balzac et la musique
TRANSCRIPT
-
7/23/2019 Balzac et la Musique
1/13
Professeur Rose Fortassier
Balzac et l'opraIn: Cahiers de l'Association internationale des tudes francaises, 1965, N17. pp. 25-36.
Citer ce document / Cite this document :
Fortassier Rose. Balzac et l'opra. In: Cahiers de l'Association internationale des tudes francaises, 1965, N17. pp. 25-36.
doi : 10.3406/caief.1965.2276
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1965_num_17_1_2276
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_caief_169http://dx.doi.org/10.3406/caief.1965.2276http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1965_num_17_1_2276http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1965_num_17_1_2276http://dx.doi.org/10.3406/caief.1965.2276http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_caief_169 -
7/23/2019 Balzac et la Musique
2/13
BALZAC
ET L OPRA
Communication
de Mme P.
FORTASSIER
{Paris)
au
XVIe
Congrs
de
V
Association,
le
27
juillet
1964.
De Balzac
l Opra, Lon Gozlan nous
a
laiss une image
blouissante, qui fait jamais
partie
de
l iconographie balza
cienne :
Aprs avoir rempli
le
monde de ses succs, nous dit-il, Balzac,
demeur
jusque-l
cach
dans les mines
de la mditation, revt
l habit
d Humann,
endosse
le
gilet
blanc,
hausse
le
carcan
de
sa
cravate, saisit une
canne d'or, et
vient,
en pleine
lumire d Opra,
se carrer dans la
belle
loge d avant-scne, ct de
Mr Vron.
Nous
voyons
encore
son entre ;
nous
le voyons, pendant tout un
hiver, se complaire ce spectacle dans
le
spectacle.
Non
seulement pendant un
hiver,
mais
pendant des
annes,
Balzac qui,
dit
encore Gozlan,
n aimait pas accorder une
longue
attention
un spectacle quelconque
et
. qu on n a
peut-tre pas
vu trois fois
dans
sa
vie au
foyer
de la
Comdie
franaise
,
n a
trouv de distraction
un
travail
harassant
qu
l Opra.
Sans
doute, en 1834, prtend-il
y aller
pour digrer
. parce
qu il
n y
a
l
ni
penser,
ni
parler
. Mais
on
le voit, cette
mme anne,
mettre
ce spectacle au-dessus
de
tout : Je
n ai
plus
de
distractions que
par les
ressources
les plus
extrmes de
la
pense :
Beethoven,
l opra.
Mais ce
qui nous intresse
surtout, c est ce que le
romancier
-
7/23/2019 Balzac et la Musique
3/13
26
P.
FORTASSIER
a
transport dans son uvre de son exprience de spectateur
et
d auditeur. Aussi
verrons-nous,
si
vous
le
voulez
bien,
successivement et
crescendo
:
Balzac, historien
d une
socit, et dilettante, accompagner
ses personnages
l Opra
;
Balzac, esthticien et
critique
musical,
repenser
l opra
;
Balzac, romancier
et psychologue,
utiliser sa profonde con
naissance de l opra pour expliquer
le
rel et
dchiffrer le
cur humain.
# #
A quel
thtre
irons-nous ?
A l Opra
Ce soir aux
Italiens
O vous rencontrer
dsormais, Madame ?
Mais,
au Bois, aux
Bouffons,
chez moi...
A l Opra, aux Italiens, tout
le
monde va entendre l opra.
Balzac, entrepreneur de
la comdie
humaine,
loue
en quelque
sorte la salle Favart ou Ventadour, ou
le temple de la rue
Le
Peletier
pour
ses
grands
raouts.
Le
prix
d une
loge
aux
Italiens, voil un
des
talons montaires de La Comdie
Humaine.
La mme
socit
d abonns se
retrouve
le lundi, le
mercredi, le vendredi l Opra ; le
mardi,
le
jeudi,
le samedi
aux
Italiens.
