pakistan : du désordre à la guerre civile ?

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    Pakistan : du dsordre la guerre civile ?

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    Laurent Gayer

    Fvrier 2009

    .

    FFooccuuss ssttrraattggiiqquuee nn 1144

    Centredes tudes de scurit

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    Focus stratgique

    Les questions de scurit exigent dsormais une approcheintgre, qui prenne en compte la fois les aspects rgionaux et globaux,les dynamiques technologiques et militaires mais aussi mdiatiques ethumaines, ou encore la dimension nouvelle acquise par le terrorisme ou lastabilisation post-conflit. Dans cette perspective, le Centre des tudes descurit se propose, par la collection Focus stratgique , dclairer par

    des perspectives renouveles toutes les problmatiques actuelles de lascurit.

    Associant les chercheurs du centre des tudes de scurit de lIfri etdes experts extrieurs, Focus stratgique fait alterner travauxgnralistes et analyses plus spcialises, ralises en particulier parlquipe du Laboratoire de Recherche sur la Dfense (LRD).

    Lauteur

    Laurent Gayer est charg de recherche au CNRS, affect au Centre

    universitaire de recherche sur laction publique et le politique (CURAPP)dAmiens ainsi que chercheur associ au Centre dtudes de lInde et delAsie du Sud (CEIAS) lEHESS-CNRS Paris. Il a rcemment co-dirig,avec Christophe Jaffrelot, Milices armes dAsie du Sud. Privatisation de laviolence et implication des Etats (Presses de Sciences Po, 2008), etprpare, avec Michel Boivin, un ouvrage sur la trajectoire sociale etpolitique des Mohajirs du Sind.

    Le comit de rdaction

    Rdacteur en chef : Etienne de Durand

    Rdacteur en chef adjoint : Marc Hecker

    Assistante ddition : Louise Romet

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    Sommaire

    Introduction____________________________________________________ 5Le dfi taliban __________________________________________________ 9

    La monte en puissance des Talibans pakistanais ______________ 9Pachtounes vs. Pachtounes : la guerre civile comme stratgiede contre-insurrection_______________________________________ 14

    Le retour des vieux dmons :sectarisme, sparatismes et violences urbaines_____________________17

    De Parachinar Peshawar : escalade dans la violence sectaire______ 17Le Baloutchistan :vers un dnouement ou un enlisement du conflit ? ________________ 18Karachi : le retour des conflits ethniques en milieu urbain ___________ 20

    Un Etat rsiduel, menac de banqueroute__________________________27Une crise conomique aigu _________________________________ 27La marginalisation de lEtat___________________________________ 29Vers une afghanisation du Pakistan ? _______________________ 31

    Conclusion____________________________________________________ 35Bibliographie__________________________________________________ 39Liste des acronymes____________________________________________ 43

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    Introduction

    a dmission du prsident Pervez Musharraf, le 18 aot 2008, est venuetourner une page dans lhistoire mouvemente du Pakistan. Ce dpart

    marque la fin dun rgime militaire, le quatrime depuis 1947, englu dansune crise politique et judiciaire dclenche par la suspension du prsidentde la Cour suprme, Iftikhar Chaudhry, en mars 20071. Cette mise laretraite anticipe du chef de lEtat ouvre une nouvelle phase de transition

    dmocratique dont lissue est trs incertaine, tant les dfis auxquels faitface le pays sont de taille. Le premier dentre eux serait, entend-on souventdans les mdias, dordre scuritaire . Depuis lt 2007, le Pakistan esteffectivement confront une vague dattentats-suicides sans prcdent.De 7 incidents en 2006, on est pass 56 en 2007 et 63 en 20082. LePakistan est ainsi en passe de devenir le premier pays du monde entermes de victimes dattentats-suicides, devanant lIrak, lAfghanistan et leSri Lanka3.

    Aussi frquents et meurtriers quils soient4, ces attentats et la crisescuritaire laquelle on les associe habituellement ne donnent pourtant

    quune faible mesure de ce qui se joue actuellement au Pakistan, et de ce

    Nous tenons remercier Mariam Abou Zahab, Marc Hecker et les relecteursanonymes sollicits par lIFRI pour leurs commentaires aviss sur une versionprliminaire de ce texte.1

    Sur cette crise politico-judiciaire, voir Laurent Gayer, Le gnral face sesjuges : la fronde de la justice pakistanaise , Critique internationale, n 42, janvier-mars 2009.2

    Le premier attentat suicide perptr au Pakistan remonte au 17 mars 2002, quivoit deux kamikazes du Lashkar-e Jhangvi, un groupe sectaire sunnite, se faireexploser dans un temple protestant de lenclave diplomatique dIslamabad, tuant 5personnes. Au total, prs de 140 attentats-suicides ont t recenss entre 2002 et

    2008, faisant autour de 1700 victimes. Les zone les plus affectes sont la NorthWest Frontier Province (41 % des incidents) puis le Pendjab (21 %) et les zonestribales (19 %). Les principales cibles de ces attaques sont les forces de scurit(dans 61 % des cas), les lieux de culte et les personnalits religieuses (13 %), laclasse politique (12 %) et loin derrire les trangers (4 %) ; voir Violence claims7,997 lives in 2008 , Daily Times (Lahore), 21 janvier 2009 ; Shayan Rajani, Suicide bombings: a look back , The Herald(Karachi), novembre 2008, p. 25.3Sair Bin(Tour dhorizon), BBCUrdu.com, 21 dcembre 2008 ; entre le 1er janvier et le 31

    aot 2008, 28 attentats-suicides ont fait 471 victimes au Pakistan ; bien que lIrak etlAfghanistan aient connu un nombre plus important dincidents au cours de cette priode(respectivement 42 et 36), ceux-ci se sont rvls moins meurtriers (faisant respectivement463 et 436 victimes) ; voir Amir Mir, Pakistan tops Iraq, Afghanistan in suicide bombingdeaths , The News(Islamabad), 15 septembre 2008.4

    En 2008, ces attentats ont fait 967 victimes ; voir Violence claims 7,997 lives in2008, Daily Times, 21 janvier 2009.

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    qui sapparente de plus en plus une guerre civile dcline enaffrontements localiss, qui pour la seule anne 2008 a fait prs de 8000victimes5. A la suite de Stathis Kalyvas, on entendra ici la notion de guerre civile comme un affrontement arm lintrieur des frontiresdune entit souveraine, opposant des parties qui au moment dudclenchement des hostilits se trouvaient assujetties une autoritcommune 6. Pour Kalyvas, ce mode de conflictualit impliquencessairement une recomposition territoriale lintrieur des Etats qui ysont sujets : la guerre civile aboutit fatalement la violente divisionphysique dune entit souveraine en factions armes rivales 7. Cestprcisment ce quoi lon assiste actuellement au Pakistan, aveclmergence de seigneurs de guerre (le mollah Fazlullah dans la valle deSwat, Baitullah Mehsud au Sud Waziristan, Gul Bahadur au NordWaziristan, Mangal Bagh dans lagence de Khyber), qui ne mnent passeulement la guerre lEtat mais lui contestent de manire effective sasouverainet, notamment en matire de justice et de scurit. Ce

    phnomne de warlordism, indit au Pakistan, se cantonne pour lheureaux rgions pachtounes du Nord-Ouest. Ailleurs dans le pays, on assistecependant la rsurgence, ou plutt la ractualisation, de formes deconflictualit plus anciennes : rbellions armes (au Baloutchistan depuis2003), meutes urbaines ( Karachi depuis 2007) et violences sectaires(dans lensemble du pays, et plus particulirement dans lagence deKurram et dans le district de Hangu de la North West Frontier Province).

    Dans tout le pays, les identifications communautaires ethniques,sectaires ou tribales se trouvent aiguises et polarises par lamultiplication des affrontements entre les groupes miliciens qui prtendentuvrer la protection de leur communaut8. Et face la monte enpuissance des militarismes civils 9 de toutes sortes, lEtat sembleimpuissant. Divise, la coalition sortie des urnes en fvrier 2008 estlargement dysfonctionnelle. Aprs avoir longtemps hsit sur la marche suivre face la rbellion des Talibans pakistanais , larme a quant elle entrepris de mobiliser en premire ligne les milices tribales ( lashkars)pachtounes, au risque dattiser le conflit. La crise conomique que traverse

    5Ibid. Tous conflits confondus, la violence politique avait fait 907 morts en 2006 et

    3448 en 2007. Ce bilan pour 2008, compil par le Pakistan Institute for PeaceStudies, un institut de recherche indpendant pourtant reconnu pour la qualit deses travaux, est peut tre excessif. Un analyste indien, spcialiste des conflits

    intrieurs du Pakistan, avance pour sa part le chiffre de 6715 victimes pour 2008,contre 3599 en 2007 et 1471 en 2006 ; voir Kanchan Lakshman, SkirtingFailure , South Asia Intelligence Review, vol. 7, n 28, 19 janvier 2009,consultable ladresse suivante : http://satp.org/satporgtp/sair/Archives/7_28.htm6

    Stathys Kalivas, The Logic of Violence in Civil War, Cambridge, CambridgeUniversity Press, 2006, p. 17.7Ibid.

    8Sur la frontire tnue entre protection, prdation et oppression dans les

    mouvements miliciens contemporains, en Asie du Sud et au-del, voir LaurentGayer et Christophe Jaffrelot (dir.), Milices armes dAsie du Sud. Privatisation dela violence et implication des Etats, Paris, Presses de Sciences Po, 2008, et DavidPratten et Atreyee Sen (eds.), Global Vigilantes, London, Hurst, 2007.9Nous empruntons cette expression Sandrine Perrot, qui la utilise loccasion

    du colloque Regards croiss sur les milices dAfrique et dAmrique latine ,CERI, Paris, septembre 2008.

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    Le dfi taliban

    La monte en puissance des Talibans pakistanais

    Jusqu lintervention des Etats-Unis et de leurs allis en Afghanistan, fin2001, les soutiens pakistanais des tudiants 11 afghans au Pakistanntaient pas eux-mmes qualifis de Talibans . Au cours des derniresannes, le Pakistan a pourtant vu se dvelopper un nouveau mouvement jihadiste pachtoune dont les militants se sont trouvs affubls, par lesmdias locaux, du titre de Talibans pakistanais en raison de leurproximit idologique avec leurs voisins afghans, bien plus que pour le rleactif des tudiants dans le mouvement. Ce mouvement sest dveloppdepuis 2002 dans les zones tribales frontalires de lAfghanistan, pourstendre la North West Frontier Province (NWFP) voisine [voir carte].

