Est-ce loin ? — Non. Quand nous verrons la bouée rouge qui signale le détroit, nous

en approcherons. Une vague frappa l'étrave et s'écrasa sur le pont déjà inondé. — Ouh ! s'écria-t-elle. Ça, c'est de la navigation ! — Tu as raison. Autant te l'apprendre, il est bien possible que ce soit le

dernier voyage de la Jenny D. Elle est en train de prendre une terrible raclée.

Amber ne regretta rien. Que Serge eût ou non besoin d'elle, c'était exaltant d'être à ses côtés et de se battre contre les éléments. Les vagues se dressaient devant eux comme d'impénétrables murs d'eau sombre. L'étrave montait presque à leur sommet, puis y ouvrait une brèche en faisant rejaillir des tonnes d'eau en un immense V. Ils progressaient très lentement.

— Nous n'avançons pas, cria-t-elle, fais quelque chose ! — Je ne peux rien faire de plus. La Jenny D. est très chargée, elle est

au ras de l'eau. La solution semblait simple. Amber se saisit de l'interphone. — Abraham, écoutez-moi. Jettez la cargaison par-dessus bord. — Ok, répondit-il sans broncher, depuis le pont inférieur. Je

commence par quoi ? — Ça m'est égal. Ce que vous voudrez, pourvu que nous gagnions de la

vitesse. Et soyez prudent. Je tiens à vous retrouver à bord quand vous en aurez terminé.

— Mais tu es folle ! protesta Serge. — Je fais exactement ce que mon père aurait fait. Ne t'inquiète pas. — Mais non. La compagnie va te renvoyer ! Amber lui tapota le bras en riant. — Ne t'inquiète pas. La propriétaire de ce vieux caboteur est aussi folle

que moi. — Quoi ? Cesse de dire des bêtises. — Allons, réveille-toi, Poliakov. La Jenny D est à moi. Oui, les voies

d'eau, les dettes, et l'équipage qui jette la cargaison à la mer, tout ça est à moi !

Il en resta bouche bée. Amber éclata de rire. — J'en ai de la chance, hein ? Les poings de Serge étaient dangereusement serrés, quand Abraham

entra dans le poste de pilotage avec deux tasses de café. — La pluie est en train de se calmer, annonça-t-il. Nous serons chez

Earl dans peu de temps. Serge lui céda sa place à la barre. — Nous avons pris la bonne décision... ou plutôt, ajouta-t-il en se

tournant vers Amber, on l'a prise pour nous. J'aurais mieux fait de vous laisser sur l'autre bateau.

— Bah, fit-elle, je suis sûre qu'il y a dans le code maritime une loi qui interdit d'abandonner le propriétaire d'un bateau quand il demande asile.

— Un capitaine a tous les droits, lui rappela Serge. Même encore, je suis seul maître à bord. Enfin... Abraham, au fait, qu'as-tu jeté par-dessus bord ?

Abraham se mit à rire. — J'ai fait du porridge, depuis l'île d'Hawkins jusqu'à la baie de

Boswelî. — Tu veux dire que tu t'es débarrassé de la farine et des céréales ? — Exactement. Les comestibles d'abord. Les poissons vont être

contents. — Ce qui m'inquiète, Abraham, c'est que tu n'aies pas paru surpris de

recevoir d'Amber l'ordre de délester le bateau. Avoue. Par quelle divination savais-tu qu'elle est propriétaire de la Jenny D !

— Les Indiens ont un sixième sens. — J'ai l'impression que tu savais tout depuis le début. — Mon grand-père était un guérisseur, et un voyant. Amber éclata de rire. — Allons, arrêtez, vous deux.

— Nous voici presque arrivés. Serge commença à enfiler son ciré, mais s'arrêta quand il vit Amber

l'imiter. — Toi, tu ne viens pas. — Oh que si ! — Non. S'il le faut, je t'attacherai au mât. — Et je coulerai avec la Jenny D ? — Qui dit qu'elle va couler ? — Je serai plus en sécurité sur le rivage que dans la tempête, sur un

bateau qui fait eau. — Avant d'arriver sur le rivage, nous devrons passer les brisants. Ce ne

sera pas très drôle. — J'adore la façon dont tu dis « nous », capitaine. Allons-y ! Serge lança un regard vers Abraham comme s'il lui demandait

d'intervenir, mais le vieil Indien se contenta de hausser les épaules. Serge soupira.

— Bon, très bien ! Envoie un message à Emily pour lui dire que nous arrivons, puis attends que nous ayons touché la côte avant de sortir du détroit. Je ne voudrais pas que nous soyons repêchés par les garde-côtes.

— Je savais qu'il finirait par vous emmener, dit Abraham à Amber. — Moi aussi, je le savais, soupira Serge. Amber sourit aux deux hommes. Quand elle vit comment la chaloupe était ballottée par d'énormes

vagues, Amber perdit un peu de son assurance. Serge descendit le premier, elle faillit presque changer d'avis.

— Allons, viens. Elle emprunta à son tour l'échelle. Les barreaux étaient glacés. L'eau

lui coula le long des manches, et elle était déjà mouillée jusqu'aux coudes avant d'avoir pris pied dans l'embarcation. Serge la porta presque pour l'aider à franchir les derniers mètres.

Après quelques secondes, Amber se rendit compte qu'elle avait de l'eau jusqu'aux chevilles.

— Assieds-toi bien au centre, et prends ça, lui cria-t-il. Il lui mit un objet cylindrique dans la main. — Ça sert à quoi ? — A écoper. Et je crois que tu ferais bien de t'y mettre. Il lança le moteur, détacha l'amarre et prit la direction du rivage. L'eau

salée sauta à la figure d'Amber, aspergea ses mains, ses pieds, la gela

jusqu'aux os. Elle ne pouvait rien faire que se raccrocher d'une main à l'embarcation, écoper de l'autre, et prier pour que cette épreuve prenne fin.

— Je t'avais dit que cette traversée ne serait pas une promenade ! cria-t-il par-dessus le bruit de l'océan. Maintenant, il est trop tard pour rebrousser...

— Qui a dit que je voulais rebrousser chemin ? Une vague déferlante particulièrement haute s'écrasa sur le flanc de

l'embarcation. — La douche est bonne ? Elle répondit par un signe de tête, et s'agrippa plus fort au bord de la

chaloupe. Surtout ne pas montrer qu'elle mourait de peur. Des tourbillons d'écume annonçaient que la terre se rapprochait. Mais, à présent, la pluie tombait si fort que l'embarcation se remplissait d'eau plus vite qu'elle n'écopait, et menaçait de sombrer.

— Sois prête à sauter, annonça Serge. Impossible de faire franchir à cette chaloupe des vagues de cette taille, ni d'éviter les rochers.

— Tu veux dire que je vais devoir me mouiller ? Il se mit à rire. — Un petit plongeon ne changera pas grand-chose. — Dis, on s'en sortira ? — Je croyais que tu n'avais peur de rien. — Je mentais. — Tout ira bien, mais j'aurais préféré que tu restes avec Abraham. — Et j'aurais raté tout ça ? Pour rien au monde ! Malgré sa bravoure de façade, quand Serge se leva, elle devint blême

d'angoisse. Mon Dieu, il allait vraiment sauter dans cette eau sombre et tourbillonnante, et il comptait bien qu'elle l'y suivrait. Paralysée, elle le vit se pencher par-dessus le bord de la chaloupe, au risque de la faire chavirer.

— Tiens-toi prête, ordonna-t-il, en arrêtant le moteur. Allez, saute. Il saisit la corde fixée à la proue et plongea par-dessus bord. Les

vagues le soulevèrent, le rapprochant de la côte. Elle se figea, désespérée. A présent, Serge essayait de prendre pied, mais les vagues l'aspiraient, le ramenaient vers le large. Il se retourna vers elle, avec une expression égarée.

— Amber, pour l'amour du ciel, saute ! Je ne m'en sortirai pas tout seul.

Elle rassembla son courage, et, s'accrochant prise après prise à la corde, elle la suivit jusqu'à l'extrémité que tenait Serge. Ensemble, ils atteignirent le rivage.

Amber trébucha sur les rochers polis par la mer qui bordaient la côte. Serge la retint.

— Ça va, je peux y arriver. Il tira sur la corde et, courbé par l'effort, hala l'embarcation sur la

terre ferme. Puis il tomba sur les genoux, luttant pour retrouver sa respiration.

Amber saisit à pleines mains le feuillage humide et se hissa sur la pente glissante. Maintenant qu'elle était sur la terre ferme, elle avait l'impression qu'elle venait de vivre un cauchemar, et claquait des dents autant de froid que de peur.

— Pardonne-moi, je ne pouvais pas me décider à sauter. Un violent frisson la secoua. — Viens, dit-il en se remettant sur pied. Il faut bouger, sinon notre

température va tomber, et nous mourrons de froid. Dépêchons-nous d'aller chez Earl tant que nous avons assez de force pour pouvoir l'aider.

