supplément le monde des livres 2012.11.16

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Haine privée, outrage public prière d’insérer Richard Yates Beau perdant L’auteur américain, mort en 1992, a fait des vies ratées la matière de son œuvre. Ainsi des magnifiques nouvelles de « Menteurs amoureux » Jean Birnbaum Menteurs amoureux (Liars in Love), de Richard Yates, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Aline Azoulay-Pacvon, Robert Laffont, « Pavillons », 284 p., 21 ¤. Florence Noiville N e cherchez plus, c’est lui. Le grand maître du ratage. Le champion du fiasco toutes catégo- ries. S’il fallait décerner un prix de l’échec en lit- térature, Richard Yates, sans aucun doute, remporterait la palme (lire page 2). Loin, très loin devant un concurrent pourtant sérieux comme Emmanuel Bove, par exemple. Car il ne suffit pas, pour un roman- cier, de saccager obstinément la vie de ses personnages. Ni de détruire métho- diquement la sienne dans leur sillage. Encore faut-il le faire sans panache ni grandeur. La défaite à l’état brut… Or, de ce point de vue, le cas de Yates est exemplaire. Raté le passage à la posté- rité : qui, jusqu’à une période récente, avait entendu parler de Yates, Richard, né en 1926 ? Raté, de son vivant, le contact avec ses lecteurs : ses livres se vendent peu. Ratée, enfin, sa propre mort : en 1992, Yates décède, au fin fond de l’Alabama, après avoir été opé- ré d’une hernie – intervention banale mais… ratée, elle aussi. Que faire, quand l’échec vous colle ainsi à la peau, sinon tenter de s’en débarrasser à travers l’écriture ? D’en faire la texture même de ses livres, son fil d’Ariane, sa boussole ? Toute l’œuvre de Yates est construite sur le revers, la faillite intime. Prenez Menteurs amoureux, son deuxième recueil de nouvelles qui nous parvient aujourd’hui, plus de trente ans après sa parution aux Etats- Unis (1981). La misère intérieure des personnages s’y dilue dans une sorte de déchéance molle. Les rêves de gran- deur se cognent la tête à des plafonds trop bas. Les ambitions partent à vau- l’eau dans « des éviers crasseux, infes- tés de cafards ». Car l’Amérique de Yates est moche, sale et méchante. Que faire ? Rien. Sinon « jouer du pic dans la glacière » et se resservir un verre de scotch. C’est ce qu’a beaucoup fait Yates lui- même, torturé qu’il était par ses débâ- cles sentimentales, fumant quatre- vingts cigarettes par jour et abusant du Jack Daniel’s pour calmer ses crises maniaco-dépressives. C’est aussi ce à quoi s’emploie l’artiste (ratée évidem- ment) de « Oh, Joseph, je suis si fati- guée ». Dans cette nouvelle magnifi- que, un homme se souvient de sa mère, dans les années 1930, à Greenwich Village. Le père ce « salaud », ce « fils de pute minable » –a quitté la maison depuis belle lurette. La femme, sculptrice sans talent ni argent, mène une vie de bohème miteuse. Un jour pourtant, la chance sourit. On lui demande de « façonner, d’après modèle vivant », le buste de Franklin D. Roosevelt. La femme se rend à la Maison Blanche pour pren- dre les mesures du président. « J’ai vu, racontera-t-elle, un pied avec ces affreuses attelles en métal fixées à sa chaussure, puis l’autre. Il transpirait, il haletait, et son visage était comment dire, tout luisant, crispé, affreux. » Que se passe-t-il ensuite ? Mal conseillée par son amant, elle finit par livrer une tête minuscule, sans intérêt, tout juste bonne, « une fois percée d’une fente en son sommet, à faire une tirelire pour la petite monnaie ». La chance a tourné, elle s’étonne de n’avoir rien vu venir. Veau, vache, cochon, couvée… Les fantasmes de gloire s’évanouissent. Tout comme l’amant parti rejoindre une autre femme – l’épouse cachée dont il n’avait jamais divorcé. C’est une constante chez Richard Yates. Les personnages agissent et se regardent agir. Dans une sorte de dédoublement incrédule. C’est moi, ça ? Comment ai-je fait pour me four- rer dans pareille panade ?, se deman- dent-ils sans arrêt – à l’instar de War- ren Matthews, plaqué lui aussi par sa jeune femme, et qui se réveille un jour, sans savoir comment s’en débar- rasser, dans le lit d’une prostituée mythomane de Piccadilly (« Menteurs amoureux »). Tel est le héros yatesien. Englué dans des situations qu’il n’a pas vou- lues. Pris dans les rets du mensonge et de sa propre lâcheté. Miné par deux forces contraires, l’élan et la résigna- tion. « Incapable de trier le faux du vrai. » « Assez crétin enfin pour avaler les histoires des autres »… Et lorsque, comme Jack Fields (« Et dire adieu à Sally »), il décide qu’il est temps de « reprendre en main les rênes de sa vie », il est incapable de savoir « par où commencer ». Il a beau serrer les poings, le visqueux du réel leur glisse entre les doigts. Et sa détresse, alors, redouble de plus belle. « Entrer, sortir, ne pas s’attarder. » Telle était, pour Raymond Carver, le secret d’une histoire réussie. Ce pourrait être la devise de Yates – que Carver admirait – et qui apparaît ici, non seule- ment comme un grand nou- velliste, mais comme le père du minimalisme. Dépouille- ment, ellipses, silences… Cha- que mot est pesé. Chaque dia- logue gratté jusqu’à l’os. On dit qu’un écrivain ne raconte jamais qu’une ou deux histoires. Yates, lui, n’en a qu’une. Un thème unique, mais avec ses variations, ses couleurs diffé- rentes. « Sept nuances de gris et de glau- que » : voilà qui ferait un titre à la mode pour ce beau recueil…Vous pour- riez en être rebuté. Vous auriez tort ! p 7 aEssais Fièvre spirite au XIX e siècle 9 aRencontre Nancy Fraser, féministe de combat 2 LA « UNE », SUITE aEclairage Histoire d’une (re)découverte aEntretien Avec Stewart O’Nan, l’auteur qui a réhabilité Yates S ur des images diffusées à la télévision, Souad Merah s’est proclamée « fière » de son frère Mohamed, le tueur de Montauban et de Toulouse. Réagissant à ces propos, le parquet de Paris a ouvert une enquête préli- minaire pour « apologie du terrorisme ». De son côté, l’avocat de Souad Merah a fait valoir que sa cliente avait été filmée à son insu alors qu’elle s’exprimait dans le cadre d’un échange strictement privé. Ce qui est en jeu, ici, c’est une faille de notre culture démocratique. Non seulement parce que la frontière entre sphère privée et sphère publique a toujours été mouvante, comme l’a naguère démontré Marcela Iacub dans un beau livre sur la pudeur (Par le trou de la serrure, Fayard, 2008). Mais surtout parce que cette même séparation entre privé et public est aujourd’hui remise en question, justement, par le retour de flamme de la question religieuse. Etienne Balibar, penseur de l’émancipation et figure de la gauche française, insiste sur cet aspect dans un essai éclairant intitulé Saeculum. Culture, religion, idéologie (Galilée, « La philosophie en effet », 128 p., 22 ¤). Au sein d’un monde marqué par la globalisation marchande et culturelle, explique-t-il, l’ancien partage entre privé et public connaît une crise d’autant plus profonde qu’il était indissociable de l’Etat-nation. Réactivant la catégo- rie marxiste (puis althussérienne) d’« idéologie », le philo- sophe affirme qu’il convient de prendre le fait religieux au sérieux : « Je pense qu’il faut rouvrir, sans solution pré- établie, l’épineuse question de ce que font les identités et les croyances religieuses dans la sphère publique, et de ce que la politique (…) fait avec elles », note-t-il. Question d’autant plus brûlante, ajoute Balibar, que nous assistons à des conflits transnationaux qui mettent face à face non des civilisations ou des particularismes culturels, mais ce que le philosophe nomme des « universalismes incompa- tibles ». C’est ainsi que Souad Merah peut vociférer : « Les musulmans que vous, vous traitez de salafistes, de tout ce que vous voulez, pour moi ils sont dans la vérité ! » p 5 aLittérature étrangère Rencontre avec Sebastian Barry 3 aTraversée Traduire est une aventure 6 aEnquête Meudon, ses deux médiathèques et la fracture sociale 8 aLe feuilleton Eric Chevillard tourne gonzo 4 aLittérature française Henry Bauchau par Arnaud Cathrine Que faire, quand l’échec vous colle ainsi à la peau, sinon tenter de s’en débarrasser à travers l’écriture ? Éditions de l’Olivier ALINE BUREAU Cahier du « Monde » N˚ 21096 daté Vendredi 16 novembre 2012 - Ne peut être vendu séparément

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Page 1: Supplément Le Monde des livres 2012.11.16

Haineprivée,outragepublic

p r i è r e d ’ i n s é r e r

RichardYatesBeauperdant

L’auteuraméricain,morten 1992, a fait desvies ratées lamatière desonœuvre. Ainsidesmagnifiquesnouvellesde «Menteursamoureux»

Jean Birnbaum

Menteursamoureux(Liars in Love),deRichardYates,traduit de l’anglais (Etats-Unis)parAlineAzoulay-Pacvon,RobertLaffont, «Pavillons», 284p., 21¤.

FlorenceNoiville

Ne cherchez plus, c’estlui. Le grandmaître duratage. Le championdufiascotoutescatégo-ries. S’il fallaitdécernerunprixdel’échecenlit-

térature, Richard Yates, sans aucundoute, remporterait la palme (lirepage 2). Loin, très loin devant unconcurrent pourtant sérieux commeEmmanuelBove, par exemple.

Car il ne suffit pas, pour un roman-cier, de saccager obstinément la vie desespersonnages.Nidedétruiremétho-diquement la sienne dans leur sillage.Encore faut-il le faire sans panache nigrandeur. La défaite à l’état brut… Or,de ce point de vue, le cas de Yates estexemplaire. Raté le passage à la posté-rité : qui, jusqu’à une période récente,avaitentenduparlerdeYates,Richard,né en 1926 ? Raté, de son vivant, lecontact avec ses lecteurs: ses livres sevendent peu. Ratée, enfin, sa propremort : en 1992, Yates décède, au finfonddel’Alabama,aprèsavoirétéopé-ré d’une hernie – intervention banalemais… ratée, elle aussi.

Que faire, quand l’échec vous colleainsi à la peau, sinon tenter de s’endébarrasser à travers l’écriture? D’enfaire la texturemêmedeses livres,sonfil d’Ariane, sa boussole ? Toutel’œuvre de Yates est construite sur lerevers, la faillite intime.

Prenez Menteurs amoureux, sondeuxième recueil de nouvelles quinous parvient aujourd’hui, plus detrenteansaprès saparutionauxEtats-Unis (1981). La misère intérieure despersonnages s’y dilue dans une sortededéchéancemolle. Les rêvesdegran-deur se cognent la tête à des plafondstrop bas. Les ambitions partent à vau-l’eau dans «des éviers crasseux, infes-tés de cafards». Car l’Amérique deYates est moche, sale et méchante.

Que faire ? Rien. Sinon « jouer du picdans la glacière» et se resservir unverrede scotch.

C’estcequ’abeaucoupfaitYateslui-même, torturéqu’il était par ses débâ-cles sentimentales, fumant quatre-vingts cigarettes par jour et abusantdu JackDaniel’s pour calmer ses crisesmaniaco-dépressives. C’est aussi ce àquoi s’emploie l’artiste (ratée évidem-ment) de «Oh, Joseph, je suis si fati-guée». Dans cette nouvelle magnifi-que, un homme se souvient de samère, dans les années 1930, àGreenwich Village. Le père – ce«salaud», ce«filsdeputeminable»–aquitté la maison depuis belle lurette.La femme, sculptrice sans talent niargent, mène une vie de bohèmemiteuse. Un jour pourtant, la chancesourit. On lui demande de «façonner,d’après modèle vivant», le buste deFranklin D.Roosevelt. La femme serend à la Maison Blanche pour pren-dre lesmesures du président. «J’ai vu,racontera-t-elle, un pied avec cesaffreuses attelles en métal fixées à sachaussure, puis l’autre. Il transpirait, ilhaletait, et son visage était comment

dire, tout luisant, crispé, affreux.»Que se passe-t-il ensuite ? Mal

conseillée par son amant, elle finit parlivrer une têteminuscule, sans intérêt,toutjustebonne,«unefoispercéed’unefenteen sonsommet, à faireune tirelirepour la petite monnaie». La chance atourné, elle s’étonne de n’avoir rien vuvenir. Veau, vache, cochon, couvée…Lesfantasmesdegloires’évanouissent.Tout comme l’amant parti rejoindreune autre femme – l’épouse cachéedont il n’avait jamaisdivorcé.

C’est une constante chez RichardYates. Les personnages agissent et se

regardent agir. Dans une sorte dedédoublement incrédule. C’est moi,ça? Comment ai-je fait pourme four-rer dans pareille panade?, se deman-dent-ils sans arrêt – à l’instar de War-renMatthews, plaqué lui aussi par sajeune femme, et qui se réveille unjour, sans savoir comment s’en débar-rasser, dans le lit d’une prostituéemythomanedePiccadilly («Menteursamoureux»).

Tel est le héros yatesien. Engluédans des situations qu’il n’a pas vou-lues. Pris dans les retsdumensongeetde sa propre lâcheté. Miné par deuxforces contraires, l’élan et la résigna-tion. « Incapable de trier le faux duvrai.» «Assez crétin enfin pour avalerles histoires des autres»… Et lorsque,comme Jack Fields («Et dire adieu àSally»), il décide qu’il est temps de« reprendre en main les rênes de savie», il est incapablede savoir«par oùcommencer ». Il a beau serrer lespoings, le visqueux du réel leur glisseentre les doigts. Et sa détresse, alors,redoubledeplusbelle.