    Les premiers commandants de ces Talibans pakistanais taientde jeunes Pachtounes qui, tels Nek Mohammad, avaient combattu dans lesrangs des Talibans afghans avant de faire fortune en escortant lesdirigeants et les militants dAl Qada hors dAfghanistan, suite audclenchement de lopration Enduring Freedom12. A linstar de leurs

    homonymes afghans, les Talibans pakistanais ont dabord cherch apparatre comme une rponse au problme de linscurit, en sattaquantaux criminels notoires (notamment au Nord Waziristan, au cours de lanne2005). Ces activits de vigilantisme leur ont initialement valu le soutiende la population locale et leur ont permis de simposer comme une nouvelleforce politique dans la zone, au dtriment des autorits tribalestraditionnelles. Paralllement, en alternant attaques contre les forcesgouvernementales et accords de paix avec les autorits, les miliciensislamistes ont consolid leur autorit. Et lorsque larme a fini par prendreconscience de lampleur du phnomne, et dcid de remobiliser lesstructures tribales traditionnelles pour endiguer la menace, il tait trop tard :bien au-del de leurs capacits militaires, linfluence des Talibanspakistanais se mesure leur travail de sape dun systme tribal djmalmen par la montarisation et la criminalisation de lconomie locale,auxquelles lejihadafghan, le dveloppement du trafic de lhrone afghaneou encore lmigration vers le Golfe ont largement contribu depuis lesannes 197013. La rponse tardive du rgime Musharraf au problme, par

    11Le terme arabe talibilm (pl. tulaba en arabe, taliban en pashto) dsigne de

    manire gnrique tout tudiant , et non exclusivement, comme on le lit parfois,les tudiants en religion .12

    Sur la trajectoire de Nek Mohammad, voir Mariam Abou Zahab, La frontiredans la tourmente: la talibanisation des zones tribales , Outre-Terre, paratre.13

    Mariam Abou Zahab, Changing Patterns of Social and Political Life Among theTribal Pashtuns in Pakistan , intervention au colloque Dynamics of

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    le recours aux institutions traditionnelles (notamment aux assemblestribales, les jirgas), ntait pas seulement discutable dun point de vuemilitaire : elle reposait surtout sur des prmisses sociologiques errons, enrefusant de voir ce mouvement des Talibans locaux pour ce quil est, savoir un produit et un agent de la modernisation politique et sociale de laceinture pachtoune, mergeant sur les dcombres du systme tribal.Comblant le vide politique ouvert par cette crise du systme tribal et parlabsence de dmocratisation des FATA14, les Talibans se sont galementattaqus frontalement aux leaders tribaux tents de cooprer avec legouvernement. Avant mme la cration du Tehrik-e Taliban Pakistan(Mouvement des Talibans du Pakistan - TTP) en 2007, au moins 200 chefstribaux ont ainsi t limins par les miliciens islamistes au motif de leurcomplicit suppose avec le pouvoir civil et militaire15. Et afin de marquerles esprits, les Talibans ont donn ces meurtres une dimension rituelle :les victimes dsignes reoivent ainsi une aiguille, un fil et mille roupies (10euros), afin de payer et coudre leur linceul16.

    Le TTP a vu le jour en dcembre 2007 linitiative dune trentainede chefs miliciens des FATA et de la NWFP, qui ont dsign BaitullahMehsud comme leur mir. Ag de 35 ans, celui-ci serait originaire duvillage de Landhi Dhok, dans la rgion de Bannu (NWFP), frontalire duWaziristan. Mehsud na pas t scolaris, et nest donc pas un produit desmadrassas, la diffrence des leaders du mouvement des Talibansafghans de premire gnration, aux cts desquels il a combattu dans lesannes 1990. Il se serait form la gurilla sous la tutelle du clbremujahid afghan Jalaluddin Haqqani (devenu lun des principauxcommandants du mouvement des Talibans de seconde gnration ), eta fait allgeance au mollah Omar, dont il partage lidologie : un salafisme- jihadisme driv du courant deobandi du sunnisme hannafite17. Figuremarginale de la scne islamiste pachtoune jusquen 2004, il a accd lanotorit en prenant la succession de Nek Muhammad Wazir (tu dans untir de missile en juin 2004) la tte de linsurrection islamiste du SudWaziristan. En fvrier 2005, il signe un cessez-le-feu avec le gouvernementqui en fait de facto lmir du Sud Waziristan , ainsi que le surnommealors la presse pakistanaise. Cette trve sera cependant rompue en juillet2007, suite lattaque de larme pakistanaise contre la Mosque rougedIslamabad, qui va radicaliser les Talibans pakistanais et conduire uneescalade militaire dans le conflit qui les oppose au pouvoir central.

    Contemporary Islam and Economic Development in Asia, from the Caucasus toChina , New Delhi, 17 avril 2008.14

    Federally Administered Tribal Areas (FATA) ; il sagit de 7 agences tribalesplaces sous un rgime juridique dexception et sous lautorit directe du chef delEtat. Les FATA ont une population de 3 millions dmes, qui sajoutent aux 28millions de Pachtounes rsidant ailleurs au Pakistan.15

    Hassan Abbas, A Profile of Tehrik-i-Taliban Pakistan , CTC Sentinel, 1 (2), p. 2,disponible ladresse suivante : http://www.ctc.usma.edu/sentinel/CTCSentinel-Vol1Iss2.pdf16

    Ahmed Rashid, Descent into Chaos, op. cit., p. 275.17

    Du nom du sminaire de Deoband, fond en 1867 dans le nord de lInde.Prcisons cependant que les dirigeants de ce sminaire, le plus prestigieux dAsie

    du Sud, ont pris leurs distances avec les Talibans afghans et, au cours desdernires annes, ont dnonc le recours au terrorisme au nom de lislam.

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    Carte de la NWFP et des FATA

    Source : Pahari Sahib, http://en.wikipedia.org/wiki/Image:NWFP_FATA.svg

    La dnomination du TTP sinspire probablement dinitiatives plusanciennes, notamment dun groupe homonyme apparu en 1998 danslagence tribale dOrakza18. Le TTP se distingue pourtant de ses

    prdcesseurs, par sa vocation coordonner les activits de lensembledes milices jihadistes du pays. A sa tte, on trouve une assembleconsultative (majlis-e shura) compose dune quarantaine de membres.Les plus minents dentre eux sont Baitullah Mehsud (lmir du groupe),Maulana Hafiz Gul Bahadur (vice-mir) et Maulana Faqir Muhammad(form dans les madrassas salafistes de la NWFP, celui-ci est lun desprincipaux points de contact du TTP avec les jihadistes arabes19 mais aussiavec la milice de Mullah Radio Fazlullah, lmir de la valle de Swat[voir infra]). Le choix de ces trois hommes nest pas seulement d leursantcdents jihadistes mais aussi leur origine gographique, chacun

    18

    Hassan Abbas, A Profile of Tehrik-i-Taliban Pakistan , art. cit.19Ibid., p. 3.

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    reprsentant une zone insurge : le Sud Waziristan pour Mehsud, le NordWaziristan pour Gul Bahadur et lagence de Bajaur pour Faqir Muhammad.Mais si la shuradu TTP inclut dabord des reprsentants des 7 agencestribales composant les FATA, elle a galement accueilli des personnalitsoriginaires de la NWFP voisine, en particulier des districts de Swat, Bannu,Tank, Lakki Marwat, Dera Ismail Khan, Kohistan, Bunner et Malakand, olinfluence des Talibans na cess de saccrotre au cours des derniresannes. Au dbut du mois de janvier 2009, lmir du TTP dans les agencesde Khyber et dOrakza, Zulfiqar Mahsud, a confirm lambition du groupedtendre ses activits la NWFP. Cette tache sera confie HabiburRehman dans le district de Mardan et lmir du TTP pour la rgion dePeshawar, un certain Abdullah 20.

    En dpit de ses ambitions hgmoniques, le TTP nest quuneplateforme de groupes largement autonomes les uns des autres, et parfoisrivaux21. Cette alliance de circonstance a dabord permis aux commandants

    du Waziristan de saffirmer sur la scne jihadiste rgionale et nationale, aupoint dy dtrner des leaders jihadistes historiques tels que HafizMuhammad Sad, lmir du Lashkar-e Tayyeba (LeT), ou Masood Azhar, leleader du Jaish-e Mohammad (JeM). Les groupes locaux qui se sontaffilis au TTP y ont pour leur part trouv une garantie de financement etune protection vis--vis des populations tribales tentes de repousser ces

    20Harun Rashid, Bandobasti elaqon main tayanatian (Nouvelles affectations

    dans la NWFP), BBCUrdu.com, 8 janvier 2009.21 La nomination de Gul Bahadur au poste de vice-mir du TTP a suscit lhostilitde certaines composantes du mouvement. Bahadur semble en effet poursuivreson propre agenda et, au cours de lhiver 2007-2008, il a refus de prter mainforte Baitullah Mehsud face larme pakistanaise, de peur de compromettre latrve quil avait signe avec celle-ci. Depuis, il a pris la tte dune faction du TTPhostile Baitullah Mehsud, laquelle se sont notamment affilis Maulvi Nazir,commandant taliban de Wana (Sud Waziristan) et Haji Namdar Khan,commandant de la milice Amr Bil Maruf Wa Nahi Anil Munkar (Promotion de lavertu et rpression du vice), base dans lagence de Khyber ; voir RahimullahYusufza, A whos who of the insurgency in Pakistans North West FrontierProvince , Terrorism Monitor, vol. 6, n 18, 22 septembre 2008. Les rivalits entreces factions jihadistes peuvent parfois prendre un tour violent : Haji Namdar Khan

    a t assassin en aot 2008 par un tueur de Baitullah Mehsud, tandis que danslagence de Mohmand, le leader local du TTP, Maulvi Omar Khalid (limin par lesforces de scurit le 21 janvier 2009), est entr en conflit avec la Jamaat-ud Dawa(JUD, nouvel avatar du groupe jihadiste Lashkar-e Tayyeba, souponn dtre lorigine des attaques de Bombay de novembre 2008). Le chef local de la JuD,Muslim Khan, a t assassin au cours de lt 2008 par les hommes dOmarKhalid, qui ont galement captur plusieurs dizaines de combattants de la JuD. Legroupe dOmar Khalid est galement entr en conflit avec un groupe local deTalibans, command par un certain Shah Khalid. Les combats entre les deuxgroupes ont fait une quinzaine de morts en juillet 2009, dont quatre otagesexcuts par les hommes dOmar Khalid (parmi lesquels figuraient Shah Khalid etson bras droit) ; voir Syed Talat Husain, The Gathering Storm , Newsline, aot2008. Ces rivalits recoupent souvent des clivages tribaux ; voir Rahimullah

    Yusufza, The impact of Pashtun tribal differences on the Pakistani Taliban ,Terrorism Monitor, vol. 6, n 3, 11 fvrier 2008.

