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La Nouvelle du bon vieux et de la belle enfant

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La Nouvelle du bon vieuxet de la belle enfant

Ma paresse

La Nouvelle du bon vieuxet de la belle enfant

Traduit de l’italien par

, , e

La novella del buon vecchio e della bella fanciulla

La novella del buon vecchio e della bella fanciulla a parupour la première fois en , chez Giuseppe Morrealeà Milan.© Laurent Monlau / Rapho, pour la photographie decouverture.© ÉditionsAllia, Paris, , pour la traduction française.

eut un prélude à l’aventure du bonvieux, mais ce dernier ne s’en était guèrerendu compte. Au cours d’un bref instantde répit, il dut recevoir dans son bureauune veille femme qui lui présentait et luirecommandait une jeune fille : la sienne.Elles avaient été reçues grâce au mot d’intro-duction d’un de ses amis. Le vieux, arrachéà ses affaires, ne parvenait pas à totale-ment les chasser de son esprit et regardait,hébété, le billet en question en s’efforçantd’en comprendre immédiatement le sens,afin de pouvoir se débarrasser au plus vitede cette corvée.La vieille n’arrêta pas de parler, mais il ne

retint ou ne perçut que quelques bouts dephrases : la petite était forte, intelligenteet savait lire et écrire, mais mieux lirequ’écrire. Il y eut ensuite une phrase qui lefrappa par sa singularité : “Ma fille accepten’importe quel emploi pour la journée,

tramway dévalait la longue avenue deSant’Andrea. La conductrice, une bellejeune fille d’une vingtaine d’années, fixaitde ses yeux bruns la large allée poussié-reuse et inondée de soleil, et s’amusait àlancer la voiture à vive allure, à tel pointqu’elle cahotait avec sa cargaison de passa-gers et que les roues crissaient auxaiguillages. L’avenue était déserte. Maisla jeune fille n’en continuait pas moinsd’appuyer sans relâche, d’un pied ner-veux, sur le levier actionnant la sonnetted’alarme. Elle n’agissait pas ainsi par pru-dence, mais parce qu’elle avait encoreune telle âme d’enfant qu’elle réussissaità transformer le travail en jeu, et aimaitfoncer ainsi et faire du bruit avec cettemachine ingénieuse.Tous les enfants aimentcrier quand ils courent. Elle était vêtue defripes bariolées. À cause de sa grandebeauté, elle semblait s’être déguisée. Une

pourvu qu’il lui reste ce court laps detemps dont elle a besoin pour son bainquotidien.” Enfin, la vieille prononça lesparoles qui permirent de conclure rapi-dement l’entretien : dans les tramways,on prend désormais des femmes commeconductrices et comme receveuses.Sans hésiter un seul instant, le vieux écri-

vit un mot de recommandation pour laDirection de la Société des Tramways etprit congé des deux femmes. Libre deretourner à ses affaires, il s’accorda encoreun petit instant pour réfléchir : “Pourquoidiable cette vieille a-t-elle tenu à me direque sa fille se lave chaque jour ?” Il secouala tête en souriant d’un air supérieur. Celaprouve que les vieux sont bel et bien desvieux quand ils ont des choses à faire.

. La célèbre ligne reliantTrieste à Opicina, construiteen et que Svevo lui-même empruntait.Voir ItaloSvevo, Le Tramway de Servola, traduction de GillesMoraton, La Grande-Motte, L’Anabase, . (Toutesles notes sont du traducteur.)

vraiment une allure élégante et agréable.Bien repu au milieu de tous ces gens pâleset anémiques, il ne constituait cependantpas une offense au regard parce qu’il n’étaitni trop gras ni trop prospère. Au vu de lacouleur de ses cheveux et de ses courtesmoustaches, on lui aurait donné une bonnesoixantaine d’années. Rien chez lui ne lais-sait transparaître le moindre effort pourse rajeunir. Les années peuvent empêcherl’amour et il y avait belle lurette qu’il n’yavait plus pensé, mais elles favorisent lesaffaires et il portait le poids des ans avecsuperbe et, si j’ose dire, avec quelque chosede juvénile.En revanche, la prudence était conforme