«Entrer, sortir, ne pas s’attarder.»Telle était, pour Raymond Carver, le

secret d’une histoire réussie.Ce pourrait être la devise deYates – que Carver admirait –et qui apparaît ici, non seule-ment comme un grand nou-velliste, mais comme le pèredu minimalisme. Dépouille-ment, ellipses, silences… Cha-quemotestpesé.Chaquedia-logue gratté jusqu’à l’os. On

dit qu’un écrivain ne raconte jamaisqu’une ou deux histoires. Yates, lui,n’en a qu’une. Un thèmeunique,maisavec ses variations, ses couleurs diffé-rentes.«Septnuancesdegrisetdeglau-que» : voilà qui ferait un titre à lamodepourcebeaurecueil…Vouspour-riez enêtre rebuté. Vous auriez tort!p

7aEssaisFièvre spirite auXIXe siècle

9aRencontreNancy Fraser,féministe decombat

2LA «UNE»,SUITEaEclairageHistoire d’une(re)découverteaEntretienAvec StewartO’Nan, l’auteurqui a réhabilitéYates S urdes images diffusées à la télévision, SouadMerah

s’est proclamée «fière»de son frèreMohamed, letueur deMontauban et de Toulouse. Réagissant à

cespropos, le parquet de Paris a ouvertune enquêtepréli-minaire pour «apologie du terrorisme». De son côté,l’avocat de SouadMerah a fait valoir que sa cliente avaitété filmée à son insu alors qu’elle s’exprimait dans lecadred’un échange strictement privé. Ce qui est en jeu,ici, c’est une faille de notre culture démocratique.Nonseulementparce que la frontière entre sphère privée etsphèrepublique a toujours étémouvante, comme l’anaguère démontréMarcela Iacubdans unbeau livre surla pudeur (Par le troude la serrure, Fayard, 2008).Maissurtoutparce que cettemême séparation entre privé etpublic est aujourd’hui remise enquestion, justement,par le retour de flammede la question religieuse.

EtienneBalibar, penseurde l’émancipation et figuredela gauche française, insiste sur cet aspect dansunessaiéclairant intitulé Saeculum. Culture, religion, idéologie(Galilée, «La philosophie en effet», 128p., 22¤). Au seind’unmondemarquépar la globalisationmarchande etculturelle, explique-t-il, l’ancienpartage entreprivé etpublic connaît une crise d’autant plusprofondequ’ilétait indissociable de l’Etat-nation. Réactivant la catégo-riemarxiste (puis althussérienne) d’«idéologie», le philo-sopheaffirmequ’il convient deprendre le fait religieuxau sérieux: «Je pense qu’il faut rouvrir, sans solutionpré-établie, l’épineuse question de ce que font les identités etles croyances religieuses dans la sphère publique, et de ceque lapolitique (…) fait avec elles», note-t-il. Questiond’autantplus brûlante, ajouteBalibar, quenous assistonsàdes conflits transnationauxquimettent face à facenondes civilisations oudesparticularismes culturels,mais ceque lephilosophenommedes «universalismes incompa-tibles». C’est ainsi queSouadMerahpeut vociférer : «Lesmusulmansque vous, vous traitez de salafistes, de tout ceque vous voulez, pourmoi ils sont dans la vérité!»p

5aLittératureétrangèreRencontre avecSebastian Barry

3aTraverséeTraduireest une aventure

6aEnquêteMeudon,ses deuxmédiathèqueset la fracturesociale

8aLe feuilletonEric Chevillardtourne gonzo

4aLittératurefrançaiseHenry Bauchaupar ArnaudCathrine

Que faire, quandl’échec vous colle ainsià la peau, sinon tenterde s’en débarrasserà travers l’écriture?

Éditions de l’Olivier

ALINE BUREAU

Cahier du «Monde »N˚ 21096datéVendredi 16novembre 2012 - Ne peut être vendu séparément

Page 2: Supplément Le Monde des livres 2012.11.16

Raphaëlle Leyris

La postérité a l’art des cheminsdétournés. Richard Yates estmort en 1992, à 66 ans, oubliéde tous ou presque. Jusqu’à lasortie, fin 2008, du film LesNoces rebelles, du Britannique

Sam Mendes. Un succès mondial, moinsdû à ses qualités propres, ou au fait qu’ilétaituneadaptationdeLaFenêtrepanora-mique, premier roman de Richard Yates,qu’à son inscription dans le sillage d’unpaquebot échoué. Les Noces rebelles célé-brait en effet la réunionà l’écrandesdeuxacteurs de Titanic, de James Cameron,KateWinslet et LeonardoDiCaprio.

Cefilmapermisunelargeet internatio-nale (re)lecture des romans et nouvellesdeRichardYates,au-delàducercledesécri-vains anglo-saxons qui se chuchotaientson nom comme le mot de passe d’unesociété d’initiés. En France, où une poi-gnée de ses livres étaient parus depuis lesannées 1960 dans la discrétion, la reparu-

tion de ses œuvres, chez Robert Laffont,estaccueillie,à justetitre,avec l’excitationet l’enthousiasmede la découverte.

Si elles ont, presque toutes, les années1940à 1960pourdécor, leurpuissancen’aen effet pas été érodée par le temps. Ainside La Fenêtre panoramique,parue en 1961(Robert Laffont, 1962 et 2005), premierromand’un hommede 35 ans, ancien sol-dat de la seconde guerre mondiale, quiaccumule depuis son retour d’Europe lestravaux alimentaires dans la presse et lapublicité.SuperberejetonfiftiesdeMada-meBovaryet deGatsby leMagnifique– lesdeux livres favoris de Yates –, La Fenêtre…est un grand roman des ambitions et desrêves avortés. L’histoire d’April et FranckWheeler, trentenaires, parents de deuxenfants, coincés dans une existence ban-lieusarde qu’ils méprisent, persuadés demériter mieux, moins conventionnel. Ilscaressent le projet de partir vivre à Paris,mais celui-ci tourne court, sous la plumecompassionnelle de Richard Yates, quiobserve ses personnages osciller entretémérité et lâcheté, tandis quedesvoisinsauxalluresdeM.Homaisenvientleurhar-diesse autant qu’ils la condamnent, lelong de la «route de la révolution» (Revo-lutionnary Road, titre original du roman,par lequel Yates indiquait son désarroi devoir l’esprit des pionniers aboutir dans lecul-de-sacdesmaisonsde banlieue).

Illustres aînésCette entrée en littérature vaut à Yates

l’adoubement d’illustres aînés : WilliamStyron s’enthousiasme pour ce roman«habile, ironique et beau, qui mérite dedevenir un classique » ; TennesseeWilliams pour ce «chef-d’œuvre de la fic-tion américaine contemporaine», Doro-thy Parker salue, elle, «un joyau, un tré-sor». Finaliste pour le prestigieux Natio-nal Book Award, La Fenêtre panoramiques’écoule alors à 12000 exemplaires – unscore honorable, sans plus, mais quel’auteur ne réitérera pas de son vivant.Parues en 1962, les nouvelles deOnze his-toires de solitude (Robert Laffont, 2009)consolident la réputation de Yates, ajou-tant John Cheever, Raymond Carver,Andre Dubus, Kurt Vonnegut ou encoreRichard Ford à la liste des admirateurs deson réalismecalmement subversif.

Richard Yates gagne sa vie en ensei-gnantlecreativewritingdansdiversesuni-versités, sans cesser de bâtir son œuvre,même si le faible succès public de seslivres lui fait regretter d’être «un de cesécrivainsquionteulemalheurdecommen-cer par écrire leur meilleur roman». Il enpubliera sept en tout, plus deux recueilsde nouvelles (dont Menteurs amoureux),creusant toujours le thème de la dérélic-tion, observant sans relâche la manièredont ses personnages s’appliquent à rater

leurviesansquecesoit la fautedeperson-ne. Tout y conspire : les rêves hérités deleursparents, legoûtdel’alcool, ladifficul-tédevivreàdeux, lemanquedechance, lesonge éperdu de ne pas être convention-nel tout autantqueceluide se coulerdansla norme, ainsi que le montrent EasterParade (paru en 1976, lire ci-contre) ouUnété à Cold Harbor (1986; Robert Laffont,2011). A samort, en 1992, et pendant enco-re quinze ans, Richard Yates semblecondamné à rester un écrivain pour écri-

vains, et les tentatives de jeunes auteurs,comme celle de l’Américain StewartO’Nan (lire ci-dessous), pour élargir sonaudience, n’ont qu’un impact limité. Jus-qu’au coupdepoucedu cinéma.

S’il est rageant que cette œuvre ait dûpatienter si longtemps pour être recon-nue,cettetardivesortiedupurgatoires’ac-compagne en tout cas d’une bonne nou-vellepour les lecteurs français : lenombrede romanssignésRichardYatesqu’il nousreste à découvrir.p

Extrait

RichardYates,desonvivant,aconnulareconnaissancedesespairs,maispaslesuccèspublic. Ila fallulefilmdeSamMendes«LesNocesrebelles»,adaptédesonpremierroman,pourletirerd’unlongoubli

Uneœuvreadoubée,oubliée,retrouvée

Nuits savantesJacqueline Carroy

www.editions.ehess.frDiffusion : CDE/SODIS

Une histoire inéditedes songes

Une histoire inédite

25 € • ISBN 978-2-7132-2360-0Éditions de l’Olivier

é c l a i r a g e

e n t r e t i e n

…à la«une»

Propos recueillis parFlorenceNoiville

En 1999, dans The BostonReview, paraissait un arti-cle intitulé «Lemondeper-du de Richard Yates. Com-

ment legrandécrivainde l’“Agedel’anxiété”adisparudeslibrairies».Il était signé de l’écrivain StewartO’Nan, et a certainement contri-buéà faire (re)découvrir Yates.

En quoi l’œuvre de RichardYates vous touche-t-elle?

Quand je l’ai lue pour la pre-mièrefois, j’étais jeunemarié. J’ha-bitais et travaillais dans des ban-lieues de Long Island. J’ai tout desuite trouvé ses portraits d’uneextrême lucidité, plushonnêtesetplus captivants que ceux que l’ontrouve dans pasmal de littératureà la mode. Plus qu’aucun autreavant lui, Yates est à l’aise avec lafigure de l’antihéros, la vendeusesolitaire, l’enfant agité, le patienttuberculeux, l’ancien combattantaigri… Ce sont des «petits person-nages» mais qui, secrètement,rêvent en grand – tout en redou-tant que leur prétention à la gran-deur ne soit découverte. C’est celaqui m’a frappé. La plupart desAméricains mènent des exis-

tences silencieusement désespé-rées mais se cramponnent à desespoirs fous, illusoires. Cela m’asemblé tragique et inspirant. Sur-tout, cela a changé ma façon deregarder ceux qui m’entourent, ycomprismes proches.

Comment percevez-vousson style? A-t-il influencé vospropres romans?

Son ton est à l’image de ses per-sonnagesou de leur existence.Plat. Exemple?Dans«Tout lebon-heur du monde» (une nouvelleparuedansOnzehistoiresdesolitu-de), deux amoureux appartenantà la classe ouvrière se rendentcompte que leur mariage immi-nent ne va régler aucun de leursproblèmes. Mais qu’il en fera naî-tre de nouveaux, au contraire, quiviendront s’ajouter aux autres.Yates les fait parler de façon étale,sansaspériténiémotion:«Elleten-ta d’avoir l’air enthousiaste, maisce n’était pas facile.»De cette pro-se se dégage un vague sentimentdedéception,unmélanged’espoiret de résignation qui est toujours,chez Yates, extrêmement trou-blant, mais qui sonne juste. Oui,cela m’a marqué. Au point, parexemple, d’avoir voulu appelerEmily l’héroïne d’un de mesromans (Emily, L’Olivier, 2012). Enhommageà Easter Parade.

Quenous enseigne aujourd’huila lecture de Richard Yates?

Yates a surtout écrit dans lesannées 1970-1980.Mais son cadrede référence demeure cet «Age del’anxiété» que sont les annéesEisenhower et Kennedy. Et sonpoint demire, le décalage entre lavie quotidienne des gens et lesleurres que leur proposent Hol-lywood ou Wall Street. Il montrecommentonse laisseprendreauxillusions éphémères de l’amourromantique, de l’argent facile, dela notoriété… – autant de thèmesasseznaturelspourunadmirateurde Fitzgerald. Et tout cela, encoreune fois, Yates le fait de manièreextrêmement lucide et sansdétour. Sa façon de s’adresser aulecteur est si simple et directeque,dans les années 1960-1970, il étaitconsidérécommevieuxjeu,démo-dé – un auteur d’arrière-garde.C’est sans doute pourquoi, dixaprèssamort,sesouvragesétaientdevenus introuvables en librairie.A l’époque, celamesemblaitparti-culièrement choquant, car Yates aécrit plusieurs grandes œuvres,tandis quenombre de légendes dela littérature américaine n’en ontjamaissignéqu’uneseule–Marga-retMitchell, Salinger,Harper Lee…

Aujourd’hui, nous nous ren-donscomptequeYatesestunécri-vain subversif et nécessaire. Ilnous met sous le nez des véritésqu’on préférerait ne pas voir. Cesdernières années, une très bonnebiographie lui a été consacrée (ATragic Honesty, de Blake Bailey,

non traduit), les critiques ontreconnucequeluidoit lasérietélé-visée «Mad Men», et le film deSamMendes a achevé de consoli-der sa place dans la pop culture.Bref, il a enfin trouvésaplacedansle paysage littéraire. Une placequ’il gardera tant que nous seronshonnêtes enversnous-mêmes. p

Acôtédelavie

«J’imagine tout à fait son expres-siondurant le long trajet deretour, cet après-midi-là. Figée,la tête raide, elle devait fixer lepaysagequi défilait, ou juste lavitre, sans rien voir, les yeux ronds,le visage empreint de douleur. Sonaventureavec FranklinD.Roose-velt ne lui avait rien rapporté. Iln’y aurait aucunephoto dans lapresse, aucune interview, aucungros article; personnen’appren-drait jamais qu’elle venait d’unepetite ville d’Ohio, ni qu’elle avaitdéveloppé son talent de sculpteurpas à pas, bravement, sur le che-mind’une rude vie de femme seu-le et avait fini par s’attirer l’atten-tiondumonde. C’était injuste.»

