contretemps 04

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  • ISBN : 2 - 8 4 5 9 7 - 0 5 1 - XISSN en coursNumro quat r emai 200218,30 e

    C O N T ReTeM P S

    Daniel Bensad

    Alex Callinicos

    F ranois Chesnais

    Philippe Corcuff

    Annick Coup

    Jean-Marie Harribey

    Michel Husson

    F ranois Iselin

    Isaac Johsua

    Michal Lwy

    Lilian Mathieu

    Sylvie Maye r

    Willy Pe l l e t i e r

    Claude Serfati

    Violaine Roussel

    S t av ros To m b a zo s

    Critique de lcologie politiqueDossier : Pi e r re Bourdieu

    le sociologue et lengagement

    7 F RA C TU RE C OL OG IQ U E E T C OS OC IA LI SM E8 L C OL OG IE , U NE TH IQ UE D E L A NA TU RE ?

    8 Michal Lwy Pour une thique cosocialiste15 Philippe Corc u f f Lcologie comme inquitude thique28 S t av ros To m b a zos Critique de la sociologie du risque

    4 4 L C OL OG IE , U NE S CI EN CE P OL IT IQ UE ?4 4 Daniel Bensad Lcologie nest pas

    soluble dans la marchandise55 Sylvie Mayer C o m m u n i s m e :

    pour une cologie alternative58 Willy Pelletier Positions sociales

    et procs dinstitutionnalisation des Verts

    7 1 L C OL OG IE , U NE N OU VE LL E C ON OM IE ?7 1 Jean-Marie Harribey Richesse et valeur

    dans une perspective de soutenabilit8 5 Michel Husson Effet de serre, cotaxes

    et anticapitalisme9 7 F ranois Chesnais et Claude Serfati La fracture cologique

    1 1 2 F ranois Iselin Le choix des forces productives

    1 2 5 D OS S IE R P IE RR E BO UR DI EU : LE S OC IO LO GU E ET L EN GA GE M EN T

    1 2 6 Annick Coup Le sociologue et le mouvement social1 3 4 Lilian Mathieu et Violaine Roussel Pierre Bourdieu

    et le changement social1 4 5 Philippe Corcuff M a r x - B o u r d i e u: allers-retours

    sur la question des classes1 5 8 Daniel Bensad Pierre Bourdieu, lintellectuel et le politique1 6 9 Alex Callinicos Pierre Bourdieu et la classe universelle

    1 7 5 L U D A IL LE UR S

    1 76 Lcologie de Marx, de John Bellamy Foster1 81 cologie et droit des animaux, de Ted Benton1 86 Manifeste cosocialiste international1 90 Appel du Deuxime Forum Social Mondial

    de Porto Alegre

    1 9 7 R P L IQ UE S E T CO NT RO VE RS ES1 9 8 Isaac Johsua Rflexions sur louvrage

    dYves Salesse, Rformes et rvolutionxHSMIOFy970519z

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  • C O N T ReTeM P Snumro quatre, mai 2002

    Critique de lcologie politiqueD o s s i e r : P i e r re Bourd i e u

    le sociologue et lengagement

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  • C O N T ReTeM P Snumro quatre, mai 2002

    Critique de lcologie politiqueD o s s i e r : P i e r re Bourdieu

    le sociologue et lengagement

    CONTRETEMPS

    numro un, mai 2001Le retour de la critique socialeMarx et les nouvelles sociologies

    numro deux, septembre 2001Seattle, Porto Alegre, GnesMondialisation capitaliste et dominations impriales

    numro trois, fvrier 2002Logiques de guerreDossier : mancipation sociale et dmocratie

    numro quatre, mai 2002Critique de lcologie politiqueDossier : Pierre Bourdieu, le sociologue et lengagement

    Les ditions Textuel, 200248, rue Vivienne75002 Paris

    ISBN : 2-84597-051-XISSN : en coursDpt lgal : mai 2002

    O u v r age publi avec le concours

    du Centre national du livre.

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  • C O N T ReTeM P Snumro quatre, mai 2002

    Sommaire

    7 F RA CT UR E C OL OG IQ UE E T C OS OC IA LI SM E8 L C OL OG IE , U NE TH IQ UE D E L A NA TU RE ?

    8 Michal Lwy Pour une thique cosocialiste15 Philippe Corc u f f Lcologie comme inquitude thique28 S t av ros To m b a zos Critique de la sociologie du risque

    4 4 L C OL OG IE , U NE S CI EN CE P OL IT IQ UE ?4 4 Daniel Bensad Lcologie nest pas

    soluble dans la marchandise55 Sylvie Mayer C o m m u n i s m e : pour une cologie alternative58 Willy Pelletier Positions sociales et procs

    dinstitutionnalisation des Verts7 1 L C OL OG IE , U NE N OU VE LL E C ON OM IE ?

    7 1 Jean-Marie Harribey Richesse et valeur dans une perspective de soutenabilit

    8 5 Michel Husson Effet de serre, cotaxes et anticapitalisme

    9 7 F ranois Chesnais et Claude Serfati La fracture cologique1 1 2 F ranois Iselin Le choix des forces productives

    1 2 5 D O SS IE R P IE RR E BO UR DI EU : LE S OC IO LO GU E ET L EN GA G EM EN T

    1 2 6 Annick Coup Le sociologue et le mouvement social1 3 4 Lilian Mathieu et Violaine Roussel Pierre Bourdieu

    et le changement social1 4 5 Philippe Corcuff M a r x - B o u r d i e u: allers-retours

    sur la question des classes1 5 8 Daniel Bensad Pierre Bourdieu, lintellectuel et le politique1 6 9 Alex Callinicos Pierre Bourdieu et la classe universelle

    1 7 5 L U D A IL LE UR S

    1 7 6 Lcologie de Marx, de John Bellamy Foster1 8 1 cologie et droit des animaux, de Ted Benton1 8 6 Manifeste cosocialiste international1 9 0 Appel du Deuxime Forum Social Mondial de Porto Alegre

    1 9 7 R PL IQ UE S E T CO NT RO VE RS ES1 9 8 Isaac Johsua Rflexions sur louvrage

    dYves Salesse, Rformes et rvolution

    C O N T ReTeM P S n u m r o q u at r e 5

    CONTRETEMPS

    Directeur de publication :Daniel Bensad

    Comit de rdaction :Gilbert Achcar ; Christophe Aguiton ; Antoine Artous ; Daniel Bensad ; Karine Clment ;Philippe Corcuff ; Lon Crmieux ; Jacques Fortin ; Janette Habel ; Helena Hirata ; Michel Husson ;Samuel Johsua; Thierry Labica ; Ivan Lematre ; Claire Le Strat ; Michal Lwy ; Lilian Mathieu ;Willy Pelletier ; Marie Pontet ; Alain Rebours ; Catherine Samary ; Patrick Simon ; Francis Sitel ;Josette Trat ; Enzo Traverso ; Emmanuel Valat ; Alexandra Weisgal.

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  • C O N T ReTeM P S n u m r o q u at r e 76

    F ra c t u re cologique et cosocialisme

    L c o l o g i e , une thique de la nature ?

    L c o l o g i e , une science politique ?

    L c o l o g i e , une nouvelle conomie ?

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  • L c o l o g i e , u n e t h i q u e d e l a n a t u r e ?

    Michal LwyDirecteur de recherches au CNRS.

