bangor et la formation irlandaise de saint colomban
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J.-M. Picard, Bangor et la formation irlandaise de saint Colomban, Cahiers Colombaniens, 2010, p. 3-14.TRANSCRIPT
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CAHIERS COLOMBANIENS 2010
« AUX ORIGINES DU MONACHISME COLOMBANIEN »
Table ronde internationale du 18 septembre 2010
Organisée par l’association des Amis de saint Colomban Abbaye Saint-Colomban, Luxeuil-les-Bains.
Page Jean-Michel Picard, professeur, UCD Dublin, Irlande Bangor et la formation irlandaise de saint Colomban 3 Michèle Gaillard, Professeur d’histoire du haut Moyen Âge, Univ. Lille Nord de France, UDL 3, CNRS-UMR 8529-IRHiS. La Gaule mérovingienne à l’arrivée de saint Colomban. 15
Flavio G. Nuvolone, professeur de patristique, (Université de Fribourg/CH) Bobbio, époque lombarde (614-774) 25 Sébastien Bully, archéologue C.N.R.S., responsable du chantier de fouilles archéologiques à Luxeuil-les-Bains. Bilan préliminaire de la fouille programmée de l’ancienne église Saint-Martin de l’abbaye de Luxeuil (Haute-Saône), (mise à jour, février 2011). 41
Financée par la Fondation Gilles et Monique Cugnier, abritée dans la Fondation du Patrimoine.
Publication : association des Amis de saint Colomban, Luxeuil-les-Bains, février 2011.
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Bangor et la formation irlandaise de saint Colomban
Jean-Michel Picard UCD, Dublin
Colomban est le premier saint irlandais dont la Vie fut rédigée dans la génération
qui suivit sa mort. L'hagiographie des autres grands saints irlandais (Patrick, Brigitte et
Columba) nous est parvenue dans des textes plus ou moins contemporains de la Vie de
Colomban écrite par Jonas de Bobbio, mais rédigés entre cent et deux cents ans après la
mort de leurs saints patrons respectifs. Ceci fait de la Vita Columbani un document
unique, où l'on perçoit la personnalité du saint au lieu d'être confronté à un personnage de
légende. En revanche, si la Vie écrite par Jonas est un témoignage précieux (et parfois
tendancieux) sur les activités de Colomban, et sur les débuts du monachisme
colombanien, sur le continent européen, elle contient peu de renseignements sur le milieu
d'origine de Colomban et sur le terreau intellectuel et spirituel à la source de ce
mouvement. Jonas induit même son lecteur en erreur en réduisant la durée des années de
formation de Colomban en Irlande. Colomban, nous dit-il, quitta l'Irlande à l'âge de 20
ans :
9. Dedit deinde operam ut monachorum
necteretur societati, et monasterium
cujus est vocabulum Banchor petiit, in
quo virtutum praesul ubertate cluebat
beatus Commogellus […] Peractis itaque
annorum multorum in monasterio
circulis, coepit peregrinationem
desiderare […] 10. Vicesimum ergo
aetatis annum agens, arrepto itinere cum
duodecim comitibus, Christo duce ad
littus maris accedunt1.
Il chercha ensuite à s'attacher à une
communauté de moines et se présenta au
monastère appelé Bangor, où le supérieur, le
bienheureux Comgall, jouissait d'une grande
réputation, due à l'éclat de ses vertus … Les
cycles de nombreuses années s'écoulèrent dans
ce monastère quant il fut pris du désir de
s'exiler … Il était donc dans sa vingtième
année lorsqu'il se mit en chemin avec douze
compagnons et, sous la conduite du Christ, ils
arrivèrent au rivage de la mer.
Nous savons, par l'analyse des propres écrits de Colomban2, qu'il avait près de
cinquante ans quand il quitta Bangor en 590. C'est un homme qui a derrière lui la longue
expérience d'une carrière ecclésiastique en Irlande, dont il faut tenir compte pour mieux
comprendre sa personne et ses actions. Les quelques données que Jonas propose au début
de sa Vita Columbani méritent d'être commentées à la lueur du contexte irlandais.