Et, la prenant par la main, il l'entraîna dans le sous-bois. Des feuilles mouillées fouettèrent les joues d'Amber. Ils marchaient rapidement et, au bout d'un moment, elle commença à se réchauffer.

10

Ils débouchèrent dans une grande clairière où s'élevait un chalet. De la

fumée montait au-dessus du toit pointu. Des bois d'élans blanchis par le soleil étaient accrochés aux montants du porche, et des peaux de grizzlys clouées de part et d'autre de la porte.

Emily avait le visage couleur de cendre quand elle apparut sur le seuil. — Dieu merci, vous voilà, s'écria-t-elle avec un soupir. Je commençais

à croire que nous vous avions perdus dans la tempête. Entrez et séchez-vous. Earl est dans sa chambre.

— Comment va-t-il ? demanda Serge. — Il a repris connaissance, mais il ne peut pas parler. Sans prendre la peine d'ôter son ciré, Serge alla voir son ami. Les deux

femmes restèrent seules. — Vous êtes trempée, dit Emily à Amber. Je vais vous donner des

vêtements de rechange, et quelque chose à manger. — Ne vous dérangez pas pour moi. Vous avez bien assez de soucis. — Ça ne me dérange pas. — Et moi, que puis-je faire pour vous ? — J'aurais besoin qu'on prépare un sac de voyage et qu'il soit prêt à

être emporté, dès que l'hélicoptère des garde-côtes pourra atterrir. Mais buvez ça d'abord, insista Emily en offrant à Amber une tasse de café. Dites-moi, êtes-vous originaire de l'Alaska ?

— Oui, je suis née à Soldotna. — Peut-être ai-je connu vos parents ? — Sûrement. John Daly était mon père. — Oh, j'aurais dû le deviner ! Vous ressemblez tant à votre chère mère.

Elle et moi étions amies. Amber dut reprendre sa respiration. Sa mère dont elle n'avait jamais

rien su. — S'il vous plaît, comment était ma mère ? Vous êtes la première

personne à m'en parler. — Voyons, murmura Emily en s'asseyant et en fermant les yeux. Elle

était très courageuse. John disait que c'était pour ça qu'il avait donné son nom à son bateau, pour que la Jenny D résiste aux tempêtes. Au début de leur mariage, vos parents passaient les étés sur leur bateau, et les hivers à Valdez.

— Mon oncle m'a dit n'avoir vu ma mère qu'une fois. Pourquoi, à votre avis ?

— Jenny et John vivaient une éternelle lune de miel. Leur amour et leur travail leur suffisaient. Ils ne prenaient pas le temps d'aller dans le sud voir leur famille. Quand Earl et moi avons déménagé pour nous installer à Valdez, nous les avons perdus de vue, hélas. C'était avant votre naissance.

Emily dévisagea Amber. — Vous semblez aussi énergique que votre mère. Vous aurez besoin de

l'être pour vous occuper de Serge. Vous êtes amoureuse de lui, n'est-ce pas ? Amber ne voyait aucune raison de cacher à Emily la vérité. — Oui. Et pourtant, je n'ai pas l'intention de rester auprès de lui. — Vous devez avoir vos raisons. — Oh, je peux vous le dire, déclara Amber en suivant Emily vers une

penderie. Ma vie est à Seattle, j'y ai une maison, un métier, des amis. Je ne peux pas tout quitter, c'est impossible.

— Qui essayez-vous de convaincre ? Moi ou vous-même ? murmura Emily en commençant à sortir du placard quelques vêtements. Et qu'en pense l'homme que vous aimez ?

Amber regarda vers la chambre, des larmes lui montèrent aux yeux. — Maheureusement, sur ce point, Serge et moi on se ressemble. Il est

aussi attaché à sa vie que moi à la mienne. Serge entra dans la pièce et souleva le rideau pour jeter un coup d'œil

au ciel gris. De longues traînées de buée couvraient la vitre. — L'hélicoptère va bientôt pouvoir atterrir si le ciel continue à se

dégager, annonça-t-il. Dans quelques minutes, j'appellerai le service des urgences à Valdez.

Emily alla voir Earl, et Amber alla se blottir contre Serge. — Comment va-t-il ? — Pas très bien. Je crois qu'Emily a raison, il semble avoir eu une

attaque. Et je ne peux rien faire pour lui. — Je suis sûre qu'il apprécie ta présence, ne serait-ce que parce qu'il

sait qu'Emily n'est pas seule. — Je l'espère, soupira Serge, et il regarda Amber avec tendresse. Sais-

tu que tu m'as surprise ? — Comment ça ? — En bien, par exemple, en décidant de jeter la cargaison par-dessus

bord, en bravant les vagues, en empruntant sans crainte la piste d'un élan... Elle sursauta. — La piste d'un élan ? C'était la piste d'un élan ? — Oui, bien sûr. Penses-tu que des gens auraient pu ouvrir un sentier

pareil en marchant dans le sous-bois ?

— Ah ! — Viens ici, chérie. Et il l'attira à lui. Posant sa joue contre la sienne, Amber ferma les

yeux et se réchauffa à la merveilleuse chaleur qui émanait de son corps. Plus que quelques semaines, et le précoce hiver d'Alaska commencerait. Le beau rêve d'Amber était presque terminé. Son aventure avec Serge touchait à son terme.

Elle eut envie d'abdiquer et de rester en Alaska avec lui, puis s'exhorta à la raison. Elle n'allait pas perdre la tête pour un homme qui n'avait jamais vraiment exprimé le désir de la garder à ses côtés. Il l'aimait, à sa manière, mais refusait de penser à un avenir commun.

Soudain, elle sentit son anxiété grandir et comprit que s'il lui demandait de rester, elle l'aimait trop pour pouvoir refuser.

Le bruit cadencé des hélices de l'hélicoptère brisa le silence. Serge mit

sa veste encore humide, et sortit dans la clairière tachetée de soleil. Amber le suivit. Il lui tendit une bombe fumigène.

— C'est pour indiquer la direction du vent. Allume-la et va la poser là-bas. Quand ils commenceront à atterrir, protège-toi le visage.

Elle acquiesça. — Rien d'autre ? — Non, sois prudente. Je vais les aider à se poser. Elle s'exécuta. De l'endroit où elle se trouvait, elle vit l'hélicoptère

planer au-dessus des arbres puis commencer sa descente. Serge brandit deux fusées éclairantes, l'appareil se rapprocha. Le tournoiement des pales faisait voler le feuillage en tous sens. Amber se courba pour résister aux tourbillons, et ne risqua un œil qu'au moment où le moteur ralentit. Chargés d'un équipement médical et d'un brancard, deux hommes et une femme sautèrent à terre et disparurent dans la maison.

Quand ils en ressortirent avec Earl, Emily s'arrêta près d'Amber qui la prit par les épaules et la conduisit jusqu'à l'hélicoptère.

— Il s'en sortira, Emily. Lentement, lourdement, Emily monta à bord, auprès de son mari

souffrant. Juste avant que la porte de l'appareil ne se referme, elle adressa un petit sourire à Amber.

L'hélicoptère décolla si près d'Amber que le vent faillit la projeter par terre. Elle se couvrit le visage des mains et s'accroupit. Serge se pencha sur elle pour la protéger de son corps.

— Rentrons dans la maison, dit-il. J'ai froid. — Moi aussi. Nous n'étions pas encore vraiment secs.

Il ouvrit la porte et la poussa à l'intérieur. — Je vais faire du feu. Elle avait déjà traversé la pièce quand elle comprit qu'elle allait encore

retarder son départ. Ils ne pouvaient partir en laissant le poêle allumé. Et si Serge décidait de rester, elle n'aurait d'autre choix que de faire de même.

— Nous... nous ne partons pas ? demanda-t-elle. — Pas aujourd'hui. J'ai pensé que ça te ferait plaisir. Nous n'avons pas

dormi depuis près de quatorze heures. — Oui, sans doute, mais... Comment lui expliquer qu'elle avait peur de ses propres réactions si

elle restait près de lui ? C'était difficile, alors qu'ils avaient partagé la plus grande des intimités sur une île voisine. Protester à présent aurait quelque chose de parfaitement ridicule.

Amber se mordit la lèvre et garda le silence. Elle ne pouvait pas rester. Pas dans cet état d'esprit. Combien de temps tiendrait-elle encore, avant de perdre cette bataille qu'elle se livrait à elle-même ?

Et pourtant, minute après minute, la nuit finirait par s'écouler et, au matin, ils se remettraient en route, avec des vêtements secs, des corps reposés et l'esprit clair. Elle faillit rire tout haut. Qui cherchait-elle à tromper ? Ni Serge ni elle ne seraient assez fous pour dormir, quand c'était probablement la dernière nuit qu'ils passeraient ensemble. Serge se rapprocha d'elle.