Menteursamoureux, pages38-39

StewartO’Nan:«Yates,subversifetnécessaire»L’écrivainaméricainexpliquel’importancequ’apourluil’auteurde«LaFenêtrepanoramique»

LAVEILLEDEPÂQUES, la coutumeveutque lesAméricains separentde leursplusbeauxatours etdéfi-lentdans les ruesde leurville.Onappelle cela l’EasterParade, et c’està l’occasionde l’uned’ellesqu’aétépriseunebellephotodeSarahGrimesetde sonprétendant.Uneillusion,biensûr: le futurmari, siélégantetprometteursur ce cli-ché,n’estqu’unebrutequibattraSarahtoutesavie –qui, elle, noieral’échecdesonmariagedans l’al-cool. L’autre sœurGrimes, Emily,qui a choisi études et émancipa-tion, accumule lesdéfaitesamou-reuses, jusqu’à la solitudeabsolue.Mais,«aucunedesdeuxsœursGrimesne seraitheureusedans lavie»,avait prévenuRichardYates.

Deuxmanièresopposéesdepasserà côtéde sa vie, queRichardYatesdécortiqueméti-culeusement, en refusant à cha-que ligne la complaisanceou lepathos,mais en accordantà seshéroïnes, et plusparticulièrementàEmily,une compassionadmira-blement sèche.Qui concoure àfaired’Easter Paradeunpoignantromandes espoirsdéçuset desillusionsperdues.pR.L.

Easter Parade, de Richard Yates,traduit de l’anglais (Etats-Unis) parAlineAzoulay-Pacvon, Robert Laffont,«Pavillons poche», 328p., 10 ¤.

Richard Yates au débutdes années 1960. DR

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Page 3: Supplément Le Monde des livres 2012.11.16

Ungrandventdenouveautésoufflesurlatraduction. Ilbalaie les idéesreçuesetdécomplexeleregardqu’onportesurcetartoucertainsclassiques.Trois livres,parmid’autresparutions,entémoignent

Naviguerd’unelangueàuneautre

HistoiredestraductionsenlanguefrançaiseXIXesiècle, 1815-1914, sous ladirectiond’YvesChevrel, LievenD’hulst etChristineLombez,Verdier, 1372p., 48 ¤.En français, qui a traduit quoi?Quand, etdequelle façon?Avec quelles conséquen-ces? Cemonumental projet collectif ras-sembledes élémentsde réponsesprécis.Ce volume, qui parait le premier, est letomeIII d’une sommesans équivalent.

PenserentreleslanguesdeHeinzWismann,AlbinMichel, «Bibliothèque idées»,320p., 22¤.LephilologueetphilosopheHeinzWismann,né en 1935, a passé savie entrel’allemand, sa languematernelle, lefrançais, sa langued’adoption, et le grecancien. Il tisse ici des élémentsde sonautobiographie intellectuelle et desréflexionssur la féconditédesvoyages sin-guliersmenantd’une syntaxeàuneautre.

Roger-PolDroit

Le Troyen Enée ne sait pas ce quil’attendaumomentoù il quittesaville, vaincuepar lesGrecs, etembarque pour fuir la mort. Ilmet les voiles, sans rien connaî-tre encore des tempêtes qui

approchent, des vents qui vont le dérou-ter, de la passion qu’il va susciter. Drosséjusqu’àCarthage, sonnaviredécouvredeseauxnouvelles,etsoncœurjettel’ancre,sil’onosedire, auprèsde ladivineDidon. Cen’est encore que le tout début du périplequi va conduire le nouvel Ulysse de porten port et d’aventure en aventure, dontquelquescombatsmémorablesetunedes-cente aux Enfers de première classe. Auterme du voyage, ce sera la fondation deRome, la naissanced’unnouvel empire, lepassagedumondegrec aumonde latin.

C’est-à-dire le passage d’une langue àune autre : d’Homère à Virgile, de Démos-thène à Cicéron, des cités à l’empire. Peut-être, dès lors, devrait-on considérer toutel’épopée de Virgile comme la métaphoredecevoyage linguistique, à la foismental,culturel et politique que constitue la tra-duction. Celui qui part d’une langue nesait pas, lui non plus, les tourments et lesjoies qui l’attendent, il ignore les vents etles grains qui le guettent, comme lesenthousiasmesetlesamoursquivontl’en-vahir. En naviguant d’une langue à uneautre, il endure, lui aussi, dans une cer-tainemesure, ces épreuvesqui forgentunhéros. Et, à l’arrivée, même s’il est mo-deste, c’est bien quelque pays nouveauqu’ilmet aumonde.

L’Enéide de Paul Veyne, qui succède àquantité de traductions françaises dupoème, a lemérite extrême de conjuguerunesubtileattentionauxmoindresnuan-ces du texte avec une forme d’allégresse,de légèretésouveraineetsouriantequifutaussi, on l’a trop oublié, lamarqueproprede l’Homère latin. Dans le vocabulaire dujour, on dirait volontiers que son Virgileest décomplexé.Pour endonnerune idée,un seul exemple, au chantI, les vers 30 etsuivants. En 1834, l’abbé Delille osait cetterecréation en vers français : «Déjà leurs

nefs, perdant l’aspect de la Sicile,/Voguaient à pleine voile, et de l’onde do-cile / Fendaient d’un cours heureux lesbouillons écumants…» Son prédécesseur,Guerle, en 1825, bien que plus sobre,n’était pas moins fleuri : «A peine lesTroyens,abandonnant lesportsde laSicile,déployaient gaiement sur les ondes leursvoiles fugitives, et fendaient de leursproues d’airain les vagues écumantes…»Le même texte latin devient, dans la tra-duction de Paul Veyne : «Les Troyens

venaient de perdre de vue la terre de Sicile,faisaient allègrement voile vers le large, etl’écume salée jaillissait sous le bronze deleurproue.» Incontestablement, le lecteurd’aujourd’hui se trouve à son aise, sansqueVirgile ait à redire. Commele reste estàl’avenant,quelesnoteséclairentlamoin-dre aspérité, que Paul Veyne est aussisavantqu’inventifet joyeux,cevoyageestun bonheur –même si, comme toute tra-versée d’une langue à une autre, il impli-quepertes et inventions.

Nul n’ignore en effet qu’une part dusens toujours résiste ou sombre. Ce n’estpas un hasard qu’une formule de Virgile,Sunt lacrimae rerum (mot à mot : « Ilexiste des larmes des choses») serve à Vic-tor Hugo pour montrer ce que signifie,chez les poètes, «unmot irréductible à latraduction». L’expressionest rappeléeaudétour d’une des 1372 pages constituantlepremiervolume(surquatre!)d’uneHis-toire des traductions en langue françaisequi s’annonce d’ores et déjà comme unesomme aussi originale que monumen-tale. Sa singularité est d’abord de vouloircouvrir, époque par époque, tous leschamps et domaines : théories de latraduction, typologie et biographies destraducteurs, traductions de textes anti-ques, littérature, poésie, théâtre, livrespour enfants, histoire, sciences et techni-ques, sans oublier les œuvres des philo-sophes, des juristes, des voyageurs, desreligieux…

En fait, c’est un profond changementde regard que ce vaste travail met enœuvre: au lieude concevoir commeauto-centrés et clos sur eux-mêmes le destind’une langue et l’histoire d’une culture, ils’agit d’appréhender leurs relations com-plexes aux idées et aux idiomes desautres. Le but est de mettre en lumièreleurs apports multiples, de discerner lesgreffes qui prennent et celles qui ratent.C’est pourquoi écrire l’histoire de la lan-gue française, de la littérature franco-phone, de la pensée française ne peut sefaire sans prendre en compte la masseimmensedes textes traduits.

Ce nouveau regard est collectif. Pourcouvrir unXIXesiècle allant de 1815 à 1914,

cepremiervolume, tomeIIIde l’ensembleàvenir,nerassemblepasmoinsde67colla-borateurs de dix pays. S’il faut nécessaire-mentattendred’avoirsouslesyeuxlatota-litédu travail pour commenceràmesurertoutesaportée, il estd’oresetdéjàévidentquecettesomme,dirigéeparYvesChevrelet Jean-Yves Masson, sera plus qu’unemined’informationsetunoutil de travailindispensable. A terme, elle pourrait bienmodifiernombredenosmanièresdecom-prendre ce qu’on dénomme, sans tropsavoir de quoi il retourne, notre « iden-tité» – qui n’est jamais une nature don-née, mais toujours le résultat de ce quiadvient entre soi et les autres, à travers ladiversitédes langues.

«L’effet Babel est ce qu’il y a depluspro-ductif dans l’histoire humaine», souligne,dans lemême sens, HeinzWismann. Loind’êtreseulementobstacleàlacommunica-tion, l’écart entre les langues est cequi sti-mule la pensée, déclenche la réflexion,ouvre des perspectives inédites. Tout leparcoursintellectueldecephilologue-phi-losopheest liéàcequise joue,pour lapen-sée, entre les langues, dans leurs déhis-cences et dissemblances.HeinzWismann,qui a passé savie entre l’allemand, le fran-çais et le grec ancien, souligne finementquel’écartprimordialn’estpasuneaffairedevocabulaire,mais de syntaxe.

Cequidistingueessentiellementleslan-gues, selon lui, n’est pas leur lexique. Cer-tes, on l’a ressassé, «esprit» ne dit pas«geist» qui ne dit pas «mind», et leurssignifications respectives ne se superpo-sent que très partiellement. Mais ces dis-parités sémantiques sont moins décisi-ves,soutientHeinzWismann,quelesdiffé-rences syntaxiques. Si, par exemple, audébut du XIXesiècle, Wilhelm von Hum-boldt finit par renoncer à expliquer Kantaux Français, le vocabulaire n’y est pourrien. C’est l’organisation même de cettepensée, liée à la structure de l’allemand,qui passe mal dans des têtes construitessur la langue de Molière. Demême, com-meleconstateMadamedeStaël, l’art fran-çaisdelaconversation,oùchacunpeutter-miner à son gré la phrase entamée par unautre, semble impraticable en allemand.Ce n’est pas une affaire de mœurs, c’est

parce qu’en allemand, pour savoir ce quiestdit…ondoitattendreleverbe,quivienten fin dephrase!

Dès lors, naviguer d’une langue àl’autre nécessite plutôt de changer d’em-barcation, parfois de cap, ou même d’iti-néraire.Traduire imposedesesituerentredes champs de force différents, qu’il estimpossibled’habitersimultanément.Et làse tient un mécanisme-clé de la pensée,laquellen’est jamais« lost in translation».Elle trouve au contraire, dans les périplesentre univers linguistiques, matière àdécouverte, à invention, à nouveau des-tin. Enée le sait, comme Ulysse. Commetous ceux qui s’embarquent pour devraies aventures, qui mènent au loin,pourrevenirchezsoidifférent,autrementlemême.p

L’Enéide(Aeneis),deVirgile,traduitdu latin par PaulVeyne,AlbinMichel-LesBelles Lettres, 428p., 24¤.Lechef-d’œuvredeVirgile (Iersiècle av.J.-C.) a traversé les époqueset les généra-tions, avantd’être tropsouventabandon-né.Cettenouvelle traductionquepublielegrandhistorienPaulVeyneest remar-quabled’éléganceet de lisibilité. Elledevraitpermettreaux lecteurscontem-porainsde suivredenouveau, avecplai-sir, lespérégrinationsmouvementéesdulégendaire fondateurdeRome.

DelaRomeantiqueauParisdelaRenaissance

Notre «identité»est toujours lerésultat de ce quiadvient entre soiet les autres, àtravers la diversitédes langues

Traversée

«MAIS IL ESTDOUXde voir à quelsmauxonéchappe»: ce vers de l’épicurienLucrèce(Iersiècle av. J.-C.) est célèbre. Il figure audébutdu chantII de sonpoèmephilosophiqueDe lanature et s’applique à la satisfaction ressentiepar ceuxqui contemplent, du rivage, le nau-fragedes autres.Mais rienn’interdit de lui fairedire autre chose. Par exemple, qu’il est douxdevoir commentdenouvelles traductionsnous font échapper auxmauxdes anciennes.C’est le cas, notamment, de la version françaisede cetteœuvre-clé, due au travail d’Olivier Sers,qui a réussi l’exploit de composer en alexan-drins (non rimés)un équivalent rigoureuxdel’original (Les Belles Lettres, éditionbilingue,512p., 19,50¤).

Sénèque le stoïcien (Iersiècle) est plus connu,aujourd’hui, commephilosopheque commedramaturge. Pourtant, ses tragédies, qui toutesmettent en scène lamétamorphosed’unhumainenmonstre, ont inspiré Shakespeare,Calderon,Corneille, Racine. AntoninArtaudl’avait redécouvert, le considérant comme«le

plusgrandauteur tragiquede l’histoire». Labelle traductionde sesneufpiècespar FlorenceDupont, réunies enunseul volume, est l’occa-sionde revoirMédée tuer ses enfants etdemédi-ter sur «l’étrangetémoraledesRomains» (Théâ-tre complet,ActesSud, Thesaurus,920p., 29¤).

Impossible de réfléchir à la traduction, sesenjeux et sa richesse inventive, sans connaîtrel’œuvre d’Antoine Berman (1942-1991), qui futen France, notamment avec L’Epreuve del’étranger (Gallimard, 1984), le grandpionnierd’une analyse à la fois historique, littéraireet philosophiquedesmultiples enjeux de l’ac-te de traduire. Avec Jacques Amyot, traducteurfrançais (Belin, «L’extrême contemporain»,280p., 23,35 ¤), il a rédigé un essai fondateur,où ilmet en lumière comment, dans le Parisde la Renaissance et de François Ier, la doubleorigine de la traduction en France – avecNico-las Oresme, qui inaugure le vocabulairesavant, et Jacques Amyot, qui invente la libreadaptation – est porteuse de conséquences àlong terme .p R.-P. D.

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ArpenteurdumondeCen’est pas unhasard si SylvainTessonaétudié la géographie, cettediscipline «quivous apprendàouvrir les yeux». Depuis,il sillonne lemondeet écrit, avecunepré-dilectionpour le format court, et notam-ment les aphorismesque l’on retrouvedans Sibériema chérie,déclarationd’amourà cette terre qu’il arpentedepuislongtemps (Dans les forêts de Sibérie,Galli-mard, prixMédicis essai 2011). Dans sesblocs-notes – publiés, entre autres, par lemagazineGrands reportages,et dontunrecueil,Géographiede l’instant,paraîtaujourd’hui auxEquateurs,maisondirigéeparunautre amoureuxdes voyages,Olivier Frébourg –, SylvainTessonobservelemondeet les hommesavec unegrandeacuité.D’où ses coupsde gueule contre leszélotesde tout poil et ses élans d’admira-tionpour ceuxqui ont choisi de vivreselon leurs rêves. Il rend surtoutunbelhommageaux livres et à lamarcheàpiedqui, affûtant le corps et décapant l’esprit,

ralentit le temps, cet ennemisi bienpartagé. p E. G.aGéographie de l’instant,de Sylvain Tesson,Les Equateurs, 346p., 19 ¤.aSibériema chérie,de Sylvain Tesson, avecdes photos de ThomasGoisqueet des illustrations de BertranddeMiollis et Olivier Desvaux,Gallimard, 144p., 19,90 ¤.