1. Sinnel et le monastère de Cluain Inis (Cleenish)
9. Relicto ergo natali solo, quem
Lagenorum terram incolae nuncupant, ad
Quittant donc le sol natal que ses habitants
appellent la terre des Lagènes, il se rendit
1 Jonas, Vita Columbani, 9-10 (éd. B. Krusch, Ionae vitae sanctorum Columbani, Vedastis, Johannis,
Hanovre, Hahn, 1905). 2 Quand Colomban meurt à Bobbio en 615, il a près de 75 ans. Dans son poème Fidolio fratri suo, écrit en
Italie après son passage à Milan, Colomban dit avoir 72 ans (Nunc ad olympiadis ter senae venimus annos
[= 4 x 3 x 6]). L'authenticité du poème a fait couler beaucoup d'encre : voir dernièrement M. Herren,
« Some quantitative poems attributed to Columbanus of Bobbio », dans J. Marenbon, Poetry and
Philosophy in the Middle Ages. A Festschrift for Peter Dronke, Leyde, Brill, 2000, p. 99-112.
4
virum venerabilem nomine Silenem perrexit,
qui eo tempore singulari religione et
Scripturarum sacrarum scientiae flore inter
suos pollebat.
auprès d'un homme vénérable nommé
Sinell, qui était très estimé parmi les siens
pour sa piété unique et pour l'excellence de
son savoir des Saintes Écritures.
En dépit des notices réduites dont il fait l'objet dans les biographies de Colomban,
Sinell est loin d'être un inconnu. C'est l'un des maîtres légendaires qui ont inspiré le
monachisme irlandais. Le Martyrologe de Gorman célèbre sa fête le 12 novembre3. A
l'instar de saint Énda à Aran ou de saint Finnian de Clonard, dont il est le disciple, Sinell
fonde une école monastique dans les années 530/540 sur une grande île du fleuve Erne,
connue sous le nom de Cleenish, en irlandais Cluain Inis « L'île de la Prairie ». Le choix
est typique des fondations monastiques du VIe siècle : sur une île, pour s'isoler du monde,
et à la frontière entre deux royaumes pour s'assurer une indépendance politique vis à vis
des souverains locaux. Contrairement aux Églises épiscopales, qui faisaient partie
intégrante de la vie du royaume, les nouvelles fondations monastiques irlandaises font
appel au soutien financier des grands rois de province ou de la famille royale du saint
fondateur. Les Vies de saints irlandaises médiévales célèbrent Sinell à la fois pour son
savoir et son ascétisme. Outre son grand savoir (in scripturis valde expertum) et son
ascèse (magna abstinentia), l'hagiographe de la Vita Fintani mentionne aussi le dur
régime qu'il fait subir à son petit groupe d'élèves. Quand Fintan séjourne à Cleenish, c'est
avec un groupe de neuf autres jeunes gens, auxquels il est interdit de séparer le grain du
son dans la fabrication de leur farine. Les galettes, faites de cette rude farine et d'eau
uniquement, étaient ensuite cuites sur des pierres chauffées au feu4. C'est ce régime que
connaîtra Colomban. Le choix de ce maître a pu être déterminé par sa réputation, mais
aussi par des affinités tribales. Tout comme Colomban, Sinell était originaire de la
province des Laigin (le Leinster), et plus précisément du même royaume des Uí Bairrche
(voir carte 1 en Appendice). En déclin à partie du VIIIe siècle, les Uí Bairrche étaient un
groupe puissant au cours des siècles précédents, rivaux effectifs des Uí Dúnlainge et Uí
Cheinnnselaig, qui contrôleront par la suite la province de Leinster5. Nous verrons dans
quelques instants que le patronage des Uí Bairrche s'étendait aussi à Bangor. Il ne reste
rien du monastère de Sinell. Les Vikings attaquent les monastères des îles du Lough Erne
plusieurs fois au cours des IXe et X
e siècles
6 et les pierres du monastère reconstruit aux
XIe/XII
e siècles ont été réemployées lors de la construction de la ville coloniale
d'Enniskillen aux XVIe et XVII
e siècles. Seul le site de l'église et du cimetière est
identifié.