C est l le lieu
des
rendez-vous
et des
adieux,
des dclarations et
des affronts. C est aux
Italiens
que
Ras-
tignac fait
la connaissance de Mme de Nucingen, et
toute
la
carrire
mondaine de Lucien de
Rubempr
tient entre la
soire l Opra dans
la loge de
Mme d Espard,
et la
soire
aux
Italiens dans
celle de
Mme
de Srisy.
Comme dans
la ralit,
la
loge,
salon
Paris,
boudoir
Venise,
est le
spectacle dans le spectacle. Balzac
a
sa troupe
lui,
dont
la
saison parisienne commence
avec la
rouverture
des
Italiens, dont la prima
donna
est
Mme de Langeais ou
Mme Firmiani, reine de
Paris
pour une saison. Cette troupe
joue, dans la salle, paralllement
la
scne,
son propre
opra,
comprenant un ballet en rgle : au premier
acte,
le
mari est
-
7/23/2019 Balzac et la Musique
4/13
BALZAC
ET
L'OPRA 27
dans
sa
loge,
prs
de
sa
femme.
Au
premier
entr acte, il
la
quitte
pour
faire
place
l amant,
et
se rendre
lui-mme
au
prs
de sa matresse. A la
fin
du spectacle,
il
rejoint sa femme
pour
la
reconduire
galamment.
Ainsi Rastignac,
cavalier
ser
vant
de Mme de
Beausant,
cde sa place au marquis d Ad-
juda-Pinto pour aller trouver Mme
de
Nucingen, laquelle le
marquis
se fait
un
plaisir
de
le
prsenter.
M.
de
Nucingen a
disparu.
Il revient
la
fin du spectacle,
cependant
qu Eugne
va
rejoindre
Mme de Beausant. Et tout
rentre
dans l ordre.
Mais que jouait-on ce
soir-l
aux
Italiens
? Nous ne
l
pprendrons
que le
lendemain, par Rastignac
qui en
informe
ses commensaux de la
rue
Neuve- Sainte-Genevive
:
ce
n
tait rien moins que
Le
Barbier de Seville.
Je
n avais jamais
entendu
de
si
dlicieuse
musique ,
dit-il.
C est qu il tait
auprs
de Mme de Nucingen.
Ce sont
les
amoureux, en effet,
qui
nous ramnent
la
mus
ique, car ils
l coutent, eux, y
retrouvant les lans de leur
cur. Ma passion, dit Raphal, tait
dans
l air, sur
la
scne,
elle
triomphait
partout... Or
l opra
qui facilite le plus
cette
quivalence musique-amour
est
videmment l opra italien.
Hlas
nous
n avons
plus
d Italiens dans
un
mois,
crit
Louise
de Chaulieu
son
amie.
Que
devenir
sans cette ado
rable
musique, quand on
a le
cur plein
d amour ?
On
sait
le got
des personnages balzaciens pour Mozart, Cimarcsa,
Zingarelli, Bellini, et, naturellement,
Rossini.
Jamais ils ne
vont couter Obron, Euryanthe, le Freischutz
ou
Fidelio,
que
Balzac
aurait pu entendre salle Favart.
Ils
ne
vont
pas
davan
tage
l Opra-Comique,
dont
Balzac
connat
pourtant le
rpertoire, spcialit de
Vautrin.
Aux
Italiens
il
est
de mode de
n couter
que
les
grands airs,
virtuoses
ou passionns.
Balzac
en
cite
une quinzaine
qu il a
entendu chanter par
les
grands artistes du temps, dont les
noms
reviennent
sous sa
plume
:
Rubini,
Nourrit, Pellegrini,
la
Pasta,
la
Fodor,
la Malibran.
Comme
le
croyant
se rfre aux textes sacrs,
les
person
nagesde Balzac
trouvent
toujours un
air
d opra pour tra
duire leurs
amours
ou leurs
humeurs. Le
rapport est
parfait
entre
l air choisi
et
la circonstance.
Ainsi
Charles
Grandet,
-
7/23/2019 Balzac et la Musique
5/13
28
P.