    Pour une thique cosocialiste

    Le capital est une formidable machine de rification. Depuis La Grande Tra n s f o r m a t i o n d o n tparle Karl Polanyi, cest--dire depuis que lconomie capitaliste de march sestautonomise, depuis quelle sest pour ainsi dire d s e n c a s t r e de la socit,elle fonctionne uniquement selon ses pro p res lois, les lois impersonnelles dup rofit et de laccumulation. Elle suppose, souligne Polanyi, tout bonnement lat ransformation de la substance naturelle et humaine de la socit en marc h a n-d i s e s , grce un dispositif, le march autorgulateur, qui tend invitablement briser les relations humaines et [...] anantir lhabitat naturel de lhomme .Il sagit dun systme impitoyable qui jette les individus des couches dfavo r i-ses sous les roues meurt r i res du progrs, ce char de Jagannth 1.Max Weber avait dj re m a rquablement saisi la logique c h o s i f i e du capitaldans son grand ouvrage conomie et Socit : La rification (Ve r s a c h l i c h u n g)de lconomie fonde sur la base de la socialisation du march suit absolumentsa pro p re lgalit objective (s a c h l i c h e n) [] L u n i vers rifi (ve r s a c h l i c h t eKo s m o s) du capitalisme ne laisse aucune place une orientation charitable[ ] Weber en dduit que lconomie capitaliste est structurellement incompa-tible avec des critres thiques : Par contraste avec tout autre forme de domination, la domination conomique du capital, du fait de son c a ra c t reimpersonnel, ne saurait tre thiquement rglemente. [...] La comptition, lem a rch, le march du tra vail, le march montaire, le march des denres, enun mot des considrations o b j e c t i ves, ni thiques, ni anti-thiques, mais toutsimplement non thiques [] commandent le comportement au point dcisif eti n t roduisent des instances impersonnelles entre les tres humains concer-n s2. Dans son style neutre et non engag, Weber a mis le doigt sur lessen-t i e l : le capital est intrinsquement, par essence, non thique . la racine de cette incompatibilit, on tro u ve le phnomne de la quantifica-t i o n. Inspir par la Re c h e n h a f t i g k e i t lesprit de calcul rationnel dont parleWeber le capital est une formidable machine de quantification. Il ne re c o n n a tque le calcul des pertes et des profits, les chiffres de la production, la mesuredes prix, des cots et des gains. Il soumet lconomie, la socit et la viehumaine la domination de la valeur dchange de la marchandise, et de son

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    e x p ression la plus abstraite, largent. Ces valeurs quantitatives, qui se mesure n ten 10, 100, 1 000 ou 1 0 0 0 000, ne connaissent ni le juste ni linjuste, ni le bienni le mal : elles dissolvent et dtruisent les valeurs qualitatives, et en pre m i e rlieu les valeurs thiques. Entre les deux, il y a de l a n t i p a t h i e , au sensancien, alchimique, du terme: dfaut daffinit entre deux substances.Aujourdhui ce rgne total en fait, totalitaire de la valeur marchande, de lavaleur quantitative, de largent, de la finance capitaliste, a atteint un degrsans prcdent dans lhistoire humaine. Mais la logique du systme avait djt saisie, ds 1847, par un critique lucide du capitalisme : Vint enfin untemps o tout ce que les hommes avaient regard comme inalinable devintobjet dchange, de trafic et pouvait saliner. Cest le temps o les chosesmmes qui jusqualors taient communiques, mais jamais changes ; don-nes mais jamais vendues ; acquises mais jamais achetes vertu, amour, opi-nion, science, conscience, etc. o tout enfin passa dans le commerce. Cestle temps de la corruption gnrale, de la vnalit universelle ou, pour parleren termes dconomie politique, le temps o toute chose, morale ou physique,tant devenue valeur vnale, est porte au march pour tre apprcie saplus juste valeur3. Les premires ractions, non seulement ouvrires, mais aussi paysannes et populaires contre la mercantilisation capitaliste ont eu lieu au nom de cer-taines valeurs sociales, certains besoins sociaux considrs comme plus lgi-times que lconomie politique du capital. tudiant ces mouvements de foule,meutes de la faim et rvoltes du XV IIIe sicle anglais, lhistorien E. P.Thompson parle de la confrontation entre l conomie morale de la plbe etlconomie capitaliste de march (qui trouve dans Adam Smith son premiergrand thoricien). Les meutes de la faim (o les femmes jouaient le rle prin-cipal) taient une forme de rsistance au march au nom de lancienne co-nomie morale des normes communautaires traditionnelles qui ntait passans avoir sa propre rationalit et qui, long terme, a probablement sauv lescouches populaires de la famine4.Le socialisme moderne est hritier de cette protestation sociale, de cette conomie morale . Il veut fonder la production non plus sur les critres dumarch et du capital la demande solvable , la rentabilit, le profit, laccu-mulation mais sur la satisfaction des besoins sociaux, le bien commun ,la justice sociale. Il sagit de valeurs qualitatives, irrductibles la quantifica-tion mercantile et montaire. Refusant le productivisme, Marx insistait sur lapriorit de ltre des individus le plein accomplissement de leurs potentiali-ts humaines par rapport lavoir, la possession de biens. Pour lui le premierbesoin social, le plus impratif, celui qui ouvrait les portes du Royaume dela Libert , tait le temps libre, la rduction de la journe de travail, lpa-

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  • nouissement des individus dans le jeu, ltude, lactivit citoyenne, la crationartistique, lamour.Parmi ces besoins sociaux, il y en a un qui prend une importance de plus enplus dcisive aujourdhui et que Marx n a vait pas suffisamment pris enc o n s i d ration (sauf quelques passages isols de son uvre ) : le besoin des a u ve g a rder lenvironnement naturel, le besoin dun air re s p i rable, dune eau potable, dune nourriture libre de poisons chimiques ou de ra d i a t i o n sn u c l a i res. Un besoin qui sidentifie, tendanciellement, avec limpra t i fmme de survie de lespce humaine sur cette plante, dont lquilibre co-logique est srieusement menac par les consquences catastrophiques effet de serre, destruction de la cape dozone, danger nuclaire de lexpan-sion linfini du productivisme capitaliste.Le socialisme et lcologie partagent donc des valeurs sociales qualitatives,irrductibles au march. Ils partagent aussi une rvolte contre la GrandeTransformation , contre lautonomisation rifie de lconomie par rapportaux socits, et un dsir de r-encastrer lconomie dans un environne-ment social et naturel.5 Mais cette convergence nest possible qu conditionque les marxistes soumettent une analyse critique leur conception tradi-tionnelle des forces productives nous y reviendrons et que les colo-gistes rompent avec lillusion dune conomie de march propre. Cettedouble opration est luvre dun courant, lcosocialisme, qui a russi la syn-thse entre les deux dmarches.Quest-ce donc lcosocialisme ? Il sagit dun courant de pense et dactioncologique qui intgre les acquis fondamentaux du marxisme tout en ledbarrassant de ses scories productivistes. Un courant qui a compris que lalogique du march capitaliste et du profit de mme que celle de lautorita-risme techno-bureaucratique des dfuntes dmocraties populaires sontincompatibles avec la sauvegarde de lenvironnement. Enfin un courant qui,tout en critiquant lidologie des courants dominants du mouvement ouvrier,sait que les travailleurs et leurs organisations sont une force essentielle pourtoute transformation radicale du systme.Lcosocialisme sest dvelopp partir des recherches de quelques pion-niers russes de la fin du XIXe et dbut du XXe sicle (Serge Podolinsky, VladimirVernadsky) surtout au cours des vingt-cinq dernires annes, grce aux tra-vaux de penseurs de la taille de Manuel Sacristan, Raymond Williams, AndrGorz (dans ses premiers crits), ainsi que des prcieuses contributions deJames OConnor, Barry Commoner, Juan Martinez-Alier, Francisco FernandezBuey, Jean-Paul Dlage, Elmar Altvater, Frieder Otto Wolf, Joel Kovel, et beau-coup dautres. Ce courant est loin dtre politiquement homogne, mais la plu-part de ses reprsentants partagent certains thmes communs. En rupture