3 W. Stokes (éd.), Félire Huí Gormain, The Martyrology of Gorman, London, 1895, p. 216.
4 Vita altera s. Fintani, § 6, éd. W. W. Heist, Vita Sanctorum Hiberniae ex codice olim Salmanticensi,
Bruxelles, 1965, p. 249 : « Transtulit se ad sanctum uirum et in scripturis ualde expertum, nomine Sinell
Miannaich, qui fuit abbas in monasterio Cluoin hInis nomine, in stagno hErne, ubi mansit xviii annis in
magna abstinentia, et simul cum eo nouem alii iuuenes religione florentes. Non enim cribrabant farinam,
sed simul cum palea sua et aqua miscebatur et lapidibus igne calefactis coquebatur ». 5 Voir F. J. Byrne, Irish Kings and High-Kings, Londres 1973, p. 131-146.
6 Annales d'Uster 837 (éd. S. Mac Airt et G. Mac Niocaill, The Annals of Ulster – to A.D. 1131, Dublin,
1983) : « Cella Locha Eirne n-uile im Chluaen Eoais & Daiminis do dilgiunn o genntibh » (= Les domaines
ecclésiastiques de tout le Lough Erne, y compris Clones et Devenish, ont été détruits par les païens).
5
2. Comgall et Bangor
Dedit deinde operam ut monachorum
necteretur societati, et monasterium
cuius est vocabulum Benchor petiit, in
quo praesul uirtutum ubertate cluebat
beatus Commogellus , egregius inter
suos monachorum pater, quique et
religionis studio et regularis disciplinae
cultu praecipuus habebatur7.
Il chercha ensuite à s'attacher à une
communauté de moines et se présenta au
monastère appelé Bangor, où le supérieur, le
bienheureux Comgall, jouissait d'une grande
réputation, due à l'éclat de ses vertus. C'était un
homme éminent parmi les siens, père de
moines, que l'on estimait tout à fait
extraordinaire à cause de son zèle religieux et
son observance de la discipline de la règle.
Quand Colomban arrive à Bangor dans les années 560, c'est un nouveau
monastère en pleine expansion, fondé récemment par Comgall en 555, selon les Annales
d'Ulster, dont la source est la Chronique d'Iona (Eclesia Bennchuir fundata est). Comgall
est un homme de pouvoir. Les généalogies royales d'Ulster le font descendre de Fiacha
Araidhe, l'ancêtre éponyme de la famille royale des Dál nAraidi. Au VIe siècle les Dál
nAraidi sont l'un des groupes les plus puissants au sein des Ulates, les hommes d'Ulster.
C'est l'époque où ils assument la royauté de la province d'Ulster, en alternance avec la
famille rivale des Dál Fiatach (voir carte 2 en Appendice) 8
. Comme nous l'avons vu dans
le cas de Cleenish, Bangor est fondé en zone frontalière pour éviter le contrôle tribal. De
fait, la nouvelle fondation se trouve en dehors des trois territoires contrôlés par les Dál
nAraidi (Mag Cobo, la plaine au sud du Lough Neagh, à l'est du diocèse d'Armagh ; Mag
Line, la plaine à l'est du Lough Neagh ; et Eilne, la plaine entre les rivières Bann et
Bush). Comgall donne à son monastère une dimension nationale. Ainsi, la Vita Comgalli
mentionne le patronage du roi de la province de Leinster, Cormac mac Diarmada, de la
famille royale des Uí Bairrche, qui choisit Bangor pour se retirer à la fin de sa vie, et qui
dote le monastère de terres dans son propre territoire au sud-est de l'Irlande. Les disciples
qui lui succèdent comme abbés de Bangor ne sont pas non plus de la région, mais
viennent de différentes provinces d'Irlande. A l'instar de ses maîtres, Comgall établit la
réputation de son monastère, non seulement sur la rigueur de sa règle, mais sur la qualité
du savoir qui y est dispensé.