à son âge, et il ne se trouvait pas bien danscet énorme bolide lancé à toute allure. Lepremier mot qu’il adressa à la jeune fille futpour l’admonester : “Mademoiselle !”Interpelée en ces termes, la jeune fille

tourna vers lui ses beaux yeux indécis,ne sachant pas si c’était à elle qu’il parlait.

veste d’un rouge délavé lui laissait le coudégagé, qu’elle avait puissant, comparé àson minois émacié, et le creux bien dessinéde l’épaule à la naissance de sa poitrinedélicate. La jupette bleue était trop courte,peut-être parce qu’en cette troisième annéede guerre, le tissu venait à manquer. Lepied menu semblait nu dans un escarpin detoile et le béret bleu lui aplatissait ses bou-clettes noires qu’elle avait assez courtes.En ne regardant que son visage, on auraitpu croire que c’était celui d’un adolescent,si le port de la tête n’avait trahi coquetterieet frivolité.Sur la plate-forme, autour de la belle

employée, il y avait tellement de mondequ’il lui était pratiquement impossible demanœuvrer le frein. Notre vieux s’y trou-vait aussi. Il devait s’arc-bouter à chaquesecousse violente de la voiture pour ne pasêtre projeté contre la conductrice. Il étaitvêtu avec beaucoup de soin, mais aussi avectout le sérieux qui sied à son âge. Il avait

Et la course se poursuivit à une vitesse ver-tigineuse jusqu’au Champ de Mars.Alors, la jeune fille, en regardant le bon

vieux comme pour solliciter son appro-bation, soupira : “Ici commence l’ennuimortel !” La voiture se mit en effet à caho-ter, lente et pesante sur ses roues.Quand un authentique jeune homme

tombe amoureux, son amour provoquesouvent dans son cerveau des réactions quin’ont bientôt plus rien à voir avec son désir.Combien de jeunes gens qui pourraientêtre installés tranquillement et béatementdans un lit douillet mettent leur maisonsens dessus dessous, convaincus que pourcoucher avec une femme, il faut d’abordconquérir, créer ou détruire. Les vieux, enrevanche, dont on dit qu’ils sont mieuxà l’abri des passions, s’y abandonnent enpleine conscience et entrent dans le lit dela faute en ne se souciant que des rhumes.L’amour n’est jamais simple, même pour

les vieux. Chez eux, ce sont les causes qui

Ce regard lumineux procura un tel plaisirau bon vieux que sa peur en fut atténuée.Il transforma le reproche qu’il comptaitlui asséner en une plaisanterie : “Peum’importe d’arriver avec quelques minutesd’avance au Tergesteo .” Il sembla sourirede sa propre boutade et c’est ce que pou-vaient croire les gens autour de lui, maisson sourire s’adressait à ce regard qui luiavait paru à la fois innocent et malicieux.Les belles femmes semblent toujours intel-ligentes au prime abord. Une belle couleurou une belle ligne constitue en effet l’expres-sion de l’intelligence la plus absolue.Elle n’entendit pas ce qu’il avait dit, mais

elle fut parfaitement rassurée par sonsourire qui ne laissait aucun doute sur lesdispositions bienveillantes du vieux. Ellecomprit qu’il avait du mal à rester deboutet elle lui fit de la place pour qu’il puisses’appuyer contre la rambarde, près d’elle.

. Palais habsbourgeois deTrieste, construit au e siècle.