FORTASSIER
dbarrass de la
corve
qu est une lettre
sa
cousine, fr
edonne
l allgre
Non
piu andrai des Noces. Raphal, sortant
ruin de la maison de jeu,
le
mlancolique
Di
Tanti Palpiti
de Tancrde. Et
Vautrin,
pour prvenir Eugne
qu il
veille
sur
lui,
entonne ironiquement :
Richard, mon roi Moi seul, dans l univers,
L univers t abandonne
Voudrais briser
tes fers
Sur la terre il n est
donc
que moi
Et
tout le reste t abandonne.
Qui s intresse ta personne
Les fers
y
compris, c est bien l un
air
fait pour Vautrin
On
ne
se
contente
d ailleurs
pas
de fredonner,
dans
La
Comdie Humaine. Certains personnages, quoique simples
amateurs, sont
dots de
voix qui s galent aux plus
clbres :
Julie d Aiglemont, Francesca Soderini, Camille Maupin.
Francesca,
chantant avec la Tinti,
la
fait
plir de
jalousie ;
quant
de Marsay, Barbaja, le grand entrepreneur de spec
tacles napolitain, paierait sa voix prix
d or.
Tout naturellement, les
tres
qui s aiment, comme Emilie
de
Fontaine
et Maximilien de Longueville,
se
disent
par le
truchement
de Pergolse, de Cimaroea
et
de Rossini ce qu ils
n oseraient
confier
des
mots.
Pour Balzac, le
duo
de deux voix
magnifiques
s enlaant
l une l autre parat
le symbole et l expression la plus
par
faite
de l harmonie
des curs ;
et
c est videmment ce qu il y
a
de
plus profond
et de plus
valable
dans son engouement
pour l opra italien.
*#
Balzac
aurait
pu
en rester
l
au
point
de vue
musical,
si
Schlesinger
ne
lui avait demand en 1836 une nouvelle mus
icale
pour sa revue, o
il
faisait se rencontrer
les
musiciens
qui possdaient une plume et
les
crivains qui s intressaient
la
musique,
les
Berlioz
et
les Balzac. Or, La
Gazette
Music
ale, n mprise
les cavatines
cabalettes et les airs de
cres
cendo .
Meyerbeer
y est dieu
et
Schlesinger, son prophte.
Balzac pouvait se contenter, comme d autres, d une affabu-
-
7/23/2019 Balzac et la Musique
6/13
BALZAC
ET
L'OPRA 29
lation plus
ou
moins fantastique
autour
de
quelque
romance
la
mode.
Mais
non
c est d opra, c est--dire de la
forme
la
plus
haute de
l art
musical, qu il sera question en ces deux
uvres
jumelles de Gambara
et
de
Massimilla
Doni : le sujet
l intresse
bien
trop.
Et, si harcel
qu il
soit
cette poque,
il
fait l effort de
s initier l opra tel qu on le comprend La
Gazette
Music
ale. Et le voici qui rouvre le dossier
musique
allemande
contre
musique italienne, pntre
les problmes
du composit
eur
t de l interprte,
se fait librettiste ;
et
le
dilettante
qui
ne voulait pas savoir si le
morceau
qu il gotait
tait
en fa
s initie
la technique musicale,
lit
Ftis,
se
fait
catchiser
par
Strunz
et
se jette
dans
le prilleux mtier de
l analyse musicale.
A Balzac qui n coutait
que
les grands
airs,
Berlioz
sans
doute
rvle l importance
du rcitatif, et,
avec Gluck, celle
d une
dclamation
vraie, celle
aussi de l harmonie et de l in
strumentation enfin
l importance
d un sujet grand et tragique.
Et Balzac, convaincu, va exiger
des
ides l
o il
ne cherchait
que
des sensations. L importance
donne
au sujet apparat
en ce Mahomet
que
compose Gambara,
et
o
l imposteur
cruel de
Voltaire
emprunte
au
Mose
de Vigny
sa
majest de
grand homme
solitaire. Sujet
bien
balzacien
surtout : Maho
met
st le
conqurant
qui
devient dieu pour avoir su drober
au
monde
le secret de sa
mort.
