l'homme nouveau sera-t-il un homme dopé?

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1 L’homme nouveau sera-t-il l’homme dopé ? (bibliothèque de Riom, 18 février 2014) La question du titre part d’un double présupposé : premièrement que l’on sache et s’entende sur ce qu’est un homme dopé (par exemple, il est sans doute indu de réduire la pratique dopante au monde sportif, même si celui-ci nous présente cette pratique dans une sorte d’épure) ; deuxièmement qu’il y ait un sens à parler d’homme nouveau. J’aimerai commencer par interroger cette expression « homme nouveau », que l’on rattache aussi à celle d’« homme augmenté », car elle me permettra de poser quelques jalons philosophiques dans la réflexion plus générale sur le thème de l’année, qui est le rapport de l’homme aux technologies contemporaines et à leurs produits (robots, nanotechnologies, biotechnologies, etc.). Mais, avant de débuter, je souhaiterai faire une remarque méthodologique. L’idée de nouveauté qui est dans l’expression « homme nouveau » ne doit pas d’abord être entendue dans un sens axiologique : ma question ne sera pas d’abord celle de l’évaluation en termes de valeur de cette nouveauté : est-elle bonne, est-elle mauvaise ? Il importe de garder à l’esprit que l’exposé qui va suivre cherche en grande partie à être neutre, au sens où je vais tâcher de décrire la situation que les biotechnologies en particulier (celles que je connais le mieux), et les technologies nouvelles en général, ont fait surgir, afin que les questions que cette situation peut faire naître – et notamment et principalement les questions éthiques – soient le plus rigoureusement posées.

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Café débat 18 février 2014 "L'Homme nouveau sera-t-il un Homme dopé?" - Bertrand Nouailles, professeur de Philosophie - Dans le cadre de la saison culturelle des bibliothèques de Riom Communauté : La Fabrique du futur, des robots et des hommes.

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Page 1: L'Homme nouveau sera-t-il un Homme dopé?

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L’homme nouveau sera-t-il l’homme dopé ? (bibliothèque de Riom, 18 février 2014)

La question du titre part d’un double présupposé : premièrement que l’on sache et

s’entende sur ce qu’est un homme dopé (par exemple, il est sans doute indu de réduire la

pratique dopante au monde sportif, même si celui-ci nous présente cette pratique dans une

sorte d’épure) ; deuxièmement qu’il y ait un sens à parler d’homme nouveau. J’aimerai

commencer par interroger cette expression « homme nouveau », que l’on rattache aussi à celle

d’« homme augmenté », car elle me permettra de poser quelques jalons philosophiques dans

la réflexion plus générale sur le thème de l’année, qui est le rapport de l’homme aux

technologies contemporaines et à leurs produits (robots, nanotechnologies, biotechnologies,

etc.).

Mais, avant de débuter, je souhaiterai faire une remarque méthodologique. L’idée de

nouveauté qui est dans l’expression « homme nouveau » ne doit pas d’abord être entendue

dans un sens axiologique : ma question ne sera pas d’abord celle de l’évaluation en termes de

valeur de cette nouveauté : est-elle bonne, est-elle mauvaise ? Il importe de garder à l’esprit

que l’exposé qui va suivre cherche en grande partie à être neutre, au sens où je vais tâcher de

décrire la situation que les biotechnologies en particulier (celles que je connais le mieux), et

les technologies nouvelles en général, ont fait surgir, afin que les questions que cette situation

peut faire naître – et notamment et principalement les questions éthiques – soient le plus

rigoureusement posées.

Après ce préambule, commençons. Qu’implique l’idée de nouveauté lorsqu’elle

s’applique à l’homme ? Et peut-elle s’y appliquer ?

Partons de la chose suivante : lorsqu’on parle d’un objet nouveau, de quoi parle-t-on

au juste ? Schématiquement, il me semble que l’on peut dégager trois dimensions :

- Signaler la nouveauté d’un objet, c’est souligner l’émergence d’un existant qui

n’était pas là, et dont la présence n’était pas nécessairement appelée par l’état des

choses actuelles. La nouveauté désignerait donc le passage de l’inexistence à

l’existence – passage qui introduirait une rupture dans le cours ordinaire des

choses. Par exemple, dire que j’ai un nouvel ordinateur, c’est dire qu’il n’était pas

là hier et qu’il n’a aucun lien avec l’ordinateur qu’il remplace.

- D’où la seconde dimension : l’altérité propre à la nouveauté. Un objet nouveau est

toujours un objet autre par ses caractéristiques ou ses fonctions. D’ailleurs cette

discontinuité conduit l’utilisateur à une certaine adaptation et à un processus

d’apprentissage afin de le maîtriser. Cette discontinuité de l’objet nouveau admet

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des degrés et est donc plus ou moins radicale – sans être absolue : toute nouveauté

est tout de même préparée et rendue possible par l’état des choses existant, par

l’état de la science, par les mœurs et normes d’une société donnée, mais il reste

que la nouveauté est inanticipable. Par exemple, mon ordinateur est nouveau : bien

sûr, il fait partie de la famille des ordinateurs, et, à ce titre, ne rompt pas avec

l’ordinateur précédent, mais il accomplit des fonctions qui en font un tout autre

ordinateur.

- Si l’objet nouveau est autre, s’il introduit une certaine forme de rupture, c’est aussi

parce qu’il est le résultat d’un acte particulier : celui de l’invention, qui appelle

ensuite la fabrication. Comme le rappelle Marx, toute œuvre, tout produit humain

« était déjà au commencement dans l’imagination du travailleur, existait donc déjà

en idée » (Le Capital, PUF quadrige, I, 3e section, chap. 5, p. 199).

Retrouvons-nous cette triple dimension lorsque nous parlons d’homme nouveau ? En

un certain sens, tout enfant qui naît est bien un nouvel enfant, dans la mesure où il advient à

l’existence. Cependant, il n’est pas nouveau comme un objet peut l’être. En effet, se maintient

une continuité spécifique : cet enfant est un enfant d’homme, immédiatement inclus dans

l’espèce comme l’un de ses représentants. Mais cette inclusion dans l’espèce ne signifie pas

pour autant que l’enfant sera déterminé par les traits spécifiques (gènes de l’espèce). La

philosophie ne cesse de répéter depuis Platon la nudité ontologique de l’homme, au sens où

naître ne suffit pas pour que l’homme accède à son humanité, c’est-à-dire au sens d’être de

l’homme. Appartenir à l’espèce ne suffit pas pour que l’homme soit homme : il a à se soucier

de son être, c’est-à-dire à se soucier du sens humain de son existence. Car seul il peut

précisément devenir inhumain. C’est pourquoi l’éducation est essentielle puisque c’est par

elle que l’homme se donne les moyens d’accéder à sa propre humanité. Autrement dit,

l’homme n’est en rien déterminé par une essence, il a à se faire homme. C’est pourquoi nous

ne pouvons pas dire que l’homme est inventé ou fabriqué : l’enfant ne se précède pas dans la

tête de ses parents, qui n’ont aucune idée de l’enfant à naître, puisque cet enfant est tout entier

en devenir. De même, les processus embryologiques ne relèvent pas d’une quelconque

fabrication, car la notion de fabrication suppose encore la préséance d’une idée, qu’elle

cherche à réaliser. L’enfant est le produit de processus propres à une espèce particulière –

processus qui ont été sélectionnés par l’avantage qu’ils apportent à cette espèce particulière.

Ce qui signifie que l’enfant, en tant que représentant de l’espèce humaine, est issu de ses

parents, mais aussi bien le résultat d’une évolution biologique, de sorte qu’il ne pourra

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inventer le sens d’être de l’humanité que parce qu’il a aussi en héritage une évolution

biologique.

De cette analyse sommaire, deux traits ressortent, qui peuvent paraître contradictoires,

et qu’il faut bien avoir à l’esprit pour comprendre certaines controverses sur les technologies

contemporaines – ces controverses ayant pour ressort de mettre l’accent plutôt sur l’un de ces

traits au détriment de l’autre.

