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La violence du langage et le langage de la violence Le seul espoir est dans une pensée criminelle et inhumaine (J. Baudrillard)

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La violence en question

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La violence du langage et le langage de la violence

Le seul espoir est dans une pensée criminelle et inhumaine (J. Baudrillard)

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Il est aussi ridicule de dire que la violence est une culture humaine que de penser que l’inhumanité est le fait des bêtes. Par nature les hommes sont dans un état de guerre perpétuelle du fait des passions qui les animent et du langage dont ils disposent.

"Aussi longtemps que les hommes vivent sans pouvoir commun qui les tienne tous en respect, ils sont dans cette condition qui se nomme guerre et cette guerre est guerre de chacun contre chacun" (Thomas Hobbes)

La violence est animale et donc humaine : c’est un phénomène régressif. "Une régression névrotique de l’universalisme de la raison totalitaire au particularisme de la famille, de la bande, de l’ethnie, de la confession religieuse." (Gianni Vattimo)

C’est un retour aux pulsions de l’enfance des sujets et aussi un retour à contre-courant de ce que nous appelons civilisation. Lorsqu’un individu ne peut pour des raisons diverses s’inscrire confortablement dans la structure hiérarchique de la société, il aura recours aux moyens qui en des temps reculés ou à un âge dépourvu des capacités reconnues et nécessaires pour s’imposer, lui permettaient sous une forme ou une autre de trouver sa place dans un groupe familial ou plus étendu. Ces stratégies primaires que sont les cris, les pleurs, l’hyperactivité motrice, le mutisme, la bouderie, le mensonge éhonté, se retrouvent chez les sujets aptes à la violence.

Si dans l’enfance, on a laissé libre cours à cette expression du soi primitif, si cette volonté de dominer n’a pas trouvé ses limites, l’adolescent continuera à utiliser ces tactiques agressives pour obtenir facilement ce qu’il désire. Le manque de contrôle parental, l’acquisition lacunaire du langage, l’ignorance des règles de la société et des voies licites pour se faire une place au soleil, l'absence de modèles acceptables auxquels s’identifier, tout cela le conduira à utiliser la violence verbale et physique pour arriver à ses fins. Il faut se souvenir de la totale dépendance dans laquelle un enfant est plongé face aux adultes, et des pulsions agressives refoulées ou non qu’elle génère. L’impossibilité de s’exprimer faute de vocabulaire et d’expérience linguistique, amorcera le processus qui va le rendre impertinent, impudent, argumenteur et le rendra sourd au discours de l’autre et donc l’empêchera d’apprendre et d’évoluer. Il va se figer dans un comportement infantile avec les capacités physiques et le trop plein d’énergie d’un adolescent.

L’isolement, le vide culturel, la violence adulte, la violence bureaucratique et institutionnelle, la violence de l’écrit, les excuses toutes prêtes et fournies par l’institution (la crise sociale, les milieux défavorisés, le manque de respect et d’écoute, l’angoisse…), le fatalisme de l’ignorance, la rupture avec le monde réel, la spécificité biologique et psychologique du jeune, l’environnement béton bâtissent une prison de l’esprit où les comportements de bête traquée se figent et où se reproduisent les modèles environnants de succès facile. Étudier ce qu’est le rapport du langage au corps pourra sans doute nous éclairer.

LA VIOLENCE DANS LE LANGAGE

Le langage comme énergie.

Le langage en tant qu’outil d’expression et de communication est un produit du

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corps. On sait que le geste et la parole sont contrôlés par la même zone du cerveau et que le langage s’est développé en même temps que la fabrication d’outils. Nos ancêtres ont sans doute utilisé d’abord un langage gestuel accompagné de vocalisations indifférenciées et les mouvements de la main ont pu induire ceux de l’appareil musculaire phonatoire1. Le sens même des idéophones2 semble lié à la forme et aux fonctions des différentes parties du corps. Le chasseur primitif a communiqué avec ses proies animales en imitant leur aspect, leur cri et leur démarche. Le geste visuel comme le geste audible relèvent d’une activité musculaire3.

Le geste audible est accompagné d’une activité respiratoire liée aux émotions violentes ou douces. Cet aspect respiratoire est lui aussi une forme de gestualité. Les gestes visibles dans leurs rythmes, leur amplitude, leur force ont la même capacité à traduire toutes sortes d’émotions et de réactions aux aspects divers de l’environnement. La complexification des rapports humains et des structures sociales a dans un premier temps favorisé la suprématie du geste audible sur le geste visible. Ce dernier a pris sa revanche avec l’invention de l’écriture qui répondait à un besoin de conservation des lois et des comptes. Or la loi et les comptes représentent une type de violence faite à l’individu, à ses pulsions et à ses penchants. Il est d’ailleurs très mal vu dans certaines sociétés africaines de compter des personnes humaines, ce traitement étant réservé aux animaux.