Il hante le Wilfrid
de
Sera-
phita, Louis
Lambert,
le Dr
Bnassis, et
Balzac
lui-mme.
Cadhige est l amie
idale
de l homme de gnie, elle qui se sa
crifie
son grand
avenir,
aprs
l avoir aid. Mahomet est
bien
l opra
que l auteur de La Comdie Humaine devait
crire
: l opra
de l ambition.
On s est souvent plu
noter que Gambara,
musicien-pote,
et auteur d une
trilogie,
prfigure
Wagner.
Ce mrite, coup
sr, n est pas mince
et
devrait suffire faire prendre
au s
rieux un Balzac critique
musical
qui
comprend les tendances
de son temps
et
pressent l avenir
mieux
peut-tre qu aucun
de
ses
contemporains. Mais Gambara va plus loin :
il pose
l hallucinant problme
de
la
communication
du compositeur
avec autrui. Gambara est inintelligible aux autres quand
il
est
lui-mme,
comprhensible
seulement
dans
l alination
de
-
7/23/2019 Balzac et la Musique
7/13
.
FORTASSIER
l ivresse.
N y a-t-il
pas l une image saisissante du tourment
de
l incomprhension
qu a
d subir
tout
musicien
de
gnie,
Berlioz,
Wagner,
ou
le malheureux Schumann
?
Balzac est all trop loin
dans la comprhension
du musicien
de gnie incompris
pour ne
pas souscrire au jugement
du
Gambara qui mprise Robert-le-Diable, l uvre
trop bien
faite pour le
succs
immdiat. Lui
qui promettait d lever
un autel
la
gloire de
Meyerbeer n aurait-il
pas fait l, tout
au contraire,
son
procs
?
En tout
cas,
si
le sujet
de Robert
l intresse, qui est la lutte
du bien
et du mal, sa passion pour
la mlodie, qu il
trouve
ici sacrifie
la science harmonique,
l a
prserv
d une
admiration
excessive.
Cependant
que
l historien d une socit
devait
reconnatre l une des
normes russites, magistralement orchestres, de
la
nais
sante Monarchie de Juillet.
Au
contraire, dans Massimilla Doni,
Balzac
paie une dette
de
reconnaissance
son musicien prfr.
Le
choix de Mos
in
Egitto rpond
une admiration vieille de trois ans pour
l oratorio
jou par
les Italiens, mais Balzac doit sans
doute
aux
conversations
avec
Strunz et
Berlioz de comprendre
que
la musique d opra
peut pntrer de tout autres
profon
deurs ue n en rvaient les dilettanti
;
et les excs de
l cole
sensualiste italienne
sont jugs en ces
deux
mlomanes, le
duc Cataneo, qui
n apprcie
plus que l accord de deux voix,
ou
celui
d une
voix et
du violon,
et
Capraja,
l amant de la
rou
lade,
musique pure
qui abolit
toute
expression. Aussi
Balzac n a-t-il pas
choisi
un Rossini
de tous
les jours.
A
genoux, s crie
la
duchesse, voil l Italie triomphante ,
mais
quelle Italie ? Celle
que
ses fanatiques, Stendhal en
tte, ne
trouvent
plus
italienne.
Pour l analyse
minutieuse
de
cette uvre,
Balzac
a
eu
un
guide
en
la
personne du musicien Strunz,
et
il
se complat
montrer ses
connaissances
techniques.
Dans
cet talage de
frache
rudition
on trouve
quelques
sympathiques
inadver
tances le premier
mouvement du Mos
ne comporte
pas de
modulation
en
fa
majeur,
comme l affirme Balzac
; mais
le
majeur est
loin
d tre
impensable,
puisque
la modulation qui
prcde le fa mineur est
en
mi
bmol
majeur.