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    milices armes22. La plupart de ces mouvements sont trs localiss et ontmerg de manire ad hoc depuis 2005, leur arrimage aux rseauxjihadistes rgionaux ne stant opr que dans un second temps23.

    La situation est dautant plus complexe, sur le terrain, que des jihadistes et des militants sectaires venus du Pendjab, ainsi que descombattants trangers (arabes, ouzbeks et prsent afghans), oprentgalement dans les zones tribales et dans la NWFP, qui selon lexpressiondu journaliste Ahmed Rashid sapparentent dsormais un millefeuilleterroriste 24. Plusieurs lments indiquent quun rapprochement sopreactuellement entre les Talibans pakistanais et les extrmistes sectaires duPendjab. Ainsi, les vidos diffuses par le TTP en janvier 2009, qui pour lapremire fois incluent des testaments films de kamikazes, sontaccompagnes dune bande sonore o lon reconnat un hymne du groupesectaire pendjabi Lashkar-e Jhangvi (LeJ)25. De surcrot, en fvrier 2009,les Talibans du Sud Waziristan ont excut un ingnieur polonais kidnapp

    quelques mois plus tt, aprs que les autorits pakistanaises eurent refusde librer quatre militants du LeJ26. Limplication croissante dAfghans,venus des provinces de Nangarhar ou de Kunar, dans les combats encours dans les FATA et la NWFP suggre pour sa part que cette rgion naplus rien dun sanctuaire pour les Talibans afghans et sapparentedsormais une vritable zone de guerre, au mme titre que le sud et lestde lAfghanistan27. Les attaques se multiplient actuellement contre lesconvois de lOTAN Peshawar et dans sa priphrie (7 attaques ont trecenses entre le 7 dcembre et le dbut de lanne 2009, qui ont conduit la destruction de 300 vhicules et conteneurs destins aux troupes delOTAN), perturbant lacheminement de la logistique destination destroupes de la coalition en Afghanistan28. Et une partie au moins de ces

    22Joshua T. White, Pakistans Islamist Frontier. Islamic Politics and U.S. Policy in

    Pakistans North West Frontier Province, Religion & Security Monograph Seriesno.1, Arlington (VA), Center on Faith and International Affairs, 2008, p. 86.23

    Ibid., p. 90-93.24

    Ahmed Rashid, Descent into Chaos, op. cit., p. 265.25

    Taliban ki vidiotep main fedayin (Des fedayindans les vidos des Talibans),BBCUrdu.com, 18 janvier 2009. Sur lhistoire et la sociologie du LeJ, voir MariamAbou Zahab, Le SSP, hraut du sunnisme militant au Pakistan , in LaurentGayer et Christophe Jaffrelot (dir.), Milices armes dAsie du Sud, op. cit., p. 190-193.26

    Abdul Sami Paracha, Taliban claim beheading Pole , Dawn, 8 fvrier 2009.27 Gilles Dorronsoro, intervention la table ronde Afghanistan 2008 and Beyond:Understanding Local Dynamics, Dealing with Strategic Challenges , Paris, CERI,9 dcembre 2008.28

    Entre 70 et 80 % du ravitaillement des troupes de lOTAN en Afghanistantransite actuellement par le Pakistan, via le Baloutchistan ou la NWFP et lagencede Khyber. Le poste frontire de Torkham (agence de Khyber) a t ferm plusieurs reprises par les Pakistanais (durant une semaine en novembre 2008,puis de la fin dcembre 2008 au 5 janvier 2009 et de nouveau le 14 et le 19 janvier2009), suite au dclenchement doprations militaires ou dattaques des Talibansdans la zone. Le poste frontire de Chaman (Baloutchistan) a pour sa partsuspendu ses activits durant cinq jours, en janvier 2009, suite au blocus orchestrpar les populations locales, en signe de protestation contre une opration anti-

    narcotiques qui avait fait une victime civile. Le 20 novembre, le gnral Petraeus, la tte du CENTCOM, a annonc quun accord venait dtre finalis avec les

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    attaques sont le fait de combattants afghans (venus notamment de laprovince de Nangarhar) rallis au TTP29. Lattaque la plus spectaculaire dudbut de lanne 2009, survenue le 10 janvier dans lagence de Mohmand,a pour sa part impliqu six cent combattants, pour la plupart venusdAfghanistan (en particulier de la province frontalire de Kunar) maispauls par les Talibans locaux. Les assaillants sen sont pris un fort tenupar des paramilitaires, situ non loin de la frontire afghano-pakistanaise.Selon larme pakistanaise, cette attaque aurait fait 6 victimes dans lesrangs des forces de scurit et une cinquantaine dans ceux desassaillants30.

    Cette implication croissante de combattants afghans sur le terrainpakistanais, galement repre dans lagence de Kurram [voir infra],sajoute aux flux de rfugis pakistanais vers lAfghanistan31 et larecrudescence des raids conduits par les forces amricaines en territoirepakistanais pour indiquer que lespace conflictuel afghano-pakistanais est

    en passe de se complexifier, et de se transformer en une zone de conflit deplus en plus tendue et indiffrencie, traverse et structure par des fluxmultidirectionnels de combattants, de rfugis, darmes et de vivres. Atravers cette extension du domaine de la guerre afghano-pakistanais,cest une nouvelle gographie politique qui se dessine. Ironie de lhistoire,cest sous la bannire dun salafisme aux accents universels32 quest entrain de prendre corps le grand projet de Pachtounistan desnationalistes lacs du National Awami Party (NAP) puis de lAwami NationalParty (ANP).

    Pachtounesvs. Pachtounes : la guerre civile comme stratgie

    de contre-insurrectionSous le rgime du prsident Musharraf, larme a souffl le chaud et lefroid, alternant oprations militaires et offres de cessez-le-feu. Le dpart deMusharraf et le regain de pression des Etats-Unis, de plus en plusproccups par la situation en Afghanistan et dans le Nord-Ouest duPakistan, se sont traduits par une remobilisation de larme contre lesTalibans. Au cours de lt 2008, larme a dclench une vaste offensivecontre les rebelles islamistes dans la valle de Swat (NWFP) et danslagence tribale de Bajaur, fiefs des groupes radicaux affilis au TTP. Descombats au sol ont t engags aprs avoir eu recours lartillerie et

    rpubliques dAsie centrale, pour permettre lOTAN dacheminer son matriel etson carburant par cette voie alternative, plus sre bien que plus longue.29

    Ibrahim Shinwari, Militants raid Nato supplies, hijack 13 military trucks ,Dawn, 11 novembre 2008.30

    Six soldiers, 40 militants killed in Mohmand clash , Dawn.com, 11 janvier 2008.31

    Suite aux oprations de larme pakistanaise dans lagence de Bajaur, 15 000Pakistanais ont trouv refuge dans le district de Shegal de la province afghane deKunar au cours de lt 2008.32

    Sur luniversalisme du salafisme, et ses modes de vernacularisation, voirLaurent Bonnefoy, Lillusion apolitique : adaptations, volutions et

    instrumentalisations du salafisme ymnite , inBernard Rougier (dir.), Quest ceque le salafisme ?, Paris, PUF, collection Proche Orient , 2008, pp. 137-159.

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    laviation, faisant des milliers de morts33 et conduisant au plus importantdplacement de population de lhistoire rcente du Pakistan (200 000personnes ont trouv refuge dans les camps du CICR en zones tribales etdans la NWFP34 et au moins autant dans les grandes villes du pays ; findcembre 2008, plus de 200 000 rsidents de lagence de Bajaur et de lavalle de Swat taient encore rfugis dans les principales villespakistanaises35).

    Tout en mobilisant dimportants moyens militaires sur ces deuxthtres dopration, larme a eu recours des milices villageoises(lashkars), sur un modle contractuel36 qui est en passe de se gnraliser lensemble des zones tribales et certains districts de la NWFP. Cesmilices ont vu le jour depuis le mois de septembre 2008 dans les zonestribales (Khyber, Bajaur, Mohmand, Orakzai) et dans les districts de laNWFP concerns par la pousse des Talibans (Dir, Shabqadar, Mardan,Lakki Marwat, Hangu, Tank, Buner, Charsadda). Ces milices sont

    soutenues et parfois armes et approvisionnes par les autoritsprovinciales, qui les ont mises contribution pour dfendre la capitaleprovinciale, Peshawar, contre un assaut ou des infiltrations des Talibans.Tout en encourageant ces initiatives de la socit locale, les forces depolice de la NWFP ont cr de toutes pices une milice de jeunes gensoriginaires des districts frontaliers des zones tribales, chargs de luttercontre les infiltrations des Talibans dans la province37.

    Cette mise contribution des populations locales dans la contre-insurrection nest pas nouvelle. En 2007, notamment, larme avait eurecours la tribu des Ahmadza et aux Talibans locaux pour chasser les

    jihadistes ouzbeks replis Wana, au Sud Waziristan. Cette initiativestait solde par une victoire militaire mais, dans le mme temps, avaitcontribu renforcer les Talibans locaux. Une initiative analogue, menedans la rgion de Mir Ali, au Nord Waziristan, et visant la fois lesOuzbeks de lIslamic Movement of Uzbekistan (IMU) et les Talibans locaux,a en revanche abouti un chec pour le gouvernement38. Dans le cadre dela dernire offensive en date contre les Talibans, qui se poursuit depuislt 2008, ces milices tribales ont initialement connu un certain succs,notamment Bajaur et Khyber. Ces victoires pourraient cependant ntreque de courte dure.

    Plus encore, ces initiatives de militarisation de la socit risquent deconduire une escalade dans la violence, et dalimenter la guerre civile qui

    33Les oprations de larme travers le pays (principalement dans les FATA et la

    NWFP) ont fait 3182 victimes en 2008, selon le Pakistan Institute for PeaceStudies; voir Violence claims 7,997 lives in 2008 , art. cit.34

    Voir http://www.icrc.org/Web/eng/siteeng0.nsf/html/pakistan-feature-17090835

    Jahan nama(Nouvelles du monde), BBCUrdu.com, 17 dcembre 2008.36

    Sur la contractualisation des milices armes par les Etats, voir LaurentGayer et Christophe Jaffrelot (dir.), Milices armes dAsie du Sud, op. cit., p. 299.37

    Zahir Shah, Lashkars and their critics , The Herald, novembre 2008, p. 52.38 Rahimullah Yusufzai, The tribes fight back , Newsline, octobre 2008.

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    svit dores et dj dans les rgions pachtounes39. Car les Talibans locauxsont dtermins rsister cette offensive des lashkars, la foisfrontalement et par le biais dattentats-suicides visant les leaders tribauxrallis au gouvernement (au cours des seuls mois doctobre et novembre2008, plus de 160 personnes ont trouv la mort dans des attaques-suicidesvisant des rassemblements de leaders tribaux, dans les agences dOrakzaet de Bajaur). Signe de la radicalisation du conflit entre les Talibans et lestribus loyales au gouvernement, le corps dun commandant dun lashkaranti-Talibans assassin par les rebelles islamistes quelques jours plus ttdans la valle de Swat a t dterr le 16 dcembre et pendu sur uneplace publique avant dtre abandonn dans un lieu inconnu40.