Si l'on en juge par la qualité du latin de Colomban dans ses lettres, l'école de
Bangor dispensait effectivement un enseignement de qualité très supérieure. Son style est
flamboyant, exploitant toutes les possibilités de la syntaxe latine, caractérisé par l'emploi
de mots rares et truffé d'allusions littéraires. Colomban cite surtout la Bible, mais dans ses
lettres, on trouve aussi des échos d'auteurs classiques (Virgile, Horace, Ovide, Salluste) et
d'auteurs tardo-antiques et patristiques (Cyprien de Cartage; Origène, Eusèbe de Césarée
7 Jonas, Vita Columbani, § 9.
8 Succession des rois d'Ulster à l'époque de Comgall (516-ý603)
1. Cairell mac Muiredaich (ý532) < Dál Fiatach
2. Eochaid mac Condlae (ý553) < Dál nAraide
3. Fergnae mac Óenguso (ý557) < Dál Fiatach
4. Demnán mac Cairill (ý572) < Dál Fiatach
5. Báetán mac Cairill (ý581) < Dál Fiatach
6. Áed Dub mac Suibne Araide (ý 588) < Dál nAraide
7. Fiachnae Lurgan mac Báetáin (ý626) < Dál nAraide
6
et Basile de Césarée, dans les traductions latines de Rufin d'Aquilée ; Gennade et Cassien
de Marseille ; saint Jérôme et saint Augustin ; le poète romain Sedulius et le breton
Gildas)9. Ce sont les auteurs que l'on retrouvera dans l'exégèse et l'hagiographie
irlandaise du VIIe siècle. Nous pouvons compléter la bibliothèque de Bangor, par les
sources utilisées dans l'antiphonaire de Bangor. Outre les auteurs patristiques que je viens
de citer, il faut ajouter le théologien Hippolyte de Rome ; le philosophe africain Marius
Victorinus ; Zénon de Vérone, autre auteur originaire d'Afrique du Nord ; Ambroise de
Milan ; le poète hispano-romain Prudence ; les pères de l'Église d'Arles, Césaire et
Aurélien. C'est probablement à Bangor que se développe le style hispérique, qui pousse à
l'extrême les tendances que nous avons vues plus haut, avec l'emploi d'un vocabulaire
exotique et des figures stylistiques extravagantes, dans des textes obscurs écrits par des
virtuoses de la langue latine pour les initiés issus du même cercle érudit10
. Les maitres de
Bangor s'intéressaient aussi aux mathématiques et au calcul complexe du comput. Inséré
avec d'autres notes au sein d'un volume de l'Évangile de saint Matthieu, dans un
manuscrit du VIIIe siècle conservé à Würzburg, se trouve le colophon d'un comput qui
contenait une méthode de calcul digital.
Mo-Sinu maccu Min, scriba et abbas
Bennchuir. Primus Hibernensium
compotem a Graeco quodam sapiente
memoraliter didicit. Deinde Mo-Chuoróc
maccu Neth Sémon, quem Romani
doctorem totius mundi nominabant,
alumnusque praefati scribae in insola
quae dicitur Crannach Dúin Lethglaisse
hanc scientiam literas fixit ne memoria
laberetur. ∫ : episinon .i. ui ; ʮ : cophe
uel cosse : xc; ѫ enacosse : dcccc. Haec
sunt notae tres, non literae. Sed tamen
inseruntur apud Graecos inter literas ne
turbetur ordo numerorum11
.