-
7/23/2019 Balzac et la Musique
8/13
BALZAC ET L'OPRA 31
Autre singularit : Balzac est le seul exgte musical
avoir
jamais
parl
d un
accord
de
quart
de sixte
,
qui
se
retrouve dans toutes
les ditions
de Massimilla Doni. Il faut
videmment lire
quarte
et sixte
. On
dit
aussi
parfois
quarte-sixte ,
et
c est
sans
doute ce qu a fait Strunz.
Bavarois,
il ne devait
pas mieux prononcer
les
t
que l excel
lent
chmucke
pour
lequel
il
a
vraisemblablement servi
de
modle. Et
Balzac a
crit sous sa
dicte,
nous en avons
ici
la
preuve :
une
telle faute
ne
peut s expliquer
autrement. Ne
pourrait-on corriger, malgr l autorit du manuscrit, un tel
lapsus, comme on
a
parfois
corrig
un fortissime qui
n tait
pas plus
orthodoxe
?
Ces inadvertances
ne
doivent pas
donner
le
change
sur
la
valeur
du commentaire de
Mos,
au moins aussi intressant
que
l analyse
du
final de la 5e Symphonie, dans laquelle, au
jugement d un musicien de la valeur de
Paul
Dukas,
la
pense de Beethoven est saisie et commente avec une
pro
fondeur
gniale
. Ce que Balzac sent personnellement est
en effet, le plus souvent, d une justesse tout fait remar
quable. Ut majeur peut paratre aux techniciens
avertis
un
ton
assez
insipide,
mais
Rossini
ne
s est pas
tromp
en
le
choisissant,
et
Balzac a raison d prouver devant les trois
accords
ut, qui
ouvrent l oratorio une impression
d effroi
:
celui
de la crature en prsence de la
majest
divine. Ce
mme
ton
d ut
majeur a valu
la dernire Symphonie de Mozart,
qui s ouvre
par
un
puissant unisson, trois fois
rpt,
sur la
tonique, son
surnom de
Jupiter.
L branlement
ressenti
par
Balzac
l air de
Mose
accompagn par les trombones est
des
plus fonds : cet air
reproduit
tranquillement le formi
dable
et justement clbre
Tuba
Mirum du
Requiem
de
Mozart Quant au Nume
Isral, l explosion qui a vivement
frapp Balzac parat
bien,
elle, de l invention de Rossini, mais
c est
une formule fconde, puisque Csar
Franck
ne
craindra
pas de la reprendre dans son clbre Quintette, uvre
o l on
voit, comme dans
toute
sa musique, fusionner le sens dramat
ique t
le sentiment religieux.
-
7/23/2019 Balzac et la Musique
9/13
32 P.
FORTASSIER
*
* #
S il tait sans
doute important
de
voir
Balzac
largir
son
got,
il
faut bien dire
qu il n a
pas attendu cette initiation
pour
imiter ses personnages, et voir
vritablement le
monde
rel, et
surtout le monde de la passion,
travers celui
de
l opra. Les soires du dilettante ont
bien
profit au ro
mancier.
C est
que
l opra
est pour
Balzac
le
monde
idal auquel le
monde rel, dans les
moments privilgis, se
met
ressemb
ler. ictorine Taillefer
amoureuse
croit
voir la
sinistre
pension Vauquer
se
transformer
par
un coup de
baguette
magique : Victorine
croyait
entendre
la voix
d un ange. Les
cieux s ouvraient pour elle,
la
maison
Vauquer se
parait des
teintes fantastiques
que
les dcorateurs
donnent aux palais
de
thtre.
Ce thtre
enchant,
c est
l opra, auquel Balzac
se
rfre
constamment,
et qui
lui est un inpuisable magasin d images.
Dinah,
la
provinciale, a
un
air
de
prima donna
entrant
en
scne . Mme
Cibot,
la concierge de Pons, entre triomphale
ment
ans
sa
loge
comme
Jospha
entre en
scne dans
Guillaume Tell
. Phellion, l irrprochable
employ
de mi
nistre coute
son
chef comme un
dilettante coute
un
air
aux Italiens
.