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    avec lidologie productiviste du progrs dans sa forme capitaliste et/oubureaucratique dite socialiste relle et oppos lexpansion linfinidun mode de production et de consommation destructeur de lenvironne-ment, il reprsente dans la mouvance cologique la tendance la plus avance,la plus sensible aux intrts des travailleurs et des peuples du Sud, celle quia compris limpossibilit dun dveloppement soutenable dans les cadresde lconomie capitaliste de march.Quels pourraient tre les principaux lments dune thique cosocialiste, quisoppose radicalement la logique destructrice et foncirement non-thique (Weber) de la rentabilit capitaliste et du march total ce systmede la vnalit universelle (Marx) ? Javance ici quelques hypothses,quelques points de dpart pour la discussion.Tout dabord il sagit, il me semble, dune thique sociale : ce nest pas unethique des comportements individuels, elle ne vise pas culpabiliser les per-sonnes, promouvoir lasctisme ou lautolimitation. Certes, il est importantque les individus soient duqus dans le respect de lenvironnement et lerefus du gaspillage, mais le vritable enjeu est ailleurs : le changement desstructures conomiques et sociales capitalistes/marchandes, ltablissementdun nouveau paradigme de production et de distribution, fond, comme nouslavons vu plus haut, sur la prise en compte des besoins sociaux notammentle besoin vital de vivre dans un environnement naturel non dgrad. Un chan-gement qui exige des acteurs sociaux, des mouvements sociaux, des organi-sations cologiques, des partis politiques, et pas seulement des individus debonne volont.Cette thique sociale est une thique humaniste. Vivre en harmonie avec lanature, protger les espces menaces sont des valeurs humaines de mmeque la destruction, par la mdecine, des formes vivantes qui agressent la viehumaine (microbes, virus, parasites). Le moustique anophle, porteur dupaludisme, na pas le mme droit la vie que les enfants du tiers-mondemenacs par cette maladie : pour sauver ces derniers, il est thiquement lgi-time dradiquer, dans certaines rgions, le premierLa crise cologique, en menaant lquilibre naturel de lenvironnement, meten danger non seulement la faune et la flore, mais aussi et surtout la sant,les conditions de vie, la survie mme de notre espce. Nul besoin donc de par-tir en guerre contre lhumanisme ou lanthropocentrisme pour voir dans ladfense de la biodiversit ou des espces animales en voie de disparition uneexigence thique et politique. Le combat pour sauver lenvironnement, qui estncessairement un combat pour un changement de civilisation, est un imp-ratif humaniste. Il concerne non seulement telle ou telle classe sociale, maislensemble des individus.

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  • Cet impratif concerne les gnrations ve n i r, menaces de re c e voir en hritageune plante rendue invivable par laccumulation de plus en plus incontrlabledes dgts infligs lenvironnement. Mais le discours qui fondait lthique co-logique fondamentalement sur ce danger futur est aujourdhui dpass. Il sagitdune question bien plus urgente, qui concerne directement les gnrations pr-s e n t e s: les individus qui vivent au dbut du XXIe sicle connaissent dj lesconsquences dramatiques de la destruction et de lempoisonnement capita-liste de la biosphre, et ils risquent de faire face en ce qui concerne les jeunesen tout cas dans vingt ou trente annes des vritables catastro p h e s .Il sagit aussi dune thique galitaire : le mode de production et de consom-mation actuel des pays capitalistes avancs, fond sur une logique daccumu-lation illimite (du capital, des profits, des marchandises), de gaspillage desressources, de consommation ostentatoire, et de destruction acclre delenvironnement, ne peut aucunement tre tendu lensemble de la plante,sous peine de crise cologique majeure. Ce systme est donc ncessairementfond sur le maintien et laggravation de lingalit criante entre le Nord et leSud. Le projet cosocialiste vise une redistribution plantaire de la richesse,et un dveloppement en commun des ressources, grce un nouveau para-digme productif.Lexigence thico-sociale de satisfaction des besoins sociaux na de sens quedans un esprit de justice sociale, dgalit ce qui ne veut pas dire homog-nisation et de solidarit. Elle implique, en dernire analyse, lappropriationc o l l e c t i ve des moyens de production et la distribution des biens et des serv i c e s chacun selon ses besoins . Elle na rien en commun avec la prtendue quit librale, qui veut justifier les ingalits sociales dans la mesureo elles seraient lies des fonctions ouvertes tous dans des conditions dgalit quitable des chances 6 argument classique des dfenseurs de la libre comptition conomique et sociale.Lcosocialisme implique galement une thique d m o c ra t i q u e : tant que lesdcisions conomiques et les choix productifs restent aux mains dune oligar-chie de capitalistes, banquiers et technocrates ou, dans le systme disparudes conomies tatises, dune bure a u c ratie chappant tout contrle dmo-c ratique on ne sort i ra jamais du cycle infernal du productivisme, de lexploita-tion des tra vailleurs et de la destruction de lenvironnement. La dmocra t i s a t i o nconomique qui implique la socialisation des forces pro d u c t i ves signifie queles grandes dcisions sur la production et la distribution ne sont pas prises par les marc h s ou par un p o l i t b u re a u, mais par la socit elle-mme, aprs undbat dmocratique et pluraliste, o sopposent des propositions et des optionsd i f f rentes. Elle est la condition ncessaire de lintroduction dune autre logiquesocio-conomique, et dun autre ra p p o rt la nature .

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    Enfin, lcosocialisme est une thique ra d i c a l e, au sens tymologique du mot : une thique qui se propose daller la racine du mal. Les demi-m e s u res, les semi-rformes, les confrences de Rio, les marchs de droit depollution sont incapables dapporter une solution. Il faut un changementradical de paradigme, un nouveau modle de civilisation, bre f, une tra n s f o r-mation rvo l u t i o n n a i re .Cette rvolution touche aux rapports sociaux de production la proprit pri-ve, la division du travail mais aussi aux forces productives. Contre une cer-taine vulgate marxiste qui peut sappuyer sur certains textes du fondateur qui conoit le changement uniquement comme suppression au sens delAufhebung hglienne de rapports sociaux capitalistes, obstacles aulibre dveloppement des forces productives , il faut mettre en question lastructure mme du processus de production.Pour paraphraser la clbre formule de Marx sur ltat, aprs la Commune deParis : les travailleurs, le peuple, ne peuvent pas sapproprier lappareil pro-ductif et le faire simplement marcher leur profit : ils doivent le briser et leremplacer par un autre. Ce qui veut dire : une transformation profonde de lastructure technique de la production et des sources dnergie essentielle-ment fossiles ou nuclaires qui le faonnent. Une technologie qui respectelenvironnement, et des nergies renouvelables notamment le solaire sontau cur du projet cosocialiste.7

    Lutopie dun socialisme cologique, dun communisme solaire 8 ne signifiepas quil ne faille se battre pour des objectifs immdiats, qui prfigurent lave-nir et sont inspirs par ces mmes va l e u r s :

    privilgier les transports publics contre la prolifration monstrueuse de la voi-ture individuelle et le transport routier ;

    sortir du pige nuclaire et dvelopper la recherche de sources nergtiquesrenouvelables ;

    exiger le respect des accords de Kyoto sur leffet de serre, en refusant la mys-tification du march des droits de polluer ;

    se battre pour une agriculture biologique, en combattant les multinationalessemencires et leurs OGM.Ce ne sont que quelques exemples. On trouve ces demandes, et dautres simi-laires, parmi les revendications du mouvement international contre la globa-lisation capitaliste et le nolibralisme, qui a surgi en 1996 lors de laconfrence intergalactique contre le noliberalisme et pour lhumanit,organise par les zapatistes dans les montagnes du Chiapas, et qui a rvl saforce protestataire dans les manifestations de rue Seattle (1999), Prague,Qubec, Nice (2000), Gnes (2001) et Barcelone (2002). Ce mouvement nestpas seulement critique des monstrueuses injustices sociales produites par le

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  • 1 Karl Polanyi, La Grande Transformation.Aux origines politiques et conomiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983, p. 70.