Mo Sinu moccu Min, éminent érudit et abbé
de Bangor, fut le premier des Irlandais qui
apprit par cœur le calcul d'un certain savant
grec. Ensuite Mo-Chuoróc maccu Neth
Sémon, que les Romains appellent le docteur
du monde entier, et disciple du maître susdit,
mit par écrit ce savoir dans l'île appelée
Crannach de Downpatrick pour qu'on n'en
perde pas la mémoire. ʃ epsinon, c'est à dire
six; ʮ : cophe ou cosse, c'est à dire 90; ѫ
enacosse, c'est à dire 900. Ce sont trois
symboles et non pas des lettres. Cependant, les
Grecs les ont insérés parmi les lettres pour ne
pas troubler l'ordre des chiffres.
Mo-sinu ou Silnán, quatrième abbé de Bangor, est bien attesté, à la fois dans
l'Antiphonaire de Bangor et dans les Annales d'Ulster, qui mentionnent sa mort en 61012
.
Originaire de la région de Cashel, c'est un contemporain de Colomban, et comme lui, il
semble avoir eu une solide réputation d'érudition13
. Mo-Chuoróc, originaire du sud de
l'Irlande, dans le territoire des Déisi, est mentionné à la fois dans les généalogies du Livre
de Leinster et dans le Martyrologe d'Oengus, lui aussi comme érudit. La signification de
cette note elliptique nous est donnée par Bède qui, écrivant plus d'un siècle plus tard, doit
9 J. W. Smit, Studies in the Language and Style of Columba the Younger (Columbanus), Amsterdam, 1971;
M. Lapidge (Dir.), Columbanus: studies on the Latin writings, Woodbridge, 1997. 10
Jane Stevenson, « Bangor and the Hisperica Famina », Peritia 6-7, 1987-88, p. 202-216. 11
Würzburg, Universitätsbibliothek, MS M. p. th. f. 61 (s. viii) fol. 33 ; éd. D. Ó Cróinín, « Mo Sinnu
moccu Min and the computus of Bangor », Peritia 1, 1982, p. 283. 12
Annales d'Ulster (éd. S. Mac Airt et G. Mac Niocaill, The Annals of Ulster – to A.D. 1131, Dublin, 1983)
AD 610 : « Mors Sillani moccu m-Minn abbatis Bennchoir, 7 mors Aedain ancoritae Bennchoir, 7 mors
Maele h-Umai m. Baetain ». 13
D. Ó Cróinín, « Mo-Sinnu moccu Min and the computus of Bangor », Peritia 1, 1982, p. 281-295.
7
beaucoup à ses sources irlandaises14
. Dans son traité intitulé De Temporum Ratione, au
premier chapitre sur le calcul manuel, il nous explique que le système grec est plus
efficace que le système romain car, au lieu d'utiliser plusieurs fois le même signe, le grec
a une seule lettre pour designer chaque chiffre, y compris ceux des dizaines et des
centaines (voir tableau 3 en Appendice). Comme l'alphabet a 24 signes et qu'on a besoin
de 27 signes pour représenter les trois séries de 9 chiffres, les Grecs avaient ajouté trois
lettres archaïques devenues obsolètes à l'époque classique : le Digamma pour représenter
6, Koppa pour 90 et Sampi pour 900. La formation mathématique de l'École de Bangor
explique que Colomban se soit senti suffisamment sûr de lui pour justifier les méthodes
irlandaises de calcul de la date de Pâques à la fois auprès du pape Grégoire le Grand dans
sa lettre de 600 et auprès des évêques de Gaule réunis au Concile de Chalon sur Saône en
60315
.