— Qu'y a-t-il ? — Rien, répliqua Amber, et elle aurait aimé paraître plus convaincue.

Serge, je... Elle lui adressa un regard qui implorait sa compréhension. Il la

dévisagea. — Je croyais que tu voulais rester près de moi. Elle leva le menton. — Je t'ai accompagné pour porter secours aux O'Connor. Que

t'imagines-tu ? Il n'y a pas que toi qui sois capable de risquer ta vie pour autrui ?

— Oh voyons ! Tu étais morte de peur ! — Oui, bien sûr. Mais la question n'est pas là. Je le ferais encore, si

j'avais à le faire. — Je te crois. — Eh bien, nous sommes enfin arrivés à quelque chose ! Serge mit ses mains dans ses poches, et ses épaules s'affaissèrent un

peu.

— Excuse-moi si je t'ai froissée, soupira-t-il. En restant ici, j'espérais seulement retrouver le climat que nous avons connu la dernière fois que nous sommes venus dans cet archipel.

— Ça semble déjà si loin qu'on dirait un rêve, murmura-t-elle en retenant ses larmes.

Serge ne l'avait pas quittée du regard. — Oui, c'était un rêve. Et j'ai bien l'impression que nous avons fini de

rêver. Elle posa sa main sur ses lèvres et hocha silencieusement la tête. Il n'y

avait rien à ajouter. Serge avait raison. Il se détourna et alla vers le poste émetteur.

— Je sais ce que tu veux. Il chercha la fréquence et appela Abraham. — Rapproche la Jenny D de la côte. Nous rentrons. — Quelque chose ne va pas, Serge ? s'inquiéta le vieil Indien. — Non, rien. Nous ne voulons pas rester ici, c'est tout. — Navré, Serge. Mais je viens de demander aux garde-côtes de jeter

un coup d'oeil sur les hauts-fonds depuis leur avion. Et c'est bien ce que je pensais. La marée est trop basse pour tenter de se rapprocher de la terre en ce moment. Vous devez rester dans l'île, que ça vous plaise ou non.

— Ah, bon sang ! maugréa Serge en serrant les poings. J'avais oublié combien les marées sont dangereuses dans le coin. Ecoute, fais ce que tu peux, veux-tu ? La dame ne tient pas à passer la nuit ici, et moi non plus.

Des sifflements retentirent sur les ondes. Des utilisateurs de la fréquence avaient capté le message et en tiraient leurs conclusions.

— Alors, ce pauvre Serge, le voilà abandonné sur une île, mais en bonne compagnie, cette fois. Il ne risquera pas d'avoir froid, hein ?

Il y eut d'autres remarques égrillardes, suivies de rires contagieux. Agacé, Serge baissa le son.

— Excuse-les, dit-il à Amber. Ils n'ont pas beaucoup de distractions. L'écoute de la radio est leur passe-temps favori. Ils ne sont pas méchants.

— Je sais. C'est le genre de plaisanteries qu'on fait en famille. — Nous formons réellement une famille. La plupart d'entre eux, je ne

les reconnaîtrais pas si je les rencontrais, et pourtant je pourrais tout te dire sur leur vie.

Amber préférait ce terrain-là. S'il lui avait parlé de leur couple, elle aurait peut-être cédé.

— A propos de famille, parle-moi donc de mon père. Serge mit du bois dans le poêle et régla la clé du tuyau avant de

répondre.

— D'accord. Il s'assit à l'extrémité du divan, sur un dessus-de-lit crocheté. Amber

l'imita, une jambe repliée sous elle. — Je ne sais par où commencer. C'est l'homme à la fois le plus dur et

le plus gentil que j'aie jamais rencontré. Il était capable de marchander des heures pour obtenir à bas prix une cargaison qu'il revendait ensuite sans bénéfice s'il rencontrait quelqu'un de plus démuni que lui. Au début, je pensais que c'était un fieffé imbécile.

Amber faillit prendre la parole pour défendre son père, puis se ravisa, ne voulant pas interrompre le flot des souvenirs de Serge.

— Un jour, John a découvert sur un îlot voisin de Kodiak une famille d'Aleuts en train de mourir de faim. Il les a pris à bord, avec leurs chiens, leurs affaires, et les a ramenés sur le continent où il avait organisé par radio leur accueil.

Serge se mit à rire. — Il aurait fallu que tu nous voies sur la Jenny D, avec six chiens de

traîneau et autant d'enfants en bas âge. La femme avait insisté pour faire la cuisine. Abraham a failli démissionner quand elle s'est emparée de ses fourneaux. C'était vraiment drôle.

— Mon père te parlait-il de ma mère ? — Très peu, comme si c'étaient des souvenirs trop précieux pour qu'il

ait envie de les partager. Je regrette. — N'y a-t-il rien qui te revienne à l'esprit ? insista-t-elle. — Voyons, reprit-il après avoir respiré profondément, quand il parlait

d'elle, c'était au présent. Par exemple, il disait : Jenny aime la façon dont Abraham prépare le saumon, ou encore, Jenny préfère les fleurs des champs à toutes les fleurs.

— Et de moi, que disait-il ? Il te laissait entendre que j'étais une enfant ?

Lentement, Serge tendit le bras vers elle. Et, comme elle ne s'éloignait pas, il lui prit la main.

— C'est l'impression que j'avais. Surtout qu'il n'avait de toi que des photos de petite fille.

— Crois-tu qu'il tenait à son passé si fort qu'il refusait le présent ? — C'est possible. — Emily m'a dit que je ressemblais beaucoup à ma mère. — Oui, Abraham pense que John devait souffrir parce que tu lui

rappelais Jenny. Pense combien ce devait être douloureux pour lui de la voir sous tes traits, de l'entendre parler par ta voix, rire à travers ton rire.

Des larmes brouillèrent les yeux d'Amber.

— Il ne m'a jamais vraiment bien connue. S'il m'avait gardée auprès de lui, il aurait vu tout ce que j'avais de différent, de particulier.

Et la douleur d'être orpheline fut alors pour elle plus vive qu'au moment où elle avait appris la mort de son père, quelques années plus tôt.

— Moi, je te trouve tout à fait différente, murmura Serge en lui caressant les cheveux. Ton père croyait avoir agi pour le mieux en t'envoyant vivre chez ton oncle.

Elle leva les yeux vers lui, et une larme roula sur sa joue. Serge ne comprenait pas vraiment. Personne ne pouvait comprendre. Elle se sentait si seule, si perdue, exactement comme à l'âge de six ans, quand son père l'avait mise dans un avion pour Seattle, avec une étiquette accrochée à sa veste pour l'identifier.

— Mais il aurait pu me garder auprès de lui. Je ne le gênais pas... Et elle se revoyait arrivant dans cette maison pleine d'étrangers qui

étaient censés remplacer ses parents qu'elle avait tant aimés. — C'était moins simple que tu ne le crois. Tu sais combien ce pays est

dur. Et les risques du métier de ton père étaient immenses, il ne le savait que trop après la mort de ta mère. Quel père aurait-il été s'il avait consciemment exposé sa fille à de pareils dangers ? Et puis, il adorait la mer et le cabotage. S'il avait abandonné son métier pour toi, il se serait détruit lui-même. Il t'a confiée à un frère dont il était sûr, et il a continué à accomplir sa mission. On ne peut demander beaucoup plus à un homme.

— A t'entendre, il m'aurait beaucoup aimée. — Certainement. Il avait perdu Jenny, et voilà qu'il se séparait de la

seule autre personne qu'il aimait, pour son bien. Cela a dû lui demander un grand courage.

— Il n'empêche qu'au bout de deux ans, il n'a plus voulu que je vienne le voir pendant mes vacances. Imagine l'effet que ça m'a fait. Je n'avais que huit ans, et j'adorais être auprès de lui. Pourquoi n'a-t-il plus voulu de moi ?

Serge haussa les épaules. — Je ne sais pas. Essaie de te mettre à sa place. Peut-être était-ce non

pas ta présence, mais le moment de vos adieux qui lui était insupportable. Elle se serra contre Serge. Il pouvait bien avoir raison. A présent, elle

savait ce qu'on endure à se séparer de quelqu'un qu'on aime. — Pauvre papa, murmura-t-elle. Mais pendant tout ce temps, je

croyais être la seule à souffrir de solitude. — Hélas, chérie, le monde est plein de gens qui souffrent d'être seuls.

Leur erreur est de croire que c'est inéluctable. — Ça l'est parfois.

— Non. On peut toujours changer les choses quand on le veut vraiment.

Amber ferma les yeux. Inutile de poursuivre la discusssion. Elle se raccrocha désespérément à Serge, comme si le tenir très fort

pouvait reculer l'inévitable. Mais elle savait que c'était vain.

11

Le battement des hélices d'un hélicoptère brisa la paix qu'Amber avait

trouvée entre les bras de Serge. Ni l'un ni l'autre n'avaient parlé ni bougé. Il ne restait plus que des braises dans le poêle.