    2 Max Weber, Wirtschaft und Gesellschaft,Tbingen, J. C. B. Mohr, 1923, p. 305, 708-709.

    3 Karl Marx, Misre de la philosophie,Paris, ditions sociales, 1947, p. 33.

    4 E. P. Thompson, Moral EconomyReviewed , Customs in Common,Londres, Merlin Press, 1991, p. 267-268.

    5 Cf. Daniel Bensad, Marx lintempestif,Paris, Fayard, 1995, p. 385-386, 396.

    6 John Rawls, Libralisme politique,Paris, PUF, 1995, p. 29-30.

    7 Sur la signification politique du choixentre le fossile et le solaire, voir FranoisIsselin, Spcificits techniques de la production capitaliste , Inprecor,n 461-462, aot-septembre 2001, p. 45-52.

    8 Cf. David Schwartzman, SolarCommunism , Science and Society,vol. 60, n 3, fall 1996, p. 307-331.

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    systme, il est aussi capable de proposer des alternatives concrtes, commepar exemple, dans le Forum Social Mondial de Porto Alegre (janvier 2002).Ce mouvement, qui refuse la marchandisation du monde, puise linspirationmorale de sa rvolte et de ses propositions dans une thique de la solidarit,inspire de valeurs sociales et cologiques proches de celles numres ici.

    L c o l o g i e , u n e t h i q u e d e l a n a t u r e ?

    Philippe Corc u f fPo l i t i s t e , Institut dtudes politiques de Ly o n .

    Lcologie comme inquitude thique.Quand Hans Jonas et Bruno Latourcroisent Marx

    Lcologie, une thique ? Lintitul de ce forum nous invite explore r en quoi lcologie,et plus prcisment lcologie politique, peut contribuer redfinir nos catgo-ries thiques. On entendra ici t h i q u e au sens large dinterrogations sur lesens de lexistence humaine, et donc sur sa va l e u r, sur les valeurs. Or il faut direque les forces politiques classiques nont pas encore saisi lampleur des ram-nagements intellectuels qui sont appels par les prises de conscience colo-giques. La nouvelle gauche radicale, celle qui sbauche de la grande grve del h i ver 1995 aux mobilisations internationales contre la globalisation capitaliste,a elle aussi du re t a rd intellectuel. Le confort des habitudes mentales nousconduit souvent repousser toujours un peu plus tard la rvision de nos modesde pense, dans la confrontation avec nos impasses, nos checs, les nouve l l e squestions et les ralits mergentes. Tout au plus, on accepte dintgrer lam a rge de nos visions routinises un peu dcologie, sans revisiter lensemble.Quant aux Ve rts, ils ne sont gure mieux lotis intellectuellement. Cest un part ircent certes, mais qui a vite pris le pli des vieux rflexes politiciens. Il secontente alors de surfer sur une image cologique assez positive lextrieur,sans avoir besoin de tra vailler lintrieur. Par un mlange de paresse et danti-intellectualisme, les Ve rts nont pas grand-chose faire des questionnementsintellectuels, et ils ne manifestent gure dintrt pour la philosophie morale etpolitique ou pour les sciences sociales. Comme leur candidat i r r vo c a b l e ,Nol Mamre, ils risquent surtout de devenir une bulle mdiatique qui n a i d eg u re la reconstitution dune politique dmancipation pour le XXIe s i c l e .Si lespace politique le plus visible est souvent vide intellectuellement sur leplan de lcologie politique, ce nest pas le cas du champ intellectuel. L desi n t e r rogations fortes ont merg. Sur le plan thique qui mintre s s e ra ici, jere t i e n d rai deux grandes penses contempora i n e s : celle du philosophe HansJonas, dans Le Principe responsabilit Une thique pour la civilisation tech-n o l o g i q u e1, et celle du sociologue des sciences Bruno Latour, dans Po l i t i q u e s

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  • de la nature Comment faire entrer les sciences en dmocra t i e2. Je les fera ijouer tout la fois lun avec lautre et lun contre lautre, en demeurant donc unpeu lcart des deux, afin dalimenter un cheminement qui mest pro p re : lavoie dune inquitude thique et de Lu m i res tamises3. Avec Jonas commea vec Latour, jaurai ainsi recours la stratgie du coucou , cet oiseau mal-poli qui pond ses ufs dans les nids dautres oiseaux. Je passerai en revue suc-c e s s i ve m e n t : 1) le passage de la notion d heuristique de la peur chez HansJonas celle dinquitude thique, qui appelle une rvaluation de la notion de p ro g r s ; 2) la redfinition de lhumanisme laquelle nous invitent dansdes directions pour une part diffrentes Jonas et Latour ; et 3) la faon dont ilsa b o rdent de manire oppose la question dmocratique. Au milieu de ces va -et-vient entre Jonas et Latour, nous cro i s e rons la figure de Marx, dont cert a i n e sintuitions bien peu m a r x i s t e s se rvleront utiles pour une pense colo-gique. Enfin, je conclurai succinctement sur la ncessaire rlaboration de lh-ritage des Lu m i res. Ce parcours cahoteux pre n d ra une forme synthtique.

    De lheuristique de la peur lthique de linquitudeLe grand mrite de Hans Jonas est davoir contribu largir lhorizon tempo-rel travers lequel le problme de la responsabilit de nos actes est pos, enltendant leurs effets lointains . Cet largissement temporel serait li des transformations des socits humaines, et plus prcisment une sortede saut, de changement dchelle, dans lequel nous entranerait le dvelop-pement scientifique et technologique. Il y a donc un constat socio-historique lorigine des rflexions thiques de Jonas : La technique moderne a intro-duit des actions dun ordre de grandeur tellement nouveau, avec des objetstellement indits et des consquences tellement indites, que le cadre de lthique antrieure ne peut plus les contenir (p. 24). La double figure dunuclaire, militaire et civil, symbolise bien la question pose. Mais les dfis dela fin du XXe sicle et du dbut du XXIe sicle, avec le sang contamin, lamiante,la vache folle, les OGM, leffet de serre ou les perspectives de clonage humain,sont aussi en mesure de nourrir empiriquement cette problmatique.Dans ce cadre, ce sont les gnrations futures qui doivent en premier lieu treintgres dans nos dcisions actuelles. Car pour Jonas, il nest pas impossibleque la vie humaine disparaisse, du fait mme du niveau de danger que faitcourir le complexe technico-scientifique. Cette interrogation dbouche chezlui sur une coute diffrentielle des prophtes de malheur et des prophtes debonheur. Car pour Jonas : Il faut davantage prter loreille la prophtie demalheur qu la prophtie de bonheur (p. 54). Une telle prise de position est,bien entendu, lie laccent mis dans la problmatique jonassienne sur lesmenaces que nos dcisions actuelles feraient peser sur les gnrations future s .