    Au-del du risque descalade dans la guerre civile qui svit dans leszones tribales et la NWFP, la cration de ces milices sur une large chellepourrait terme constituer une menace pour le gouvernement, voire pourles forces trangres prsentes en Afghanistan. Les relations entre les

    tribus et Islamabad se sont considrablement dtriores ces derniresannes, et lon ne peut exclure que les armes distribues pour tenir tteaux Talibans ne soient ultrieurement retournes contre lEtat pakistanaiset ses allis trangers. De fait, les commandants de certains de ceslashkarsne font pas mystre de leur volont de sen prendre lOTAN etaux Etats-Unis, qui linstar des Talibans constituent une menace pour lapaix rgionale 41.

    Ltat de dsordre dans lequel senfonce inexorablement lePakistan nest pas seulement le produit du conflit entre lEtat et lesislamistes radicaux. Paralllement ce conflit rcent, apparu dans le

    contexte post-11 septembre 2001, le pays voit ressurgir des lignes defractures anciennes.

    39Selon le ministre de lInformation de la NWFP, Iftikhar Hussain, cest bien une

    situation de guerre civile que fait face la NWFP, et le gouvernement provincial a ledevoir de prendre toutes les mesures appropries pour y remdier ; voir ZahirShah, Lashkars and their critics , art. cit, p. 52.40

    Lash ki be hurmati kion ? (Pourquoi la profanation dun cadavre ?),BBCUrdu.com, 16 dcembre 2008.41

    Propos du commandant dun lashkar de la tribu des Salarzai, dans lagence deBajaur, cit dans Zahir Shah, Lashkars and their critics , art. cit, p. 53.

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    Le retour des vieux dmons :sectarisme, sparatismes et

    violences urbaines

    aralllement cette escalade du conflit entre lEtat et les islamistesradicaux, le Pakistan voit resurgir de vieux dmons. Aprs avoir perdu

    en intensit au cours des dernires annes, les rivalits sectaires etethniques refont surface, des FATA Karachi, tandis que le sparatismecouve nouveau chez certaines minorits comme les Baloutches.

    De Parachinar Peshawar : escalade dans la violence sectaire

    Lagence de Kurram, frontalire de lAfghanistan, prsente une singularitdans la ceinture pachtoune : elle abrite une importante population tribalechiite, dont les effectifs sont valus 200 000 individus, soit 40 % de lapopulation totale de lagence. Les relations conflictuelles entre les tribuschiites (tels que les Turi) et certaines tribus sunnites (les Mangal et unepartie des Bangash) sont anciennes. Dj, pendant la priode coloniale, les

    Turi se placrent sous la protection des Britanniques pour chapper auxperscutions des tribus sunnites. Ces conflits inter-tribaux, portantinitialement sur laccs leau et la terre ou sur le contrle de tombeauxde saints, ont sensiblement volu au cours des dernires dcennies.Tandis que les populations tribales chiites subissent linfluence de larvolution iranienne, le jihadafghan bouleverse lquilibre dmographiquelocal (du fait de larrive des rfugis afghans) et voit les extrmistessunnites simplanter durablement dans la zone (Parachinar, principale villede lagence, est situe moins de 100 kilomtres de Kaboul et constitueune voie daccs privilgie lAfghanistan, pour les mujahidinbass auPakistan). En 1986, Parachinar est le thtre dun massacre visant lapopulation chiite et perptr par des extrmistes sunnites locaux paulspar des mujahidinafghans42. Ces violences sectaires sont cautionnes parle gnral Zia, qui voit l un moyen de punir les chiites locaux de leurindocilit. En septembre 1996, de nouveaux affrontements opposent lestribus sunnites et chiites, faisant 200 morts. Pour la premire fois, desarmes lourdes sont utilises de part et dautre et larme est appele enrenfort pour rtablir lordre.

    42Mariam Abou Zahab, Pakistan : silence, on meurt , Bakchich.info, 10

    septembre 2008 consultable ladresse suivante :http://www.bakchich.info/article4967.html

    P

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    Depuis 2001, les relations conflictuelles entre sunnites et chiites ontpris une nouvelle tournure. Certes, la comptition pour laccs auxressources occupe toujours une place centrale dans ces conflits. Mais larivalit sest politise, aprs que les chiites locaux eurent apport leursoutien larme pakistanaise dans sa chasse aux jihadistes fuyantlAfghanistan. Outre leur statut dhrtiques, les chiites locaux sont doncdsormais perus comme des tratres par les extrmistes qui ont trouvrefuge dans le sud de lagence.

    Entre avril 2007 et septembre 2008, les combats entre milicessunnites et chiites ont fait plus dun millier de victimes (dont 700 en aot-septembre 2008)43, principalement chiites. Les radicaux sunnites locaux,pauls par des Talibans du Waziristan et par des extrmistes pendjabis,ont fait rgner la terreur dans lagence tout au long du printemps et de lt.Contrlant les axes routiers, ils sont parvenus stopperlapprovisionnement des populations chiites en vivres et en mdicaments,

    tout en engageant un programme de nettoyage sectaire . Afin didentifierles chiites parmi les voyageurs, ces miliciens sunnites demandaientsystmatiquement aux passagers masculins de relever leur kamiz pourreprer dventuelles cicatrices dans le dos, attestant dune participationaux rituels de flagellation pratiqus par les chiites loccasion desclbrations de muharram44.

    En dpit de la signature dun accord de cessez-le-feu entre les Turiet les Bangash le 27 septembre, la situation reste extrmement volatile etlattentisme des autorits fdrales devant le sort des populations civileschiites na fait quaccrotre le foss entre lEtat central et ces populations

    tribales, qui se sentent abandonnes la vindicte des extrmistes sunnites.De surcrot, ces tensions sectaires sont en train de stendre aux rgionsvoisines, en particulier lagence dOrakza et certaines localits de laNWFP (Hangu, Kohat, Dera Ismail Khan), o les violences contre leschiites se multiplient45. Peshawar, la capitale de la NWFP, est elle aussimenace par ces violences sectaires et les attentats contre les lieux deculte chiites (imambarghas) y sont de plus en plus frquents depuis le moisde novembre 200846.

    Le Baloutchistan :vers un dnouement ou un enlisement du conflit ?

    Le Baloutchistan, qui occupe 40 % du territoire pakistanais mais qui necompte que 7 millions d'habitants, est la fois la province la moinsdveloppe (45 % de la population vit en dessous du seuil de pauvret) et

    43Ibid.

    44Ibid.

    45Le 19 aot 2008, un attentat contre un hpital de Dera Ismail Khan a fait une

    cinquantaine de victimes, principalement chiites. A loccasion des clbrations demoharram de janvier 2009, des combats ont oppos milices chiites et sunnites ces dernires se trouvant paules par les Talibans locaux Hangu, faisantgalement une cinquantaine de victimes.46

    Le plus meurtrier de ces attentats, survenu le 5 dcembre, a fait 34 morts etvisait un imambargahconnu pour accueillir des chiites de Parachinar.

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    la plus riche en matires premires du Pakistan. Cest aussi celle o lesystme tribal local a le mieux rsist aux transformations sociales etconomiques. Toutes les rbellions qui sy sont succdes (1948, 1958-1959, 1962-1963, 1973-1977, 2003-) comportaient ainsi une fortecomposante tribale, dans leur recrutement comme dans leur leadership.

    A la diffrence de son prdcesseur, partisan de la manire forte, lenouveau gouvernement central souhaite parvenir une solution ngociedu problme baloutche. Le retrait de larme du devant de la scneconstitue dj, en soi, un facteur de normalisation de la situation, dans lamesure o les griefs des Baloutches se focalisent sur les projets dedveloppement dinfrastructures civiles et militaires engages par le rgimedu gnral Musharraf. Pour les nationalistes baloutches, ladversaire nestpas tant lEtat pakistanais que larme, domine par les Pendjabis et dansune moindre mesure par les Pachtounes47. Le retour aux affaires des civils,sous la houlette dun PPP domin par les Sindis, a ainsi contribu

    instaurer une atmosphre propice louverture dun dialogue entre lesautorits fdrales et les nationalistes baloutches. Le 2 mai, le Premierministre Syed Yusuf Reza Gilani a ainsi annonc que larme avaitsuspendu ses oprations dans la province. Il a paralllement rendupublique une srie de mesures conomiques et administratives destines remdier au sentiment de dlaissement et de discrimination desBaloutches. Quelques jours plus tard, le leader emprisonn du BalochistanNational Party, Sardar Akhtar Mengal, a t libr. Dtenu depuisseptembre 2006, Mengal tait devenu un symbole de la lutte desBaloutches contre lEtat central.

    Le 1er

    septembre, les principaux groupes insurgs du Baloutchistan,la Baloch Liberation Army, la Baloch Republican Army et le BalochLiberation Front, ont annonc un cessez-le-feu dune dure indtermine.Leurs porte-parole ont nanmoins tenu prciser que cette dcisionpourrait tout moment tre rvoque, notamment si la construction decasernes militaires se poursuivait dans la province. De surcrot, ce cessez-le-feu ne concernait que les forces gouvernementales et excluait les espions la solde du gouvernement central.

    Ce cessez-le-feu na t que de courte dure. Le 4 janvier 2009, lesprincipaux groupes arms de la province ont annonc que le processus de

    paix engag au cours des mois prcdents ntait plus lordre du jour.Cette dcision est intervenue alors que les accrochages meurtriers semultipliaient entre les insurgs baloutches et les forces de scurit, enparticulier dans la rgion de Sui. Situe la frontire du Pendjab et dans lefief de la tribu rebelle des Bugtis, cette zone est lobjet de toutes lesconvoitises en raison de ses rserves nergtiques (en gaz naturelnotamment48). La capitale provinciale, Quetta, reste galement sous

    4765 % des officiers et 70 % des militaires dautres rangs sont originaires du

    Pendjab et entre 22 et 25 % dentre eux sont des Pachtounes, originaires de laNWFP ou des zones tribales ; voir Hasan Askari-Rizvi, Military, State and Societyin Pakistan, Lahore, Sang-e Meel, 2003, p. 240.48

    Sui fournit 45 % du gaz consomm au Pakistan. Les 80 puits de Sui gnrent unrevenu annuel de 1,4 milliard de dollars pour le gouvernement central mais, en

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    tension et les attaques attribues aux insurgs baloutches y demeurentfrquentes.