Et la troisième pensée importante quitraversa l’esprit du vieux, en se sentant déli-cieusement coupable et délicieusementjeune, fut : “C’est la jeunesse qui revient.”L’égoïsme du vieux est si grand que sespensées ne restent pas attachées à l’objet deson amour, ne serait-ce qu’un instant, sansrevenir aussitôt vers lui-même. Quand ilveut une femme, il rappelle le roi David quiattendait des jeunes filles qu’elles lui ren-dissent la jeunesse.Le vieux de la comédie d’antan, convaincu

de pouvoir rivaliser avec la jeunesse, sitant est qu’il existe aujourd’hui encore,doit être rarissime. Mon vieux continuaà monologuer et se dit : “Voici unejeune fille que j’achèterai… si elle est envente.”“Tergesteo ! Vous ne descendez pas ?”

demanda la jeune fille avant de remettreen marche la voiture. Le bon vieux, embar-rassé, regarda sa montre : “J’irai un peuplus loin”, répondit-il.

se compliquent. Ils savent qu’ils doiventtrouver des excuses. Notre vieux se dit :“Voici ma première vraie aventure depuis lamort de ma femme”. Dans le langage desvieux, une aventure est vraie dès lors que lecœur y prend part. Force est de dire qu’ilest rare qu’un vieux conserve suffisammentde jeunesse pour pouvoir avoir une aven-ture qui ne soit pas vraie, puisque c’est unexcès qui sert à masquer une faiblesse.Ainsi, les êtres faibles, quand ils donnentun coup de poing, n’utilisent pas que lamain, le bras et une épaule, mais aussi lapoitrine et l’autre épaule. Dans cet efforttrop diffus, le coup de poing perd de savigueur, tandis que l’aventure perd enclarté et devient plus périlleuse.Le vieux pensa par la suite que c’était

le regard enfantin de la jeune fille qui l’avaitconquis. Les vieux, quand ils aiment,passent toujours par la paternité et leursétreintes sont autant d’incestes dont ellesont l’âcre saveur.

L’irruption soudaine de son nom defamille perturba un peu le bon vieux. Lenom d’un vieux est toujours un peu vieillotet impose par conséquent des devoirs àcelui qui le porte. Il cacha sur son visagetoute trace de tension susceptible de trahirson désir. Il ne fut pas surpris que la jeunefille connût son nom parce qu’à cetteépoque, la ville avait été abandonnée parpratiquement toutes les familles les plusriches et les quelques personnes aisées quiétaient restées ne passaient pas inaperçues.Il détourna le regard et dit avec beaucoupde sérieux : “En ce moment, c’est un peudifficile ! Mais j’y songerai ! Que savez-vousfaire ?” Elle savait lire, écrire et compter.Elle ne connaissait d’autres langues que letriestin et le frioulan.Une vieille femme du peuple sur la plate-

forme partit d’un éclat de rire tonitruant :“Le triestin et le frioulan ! Ah ! Elle est bienbonne celle-là !” La jeune fille riait aussitandis que le vieux, toujours raidi par son

Il n’y avait plus beaucoup de monde etil n’avait plus aucun prétexte pour restertout près de la jeune fille. Il se redressa etse nicha dans un coin d’où il pouvait la voirà son aise. Elle dut s’en rendre compte, parceque quand elle n’était pas occupée par lamanœuvre, elle le regardait à la dérobée,avec curiosité.Il lui demanda depuis combien de temps

elle faisait ce dur travail. “Depuis un mois !”Ce n’était pas si dur, ajouta-t-elle aumomentmême où elle dut se servir de tout son menucorps comme d’un levier pour actionner lefrein mécanique, mais parfois c’était trèsennuyeux.Le pire de tout était que son salairene lui suffisait pas. Son père travaillait encoremais, compte tenu du prix de la vie, il étaitdifficile de s’en sortir. Et toujours attentive àson travail, elle l’interpella par son nom defamille : “Si vous vouliez, il vous serait facilede me trouver quelque chose de mieux”, etelle le regarda immédiatement pour voir surson visage l’effet de cette requête.