Un autre type de gestualité, je pense à l’activité sexuelle, est lui aussi chargé de violence et constitue une forme de communication que le linguiste allemand Hans Sperber4 place à l’origine des premiers mots inventés par les hommes. Le domaine de la sexualité est source de bon nombre d’insultes qui soulignent l’interdépendance entre domination et coït, sans parler des rapports existant entre tuer, faire l’amour, labourer et manger. À ce propos certaines langues africaines utilisent le même vocable pour manger et forniquer. On ne s’étonnera donc pas de l’intérêt précoce des élèves de sixième pour les pratiques sexuelles orales et la curiosité linguistique qu’ils développent à cet égard pour les langues étrangères.

Le langage comme outil

Acquérir une langue, qu’il s’agisse d’une langue maternelle ou seconde, est un processus d’adaptation au milieu. La langue est un outil que chaque individu utilise pour trouver sa place dans un groupe social à tel point que dès que celui-ci se marginalise par rapport aux normes d’une société, il crée sa propre langue : jargon, argot, sabir ou autre. Dans un environnement culturel pauvre, le langage aura une propension à se simplifier, le lexique à s’appauvrir et parallèlement le système vocalique se réduira. Le but recherché est double : se créer un outil de communication difficilement accessible à qui n’appartient pas au groupe et selon la loi du moindre effort et de l’économie, ne garder que le strict nécessaire pour les besoins d’une communication redondante et adaptée au milieu.

D’autre part le geste vocal aura tendance à devenir brutal et violent, répondant aux 1Il suffit d'écouter Monica Seles sur un court de tennis pour s'en persuader. 2Lire à ce sujet l'article de D. PHILPS "A la recherche du sens perdu" in Anglophonia, PUM, 2,1997. 3R. SABAN, Aux sources du langage articulé, p. 208-214, Masson, 1993. 4H. SPERBER," Über den Einfluß sexueller Momente auf Einstehung und Entwicklung der Sprache", Imago, t. I,

fasc.5, 1912.

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besoins d’agression et de contrôle du clan. La langue est alors utilisée selon trois fonctions : s’adapter et marquer son appartenance à la bande, agresser avec des moyens linguistiques frustes, se protéger de toute influence ou de toute infiltration étrangère. Le langage mère-enfant crée un groupe fermé qui exclut toute tierce personne, il en est de même pour les langages que les jumeaux s’inventent, les langages secrets des sociétés plus ou moins secrètes, les langages scientifiques ou techniques

Utiliser un langage difficilement accessible à l’ensemble d’une population est aussi un moyen de domination. Le Français standard manié avec aisance, le jargon scientifique, la langue du colonisateur sont des outils de domination qui sont rejetés par tous ceux qui n’y ont pas un accès facile. La langue a cette fonction paradoxale de cimenter un ensemble d’individus et de l’isoler du reste du monde. La langue est un ghetto, et comme telle, facteur de violences. La langue de l’autre est toujours un charabia que l’on ressent comme une insulte à notre entendement.

Parallèlement, dans le cas d'une bande d’adolescents, pour qui est lui est étranger, le langage de ce groupe est un avertissement, un symptôme, le symptôme d’une différence revendiquée, et d’une faille psychologique, un aveu d’impuissance, un bluff. En effet il s’agit de prétendre à une autonomie injustifiée, à une culture autre pour laquelle on réclame, maître-mot, le respect. Dans l’impossibilité d’intégrer une société qui pour diverses raisons, ou les rejette, ou leur impose des contraintes auxquelles ils n’ont pas été habitués depuis l’enfance, ils se créent leur propre monde, une micro-société infantile, irresponsable, quasi mythique, dont les bases ne sont que le fruit d’une révolte inconsidérée de l’ignorance contre les diktats du savoir.

Dès ses débuts le langage a eu une fonction magique qui consistait à utiliser un rituel fixe, dont le but ultime était l’efficacité totale dans la maîtrise de l’aléatoire, de la nature et des rapports sociaux. L’enfant, l’adolescent, l’adulte inadapté ont encore souvent recours à ce type de manipulation du monde réel, comme si les mots avaient un poids et une force tels que la réalité pouvait se plier à leurs désirs.