Dans
la
soire
donne par Csar Birotteau,
Mme
Rabourdin,
Mme
Jules et
Mlle
de Fontaine
se des
sinent sur toute
la bourgeoisie, comme trois premiers sujets
de
l Opra se
dtachent
sur
la lourde cavalerie
des
comparses.
Et quand le grand amour
rend
Nathan lyrique, Rastignac
pense aussitt au bel canto de
l illustrissime Paganini,
et
Balzac n hsite pas se servir d une expression technique,
parfaitement adapte d ailleurs
la
circonstance :
Va, va, mon bonhomme,
dmanche
sur la quatrime
corde
la
prire de
Mose
.
Platon,
dans La Rpublique, claire
l me
de l individu
en
la projetant
sur
la
cit.
Balzac
suit
la
dmarche
inverse et
c est
encore
l opra
qui va clairer de ses puissants projec-
-
7/23/2019 Balzac et la Musique
10/13
BALZAC ET L'OPRA 33
teurs le
microcosme
individuel.
Quel opra
qu une
cervelle
d homme
,
dit
le
mdecin
franais
dans
Massimilla Doni.
Quel opra aussi que son cur Les hommes, crit Balzac,
ont,
comme les
femmes
d ailleurs, un
rpertoire
de rcitatifs,
de cantilnes, de nocturnes, de motifs, de
rentres qu ils
croient
leur
exclusive proprit. Les
gens
arrivs
l ge de
Lousteau tchent de
distribuer
les
pices de ce trsor
dans
l opra
d une passion.
C est encore
un autre opra
que
le
mariage,
qui se termine par le
Flicita
aprs avoir
pass
par
les
duos,
les strettes,
les
codas, les morceaux d ensemble, les
duettini,
les nocturnes
. N oublions pas l allgro
sautillant
du
clibataire
et
le grave andante du
pre de
famille .
Le
mcanisme des
passions ressemble assez
la
machin
eriedes coulisses.
Un
homme,
dit
Vautrin Rastignac,
est
un dieu quand
il
vous
ressemble,
ce n est
plus
une ma
chine
couverte
en
peau
; mais
un thtre
o s meuvent
les
plus
beaux sentiments.
Balzac passe ici de la notion
n
imal machine (il s agit de Poiret) celle de machine des
machinistes
,
et
sur
la
scne
du cur les beaux sentiments
chantent leur partie. Enfin parfois ce thtre, vieilli
et
en
ruine, ne montre
plus
que
l envers
du dcor,
et
c est alors
que
Rastignac aperoit
ces faces o
les
passions n ont laiss
que
leurs
cordes et
leur
mcanisme
.
Mais ce que
Balzac
amoureux de l opra a surtout retenu,
ce
sont les
voix,
et
il leur
donne dans
son uvre
une
place
minente. Nous les entendons tantt en
solistes,
tantt
en
tutti. Tutti
des
joueurs
dans la
Peau de Chagrin : La
soire
est un
vritable
morceau d ensemble
o
la troupe entire
crie,
o
chaque instrument de l orchestre
module
sa phrase.
Tutti
surtout
du dner
la pension Vauquer,
magistralement
conduit
par Vautrin :
En quelques instants
ce
fut un
tapage
casser la tte,
une
convers
ationpleine
de coq--Fne,
un
vritable opra que Vautrin
con
duisait comme
un
chef d orchestre .
Quant aux
solistes,
Balzac distribue
les voix
avec
une sret
infaillible
qui,
elle seule,
suffirait dmontrer
la
perfection
de son sens
auditif.
Voici, dans la
Physiologie
du Mariage,
3
-
7/23/2019 Balzac et la Musique
11/13
34
P.
FORTASSIER
l arrive de l ennemi,
le
clibataire.
Le mari
est aux coutes :
Au
moment
d'entrer,
combien
de
choses
ne
dit-il
pas
sans
seulement desserrer les dents ...
Soit qu il
fredonne un air italien
ou
franais, joyeux ou triste, d une voix de tnor, de
contralto,
de
ou
de baryton .