- D’une part, l’homme est liberté : en tant que subjectivité, en tant aussi qu’existant,

il est jeté dans le monde au sein duquel il a à inventer le sens de son être. Il est cet

être pour qui être relève du souci (Heidegger), ou du projet (Sartre). Ce qu’il s’agit

de comprendre, c’est que l’être de l’homme ne peut se réduire à des déterminismes

biologiques. L’homme n’est que ce qu’il se fait.

- D’autre part cependant, il faut bien reconnaître que l’homme a aussi une réalité

biologique déterminée, façonnée par l’évolution.

Il est possible d’articuler ces deux traits si l’on considère la réalité biologique de

l’homme, non comme un simple déterminisme, mais comme une condition nécessaire pour

qu’il puisse déployer sa liberté et le sens de son humanité. Il n’est pas possible que l’homme

en reste au niveau biologique, mais sans ce niveau-là, il est impuissant à déployer le sens de

son existence. C’est ce mixte d’ontologie et de biologie, ou de métaphysique et de biologie,

que certains nomment la « nature humaine ». Nous aurons à revenir sur cette notion très

ambiguë ; mais notons d’ores et déjà que de ce point de vue, il ne peut y avoir d’homme

nouveau. De cette impossibilité métaphysique, il est aisé de glisser vers l’idée que, puisqu’il

ne peut, il ne doit pas y avoir d’homme nouveau. D’une impossibilité métaphysique, on passe

à une impossibilité morale.

Or les biotechnologies, la robotique, les nanotechnologies, les sciences cognitives sont

bien là. Et comme sciences, elles entraînent nécessairement des expérimentations, qui peuvent

donner l’impression d’une transformation de l’homme. On peut alors s’interroger sur la portée

de cette transformation. Soit l’on considère qu’elle ne porte pas sur la « nature humaine », sur

ce mixte décrit plus haut, de sorte que l’on comprend la nature humaine comme un invariant –

les technologies faisant simplement partie de cet invariant, étant une façon de l’« incarner »

dans l’histoire. A partir de là, l’homme n’est pas nouveau : il ne fait, avec les technologies,

que continuer à manifester sa liberté dans l’être (ou dans l’histoire) et reste ainsi fidèle à ce

qu’il est. Soit l’on considère que les technologies introduisent une rupture, mais alors, elles ne

font pas non plus surgir un homme nouveau, elles le font tout simplement disparaître.

Autrement dit, de deux choses l’une : ou bien il est question dans l’expression « homme

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nouveau » d’une véritable nouveauté, mais on perd l’homme ; ou bien dans cette expression

nous avons bien toujours à faire à l’homme, mais alors il n’y a aucun sens à parler de

nouveauté.

Pour prendre au sérieux cette expression « homme nouveau », il faut assumer un trait

qui paraît à beaucoup comme scandaleux : la fabrication, ou encore ce que Sloterdjik appelle

la domestication, de l’homme. Parler de production, parler de « règles pour le parc humain »

(Sloterdijk), c’est supposer que l’advenue des hommes à l’existence n’est plus laissée aux

seuls jeux des lois de l’embryogenèse ainsi que du hasard de la sélection. L’homme ne se

contenterait plus d’inventer et de fabriquer des objets nouveaux par l’intermédiaire desquels

ils façonneraient un monde (où sont en jeu le sens, la culture, le politique), mais il deviendrait

lui-même par lui-même un produit technique. Si les techniques transforment la nature, il n’y a

aucune raison qu’elles ne transforment pas l’homme qui en fait partie. Dès lors, pour user

d’un concept introduit par Jérôme Goffette, les hommes seraient eux-mêmes les objets d’une

anthropotechnie.

La question que je souhaite poser n’est pas d’abord celle de savoir si cela est bien ou

mal, mais celle de savoir si la convergence technologique à laquelle on est en train d’assister,

à savoir la convergence de la nanotechnologie, des biotechnologies, des sciences

informatiques et des sciences cognitives, introduit bien une rupture telle qu’elle autoriserait à

parler d’homme nouveau. En d’autres termes, si nouveauté il y a – ce qui reste à déterminer –

où est-elle exactement ? Pour le dire maintenant en termes journalistiques, la convergence

technologique fait-elle entrer l’histoire des hommes dans une nouvelle ère ?

C’est cette question, et non d’abord la question éthique sur l’usage des technologies,

qui est à mes yeux la plus radicale pour la philosophie, car elle la conduit sur un terrain qui lui

est proprement étranger : la prospective. Remarquez le futur dans notre question : « l’homme

nouveau sera-t-il l’homme dopé ? » Le futur condamnerait la question à n’être pas

philosophique, car il n’y a pas de philosophie prospective. En effet, elle questionne la nature

de ce qui est, et non pas la nature de ce qui sera. La chouette attend que la nuit tombe pour

s’envoler. En toute rigueur, notre présence dans ce cycle de conférences, et notamment celle

d’Alexis Vilain commentant un épisode d’une série de science-fiction, Real Human, devrait, à

tout du moins être interrogée. Ce qu’il aurait fallu faire, et que je ne ferai évidemment pas,

c’est préalablement clarifier le rapport de la philosophie à la science-fiction. Est-il légitime de

philosopher à partir de la science-fiction ? Or de nombreuses critiques philosophiques

adressées contre les technologies se font, non pas au nom de ce que celles-ci font

actuellement, mai au nom de ce qu’elles pourraient faire. Il s’agit ni plus ni moins de critiquer

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ce qui est au nom de ce qui pourrait être, donc de critiquer ce qui est au nom de ce qui

n’existe pas ! Hans Jonas va théoriser cette approche de la technologie en invoquant comme

principe méthodologique et euristique la peur. Or qu’est-ce qui nous permet de nous rapporter

à un état futur de la science, si ce n’est justement la science-fiction ? Elle sert à la philosophie

d’expérience de pensée, mais non pas tant pour penser le monde de demain – personne ne sait

ce qu’il sera - mais pour tester la valeur des concepts philosophiques dans leur capacité à

rendre intelligible le monde de demain. A partir de là, le choix de la science-fiction devient un

enjeu. Gilbert Hottois va ainsi critiquer les pourfendeurs des technologies, car ils s’appuient

toujours sur les mêmes textes de science-fiction : Aldous Huxley, Le meilleur des mondes, et

pour le versant politique 1984 de Georges Orwell. Sans remettre en cause la qualité et la

profondeur de ces deux ouvrages, Hottois se demande si les philosophes n’ont pas une

imagination appauvrie et atrophiée, qui, dès lors, les pousse à simplifier les problèmes.

Hottois plaide pour un usage de la science-fiction qui puisse enrichir l’imagination des

philosophes, et leur permette de ne pas faire des expériences de pensée par trop

simplificatrices.

Faute de pouvoir mener cette réflexion sur le rapport entre la philosophie et la science-

fiction, je vais me contenter d’en rester aux technologies telles qu’elles se font actuellement

pour examiner la question de savoir si elles introduisent bien quelque chose de nouveau dans

l’histoire de l’humanité. Pour cela je partirai de l’examen d’une situation aujourd’hui assez

banal : le dopage. Si je me concentre sur le dopage sportif, c’est parce qu’il présente en gros

caractères ce qui se trouve dans le quotidien en petits caractères, et donc moins visibles.

Le dopage sportif consiste à absorber des produits afin de soutenir et d’augmenter des

performances physiques, qui ne pourraient être réalisées sans cette absorption. On a tous en

tête le cas du cycliste Lance Armstrong, à la fréquence de pédalage dans les cols proprement

« hallucinante ». Je laisse de côté l’autre dimension qui est que, pour avoir dopage, il faut

qu’il y ait transgression d’un code éthique, celui du sport, qui définit des pratiques et des

produits prohibés, provoquant une concurrence déloyale, et donc contredisant ce qu’on

appelle l’équité sportive, qui consiste grosso modo en l’égalité des chances : tous les sportifs

se présentant sur la ligne de départ doivent avoir le sentiment qu’ils ont tous une chance égale

de l’emporter – les règles étant là pour assurer cette égalité idéale des concurrents (égalité

idéale, car tout pratiquant sportif sait que certains sont avantagés en ayant des capacités

physiques supérieures à d’autres : bref qu’ils sont « naturellement » plus doués). J’aimerai

mettre en évidence trois caractéristiques du dopage.