Faire des sciences sociales

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▸ La rechercheen trois actes

▸ L’antimanuelà prescrire

▸ Une confrontationde la rechercheet du politique

Unevie videLeshéroïnesde la romancière vaudoiseAnne-Sylvie Sprengerne saventpartagerque la perversionqui a empoisonné leurcœurd’enfant. Judith, l’institutrice au cen-tre d’Autoportrait givré et dégradant, n’apas«saplace dans lemonde». Elle a décidéd’en finir avec ce «vide» en se jetant surunevoie ferrée.Mais Paul, qui conduit lalocomotive, freine à temps. C’est la ren-contre, le «salut»de Judith, qui n’a jamaispu croire enDieu.«Sa foi s’appellera Paul.»Celui-ci est veuf, père d’unepetite fille.Judith s’installe chez lui, pourn’y trouver,à nouveau, que le vide. Tout basculequandJudith tombeenceinted’Arno, son élève de

14ans: scandaledansuneSuisse où l’on «enterre leshontes comme les cadavresdes vivants quepersonneneréclame». Laprosede Spren-ger est implacable: elle laissedesblancs féroces dansdesvies noires. pVincent RoyaAutoportrait givréet dégradant, d’Anne-SylvieSprenger, Fayard, 236p., 14¤.

Henry Bauchau aconsacré l’essen-tiel de sa vie àl’écriture et à lapsychanalyse. Dece double chemi-

nementintérieur,decesdeuxpra-tiques tout à fait conjointes, il aété question dans nombre de sespublications,àcommencerpar lessix tomesdeson journal.Bauchausera toutefois mort, le 21 septem-bre, avec le regret de n’avoirjamais consacré un livre à partentière à l’écrivain Pierre JeanJouveetsurtoutàsafemme,lapsy-chanalyste Blanche Reverchon,qui a joué un rôle prépondérantdans le «choix» de ces deux voca-tions.Cethommage,ceretourauxsources restera un « livre jamaisécrit». Il y avait pourtant songé àintervalles réguliers, l’esquissant,renonçant, compensant par l’écri-ture d’articles, de poèmes… C’estprécisément ce matériau compo-site qu’Anouck Cape a rassemblédans Pierre et Blanche, augmentéd’un entretien donné par l’écri-vain en 2011 et d’un choix de let-tres. Ce kaléidoscope (qui narretout autant une naissance à lalittérature et à la psychanalysequ’une longue amitié) méritaitamplement d’exister, car ce quel’on y découvre est proprementétonnant,sipeuorthodoxe: roma-nesque.

Tout commence en 1948 :constatant la nature des symptô-mes dont souffre Bauchau, sonmédecin l’envoie chez Blanche.L’analysant est rétif mais il sou-haite en découdre. Le mettant surla piste de ses rêves, l’analyste en

vient à cette interrogation fonda-mentale:«Etl’imagination?»Bau-chau avait renoncé à l’écrituremais, sous l’impulsionde Blanche,il apprend au fil des séances (quidureronttroisans, à raisondetroisfois par semaine) à écrire ses rêves,puis des souvenirs d’enfance, puisdespoèmes… Il lui fait lire ses vers.Parfoiselle lâche:«Cesontde joliespetites images.» Blessé, il s’achar-neàtaillerplusavantdanslapierrede ses textes.Menacede coupd’ar-rêt:Bauchaumanquecruellementd’argent; leprixdesasurvie(l’ana-lyse)met enpéril sa vie tout court.Blanche accepte de n’être payéeque parcimonieusement, quand ilpeut. La dette enfle… Il n’empêche,Bauchau est bel et bien entré enécriture.Le lienfertileentre littéra-tureetpsychanalysenesedénoue-ra d’ailleurs jamais. Deux facespourunmêmeanneaudeMöbius,et la même traque de l’énigme ensoi:«Ilestvraiquel’écriture, l’aven-ture poétique ressemble à un lap-

sus,àune irruptionde l’inconscientà contre-courant de l’immensephrase de la vie courante et dutumulte du temps.» (L’Ecriture àl’écoute,Actes Sud, 2000.)

Parallèlement, la compagne deBauchau,Laure,seliebientôtd’ami-tié avecBlancheet Pierre. C’est ain-si que Bauchau est introduit dansle cercle privé des soirées donnéespar le couple, où se côtoient despersonnalités (ainsi que des ana-lysants de Blanche) réunies avanttoutpourécouter legrandhommediscourir(Blanchefait leservice,nedit pas un mot, s’effaçant devantson génie de mari). Bauchau dé-couvre alors de l’intérieur quelle

femme de l’ombre et de l’écouteelle est : gagnant l’argent du foyeruniquement pour que Jouvepuisseseconsacreràsonœuvre (ceque Laure proposera à Bauchaumais qu’il refusera avec fermeté),l’inspirantconsidérablement(Blan-che affirmera avoir participé entant qu’artiste à l’œuvre de soncompagnon), supportant seshumeurs,sesaporiescréatrices,sesamours loind’elle…

Etonnant paradoxe : Bauchaune cesse d’évoquer les colères dePierre à son endroit, au mieux saréserve; de même il concède quel’auteur de Paulina 1880 (confitdans son rôle de commandeurdeslettres) ne reconnaît qu’à peineson talent. Bauchau traîneralongtemps une autodépréciationdu fait de Jouve. Alors d’où luiviennent cette admiration et cetteobstination à vouloir écrire à sonpropos? En réalité, c’est Blancheque Bauchau guette (et trouve) ;c’est là le point le plus désarçon-nant et puissant de Pierre et Blan-che : mû par un « très profondamour de transfert», c’est elle queBauchau aime dans l’œuvre deJouve,étantentenduque«l’œuvrede Pierre était, pour une part,l’œuvrede Blanche».

EntreBlancheetBauchau,lerap-port amué de l’espace analytique

vers quelque chose qu’on ne sau-rait nommer sans en défigurer lanature, quelque chose d’on nepeut plus précieux en tout cas.L’analyse de Bauchau est termi-née,sadetteestremboursée(grâceà l’héritage qui lui vient de sonpère),mais Blanche ne cessera dèslorsde luidemanderde l’argent (legrand Jouve coûte très cher). Cha-quefoisqu’il lepeut,Bauchauaidele couple. C’est entre intimes quel’argent circule à présent.

Blanche se sera toujours mon-trée soucieusede rester effacée (cequi explique sans doute les ater-moiements de Bauchau quant àson désir de lui consacrer unlivre) ; il n’empêche qu’elle appa-raîtra très souvent sous sa plume:mentionnée de nombreuses foisdans le journal, transposée der-rière le masque de personnages(telle la Sibylle dans La Déchirure).Et elle resteraune fidèle lectricedeses livres. Jusqu’à samort, en 1974.Jouven’assisterapasàsonenterre-ment. Bauchau, si.p

Sans oublierAnalyste,amie,inspiratrice:unrecueildetextesd’HenryBauchaupermetdecernerlerôledeBlancheReverchondanslavocationdel’écrivainbelge

Blanchelamuse

LacomplexitédessentimentsSimon, jeunehommegravementmalade,apprenddans l’urgence l’amitiéet l’amour. JeanMattern, toutenfinesse

Le lien fertileentre littératureet psychanalysene se dénouera jamais

Emilie Grangeray

En 2008, avec Les Bains deKiraly (Sabine Wespieser),on découvrait que le res-ponsable des acquisitions

de littérature étrangère chezGalli-mard était aussi écrivain, statutqueconfirmait,deuxansplustard,toujours chez Sabine Wespieser,De lait et demiel. Et si le deuxièmeavait pour narrateur le grand-pèrede celui du premier, Gabriel, c’estlagénérationsuivantequiprendlaparole dans ce troisième roman:Simon Weber, personnage-titre,est le fils de Gabriel. «J’ai entendulavoixd’un jeunehommede19ansqui voulait s’exprimer, confie JeanMattern, et ce alors qu’à l’âge oùdevraient s’épanouir les désirs, iltombegravementmalade.»

Lereste (le trioforméparSimon,son père trop parfait, Clarisse puisAmir, ledépartsoudainpourIsraël,les motivations de chacun) s’estmis enplace trèsvite. JeanMatternécrit tout le temps et partout,mêmedans les vestiaires des pisci-nes qu’il fréquente assidûment,sur les pages de droite d’un petit

cahier. Ensuite, quand il passe ducarnet à l’écran, il lit ses textes àvoixhaute:«Jemarmonne,c’estunpeu commeuneprière juive.»C’està ce stade qu’il corrige le plus. Qu’il«dégraisse», mot qui définit bienl’homme pudique qu’il est, et sonécriture, toute en retenue, avec ungoût prononcé pour la litote, cecher understatement anglais : «Jepensequel’onestdansunmondedetropdemots, et j’essaiededire justece qu’il faut mais pas davantage,comme si lemot de trop risquait denoyer cette intensité que je recher-che.» Et puis, bien qu’il ne parleguèredesonproprepassé,ne s’est-il pas lui-même construit malgrélessilences,d’oùlesnombreuxnon-ditsquipeuplentcestroisromans?

Zones d’ombreLaissantàseslecteurslesoind’as-

sembler ce puzzle encore en deve-nir – il travaille au quatrième –,Jean Mattern égrène ses cailloux:les thématiquesqui lui sont chères(lemystèredesorigines, la culpabi-lité, la perte, l’exil, le rapport à lajudéité,latransmission)etlesinter-rogations qui traversent tous seslivres. Surtout le dernier, le plusincarnéetlepluslibredetous.Peut-on tout dire à sonpère?Aimerunefemme comme un ami? L’amourest-il toujours pur?Mais JeanMat-

tern est bien trop avisé pour don-ner des réponses. Au contraire, ilcultivel’ambiguïté, leszonesd’om-bre, ce qui le rapproche de son amil’écrivainGilles Rozier, le seul, avecsa femme et son éditrice, à lire sesmanuscrits.Sil’écritureestradicale-mentdifférente, il y a chez lesdeuxhommes une volonté de sonderl’ambivalence des sentiments: «Jesuis frappé par le besoin qu’a lasociété de codifier, de cloisonner leschoses, alors même que les senti-ments humains, si complexes, ne secontentent pas de ces tiroirs danslesquels on cherche à les enfermer.Et rendre compte de cela, allerau-delà en creusant plus profondé-ment, fait aussi partie de mon tra-vailde romancier.»

Avec l’élégance qui le caracté-rise, Jean Mattern renvoie auxauteurs qui l’ont marqué – Fran-çoisMauriac,ThomasMann…–,enparticulier à Amoz Oz, dont il estl’éditeur et dont on retrouve ici legoût pour la tragi-comédie. Car, sile sujet de Simon Weber est grave– le narrateur souffre d’unetumeur au cerveau –, l’humourn’est pas absent: «Dans les situa-tions les plus critiques, le ridicule etle grotesque s’invitent, et c’est celaque j’ai voulu capter. » Façon dedédramatiser, formede légèretéetd’insouciance? Manière aussi,

sans doute, de garder délibéré-ment Simon du côté de la vie, luiqui découvre, dans ce Bildungs-roman, le spectre infini des senti-ments, exacerbés par l’urgence et

la peur qui l’habitent. En orches-trant cesquestionsavecbeaucoupde finesse, Jean Mattern aboutit àconstruire un univers romanes-quequi lui estdésormaispropre.p

SimonWeber,de JeanMattern,SabineWespieser,156p., 17¤.

Pierre etBlanche.Souvenirs surPierre Jean JouveetBlancheReverchon,d’HenryBauchau,édité parAnouckCape,Actes Sud, 200p., 21,80¤.

Henry Bauchauvers la fin de sa vie.JEAN-LUC BERTINI/PASCO

Littérature Critiques

Arnaud Cathrineécrivain

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Mutanabbî, lapoésieau-dessusde tout«Les chevaux, le désert et la nuitme connaissent/Et l’épée et la lance, et lapage et la plume.»Voici, en quelquesmots, l’existence combattante ettoute consacrée à la poésie deMutanabbî, né àKoufa, dans l’actuel Irak,en915, et célébréde sonvivant d’Arabie jusqu’enAndalousie.Homme

dudésert arabe, sa poésie en exalta les valeurs ancestrales. Enquête incessantede grandeur, il dénonça l’insignifianced’unmondequi, en cette fin depremiermillénaire, amorçait sondéclin. Il était d’unorgueil radical, plaçait la poésie au-dessusde tout et, par conséquent, lui-mêmeau-dessusdesmonar-quesd’Irak, de Syrie oud’Egypte. Il pourfendit leur tyrannieautantqu’il les loua, fomentades insurrectionset paya salibertéde sa vie ;mourant les armes à lamain lors de l’attaquede sa caravane.p Eglal ErreraaLe Livre des sabres, deMutanabbî, traduit de l’arabe par PatrickMégarbané etHoaHoï Vuong, Sindbad, édition bilingue, 260p., 22 ¤.

Flammarion

«Les libraires ont placéLes Lisières en tête de leurs

romans français préférés.