Toutes les voix masculines de l opra, sauf la basse, qui n a
pas, en principe,
d emploi
amoureux ;
les
deux
tats
du pas
sionn ; les deux
grandes
coles de la
scne
lyrique, la fran
aise et l italienne
:
on
trouvera
que Balzac
exige du
pauvre
mari bien
des
connaissances musicales C est qu il ne lui
en
faut
pas
moins
pour
valuer
le
danger. Air italien
?
Cet
homme
ne
vit
que
pour
l amour.
Air
franais
? Que pour la
galanterie. Air joyeux
?
Il
est
sr de son
fait.
Air
triste ? Les
soupirs
ont leur charme secret. Voix de tnor ? C est
l
rdente
flamme laquelle
on
ne
rsiste
pas. Contralto,
c est--
dire
haute-contre
?
C est l amour timide, mais
qui
ne
renon
cera amais. Soprano ? Le
mari
doit redouter
les grces
enfantines
de
Chrubin ; mais
il
doit
trembler
la
voix du
baryton, sducteur plein d exprience, vrai
Don
Juan.
On trouve
encore dans
La Comdie Humaine un
tabellion
haute-contre
et
surtout
beaucoup
de
basses-tailles
dont
Vautrin,
avec son
rpertoire
d opra-comique,
est,
comme
il
se
doit, le roi.
Balzac
ne
note
pas
seulement la
tessiture
des
voix,
mais
aussi le timbre et le registre. Louise de Chaulieu
a
hrit de
sa grand-mre une
voix de
tte, quand elle
est force, une
mlodieuse voix de poitrine dans le mdium du tte--tte.
Et elle exige
les
mmes qualits vocales
chez
celui qu elle
aimera
Un
homme,
pour
me parler, sera forc de musiquer
sa
voix.
Felipe
est
d ailleurs
la
hauteur
de
son
rle,
lui
qui
parle bas, dans le medium plein de son dlicieux organe .
Ces notations ne sont pas coquetterie de dilettante, heu
reux de montrer qu il connat la grammaire de l opra. Balzac
peroit
le rapport entre
la
musique
et l intonation. Il
faut
avoir conscience du
clavier
illimit dont dispose l expression
musicale
pour noter le
Pauvre femme
de Diane de
Mau-
frigneuse ou
le
Vous
n avez
donc pas lu votre acte
?
de
-
7/23/2019 Balzac et la Musique
12/13
BALZAC
ET L'OPRA
35
Mlle Gamard,
dit
sur un ton, crit Balzac,
qu il
faudrait
pouvoir
noter
musicalement
pour
faire
comprendre
combien
la haine
sut mettre
de
nuances
dans l accentuation de chaque
mot
.
Ainsi,
pour noter l accent
d une
phrase, Balzac
se
rfre-t-il plutt
la
Pasta ou
la
Fodor qu
Mlle Mars
ou Mlle
Georges.
Lulli envoyait
ses
chanteurs entrende
la Champmesl.
C est la rciproque qui
est
vraie pour Balzac.
A la comdienne
Florville,
Nathan conseille :
Si tu veux
avoir du succs, au lieu
de
crier
comme une
furie : II
est
sauv, entre tout uniment, arrive jusqu la
rampe
et dis
d une voix de poitrine : II est sauv, comme la Pasta
dit
:
patria
dans
Tancrde.
Ces
inflexions
musicales de
la
voix
paraissent enfin
Balzac
aussi rvlatrices
de l me
que le
regard et
peut-tre
plus encore. Les
tres sans
cur ont
dans la voix des
disso
nances singulires
;
le
notaire
vreux
a
une voix de
fausset.
Au contraire Balzac parle des
.
sons
que
rend
une belle
me ,
comme un
magnifique
instrument, et
ce
n est pas une
mta
phore. La
voix,
c est l me. L excellente Clotilde
de
Grand-
lieu
a
un physique ingrat, mais
sa
voix,
qu elle avait
cul
tive,
jetait des charmes . Au contraire
dans la voix
sdui
sante de la belle Nathalie dt Manerville,
des
tons
mtal
liques
trahiraient,
pour une
oreille avertie, la violence et la
duret. Les amoureux fervents,
les tres
purs ont
tous
la voix
belle : Pauline, Victorine,
Minna,
Emmanuel de Solis,
Albert Savarus, Zphirin Marcas, on
ne
peut les citer
tous.