    La province est galement le thtre de violences sectaires (entre

    sunnites et chiites), qui pourraient tre lorigine de lattentat qui a vis unemadrassaprs de Kuchlak le 19 septembre, et qui a fait 6 victimes. Le 14janvier 2009, quatre policiers tous chiites ont pour leur part t abattusdans la priphrie de Quetta, et lattaque a t revendique par lesextrmistes sunnites du LeJ. La monte en intensit des violencessectaires dans la province y est directement lie la prsence desTalibans afghans, qui y ont install leur quartier gnral et leurs principauxcamps dentranement partir de 200249. Et les cibles de ces attaquessectaires sont en priorit des Hazaras persanophones, dorigine afghane,massivement recruts comme traducteurs par les Amricains et lOTANpour leurs oprations en Afghanistan.

    Karachi : le retour des conflits ethniques en milieu urbain

    Peu mdiatises ltranger, les violences urbaines de Karachi constituentpourtant une grave menace pour la stabilit du Pakistan. Poumonconomique et financier du pays, linstar de Mumbai en Inde, cette citportuaire de plus de 15 millions dhabitants est depuis la seconde moitides annes 1980 la ville la plus violente dAsie du Sud. Les violences entreles partis qui se disputent le contrle de la ville ont fait plus de 10 000morts depuis 1985. Elles opposent un parti nationaliste mohajir50, le MohajirQaumi Movement (MQM) qui domine la vie politique locale depuis 1987,aux entrepreneurs criminels et aux partis politiques pachtounes (enparticulier lAwami National Party ANP)51, une faction dissidente duMQM apparue en 1992, le MQM Haqiqi (ou vritable ), aux islamistes dela Jamaat-e Islami (JI), au parti barelwi sectaire du Sunni Tehrik (ST) etpar intermittence au PPP52.

    Pour les partis politiques et les entrepreneurs criminels qui sedisputent le contrle de Karachi, ces violences ont la fois une fonctionconomique (la captation de ressources licites [terrains, commerce despeaux animales] ou illicites [drogue, racket des entreprises et des petitscommerants]) et une fonction politique (lintimidation voire lliminationpure et simple des adversaires, comme cela a pu tre le cas dans lesconflits fratricides du MQM [Altaf] avec le MQM [Haqiqi] puis avec le ST53).

    2005, le montant des royalties reverses au Baloutchistan se rduisait 116millions de dollars ; voir Ahmed Rashid, Descent into Chaos, op. cit., p. 284. Largion a t le thtre de violents combats entre la tribu des Bugtis et larme enjanvier 2005, et demeure depuis agite par des incidents sporadiques.49

    Ahmed Rashid, Descent into Chaos, op. cit., chap. 12.50

    Les Mohajirs sont une population ourdouphone descendant des migrantsmusulmans indiens tablis dans le Sud du Pakistan aprs la Partition de 1947.51

    LANP est un parti nationaliste pachtoune, de tendance laque linstar du MQM.52

    Sur le contexte et lvolution de ces conflits, voir Laurent Gayer, Guns, Slumsand Yellow Devils: a Genealogy of Urban Conflicts in Karachi, Pakistan , ModernAsian Studies, vol. 41 n 3, 2007, pp. 515-544.53

    Entre 2003 et 2006, le ST affirme avoir perdu 75 militants dans le conflit qui loppose auMQM. Entretien avec Shahid Gauri, leader du ST, Karachi, janvier 2006.

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    Pour leurs auteurs, militants des branches tudiantes et des milicesarmes des partis politiques ou tueurs professionnels, ces violences nepeuvent pourtant tre rduites aux seules stratgies de pouvoir de leurscommanditaires. Elles participent dune qute de statut social et sont lafois lexpression dun style de vie ultra-violent et le produit de rivalitsprofessionnelles entre les experts de la violence54.

    Un calme relatif est revenu Karachi partir de 2002, aprs quelarme eut retir son soutien au MQM (H) pour faciliter la cooptation duMQM (A) par le rgime du gnral Musharraf. Dsormais protg par

    larme, le MQM (A) a pu consolider son emprise sur la ville, au besoin parla force. Le parti a fait raser le quartier gnral du MQM (H) Landhi, auSud-Est de la ville, et redoubl dagressivit lgard du ST, dont leleadership a t dcim dans un attentat dont les commanditaires nonttoujours pas t identifis, en avril 2006. Et lorsque lANP et le PPP ontcherch raffirmer leur prsence Karachi, la faveur dune visite du juge Iftikhar Chaudhry dans la ville, en mai 2007, le MQM a entrepris desopposer ces concurrents par les armes, en mobilisant simultanmentses ressources bureaucratiques et militaires. La veille de la manifestation,des conteneurs saisis sur le port ont t dplacs pour barrer les

    54

    Nichola Khan, Mobilisation and Political Violence in the Mohajir Community ofKarachi , Economic & Political Weekly(Delhi), 23 juin 2007, p. 2435-2443.

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    principaux axes routiers reliant laroport au centre-ville, cette opration setrouvant supervise par le ministre des Affaires maritimes (MQM) du Sind,Babar Ghauri. Et dans les heures qui ont suivi latterrissage du magistrat,les miliciens du MQM se sont dploys en des points stratgiques(notamment sur les changeurs frachement construits par lamunicipalit MQM) pour briser les cortges de manifestants. Cesprparatifs militaires et la violence qui sen est suivie (causant la mort dunequarantaine de personnes) se sont drouls sous le regard passif desforces de scurit, policires mais aussi paramilitaires (les Rangers, placssous lautorit du ministre de lIntrieur, sont chargs de seconder lapolice dans la protection de Karachi ; mais cette force paramilitaire estrgulirement accuse de partialit et de connivence avec les groupescriminels de la ville55). Officiellement, le MQM affirme avoir rpondu laviolence des miliciens de lANP et du PPP. En priv, les militants du particonfient pourtant avoir montr leurs muscles leurs adversaires, pourleur rappeler que Karachi nous appartient 56.

    Cette paix arme, maille dexplosions de violence, a vol enclats avec la chute du prsident Musharraf, lui-mme mohajir et principalpatron du MQM. Bien quil se soit alli au PPP et quil participe augouvernement provincial, le parti mohajir fait face lanimosit dune partiede la direction du PPP, qui lui garde rancune de ses violences passescontre les militants du PPP et plus rcemment de sa collusion avec lergime Musharraf. Le MQM demeure galement en butte lhostilit de laJI, de lANP, du ST et des groupes criminels pachtounes. La prsence dechiites dans son quipe dirigeante Karachi lui vaut galement dtrergulirement pris pour cible par des groupes sectaires. Enfin, il sembleque le MQM (H) soit en passe de renatre de ses cendres, en particulier Landhi, et quil se soit alli avec les milieux criminels pachtounes pourradiquer leur adversaire. La situation est donc critique pour le MQM, enparticulier pour les militants de base qui vivent sous la menace constantedattaques de leurs rivaux. Depuis la fin de lanne 2007, les assassinatsde militants du MQM se multiplient sur les campus de la ville et dans lesquartiers mohajirs57. Dans un contexte de tensions croissantes entre leMQM et ses rivaux politiques et criminels pachtounes, ces violencesmenacent de prendre une tournure ethnique sur le modle de celles qui ontplong la ville dans le chaos en 1985-1986. Cette fois, pourtant, leleadership mohajir et pachtoune semble chercher calmer le jeu. Maisoutre que le MQM et lANP prouvent de plus en plus de difficults

    contrler leurs troupes, ces violences font intervenir des lments criminelsmoins anims par des logiques politiques que par des projetsdaccumulation conomique qui passent notamment par loccupationillgale de terrains (qabza) la faveur des pisodes de violence

    55Laurent Gayer, Les Rangers du Pakistan: de la dfense des frontires la

    protection intrieure , in Jean-Louis Briquet et Gilles Favarel-Garrigues (dir.),Milieux criminels et pouvoir politique. Les ressorts illicites de lEtat, Paris, Karthala,2008, p. 23-55.56

    Entretien avec un militant du MQM du quartier de Landhi, Karachi, juin 2007.57

    Le 13 septembre 2007, des militants de lAPMSO ont pris pour cible un bustransportant des militants de lIslami Jamiat-e Tulaba, la branche tudiante de la

    Jamaat-e Islami, faisant 7 victimes, dont 4 militants de lIJT. Le 26 aot 2008, unaccrochage entre militants de lAPMSO et de lIJT a pour sa part fait 4 victimes.

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    intercommunautaire. Cest ce qui sest produit pendant les meutes de1985-1986, et de nouveau la fin du mois de novembre 2008, loccasiondes pires meutes quait connues la ville depuis les annes 1980, qui ontfait une cinquantaine de victimes.

    A linstar de lmeute davril 1985 qui avait enclench un cycle deviolence meurtrire entre Pachtounes et Mohajirs ces violences ontdbut aprs quun chauffeur de bus pachtoune58 eut t pris partie parun groupe de passants mohajirs59. Comme dans les annes 1980, laplace de Banaras Chowk, lOuest de la ville, a t lpicentre desviolences qui sen sont suivies, du 29 novembre au 1er dcembre. Cetteplace et les ruelles environnantes abritent de nombreuses choppes lies lentretien des minibus, taxis et rickshaws qui desservent la ville, aux mainsdentrepreneurs pachtounes. Le chauffeur rudoy tait lui-mme unrsident de Banaras Chowk et, aprs avoir chapp ses assaillants, ilsest empress de rapporter les faits aux responsables locaux de lANP.

    Laffaire sen serait peut-tre tenue l si Banaras Chowk navait essuydans la foule des tirs attribus des militants du MQM par les habitantsdu quartier60. Suite ces tirs et lincendie de deux taxis appartenant desPachtounes, des militants arms de lANP se sont dploys BanarasChowk pour riposter. Dans les heures qui ont suivi, les violences se sontdiffuses comme une trane de poudre travers Karachi, dabord dans lebidonville avoisinant dOrangi (rput le plus vaste dAsie, celui-ci estprincipalement peupl de Pachtounes et de Pendjabis) puis dans toutlouest et le nord de la ville, touchant aussi bien des quartiers dominantemohajir (North Nazimabad, Liaqatabad, Gulberg) que des quartiers dominante pachtoune (Qasba Colony, Baldia, Sohrab Goth) ou encorebaloutche et sindie (Gadap). Et ces violences urbaines ont pris un tour deplus en plus meurtrier au fil des jours, les batailles de rue entre miliciens delANP et du MQM cdant le pas des assassinats cibls au second jourdmeute61.