« Ce roman mériteraitla reconnaissance dela France dont il parle.»Bruno Frappat - La Croix

« On tient la France entreses mains. C’est très triste,très beau et très inquiétant.»Gilles Martin-Chauffier - Paris Match

« Un roman émouvant. Son plus grand.»Macha Séry - Le Monde

« Un roman social inoubliable.»Brigitte Kernel - Cosmopolitan

« Un roman social ambitieux.Incandescent.»Olivier Maison - Marianne

« Un livre admirable.»Albert Sebag - Le Point

« Un récit étourdissant de vérité.»Julien Bisson - Madame Figaro

« Un roman dense. Une réussite.»François Busnel - L’Express

« Un superbe roman de génération.»Alexandre Fillon - Livres Hebdo

« Son plus beau roman.»Marie-Laure Delorme - Le JDD

« Le plus profondément humaindes romans d’Olivier Adam.»Hélèna Villovitch - Elle

« Une radioscopie particulièrementprécise de notre époque.»Librairie Préambule, Cassis

« Ambitieux, grave et sensible.»Librairie Obliques, Auxerre

« Un livre percutant.»Librairie Dialogues, Brest

« Un roman pleinement abouti.»Librairie l’Armitière, Yvetot

« Son récit à la fois le pluspersonnel et le plus abouti.»Espace culturel Leclerc,Saint Nazaire

« Son roman le plus émouvant.»Librairie Mollat, Bordeaux

« Superbe !»Librairie Decitre, Chambéry

« Un roman fort, qui sonnetrès juste. On adore !»Librairie Le Goût des Mots,Mortagne-au-Perche

« Touchant et passionnant.»Librairie Richer, Angers

« Une maîtrise éblouissantede la narration.»Librairie Chapitre, Évreux

«Ce roman vous prend,vous retient, vous éblouitpar sa justesse.» Michel Abescat - Télérama

Livres Hebdo»

Christine Rousseau

Lilly Dunne n’étaitqu’une toute jeune fillelorsqu’on fit fugitive-ment sa connaissanceau côté de Will, sonfrère, héros de l’émou-

vantUn si long chemin (Joëlle Los-feld, 2006). Aujourd’hui, on laretrouve vieille femme, irradiantdesonhumour,desasagesse,desamansuétudemaisaussid’uneindi-cible douleur les pages de Du côtéde Canaan, le nouveau roman deSebastianBarry. Le cinquième tra-duit en France et le troisièmeconsacré aux Dunne: une familleirlandaise qui, avec les McNulty,compose la généalogie d’uneœuvre grave et poétique fondéesur l’envied’endécoudreavecunemémoire bafouée par la honte etla disgrâce. «Deux choses sur les-quelles les Irlandais sont de grandsconnaisseurs, explique au «Mon-de des livres », avec un brinhumour, Sebastian Barry. C’estdansnotre ADN…»

Petit-fils d’un officier britanni-que par son père, Francis Barry,poète et architecte, et d’un révolu-tionnaire irlandais par samère, lacomédienneJoanO’Hara,cethom-me fin et élégant, né à Dublin en1955, sait de quoi il parle. Lors-qu’on évoque avec lui cet antago-nisme qui traverse sa famille, il seplaîtàraconterle jouroù,petitgar-çon, il vit ses deuxgrands-pères seserrer lamain. «Celui qui fut dansl’arméebritannique était bienplusjeunequel’autre. Iladûsedire,nonsans plaisir, qu’il allait lui survivre,ponctue-t-il d’un éclat de rire,avant d’ajouter: J’aime particuliè-rement ce souvenir, cette huma-nité-là. » Car pour le reste, toutdemeureentouréd’unlourdsilen-ce qui le poussera plus tard àécrire. «Les enfants veulent êtreensevelis sous les effusions propresaux grandes familles ; or, cheznous, on ne voyait personne. Jesavais pourtant que la nôtre étaitplusétenduequ’iln’yparaissait.Demanièrepresque instinctive, à par-tir de 1995, j’ai transformé mondésir d’enfant d’avoir une grandefamille en en créant deux.»

Délaissant au milieu desannées 1980 la poésie où, dit-il, ilfit«sesapprentissages»,Sebastian

Barry se tourne vers le théâtre etécritnotammentLeRégisseurdelachrétienté (Editions théâtrales,1996), dans lequel il met en scèneles derniers jours de ThomasDunne, ancien chef de la police deDublin. Après quoi il composerason premier roman, Les Tribula-tionsd’EneasMcNulty (Plon, 1999),où il conte avec lyrisme la longueet tragique errance d’un Irlandaisné avec le siècle. Un motif qu’ilreprend aujourd’hui dansDu côtédeCanaan. Entre lesdeux,passantdes McNulty aux Dunne, il vaoffriravecAnnieDunne (JoëlleLos-feld, 2005) et Le Testament caché(Joëlle Losfeld, 2009) deux beauxportraits de femmes, largementinspiréspar ses grand-tantes, aux-quels il faut désormais ajoutercelui de Lilly Bere, néeDunne.

C’est donc au soir de sa viequ’on la découvre, du côté deCanaan, ce «NouveauMonde», lesEtats–Unis, qu’elle aborda jeunefemme alors qu’avec son fiancé,condamné à mort par l’IRA, ellefuyait l’Irlandeenproieà laguerrecivile. Assise à présent devant latablede sacuisineenFormicarou-ge, le dos courbé sur son livre decompte,elletentedemettredel’or-dre dans les souvenirs d’une vie

pleine de chaos et demeurtrissures. Unevie prenant lescontours d’une lon-gue errance jalonnéepar les deuils. Le der-nier en date, celui deBill, son petit-fils, aété de trop pour cette

femme qui a vu disparaître un àunleshommesdesavie.Désempa-rée par ce chagrin qui la terrasse,elle a décidé d’en finir. Saufqu’avant de tirer sa révérence, elleveut écrire pour expliquer songeste aux autres et à elle-même etjustifier son désespoir.

Alors que les « jours sans Bill»marquent les ultimes chapitresd’un quotidien irisé de bonheurssimples, Lilly se remémore sonenfance affectée par la mort de samère à sa naissance et celle de sonfrère dans les tranchées de Picar-die; puis son départ pour l’Améri-que au bras de Tagd Bere, sonfiancé, avec lequel à Chicago elleconnaîtra un bonheur fugaceavant que l’IRA ne les retrouve.Dès lors, son existence sera mar-quéepar la peuret l’angoisse. Et cemalgrésarencontreavecladébon-naire Cassie, qui l’aide à entrer auservice desWolohan – une famillede politiciens irlandais qui n’estpas sans rappeler les Kennedy –,ou avec Joe Kinderman, hommesecret et mystérieux qui disparaî-tra sitôt après lui avoir donné unfils,Ed,plustardbriséparlaguerreduVietnam.

Sombre en ce qu’elle dépeintune lignée prise dans les rets d’un

siècle meurtrier, la confession deLilly sait aussi – et c’est samagie –s’illuminerdesesrires,deses joies,de son regard empreint de bontéet de délicatesse à l’égarddes êtrescomme de la beauté sauvaged’une nature avec laquelle ellecommunie.

Derrièreceromand’adieu,doit-onlireaussiceluid’unromancieràsa famille de papier ? Rien n’estmoins sûr en écoutant encoreSebastian Barry évoquer sonœuvre. «C’est une roue qui tourneainsi depuis vingt-sept ans. Si ellene s’arrête pas, alors elle reviendraà son point de départ. Je suis peut-être une sorte de Sisyphe, condam-né à tout refaire depuis le début.»Pourconserver toujoursvif le sou-venir d’une famille devenue avecle tempsunpeu lanôtre.p

Le goût de la solitudeEn2005, dans leWyoming,Annie Proulx est tombée amoureused’unvaste domaineoù elle a eu envie de construire lamaisonde ses rêves.Avec force détails, elle dit les retards et les atermoiements, comme lebonheurdepouvoir observer les oiseaux. Conjointement au récit decette épopée architecturale, l’écrivain creuse les fondationsde sa propregénéalogie et se dévoile pour la première fois. On trouve ici songoût for-cenéde la solitude, son attachementà ce territoirepourtant si hostile, etsurtout sa convictionquenousne sommesquedepassage ici-bas.p E.G.aBird Cloud, d’Annie Proulx, traduit de l’anglais (Etats-Unis) parHélèneDubois-Brigand, Grasset, 336p., 20¤.

Sans oublier

Extrait

Critiques LittératureLilly,vieilleIrlando-Américaine,seremémoresavieetcelledessiens.UnebellepagedelagénéalogieromanesquecrééeparSebastianBarry

Ydanserez-vousmère-grand

La confession de Lillysait aussi – et c’est samagie – s’illuminer deses rires, de ses joies

Ducôtéde Canaan(OnCanaan’sSide),de SebastianBarry,traduitde l’anglais(Irlande)par FlorenceLévy-Paoloni,Joëlle Losfeld,274p., 19,50 ¤.

«Ilme semble que jeme souviensassez biende certaineschoses,mêmedans le grandbourbier demapauvre tête,mais j’éprouveraisunegrande frayeur si je devaismet-tre unedate sur tous les événements.Dieumerci, il nem’incombepasde le faire. Car il n’y a quemoi assise ici,me racontantàmoi-mêmemonhistoire, c’est l’impres-sionque j’ai, dans l’ensemble, de vieilles anecdotestenuesdans les doigts de lamémoire, commedes vieillesperles d’un chapeletde famille, polies parunevie entièredeprières, et transmises, et lentement, lentement, rape-tissant sans aucundoute et s’amenuisant enpassantdemain enmain. (…)Une curieuse circonstancemepermettoutefoisde savoir aumoins l’annéedemonmariage.(…) Je suis obligéedem’en souvenir, car c’était l’annéedelagrande souffrancedans l’Oklahomaet ailleurs. Si cepays était unmariage entre l’espoir et la souffrance,alors, l’undes partenairesde cemariage est partimysté-rieusement.Oudansungrand incendie, l’espoir a étébrûlé, et la souffrance s’est avérée indestructible.»

DucôtédeCanaanpages146-147

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La véritéet l’historienQuentin Skinner

www.editions.ehess.frDiffusion : CDE/SODIS

Pour unemeilleureconnaissance de soi

8 € • ISBN 978-2-7132-2368-6

Collection

Médiathèques,

luttedesclasses?

Lafracturesocialetraverse-t-ellelabibliothèque?Casd’écoleàMeudon,avecsesdeuxquartierssocialementsidistincts…Etson«établissementdeprêtbipolaire»

Catherine Simon

Entre La Route des Flan-dres, de Claude Simon(Minuit), etUncœur auparadis, de BarbaraCartland (J’ai lu), il y aune sacrée forêt. Celle

de Meudon, dans les Hauts-de-Seine. Elle sépare le quartierancien (son église, ses villas chic,sonRER)duplateaudeMeudon-la-Forêt, alias MLF (ses immeublesPouillon, son centre commercial,sa synagogue), quartier nouveausurgiaudébutdesannées 1960,enmêmetempsqu’arrivaientd’Algé-rie lespremierspieds-noirs.A cha-que Meudon sa médiathèque. Achaquemédiathèque son style.

La médiathèque du MLF popu-laire accueille donc Barbara Cart-land, inconnue des étagères duMeudon bourgeois. A l’inverse, sivous cherchez du Claude Simon,c’està lamédiathèquedeMeudon-centrequ’ilfautvousadresser.Hor-reur et discrimination? Oui, unpeu. Juste un peu : tous les basi-ques, les classiques, les incontour-nables, qu’il s’agisse de Zazie dansle métro, de Toni Morrison ou dudernierGoncourt,sontdisponiblesaux deux endroits. Quant à Barba-raCartlandetàClaudeSimon,ilsuf-fitd’unclicdans le catalogue infor-matisépourcommanderl’ouvragedésiré. Lequel sera diligemmentacheminé vers l’une ou l’autre desmédiathèques. Car ces deux-là– miracle ou mirage – n’en fontqu’une.Aumoins sur lepapier.

Dansle jargonadministratif,onappelle ce curieux animal à deuxtêtes un « établissement bipo-laire». Contrairement à Meudon-centre, qui disposait déjà d’unebibliothèque fort convenable, lamédiathèquedeMeudon-la-Forêt,inaugurée en 2001, a été cons-truite ex nihilo ou presque: «Pen-dant quarante ans, il n’y a eu dansle quartier qu’une bibliothèqueannexe, un mouchoir de poche»,souligne Dominique Siméon,directrice de l’ensemble des deuxsites. La médiathèque de MLF dis-pose désormais de la même sur-face (1 500m2) que celle de Meu-don-centre. Avec, atouts supplé-mentaires, une salle d’expositionde 150m2 et une hauteur de pla-fond si importante qu’on se croi-rait dans une cathédrale. Mais lecoupde génie est ailleurs.

A l’initiative de l’ex-conserva-trice Jeanine Arveuf, aujourd’huiretraitée, il fut décidé, dès l’ouver-ture des médiathèques, qu’uneseule et même équipe (soit unetrentaine de bibliothécaires) tra-vailleraitsur lesdeuxsites, chaquemembre du personnel passant del’un à l’autre en permanence, ses

dossiers sous le bras et sa clé USBdans la poche. «Une seule équipe,un seul service, un seul catalogue:c’était l’idée de départ, visant àgarantir la plus grande transversa-lité», explique Marie-Anne Duha-mel,directriceadjointedelamédia-thèquedeMLF. Il s’agissait, pour ledire autrement, de «faire le grandécart, afin d’effacer la frontière quisépare les deux quartiers et leurspopulations». Effacer la forêt deMeudon? Effacer la fracture quifait, depuis des lustres, que Meu-donnais «de souche» et Forestois,ceux de la haute et ceux du bas, seregardent en chiens de faïence,aupointquechacundesquartierspos-sède sonpropre codepostal?

«Ici,àMeudon-la-Forêt,onatou-jours été à l’écart. La forêt noussépare», insiste Edmond, un vieilhomme à cheveux blancs, deboutdevant un présentoir. Il tient à lamain un recueil de Jean Genet,qu’il a ouvert«pourvoir». Electro-mécanicienà la retraite, grand lec-teur, Edmond, 77 ans,habite àMLFdepuisprèsdetrenteans, à l’instarde nombreux travailleurs de larégion parisienne, ouvriers chezRenault ou employés de la RATP.«Meudon,c’est richeetplusancien.Ici, c’est mélangé», résume-t-il.L’idée de déménager ne lui estjamaispasséeparlatête.Lamédia-thèque–«ungrandprogrès»– faitpartiede sesplaisirs : il yvient«aumoins deux fois par semaine»,pour feuilleter les journaux etemprunterdes livres.

Edmondneprend jamais le busno289 pour descendre à Meudon.