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La première caractéristique est que le dopage, tout en étant illicite, est une pratique

logique du sport. En effet, le sport de haut niveau ayant pour principe premier celui de la

performance, le corps devient l’instrument d’une telle performance. Or faire du corps un

instrument est l’artificialiser : « le corps sportif s’éprouve comme un système bio-mécanique,

une structure fonctionnelle un complexe cybernétique soumis à des lois scientifiques et

dominé par l’idéologie du progrès permanent de la performance » (Peguy Sus-Scrofa, « Les

groupies extasiées du corps sportif. Une nouvelle idéologie du surhomme », Quel sport ?, n°

16/17, novembre 2011, p. 90-91). S’entraîner, pour le sportif, revient donc à produire, à

fabriquer un corps à la hauteur de ce que l’on attend de lui. Nous assistons à une disparition

du corps propre, de ce corps subjectif que nous habitons, irreprésentable, qui est chair, pour

un corps mécanique, mesurable, segmenté, pliable, modulable. Dès lors les pratiques dopantes

ne sont qu’un moyen parmi d’autres de produire, d’usiner ce corps-machine du sportif, ce

corps-performance, à côté du surentraînement précoce, de l’utilisation de compléments

alimentaires, du massage, etc. Il y a donc une certaine hypocrisie à condamner le dopage,

alors que celui-ci s’inscrit dans la logique même de la performance sportive.

La deuxième caractéristique est que la pratique dopante de haut niveau nécessite la

présence du médecin. Je passe sous silence la question de savoir si le médecin est bien encore

un médecin ici, si nous considérons la médecine comme une activité curative (ce qui suppose

un malade ; or le sportif n’est pas malade), pour m’interroger sur ce que cette présence a de

symptomatique. Le médecin intervient moins en tant que soignant qu’en tant que porteur d’un

savoir scientifique sur le corps lui permettant de savoir quels médicaments et quelles pratiques

« médicales » peuvent augmenter les performances physiques. Le dopage ne constitue pas un

domaine de recherche scientifique autonome ; il consiste à détourner l’usage de médicaments

ou de pratiques médicales, afin que ceux-ci participent à l’usinage du corps. Tandis que la

médecine traditionnelle essaie de réparer le corps (pour rester dans la métaphore mécanique),

le dopage, par les mêmes outils que la médecine traditionnelle, essaie de le fabriquer.

Cela nous conduit à la troisième caractéristique : la visée du dopage est bien

d’améliorer la performance, et donc d’améliorer le medium de la performance : le corps. Ce

que le dopage met en pleine lumière, c’est que les biotechnologies peuvent être utilisées en

vue d’améliorer l’homme. Mieux, les progrès actuels semblent avoir franchi les limites dans

les possibilités de modifier l’humain, notamment grâce au génie génétique.

On peut donc avancer, à partir de cette description du dopage, que ce que les

technologies introduisent de nouveau, c’est l’idée que l’homme puisse s’améliorer, mais non

pas au niveau moral, mais bien au niveau physique – et cela en intervenant directement dans

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les processus biologiques qui sous-tendent son être. L’homme nouveau serait l’homme dopé,

mais non plus au sens sportif du terme, qui relève de la transgression d’un interdit, d’un acte

illicite, mais au sens de l’homme amélioré ou optimisé. La médecine, de ce point de vue, ne

serait plus seulement une activité de soin qui chercherait à lutter contre le pathologique, mais

une activité qui chercherait à améliorer l’homme, c’est-à-dire qui le ferait passer d’un état

initial, ordinaire, familier, banal, à un état modifié que l’individu estime meilleur. Le dopage

n’est qu’un cas particulier de ce que nous avons nommé l’anthropotechnie.

Ce qui est donc au cœur de la réflexion sur l’idée d’homme nouveau, c’est cette notion

d’amélioration. Avant d’aller plus loin, il nous faut préciser encore le rapport entre la

médecine et l’anthropotechnie. Ce concept d’amélioration, la médecine traditionnelle

(curative) l’assume : en effet, faire passer d’un état pathologique à un état de guérison est bien

améliorer l’état du patient ! Mais, dans le cas de l’anthropotechnie, il ne s’agit pas d’améliorer

l’état d’un patient, car il n’y a pas de patient ! L’individu est normal d’un point de vue

médical. Il s’agit d’apporter une modification, que l’individu estime plus optimal par rapport à

son état « normal » ou « naturel », ce qui revient à dire : a) que cet état ne lui suffit pas, b) que

cet état « naturel » est naturel précisément en ce qu’il peut être optimisable. L’amélioration

apportée ne doit donc pas être comprise nécessairement comme une amélioration des

performances, ce que l’exemple du dopage pourrait nous laisser croire, mais comme une

modification, une altération de l’être humain. A ce titre, la contraception entre dans

l’anthropotechnie : il s’agit bien d’intervenir dans le corps et de le modifier, et cela non en

vue de lutter contre une pathologie, car la grossesse n’est pas une maladie ! (A l’inverse, la

mammectomie due à un cancer est bien une modification du corps, mais qui n’entre pas dans

l’anthropotechnie, car il s’agit bien ici de lutter contre une pathologie).

Nous aboutissons à l’idée suivante : « Tendue entre l’ordinaire et le modifié, la

relation anthropotechnique possède certaines caractéristiques à remarquer. Premièrement, il

s’agit d’une altération, c’est-à-dire d’un changement d’état, que ce soit de façon superficielle

ou profonde. Deuxièmement, ce changement d’état est artificiel et relève d’une intervention

technique humaine. Troisièmement, cette intervention, à la différence de la médecine, ne

s’impose pas comme une nécessité vitale (lutter contre la maladie), mais comme une

obligation, un besoin ou un désir existentiels. Comme toute intervention sur la physiologie

humaine, l’acte anthropotechnique peut même comporter un certain risque vital, qui n’est pas

compensé et assumé ici par l’espoir raisonnable d’un bénéfice vital, mais par l’attente d’un

bénéfice existentiel » (Jérôme Goffette, Naissance de l’anthropotechnie, p. 125).

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Avant de poursuivre, donnons un tableau tiré de l’ouvrage de Goffette sur ce que fait

et pourrait faire l’anthropotechnie (nous nous avançons un peu dans la prospective) :

Réalité et perspectives proches Horizons lointains

ForceDopages médicamenteux

Auto-greffes

Modifications génétiques et physiologies fondamentales

Adjonctions de prothèses ou de greffes

Intelligence

Dopage de différentes capacités : mémoire, attention, dynamisme, etc.

Modifications structurelles et physiologiques du cerveau

Implants organiques ou informatiques ; connexions homme-machine

Procréation

Anticonceptionnels, antigestationnels, avortement provoqué

Fécondation in vitro, insémination, diagnostic pré-implantatoire ou prénatal, sélection d’embryon, clonage reproductif humain

EctogenèseGrossesse masculineModifications lors de l’embryogenèseChoix de caractères génétiques et modifications génétiques de l’embryon

Sexualité

Substances aphrodisiaques et substances anti-libido

Ablation d’un sexe et greffe de l’autre

Autres substances activesSexuations autres : changement de sexe avec peu d’effets secondaires ; hermaphrodisme, suppression du sexe, sursexuation, troisième sexe

Esthétique

Effacement de la laideur, mise en conformité aux formes esthétiques habituelles

Modifications chirurgicales de la silhouette, du visage, de la couleur de peau, etc.