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    Voil pourquoi, selon lui, cest principalement une heuristique de la peur qui doit nous guider. Mais il prcise que la peur qui fait essentiellement par-tie de la responsabilit nest pas celle qui dconseille dagir, mais celle quiinvite agir (p. 300). Cela signifie que lon ne doit pas se laisser enfermerdans le ngatif, mais que, comme il le note, nous devons reconqurir [] lepositif partir de la reprsentation du ngatif (p. 302). Cest pourquoi il yaurait une malhonntet reprocher leur non-ralisation aux prophties demalheur, puisque justement la prophtie de malheur est faite pour viterquelle ne se ralise (p. 168).Un pige de la problmatique jonassienne rside ici dans la quasi-diabolisa-tion de la technique, qui ressemble trop, mais de manire inverse, aux nave-ts propres la divinisation du progrs technique . On a l deux formesdessentialisme (un essentialisme du mal et un essentialisme du bien) qui,toutes deux, sont dans lincapacit saisir la diversit des techniques, leurscontradictions, la pluralit de leurs usages et des contextes de leur utilisation.Car faut-il abandonner purement et simplement la thmatique du Progrs telque nous lhritons notamment de la philosophie des Lumires, au sein delaquelle la notion de progrs scientifique et technique a justement jou ungrand rle, ou doit-on redfinir ce progrs ? mon sens, la pense de Jonasapparat trop ractive vis--vis des Lumires. Certes, les paris des Lumires nepeuvent plus tre repris tels quels. Cest pourquoi on peut retenir de Jonas laprfrence pour les prophties de malheur, susceptibles de nous prparer lapossibilit du mal, plutt que pour les prophties de bonheur, dans leur ten-dance nous endormir face ce mal. La notion de mal ici na pas la portemtaphysique que les thmatiques religieuses lui ont donn, elle signale seu-lement linverse du bien , en tant que sens socialement et historiquementsitu du souhaitable. On a affaire plus particulirement un choix indissocia-blement thique et politique au sein de valeurs historiquement constitues, etnon des absolus intemporels. Dans cette perspective, une prophtie de mal-heur peut, tout en portant prioritairement lattention sur les risques, venirappuyer une vise de bonheur ou tout au moins dun mieux.On ne peut en rester toutefois un rapport unilatralement ngatif vis--visdu dveloppement des sciences et des techniques, qui peuvent aussi consti-tuer des moyens damlioration de lexistence (par exemple, dans la luttecontre les maladies). La peur, comme guide principal, peut se rvler aveugleaux potentialits mancipatrices ou simplement de rsistance au mal. On nepeut pas se laisser enfermer dans un choix entre les catgories biaises dupessimisme et de loptimisme. Cest dailleurs quoi nous invite Bruno Latourquand il insiste sur une rvolution culturelle laquelle peut fortement contri-buer lcologie politique : la prise en compte de lincertitude. Pour Latour, la

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  • Science traditionnelle, au singulier et majuscule, serait du ct de la certi-tude. Cest avec cette reprsentation du scientifique que nous devrions ro m p repour passer une pense des sciences, au pluriel et en minuscule, instru-ments dexploration de lincertitude. Latour crit que lcologie politique glisse dune certitude sur la production des objets sans risque (avec leursparation claire entre choses et gens), une incertitude sur les relations dontles consquences inattendues risquent de perturber tous les ordonnance-ments, tous les plans, tous les impacts (p. 41). Mais cette incertitude nestpas que du ct du ngatif : elle inclut aussi des possibilits positives, voire delindit bnfique. Et des sciences et des techniques non essentialises, nonftichises, en positif ou en ngatif, peuvent constituer des outils dans lex-ploration et lexprimentation dun monde commun venir.L e x p l o ration et lexprimentation latouriennes sont susceptibles dalimenterma proposition de passer de lheuristique de la peur jonassienne unethique de li n q u i t u d e. Linquitude apparat comme un aiguillon, qui nousmet sur le qui-vive en nous empchant de jamais tro u ver compltement lerepos. Linquitude, cest alors une disposition, toujours en veil, tre affectpar le monde, ses risques et ses barbaries. Cest une disposition qui retient deJonas les dangers du ngatif, mais sans les hypostasier. Linquitude thique,cest en quelque sorte intgrer ce quon appelle aujourdhui le principe de pr-c a u t i o n. Une des caractristiques majeures dune telle thique de linquitudeest quelle re l ve tout la fois dune responsabilit morale individualise (messimples actes individuels psent dj dans la balance) et dune re s p o n s a b i l i t politique collective (les choix collectifs ont des effets majeurs). Dans unethique de linquitude, le j e et le n o u s, nouvellement associs dans uneresponsabilit vis--vis des gnrations futures, ne peuvent jamais complte-ment sendormir dans une conscience tra n q u i l l e . Mais linquitude n e s tpas la peur, car elle sait que lmancipation comme la barbarie sont deuxpotentialits des mouvements de lhistoire. Le pro g ressisme classique a sur-tout retenu lmancipation, la peur jonassienne a les yeux rivs sur le chaos.C o n t re de telles visions symtriquement unilatrales, Maurice Merleau-Po n t y c r i vait dj : Le monde humain est un systme ouve rt ou inachev et lamme contingence fondamentale qui le menace de discordance le soustra i taussi la fatalit du dsord re et interdit den dsespre r4. Quid alors de la thmatique du Progrs , si lon intgre une inquitudethique ? Latour est, quant lui, conduit valoriser une posture de lattache-ment par rapport larrachement ( la nature et la tradition dans le mouve-ment du progrs) prconis par les Lumires. Si les attachements entrehumains et non-humains, et en particulier les liens avec la nature, participentbien de la constitution de lhumanit de lhomme et de la formation de mondes

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    communs entre eux, comme de leur solidit, alors Latour peut affirmer : Nous nattendons plus du futur quil nous mancipe de tous nos attache-ments, mais quil nous attache, au contraire, par des nuds plus serrs (p. 254). Mais la mise en valeur de lattachement rencontre certains probl-mes, en ce que la thmatique de lattachement a voir, historiquement, avecles traditions existantes et leur reproduction conservatrice. Or les attache-ments propres la tradition risquent de dsarmer la critique dans la solidifi-cation des prjugs et la naturalisation des injustices et des hirarchiesinstitues, en nous faisant justement perdre notre capacit darrachement lordre existant des choses . Cest peut-tre dans la mesure o la sociolo-gie des sciences intgrera ces limites quelle pourra aider reformuler demanire moins exclusive le message des Lumires, plutt que de risquer denrevenir une dfense de la tradition contre le progrs et des attachementscontre larrachement mancipateur.Mais alors comment viter de retomber dans des choix binaires imposs, telsque tradition ou mancipation, et attachement ou arrachement, dans leursversions respectivement positives et ngatives du type : raison critique contreprjugs ou, linverse, inscription dans un environnement naturel et une his-toire contre bougisme (selon lexpression de Pierre-Andr Taguieff5) ? Danssa perspective d autorflexion critique des Lumires, Adorno avait subtile-ment suggr dans Minima Moralia6 : Une des tches non des moindres devant lesquelles se trouve place la pense est de mettre tous les argumentsractionnaires contre la civilisation occidentale au service de lAufklrung pro-gressiste (fragment 122, p. 179). Quant Walter Benjamin, sa philosophieesquissait un accrochage original entre tradition et Lumires, comme la misen vidence Michal Lwy7. Se dessinerait alors plutt une nouvelle dialec-tique de lattachement et de larrachement, de la tradition et de lmancipa-tion, pour de nouvelles Lumires.