R. Saban1 écrit : "C’est l’univers de la magie primitive où la réalité fait place à la puissance des désirs et au pouvoir de l’imagination qui défient toutes les règles de la logique en ignorant le conditionnement spatio-temporel."

Dans ce domaine, le graffiti et le tag constituent un retour infantile à la violence magique Le chasseur primitif utilisait le cri et la pictographie pour assurer sa domination sur ses proies animales. En imprimant sur le mur des cavernes l’empreinte de sa main, il indiquait sa main mise sur son environnement.

Cette violence qui caractérise le jeune enfant qui imprime la marque de son existence, sa volonté de dire "j’existe", en utilisant une image vocale ou iconique s’inscrit dans l’ontogenèse de la représentation de soi et du monde. Cette marque laissée sur le mur de sa chambre, gravée sur le cuir du fauteuil du salon, par le jeune enfant, on la retrouve chez l’adolescent qui exprime son identité et sa révolte sur les murs de nos cités et sur toute surface visible par le plus grand nombre. Quand celui-ci ne peut écrire sans être jugé, quand il n’a pas les moyens linguistiques de se dire et de dire ce qui l’entoure alors il aura recours au tag, à la fois texte, signature, violence et rébellion contre l’opacité des choses, des êtres et de leur organisation sociale. 1op. cit.

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VIOLENCE ET LANGAGE Le langage contre la violence

Violence et langage ont la même origine : le désir d’exister, de maîtriser, de se protéger, de se reproduire., de se survivre Le désir est violence puisqu’il implique de s’intégrer l’autre, de s’approprier l’objet convoité, de se rendre pareil à un modèle, donc de se faire violence.

Violence et langage forment un tandem dont il est intéressant d’expliciter le fonctionnement et les interactions. Qui pilote, qui pédale devant, comment les rôles peuvent-ils s’inverser ?

Le langage violent, l’insulte peut jouer deux rôles. Elle est quelquefois annonciatrice de l’acte physique qui va lui succéder et devenir le moteur de cette violence, mais elle peut aussi faire office d’ersatz de violence, violence contenue, violence qui se satisfait pour s’exprimer du geste vocal.

Certaines sociétés, dites primitives, avaient dans leur calendrier un jour où tout s’inversait. Il devenait licite à l’enfant et à la femme — deux êtres souvent dominés —, d’insulter père, mère, mari, oncle et tous les représentants d’une hiérarchie sociale qui d’ordinaire détenait tous les pouvoirs et les savoirs. Dans d’autres sociétés il est licite, toute l’année, d’être agressif et grossier avec certains membres de la lignée. La fonction de ce renversement de position — dans un ordre qui admet en son sein quelque désordre —, est de procurer une soupape de sûreté aux rancœurs, aux rancunes, au sentiment d’impuissance et d’humiliation qui, sans cela, pourraient constituer un facteur important de déstabilisation de l’ordre social. On peut se demander à ce propos, si le laxisme, souvent reproché aux instances judiciaires, n’est pas de cet ordre là.

Il est donc patent que si la possibilité d’exprimer leur révolte est donnée à ceux qui habituellement sont soumis ou victimes, le passage à l’acte violent peut être évité. On fait d’ailleurs souvent appel à cette gesticulation forcenée ou canalisée pour passer sa rage : théâtre, terrain de sport, salle d’arts martiaux, de spectacle ou de danse sont des lieux ou un trop plein d’énergie revendicatrice peut se dissiper. Il s’agit bien là de langages du corps, ou langage tout court, qui permettent de barrer la route à la violence physique dévastatrice tournée vers les personnes, les bâtiments ou les objets investis de pouvoirs et/ou de savoirs.

Quand on en veut au monde entier, le choix est triple, dire sa colère, exercer sa colère contre autrui, ou fuir la réalité à l'aide de drogues. La violence est un langage, langage intérieur, puis langage pour autrui, appel au secours diront certains, langage du corps, langage infantile et primitif dirons-nous. Cette violence nous habite tous, nous l’exprimons dans tous nos discours, toute organisation sociale est violence faite à l’individu, toute inégalité est violence à l'encontre de notre sens inné de l’équité. Mais cette violence est fondatrice de toute société, elle assure notre survie et nous permet de progresser, d’innover, elle est ce tigre que chevauche le sage en orient. Le langage est un des moyens de la maîtriser, il est de même nature et peut servir de contrepoison. Encore faut-il qu’il puisse être le langage de tous.