Transformations plus poussées de l’apparence, possibilité d’obtenir toute forme humaine (prendre l’apparence d’un autre, oblitérer totalement son apparence antérieure)Esthétiques méta-humaines

Etat émotionnel

Recours aux psychotropes actuels modifiant l’humeur (mais s’accompagnant d’effets secondaires)Modifications par certaines pratiques psychologiques

Psychotropes améliorés, plus puissants, variés et ciblésOrgue d’humeur (Dick) : programmation de l’humeur et des états émotionnels

Anti-âge

Substances et pratiques retardant le vieillissement ou le masquant (effets modestes)Allongement de l’espérance de vie dû aux conditions de vie, à l’efficacité médicale, à l’alimentation

Recours à des cocktails anti-âge de plus en plus efficaces, à des modifications génétiques anti-sénescenceLa mort ne serait plus qu’accidentelle, délibérée ou provoquée par les rares maladies incurables

Création

Prothèses s’adjoignant au corpsCréation d’un embryon à partir de différentes lignées cellulaires de base

CyborgCréation d’embryon par synthèse complèteCréation de chimères humain-humain, humain-animalCréation de méta-humains

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Ce tableau est à la fois assez fascinant et déroutant. Fascinant, car l’horizon lointain

s’inscrit dans le droit chemin du progrès technique, de sorte que tout ce qui est sur la colonne

de droite sera sans doute un jour techniquement réalisable. En revanche, c’est une autre

question de savoir si cela sera politiquement et socialement réalisé. Déroutant aussi parce que

les perspectives énoncées paraissent nous introduire dans un monde où toutes nos normes

sociales, tous nos repères anthropologiques sont chamboulés. Pourrons-nous seulement

apposer le nom d’« homme » à cet être nouveau, qui pourra changer de sexe, accomplira des

fonctions inaccessibles aux hommes d’aujourd’hui, pourra changer d’apparence à volonté, qui

commandera les objets techniques par la pensée, et qui échappera à la vieillesse ? Le fait donc

de reposer notre question : « y a-t-il bien là quelque chose de nouveau ? » peut passer pour

une provocation.

Une hypothèse serait d’avancer que la nouveauté consiste dans le passage d’une

technologie ayant des effets « externes » à une biotechnologie pénétrant les processus vitaux

et étendant son emprise à toute une dimension interne de l’homme, donnant alors l’impression

de transgresser des limites « naturelles ». Paradoxalement, les transhumanistes et les

contempteurs des technologies partagent cette position, mais l’interprètent différemment. Pour

les premiers, la frontière symbolique franchie par les biotechnologies autorise tous les espoirs,

de sorte que le transhumanisme est un prophétisme : les biotechnologies vont faire apparaître

un homme nouveau, ou plutôt vont permettre à l’homme de pouvoir enfin laver la tache du

péché originel et retrouver cet état adamique où il se tenait à la hauteur de toutes ses

potentialités, où toutes ses facultés étaient optimisées. En d’autres termes, le transhumanisme

promeut l’amélioration de la condition humaine par le moyen des technologies. Je reviendrai

un peu plus loin sur le transhumanisme, qui, à mes yeux, met en avant un argument qu’il faut

prendre au sérieux, mais j’aimerai d’ores et déjà souligner ce que cette position a de

fantaisiste. Cela tient en un mot : elle est une théologie, dans la mesure où les transhumanistes

croient en la technologie. Celle-ci fait l’objet d’une foi (cf. par exemple Serons-nous

immortels ? de Ray Kurzweil et Terry Grossman), qui voit en elle la solution de tous les maux

humains. Cela aboutit d’une part à un véritable fétichisme de la technologie, dans la mesure

où l’ensemble des problèmes de l’homme est renvoyé à une solution technologique (sans que

soit envisagée la possibilité d’une solution politique et sociale) (cf. L’homme réparé, Hervé

Chneiweiss) ; d’autre part à une vision des plus naïves, pour ne pas dire plus, de l’histoire, qui

ne serait qu’un long progrès technologique, qui ne ferait que s’accélérer, et qui serait

mécanique (cf. les fameuses lois du progrès présentées dans le livre Serons-nous immortels ?).

Même s’ils ne poussent pas la naïveté de croire que les technologies sont utilisées à des fins

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toujours bénéfiques (l’éthique n’est donc pas absente de leurs réflexions), ils estiment que les

bénéfices du progrès technologique l’emportent sur ses coûts.

Une position beaucoup plus subtile est tenue par Habermas dans L’avenir de la nature

humaine, qui s’intéresse aux diagnostics préimplantatoires, et à la technologie génétique qui

porte sur le génome. Nous avons là une technologie qui intervient au cœur même du vivant,

puisqu’elle touche l’identité génétique d’une personne. Habermas estime que nous avons

affaire à une situation radicalement nouvelle, mais c’est pour mettre en garde les sociétés

humaines, car elle a des effets éthiques sur les relations entre les individus. Je vais entrer un

peu dans le détail de son argumentation.

Habermas rappelle ce que je vous ai dit au début. Chaque individu est responsable de

ce qu’il est au sens où il possède la liberté de construire sa propre histoire personnelle par

l’intermédiaire de la socialisation et de l’interaction. Bref, chacun a le pouvoir d’être soi-

même. Mais ce pouvoir d’être soi-même s’enracine dans une naissance biologique que l’on ne

dispose pas. La liberté que nous avons de disposer de nous-même a comme point de départ

quelque chose qui n’est pas à notre disposition, qu’Habermas appelle la nature humaine, ou

encore l’espèce humaine. « On vit sa propre liberté comme étant en relation à quelque chose

dont il est naturel qu’on ne puisse pas disposer » (p. 89). Il revient ensuite à chacun d’assumer

par une reprise dans une histoire biographique de ce qui nous est donné de façon contingente

– par exemple de choisir de développer tel don, plutôt que tel autre. Et « si nous nous

considérons comme les auteurs responsables de l’histoire de notre vie personnelle et si nous

pouvons tous nous tenir réciproquement pour des personne « égales par la naissance », cela

tient dans une certaine mesure au fait que nous nous comprenons d’un point de vue

anthropologique comme des êtres génériques » (p. 48). Bref, pour être soi-même, il faut à la

fois se sentir chez soi dans son corps vivant et être une personne morale, c’est-à-dire

irremplaçable, « qui agit et juge in propria personna » de sorte « qu’aucune autre voix que la

nôtre ne s’exprime à travers nous » (p. 88). 

Supposons maintenant que des parents puissent choisir les gènes de leur futur enfant,

c’est-à-dire qu’ils soient – le terme est d’Habermas – des programmeurs, quelles sont les

conséquences ? Tout d’abord, les biotechnologies effacent la différence anthropologique entre

ce qui croît et ce qui est fabriqué. L’homme s’octroie un pouvoir de fabrication dans une

région de l’être qui n’était jusque là pas à sa disposition. Or cette abolition de la distinction ne

manque pas d’avoir un impact sur la manière dont la liberté humaine est enchâssée

précisément dans un corps jusqu’à présent laissé à sa croissance naturelle : « L’eugénisme

libéral doit se poser la question de savoir si, dans certaines conditions, le fait que la personne

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11

programmée puisse percevoir la disparition de la différence entre ce qui croît naturellement et

ce qui est fabriqué, entre le subjectif et l’objectif n’est pas susceptible d’entraîner des

conséquences sur sa capacité à mener une vie autonome et sur la compréhension morale

qu’elle peut avoir d’elle-même » (p. 82). L’originalité d’Habermas n’est pas de s’interroger

sur le statut de la différence entre le fabriqué et le naturel, mais de se demander quel effet

l’indistinction entre les deux entraînée par les biotechnologies a sur celui-là même qui en est

issu. Or « un homme eugéniquement programmé doit vivre avec la conscience que ses

caractères héréditaires ont été manipulés dans l’intention d’exercer une influence donnée sur

son phénotype » (p. 84).

Cela a pour premier effet qu’un tiers intervient dans la relation entre soi et son propre

corps vivant. Une intention a présidé, qui n’est pas celle de l’individu lui-même : il découvre

un corps qu’il ne peut plus aussi facilement intégré dans un projet de vie librement déterminé,

car ce corps est déjà lui-même un projet conçu par un tiers extérieur. « Par son intention, le

programmeur intervient au contraire comme protagoniste dans une interaction, mais sans se

présenter comme antagoniste à l’intérieur de l’espace d’action de la personne programmée »

(p. 93). Le deuxième effet est que « ce qui a été fixé génétiquement par les parents, en

fonction de leurs propres préférences » (p. 95) est irréversible, au contraire des déterminations

éducatives qui pourront être discutées, pour être assumées, contestées, ou rejetées par l’enfant.