Interloquée, elle regarda Serge. — On dirait encore un hélicoptère. — Impossible ! Il alla à la fenêtre et vit un petit appareil commencer sa descente. Il

monta aussitôt le volume de la radio. — Bon sang ! cria la voix d'Abraham. Serge, répondez-moi ! — Que se passe-t-il ? Sais-tu qu'un hélicoptère est en train d'atterrir

ici ? — Bien sûr que je le sais ! C'est moi qui vous l'envoie. — Mais pourquoi ? — Vous m'avez demandé de faire tout mon possible pour vous

permettre de quitter l'île. Eh bien, c'est ce que j'ai fait. Amber se rapprocha de la radio. — Oh Serge, murmura-t-elle en lui caressant le bras. Leurs yeux se croisèrent. — Dois-je renvoyer l'hélicoptère ? lui demanda-t-il avec un léger

sourire. Ah, Seigneur, combien elle aurait eu envie de lui dire oui ! Mais elle

s'effondrerait en larmes s'il lui proposait de rester auprès de lui. Elle devait partir pour se ressaisir.

— Non, laisse-le atterrir. Après une brève hésitation, Serge fit volte-face. — D'accord, fit-il en pressant le bouton du micro. Dis-moi, mon vieux,

qui est aux commandes de l'hélicoptère ? — Joe, je crois. Avec le peu de temps que j'avais, j'ai dû prendre le

premier appareil libre. Il n'a que deux places et devra faire deux voyages. Mais ce n'est pas très gênant, je pense.

Serge marqua un temps de réflexion. — Non. C'est peut-être même préférable. Amber était allée à la fenêtre, et regardait le petit hélicoptère atterrir

dans la clairière couverte de fleurs. Elle ne savait que dire. Un peu plus tard, à bord de la Jenny D, elle aurait le temps de parler à Serge et de le préparer à leur séparation. Puisqu'ils devaient retourner à Valdez afin de remplacer la cargaison dont ils s'étaient délestés, elle disposerait de plusieurs jours pour rassembler son courage. Les circonstances lui convenaient. D'une part,

Serge et elle ne seraient pas seuls, ce qui amortirait le choc de leur séparation. D'autre part, elle savait pouvoir compter sur la discrétion d'Abraham, si elle avait besoin d'un peu d'intimité pour expliquer à Serge ses intentions.

Elle regretterait Abraham, lui aussi. C'était un vieux grincheux, un rouspéteur, mais un ami très cher.

— Prends ta veste, dit Serge. Tu partiras la première. Amber enfila sa veste, ramassa son gilet de sauvetage et son ciré.

Serge les lui ôta des mains. — Laisse-ça là. Je m'en occuperai plus tard. Viens. Devançant Amber, il alla à grands pas vers l'hélicoptère. — Bonjour, Joe, content de vous voir, dit-il en serrant la main du

pilote. — Bonjour, monsieur Poliakov. Jetant un regard vers Amber qui approchait, Serge s'empressa

d'ajouter : — Avez-vous assez d'essence pour aller jusqu'à Valdez ? — Oui, mais... — Très bien, conclut Serge, et il sortit une poignée de billets humides

de son portefeuille. Prenez déjà ceci. Je doublerai cette somme si vous me promettez de garder les écouteurs sur vos oreilles. J'ai quelques messages personnels à transmettre.

Joe acquiesça avec un grand sourire et, indiquant des yeux à Serge qu'Amber était derrière lui, il s'écria :

— Bienvenue à bord, madame. — Merci, répondit-elle d'un air absent. Serge se comportait bizarrement, pensa-t-elle. Il semblait pressé de se

débarrasser d'elle. Il la prit par le coude et l'aida à monter dans l'hélicoptère et à attacher sa ceinture. Puis il lui tendit une carte de crédit.

— Prends ça. Chambre, repas, ou tout ce que tu voudras, n'hésite pas à t'en servir. Ne te prive de rien.

— Quel usage pourrai-je en faire à bord de la Jenny D ! — C'est à Valdez que je t'envoie. — Oh non, tu ne peux pas faire ça ! Elle se mit à détacher sa ceinture. Elle n'était pas disposée à se laisser

faire. Ce serait perdre l'occasion d'expliquer à Serge ses dernières décisions et manquer aussi son dernier voyage sur la Jenny D. Mais il mit ses mains sur les siennes, d'un air résolu. Mâchoires serrées, il s'entêta.

— Ecoute, Amber. Tu dois me faire confiance. Je veux que tu ailles à Valdez, et que tu m'y attendes.

— Pourquoi ? Non seulement elle ne comprenait pas ce qu'il lui demandait de faire,

mais encore elle se voyait privée des dernières heures qu'elle croyait passer avec lui.

— Promets-moi de m'obéir. Je t'en prie. Derrière son air inflexible, elle lui voyait une expression de

supplication qui l'ébranla. — J'aimerais mieux rester avec toi. — Je t'en prie. — D'accord, murmura-t-elle en soupirant. Quand et où nous

retrouverons-nous ? — Le seul endroit correct, c'est l'hôtel au-dessus de chez Murphy. Je te

préviendrai de mon arrivée. Et ensuite, nous pourrons parler. — Nous aurions tout le temps de parler sur le bateau, protesta-t-elle.

Et nous y serions tellement plus tranquilles. Il sourit. — Tu aimes naviguer, hein ? Avant qu'elle ait eu le temps de répondre, il lui avait mis un léger

baiser sur les lèvres et s'était écarté. — Tu ne m'as toujours pas dit combien de temps je devrai t'attendre.

Il faut que je rentre chez moi, tu sais. — Accorde-moi deux jours. Tu ne partiras pas plus tôt, dis ? — Non, je serai là. — Très bien. Il repoussa la porte, posa sa paume contre le Plexiglass, puis leva le

pouce pour indiquer au pilote qu'il pouvait partir. L'hélicoptère décolla presque aussitôt. Malgré les turbulences de l'air, Serge resta debout. Et Amber le vit qui la suivait du regard, ses cheveux noirs rabattus sur son front, s'abritant les yeux d'une main, de l'autre lui adressant un signe d'adieu.

Elle ferma le poing sur la carte de crédit. Evidemment, elle n'avait pas l'intention de s'en servir, elle ne voulait pas dépenser le peu d'argent qu'avait Serge. Mais elle était profondément touchée qu'il lui ait offert les seules ressources dont il diposait.

Des larmes montèrent à ses yeux et brouillèrent sa vue. Serge n'était plus qu'une petite tache sur le fond pastel des fleurs. Et, comme l'hélicoptère virait, la petite tache elle-même disparut.

***

Serge suivit Amber des yeux jusqu'à ce qu'elle fût hors de vue, puis regagna le chalet. Il avait des appels à faire, des projets à mettre au point, pendant qu'Amber l'attendrait à Valdez. Après quoi, il lui dirait tout. Il se sentait soulagé d'avoir décidé d'agir. Et ce fut d'un pas allègre qu'il franchit le porche.

Quand il poussa la porte, la radio crachotait. — Bon sang, Serge, gémissait Abraham. Répondez ! — Je suis là, vieux ronchon. Cesse de râler. — Vous semblez de meilleure humeur que tout à l'heure. Mais ça ne va

pas durer, je peux vous le dire. — Pourquoi donc ? Je viens d'envoyer Amber à Valdez. Et maintenant,

je vais un peu m'occuper de mes affaires. Voilà des semaines que je n'ai pas joint mon bureau à Anchorage. Qu'est-il arrivé de si terrible ?

— Qu'est-il arrivé ? Ce salaud de Barton m'a abordé et m'a ordonné de lever l'ancre et de le suivre au port. Voilà ce qu'il y a.

— Dis-lui d'aller au diable, riposta Serge en riant. Ce type est fou. — Plus que fou. Et vous feriez mieux de vous asseoir, Serge. J'ai vu le

télégramme qu'il a reçu de la Société Daly. Il a acheté cette fichue affaire de fret, bateau et clientèle compris. C'est lui notre nouveau patron.

Le premier geste d'Amber à son arrivée à Valdez fut d'appeler Seattle

pour se faire envoyer de l'argent. Ce fut alors que son oncle, ravi, lui annonça qu'il avait vendu la Jenny D, et convaincu l'acheteur de garder Serge et Abraham. La nouvelle semblait trop belle pour être vraie, jusqu'au moment où Amber apprit le nom de l'acquéreur.

— Barton ? gémit-elle. Scotty Barton ? Harold parut surpris de sa réaction. — Oui, pourquoi ? Qu'est-ce qui ne va pas ? — Il déteste Serge. Nous ne pouvons traiter avec lui. — Mais je lui ai donné mon accord. Les contrats sont prêts à être

signés. — Non, insista Amber. Je le verrai, il le faut. Nous n'allons pas faire

affaire avec quelqu'un qui risque de causer du tort à Serge. — Dois-je l'appeler, ou veux-tu régler ça toi-même ? — Je m'en charge. J'ai quelques jours à perdre, autant les occuper au

lieu de me désoler. Mais le Wave Buster n'était pas au port. Et bien qu'Amber descendît

plusieurs fois par jour jusqu'aux quais, elle ne parvint pas à mettre la main sur le capitaine Barton.