Vanessa,17ans, lefaitparfois.Pres-queà regret.«A lamédiathèquedeMeudon-centre, dès que tu chu-chotes, tout le monde te regarde.Ici, c’est plus convivial », assu-re-t-elle, avant de replonger danssonmanga. «Moi, çam’arrive d’al-ler à l’autre», confesse Claude, quihabite à Meudon-la-Forêt depuis1962. Le quartier n’était alorsqu’un immense chantier – «de laboue et c’est tout». Ses voisins depalier étaient pieds-noirs. Aujour-d’hui, ils sont kabyles. Arméniens,Africainset,plusrécemment,Asia-tiques sont aussi venus peupler lequartier. «On est restés prolos»,jure Claude, en ouvrant un beaulivre consacré àHopper.

Que les gosses de MLF accor-dent leur préférence aux mangaset aux bandes dessinées déjantées(comme « Les Nombrils », deMaryse Dubuc), alors que ceux deMeudon-centre repartent, chaquesemaine,avecsous lebrasdeuxoutrois tomes de littérature sansaspérités (comme «Les Colombesdu Roi-Soleil » ou «Percy Jack-son»), cela semble une évidence.Mais ce ne sont pas tant les choixlittéraires que la manière d’utili-ser lamédiathèquequifait ladiffé-rence. Il suffit de passer unmoment,unsamedimatin,àMeu-don-centre, à l’occasion d’une lec-turede contespour les tout-petits,puisde s’attarderundimancheouun mercredi après-midi au pre-mier étage de la médiathèque deMeudon-la-Forêt, pour constaterqu’« il y a deux publics», commedisent les bibliothécaires.

CôtéMLF, les enfants et les ado-lescents, par exemple, viennentseuls ou en fratrie, mais sansparents.Qu’ilsbouquinentsurpla-ce ou s’amusent aux jeux vidéo,qu’ils regardent un film ouprépa-rent un exposé, ils sont à la foisplus autonomes et plus désarmés– sollicitant davantage l’aide desbibliothécaires.«Ici, on sertà tout :à papa, à maman, au professeurd’ordinateur, à la nounou…»,s’amuse Marie-Anne Duhamel.CôtéMeudon-centre, en revanche,lesparentssontprésents,qui«cha-peronnent» leurs enfants et, biensouvent, décident pour eux: «Les“Club des cinq”, la “Bibliothèqueverte” et même la comtesse deSégur font partie des plus deman-dés», confirme Cécile Le Cardinal,bibliothécaire,chargéede l’accueildes scolaires. «A Meudon-centre,ce sont de grands lecteurs; mais ilsne vont que vers ce qu’ils connais-sent», relève la jeune femme. Elle-même juge «un peu castrant» lerôle de certains parents. Mais ilfaut faire avec. «On prend garde àne pas mettre de bandes dessinéesavec des personnages nus, on éviteles livres trop violents…», ajou-te-t-elle.Pragmatisme?Ourenfor-cement– involontaire– de la fron-tière entre les deuxMeudon?

A MLF, après des débuts agitésetlerecrutementd’unvigilemuni-cipal–«lesjeunesentraientenban-de,commedansuncentrecommer-cial… On a eu des moments diffici-les»,serappelleMarie-AnneDuha-mel –, les livres et la culture ontpris leur place dans le paysage.«Les enfantsde 10ansont lemêmeâge que la médiathèque: ils ontgrandi avec nous, et ça changetout!», souligne la bibliothécaire.

Qu’ellesoit«àdeuxtêtes»,com-meàMeudon, en réseau, commeàMontreuil, ou gigantesque, com-mec’est le casdans le20earrondis-sement de Paris, où a été inaugu-rée, en juin2010, la plus grandemédiathèquedeprêtde la capitale(nommée Marguerite-Duras etconstruite par Roland Castro), lacréation d’une médiathèque gé-nère bien des paradoxes. La frac-ture sociale et le sous-développe-ment culturel qu’elle est censéeréduire? Elle en est d’abord l’ex-pression, avant de s’en faire, danslemeilleurdes cas, l’ennemiedou-ce et obstinée. Vieille histoire.

«La mixité des publics est aucœur du projet, mais cet objectifn’est que très imparfaitementatteint», reconnaît Sylvie Kha, res-ponsable de la section «adultes»de la médiathèque du 20e. Rue deBagnolet, où l’immense paquebotde verre et debéton a été construit

(en même temps qu’un hôtel deluxe, mitoyen), le prix du fonciers’est envolé. Faut-il le regretter?C’est presque une loi du genre, dumoins en zone urbaine : «Dèsqu’onaméliorelaqualitéd’unquar-tier, on le “boboïse”», résume Fa-brice Chambon, directeur desbibliothèquesdeMontreuil.

Ce qui n’empêche pas de rêver:le projet d’unemédiathèque dansle haut de Montreuil (populaire)suit son chemin, projet devant

coïncider avec l’arrivée du tram-way, prévue à l’horizon 2015-2017.A Meudon-la-Forêt aussi, onattendletramway.Sanstropd’illu-sions. «La fracture est toujours là,dans la tête des gens», observeMarie-AnneDuhamel. Sans doutemettra-t-elle encore quelquesannées avant de disparaître. Lebois de Meudon est têtu. BarbaraCartland et Claude Simondevrontse faire une raison.p

Enquête

www.editions.ehess.frDiffusion : CDE/SODIS

Raisonet culturesSergeMoscovici

Sur la théorie desreprésentations sociales

8 € • ISBN 978-2-7132-2356-3

Collection

«A lamédiathèquedeMeudon-centre, dès quetu chuchotes,tout lemondete regarde.Ici, c’est plusconvivial»

MIMI LA CAILLE

6 0123Vendredi 16 novembre 2012

Page 7: Supplément Le Monde des livres 2012.11.16

« Une immense rêverie. »Yves Hersant,Le MondeLA LIBRAIR IE

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ENTRÉELIBRE

Unété civiqueEn 1964, unmillier d’étudiantsblancsdunorddes Etats-Unispassèrent l’étédans leMississippi à enseigner auxNoirs parmi les plus pauvresd’Amé-rique et àmiliter pour les droits civi-ques. Ce projet – le FreedomSum-mer– suscita immédiatementuneflambéede violence ségrégationnistedans laquelle plusieursde ces étu-diantsperdirent la vie.Mais il futaussi unmoment important dans lasocialisationpolitiquede cette jeu-nesse, juste avant que les tensionsraciales se radicalisent. Le sociologueDougMcAdam,dans ce livre publiéinitialementen 1988, donne la paroleà tous ceuxdont la vie changea cetété-là et qui furent par la suite lesporteursdes luttes de touteunegéné-ration.pGilles BastinaFreedomSummer. Luttes pourles droits civiques,Mississippi 1964,deDougMcAdam, traduit de l’anglais(Etats-Unis) par Célia Izoard,Agone, «L’ordre des choses», 478p., 26 ¤.

IngénieusevictoirePourquoi les Alliés ont-ils gagné laguerre entre1943 et 1945?A cettequestionbien connue, le BritanniquePaulKennedyproposeune réponsecentrée sur les individusqui furent«les ingénieursde la victoire» (c’estle titre anglais du livre). A traverscinqgrandes campagnes, il décrit,dansun style alerte, cinq types dedif-ficultés auxquelles furent confrontéslesAnglo-Américains,par exemple lalutte contre lesU-Bootedans l’Atlanti-queou lamaîtrise des airs en Europe.L’auteur identifie la sourcedes vic-toires desAlliés dans leur plus grandecapacité à organiserdes bouclesderetourd’information. Encourageantdes solutions techniques toujoursplus audacieuses, ils s’adaptèrent auplusprès du terrain.On regrettenéanmoinsque la démonstrationnesoit pasmenéedemanière compara-

tive avec les puis-sances de l’Axe. p

Raphaëlle BrancheaLe GrandTournant.Pourquoi les Alliésont gagné la guerre.1943-1945,de Paul Kennedy,traduit de l’anglais parAntoine Bourguilleau,Perrin, 462p., 25¤.

Mélancolieouvrière,deMichellePerrot,Grasset, «Noshéroïnes»,192p., 11¤.

ElisabethRoudinesco

J e suis entrée comme apprentiechez MM. Durand frères auPéage-de-Vizille, au commen-cement de 1883. J’avais alors

12ans.» C’est ainsi que s’exprimeLucie Martin-Baud (1870-1913),ouvrière en soie du Dauphiné,dans un témoignage recueilli en1908, qui est l’unique référencepermettant de comprendre cequefut l’itinéraire de cette pion-nière du syndicalisme françaisdu débutduXXesiècle.S’appuyantsur des enquêtes généalogiques

menées par Gérard Mingat, unancien conseiller municipal pas-sionnéd’archives,MichellePerrot,historienne du travail et des fem-mes, s’est lancée sur les traces decette héroïne qui l’intéressaitdepuis 1970. Et pour donner corpsà son récit, elle n’hésite pas à évo-quer ses propres souvenirs d’en-fance : vacances campagnardespeuplées de paysans et de gendar-mes. Au terme de cette rechercheoù semêlent ego-histoire et histo-riographie, elle montre que Lucieincarne à elle seule la mélancolied’unmouvement ouvrier d’avantla Grande Guerre dont le destin seconfond avec celui d’une révolu-tion impossible: oscillation entreexaltationet désillusion.

Née à Saint-Pierre-de-Mésage(Isère), au hameau de la Croix,Lucie devient tisseuse, comme samère, à une époque où les ouvriè-resde lasoiepassentdouzeheurespar jour rivées à leurs machines :«Parfois la navette blesse le visage,écrit Michelle Perrot, le fil écorcheles doigts, le couteau dumétier lescoupe, les rouleaux lesécrasent.Lesmains d’ouvrières portent ces stig-mates identitaires. Le corps au tra-vail est un corpsmenacé.»

En octobre1891, enceinte, elleépouse à Vizille un veuf de vingtans son aîné – Pierre Baud –, gardechampêtre. Il porte un uniformeet arbore de belles bacchantes.

Pour Lucie, bientôt mère de troisenfants, dont l’un mourra en basâge, il s’agit d’une promotion so-ciale. Durant les dix années de savie conjugale, elle mène la vied’une épouse silencieuse, parta-geant son temps entre foyer etmachineà tisser.

Mais en 1902, après la mort dePierre, elle se réveille, prend la pa-role et commenceuneautre vie enfondant un syndicat des ouvrièresen soierie qui tente de s’opposer àla diminution des salaires consé-cutiveàlamécanisationdutissage.Elle se rend à Reims au 6e congrèsde l’industrie textile et participe àde nombreuses grèves, dont cellede Voiron en 1906 durant laquelleelle rencontre Charles Auda, syn-dicaliste d’origine italienne, qui laguide: uneprésence lumineuse.

Grève en échecDurant cet événement, les

ouvriers font irruption dans l’es-pace médiatique grâce à l’utilisa-tion de reportages photographi-ques. Lucie est alors à l’apogée desonengagement.Maisvoyant quela grève se solde par un échec, ellese tire trois ballesde revolverdansla mâchoire : suicide masculinpuisque d’habitude les femmesontrecoursà lanoyadeouàlapen-daison dans les milieux ruraux.Défigurée et son idéal militantruiné, elle disparaîtra de la scène

d’un mouvement lui-mêmeatteint demélancolie.

Enuntempsoùl’onvoits’étein-dre la classe ouvrière, on ne peutqu’être sensible à ce superbe livrequi s’inspire autant de Micheletque d’Hugo pour rappeler com-

bien les acteurs de la révolutiondevraient savoir investir le passédès lors qu’ils sont privés d’ave-nir. Telle est la leçon de cetteMélancolie ouvrière qui est aussiun hommage à Vizille, dont lechâteau est devenu le plus grand

Musée de l’histoire de la Révolu-tion française.p

PierreKarila-Cohen

En1853et 1854, aumomentoù laguerre de Crimée opposait degrandes nations du continent,desspectresonthantél’Europe.Il ne s’agissait pas – du moinspas seulement – du spectre du

communisme, prophétisé par certains etcraint par d’autres, mais des esprits desmorts réputés s’adresser aux vivants dansdes séances de tables «tournantes» ou«parlantes». La mode, venue des Etats-Unis, s’est répandue comme une traînéede poudre dans l’ensemble de l’Europeavant de se dissiper aussi rapidement, àl’exceptionnotable de la France où le phé-

nomène fut plus durable. En consacrantun gros ouvrage au phénomène du spiri-tisme auXIXesiècle, l’historienGuillaumeCuchet s’inscrit dans une historiographiedéjà relativementabondante, dominée enFrancepar les travauxpionniers deNicoleEdelman (Voyantes, guérisseuses et vision-naires en France. 1785-1914, Albin Michel,1995). Il donne néanmoins une profon-deurparticulière à l’analyse en étudiant lephénomènedanstoutessesdimensionsetsur une période relativement brève quicourt des origines américaines, à la findesannées1840, jusqu’àsonessoufflementenFrance au milieu des années 1860. Danscette chronologie resserrée, deuxmoments se succèdent : celui, à propre-mentparler,delamodedestablestournan-tesen1853-1854,puisceluid’unestructura-tion plus élaborée du spiritisme commedoctrine, marquée par la publication en1857du Livredes esprits,d’AllanKardec.

Ce n’est pas seulement pour lui-mêmeque le spiritisme intéresse l’auteur, maisentantque«facenocturned’unesociété»,parce qu’il y est question «de la mort, lamaladie, la religion, l’amour, la famille,l’enfance, la science, toutes questions fon-damentales dont nul ne peut faire vrai-ment l’économie». De cet observatoire,Guillaume Cuchet se livre à une remar-quable étude d’anthropologie historiquedu phénomène, révélateur des sensibi-lités européennes et françaises de l’épo-que. Il fautbiencelapoursehisserau-delàdel’anecdote:commentcomprendrel’en-gouement pour de telles cérémonies oùtablesetguéridonsbougeaientet tambou-rinaient, où des esprits s’emparaient dupoignet des médiums pour leur faireécrire des messages, où des mainsondoyaient sous des tapis et des rideauxpour serrer celles des vivants? Commentexpliquer que cette passion, au-delà descercles restreints et divisés du spiritismedoctrinal, ait traversé les diverses stratesde la société, de la plus haute aristocratieauxouvriers lyonnais, enpassantparune

petite-bourgeoisie anticléricale? Les plai-santeries, les dénonciations scandaliséescontreces«superstitionsd’unautreâge»,les tentativesd’explicationsscientifiquesd’hallucinationscollectivessesontmulti-pliées au moment même de l’apogée duphénomène, quand Victor Hugo faisaittourner des tables à Jersey et que Napo-léon III recevait le médiumDaniel HomeauxTuileries.