La conclusion s’impose donc : « Les interventions visant une amélioration génétique

n’empiètent sur la liberté éthique que dans la mesure où elles soumettent la personne

concernée aux intentions fixées par un tiers, intentions qu’elle rejette, mais qui sont

irréversibles et l’empêchent de se comprendre comme l’auteur sans partage de sa vie

personnelle » (p. 96). Habermas met donc en garde contre une hétérodétermination de la

personne programmée « qui se trouve ainsi dépossédée de la conscience d’avoir eu des

conditions biographiques initiales naturelles, et donc contingentes ; elle est de ce fait privée

d’une condition mentale qui doit être satisfaite s’il faut qu’elle assume rétrospectivement la

responsabilité pleine et entière de sa vie » (p. 121). Le troisième effet regarde les relations

interpersonnelles. Les relations sont en principe symétriques et réversibles, au sens où chacun

reconnaît l’autre dans sa singularité, de sorte que personne ne dépend d’un autre de façon

irréversible. La personne programmée ne peut plus avoir de relations égales, car elle ne peut

pas modifier son programme génétique, qu’un autre, de façon paternaliste (dans le meilleur

des cas) a disposé afin de la « mettre sur les bon rails » (p. 98), et cela sans son accord. Mais

ce qui est rendu impossible, c’est d’échanger les rôles. Cela rend très problématique la

reconnaissance qui est au fondement des relations morales et juridiques de personnes libres et

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12

égales. Habermas est on ne peut plus clair sur ce point : « Ce qui nous intéresse ici dans la

programmation, ce n’est plus qu’elle limite le pouvoir-être-soi-même et la liberté éthique

d’autrui, mais qu’elle empêche, le cas échéant, une relation symétrique entre le programmeur

et le produit qu’il a ainsi « dessiné ». La programmation eugénique établit une dépendance

entre des personnes qui savent qu’il est, par principe, exclu qu’elles échangent leurs places

sociales respectives. Or ce type de dépendance sociale, qui est irréversible parce qu’elle tient

son ancrage social de ce qu’elle a été instaurée de manière attributive, constitue un élément

étranger dans les relations de reconnaissance qui caractérisent une communauté morale et

juridique de personnes libres et égales » (p. 99).

La critique qu’adresse Habermas ne porte pas, selon lui, directement sur les

biotechnologiques en tant qu’elles transgresseraient un ordre naturel. « Elle ne part pas en

effet de l’hypothèse selon laquelle la technicisation de la « nature interne » représenterait

quelque chose comme une transgression des limites naturelles. La critique vaut tout à fait

indépendamment de l’idée qu’il y aurait un ordre ontologique ou jusnaturel auquel on pourrait

contrevenir de manière criminelle » (p. 128). La critique porte sur le fait que les

biotechnologies rendent très problématique le rapport des hommes à eux-mêmes en tant qu’ils

ont à conquérir leur propre autonomie sur fond d’un donné « naturel ». Or ce donné naturel

vaut malgré tout comme condition pour le déploiement d’une liberté. Toucher à ce donné

naturel, c’est-à-dire le rendre disponible à la volonté humaine, c’est, paradoxalement, non pas

ouvrir un nouveau champ à la liberté humaine, mais, à l’inverse, saper le fondement à partir

duquel elle peut se déployer.

Cette critique est forte. Au fond, elle revient à souligner le risque d’une

autodépréciation de la personne qui découvre qu’elle a été programmée, puisqu’elle ne peut

plus parvenir à assumer, par une reprise de la conscience de soi, le corps vivant qu’elle est par

ailleurs – puisque ce corps vivant est finalement le résultat du projet d’une autre conscience.

A ce titre, les biotechnologies sont productrices, nous dit Habermas, d’aliénation et portent

« un préjudice touchant la compréhension morale de soi ». Ce n’est pas sur ce point que

j’aimerais discuter cette critique. C’est plutôt sur ses présupposés. Pour ce faire, je m’appuie

sur un passage de l’ouvrage qui donne un aperçu assez général du nerf de la critique

principale :

[Le programmeur] intervient dans la formation de l’identité d’une personne future de

manière unilatérale et irréversible. Ce faisant, il n’impose aucune limitation à la liberté

d’autrui de mettre en forme sa propre vie, mais il intervient, en s’érigeant en coauteur d’une

vie étrangère, pour ainsi dire de l’intérieur, dans la conscience d’autonomie d’autrui. La

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personne programmée se trouve ainsi dépossédée de la conscience d’avoir eu des conditions

biographiques initiales naturelles, et donc contingentes ; elle est de ce fait privée d’une

condition mentale qui doit être satisfaite s’il faut qu’elle assume rétrospectivement la

responsabilité pleine et entière de sa vie.

Dès l’instant où une personne génétiquement modifiée se sent confinée, par son « hétéro »-

profil, dans l’espace qu’il lui est laissé pour user de cette liberté, elle souffre de la conscience

qu’elle a de devoir partager avec un autre la qualité d’auteur de son destin personnel. (p. 121)

La première remarque concerne le statut de « ces conditions biographiques initiales

naturelles ». Habermas suppose que ces conditions n’étaient pas disponibles aux hommes,

qu’ils ne pouvaient pas jusqu’à présent en disposer. Et il note que les biotechnologies ont ceci

de nouveau qu’elles mettent désormais à la disposition des hommes ce donné naturel. Cela

signifie donc que ce donné n’est naturel que parce qu’il était précisément non disponible à

l’activité humaine. Habermas pense évidemment en premier lieu au code génétique. Or ce

point est tout à fait contestable. En effet, il est certain que le code génétique est indépendant,

quant à sa structure, aux déterminations environnementales. En revanche, l’expression des

gènes est sensible à des causes épigénétiques entre autres, ce qui signifie que les cellules

n’expriment pas les mêmes gènes en fonction de l’environnement qui les entoure. Mais cet

environnement organique est lui-même ouvert à l’environnement extérieur, environnement

qui est pour l’homme politique et social. Je ne suis pas en train de revenir à un néo-

lamarckisme, pour qui, en caricaturant, le milieu extérieur fait l’organisme ; mais j’attire votre

attention sur le fait que l’on peut s’interroger sur ces conditions « naturelles ». Que le génome

soit un donné naturel : soit ; mais qu’il puisse avoir le statut d’un noyau biologique intangible,

qui définirait une nature humaine, une identité spécifique, cela est contestable précisément au

nom même des sciences de la vie : car le code génétique n’est rien en soi, il n’est qu’une

macro-molécule, qui ne va avoir un sen vital que dans la mesure où le « code » qu’elle porte

va s’exprimer. L’expression des gènes n’est pas intangible et est précisément ouverte aux

influences extérieures, aux aléas : en un mot, l’expression des gènes est précisément ce qui a

toujours déjà été en un certain sens disponible. Sinon, l’évolution des espèces ne serait pas

possible ! Bref, lorsque Habermas écrit qu’il « est naturel que l’on ne puisse pas disposer » de

l’avoir-un-corps (p. 89), et qu’il fonde sa critique sur cette naturalité-là, il convient de voir si

cette référence à la nature ne masque pas en fait la tentative de naturaliser un fondement

normatif, qui met donc en jeu des décisions théoriques et ontologiques.

La deuxième remarque porte sur l’idée que le programmeur serait le coauteur de la vie

de la personne programmée, au sens où il définirait par avance le cadre dans lequel la liberté

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de ce dernier aura à se déployer. Les sciences biologiques contestent également ce point, qui

repose sur l’idée que le code génétique relèverait d’un programme. Or la métaphore du

programme génétique est abandonnée dans les sciences de la vie, d’une part parce que la

place de l’aléatoire est plus grande qu’on ne le pensait, d’autre part parce que l’expression des

gènes n’est pas entièrement déterminée. On se rend compte que le code génétique fonctionne

en grande partie sur un modèle indéterministe (ce qui ne veut pas dire de façon anarchique :

des mécanismes bien précis sont mis en jeu). Bref, le parent qui modifie un gène de son futur

enfant ne peut se dire être l’auteur de sa vie, car il n’a en rien par avance tracé sa vie. Quand

bien même l’eugénisme libéral réduit la part de contingence dans le brassage même des gènes,

il ne l’élimine encore pas.