Elle trouvait le temps long. Serge lui manquait. De nouveau, bien qu'elle eût prétendu ne pouvoir rester en Alaska, elle commençait à se demander si elle aurait jamais la force d'en partir. Elle en regretterait les gens, comme elle regretterait la liberté qu'elle avait connue sur la Jenny D, et l'exaltation qui accompagnait la vie maritime. Oui, il n'y avait pas que Serge en Alaska, tout aimant fût-il. Il y avait aussi de quoi satisfaire des besoins essentiels. Pourquoi ne l'avait-elle pas admis plus tôt ? Pour la première fois depuis son arrivée, elle envisagea de rester en Alaska, avec ou sans Serge.

Quand elle eut terminé son examen de conscience, deux jours avaient passé. Et Serge n'était toujours pas là. Elle sentait grandir son anxiété. Quelle serait la réaction de Serge en apprenant qu'elle avait vendu la Jenny D ? Elle songea à le joindre par radio, puis elle y renonça, sachant qu'il y aurait des oreilles indiscrètes. Le Wave Buster devait arriver dans un jour ou deux, selon l'officier du port. Elle s'arrangerait alors pour réparer les choses et s'assurer que Serge n'ait jamais à travailler pour des individus comme Scotty Barton.

Au matin du troisième jour, alors qu'elle surveillait l'activité du port depuis le haut de la rampe, elle vit arriver la Jenny D. Son cœur s'affola. Elle descendit en courant vers le débarcadère pour se saisir des amarres.

Abraham sortit du poste de pilotage et les lui lança en criant : — Vous avez de la chance que Serge ne soit pas à bord ! L'humeur d'Amber sombra. — Quoi ? Il... il n'est pas là ? Où est-il donc ? — Ce n'est pas à moi de vous le dire. — Mais... Il m'avait promis de venir. Il a déjà un jour de retard. J'ai à

lui parler. — Il m'a chargé de vous prier de l'attendre chez Murphy. Il vous y

joindra. Amber avait les lèvres serrées et un air grave. Elle regarda son vieil

ami. — Ce n'est pas moi qui ai vendu la Jenny D à Barton, Abraham. Tout

ça est une erreur. Je vais dénoncer le contrat. Abraham désigna le beau bateau blanc qui entrait dans le port. — En voilà un qui va être surpris ! Il raconte à qui veut l'entendre qu'il

a eu la peau de Serge Poliakov. — Eh bien, non. Et il est temps qu'il le sache. Abraham l'arrêta. — Une minute ! Attendez donc Serge, comme il vous l'a demandé.

Quelques heures de plus n'y changeront rien, n'est-ce pas ?

Déjà prête à s'élancer vers le môle, Amber se figea, et son cœur s'accéléra de façon alarmante.

— Quelques heures ? Pas davantage ? — Non. Elle fut soudain comme ivre, et n'eut plus aucune envie de courir

après le capitaine du Wave Buster. — Très bien. Quand vous verrez Serge, dites-lui que je l'attends chez

Murphy. Comme toujours, il régnait chez Murphy une atmosphère chaleureuse

et confortable. Trop nerveuse pour rester assise plus de deux minutes, Amber offrit à Kate de l'aider.

Un grand tablier blanc noué autour des hanches, elle débarrassait une table quand elle vit soudain les clients se pousser du coude et cesser leurs bavardages. Assis ou debout, ils se tournèrent tous vers le seuil.

Là, contre le bleu du ciel, se détachait l'homme d'affaires le plus élégant qu'ils aient vu depuis longtemps. Et s'ils en éprouvaient un choc, c'était que cet homme, vêtu d'un coûteux costume gris, était Serge Poliakov. Ils n'auraient pas été plus stupéfiés s'il leur était apparu complètement nu.

Amber en resta bouche bée. Il était superbe ! Bien sûr, en bonnet tricoté, polo et pantalon de marin, il avait autant

de charme maintenant, elle lui découvrait une distinction, insoupçonnée sous ses cabans, et un air d'autorité. Ses cheveux à l'ordinaire ébouriffés étaient impeccablement coiffés. Elle vit briller une montre plate, sous le poignet de sa chemise, quand il leva la main pour saluer l'assemblée.

Il esquissa un sourire, comme s'il était ravi de l'attention qu'il provoquait.

— Bonjour, vous ai-je manqué ? Il parcourut la salle des yeux et s'arrêta sur Amber. L'expression

abasourdie qu'il lui vit le fit rire. L'enchantement se rompit. Les gens recommencèrent à parler, certains plaisantèrent sur ses beaux vêtements, Kate lui cria qu'il était l'homme le plus beau du café, ce que contestèrent violemment des pêcheurs en chemise de flanelle. Seule Amber n'avait pas le sourire.

Serge se fraya un passage parmi les tables pour aller à elle. Elle tenait encore dans la main le chiffon avec lequel elle avait essuyé les tables. Elle l'examina de la tête aux pieds. Ses tempes vibraient, aussi douloureusement qu'au moment où Serge l'avait mise dans l'hélicoptère. Elle lui trouva un sourire trop satisfait.

— Si j'avais su que c'était Carnaval, je me serais déguisée, moi aussi.

Il rit, puis regarda son tablier et le chiffon qu'elle tenait. — Mais tu es déguisée. Elle fourra le chiffon dans son tablier qu'elle dénoua et roula en boule. — Pourrais-tu m'expliquer ce qui se passe ? Et pourquoi j'ai dû venir

ici avant toi, au lieu de rester sur la Jenny D ? — J'avais à régler des affaires personnelles. — Et tu ne voulais pas m'avoir dans tes jambes, c'est ça ? Ah c'est

magnifique ! ironisa-t-elle, cachant son amour-propre blessé sous des sarcasmes. Dois-je me montrer impressionnée par le nouveau Serge Poliakov ?

Il lui posa les mains sur les épaules. — J'imagine que je t'ai causé un choc, mais je peux tout t'expliquer. Amber opta pour la colère. Si elle reconnaissait que la présence de

Serge la bouleversait, elle ne serait plus capable de réfléchir, encore moins de lui répondre avec lucidité.

— J'ai en face de moi quelqu'un que je ne connais pas, lui déclara-t-elle, quelqu'un qui n'a rien à voir avec celui que je croyais... celui que j'aimais bien.

Serge haussa les épaules et la lâcha. — C'est vrai, en un sens. Mais je n'ai pas cherché à te tromper. Depuis

près d'un an, je n'étais pas allé à mon bureau d'Anchorage. L'homme que tu as connu à bord de la Jenny D, c'était bien le vrai et ça le reste.

Amber ouvrit des yeux ronds. — Ton bureau ? Je ne comprends pas. — Je vais tout t'expliquer, et j'espère que mes explications pourront

enfin te convaincre de rester en Alaska. Amber sentit ses genoux s'affaiblir, mais elle se redressa. — Enfin, dis-tu ? Mais tu ne m'as jamais demandé de rester. — Bien sûr que si, seulement tu as passé tout ton temps à chercher des

excuses pour ne pas rester. — Non, je t'assure que tu ne m'as pas proposé de rester, même si tu en

as eu l'intention. Elle trouvait à sa voix un son désagréable. Après trois jours atroces

d'attente, voilà qu'ils ne cessaient de se donner des coups de bec, comme deux aigles furieux. Et Amber était aussi déçue de son attitude que de celle de Serge. Gênée, elle regarda autour d'elle, et remarqua que des clients les observaient et les écoutaient avec intérêt.

— Puis-je te suggérer de poursuivre cette discussion ailleurs ? Il acquiesça et l'aida à mettre sa veste. Dès qu'elle fut dehors, Amber

s'arrêta au milieu du trottoir.

— Et alors ? — Je dois être naïf. J'avais pensé qu'il me suffirait d'apparaître pour te

faire tomber à la renverse, et j'avais cru résoudre en deux minutes la question de notre avenir. Mais je vois maintenant que ça va prendre un peu plus de temps.

— Comment voudrais-tu que je me jette dans tes bras, alors que je ne sais pas qui tu es, je veux dire, qui tu es réellement ? Par exemple, as-tu loué ce costume ? Ou bien est-il à toi ? Et, dans ce cas, me joues-tu la comédie depuis un mois et demi ?

— J'espérais aller dans un restaurant chic, avec lumières tamisées et de la musique douce, répondit-il en la prenant par la main. Mais écoute, j'ai une idée. Passons prendre nos affaires sur la Jenny D, et allons dans un endroit tranquille où nous pourrons parler.