    Un humanisme cologiqueLa pense de Jonas nous conduit aussi renvisager, en llargissant, notrehumanisme classique, galement au cur de la philosophie des Lumires. Carcest dans cette vise humaniste, radicalement diffrente de lcologie pro-fonde dorigine amricaine, que Luc Ferry a jadis prise pour cible8, que sonintrt pour la nature se manifeste et que les dangers technologiques sontpris au srieux. Lhumanisme cologique de Jonas tend donc lespace tem-porel de la responsabilit. Car lavenir des humains est galement li lave-nir des formes vivantes non humaines (animales et vgtales). Une telleoptique tend ajouter une nouvelle dimension aux thories de la justice (JohnRawls, Michael Walzer, etc.) beaucoup discutes partir des annes 1980 en

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  • France9. Ainsi lorientation jonassienne nous invite ne pas nous en tenir ladistribution des biens un temps T entre les personnes humaines vivantes,mais prendre en compte galement : a) les personnes non encore vivantes, ve n i r, dans le calcul de rpartition, b) leffet de la disparition possible de formesvivantes non humaines sur la vie humaine, et c) le fait que la possibilit mmedune distribution juste des biens (quels que soient les critres de justice rete-nus) puisse tre radicalement mise en cause dans lventualit dune mise enpril de la vie humaine par les pouvoirs de destruction quont accumuls leshommes. Ce quclaire Jonas, ce sont les conditions de possibilit mmes dela vie humaine, elles-mmes conditions de possibilit dune justice. Je ne croispas alors, la diffrence de Daniel Bensad (supra), que cest le futur quiprime sur le prsent chez Jonas, mais le prsent en tant que condition de pos-sibilit dun futur vivable. Et donc ce nest pas la politique, associe au pr-sent, qui serait rcuse au nom de lthique, mais cest une rvaluation de lacomposante thique de la politique qui serait en jeu. Ces prmisses mnentJonas une reformulation de limpratif catgorique kantien ; ce nouvelnonc ayant une forme positive ( Agis de faon que les effets de ton actionsoient compatibles avec la permanence dune vie authentiquement humainesur terre , p. 30) et une forme ngative ( Agis de faon que les effets de tonaction ne soient pas destructeurs pour la possibilit future dune telle vie ,p. 31). On peut dplacer ce nouvel impratif jonassien, en le dsabsolutisantet en nen faisant quun des repres de linquitude prsente.Latour nous aide aussi largir notre conception de lhumanisme, dans unedirection pour une part diffrente de Jonas. Quand la tradition philosophiquetranche de manire trop dfinitive entre sujet et objet, elle produit, selonLatour, un double inconvnient : Les choses-en-soi deviennent inaccessiblespendant que, symtriquement, le sujet transcendantal sloigne infiniment du monde10. Elle se donnerait alors de trop pauvres ressources pour poser la difficile question de lhumanit : O situer lhumain ? Successions histo-riques de quasi-objets quasi-sujets, il est impossible de le dfinir par uneessence, nous le savons depuis longtemps , plaide Latour11. Contre un huma-nisme tout la fois essentialiste et anthropocentrique, le sociologue dcouvredes processus et des ralits composites : Sous lopposition des objets etdes sujets, il y a le tourbillon des mdiateurs12. Latour pose donc sa probl-matique distance dun humanisme classique trop exclusivement polaris surlhomme lui-mme et sur une dfinition intemporelle de ses proprits. En secentrant sur les associations hybrides dhumains et de non-humains , lescombinaisons multiples entre les hommes et les choses, la sociologie dessciences met en vidence comment les autres espces vivantes, les objets etles institutions participent des diffrentes figures historiques de lhumanit.

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    Elle nous fait voir que lon a toujours affaire des humains quips et occu-ps par des non-humains (de silex, danimaux sauvages et de dieux mena-ants ou de baladeurs, danimaux domestiques et de risques nuclaires).Cest un humanisme ni essentialiste ni anthropocentrique que nous convie-rait, ce faisant, Latour. une condition toutefois, cest de rcuser certaines deses formulations qui tendent instaurer une symtrie de traitement entrehumains et non-humains : ce quil a durci parfois sous le nom d anthropolo-gie symtrique . Nous parlons en tant quhumains de la situation deshumains, mme si pour nous lhumanit est un processus socio-historique et un horizon thique, et non une substance pr-donne et fixe. En ce sens, ilsagit bien denrichir lhumanisme, non den sortir.

    Marx, prcurseur de nouvelles associations entre les hommes, la nature et les objets ?Marx a eu quelques intuitions quant aux nuds qui liaient les hommes lan a t u re et la technique dans la construction historique de lhumanit. Mais cesintuitions nont gure stimul, jusquil y a peu, les courants m a r x i s t e s d o m i-nants. Chez Marx, humains et nature sont apprhends en termes de ra p p o rt s,et non dans une sparation tranche. Marx et Engels crivaient ainsi dansLIdologie allemande ( 1 8 4 5 - 1 8 4 6 ) : La pre m i re prsupposition de toute his-t o i re humaine cest, naturellement, lexistence dindividus humains vivants. Lep remier tat de fait constater, cest donc lorganisation corporelle de ces indi-vidus et la relation qui en rsulte pour eux avec le reste de la nature13. Do ladouble dimension de lhistoire humaine: n a t u re l l e et s o c i a l e 1 4. Ce qu o nappelle la nature re n ve r rait donc un ensemble de re s s o u rces des b a s e sn a t u re l l e s prcisaient Marx et Engels1 5 constitutives de lhumanit histo-rique des hommes, la fois intrieures (en tant qu t res vivants) et extrieure s .En ce qui concerne les re s s o u rces naturelles extrieures, Marx et Engels lesvoyaient surtout sous langle trop unilatral dun support tra vaill p a r les hom-mes ( leur modification par laction des hommes au cours de lhistoire 1 6) .Malgr cette reprsentation partielle des hommes tra vaillant s u r la nature, ilstaient sensibles aux effets en re t o u r, et donc la coproduction des hommes etde la nature : Les circonstances font les hommes tout autant que les hommesfont les circ o n s t a n c e s 17, et dans ces c i rc o n s t a n c e s taient incluses lesc o n t raintes nature l l e s .Dans les ra p p o rts entre les hommes et la nature, Marx re n c o n t rait des tres par-ticuliers, en quelque sorte i n t e r m d i a i re s: les sciences, les techniques et lesobjets. Les objets sont ainsi prsents comme des m d i a t e u r s dans la pro d u c-tion historique des relations sociales entre humains. Dans le livre I du C a p i t a l( 1 8 67), il ava n a i t : Le capital est un ra p p o rt social entre personnes, lequel ra p-p o rt stablit par lintermdiaire des choses1 8. Cette intermdiation des choses