Le dernier présupposé que j’aimerais mettre en avant est sans doute moins net dans le

texte d’Habermas, mais néanmoins présent. C’est une certaine vision de la technologie, qui la

considère comme une activité humaine qui se retourne « contre la vie », qui fait donc quelque

chose d’antinaturel, car la technologie ne serait que la science appliquée. D’où le sentiment

d’une certaine démiurgie de la part des scientifiques qui chercheraient à tirer les conséquences

techniques de leurs connaissances théoriques sans trop de préoccupation pour l’objet même

sur lequel ces techniques sont déployées, à savoir un vivant, et en particulier l’homme.

Habermas le regrette, les transhumanistes le louent, mais tous partagent l’idée qu’il existerait

un régime de la technoscience. Or il n’est pas du tout certain que la technologie aujourd’hui

introduise une rupture, voire une révolution. On peut même soutenir qu’elle s’inscrit dans une

certaine forme de continuité qu’il va s’agir maintenant de préciser.

Dès lors, notre thèse est la suivante : les biotechnologies n’aboutissent pas à produire

un homme nouveau, pour la simple et bonne raison qu’elles n’introduisent aucune rupture.

Contre Habermas et contre les transhumanistes, il n’y a, dans un premier temps, ni à déplorer

ni à se réjouir des avancées de la biotechnologie, mais à remarquer qu’elles s’inscrivent dans

l’histoire d’un vivant très particulier, qu’est l’homme. L’idée de technoscience sous-entend

que la technique émane du savoir scientifique. Or tel n’est en fait pas le cas. Des pratiques

techniques ne supposent pas nécessairement des savoirs scientifiques. En tant que pratiques,

elles sont déployées par des hommes engagés dans un débat avec un milieu extérieur, de sorte

que les techniques peuvent être comprises comme une activité vitale, c’est-à-dire une activité

qui est celle d’un vivant. Ce vivant qu’est l’homme est très particulier, puisque nous avons dit

qu’il se caractérisait par une nudité ontologique, qui entraîne une forme d’impuissance qu’il

lui faut surmonter. A ce titre, il ne peut pas s’abandonner à une « nature humaine » qui est un

manque d’être, une impuissance ; si bien que l’homme n’a pas cessé de transformer la nature

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15

et de se transformer afin précisément de rejoindre ce qu’il est. C’est pourquoi la technique est

une composante essentielle de la culture – culture que l’on peut comprendre comme une vaste

prothèse grâce à laquelle les hommes engagent le débat avec leur milieu. Cela revient à dire

que la culture est bel et bien une activité vitale, qu’elle émane de la vie même !

Que les biotechnologies pénètrent le corps vivant, et en particulier le corps de

l’homme, ne change rien quant au sens « métaphysique » de la technique, ou si l’on préfère,

quant à son sens proprement humain. En effet, il faut faire remarquer que les biotechnologies

n’émanent pas directement d’une science biologique « pure », mais s’inscrivent dans tout un

complexe médico-scientifique. Or que représentent les maladies incurables, si ce n’est une

forme d’impuissance ? Que représentent la vieillesse et la mort, si ce n’est là aussi

l’impuissance du pouvoir humain ? S’il est vrai que le déploiement technique n’a d’autre sens

que de surmonter l’impuissance d’un pouvoir humain, alors les biotechnologies ne relèvent

d’aucune révolution. C’est parce que l’homme éprouve la maladie comme un scandale, c’est-

à-dire c’est parce qu’il s’éprouve dans la maladie comme un vivant affaibli, un vivant de

moindre puissance, qu’il cherche à se guérir, et pour cela qu’il déploie également, lorsque la

vitalité intrinsèque du corps ne suffit pas, tout un arsenal technique. « L’effort technique

mesure l’insuffisance du donné à contenter nos exigences » (Canguilhem, « Activité

technique et création », Œuvres complètes, t. 1, p. 502). Il est certain que le savoir biologique

sur l’homme a trouvé dans les pathologies et l’exigence de guérison l’occasion de recherches

théoriques. Car c’est bien parce que la médecine ne peut pas tout, c’est bien parce que, en tant

que savoir appliqué, en tant que technique, elle a essuyé des échecs et des résistances, que

cela a nécessité un savoir théorique pour comprendre et résoudre ces échecs. « La science

procède de la technique non pas en ceci que le vrai serait une codification de l’utile, un

enregistrement du succès, mais au contraire en ceci que l’embarras technique, l’insuccès et

l’échec invitent l’esprit à s’interroger sur la nature des résistances rencontrées par l’art

humain, à concevoir l’obstacle comme objet indépendant des désirs humains, et à rechercher

une connaissance vraie » (Canguilhem, « Descartes et la technique », ibid., p. 496-497).

C’est ici qu’il nous faut revenir au transhumanisme. Ce courant de pensée repose sur

l’idée, à notre avis juste, que l’homme ne cesse pas de transformer la nature et sa nature. Il n’y

a pas une immuabilité de la nature humaine. Mais trois critiques majeures peuvent être

adressées à ce courant (dont le représentant le plus éminent est Bostrom).

La première est que le transhumanisme est une position incohérente d’un point de vue

logique. En effet, rejetant l’idée d’une nature humaine immuable, il justifie l’amélioration de

l’homme par une sorte d’idéal humain, par l’idée que notre état biologique actuel n’est pas

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16

l’état le plus parfait auquel on peut prétendre. Ce qui est contestable, c’est qu’il introduit en

sous-main cette notion de perfection, qui renvoie bien ainsi à une « nature » idéale de

l’homme. Or dire que l’homme n’a pas de nature devrait interdire tout concept de perfection.

Au mieux faut-il dire avec Rousseau que l’homme est perfectible, sans définir ce à quoi il

peut justement prétendre, puisqu’il ne cesse pas de se faire.

La deuxième critique est que le transhumanisme est technophile pour de mauvaises

raisons. Les biotechnologies relèvent pour eux d’un objet de croyance au sens où c’est par la

technique que les problèmes seront résolus. Certes, si nous avons bien une chance de résoudre

les problèmes, c’est aussi par la technique, qu’il ne faut donc pas rejeter sous prétexte qu’elle

serait intrinsèquement mauvaise. Or « l’essor de la pensée scientifique a pour condition

l’échec de la pensée technique » (Canguilhem, « Activité technique et création », ibid., p.

504). Ce n’est pas parce que les technologies seraient davantage informées par les sciences

théoriques, qu’elles parviendraient à des résultats sûrs. Car elles n’ont pas affaire à une

matière homogène, elles ont affaire à des corps, c’est-à-dire à du particulier et à du divers, qui

conduit à de l’inattendu et de l’imprévisible. Aussi ne suffit-il pas de « savoir pour prévoir

afin de pouvoir » (Auguste Comte), car l’activité technique comporte nécessairement de

l’accidentel et des résistances, que le savoir théorique, après coup, permet de comprendre et

d’éviter ; mais il ne permet pas d’anticiper sur les obstacles futurs que l’activité technologique

fera surgir. Le transhumanisme croit que la technologie résout les problèmes alors qu’elle fait

autant pour en créer de nouveaux. « Mais agir véritablement c’est nous faire un chemin qui ne

préexiste pas à nos propres traces. Sur tout chemin nouveau il y a des accidents, et l’analyse

théorique des accidents d’une exploration nous permet d’éviter ces mêmes accidents à

l’avenir sur les mêmes chemins, mais ne peut servir à écarter les obstacles que nous

trouverons sur un autre itinéraire » (Canguilhem, ibid., p. 504).