Amber souleva ses sourcils. — Tu veux dire, dans ma chambre d'hôtel ? — Non, chez moi. Et déjà il l'entraînait vers les quais. Ce serait merveilleux de retourner

sur son île, parmi les sapins, pensa-t-elle... — J'adore ton chalet, je dois dire. Oui, ce serait formidable d'y

retourner. — Mon chalet ? Non, non. Je pensais à ma maison d'Anchorage. Nous

allons prendre un avion. — Mais... Elle devait courir pour rester à sa hauteur. — Je te raconterai tout depuis le commencement. Fais-moi confiance. — Te faire confiance ? Tu agis comme un fou, tu me traînes d'un bout

à l'autre de l'Alaska, tu manques me faire noyer, tu m'abandonnes deux fois, et tu veux que je te fasse confiance ? Je ne sais même pas qui tu es !

— Mais si, tu le sais, et il lui donna un petit baiser. Monte à bord, fais tes bagages, je te retrouverai dans un instant. Je vais aller dire un mot à Scotty Barton.

— Non, attends ! s'écria-t-elle en le retenant par le bras. J'ai oublié de te parler de lui. Je n'ai encore signé aucun papier. Barton n'aura pas l'affaire. Je ne te ferai pas ça, je te le promets.

— Il faut que tu signes. Cette pauvre Jenny D. est à bout, depuis la dernière tempête. Nous avons besoin de quelqu'un qui dispose d'un bon bateau pour finir la saison. Je vais essayer de faire un arrangement avec Barton pour qu'il assume le service de la Jenny D que nous occuperons ailleurs.

— Elle n'est plus bonne à rien, à présent.

Serge se mit à rire. — J'ai idée de lui faire tenir un dernier rôle très important. Fais-moi... — Oui, je sais. « Fais-moi confiance. » Serge, tu me demandes

beaucoup. — C'est vrai. Je te dois beaucoup aussi, ajouta-t-il en s'éloignant. Je

reviens dans deux minutes. Amber le regarda s'avancer d'un pas assuré vers le môle. C'étaient

bien la même démarche, les mêmes épaules vigoureuses, la même chevelure d'un noir velouté, mais à présent elles appartenaient à un homme vêtu d'un costume coûteux. Plongeant ses mains dans ses poches, elle y trouva la carte de crédit que Serge lui avait donnée. Dire qu'elle n'avait pas osé s'en servir parce qu'elle croyait qu'il avait des difficultés... En tout cas, se dit-elle en voyant le nom qui y était gravé, il s'appelait bien Serge Poliakov !

Ses bagages faits, Amber jeta un dernier regard sur la cabine, et

détacha de la paroi deux vieilles photos qu'elle glissa dans sa valise. Puis elle rejoignit Abraham sur le pont.

— Je ne sais pas très bien comment les choses vont tourner, lui déclara-t-elle, mais je vous promets que vous ne manquerez jamais de travail.

— Je sais. Serge me l'a dit. — Je suppose que vous ne consentirez pas à me répéter ce qu'il vous a

dit d'autre ? — Non. — C'est ce que je pensais. Elle s'approcha de lui, lui tendit la main, puis finit par l'embrasser. — Vous devez vous en remettre à lui, lui conseilla Abraham. C'est un

homme vraiment bon. — Vous aussi, Abraham. J'ai idée qu'il vous doit beaucoup. Le vieil Indien haussa les épaules. — Je lui ai appris les choses de la mer. Des larmes lui brouillèrent la vue. Abraham se racla la gorge. — Partez. Elle vit Serge revenir et elle s'empressa de mettre un dernier baiser

sur la joue tannée du vieil Indien. — Je vous aime beaucoup, vieux grincheux. A bientôt. Et, pour lui cacher ses yeux humides, elle se hâta de se détourner et de

lancer ses bagages à Serge. — Tu as fait vite. — Oui. J'ai l'impression que je ne suis qu'au début des surprises.

Il eut un sourire malicieux. — Tu as raison. Un taxi les attendait près de la capitainerie. A l'aéroport, Serge fit

arrêter le taxi à plusieurs centaines de mètres du terminal. Amber trouva que c'était ridicule car ils allaient avoir beaucoup à marcher, mais ne dit rien.

Ils franchirent une grille et se retrouvèrent sur le terrain. Un jeune homme en pantalon sombre et veste d'aviateur vint à eux, salua Serge, prit leurs bagages et les conduisit à un petit jet privé rouge et blanc qui attendait non loin de là.

Amber resta clouée au sol. Elle savait que ce qu'elle vivait n'était pas un rêve, mais refusait d'accepter les faits. Serge se retourna en riant, lui passa un bras autour des épaules et l'entraîna.

— De quoi as-tu peur ? Elle le dévisagea. — De toi. Il l'aida à monter l'échelle, et s'assura qu'elle était installée

confortablement avant de s'asseoir auprès d'elle. — Je suppose que tu te poses des questions à propos de cet avion. — Mais non, penses-tu ! Tous mes amis ont des jets privés, ironisa-t-

elle. Celui-ci est à toi, n'est-ce pas ? — Oui, ou plutôt, il appartient à ma société. Les moteurs se mirent à ronfler. — Ta société ? La voix d'Amber était devenue bizarrement aiguë. — Une société beaucoup plus importante que la Daly, j'imagine. — Je ne sais pas. Cet hiver, quand la neige tombera, nous pourrons

peut-être calculer ça, couchés près d'un bon feu. Ce sera drôle. — Drôle ? Je subis choc sur choc, et toi, tu t'amuses ! Les yeux d'Amber tombèrent sur ses pieds posés sur la moquette

luxueuse dans leurs baskets sales, auprès des chaussures bien cirées de Serge.

— Ne vois-tu pas dans quelle situation tu m'as mise ? gémit-elle. Regarde-moi. Je suis affreuse, j'ai besoin d'aller chez le coiffeur, mes vêtements sont froissés...

Il commençait à être secoué de rires. — Oui, j'ai remarqué que tu étais un peu chiffonnée. Pourquoi n'as-tu

pas acheté de vêtements ? Je t'avais laissé ma carte de crédit. Elle leva les yeux au ciel.

— Je croyais que tu avais mis toutes tes économies dans la Jenny D. Je ne voulais pas te coûter un sou de plus... Je te croyais pauvre, Serge...

Serge lui prit tendrement la main. L'avion survolait des glaciers. — C'est ce que j'ai pensé lorsque j'ai appris que tu avais demandé à

l'acquéreur de la Jenny D de me garder comme capitaine. J'ai été touché de constater combien tu te faisais de souci pour moi.

Il lui pressa la main. — Oui, mais maintenant, je me sens complètement idiote. — Mais non, mais non. Ta générosité m'enchante et c'est tellement

romantique... J'ai commandé un caboteur de gros tonnage dont je serai le capitaine. Donc, je ne manquerai pas de travail. L'ennui, c'est que ce bateau ne sera pas prêt avant le mois prochain. Heureusement, grâce à Barton, tu pourras tenir tes engagements auprès de tes clients.

Elle restait pensive. — Tu dis que Barton a accepté de faire notre tournée ? C'est

incroyable. — Pas tellement. Je lui ai si bien expliqué la situation, qu'il s'est

montré plus que désireux de coopérer. — Mais c'est merveilleux ! s'écria-t-elle, plus ironique et déroutée que

jamais. C'est formidable ! Maintenant, si ça ne te dérange pas trop, explique-moi donc « la

situation ». — Je n'ai pas grand-chose à t'apprendre. Mais une question me

tracasse encore : es-tu certaine que ton père tenait très bien sa comptabilité ?

— Bien sûr ! s'écria-t-elle, indignée. Je te défends d'insinuer que c'était un escroc !

— Certes non ! protesta Serge en levant les mains au ciel. Il était parfaitement honnête. Simplement, il avait l'habitude de verser son salaire à l'actif de la Jenny D, sans inscrire cette entrée dans ses livres. Il ne falsifiait pas la comptabilité, à proprement parler, mais le résultat était le même.

— Voilà donc pourquoi l'affaire a accusé une baisse dès qu'il est mort. — Exactement. Ça m'était égal de continuer à me montrer aussi

philanthrope que lui. J'ai aidé la Jenny D, mais j'ai été obligé de négliger un peu les livres de comptes.

— Mais pourquoi as-tu continué ? Je veux dire, si tu avais laissé l'affaire dès le début, tu n'aurais pas eu à débourser un centime.

Serge soupira. — Oui mais, vois-tu, je ne pouvais pas. Il y avait tous ces gens qui

comptaient sur John et moi. Après sa mort, j'ai senti que je me devais de

continuer, vis-à-vis d'eux, vis-à-vis de lui. Et c'est pourquoi j'ai voulu racheter l'affaire. Quand la compagnie a refusé de vendre, je me suis arrangé pour que la Jenny D équilibre son budget, sans faire ni bénéfices ni pertes.