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  • e n t re les humains dans le capitalisme tait analyse par Marx sous un doublea s p e c t : enrichissante un niveau social, au plan de lessor des forces pro d u c t i-ves collectives, et appauvrissante un niveau individuel, au plan de lpanouis-sement de lindividualit de chacun. Dune part, la dynamique daccumulationcapitaliste accro t rait les possibilits offertes aux hommes un niveau global.D a u t re part, elle m u t i l e ra i t un individu m o rc e l par la division du tra va i lindustriel. Il y a bien un fil de critique individualiste de lalination capitaliste,qui relie certaines formulations de jeunesse, dans les Manuscrits de 1844( lactivit de louvrier nest pas son activit pro p re ; elle appartient un autre ,elle est dperdition de soi-mme 1 9) et dans LIdologie allemande ( cet indi-vidu ne parv i e n d ra qu un dploiement incomplet et tiol 2 0), certaines formulations de la maturit, dans Le C a p i t a l ( dans la manufacture, lenrichis-sement du tra vailleur collectif, et par suite du capital, en forces pro d u c t i ve ssociales, a pour condition lappauvrissement du tra vailleur en forces pro d u c t i ve si n d i v i d u e l l e s 2 1) et dans la Critique du pro g ramme de Gotha (de 1875, avec lac l b re formule visant lpanouissement de la singularit individuelle dans la phase suprieure de la socit communiste : de chacun selon ses capaci-ts, chacun selon ses besoins 2 2), assez loign de la lgende c o l l e c t i v i s t e e n t retenue par des gnrations de m a r x i s t e s 2 3. Critique gnrale de lcono-mie politique, mise en cause comme crasement des individualits humainessous la mesure marchande, le propos de Marx sopposait tout la fois au capi-talisme d-singularisateur et son frre jumeau, quil appelait en 1844 de faonp r m o n i t o i re le communisme vulgaire 2 4 quelque chose dapprochant ceque limaginaire des communistes et des anticommunistes a souvent appelhistoriquement c o m m u n i s m e , cest--dire un communisme de luniformisation et du n i ve l l e m e n t , qui cherche tout ramener au mmen i ve a u , en niant partout la personnalit de lhomme , manifestation de lenvie gnrale srigeant en puissance et dune forme dissimule de cupi-d i t . linverse, lmancipation marxienne se projetait comme une closiondes singularits individuelles au sein dun cadre associatif ( dans la commu-naut relle, les individus acquirent leur libert la fois dans et par leur asso-c i a t i o n 2 5) rendant possible le dveloppement conjoint des forces pro d u c t i ve ssociales et des forces pro d u c t i ves individuelles.Le dveloppement capitaliste des forces productives na pas seulement pourconsquence dcraser lindividualit, elle tend aussi puiser les ressourcesnaturelles, suggre Marx : La production capitaliste ne dveloppe donc latechnique et la combinaison du processus de production sociale quen pui-sant en mme temps les deux sources do jaillit toute richesse : la terre et letravailleur26. Dans ce dpouillement de la terre, le jeu de la productivit court terme prend le pas sur la prservation des conditions de possibilit

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    mmes dune production sur le long terme : chaque progrs dans lart dac-crotre sa fertilit pour un temps [est] un progrs dans la ruine de ses sourcesdurables de fertilit27. Walter Benjamin est un des rares avoir radicalis ces intuitions marxiennes,hors des chemins battus par les gros bataillons m a r x i s t e s . Dans ses thsesSur le concept dhistoire (1940), il smancipait mme de la thmatique marxienne de la matrise de la nature , en envisageant une forme de tra-vail qui, loin dexploiter la nature, est en mesure de laccoucher des crationsvirtuelles qui sommeillent en son sein 28. Benjamin suggrait donc de nou-velles combinaisons entre lhomme, la nature et les objets ne se rduisantpas aux schmas de lexploitation et de la matrise qui permettraientun co-dveloppement des potentialits humaines et naturelles. Benjaminrejoignait l dautres indications du jeune Marx selon lesquelles lobjet, alindans la socit capitaliste, devait pouvoir devenir, dans une socit mancipe venir, une composante positive de la personnalit individuelle, un mode dlargissement de cette personnalit : Dans ma production, je raliseraismon individualit, ma particularit ; jprouverais, en travaillant, la jouissancedune manifestation individuelle de ma vie, et, dans la contemplation de lob-jet, jaurais la joie individuelle de reconnatre ma personnalit comme unepuissance relle29. On sapproche des nouvelles associations dessines parBruno Latour, mais avec un ajout de taille : la critique pralable de la doublerduction capitaliste des individualits humaines et des ressources natu-relles. Car la revalorisation de certains attachements ( la nature et au mondedes objets) continuerait quand mme supposer un arrachement critique lordre capitaliste. Il manquerait donc au projet latourien le point dappui dunanticapitalisme30, afin que toutes les associations entre humains et non-humains ne soient pas considres a priori sur le mme plan, dans un relati-visme gnralis ; anticapitalisme lui-mme adoss un double impratifthique, humaniste et dmocratique. On a vu quun humanisme largi tait engerme de manire contradictoire chez lui. Lthique dmocratique est, parcontre, plus clairement affiche, la diffrence de Jonas.

    La question dmocratiqueQui va porter dans la cit le souci de lavenir et des gnrations future s? Cestune question qui taraude Hans Jonas. Les lments de rponse quil apport ea p p a raissent fort pessimistes. La dmocratie suscite chez lui un grand scepti-cisme. Les pro c d u res de la dmocratie re p r s e n t a t i ve seraient inadaptes, caril pense quelles permettent seulement des intrts a c t u e l s de se fairee n t e n d re ( p. 44). la question Quelle f o rc e doit reprsenter lavenir dans lep r s e n t ? , il rpond que l a venir nest reprsent par aucun gro u p e m e n t

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  • (i b i d.), en tout cas dans les cadres dmocratiques constitus. Il prfre alors lechemin dun litisme se voulant clair, quil nomme aussi complot au som-met en vue du bien , car, ajoute-t-il, p e u t - t re ce jeu dangereux de la mysti-fication des masses (le noble mensonge de Platon) est-il lunique voie que lapolitique aura en fin de compte offrir ( p. 2 03). Ce que lon peut dire, cert e s ,cest que ce nest pas la dmocratie de marc h , cest--dire la dmocra t i ere p r s e n t a t i ve + le march capitaliste comme rgulateur principal de lord reconomique, qui peut nous aider pre n d re en compte significativement lave-n i r. Le march capitaliste est obsd par le court terme et la re c h e rche de la re n-tabilit immdiate. Mais une dmocratie non capitaliste, qui se donnerait lesm oyens de faire prdominer les choix collectifs ? Et ce nest pas parce que lesb.a.-ba mincien (le dogme du cara c t re suppos i n d i s s o c i a b l e de la dmo-c ratie re p r s e n t a t i ve et du marc h 3 1) et jospinien (la soumission lcono-mie de march, que lon tente de faire avaler rhtoriquement par un re f u s ,suppos c o u ra g e u x mais pratiquement beaucoup plus flou, de la socitde marc h 32) ont largement anesthsi la pense des l i t e s de la gauchef ra n a i s e3 3, quil faut se rsigner barboter intellectuellement dans les bassinspour enfants qui nous ont t rservs. Penser la possibilit de socits post-capitalistes demeure un moyen fort pour envisager lavenir de la dmocratie dont sa prise en compte des dfis de lcologie politique en dehors du cerc l e t roit des formes ro u t i n i re s .Jonas ne nous montre pas clairement en quoi, par nature , une vise dmo-cratique serait moins mme de trouver des modes de reprsentation de lavenir dans le dbat public quune vise plus litiste. La question de la repr-sentation de lavenir dans le prsent apparat davantage comme une questionpose aux diffrentes formes dorganisation de la cit, et donc aussi ladmocratie. La dmocratie entendue comme projet mancipateur, et non pasles formes dgrades de dmocratie inscrites dans la ralit de nos socits,semble mme mieux arme pour faire avancer le problme de la reprsenta-tion de lave n i r, ne serait-ce que dans limportance quelle accorde aux principesde pluralit et de publicit des dbats politiques. Lmergence de lcologiepolitique dans les univers lectoraux des pays europens en constituedailleurs un indice empirique minimal. Mais la dmocratie, mme ainsi appr-hende, napporte aucune garantie ultime de prise en compte de lavenir. Elleconstitue plutt un pari, qui est dune certaine faon toujours venir et quiprend donc des formes concrtes ncessairement inacheves. Les analyses deLatour permettent de nourrir une telle perspective dmocratique. Ainsi pourlui, il sagit de promouvoir une certaine pratique citoyenne : lexploration dumonde commun, lapprentissage, lexprimentation, la dlibration, dans lerespect de la pluralit. La prise en compte dune pluralit mouvante didenti-