en doutant de sa bonne fortune : “Est-ceque cela suffit ? Pas besoin d’autre chose ?Et si elle allait s’imaginer qu’en l’invitant àvenir chercher une lettre de recomman-dation, j’allais lui trouver un emploi ?”Il ne voulait pas rester inutilement excitéjusqu’au soir et aurait voulu être plus sûrde son fait. Mais comment dire ce qu’il fal-lait sans compromettre son nom ancestraldevant la jeune fille, au cas où elle nevoudrait sincèrement accepter de lui riend’autre qu’un emploi ? Au fond, la situationétait presque identique à ce qu’elle auraitété s’il avait été plus jeune. Mais il étaitvieux ! Les jeunes gens, après un peud’expérience ou bien même avant d’enavoir, trouvent tout ce qu’il faut, alors quele vieux est un amant désorganisé. Chezce dernier, il manque au moins un rouageà la machine amoureuse.Toujours est-il que le vieux n’inventa rien

mais qu’il fit appel à ses souvenirs. Il se sou-vint que, quand il avait vingt ans, autrement

effort de ne rien laisser paraître de son exci-tation secrète, se forçait à rire. La vieillefemme du peuple, flattée de bavarder avecun monsieur comme lui, ne cessa plus dejacasser, et le vieux joua le jeu pour pouvoirmieux simuler l’indifférence. Enfin, elle leslaissa seuls. Soudain, le vieux bondit :“À quelle heure êtes-vous libre ?– À neuf heures du soir.– Fort bien ! répondit le bon vieux.Venez

ce soir, parce que demain je suis pris.” Et illui donna son adresse, qu’elle répéta deuxou trois fois pour ne pas l’oublier.Les vieux sont pressés parce qu’ils sont

soumis à la loi de la nature sur les limites del’âge. Ce rendez-vous proposé sous couvertd’une philanthropie protectrice, et acceptéavec la gratitude de rigueur, fit tressaillir dejoie le vieux. Les événements avaient jouéen sa faveur !Mais les vieux aiment la clarté en affaires,

et il ne se décidait toujours pas à quitter cetteplate-forme. Il se demandait avec anxiété,

cette promesse s’adressait au philanthrope.Mais en y repensant, tout fut clair dans sonesprit, comme quarante ans plus tôt. Lamalice avait traversé l’éclair de ce regard,comme l’anxiété sa propre voix. Il était sûrqu’ils s’étaient compris. Mère Nature, avecbienveillance, lui accordait d’aimer encoreune fois, la dernière.

vieux se dirigea vers le Tergesteo d’unpas plus élastique. Il se sentait très bien, lebon vieux. Peut-être que tout cela lui man-quait depuis trop longtemps. À cause de sesnombreuses occupations, il avait oublié unechose dont son organisme encore dans laforce de l’âge avait réellement besoin. En sesentant aussi bien, il ne pouvait en douter.Il arriva trop tard auTergesteo, aussi dut-

il se précipiter au téléphone pour réparer cecontretemps. Pendant une demi-heure, ses

dit il y a quarante ans de cela, c’est-à-direbien avant de se marier, à une femme (beau-coup plus vieille que celle qui se trouvaitsur la plate-forme du tramway), qui sousun prétexte quelconque et en présenced’un tiers lui avait déjà promis de venir,il avait répété l’invitation à voix basse, maisavec empressement : “Vous viendrez ?” Cesmots auraient suffi. Mais ici, la foule dela rue, qui envie l’amour des jeunes maisse gausse de celui des vieux, l’épiait, aussisa voix ne devait-elle laisser transparaîtreaucune excitation.Au moment de descendre de la voiture, il

dit à la jeune fille : “Je vous attends donc cesoir à neuf heures.” Puis, dans son souve-nir, il se rendit compte que sa voix, à causedes secousses ou de son désir, avait trem-blé. Mais il ne s’en aperçut pas tout desuite et quand la jeune fille lui répondit :“Certainement ! Je n’y manquerai pas !”,en détournant un instant les yeux des railspour les poser sur lui, il lui sembla que