— Je crois que je commence à comprendre. Si l'affaire avait trop bien marché, nous n'aurions jamais voulu vendre. Si elle avait marché trop mal, nous aurions renoncé à faire la tournée des clients. Tu t'es maintenu sur le fil. C'est bien ça ?

— Oui, soupira-t-il en croisant ses mains derrière la tête. Lorsque je me suis rendu compte que la Jenny D risquait de ne plus tenir la mer avant que j'aie pu faire changer d'avis la Société Daly, j'ai commandé un bateau plus gros. Je n'avais pas eu l'intention de vous évincer, mais vous m'y aviez obligé. Mon seul problème, alors, était de gagner du temps jusqu'à ce que mon bateau soit prêt.

Il adressa un sourire attendri à Amber. — Malheureusement, il y avait des petits détails auxquels je n'avais

pas pensé. L'allusion était claire, mais elle voulait le lui entendre dire. — Des détails ? Lesquels ? — Toi, évidemment. Non seulement, tu te débrouillais très bien avec

les chiffres, mais encore tu me rendais fou. Mets-toi à ma place, et tu apprécieras l'ironie de la situation. J'étais là à tenir une fausse comptabilité et à essayer de réussir mon coup vis-à-vis de la Daly, et je me retrouvais en train de perdre la tête pour la seule personne capable de me prendre la main dans le sac.

— Tu t'en serais bien tiré si je n'avais pas repris l'affaire et découvert que nous perdions vraiment de l'argent.

Serge se mit à rire et hocha la tête. — Bien sûr. Quand tu as commencé à contrôler mes gestes, je n'ai plus

pu glisser d'argent dans les comptes. Et de pauvres gens comme les Pearson ont dû cesser de me régler leurs factures avec des saumons.

— Oh non ! C'était donc ça ? s'écria Amber en portant sa main à ses lèvres. Voilà enfin la solution de cette petite charade. Seigneur, Serge, pourquoi ne m'as-tu pas avoué la vérité ? J'aurais compris.

Baissant la voix, il lui prit la main. — Aujourd'hui, tu comprendrais. Je me demande sérieusement si, à

l'époque, tu aurais compris. Amber réfléchit et dut s'avouer qu'il avait raison. Elle avait changé, en

mieux, trouvait-elle. Et ce changement, ce mouvement vers la compréhension et la générosité, était dû à Serge.

— Il reste une chose que j'ai du mal à imaginer. Qu'allons-nous faire de Barton ? Pouvons-nous nous permettre de le faire travailler sur notre territoire, ne serait-ce que temporairement ?

— Absolument. Depuis longtemps, il nous aurait fallu un bateau plus gros. Mais John était si attaché à la Jenny D qu'il ne voulait rien entendre. Avec un bateau de fort tonnage, nous devrions faire de vrais bénéfices substantiels. Mais, en attendant de pouvoir en disposer, nous avons besoin de quelqu'un qui continue à satisfaire notre clientèle.

Amber n'avait pas manqué de s'apercevoir que Serge parlait de l'affaire comme si elle leur appartenait à tous les deux. Mais elle n'avait pas envie de le corriger.

— Mais qu'est-ce qui te fait penser que Barton partira gentiment de son côté une fois que nous n'aurons plus besoin de lui ? Il pourra nous causer des ennuis, sais-tu.

— Aucun risque. Je lui ai promis une grosse prime, et un nouvel itinéraire pour lui seul dans l'estuaire de Shelikof.

— Tu as le pouvoir de faire ça ? — Bien sûr. Il approvisionnera deux de mes conserveries. Amber gloussa. — Tu possèdes des conserveries ! Ah j'aurais voulu voir la tête de

l'orgueilleux capitaine Barton, quand tu lui as appris ça ! Serge se mit à rire aussi. — Oui, c'était un beau spectacle, je dois l'admettre. Il était là, bouche

bée ne sachant s'il devait me jeter à l'eau en me traitant de fou ou retirer respectueusement sa casquette...

Amber avait la tête qui lui tournait sous l'avalanche de ces coups de théâtre. Elle se renfonça dans son siège, croisa ses jambes et médita sur les dernières révélations.

— Ça t'ennuierait-il de me dire pourquoi tu m'as fait croire que tu vivais de la terre, pendant l'hiver ?

— Euh... Tu ne m'as pas demandé de te préciser de quelle « terre » il s'agissait. Et je n'ai jamais prétendu que j'étais trappeur.

Elle le scruta. — Soit. Mais alors, de quelle « terre » vis-tu donc ? Il parut un peu gêné et avoua : — D'un ensemble d'immeubles au centre d'Anchorage. Amber leva les yeux au ciel, secoua la tête et ne dit plus rien.

12

Serge posa les bagages d'Amber, ouvrit la porte de son appartement,

et se recula. — Me suis-je suffisamment expliqué pour que tu te sentes de nouveau

à l'aise avec moi ? — Je devrais t'en vouloir encore. Elle leva les yeux sur lui. Au moment où il était descendu de l'avion,

un coup de vent lui avait ébouriffé les cheveux, et elle lui voyait une mèche sur le front, qui lui redonnait enfin l'air juvénile et sauvage qu'elle adorait.

— Alors, tu m'en veux ? Elle étendit la main et lui caressa les cheveux, puis laissa ses doigts

courir sur sa joue. — Non. Je ne suis pas tout à fait certaine que tout est bien réel, mais je

ne t'en veux pas. Elle entra dans l'appartement. Il était décoré avec goût, avec des bruns

et des beiges éclairés de taches rouges. Le portrait d'une Esquimaude avec son enfant dominait la pièce, dont un mur était occupé par une cheminée monumentale.

Serge aida Amber à ôter sa veste. — Veux-tu faire un brin de toilette ? Elle fit la grimace en se voyant dans le miroir vénitien près de la porte. — Volontiers, d'après ce que je vois, ça va prendre un bout de temps ! — Moi, je te trouve très bien. — J'imagine que tu n'as pas de sels de bain ? — Je ne sais pas. Peut-être qu'on en a laissé. — Oh ? — Ne me dévisage pas comme ça. Nous allons voir. Il lui fit passer une porte sculptée. — Il y a là une série de chambres destinées à des visiteurs en mon

absence. On y trouvera sans doute des accessoires de toilette dont j'ignore jusqu'au nom.

— Des accessoires pour demoiselles qui ne font que passer ? — Si on veut. Mais, souviens-toi, ce ne sont pas mes demoiselles. Ils entrèrent dans une chambre spacieuse, toute bleue. — Oh, Serge, c'est ravissant ! s'écria Amber, charmée. — C'est ma chambre. Mais tu peux t'y installer pour la nuit, si elle te

plaît. Amber fut frappée par tant de sollicitude. — Ce sera parfait, merci.

Serge déposa les valises d'Amber au pied du lit. — La salle de bains est là. Tout ce que j'ai est à toi. Prends ce dont tu

as besoin. Ce dont elle avait besoin, c'était de lui, surtout. Mais elle se dit que ce serait encore plus délicieux d'attendre. S'il avait

envie d'elle, il devrait faire les premiers pas. Il la regarda bien en face ; le bleu de la chambre rendait ses admirables yeux plus bleus encore.

— Veux-tu aller au restaurant ? Ou préfères-tu que je nous fasse livrer à dîner ?

Un petit sourire complice releva les lèvres d'Amber. — Dînons ici. — C'est ce que j'espérais. La tendresse dont il l'entourait donnait à Amber l'impression d'être la

femme la plus belle, la plus désirée du monde. — Je vais te quitter avant d'oublier que je suis un hôte courtois et

respectueux, lui déclara-t-il. Nous pourrons dîner dans une heure, si ça te convient.

— Parfait. Sors vite. Elle-même mourait d'envie d'aller à lui et de lui tomber dans les bras. Serge la laissa. Amber se croisa les bras et resta un moment au milieu

de la pièce. Les rideaux de dentelle laissaient entrer juste ce qu'il fallait de soleil pour créer une lumière paisible. Elle se sentait bien dans cette chambre. En fait, l'appartement tout entier lui convenait...

Elle avait maintenant admis le changement de personnalité de Serge. L'homme qu'il était aujourd'hui avait encore plus de charme que le précédent. Et elle se souviendrait toujours, même auprès de l'industriel sentimental du marin insolent que se faisait prier pour l'aider à monter à bord...

Souriant intérieurement, elle se mit à se déshabiller. Un moment plus tôt, rien ne lui aurait paru meilleur que de paresser longuement dans un bain. A présent, elle voulait se laver et se parfumer très vite afin de retourner au plus tôt auprès de lui. Elle avait envie de lui poser mille questions, de tout savoir sur lui.

Le corps lavé de frais, une serviette nouée autour de ses cheveux humides, elle se mit à choisir des vêtements dans ses valises, puis décida soudain de voir s'il n'y avait pas quelque chose de plus beau dans le placard de la chambre. Elle y trouva un peignoir de satin de la couleur des yeux de Serge. Elle le mit, noua la ceinture, fit bouffer ses cheveux, et se regarda dans la glace.