    Moins que par ces assassinats de membres de la communautadverse, qui rappellent les modes opratoires des meutiers desannes 1980, ce nouvel pisode de violence se singularise plutt par lerecours massif aux mutilations lencontre de la population civile. Silusage de la torture est courant dans les affrontements entre les partispolitiques qui se disputent le contrle de la ville (notamment entre lesfactions du MQM et entre ce dernier et ses adversaires islamistes), il tait

    jusqu prsent inconnu dans les pisodes d meute . Fait nouveau,donc, des centaines de cas de mutilation (ablation des oreilles, du nez ou

    58Le chauffeur de bus responsable de laccident qui avait provoqu les meutes

    davril 1985 tait en fait Cachemiri, mais les meutiers qui entendaient venger lamort de la jeune Mohajir tue dans cet accident ne firent pas la nuance.59

    Cette fois, il semble cependant que ces passants taient des militants duMQM ; voir Karachi main, hangame aur firing 9 ifrad halak, 85 zakhmi, 20garian nazr atish (Troubles et tirs Karachi : 9 tus, 85 blesss et 20 vhiculesincendis), Ummat(Karachi), 30 novembre 2008.60

    Ibid.61

    Pur tashadud hangame shidat ikhtiar kar gae mazid 20 halak (Les troublesviolents se sont aggravs 20 morts de plus), Ummat, 1er

    dcembre 2008.

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    dautres organes) ont t recenss pendant les meutes de novembre2008, y compris de femmes et denfants62.

    Les autorits provinciales du Sind ont attribu la responsabilit de

    ces troubles aux groupes criminels qui chercheraient semparer deterrains dans les localits touches. Mais si cette hypothse parat crdible,au moins dans une certaine mesure, elle ne suffit pas expliquer lampleuret le bilan humain de ces violences. La passivit de la police, qui trois joursdurant a abandonn la ville aux bandes armes63, doit galement tresouligne. Alors que les forces de police avaient reu lordre de fairepreuve de la plus grande fermet lgard des individus attisant lestensions ethniques dans la ville, dans les jours qui avaient prcd lesmeutes, les policiers ont brill par leur absence quand celles-ci ont fini parclater aprs des mois de tension64. Cette passivit peut sexpliquer parune raction de prudence, les miliciens des partis politiques et des groupescriminels impliqus dans ces troubles tant souvent lourdement arms

    (fusils dassaut, lance-roquettes). Mais il faut aussi compter avec la fortepolitisation des forces de police, qui les dissuade dagir contre les militantsdes partis politiques (en particulier contre ceux du parti dominant, le MQM).

    Si la dimension exclusivement ou mme essentiellement ethnique de ces troubles peut tre mise en doute ( linstar de ceux desannes 198065), ils risquent dattiser les tensions entre Mohajirs etPachtounes. Et si lANP cherche manifestement contenir ces tensions, telnest pas le cas de tous Karachi. Le quotidien Ummat, proche de la JI(dont le leadership Karachi est plus mohajir que pachtoune, mais quiprofesse une haine virulente du MQM) sest ainsi fait le dfenseur des

    Pachtounes face aux perscutions du MQM, qui au cours des derniersmois aurait entrepris de recenser et de chasser les commerants etrestaurateurs pachtounes installs dans les localits dominante mohajir66.Cette presse ourdouphone, trs hostile au MQM, sest galement fait lchodes violences perptres par les militantsdu parti mohajir lencontre desPachtounes. Et les faits divers sordides rapports par cette presse ourdou(cas de nez et doreilles coups67) ont contribu instaurer un climat deterreur dans la ville dans les jours qui ont prcd les meutes denovembre68.

    Pour ces dfenseurs de la communaut pachtoune de Karachi (la

    plus importante du pays, devant celle de Peshawar et de Quetta), la

    62Mansoor Khan, Street surgery , The Herald, janvier 2009, p. 32.

    63 40 se zaed makan, hotel aur karkhane jala die gae mazid 15 halak (Plus de 40

    maisons, restaurants et usines incendis et plus de 15 morts), Ummat, 2 dcembre 2008.64

    Mansoor Khan, Politics of deadly riots, The Herald, janvier 2009, p. 31.65

    Laurent Gayer, Guns, Slums and Yellow Devils , art. cit.66

    Pakhtunon ke kavaif jamah karne ke lie sector-e satah par kamitian tashkil (Des comits forms au niveau des secteurs [du MQM] pour rassembler desdtails sur les Pachtounes), Ummat, 27 novembre 2008.67

    Liaqatabab : 2 Pashtun no javan ke kan kat die gae (Liaqatabad [localitmohajir] : deux jeunes Pachtounes ont eu les oreilles coupes), Ummat, 26

    novembre 2008.68 Mansoor Khan, Street surgery , art. cit, p. 30.

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    Un Etat rsiduel,menac de banqueroute

    Etat pakistanais semble lheure actuelle incapable denrayer lamilitarisation croissante de la socit et de ses conflits70. Dabord parce

    que sa capacit daction se trouve limite par une grave crise conomique,et en particulier par laccroissement du dficit commercial et la fuite des

    capitaux trangers et nationaux. A cette crise conomique, qui risquedavoir de graves consquences sociales et politiques, sajoutent lesdysfonctionnements du rgime actuel. Celui-ci pourrait tre qualifi de dmocratie sous surveillance , o les civils eux-mmes profondmentdiviss, comme lillustre la rivalit du prsident Zardari et du Premierministre Gilani voient leur marge de manuvre svrement restreinte parlarme. Car si celle-ci a pris ses distances avec le jeu politique suite lanomination du gnral Ashfaq Kayani au poste de chef de larme de terre,en novembre 2007, les militaires entendent bien prserver une capacitdaction autonome, notamment travers leurs services derenseignement71. Dans cette conjoncture conomique et politique difficile,on peut commencer se (r)interroger sur la viabilit du Pakistan, ne

    serait-ce que pour rflchir aux moyens de renflouer son Etat.

    Une crise conomique aigu

    Les dfis politiques auxquels le Pakistan se trouve confront se trouventaggravs par la crise conomique que traverse le pays. Les caisses delEtat sont vides, tandis que linflation pse sur les couches les plusdfavorises de la population mais aussi sur les classes moyennes.Officiellement estime 20 %, cette inflation est en ralit plus proche de35 % en ce qui concerne les produits alimentaires de premire ncessit(riz, farine). Et du fait de cette inflation galopante, la part de la population

    70Cette militarisation de la socit, qui se rpercute sur le niveau de violence des

    conflits sociaux, tribaux ou encore familiaux, est alimente par un march intrieurde larmement largement drgul, facilitant laccs des partis, des groupescriminels et des particuliers aux armes feu. En 1998, dj, on estimait que 20millions darmes taient entre les mains de civils, 2 millions seulement ayant tacquises lgalement. Et ce chiffre na cess daugmenter depuis ; Jahan Nama,BBCUrdu.com, 7 fvrier 2008.71

    LInter Services Intelligence (ISI) est, comme son nom lindique, un service derenseignement interarmes. Dirige par un gnral de corps darme, lISI estthoriquement place sous lautorit du Premier ministre. Dans les faits, elle estcependant contrle par le chef dtat-major de larme de terre (COAS). Dans laconfiguration actuelle, le conflit dautorit est dautant plus criant que le COAS,

    Ashaf Kayani, tait avant sa nomination le directeur gnral de lISI et quil a placlun de ses proches la tte de ce service en septembre 2008.

    L

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    en situation de vulnrabilit alimentaire est passe de 60 77 millionsdindividus entre mars 2007 et mars 2008, selon un rapport du Programmealimentaire mondial72. La hausse des prix nest quen partie uneconsquence de lascension spectaculaire du cours du ptrole en 2007, etdrive dabord des pratiques spculatives des ngociants et des erreurs degestion du rgime Musharraf. Devant la pnurie de farine, le gouvernementcentral a ainsi pris des mesures pour interdire sa vente dune province etparfois dun district lautre. Ces restrictions ont conduit aggraver lapnurie dans certaines rgions, et une hausse gnrale du prix de ceproduit entrant dans la composition des rotis, ces galettes qui constituentllment de base de lalimentation des plus pauvres.

    Si le rgime Musharraf est le premier en cause, pour sa politique dedveloppement macroconomique peu sensible au sort des plus dmuniset sa tolrance des activits de spculation et de contrebande (aveclAfghanistan et lInde), la rponse du nouveau pouvoir civil la crise

    conomique nest gure plus approprie la gravit de la situation. Leportefeuille des questions alimentaires na t attribu quen mai 2008,deux mois aprs lentre en fonction du nouveau gouvernement. Et lanouvelle quipe au pouvoir semble manquer la fois de la dtermination etde lexpertise pour remdier la situation73.

    La chute des cours du ptrole ne suffira pas endiguer la criseconomique dans laquelle le Pakistan semble senfoncer. La roupie aperdu 30 % de sa valeur en 2008 et le climat politique a dores et djconduit une fuite des capitaux pakistanais vers les pays du Golfe, etnotamment vers Dubai. Ce nouveau Dubai Chalo ! (Allons Duba),

    aprs la vague migratoire des annes 1970-80, sest acclr avec laproclamation de ltat durgence par le gnral Musharraf en novembre2007 puis avec lassassinat de Benazir Bhutto le mois suivant. En lespacedun an, ce sont 30 milliards de dollars soit 20 % de lconomienationale qui auraient quitt le pays pour tre transfrs Duba74. Lesinvestisseurs trangers ne sont pas en reste : au cours du seul moisdoctobre, ce sont 111 millions de dollars qui ont t retirs du pays par desentreprises trangres75. Le front de mer de Karachi atteste de cette fuitedes capitaux : de gigantesques dalles de bton y surgissent de terrainsvagues, souvenirs de projets pharaoniques aussi vite monts quedmonts par des grandes entreprises du Golfe.

    Les prvisions pour 2009 sont pour le moins sombres, la Banqueasiatique de dveloppement anticipant ainsi une chute de 2 3 points dutaux de croissance de lconomie nationale (de 5,8 % en 2007-2008). Lesoutien du FMI (qui, le 24 novembre 2008, a accord un nouveau prt de7,6 milliards de dollars au Pakistan, pour une dure de 23 mois) permettratout au plus damortir cette chute prvisible et ne suffira pas relancer

    72Shimaila Matra-Dawood, Life below the line , Newsline, juin 2008.

    73Ibid.

    74

    Nadir Hassan, Dubai Chalo , Newsline, novembre 2008.75Shujauddin Qureishi, Gone with the wind , Newsline, novembre 2008.

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    lactivit et juguler linflation76. Surtout, ce prt est assorti deconditionnalits controverses et potentiellement explosives : suppressiondes subventions dans le secteur nergtique, hausse des impts, et plusgnralement rduction des dpenses publiques, dans un pays olinvestissement de lEtat en matire de dveloppement est pourtant djtrs faible.

    Dans ces conditions, le chmage urbain et la pauvret devraientpoursuivre leur hausse continue, linflation affectant galement durementles classes moyennes. Autant de facteurs favorables la monte de lacontestation sociale et, comme on le constate dores et dj dans une villecomme Karachi, de la criminalit urbaine.