La troisième critique concerne encore quelque chose qui relève de la croyance : l’idée

qu’il est possible de dépasser les limites de la nature – d’où le nom même : trans-humanisme.

D’où aussi, symétriquement, la critique féroce contre les biotechnologies : mais cette critique

partage la même croyance. Les biotechnologies ne dépassent pas la nature par définition :

elles ne peuvent être efficaces que parce qu’elles suivent la nature ! Autrement dit, tout ce

qu’elles peuvent faire est justement permis par la nature, même si celle-ci ne le fait pas par

elle-même. Ce qui est possible techniquement est par définition ce qui est possible pour la

nature, mais qu’elle n’actualise pas pour autant. Prenons un exemple précis, qu’a bien analysé

Claude Debru dans son ouvrage Le possible et les biotechnologies.

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17

Il est important que l’ADN, comme portant l’information génétique réglant toutes les

fonctions et tous les traits biologiques de l’organisme, soit stable dans sa structure au moment

de sa réplication. Pour ce faire, non seulement le code génétique est redondant, au sens où

différents codons codent pour le même acide aminé, de sorte que si une erreur survient dans

l’un d’eux, cela n’affecte pas l’acide aminé et donc la production de la protéine par la cellule ;

mais en outre des mécanismes de réparation existent (par l’ADN-polymérase), qui remettent

dans le bon ordre les nucléotides lorsque ceux-ci se trouvent dépariés. Dans le même temps

cependant, la sélection naturelle ne peut opérer que si les vivants sont capables de varier,

c’est-à-dire de se différencier. Cette variabilité du vivant repose sur la possibilité que

surviennent des mutations qui se traduisent au niveau fonctionnel, donc phénotypique, de

l’organisme. Il est donc nécessaire que la stabilité de l’ADN ne rende pas impossible la

variation. Dès lors, on attribua la possibilité des mutations aux limites mêmes des mécanismes

de fidélité et de réparation propres à l’ADN : elles seraient essentiellement des erreurs de copie

qui seraient passées inaperçues. De ce fait, elles apparaissent comme des événements

purement stochastiques.

Or Walter Gilbert, dans les années soixante-dix, a montré que l’ADN n’était pas un

enchaînement de gènes codants, mais que sa plus grande partie était constituée de nucléotides

non codants. L’ADN a ainsi une structure mosaïque où les parties codantes (nommées exons)

sont morcelées au milieu de parties non codantes (introns). Ce point est d’importance, car les

possibilités de mutation s’en trouvent accrues. Muter ne consistera pas uniquement dans

l’interpolation des bases nucléotides, mais pourra survenir dans des recombinaisons d’introns

et d’exons, des réassortiments, des insertions, des délations (suppression de nucléotides).

Notons en passant que dans l’ADN non codant pour une protéine se trouvent les gènes de

régulation, réglant l’expression des gènes codants.

Autant de mécanismes de mutation interrogent sur le statut aléatoire des mutations. Le

génome ne serait-il pas plutôt préparé à ces mutations, si bien qu’il ne les subirait pas comme

autant d’accidents imprévus ? Ce qui relève du hasard est que les mutations induisent des

changements dans les fonctions organiques favorisant le vivant dans le milieu qui est le sien.

En d’autres termes, c’est un hasard que la mutation, qui survient sans aucun dessein, consone

avec l’environnement dans lequel le vivant découpe un milieu qui exprimera une puissance de

vie accrue sous la forme d’une descendance plus nombreuse. En revanche, la mutagenèse

proprement dite est régulée, canalisée au sens où elle ne se déroule nullement sous l’égide de

la contingence. C’est ainsi que certains sites de l’ADN sont plus mutables que d’autres, que

l’action des cellules entre en ligne de compte au sens où elles intègrent l’évolution comme

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18

une de leurs fonctions. Par exemple, en situation de stress métabolique ou génotoxique, les

mécanismes assurant normalement le contrôle de la réplication de l’ADN favorisent chez les

bactéries les taux de mutation1.

Nous pouvons donc voir que l’organisme est le jeu d’une véritable dialectique entre la

stabilité et la variation : il ne présente de forme stable que dans la mesure où cette forme est

capable d’accueillir et d’intégrer les variations possibles. Mais cela n’est faisable que s’il est

lui-même la réalisation d’un possible parmi d’autres – réalisation qui maintient cependant au

sein même de la structure génétique la possibilité pour ces autres possibles d’advenir. Là est

paradoxalement l’aspect fécond de la logique conservatrice de l’ADN : car toute mutation

« neutre » sera conservée et pourra être une pierre d’attente lors de nouvelles mutagenèses.

La nouveauté biologique est issue d’un réaménagement et d’un bricolage d’éléments qui sont

déjà là2. Cela n’est pas sans conséquence pour les biotechnologies. Comme le souligne avec

force C. Debru (2003, p. 10-11), loin d’aller à l’encontre de la nature, le bricolage

biotechnologique est dans la plus parfaite continuité avec le bricolage de l’évolution : il s’agit

par-là de réaliser des possibles que tel vivant en lui-même avait laissés de côté, mais qui n’en

sont pas moins présents sous la forme de potentiels. Il n’y a de biotechnologies que parce que

l’artifice des technologies, mises en œuvre par ce vivant particulier qu’est l’homme, s’articule

et s’unifie aux possibilités mêmes de la vie – possibilités qui relèvent de l’unité virtuelle de la

multiplicité de tendances. En d’autres termes, il n’y a de biotechnologie que parce que la vie

elle-même est technicienne.

L’idée que les biotechnologies vont sculpter un homme nouveau est donc à très

fortement nuancée, puisque la nouveauté, si nouveauté il y a, s’inscrit nécessairement dans ce

que la nature permet. Nulle transgression des techniques quant à une supposée nature. Donc,

ce ne sont pas les biotechnologies qui en elles-mêmes posent problème ; et nous ne pouvons

pas préjuger de leur sens éthique ou moral. Replacer la technologie dans son origine vitale,

1 Sur cette nouvelle approche de la mutation, cf. C. Debru, 2003, p. 123-165. Notre analyse a pour objet la mutation, et non l’expression des gènes. Or, depuis quelques années, la biologie a mis en évidence le fait que cette expression des gènes est en très grande partie aléatoire, et non pas déterminée par un « programme ». Les mécanismes cellulaires entrent en ligne de compte dans l’expression des gènes. Néanmoins, cette stochasticité au cœur des cellules n’est nullement incompatible avec l’idée d’un contrôle qui s’exerce sur elle. Sur tout cela, cf. J.-J. Kupiec, O. Gandrillon, M. Morange, M. Silberstein (dir.) (2009) et F. Merlin, 2009, thèse.2 « L’évolution ne tire pas ses nouveautés du néant. Elle travaille sur ce qui existe déjà, soit qu’elle transforme un système ancien pour lui donner une fonction nouvelle, soit qu’elle combine plusieurs systèmes pour en échafauder un autre plus complexe. Le processus de sélection naturelle ne ressemble à aucun aspect du comportement humain. Mais si l’on veut jouer avec une comparaison, il faut dire que la sélection naturelle opère à la manière non d’un ingénieur, mais d’un bricoleur ; un bricoleur qui ne sait pas encore ce qu’il va produire, mais récupère tout ce qui lui tombe sous la main, bouts de ficelle, morceaux de bois, vieux cartons pouvant éventuellement lui fournir des matériaux ; bref, un bricoleur qui profite de ce qu’il trouve autour de lui pour en tirer quelque objet utilisable. (…) L’évolution biologique est ainsi fondée sur une sorte de bricolage moléculaire, sur la réutilisation constante du vieux pour faire du neuf », F. Jacob, 1981, p. 64-65 et p. 71.

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19

organique, c’est envisager la possibilité qu’elle puisse « être tournée à notre avantage dans le

débat que nous entretenons avec notre milieu » (Dominique Lecourt, Humain, posthumain, p.

20).