Ses cheveux retombaient gracieusement sur ses épaules, le peignoir lui moulait la poitrine, laissant un V profond entre ses seins. Elle espéra que Serge la trouverait aussi irrésistible qu'il l'était lui-même à ses yeux. Elle fit volte-face et sortit de la chambre.

Il se tenait derrière un bar aux lambris de chêne, et ouvrit de grands yeux en la voyant. Elle se dit qu'elle avait bien choisi, il lui offrit un verre.

— Non, merci. Après le rhum d'Abraham, je crois que je ne boirai plus jamais d'alcool.

Un sourire aux lèvres, elle fit le tour de la pièce, puis s'assit sur le bout du canapé, en ramenant les pans glissants du peignoir sur ses genoux.

— Moi, je vais prendre quelque chose, dit Serge. J'ai besoin de me donner du courage.

— Seigneur ! Vas-tu me confesser que tu as une autre vie ? Il rit, en levant à ses lèvres un grand verre de cristal. — Non, je n'en ai que deux. Il vint s'asseoir auprès d'elle. Elle sentit sa respiration s'accélérer. Elle

s'obligea à se calmer, devinant qu'il allait lui confier quelque chose d'important.

Il posa son verre sur la table basse et lui prit les deux mains. — Je sais que tu t'es mise à aimer la mer autant que moi. Donc,

j'espère que tu seras d'accord si je te propose de devenir mon associée. Imagine ! Ce sera formidable. Nous pourrons avoir plusieurs cargos, nous trouverons de nouveaux itinéraires, nous élargirons notre territoire. Il y a plein de possibilités. Tu connais les chiffres mieux que moi. Grâce à toi, je pulvériserais tous les autres bateaux...

Elle ne pouvait en croire ses oreilles. Il lui parlait affaires alors qu'elle avait le cœur qui battait si fort. Où était l'homme sensuel qu'elle avait été si impatiente de retrouver ? Où étaient ses mots d'amour ? Elle n'avait tout de même pas rêvé, il avait réagi quand elle lui était apparue dans ce peignoir de satin !

— Eh bien, qu'en penses-tu ? Dis quelque chose, la pressa-t-il. Nous allons former une équipe magnifique.

— Ce ne sont pas les associés qui manquent. Tu pourrais en trouver n'importe où.

— Pas un n'aurait l'allure que tu as dans ce fichu peignoir ! D'où le sors-tu ?

— De ton placard, capitaine. Evidemment, tu vas me dire que c'est la première fois que tu le vois.

— Oui, je te le jure. — Sans doute appartient-il à un de tes précédents associés ?

— Non, j'ai toujours travaillé seul, je n'ai trouvé personne digne d'être mon égal. Jusqu'à maintenant, ajouta-t-il en lui prenant la main. S'il te plaît, Amber, épouse-moi.

— T'épouser ? Je croyais que nous parlions affaires ? — Eh bien, oui. C'est le contrat le plus important dont j'aie jamais

discuté. — Et tu vas me dire que tu as d'abord été attiré par mon sens des

chiffres, je suppose ? Sais-tu que tu n'es pas très romantique ? — Crois-le ou non, j'ai tout de suite su que nous ferions un couple

formidable. Mais je n'étais pas prêt à admettre que j'avais besoin de toi. — Pourquoi n'as-tu pas commencé par me dire ça ? — Je ne pensais pas être si maladroit. — Tu as encore beaucoup à apprendre... Serge prit son visage entre ses mains, et abaissa ses lèvres vers les

siennes. — Tu as toute ma vie pour me l'apprendre. Je te la donne. Amber s'abandonna à son baiser. Il était tout ce qu'elle désirait, avec

ou sans fortune. — Et les enfants ? — Les enfants ? Je viens à peine de te demander en mariage, et tu

t'inquiètes déjà de nos futurs berceaux ? — Je te l'ai dit, je ne veux pas que mes enfants restent à la maison

tandis que leur père sera en mer. Et je n'ai pas l'intention d'y rester non plus. Alors, qu'allons-nous faire ?

Il se mit à rire. — Je te veux près de moi. Ta place est à mes côtés. Quant aux enfants,

durant la belle saison, ils seront en sécurité sur un gros bateau. Durant la mauvaise saison, je suppose que ça ne les traumatisera pas trop de rester chez ton oncle ou chez ma mère. Elle leur racontera plein d'histoires sur les Esquimaux et des légendes des Athapaskans.

Amber le regarda avec tendresse. — Sais-tu que c'est la première fois que tu parles de tes parents ? Où

vit ta mère ? — A Fairbanks, dit-il en l'attirant à lui. Ma mère enseigne l'athapaskan

à l'université. Mon père était pêcheur, il est aujourd'hui à la retraite, mais il continue à faire du bateau de temps à autre avec ses vieux amis. Il adore la mer.

— Ça doit se transmettre de père en fils, dit Amber en nouant ses bras autour de sa taille.

Elle vit ses narines palpiter, elle sentit ses mains se resserrer sur ses épaules.

— Si je ne me retiens pas, tu risques de te retrouver dans la chambre avant de savoir ce qui t'arrive !

— Avec toi dans une chambre, je sais très bien ce qui m'arrive. Et j'aime quand ça arrive.

Serge la souleva dans ses bras. Elle se raccrocha à lui avec bonheur. Il lui embrassa le cou, en se nichant contre sa peau chaude et douce.

— Je viens de découvrir ce que je ferai de mon temps quand les rivières gèleront.

— Ah ? fit-elle d'un air innocent. Il fit pleuvoir des petits baisers sur sa gorge découverte. — Je compterai toutes tes taches de rousseur. Ça prendra des

semaines. — Des mois ! Il la regarda au fond des yeux. — J'ai hâte d'être à l'hiver. — Moi aussi. J'espère qu'il neigera dès demain. Il se mit à se diriger vers la chambre, en la portant. — Pas demain, chérie. Demain j'aimerais célébrer notre mariage à

bord de la Jenny D. Ce sera sa dernière action d'éclat. — Oh Serge, c'est la meilleure idée que tu aies jamais eue ! Lentement, il la déposa sur le grand lit. — J'en ai une autre, maintenant, meilleure encore. Ancrée dans le port de Valdez, la Jenny D n'avait jamais paru plus

belle. Elle avait été astiquée de la proue à la poupe, et les craquelures de sa peinture se voyaient à peine sous l'abondance des fleurs, des rubans, et des cartes de félicitations venues de tous les coins de l'Alaska.

Le vent était froid, mais pas un seul nuage ne cachait le soleil qui brillait sur les eaux bleu sombre et sur les montagnes couronnées de neige, au-dessus de la ville. La robe de mariée d'Amber, d'un rose pâle, avait été expédiée de Seattle, avec assez de champagne pour régaler tout Valdez. Avec sa couronne de fleurs des champs dans les cheveux, Amber semblait, selon Kate, l'elfe du printemps.

Serge avait fait installer un poste récepteur dans la chambre d'hôpital où Earl O'Connor se rétablissait, de façon qu'Emily et lui puissent prendre part à la fête. A l'heure dite, tout trafic sur les ondes s'arrêta, afin que la cérémonie soit retransmise sur des centaines de kilomètres. Abraham était

le garçon d'honneur, Kate la demoiselle. Harold conduisit la mariée à l'autel, en adressant un sourire à Abraham.

A peine le prêtre eut-il uni Serge et Amber qu'un grand brouhaha monta dans l'air. C'étaient les félicitations qui crépitaient dans la radio.

Le souffle court, Amber se dégagea des bras de Serge. — Ecoute ça ! J'aurais aimé qu'ils soient tous auprès de nous. — Ils sont là sur les ondes. Ici, dans le Grand Nord, c'est notre façon

d'être présents. Elle s'appuya contre lui. — La cérémonie a été superbe, Serge. Merci. — Pas autant que la mariée. Ensemble, ils montèrent sur le pont supérieur. Amber jeta son

bouquet aux invités, et promena un regard nostalgique autour d'elle. — La Jenny D va me manquer. — Le nouveau bateau sera bientôt là. Je l'ai baptisé sans te demander

ton avis. J'espère que cela ne te contrarie pas. Elle frissonna dans le vent froid et se blottit plus près de lui. — Non, bien sûr que non. C'est ton bateau. — Notre bateau, mais je l'ai fait en secret parce que je craignais que tu

ne veuilles pas du nom que j'ai choisi. — Mon nom ? — En un sens, je voulais qu'il proclame au monde entier ce que je

ressens pour toi, et la joie que j'éprouve à l'idée d'être ton mari et de passer le reste de ma vie à tes côtés.

Elle rit tout bas et noua ses bras autour de sa taille. — Riche idée, mais il faudrait que le bateau soit aussi grand qu'un

paquebot pour que tout ça tienne sur la coque. Alors, comment l'as-tu appelé?

— C'est simple, chérie. Forever Amber.