En ce qui concerne la règle, le texte original ne nous est pas parvenu. Nous savons
qu'elle existait et qu'elle était importante. Dans le catalogue carolingien des livres de
l'abbaye de Fulda, trois règles irlandaises seulement sont mentionnées, y compris la règle
anonyme des Frères irlandais (Regula Fratrum Hibernensium). Les deux autres sont
celles de Comgall de Bangor et de Columba d'Iona (= Colum Cille). C'est la règle qui est
célébrée dans le poème Banchuir Bona Regula « Bonne Règle de Bangor ».
Benchuir bona regula
Recta, atque diuina
Stricta, sancta, sedula,
Summa, iusta, ac mira.
Munther Benchuir beata,
Fide fundata certa,
Spe salutis ornata,
Caritate perfecta.
Bonne règle de Bangor droite et divine Stricte, sainte, diligente souveraine, juste et merveilleuse. Bienheureuse communauté de Bangor, fondée sur une foi sûre, parée de l'espoir du salut, parfaite en sa charité.
Si l'on peut en juger par les règles de Comgall et de Colum Cille rédigées en
irlandais ancien au VIIIe siècle, et probablement dérivées des règles latines originales, ce
n'étaient pas des règle normatives, mais des collections de maximes de vie. En cela, elles
sont plus proches des règle anciennes des Pères du désert égyptien et de Cappadoce que
de la Règle de saint Benoît. Dans ces règles, priorité est donnée à la pauvreté et le
deuxième précepte de la Règle de Colum Cille est : «Sois continuellement dépourvu de
tout à l'exemple du Christ et des Évangiles»16
, tout comme le second précepte de la Règle
de Comgall est : «Aime le Christ, déteste la richesse»17
En second lieu vient la prière qui
doit être constante. Les préceptes y sont exprimés en des termes très simples :
14
Voir J.-M. Picard, « Bède et ses sources irlandaises » dans S. Lebecq, M. Perrin et O. Szerwinjack (Dir.).
Bède le Vénérable entre tradition et postérité, Lille, 2005, p. 43-62. 15
D. Ó Cróinín, « The computistical work of Columbanus », dans M. Lapidge (Dir.), Columbanus: studies
on the Latin writings, op. cit., p. 264-270. 16
Regula Choluimb Chille, § 2 (éd. K. Meyer, « Mitteilungen aus irischen Handschriften: Regula Choluimb
Chille », Zeitschrift für Celtische Philologie 3, 1901, 28-30). 17
Riagail Comhgaill, § 2 (éd. J. Strachan, « An Old-Irish metrical rule », Ériu 1, 1904, p. 191-208).
8
Ní airbertha biudh co mba guirt.
Ní cotalta co mba éim lat.
Ní acallta nech co mba fri toiscc18
.
Ne prends pas de nourriture tant que tu ne sens pas
la faim.
Ne dors pas tant que tu ne sens pas le sommeil.
Ne parle à personne tant que ce n'est pas
absolument nécessaire.
Serc Dé ó uilib craidib, ó uilib nertaib.
Searc do coimnesaim amlut fodéin.
Feidliugud a timnaib Dé trésin uili
aimsir19
.
Aime Dieu de tout ton cœur, de toutes tes forces.
Aime ton prochain comme toi-même.
Obéis aux commandements de Dieu en tout temps.
Le devoir de charité et d'aide à son prochain est un trait commun à ces règles. Ainsi,
après la mention traditionnelle de la répartition de la journée du moine en trois activités
(prière, travail et lecture), la Règle de Colum Cille ajoute :
Le travail sera réparti en trois : Premièrement, ton travail pour les besoins réels de ton
monastère; deuxièmement, ta part du travail des frères; troisièmement, ton aide aux prochains,
c'est-à-dire par l'instruction ou l'écriture, par la couture d'habits ou toute sorte de tâche dont ils
aient besoin, c'est à dire, comme dit le Seigneur : «Tu ne te présenteras pas devant moi les
mains vides»20
.