Entrée dans la société industrielleL’une des explications, très intéressan-

tes, deGuillaumeCuchet, consiste àmon-trer la corrélation entre cette croyanced’une possible communication avec lesmorts et la double entrée dans la sociétéindustrielleet l’âgedelascience:alorsqueles limites du possible ne cessaient de re-culer, que les frontières entre le croyableet l’incroyableprenaientdenouvelles for-mes,quelespremièresspéculationsastro-nomiques sur la pluralité des mondes sefaisaientjour,pourquoirépudierparprin-cipe l’idée d’un dialogue avec des esprits?L’inventiondu télégrapheélectriqueet de

la photographie constitue bel et bien undes arrière-plansduphénomène spirite.

Historiendureligieux, l’auteuranalyseégalement cette croyance sous cet angle.Encestempsdedéchristianisation,lespiri-tisme a pu tout à la fois constituer unevoie de sortie du catholicisme et ramenerà une forme de spiritualité des popula-tionsdétachéesdelareligion.Surtout,il re-flète les mutations contemporaines desrapports familiaux, marqués par uneplus grande tendresse, et des conceptionsdu deuil, vécu plus douloureusementqu’auparavant, alors que la mortalité,notamment infantile, demeurait élevée.

De ce livre profond naît ainsi uneémotion inattendue qui participe de saréussite. La marque d’un bon historien,décidément, est de savoir se mettre àl’écoutedesmorts! p

Sans oublier

QuandMichellePerrotressusciteunepionnièredusyndicalismeAtraverslaviedeLucieBaud,morteen1913, l’historienneretracelarévolteetlesdésillusionsdesouvrièresdelasoieduDauphiné

Extrait

Les Voixd’outre-tombe.Tables tournantes, spiritismeet société auXIXesiècle,deGuillaumeCuchet,Seuil, «L’univershistorique»,458p., 25¤.

«Les hommes et les femmes decette époque se sontmis (…)àaimer leurs enfants commedes“modernes” tout en continuantbien souventà les perdre commedes “anciens”, c’est-à-direà vivredansun régimedémographique(…)pour lequel ils n’étaientplustout à fait équipés nimentale-mentni culturellement. Cet effetde ciseauxpathétiqueparaîtavoir été undes ressorts princi-pauxdudeuil romantique (…). Lesesprits sont les revenants de l’âgeromantique, c’est-à-diredesmortsdont onne chercheplus consciem-mentà se débarrasser,mais quel’on veut au contraire faire revenirpour les retenir dans les rets d’uncommerce consolateur.»

LesVoixd’outre-tombe, pages346-347

EnEurope,vers1850, lestablestournent.Unebelleétudemontrequecettemodeest liéeàunchangementdesensibilité

Révolutionspirite

Imagerie surnaturelle,vers 1863.

ADOC-PHOTOS

Critiques Essais 70123Vendredi 16 novembre 2012

Page 8: Supplément Le Monde des livres 2012.11.16

Hommeaugmenté,hommeaurabais!TOUTLEMONDEconnaît l’enferdu serveurvocal. Peu importevotredemande spécifique, votrecasparticulier, votre situation sin-gulière…vousn’avez le choixqu’entre trois ou quatre touches,correspondantà des secteursprédéfinis, schématiques et sim-plissimes. Si vousn’entrez dansaucunede ces frustes cases, vousconversezavec un(e) franco-phone.A l’autre bout dumonde,sa voix tente de suivreunproto-colepréétabli, avantde conclurequ’ellenepeut rienpour vous.Pour retourner au serveur,appuyez sur la touche étoile…Leplus étonnant, c’est que tout lemonde continueà baisser la têteet à courber l’échine. Personnenecasse son téléphone, ne résilie sonabonnement,ne localise le ser-veurpour le saccager. Il convientde s’adapter, c’est le progrès.Et lesmachines, onnous lepré-tend, nous rendentplus efficaces.Amoinsqu’elles nenous rendent

idiots, formatés,moinshumains,à force denousplier autoritaire-ment à leurs façonsd’être, qui nesontpas lesnôtres. C’est en toutcas la thèse que soutient le philo-sophe Jean-MichelBesnier dansL’Hommesimplifié,unessai acces-siblequi est aussi un cri d’alarme.Au lieudenousdémultiplier, lerègnedesmachines est enpassedenous simplifier. Finis, la com-plexité, la subtilité, lesnuances,les singularités, lesméandres, lesdétours, les créations. Place auxcatégories élémentaires, auxchoixbinaires, aux réponses rapi-des, tranchées, lapidaires. Le ris-que: que l’humain s’y perde, seretrouvantdeplus enplus équipédegoûts simples, demots sim-ples, dedésirs simples – faciles àrepérer, à quantifier, à traiter.

Jean-MichelBesnier n’ignorepasqu’onnousprometpourbien-tôtmonts etmerveilles: robotsmaîtressesd’école ouaides-soi-gnants, prothèses prolongeant

nos sensou accroissantnos ges-tes, fusionprogressivedesmachi-nes et des organismes, connexiondesordinateurs et des cerveaux…Mais ilmontre le prix que ces uto-pies fontpayer:mécanisationdel’humain, appauvrissementdesmots, des idées, des sentiments,de l’existence entière. Sansoublier la perte de cette intério-rité et de cette singularité qui, jus-qu’à présent, rendaient les indivi-dusuniques et irremplaçables.

Lesmachines, elles, sont substi-tuables les unes auxautres. Rienne change, dans le fonctionne-mentd’un système, quandundis-positifmécaniqueest remplacéparundispositif semblable. Jus-qu’à présent, les êtres humainséchappaientà ce principe. Tout cequ’onnommeéducation, civilisa-tion, philosophie, éthique… s’ef-forçait d’écarterpareille éventua-lité. Voilà pourtant qu’onenprend le chemin. Cet amoindrisse-ment fantastique semet enplace

surdes cheminsqu’onnouspré-senteobstinément commeceuxduprogrès, des techniques triom-phantes, de l’hommeaugmenté.

Pour s’accroître par le biais desmachines, l’hommedoit êtresimplifié. Ce qu’onpeutprolon-ger ou remplacer grâce aux robotset auxordinateurs, ce sontdesfonctions élémentaires, pas lacomplexité inventive et subtile,et jamais l’imprévu. Le grand tra-vail d’adaptationaujourd’hui àl’œuvrene consiste pas à adapterlesmachines à l’homme,maisl’hommeauxmachines. Pour êtreaugmenté, il doit en fait être aurabais. Pour en sortir, n’appuyezpas sur la touche étoile. p

FrançoisMorelcomédien

LepoidsdesmotsdeVialatte

Figures libres

A titre particulier

d’Eric Chevillard

QUAND JEM’ENGAGEDANSUNTRAVAIL, j’ai tendance à leprendre très au sérieux. Je suis commeça:méthodique, appli-qué. Par exemple, quandonm’ademandéde chroniquerunlivre inédit d’AlexandreVialatte, ni uneni deux, j’ai tout desuitemenémonenquête, j’ai immédiatement instruitmondossier. La littérature, voyez-vous, il ne fautpas seulement lalire, il faut l’interroger, il faut l’examiner, il faut la soupeser.

L’ouvrage, titré Le Cri du canardbleu, édité auDilettante,pèse60grammes.Ni plus, nimoins.Que faut-il en conclure?Qu’il ne fait pas le poids face àMarc Levy, dont l’opusSi c’était à refaire avoueunpetit 640grammes surmoninfaillible Terraillon?Qu’il faitmaigrelet à côté de L’Appel del’ange,deGuillaumeMusso, qui revendique sans complexeses 600grammesd’édition roborative?Qu’il paraît encoreefflanquéprès deCinquantenuances deGrey,d’E. L. James,qui toutnu sur la balance (sans slip, sans chaussettes, sansdentelles), pèsequandmême510grammes?Qu’il peutcependant, dansunautre genre, regarder avecun riend’or-gueil les 20grammesdeNotrebesoin de consolation estimpossibleà rassasier,de StigDagerman, dont le titre estlongmais le texte bref?

Queveut dire ce petit préambule?Que chercheà expri-mermonentrée enmatière? Entrenous, pas grand-chose.Juste vous informerque cet inédit deVialatte est court.Qu’il nepeut prétendre à occuper vos longues soirées d’hi-ver. Sauf si vousprenez la peine, après l’avoir lu, de le relire,de le rerelire, voire de l’apprendrepar cœur.

Petits riensessentielsCar Le Cri du canardbleun’est pas ce genrede romans avec

artifices, rebondissementset coupsde théâtre que l’on em-porte sur la plagepour se changer les idées ouaccompagnerla digestion. Il ne s’y passe à peuprès rien. Je veuxdire qu’ils’ypasseunmaximumdepetits riens essentiels, comme l’ap-paritiondedanseusesblondes enmaillot rose sur unpare-neige, comme la descriptiond’un gramophone«en formedeliseron [qui]ouvre jusqu’au fondde la gorge sa gueule rose etténébreuseavec des glouglous de limonadeet des soubresautsde vieux sorciers», comme la destinée tragiqued’un tourdecou, tout droit venuduBonMarché, suscitant rancœur etjalousie à travers la courde récréationpuis finissant dans lepurin, l’eaude vaisselle puis la poussière «commeunvaincuattachéàun char, tel Vercingétorixattachéau char deCésarqu’on voit dans le livre d’histoire», comme les aventuresdurôle-titre, ce fameuxcanardbleudeColombie qui, si lemon-den’était aussi insensé, l’humanité aussi imprudente,n’aurait jamaisdûquitter la vitrine étiquetée «Zoologie» dela salle de classe.

Lepoids desmots, c’était le sujet de cette chronique.Dansle livre deVialatte, on peut lire la phrase suivante, qui se pro-posede décrireune affichepublicitaire du cirqueOmar:«Des ours blancs commedesmanteauxde neige jonglaient làsurun sucre en vrac qui représentait des banquises, aubordd’unemer bleue comme l’azur des lingères, au piedd’uneauroreboréale.»Onpourrait dire que tout l’univers du cir-que est évoquédans cet assemblagebringuebalantd’exac-titudes et de faux-semblants, de quotidiennetéet de féerie.Onpourrait dire simplementque lemystèredu styledeVialatte, lumineux,poétique, est éloquentdans chacunede ses phrases.

Mais qui suis-je pourparler deVialatte?Qui suis-je pourcommenter l’impeccable écrivain, le styliste vertigineux?Autant se taire. Autant poser son stylo et lui donner la paroleen citant les tout premiersmots du livre…

«Labeauténes’expliquepas. Elle s’impose, elle voussaisit.»p

HonoluluparanoLe feuilleton

LeMarathond’Honolulu(TheCurse of Lono),deHunter S.Thompson,traduit de l’anglais (Etats-Unis) parNicolasRichard, Tristram, 224p., 8 ¤.

Roger-Pol Droit

Ça s’était fini bizarrementavec lesfilles du Lounge, hier soir, etj’étais encore bien déchiré cematin – ma chemise aussi,d’ailleurs – lorsque la sonneriedu téléphone me tira du som-

meil ou du coma, je ne suis pas médecinlégiste.Notezquejetenaisencoreàlamainun godet de gin quasi plein et, comme jen’aimepas gaspiller, jeme le jetai derrièrela cravate – un bas de soie rouge arrivé làDieusaitcomment,maisilpréféreraitsûre-ment l’ignorer – avantde répondre.C’étaitle journal et ça vociférait férocement :– Cette chronique sur Hunter S.Thomp-son, ça vient? ! – J’y travaille, raccrochai-je.Puis j’expédiai quand même le petit déj– une racine de valériane, c’est bientôtbrouté – en me demandant ce que j’avaisbienpufoutredecebouquin.Manouvellecasquette de critique littéraire gonzopesaitdes tonnes; duplomb, sansdoute.

Le bouquin, je le retrouvai par terre,ouvert, retourné sur le ventre, on lit com-meonaime,fautcroire.LeMarathond’Ho-nolulu, où en étais-je ? A mi-parcoursquand j’avais commencé à tituber, ça merevenait peu à peu… et puis tout est re-monté d’un coup, j’ai bien cru que monpassé allait s’éparpiller là àmes pieds, destrucs pas très reluisants. Bon, finalement,j’ai puatteindre l’évier. Justement, la vais-selle n’était pas faite. Après quoi unemargarita. Quand on n’a pas le temps desebrosser lesdents,çarafraîchitaussi l’ha-leine. Puis j’ai reprisma lecture.

Donc,audébutdesannées1980,Thomp-son (1937-2005) et son copainRalphStead-man, le dessinateur, sont dépêchés àHawaï – «Toute chose capable de se créerelle-même par éruption des boyaux del’océan Pacifique méritait le coup d’œil» –par un obscur magazine, Running, pourcouvrir le marathon d’Honolulu: «Pour-quoi ces couillons courent-ils? Pourquoi sepunissent-ils de manière si brutale, sans lemoindre prix à la clé? (…) Voilà le genre dequestionquipeut rendre la vie intéressantedans le cadre d’un week-end tous fraispayésdans lemeilleurhôtel d’Honolulu.»