    La marginalisation de lEtat

    Alors que le dficit commercial saggrave (celui-ci a augment de 53 %

    entre juin 2007 et juin 2008, pour atteindre 20,7 milliards de dollars77), lescaisses de lEtat sont pratiquement vides. Les rserves de devises sonttombes en dessous de la barre des 9 milliards de dollars en septembre2008, la Banque nationale pakistanaise ne possdant quun peu plus de lamoiti de ces rserves (5,4 milliards de dollars), couvrant peine deuxmois dimportations78.

    Malgr la gravit de la situation, le gouvernement issu des lectionsde fvrier 2008 agit plus en spectateur quen acteur de la crise. Lincurie dunouveau pouvoir a t particulirement patente au cours des premiers moisde sa prise de fonction. Fragilis par les tensions entre le PPP et la PML

    (N), notamment autour de lavenir du prsident Musharraf et des magistratsdchus par ce dernier en novembre 2007, le gouvernement de Yusuf RezaGilani semblait hsiter sur la marche suivre. Cette vacance du pouvoir,dans les mois qui ont succd aux lections, est atteste par le fait quen juin 2008, seuls 15 des 42 portefeuilles ministriels avaient t attribus,tandis quaucun des 45 comits parlementaires ntait encore entr enfonction79. La rupture de la coalition PPP-PML (N) puis le dpart du gnralMusharraf ont eu le mrite de clarifier la situation et daccrotre la marge demanuvre du gouvernement. Lautorit de ce dernier, sur la socitcomme sur certaines sections de lappareil dEtat (larme et ses servicesde renseignement), demeure pourtant nominale.

    Les tentatives infructueuses du gouvernement de Yusuf Reza Gilanipour imposer son autorit lInter Services Intelligence (ISI)80 sontrvlatrices de cette faiblesse et des tensions qui maillent actuellement

    76Sur ce point, voir lanalyse de lancien ministre des Finances pakistanais Shahid

    Javed Burki, in Khalid Hasan, Pakistan facing grave economic crisis , DailyTimes, 15 dcembre 2008.77

    Shujauddin Qureishi, Gone with the wind , art. cit.78

    Ibid.79

    Talat Hussain, The do nothing party , Newsline, juin 2008.80

    En juillet 2008, le gouvernement a annonc que lISI passerait sous le contrle

    du ministre de lIntrieur, avant de revenir sur cette dcision ds le lendemain,suite au refus catgorique de larme.

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    les relations civilo-militaires, tant entendu quil nexiste pas de divergencemajeure entre lISI et le reste de larme81. Si le gnral Ashfaq Kayani sedclare favorable un retrait de larme de la vie politique depuis sanomination au poste de chef dtat major de larme de terre (COAS) en2007, il demeure pourtant hostile, comme la plupart de ses collgues, une mise sous tutelle de lISI par les civils. Larme souhaite conserver unecapacit de renseignement et daction autonome, lintrieur comme lextrieur du pays. Lui dnier cette capacit, comme semploie le faire fort maladroitement le gouvernement actuel, ne pourra qualimenter lestensions au sein de lappareil dEtat, et risque terme de conduire auretour au pouvoir des militaires. Ces tensions, encore avives aulendemain des attaques de Bombay de novembre 200882, perturbent doreset dj le fonctionnement de lEtat, et confortent ses adversaires.

    Tout se passe comme si le gouvernement, revenu entre les mainsdes civils, ntait plus quun acteur parmi dautres et en aucun cas le plus

    puissant ou le plus lgitime de la comptition pour le pouvoir etlaccumulation des ressources. Ce qui semble se profiler ici, cest lamarginalisation de lEtat, qui tend saffaiblir structurellement face lasocit, sans pour autant disparatre. Certes, lEtat pakistanais na jamaist un Etat fort et centralis, rpondant plutt au modle dun Etat souple, en pointills , prfrant la cooptation la rpression de ses adversairesdans la socit83. Mais mme en tenant compte de lhistoricit propre delEtat pakistanais, les volutions rcentes indiquent son recul. Dabordparce que les formes de gouvernementalit84 du pass ne font plusrecette : les offres de ngociation du gouvernement avec les groupesarms privs contestant son autorit (islamistes radicaux, sparatistes)

    81LISI fait partie intgrante de larme pakistanaise en dpit de son prtendu

    contrle civil (en fait parfaitement thorique). A ce titre, ce service interarmes sesttoujours montr loyal lgard du chef de larme de terre et ses chefs sontsystmatiquement choisis par ce dernier parmi ses proches. La direction actuellede lISI, nomme par le gnral Kayani, lui est redevable et partage sesorientations politiques et stratgiques. Lhypothse de rogue elements de lISIchappant tout contrle est un mythe qui permet aux dirigeants de larmepakistanaise de se dsolidariser de certaines actions illgitimes aux yeux de la communaut internationale (le soutien aux Talibans ou aux jihadistes duCachemire) mais dment autorises par ltat-major, selon une logique dedngation plausible.82

    Le prsident Asif Zardari semble avoir voulu mettre profit la crise diplomatique

    engendre par ces attaques pour affirmer son autorit face larme, notamment enrefusant daccder la demande de larme, qui pressait le pouvoir civils de dfendre ladistinction entre le Lashkar-e Tayyeba et lorganisation cran quest la Jamaat-ud Dawa, son tour dclare organisation terroriste par les Nations unies en dcembre 2008. Dans lafoule de cette interdiction, le gouvernement a conduit des descentes de police contre lesbureaux de la JuD, auxquelles ne furent convis aucun reprsentant des services derenseignement ; voir Syed Saleem Shahzad, Pakistans military takes a big hit , AsiaTimes Online, 13 dcembre 2008.83

    Sur la trajectoire historique de lEtat pakistanais, voir Laurent Gayer, LePakistan : un Etat en formation dans un contexte de turbulences intrieures etrgionales , Annuaire franais de relations internationales, 2004, Paris/Bruxelles,La Documentation franaise/Bruylant, p. 395-416.84

    Suivant en cela Jean-Franois Bayart, nous employons ici ce terme emprunt

    Michel Foucault au sens d action sur des possibles ; voir Jean-Franois Bayart,LEtat en Afrique. La politique du ventre, Paris, Fayard, 1989.

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    ont t svrement dcrdibilises par ses revirements continus, sous lapression de ses allis occidentaux. De surcrot, les adversaires de lEtatdans la socit se sont considrablement renforcs, politiquement etmilitairement, au cours des dernires annes. Lincapacit de larme venir bout de la rsistance des Talibans pakistanais est l pour tmoignerde ce nouveau (ds)quilibre des forces, au dtriment des forces armesrgulires.

    Lexemple de la valle de Swat (NWFP), situe moins de150 kilomtres de la capitale, est cet gard loquent. Aprs un andoffensive militaire, les Talibans sont loin dy avoir dsarm. Au contraire,leur influence semble stendre dans la valle, jusque dans son principalcentre urbain, Mingora. Les Talibans patrouillent rgulirement dans laville, dont la place principale a t surnomme la place du massacre (Chowk Zebahkhana), aprs que les miliciens islamistes y eurentabandonn 27 cadavres au cours du mois de dcembre 2008, en intimant

    aux habitants de ne pas retirer les corps avant le matin suivant85.

    Dans plusieurs cantons de la valle (Matta, Khwazakhela et Kabal),les miliciens islamistes se sont substitus lEtat, contrlant lescommissariats, les prisons et les tribunaux. Tous les vendredi, ilsorganisent des tribunaux en plein air, et excutent les sentences(flagellation, peine de mort) en public86. Les jeunes filles ne peuvent plus serendre lcole (130 coles, dont 80 de filles, ont t dtruites par lesTalibans locaux, privant 72 000 jeunes filles daccs lducation87) et lesbazars sont dsormais interdits aux femmes. Face cette pousse desTalibans, les reprsentants de lEtat senfuient : les lus et chefs de partis

    locaux ont tous fui la valle, au moins 800 policiers (soit la moiti deseffectifs de la police locale) ont dsert ou pris un cong prolong, et lesparamilitaires redoutent de se trouver posts dans la zone88.

    Vers une afghanisation du Pakistan ?

    Faut-il pour autant en conclure que le Pakistan sachemine vers ladliquescence, sur le modle de lAfghanistan voisin ? La rponse est pourlheure ngative. Dabord parce que le phnomne de warlordismrcemment import dAfghanistan reste pour lheure cantonn la ceinturepachtoune. Ensuite parce quil existe des ples de stabilit, politiques etrgionaux (le Pendjab, province la plus peuple du pays et principal vivier

    de recrutement de larme, qui nchappe pas aux violences islamistes89

    85Ismail Khan, Desperate moves on to secure Swat the lost valley , Dawn, 15

    janvier 2009.86

    Maqbool Ahmed, Holy Writ , The Herald, novembre 2008, p. 69.87

    Jahan Nama, BBCUrdu.com, 26 dcembre 2008. Selon une autre source, cesont 181 coles qui auraient t dtruites dans la valle ; voir Ismail Kan, Desperate moves on to secure Swat , art. cit.88

    Maqbool Ahmed, City in Fear , The Herald, novembre 2008, p. 72.89

    Outre que les attentats sy sont multiplis au cours des deux dernires annes,en particulier Islamabad et Lahore, le Pendjab a pour la premire fois t le

    thtre dune action de gurilla attribue des Talibans pachtounes, le 7 fvrier2009. Cette attaque, qui visait un poste de contrle des forces de scurit

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    familires de nombreux Pakistanais98, ce dont on ne peut que se rjouir.Cest dans cette direction que les efforts de la communautinternationale doivent porter pour aider le Pakistan se tirer de lornire.Renforcer les institutions dmocratiques (en particulier dans les FATA,exclues du jeu politique national en vertu dun tat dexception qui a laissle champ libre aux Talibans99), rquilibrer les relations Centre-provinces,toffer le budget de laide au dveloppement (en particulier dans le secteurde lducation) est devenu plus urgent que jamais. Une chance reste saisir, avant que lEtat pakistanais ne perde entirement le contact avec sasocit.

    98Cet attachement la dmocratie sest trouv confirm par tous les sondages

    rcemment conduits au Pakistan ; voir Thomas R. Pickering, Carla Hills andMorton Abramowitz, The answer in Pakistan , The Washington Post, 13novembre 2007.99

    En vertu de cette lgislation hrite de la priode coloniale, les Frontier CrimeRegulations (FCR), les FATA sont places sous un rgime juridique dexception,

    qui interdit notamment la tenue dlections partisanes et qui a barr la route auxpartis sculiers dans la rgion.