Ce mode de vie correspond à ce que nous dit Jonas du premier impact que Colomban
et ses compagnons irlandais eurent lors de leur arrivée en Bourgogne :
Tanta pietas, tanta charitas omnibus
inerat, ut unum velle, unum esset nolle;
modestia atque sobrietas, mansuetudo et
lenitas in omnibus redolebat21
.
Si grande était la bonté de tous, si grande leur
charité qu'ils avaient un seul vouloir, un seul
non vouloir, et que tous respiraient la modestie
et la sobriété, la mansuétude et la douceur.
L'association de la règles de Comgall et de Columba d'Iona dans le catalogue de
Fulda n'est probablement pas un hasard : les liens entre les deux saints sont attestés à la
fois dans les textes émanant d'Iona et dans ceux qui émanent de Bangor. Les deux saints
ont fréquenté les mêmes écoles et Comgall semble avoir subi l'ascendant de Colum Cille,
plus âgé que lui. La Vita Columbae, écrite par Adomnán, abbé d'Iona au VIIe siècle, nous
montre Colum Cille protégeant les moines de Bangor et Comgall lui rendant visite à Iona
et reconnaissant sa sainteté même de son vivant. Il est très possible que le choix du nom
de Colomban soit lié à la vénération dont le saint d'Iona jouissait à Bangor. Dans les
lettres que Colomban écrit à ses correspondants continentaux entre 600 et 613, il se donne
toujours le nom de Columba et n’emploie jamais la forme Columbanus, qui sera diffusée
plus tard par ses disciples. Mais même, dans les années 640, à l’époque où le nom de
Columbanus est déjà bien établi, son hagiographe, Jonas, sait encore qu’il portait aussi le
nom de Columba22
. La clé du rapprochement Columba/Colomban nous est donnée par
18
Regula Choluimb Chille, § 19-21. 19
Regula Choluimb Chille, § 23-25. 20
Regula Choluimb Chille, § 17. 21
Jonas, Vita Columbani, § 11. 22
Jonas, Vita Columbani, 2, 1 : « Columbanus etenim qui et Columba // Ortus Hibernia insula extremo
Oceano sita ».
9
Notker le Bègue dans le martyrologe qu’il composa pour son monastère de St-Gall dans
les années 890. À la date du 9 juin, Notker célèbre Columba d’Iona, par une longue
notice tirée entièrement de la Vita Columbae d’Adomnán, à l’exception des phrases
finales, qui apportent un élément nouveau expliquant l’intérêt des moines de St-Gall pour
Columba :
Qui cum plurimos discipulos uel
socios sanctitatis suae pares
habuisset, unum tamen Comgellum
scilicet Latine Fausti nomine
illustrem praeceptorem beatissimi
Columbani magistri domini et patris
nostri Galli, uirtutum ac meritorum
suorum quasi unicum, exemplo
Isaac, reliquit haeredem23
.
Bien que Columba ait eu un grand nombre
de disciples ou de compagnons égaux à lui
en sainteté, il n'en laissa cependant qu'un
seul comme héritier unique de ses mérites
et vertus, comme dans le cas d'Isaac : ce fut
Comgall, c'est-à-dire en latin Faustus,
précepteur illustre du très bienheureux
Colomban, maître de notre seigneur et père
Gall.
La filiation ne peut être plus claire. Gall appartient à la tradition de Bangor,
éduqué par Colomban lui-même, qui a reçu son enseignement de Comgall, lui-même un
disciple de Colum Cille, l’un des saints patrons de l’Irlande et le premier à avoir pratiqué
l’exil pro Dei amore en fondant son monastère d’Iona en Écosse. Quand Jonas de Bobbio
mentionne le désir de peregrinatio de Colomban, il faut bien comprendre ce que cela
signifie dans les mentalités irlandaises. Chez les auteurs du monde romain, la
peregrinatio est un véritable voyage et les peregrini qui sont évoqués dans les vies de
saints continentales sont des gens qui vivent sur la route, pour diverses raisons, et à ce
titre ont besoin du même soutien et réconfort que les pauvres et malades. En revanche,
dans les textes irlandais, la peregrinatio est un exil équivalent à une sentence de mort.