Normalement,danslegonzo,onépouseplus ou moins la cause que l’on étudie.PourécrireHell’sAngels (1966), Thompsonn’hésita pas à vivre un an avec les bikers.Mais c’est une chose d’avaler la route enHarley, sachant que la bière fait tout pas-ser, le bitume et la poussière, c’en est uneautrede«se lever à4heuresdumatinpourarpenter à grande vitesse les rues de Wai-kiki sur 42 kilomètres pète-couilles». Cettefois, on va plutôt se la jouer observateurmarginal. Voyez, les concurrents s’ali-gnent: «Leurs estomacs barattent commedes bombes enfoncées dans des carcassesde rats et leurs cerveaux sont gorgés detrouille.» Ils sont huitmille et ils vont tousperdresaufun,mais l’important,c’estd’enêtre:«Leconceptdevictoirepar ladéfaitea

déjà commencé à prendre racine (…) Lemarathon d’Honolulu fut une belledémonstrationde laNouvelleEthique.»Oucommentmanœuvrer les foules…

Mais l’auteur de Las Vegas parano(1972) n’est pas non plus du genre à sedorer la pilule quand on peut la gober et,du reste, le temps est exécrable sur la côtedeKonaoùil s’est transporté:«C’estcequise fait de plusprochede l’enfer sur terre (…)Si le ressac ne vous tue pas, la houle s’enchargera. Et quiconque tentede soutenir lecontraire mérite de se faire arracher les

dentsauburin.»Or,minede rien, Thomp-son fait le boulot. Hawaï, dont les centtrente-sept îles formentprodigieusementla cinquantièmeétoiledesEtats-Unis, sur-git comme des «boyaux de l’océan Pacifi-que» dans son récit échevelé et entre-coupé (enquatre,donc)d’extraitsdechro-niques historiques, en particulier Le Der-nier Voyage du capitaine James Cook, deRichardHough.L’équipéefataledunaviga-teur sur ces mêmes rivages à la fin duXVIIIe siècle trouve d’étranges et frater-nels échosdans celle de l’écrivain dont lesexcèsetprovocationsentousgenresfinis-sent par froisser les riverains.

Pourremonterdansleurestime,ilcom-prend qu’il serait assez astucieux d’ex-traire de l’eau salée un de ces marlins de130kg qui semblent plutôt enfantés parl’alcoolet ledeliriumtremens. Thompsony parviendra après quelques tentativesinfructueuses aumilieu des tempêtes lesplusacharnées –mais le roulis de l’ivressevousremetd’aplombquandlemondetan-gue sous vos pieds –, rêvant de lancer plu-tôt son bateau sur les monstres marins:«Ah ha, songeai-je, voilà comment pêcher– onpercute les poiscailles, on leur arrachela cervelle avec l’hélice, et ensuite on faitdemi-tourpour ramasser ce qui reste.»

Hunter S.Thompson se frotte encorecourageusement à d’autres créatures desprofondeurs, les dieux de l’ancienneculture hawaïenne: Pélé, « la déesse desvolcans, particulièrement portée sur lachose», et surtout Lono, lemessie buveuret bagarreur de l’archipel, assassin in-consolable de son épouse, qui s’exila surune piroguemagique et dont le retour estattendu à toutmoment depuismille septcents années. James Cook fut sans doutepris pour lui avant d’être coupé en mor-ceaux.Mais quandThompsoncommenceà prétendre haut et fort : « Lono c’estmoi!», nous touchons le fond du verre etsubséquemmentletermedulivre,hélas.p

Chroniques

L’Homme simplifié.Le syndromede la toucheétoile,de Jean-MichelBesnier,Fayard, 208p., 118¤.Signalons, dumêmeauteur, laparutionenpoche deDemain lesposthumains, Pluriel, 210p., 8 ¤.

en partenariat avec

Marc Voinchet et la Rédaction6h30-9h du lundi au vendredi

Retrouvez la chronique de Jean Birnbaum

chaque jeudi à 8h50

franceculture.fr

LES MATINS

L’auteur de «Las Vegasparano» n’est pas dugenre à se dorer la pilulequand on peut la gober

JEAN-FRANÇOIS MARTIN

Le Cri du canardbleu,d’AlexandreVialatte,LeDilettante, 64p., 10 ¤.

8 0123Vendredi 16 novembre 2012

Page 9: Supplément Le Monde des livres 2012.11.16

Nancy Fraser

Julie Clarini

Nancy Fraser balaiela questionavec unsourire. L’électiond’Obama? «Voussavez ce qu’ondisait autour de

moi,àNewYork?SiRomneyestélu,ce sera un désastre. Mais si c’estObama, ce sera une catastrophe.En 2008, il a raté une occasion his-torique, celle d’un vrai change-ment. Qu’attendre aujourd’hui?»Mais aucune amertume ni ran-cœur n’affleurent dans sa voix.Pas d’expression d’abattementnon plus lorsque la conversations’oriente vers le féminismed’aujourd’hui, quand bien même« il a cessé d’être un mouvementpour devenir un groupe d’intérêtsparmid’autres».

La rencontre avec ce courant depensée, au cœur des années 1960,lui avait pourtant fait l’effet d’«unchoc existentiel, se souvient-elle.Cefut leprismeautraversduquel ila fallu revoir toute notre expé-rience de vie». Sonœuvre philoso-phique, fondée sur les idéaux dejustice et d’émancipation, porte latrace de cet engagement fonda-teur. Dans lemonde tel qu’il tour-ne, Nancy Fraser ne semble pasvoir matière à déploration, maisseulement des raisons de menerde nouveaux combats. Chez cettefigureéminentede lagauchecriti-que américaine, travail théoriqueet engagementmilitant vont tou-jours de pair, comme douceur etfermetédans la discussion.

«Génération 68», Nancy Fraseryrevientàplusieursreprises,com-me pour donner la clé de son par-cours intellectuel : 1968 vécu surles campus américains, sous l’in-fluence du marxisme non ortho-doxe, au cœur de la lutte pour lesdroits civiques et dans lebouillon-nement des comités anti-Viet-nam. «Ma génération a vouluchanger radicalement le monde,ajoute-t-elle. Ce fut un momentd’un grand optimisme.» N’y cher-chezpas, lànonplus,unequelcon-que nostalgie. Si Fraser évoque1968, c’est afin d’éclairer la diffé-rence entre sa génération, forméepar la lutte des classes, quimettaitl’accent sur les inégalités socialeset économiques, et celle venuejusteaprès,influencéeparlesintel-

lectuels français Michel Foucault,Jacques Derrida et le mouvementpost-structuraliste,plus sensible àd’autres formes d’oppression,qu’elles soient liées à la «race», augenre ouà la sexualité. «Formés àla “french theory”, ils ont privilégiédes luttes plus circonscrites, quandl’émancipation pour tous n’ajamaiscesséd’êtrenotrehorizon.»

De fait, la pensée de Nancy Fra-ser maintient une double exi-

gence : tenir pour essentielles lapromotion des minorités etl’émancipation des femmes, sansjamais céder le moins du mondesur l’ambition d’une plus grandejustice sociale. Or, à ses yeux, dèsles années 1990, les revendi-cations pour la redistribution etl’Etat-providence ont reculé auprofitdes luttespour la reconnais-sance et l’acceptation des mino-rités. A l’injustice fondamentalede l’exploitation s’est substituéecelle de la domination dumodèlepatriarcal, blanc et hétérosexuel,undéplacementqui eut des réper-

cussions observables sur l’évolu-tion historique du féminisme :«On est passé d’un féminismesocialàun féminismeculturel.Vic-times en quelque sorte de l’espritdu temps, nousavons lâché la criti-que de l’économie au moment oùlenéolibéralismeprenait sonessor.Or le néolibéralisme ne souhaitaitrientantquerefoulertoutsouvenird’égalitarisme. Quelle ironie ! »Faute d’avoir été intransigeantes

envers les injusticessocio-écomoniquescomme envers lessymboliques,lesfémi-nistes « de ladeuxième vague» seseraient faites lesauxiliaires, malgréelles, du nouveaucapitalisme– uneana-

lyse, aujourd’hui souvent reprise,qu’elle a été l’une des premières àformuler.

Nancy Fraser semble avoir untalent pour débusquer ce genre deruse de l’histoire ; de ses sphèresthéoriques –elle dialogue avec lephilosophe Jürgen Habermas surl’espace public, et avec le sociolo-gueAxelHonnethsur la notionde«reconnaissance»–, elle piquedroit vers les aspérités du réelcamouflées sous les habitudes depensée ou les bons sentiments. Letravail des femmes? «Le modèledelafamilleàdeuxsalairess’estim-

posé comme un modèle souhaita-ble et favorable à l’émancipationdes femmes. Certes. Mais leur arri-vée massive sur le marché du tra-vailaaussicoïncidéavecl’affaiblis-sement duniveau des salaires et laprécarisation de l’emploi. A-t-onsuffisamment été attentif à cela?»Et elle poursuit, ébranlant ce quel’on tenait jusqu’alors pour undogme, l’émancipation par le tra-vailsalarié:«Laromancesurlapro-motion des femmes par le travailn’a-t-elle pas servi, demanière per-verse, le nouvel esprit du capita-lisme ? On doit aujourd’hui seposer la question des liaisons dan-gereuses entre féminisme et néoli-béralisme.» Il ne s’agit pas, préci-se-t-elle dans Le Féminisme enmouvements, de proclamerl’échec du féminisme, ni deconclure que les idéaux d’émanci-pation sont toujours voués à êtrerécupérésàdes finsdemarchandi-sation,mais de repartir au combatet de «forger une alliance nouvelleavec la protection sociale».

Lorsquel’ondemandeàlaphilo-sophed’où lui vient cette faculté àpointer le fossé entre la réalité etles espérances, ce souci de voir leréel tel qu’il est et non pas telqu’elle le désire, elle s’étonne, puislui reviennent en mémoire sesrévoltes d’adolescence. Sesparents appartenaient à lamiddleclass de Baltimore (Maryland).«C’étaient des électeurs de Roose-velt, partisans de la politique duNew Deal ; ils me parlaient tou-jours de leurs idéaux égalitaires.Mais ils menaient une vie de petitsbourgeois dans la banlieue blan-che de la ville. Ce n’était pas vrai-ment conscient, mais il y avait enmoiune formede colèredevant cetécart entre ce que j’entendais pro-fesser et la réalité de notre vie. Jecrois que cela a joué pour beau-coup dans ma sensibilité au faitque la pratique ne doit pas être endécalageavec les idéaux.»

Avant de nous quitter, NancyFraser entend dénoncer une autreironie de l’histoire, qui forme lamatière de ses réflexions les plusrécentes: «Aujourd’hui, la redistri-butionsefaitàl’intérieurdelacom-

munauté nationale, mais dans unmondeoù leshommes, les emplois,les marchandises circulent sanscesse,celarevientàexclureceuxquine peuvent s’en réclamer. Ainsi onse bat pour une meilleure redistri-butionsocialemais, en faisantcela,onexcluttousceuxquirestentàl’ex-térieurducercle.Onsecroitémanci-pateur quand on est, en réalité, lecontraire!» Encore unehistoire de«malcadrage», un concept qu’elledéveloppe depuis plusieurs

années. Réajuster le réel et la théo-rie,cepourraitbienêtre,aufond, lecœurde l’engagementphilosophi-queetmilitantdeNancy Fraser.p

Rencontre

Grandefiguredelagaucheaméricaine,laphilosophedénonce,dansunrecueild’articles,les liaisonsdangereusesduféminismeetdunéolibéralisme.Etouvredespistespourunerenaissanceduradicalisme

Combative

Le Féminisme enmouvements. Des années1960 à l’ère néolibérale,deNancy Fraser,traduit de l’anglais (Etats-Unis)par Estelle Ferrarese,LaDécouverte, «Politiqueet sociétés», 330p., 24 ¤.

«Une nouvelle étoile est néeau firmament de la littérature islandaise.»

Olivia Mauriac,Madame Figaro

L’EMBELLIEAUÐUR AVA ÓLAFSDÓTTIR

zwww. z u l m a . f r

Elle pique droit versles aspérités du réelcamouflées sous leshabitudes de pensée oules bons sentiments

Pourunenouvellesynthèseféministe

Parcours

UNDRAMEen trois actes, c’est ainsi quela philosopheNancy Fraser décrit l’his-toire du féminismedans ce nouveaurecueil d’articles. La scène qui se jouedepuis les années 1960 jusqu’ànos joursa en effet, à ses yeux, une intrigue simpleet tragique: la perte de la «force insurrec-tionnelle» originelle.Nonqu’audeuxiè-meacte, au creuxdes années 1980-1990,les féministes aient consciemment trahileur idéal. Si elles se sont égarées, c’estpar la place prépondérantequ’elles ontdonnéeaux revendicationspour la recon-naissancedes identités et à la lutte contreles discriminations– audétrimentducombatpour la redistributionéconomi-

que. Cepassaged’un imaginaire inspirépar l’Etat-providenceàunautre, préoc-cupéde symbolique, le néolibéralismeenfut à la fois l’instigateur – sous ses coupsdeboutoir, l’idéal de justice socialea perdude son éclat – et le bénéficiaire.

NancyFraser esquisse toutefoisundénouement: à l’avenir, la théorie fémi-niste devra «faire revivre la préoccupa-tion “économique” dupremier acte, sanstoutefoisnégliger les “leçons culturelles”de l’acteII» et, surtout, poursuivre saproprequête, sourde auxappels des«néolibéraux», commeaux sirènes deceuxqui défendentune société saturéedehiérarchies et d’exclusions.p J.Cl.

1947Nancy Frasernaît à Baltimore (Maryland).

1990Premiers articles sur l’œuvrede JürgenHabermas.

1995Elle rejoint laNewSchool forSocial ResearchdeNewYork commeprofesseurdephilosophie et desciencespolitiques.

2003DialogueavecAxelHonnethdansRedistributionor recognition?Apolitical-philosophical exchange(Verso).

2005Qu’est-ce que la justice sociale?Reconnaissanceet redistribution(recueil d’articles traduits auxéditions LaDécouverte). JEAN-LUC BERTINI/PASCO POUR «LE MONDE»

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Page 10: Supplément Le Monde des livres 2012.11.16

“Un récit qui laisse pantoiset émerveillé de tantde virtuosité drôle et

désespérée.”Le Temps

“Le lecteur en ressortébloui. C’est prodigieux.”

Télérama

“Certainement le plusambitieux projet de larentrée littéraire.”

Le Magazine littéraire

“Mêlant poésie, philosophie,harmonie, vous finissez cevoyage empli d’un bonheur

que vous n’aviez pas.”Lire

“Un livre étonnant quis’agrémente des violences

d’un roman noir.”Le Figaro

DécouvrezGonçalo M.TAVARES

“Un exploit.”Le Monde

Un voyage en Inde

“Mêlant poésie, philosophie,

voyage empli d’un bonheurUN

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YA

GE

EN

IND

E

GONÇALO

M. TAVARES

VH

UN VOYAGEEN INDE

GONÇALOM.TAVARES

iviane amyV H

ROMAN

TRADUIT DU PORTUGAIS PAR

DOMINIQUE NÉDELLEC