Si critique il peut y avoir contre les biotechnologies, elle ne peut donc pas s’appuyer

sur le fait qu’elles transgresseraient la nature. A ce titre, il n’y a pas non plus à proprement

parler d’homme nouveau ; il n’y a qu’un vivant particulier, l’homme, qui, par l’intermédiaire

des techniques qu’il développe, ne cesse pas de modifier ses normes vitales. Qu’est-ce que

cela signifie ? Cela signifie qu’il n’y a pas un modèle de l’homme qu’il faudrait rejoindre,

mais un devenir humain sans cesse changeant, car continuellement engagé dans un débat avec

le milieu – milieu qui pour l’homme est technique, mais aussi social et politique.

La critique ne peut être légitime que si elle se place au niveau de ce débat entre

l’homme et son milieu. Il s’agit d’examiner si les biotechnologies introduisent des normes

vitales positives, ou si elles conduisent les hommes vers une plus grande faiblesse, vers une

vie moins puissante. Thierry Tailhandier, dans son intervention, a développé une critique des

biotechnologies en regardant quelles sont leurs conséquences du côté politique et social. Sa

thèse revient à dire que les technologies peuvent se retourner contre l’idée d’autonomie. Les

hommes sont dépossédés de leur pouvoir de se donner leurs propres lois ; c’est le système

technique, pris dans le système économique, qui imposerait désormais les lois aux hommes.

La technologie nous libèrerait de plus en plus des contraintes naturelles, pour mieux nous

aliéner à un monde technique. Une réponse avancée, par exemple par Jérôme Goffette, est le

principe de prudence et la tentative de construire une déontologie propre à l’anthropotechnie.

Pourquoi pas ? Le problème est de savoir si ce principe de prudence est efficace au

sein du système économique qui est le nôtre, à savoir le capitalisme. Je ne me pencherai pas

sur le concept de prudence, qui a un sens en économie qui diffère de son sens moral. La

question est de savoir à quel type de prudence on se réfère. J’insisterai pour finir sur les

conditions dans lesquelles la société capitaliste place les individus. Ceux-ci sont considérés

comme possédant une force de travail, force de travail que l’on peut mesurer, quantifier, et

que l’on peut donc évaluer en terme de performance. Il se trouve que la mise en concurrence

de ces forces de travail entre elles, et avec les machines, placent les individus dans une

position d’impuissance chronique. Prenons l’exemple du sport professionnel : le dopage est

encouragé par le sentiment que les sportifs ont un organisme insuffisant pour ce qui leur est

demandé – en d’autres termes que leur capacité vitale est dévaluée. D’où la tentation d’une

activité qui va permettre à ce corps sportif d’être à la hauteur de son milieu qui est le sien,

activité qui passe par l’entraînement, la spécialisation, le façonnement du corps, et le dopage.

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20

Le problème du sportif est qu’il n’a qu’un corps humain, non adapté finalement à ce qui lui

est demandé. Dès lors, le corps sportif a un devenir-machine, car, comme les machines, il n’a

qu’une finalité : le rendement.

Ne faudrait-il pas universaliser cette situation ? Ne sommes-nous pas pris dans un

impératif de rendement, qui finalement nie notre statut d’individu biologique ? Cela aboutit à

cette situation où les hommes ont le sentiment honteux d’avoir pris du retard sur leurs propres

machines et instruments. C’est l’argument développé par Günther Anders dans

L’obsolescence de l’homme : « Si j’essaie d’approfondir cette « honte prométhéenne », il me

semble que son objet fondamental, l’« opprobre fondamental » qui donne à l’homme honte de

lui-même, c’est son origine. (…) Il a honte de devoir son existence – à la différence des

produits qui, eux, sont irréprochables parce qu’ils ont été calculés dans les moindres détails –

au processus aveugle, non calculé et ancestral de la procréation et de la naissance » (p. 38). La

conclusion s’impose : l’homme veut devenir un produit ! « S’il veut se fabriquer lui-même, ce

n’est pas parce qu’il ne supporte plus rien qu’il n’ait fabriqué lui-même, mais parce qu’il

refuse d’être quelque chose qui n’a pas été fabriqué ; ce n’est pas parce qu’il s’indigne d’avoir

été fabriqué par d’autres (Dieu, des divinités, la Nature), mais parce qu’il n’est pas fabriqué

du tout et que, n’ayant pas été fabriqué, il est de ce fait inférieur à ses produits ». (p. 40) On

assiste alors à un renversement des valeurs. Le monde des machines, celui de la technique est

un monde plastique, qui ne cesse pas de s’adapter et qui est toujours disponible pour de

nouvelles tâches ; à l’inverse le monde des humains est un monde indécrottablement vivant,

c’est-à-dire que « notre corps d’aujourd’hui est le même que celui d’hier, c’est le même corps

que celui de nos parents, le même que celui de nos ancêtres ; celui du constructeur de fusée ne

se distingue pratiquement pas de celui de l’homme des cavernes. Il est stable sur le plan

morphologique. Moralement parlant, il est raide, récalcitrant et borné ; du point de vue des

instruments : conservateur, imperfectible, obsolète – un poids mort dans l’irrésistible

ascension des instruments. Bref, le sujet de la liberté et celui de la soumission sont

intervertis : les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas » (p. 50).

C’est cette honte prométhéenne qui travaille souterrainement les désirs humains de se

transformer. Le problème des biotechnologies nous paraît être celui-là : est-il certain que la

société aujourd’hui puisse accepter que des potentialités soient laissées non développées ?

Cette question se distingue de la situation décrite par la loi Gabor : « Tout ce qui est possible

sera nécessairement réalisé ; et toutes les combinaisons possibles seront exhaustivement

tentées ». Car la loi Gabor dit seulement que les progrès techniques ne procèdent pas par

annulation, mais par restructurations permanentes. Notre question est de savoir si, les

Page 21: L'Homme nouveau sera-t-il un Homme dopé?

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technologiques nous le permettant, nous devons nous améliorer, c’est-à-dire développer notre

potentiel – par exemple notre potentiel interne contre la vieillesse ? Il est moralement difficile

de répliquer à quelqu’un pour qui s’améliorer est incontestablement un bien sans que cela

entraîne de tort vis-à-vis d’autrui. Mon objection est de veiller aux conditions historiques et

matérielles dans lesquelles il fait ce choix : cela relève-t-il justement d’un choix ?

J’attire alors l’attention sur deux conséquences possible. La première est évidemment

qu’un contrôle social normatif s’instaure : les programmes alimentaires et d’hygiène sont

autant de techniques qui entrent dans ce que Foucault nomme les biopouvoirs et les

technologies de pouvoir, à savoir des procédures de contrôle très fines puisqu’elles sont à

l’échelle des individus, et invisibles puisqu’elles prennent le masque d’un désir. La seconde

conséquence est qu’à trop chercher à développer les potentiels – potentiels qui n’ont pas été

développés par la sélection naturelle – l’homme risque d’être un vivant, dont la puissance va

se retourner en son contraire. Car vivre, n’est-ce pas se confronter à la maladie et à la mort,

n’est-ce pas faire l’expérience du négatif et de l’échec ? C’est la valeur même de la vie qui se

trouve interrogée : « Par maladie de l’homme normal, il faut entendre le trouble qui naît à la

longue de la permanence de l’état normal, de l’uniformité incorruptible du normal, la maladie

qui naît de la privation de maladies, d’une existence quasi incompatible avec la maladie. »

(Canguilhem, Le normal et le pathologique, p. 216).

Revenons donc à la question : l’homme nouveau est-il l’homme dopé ? Probablement

que oui, mais à condition de bien voir que cet homme n’est pas si nouveau que cela, qu’il ne

fait que prolonger une activité vitale, dont le sens est de surmonter les impuissances. Tout le

problème est désormais de savoir au juste ce qu’il faut considérer comme une impuissance.

Pour notre part, il n’est pas sûr que tomber malade, vieillir, mourir soit le signe d’une

impuissance. Partant de là, peut-être sera-t-il possible de regarder les biotechnologies pour ce

qu’elles sont : de simples possibilités vitales, qui devront donc faire l’objet d’un choix. Reste

à savoir si nous aurons véritablement le choix…