Les textes canoniques sont très clairs sur ce point. Dans le Pénitentiel de Cumméne de
Clonfert, qui date du milieu du VIIe siècle, la peregrinatio perennis est réservée aux
fautes les plus graves, comme dans le canon suivant :
Qui homicidium odii meditatione
facit, relictis armis usque ad
mortem mortuus mundo uiuat
Deo. Si autem post uota
perfectionis, cum peregrinatione
perenni mundo moriatur. Qui
autem per furorem facit et non ex
meditatione, .iii. annos cum pane et
aqua, elimosinis orationibusque
peniteat. Si autem casu nolens
occiderit proximum suum, .i. annum
peniteat24
.
Celui qui commet un meurtre prémédité
dans la haine, qu’il soit privé d’armes
jusqu’à sa mort, ainsi, mort au monde, il
vivra en Dieu. Mais s’il l’a commis après
avoir pris des vœux de perfection, qu’il
meure au monde en un perpétuel exil. En
revanche, celui qui a tué par colère et sans
préméditation, qu’il fasse pénitence
pendant trois ans, au pain et à l’eau, faisant
prières et aumônes. Mais s’il a tué son
prochain accidentellement sans le vouloir,
qu’il fasse pénitence pendant un an.
Les peines moins graves mentionnées à la fin du canon permettent de nous faire
une idée de l’échelle des valeurs dans la société irlandaise du VIIe siècle. La mort
23
Notker Balbulus, Martyrologium, §11 (éd. J. P. Migne, Patrologia Latina, 131, cols 1025–1164). 24
Ibid., IV, 4.
10
d’homme n’est sanctionnée que par un an seulement de pénitence pour un homicide
involontaire et trois ans pour circonstances aggravantes. En revanche, pour le meurtre
prémédité, l’interdiction de porter des armes dans une société violente est une sanction
grave qui limite sérieusement les chances de survie. Quant à la sanction d’exil à
perpétuité pour les membres de la communauté ecclésiastique, elle équivaut à la peine de
mort. En effet, à l’époque où le Pénitentiel de Cumméne est composé, la sécurité d’un
individu n’est garantie qu’à l’intérieur du territoire de son royaume d’origine, où chaque
homme libre a un prix, fixé selon son rang social et qui doit être versé à sa famille en cas
de mort. En revanche, l’étranger, celui qui vient d’un autre royaume, est sans statut
personnel, n’a pas de prix attaché à sa personne et, à ce titre, peut être tué impunément25
.
Les Irlandais comme Columba d'Iona ou comme Colomban de Bangor, qui
choisissent un exil perpétuel sont morts au monde et n'ont plus rien à perdre. Ils n'hésitent
pas à risquer leur vie pour transmettre l'idéal qui les anime. Les récits de conflits avec
l'aristocratie locale, que l'on trouve aussi bien dans la Vie de Columba (= Colum Cille)
que dans celle de Colomban, reflètent certainement une réalité historique. La lecture de la
Vie de Colum Cille permet de mieux comprendre certains aspects de la personnalité de
Colomban. Cette Vie promeut l'idéal du désert et le renoncement à tout confort matériel,
la générosité et l'effacement du moi pour subvenir aux besoins des autres, le courage et la
force de s'opposer aux puissants pour faire triompher le bien. Ces idéaux, alliés à la solide
érudition qui faisait des Irlandais d'excellents communicateurs, expliquent en partie le
succès de Colomban dans les royaumes francs.
25
Voir Th. Charles-Edwards, « The social background to Irish peregrinatio », Celtica 11, 1976, p. 46-53.
11
Appendice
1. Carte de l'Irlande médiévale
12
2. Royaumes d'Irlande du Nord et fondations ecclésiastiques
13
3. Chiffres grecs et calcul digital