Il faudrait
faire
une place
part
Mme
de
Mortsauf, qui ne
chante pas,
mais dont
la voix
n est
que
musique ;
voix dont
Balzac
ne
cesse de clbrer les
charmes :
-
7/23/2019 Balzac et la Musique
13/13
36 P. FORTASSIER
Ainsi
nous avons vu la place
que
tient l opra
dans la
vie
des
personnages de
La
Comdie Humaine ; nous
avons
vu
Balzac, pris
de cette
forme d art au
point de
se
constituer
le
librettiste
de Gambara et d analyser, sans craindre de joindre
aux
illuminations
enthousiastes du gnie l application pa
tiente de
l colier,
le Mose de
Rossini
; nous
l avons
vu enfin
utiliser l opra comme
une clef
du
monde et
de l me,
parce
qu il y
avait
appris
lire dans la
voix. Il
a
tellement
aim
l opra,
spectacle o la civilisation rsume toutes
ses forces
,
qu avec son got du grandiose
et
de l organisation,
il a
mme
tabli
un projet pour
doter
enfin
Paris d une salle digne
d un
pareil
monument
lev
tous
les
soirs
au
gnie
des
arts
.
Peut-tre
son
got
pour
ce
spectacle claire-t-il un aspect
essentiel de son uvre gigantesque : ceux qui n y voient
que
la
rvlation
de mcanismes
secrets ne
la comprennent
qu
demi.
Les
mobiles sordides, la toute-puissance de l argent,
ne
sont pas le tout de
La Comdie
Humaine. Balzac
s enthou
siasme
our la passion qui transfigure un tre falot comme le
pre
Goriot
en
un personnage sublime. Bref,
s il
connat,
comme Fontenelle, le jeu
des
poids et
des
cordes qui l ex
plique, le vol de
Phaton
garde pour lui tout son
prestige.
Rose FORTAS3IER.
p.
25. L.
Gozlan,
Balzac en pantoufles, Hetzel, 1856,
pp. 16,
17 et 18;alzac, Cor. d.
Pierrot,
II, pp. 500-564.
.
26.
Pour des raisons de commodit,
toutes
les notes
concernant
nositations renvoient
l'd. de
la
Pliade, avec
la
simple
indication du tome
et de la page. II, 1093, 1048, 874.
p. 27. II, 959 ; IX,
127
; I, 194.
Les
quatre opras allemands cits
ont t donns la salle
Favart,
en mai
1831
(cf. Rev. Mus., 1831).
p.
28.
III, 639 ; IX, 18 ; II,
995
; I, 801
;
V,
273 ;
I,
109-110.
Gazette
Musicale, 6 juillet
1834.
De
l'utilit
d'un
opra
allemand Paris.
p.
29.
Cor. III,
p.
296
;
et
286
:
Dites
Meyerbeer
qu il
sera
toujoursla
clef
de vote de l'uvre
que j ajourne.
p. 30. IX, 357.
p. 31. IX, 360,
358.
Paul Dukas,
Ecrits
sur la musique, p. 227.
p.
32.
II, 990 ;
IV, 75 ;
VI,
569 ;
VI,
935
; V,
459 ; II, 95.
p.
33.
IX, 344 ;
IV,
149 ; X, 1046-47,
911
;
II, 982,
914 ; IX, 13 ;
II,
997.
p.
34.
X, 735 ;
VIII, 228 ; I,
145,
213.
p. 35. V, 1089 ; III, 825 ;
I,
175 ; IV, 709 ; IV, 261 ; V, 735
,
104 ;
VIII,
796.
p. 36. Cf. Etudes balzaciennes 5-6. Un
indit
de Balzac : L Opra,
par
Jean
A.
Ducourneau.