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    Conclusion

    andis que lEtat pakistanais recule, la militarisation de la socitprogresse. En armant les tribus pachtounes pour tenir tte aux Talibans

    locaux, cet Etat est partie prenante de son propre processus demarginalisation. Cette stratgie risque de conduire une escalade dans laguerre civile qui svit dores et dj dans la ceinture pachtoune. Le dfitaliban nest pourtant que lune des menaces pesant sur lavenir du

    Pakistan. Partout, le recul de lEtat est patent. Dans ce contexte de recul delEtat, sur fond de crise conomique, les violences sectaires et ethniquesconnaissent un regain dintensit, menaant le pays dune implosiongnralise dcline en conflits localiss. Si elle nest pas enraye, cette descente vers le chaos ne manquera pas davoir de gravesconsquences rgionales, en contribuant un regain de tensions aveclInde et une extension durable du domaine de la guerre dans une zoneafghano-pakistanaise de plus en plus indistincte.

    Il nest pourtant pas trop tard pour chapper ce scnariocatastrophe, qui ne manquerait pas dbranler galement la scurit

    internationale quand un attentat de lampleur du 11 septembre portantlestampille Made in Waziristan ?100.

    Un ncessaire plan de sauvetage du Pakistan doit tre conu enintgrant les proccupations stratgiques et scuritaires des autoritsindiennes et afghanes. Il sagit en somme dune sorte de billard troisbandes : si les partenaires du Pakistan parviennent se mettre daccordsur une stratgie coordonne, il leur faudra la promouvoir Delhi et Kaboulautant qu Islamabad.

    Le premier volet de ce plan de sauvetage consisterait renforcer

    les institutions dmocratiques au Pakistan, en assurant le pouvoir civil dusoutien indfectible de la communaut internationale , y compris en casde conflit ouvert avec larme. En dpit de leur maladresse et de leursrevirements rpts, le prsident Asif Zardari et son Premier ministre YusufReza Gilani semblent dtermins tablir la suprmatie du pouvoir civil surle pouvoir militaire. Configuration indite au Pakistan, le chef de larme deterre, le gnral Ashfaq Kayani, nest pas fondamentalement oppos ce

    100La plupart des attentats ou des projets dattentats ayant vis des cibles

    occidentales au cours des dernires annes remontent, dune manire ou duneautre, aux FATA. Cest le cas des attentats de Londres de juillet 2005, du projetdattentat contre des appareils dcollant dHeathrow (aot 2006) et de projets plus

    rcents visant le Danemark et lAllemagne ; voir Ahmed Rashid, Descent intoChaos, op. cit., p. 278-279.

    T

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    projet, qui lui permettrait de reprofessionnaliser son arme. Il y a l unechance historique saisir, qui permettrait de dgager le pouvoir civil duneproccupation constante. Il serait pourtant illusoire de croire que larme selaissera intgralement dpouiller de son autorit sans ragir. Loppositionferme du gnral Kayani une mise sous tutelle de lISI par les civils est lpour en tmoigner. Le pouvoir civil et les partenaires trangers du paysdevront donc temporiser, en concdant au moins provisoirement un prcarr aux militaires (notamment en matire de renseignement), dont lasuperficie ne pourra tre rduite que progressivement, sous peine deprovoquer un nouveau coup dEtat militaire. Au-del de cette autonomierelative temporairement concde larme par le pouvoir civil, des gagesdevront lui tre offerts par la communaut internationale , afin de laconvaincre de surmonter durablement son antipathie lgard des civils. Lavente de matriels militaires au statut symbolique (les F-16 amricains, enparticulier, devenus le symbole des infidlits occidentales, dans larmeautant que dans lopinion publique pakistanaise) pourraient constituer un

    geste ncessaire cet gard. Ce qui ne manquerait pas, par ailleurs, desusciter la rprobation des voisins du Pakistan, en particulier de lInde.

    Le deuxime volet de ce plan de sauvetage doit donc rpondre auxinquitudes du voisin indien. Sur ce point, il sagirait de convaincre la partieindienne du caractre essentiellement symbolique de ces ventesdarmement101, tout en lui dmontrant les mrites dune cooprationsoutenue avec le Pakistan en matire de lutte anti-terroriste. Les rsultatsobtenus par le gouvernement pakistanais -sous la pression internationale-dans son offensive en cours contre le Lashkar-e Tayyeba auront ici valeurde test. Une campagne inaboutie, coups deffets dannonce, aurait unimpact dsastreux sur les relations indo-pakistanaises et limiteraitgrandement les chances de succs dune intervention internationale visantau renforcement de lEtat pakistanais et la pacification de la socit.

    Rallier lInde un plan de sauvetage du Pakistan impliquegalement de renoncer une internationalisation de la question duCachemire. Le projet dun groupe de contact international ayantvocation trouver une solution au conflit du Cachemire , tel que leproposent par exemple Ahmed Rashid et Barnett Rubin102, est bien peuraliste dans la mesure o il se heurterait invitablement lhostilit de lapartie indienne, qui a toujours refus toute internationalisation de ce conflit intrieur . Et la simple vocation dun tel mcanisme suffirait aliner la

    partie indienne dans ce jeu de billard trois bandes dont dpend lastabilisation du Pakistan et de la rgion.

    101Il sagirait de limiter le volume de ces contrats militaires mais aussi de se

    contenter de fournir des versions standard des matriels en question dans le casdes F-16, par exemple, il serait sans doute possible de rassurer la partie indienneen sabstenant de livrer des versions optimises de ces appareils, des fins decombat.102

    Barnett R. Rubin et Ahmed Rashid, From Great Game to Great Bargain:

    Ending Chaos in Afghanistan and Pakistan, Foreign Affairs, novembre-dcembre2008.

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    Dernire bande de ce jeu rgional, lAfghanistan, quil fautgalement rallier ce plan daction international. Proccup par lesinfiltrations continues des Talibans en provenance du Pakistan, Kabouldevra tre rassure sur les intentions pakistanaises. Le gouvernementpakistanais devra ainsi offrir des gages son voisin, par exemple en semontrant plus dtermin interdire laccs son territoire aux Talibansafghans. L encore, il sagit de passer ici des effets dannonce desactions tangibles, susceptibles de rtablir la confiance entre voisins.

    Sur ce volet de lanti-terrorisme, la fois lencontre des Talibansafghans et des jihadistes du Cachemire, la communaut internationale doit sattendre des rsistances des lites civiles et militaires du Pakistan,qui ont longtemps vu dans ces troublemakersnon-tatiques une rservestratgique. A ce titre, la communaut internationale devra assortir sesoffres de coopration renforce dune fermet sans faille. Le double jeu deslites pakistanaises militaires en particulier lgard des jihadistes ne

    peut plus tre tolr comme il la t dans les annes qui ont suivi lesattaques du 11 septembre 2001. Or, sur ce point, les instruments depression de la communaut internationale sont loin dtre ngligeables.Comme le souligne Ahmed Rashid, les lites pakistanaises sont trssensibles limage de leur pays ltranger et redoutent une mise au bandes nations103. Un langage ferme a donc toutes les chances dtre entendu Islamabad, condition de lassortir de menaces de sanctions et doffresde coopration bien cibles. Cette fermet, pouvant aller jusqu lacoercition, est aussi le meilleur gage offrir aux voisins du Pakistan. Elleleur dmontrerait quen se portant au chevet du Pakistan, il ne sagit pasdabsoudre ses dirigeants de leurs drives passes et persistantes -voirede rcompenser le pays pour ses travers, vu de Delhi ou Kaboul- maisbien de contribuer ldifice dune scurit rgionale renforce, auxbnfices partags.

    Paralllement ces dmarches diplomatiques, la communautinternationale doit se porter, rapidement et massivement, au chevet delconomie pakistanaise. Un effondrement de lconomie, sur fonddinflation galopante et de chmage endmique, ne pourra qualimenter lacontestation sociale et annuler les programmes de consolidation de lEtat.

    Si la route suivre parat assez claire, et rptons-le bnficie dun

    contexte relativement favorable en matire de relations civilo-militaires Islamabad, les erreurs viter sont plus videntes encore. La premire estcelle du dsintressement (under-reacting), qui consisterait noffrir quunsoutien du bout des lvres au pouvoir civil, en laissant les relations civilo-militaires se dgrader pour aboutir un nouveau coup dtat militaire et, terme, une dsintgration irrmdiable de lEtat-nation pakistanais. Aloppos, le surinvestissement (over-reacting) serait tout aussi prilleux,notamment si celui-ci devait conduire une intervention massive detroupes trangres sur le sol pakistanais, que celle-ci prenne la formedune invasion (trs improbable, en tout cas dans ltat actuel des relationsamricano-pakistanaises) ou doprations conjointes avec les forces

    103Ibid.

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    L. Gayer / Pakistan : vers la guerre civile ?

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    armes pakistanaises (qui lheure actuelle se heurtent un refuscatgorique dIslamabad, mme si la situation sur le terrain est peut-treplus complexe que ne le laissent paratre ces logiques daffichage destination de lopinion publique pakistanaise104). Cette interventiontrangre se heurterait invitablement une forte rsistance arme, de lapart des Talibans locaux mais aussi des lashkarstribaux, dont les rangs nefinissent pas denfler dans les FATA et la NWFP. La ligne Durand est unRubicon que les forces trangres ne doivent franchir sous aucun prtexte.Outre les prils auxquels sexposeraient ces troupes trangres ensaventurant dans cette rgion surarme, une telle dmarche ne pourraitque souder les populations locales et les Talibans locaux et afghans face lenvahisseur tranger. Une telle aventure militaire, mme si elletait mene de concert avec les forces armes pakistanaises, ne pourraitque radicaliser lensemble de la socit, par-del les seules rgionspachtounes. Certes, la rsistance aux forces trangres ne manquerait pasde revivifier le sentiment dappartenance nationale dans cette socit de

    plus en plus fragmente. Mais la scurit rgionale et internationalerisquerait dtre branle par un Pakistan galvanis par un islamo-nationalisme adoss des mouvements pan-islamistes aux ambitionsglobales.

    104Il est possible que les attaques de drones amricains contre les cadres dAl

    Qadarfugis au Pakistan (prs dune trentaine en 2008) soient coordonnes enterritoire pakistanais et non depuis lAfghanistan. Dans son dernier ouvrage, lejournaliste Ahmed Rashid affirme que les appareils sans pilote employs dans cesattaques dcolleraient dune base secrte de la CIA situe dans les zones tribalespakistanaises. Le 13 fvrier 2009, la prsidente de la Commission durenseignement du Snat amricain, Dianne Feinstein, a pour la premire foisapport un dbut de confirmation cette information, en affirmant qu saconnaissance, ces appareils dcollent dune base pakistanaise ; voir Ahmed

    Rashid, Descent into Chaos, op. cit., p. 389 et Anwar Iqbal, US officials saydrones using Pakistan base , Dawn, 14 fvrier 2009.

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    RASHID