Au-delà du langage

Les sociologues parlent de désymbolisation, évoquent l’angoisse et l’impossibilité

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d’une relation équilibrée à l’autre. Et bien sûr rendent la société, la télévision, le système éducatif, l’économie libérale, un peu la famille, responsables. Le dénominateur commun à toutes ces causes, c’est qu’un modèle commun à un petit nombre est devenu celui de tous. Toutes les formes de libération auxquelles nous avons assisté depuis cinquante ans, ont promu — je ne porte aucun jugement de valeur, je constate seulement — toutes sortes de libertés et le démantèlement des contraintes. Qu’il s’agisse de libéralisme économique, de libération sexuelle, d’autodétermination, de participation, d’autogestion. Des barrières ont sauté, des limites, des frontières ont été gommées ou abolies. Il en est résulté, à tous les niveaux de la société, une perte de repères dont le symptôme le plus patent est le comportement des jeunes.

Les médias et l’argent ont favorisé la dissémination de conduites où la recherche du plaisir immédiat, du profit rapide, a bousculé toutes les structures traditionnelles et les modèles moraux.

L’arrivée de familles appartenant à des cultures différentes, à la fois tentées et repoussées par ces libertés, naviguant entre deux langues et dans l’impossibilité de transmettre sans brouillage l’une ou l’autre et de se conformer aux valeurs de la culture d'accueil, a fortement contribué à cette désorientation d’adolescents perdus sur une mer agitée sans port d’attache.

Quant à l’angoisse, c’est, ce me semble, plus un discours d’adulte sur ceux, qui vivant dans la peur les uns des autres, et dans celle d’être humiliés ont recours à la violence pour se rassurer. L’adolescent est plus apte à vivre intensément l’instant qu’à se projeter dans le futur et y voir les conséquences de ses actes et comportements, car pour faire cela, il faut des mots, des idées personnelles, il faut penser pour soi et non pas que ça pense à travers soi. Ce ça est fait d’émissions de télévision, de discours d’éducateurs, de modes et de politiques à court terme. L’angoisse, c’est celle du futur, et je ne suis pas sûr que l’adolescent se préoccupe du futur.

Pour ce qui est de la télévision, il n’a pas encore été possible de prouver que la violence montrée, mise en scène, a une influence directe sur le comportement violent des jeunes. Une expérimentation menée sur l’île de Sainte-Hélène où la télévision est arrivée depuis peu, a même démontré qu’elle n’avait aucun impact sur le comportement des jeunes — du moins en ce qui concerne les émissions violentes —. Je pencherais plutôt pour une influence sur le discours stéréotypé et les idées toutes faites dont se saisissent les jeunes. Le battage fait autour du succès par l’argent, la musique ou toute autre activité de divertissement avalisent des pistes de vie qui n’incitent pas à l’effort, à la civilité, et récusent l’idée qu’un effort studieux puisse garantir un avenir florissant. L’offre de biens de consommation me paraît plus insidieusement nocive. Le désir exacerbé par l’offre de luxe et l’impossibilité financière d’y répondre ne peuvent que mener à la violence pénale.

Si l’on prend le problème à la racine, il est évident que c’est au sein de la famille et de son entourage que se construisent les conduites aberrantes, le mépris de l’autre, de la société et de l’école, le recours aux insultes et à la violence dans les confl its, le repliement sur soi, l’inculture. Lorsque vient le temps de l’école, il est déjà très tard, sinon trop tard. L’École avait pour devoir d’apporter un complément d’éducation, de langage et de connaissances après l’éducation familiale, maintenant on lui demande de remédier, de colmater les brèches, ce à quoi elle n’est pas préparée. C’est en fait un autre métier, un débouché pour les psychologues et les sociologues. L’enseignant

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n’est ni médecin, ni policier, il n’est pas là pour remplacer père, mère, ou grand frère. L’école n’est pas un substitut de lieu de vie.

Une autre cause souvent évoquée est la surscolarisation. Je la crois inévitable dans la mesure où les connaissances progressent, où les sociétés continuent à se complexifier et où il va falloir apporter remède aux dégâts causés par les laxismes en tout genre.

Le fossé se creuse entre adultes et adolescents, en partie à cause de la perte d’un langage commun et de références communes, en partie à cause de l’éclosion de micro-sociétés et de micro-cultures qui n’ont plus de liens et de passerelles avec la société dominante.

Pouvons-nous croire Socrates lorsqu’il dit que "nul ne fait le mal volontairement" et pouvons-nous toujours gaspiller nos énergies à réparer les dommages que d’autres ont causé ? Pouvons-nous continuer à materner nos adolescents comme nous le faisons alors qu’ils souffrent de l’irresponsabilité qu’Héraclite prêtait aux seuls enfants ?