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    ts, dintrts, de logiques, dtres (humains et non-humains), etc., dans la fabrication, au travers des ttonnements de lexprience, dun espace commun, qui nest pas alors conu comme uniformisant et niveleur, apparatau cur du dfi politique, dans la ligne des rflexions dHannah Arendt34.Cette conception exprimentale et exploratoire de la politique est justementrequise par une pense qui a intgr lincertitude comme donne, et o aucunrecours la Science, la Raison et lExpertise ( chaque fois majuscule) nepeut clore dfinitivement le dbat. Car les cltures provisoires de la discussionpublique passeraient ncessairement par une exploration collective, priodi-quement renouvele. La dmocratie latourienne vise ouvrir lespace de ladiscutabilit (jusquaux domaines scientifiques et techniques jadis rservs),et donc faire reculer lindiscutable . Les dlibrations du collectif ne doi-vent plus tre suspendues ou court-circuites par une connaissance dfini-tive , crit Latour (p. 260). Ce faisant, Latour rejette la rduction politiciennede la politique, laquelle malheureusement (et malgr le slogan la politiqueautrement ) les Verts ont fini par cder, eux aussi, comme les forces poli-tiques traditionnelles. Cette rduction politicienne, cest pour lui rduire lapolitique comme composition progressive du monde commun la politique dupouvoir et des intrts (p. 72). Une autre politique ne pourra certes nier lesquestions du pouvoir et des intrts, mais elle devra sefforcer de ne pas sediluer en elles, et donc demeurer ouverte grce, notamment, des dispositifsinstitutionnels novateurs comme des dispositions actives chez les citoyens,aux appels du grand large.

    Des lumires tamises ?Les dfis de la pense cologique, tels quils sont exprims dans des direc-tions diffrentes mais potentiellement complmentaires (en tout cas pour uncoucou comme moi) par Jonas et Latour, ne peuvent pas ne pas nous amener rlaborer nos cadres intellectuels, thiques et politiques. Et, par exemple,ces nouvelles interrogations ne sont pas solubles dans un cadre marxiste ,mme rnov. Lcologie constitue ainsi un des fils (avec le fminisme, la cri-tique libertaire, les nouvelles sociologies et quelques autres) qui nous invitent retisser pour le XXIe sicle un vtement mancipateur plus large que le mar-xisme , en associant des ressources puises dans une lecture renouvele deMarx dautres horizons intellectuels. Mais rlaborer ne signifie justementpas que la solution rside dans une nouvelle entit sortant miraculeusementdu chapeau dun magicien (aurait-il la dextrit intellectuelle dun BrunoLatour). La voie que jai essay desquisser, en ce qui concerne le progrs,lhumanisme et la dmocratie, appelle plutt une redfinition des hritages dela gauche. Se profilent des Lumires tamises, moins prtentieuses, plus

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  • 1 1re d. 1979 ; trad. fran., Paris, Cerf, 1990 ;pour une premire approche des apportscologiques de Jonas, voir PhilippeCorcuff : De lheuristique de la peur lthique de linquitude Penser avec Hans Jonas, contre Hans Jonas ,in Thomas Ferenczi (d.), De quoisommes-nous responsables ?, HuitimeForum Le Monde Le Mans, Paris, Le Monde ditions, 1997.

    2 Paris, La Dcouverte, 1999.

    3 Voir Philippe Corcuff, Les Lumirestamises des constructivismes Lhumanit, la raison et le progrs comme transcendances relatives ,in Revue du MAUSS, Chassez lenaturel cologisme, naturalisme et constructivisme , n 17, premier semestre 2001.

    4 Humanisme et terreur (1re d. 1947), Paris,Gallimard, coll. Ides , 1980, p. 309.

    5 Rsister au bougisme, Paris, Mille et une nuits, 2001.

    6 1re d. 1951 ; trad. fran., Paris, Payot, 1991.

    7 lcart de tous les courants et la croise des chemins, WalterBenjamin , in Rdemption et utopie Le judasme libertaire en Europe centrale,Paris, PUF, 1988.

    8 Le Nouvel Ordre cologique, Paris, Grasset, 1992.

    9 Sur les thories de la justicecontemporaines et leurs dbats avec la tradition marxiste, voir Philippe

    Corcuff, Lgalit, entre Marx et Rawls propos dEquality dAlex Callinicos ,ContreTemps, n 1, mai 2001.

    10 Nous navons jamais t modernes Essai danthropologie symtrique,Paris, La Dcouverte, 1991, p. 76.

    11 Ibid., p. 186.

    12 Ibid., p. 67.

    13 Karl Marx, uvres III, dition tablie par Maximilien Rubel, trad. fran., Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade , 1982, p. 1054.

    14 Ibid., p. 1060.

    15 Ibid., p. 1055.

    16 Ibid.

    17 Ibid., p. 1072.

    18 uvres I, trad. fran., Paris, Gallimard,coll. Bibliothque de la Pliade ,1965, p. 1226.

    19 uvres II, trad. fran., Paris, Gallimard,coll. Bibliothque de la Pliade ,1968, p. 61.

    20 uvres III, op. cit., p. 1209.

    21 uvres I, op. cit., p. 905.

    22 Ibid., p. 1420 ; sur le traitement de la singularit individuelle dans cette Critique du programme de Gotha,voir Philippe Corcuff, Lgalit entreMarx et Rawls , art. cit.

    23 Tant Michel Henry (Marx, 2 tomes, Paris,Gallimard, coll. Tel , 1976) que JonElster (Karl Marx Une interprtationanalytique, 1re d. 1985, trad. fran., Paris,

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    ouvertes lincertitude et au pari, associant la vieille politique de la force(au sens de valeurs dominantes, socialement dfinies comme masculines) unepolitique de la fragilit ou politique de la caresse (au sens de valeurs domi-nes, socialement dfinies comme fminines), et lorgnant du ct des espoirsqui se sont allums puis teints dans nos passs clipss, bref des Lumiresaux teintes mlancoliques. Cest en ce sens que les enjeux de lcologie poli-tique nous convient redonner analogiquement une chance, ct de la pro-fusion des sons et des lumires de la musique techno, au slow de notreadolescence.

    PUF, 1989), partir de traditionsintellectuelles diffrentes (philosophiephnomnologique pour le premier,sociologie se revendiquant delindividualisme mthodologique pour le second) nous ont suggestivement missur la piste dun Marx individualiste. Il faudrait toutefois dplacer quelque peu leurs analyses, en prcisant deuxchoses : 1) sur le plan de lanalyse,lindividualisme de Marx apparat commeun individualisme sociologique, pourlequel lindividu est une ralitimmdiatement intersubjective, doncsocialise, prise dans un tissu de relationssociales, distance tant des tendancesholistes (la considration du tout queconstituerait la socit indpendamment des parties, cest--diredes individus) de la sociologie dmileDurkheim que des postulats atomistes (la dcomposition de la socit enunits individuelles) de lindividualismemthodologique des sociologues librauxdaujourdhui (comme Raymond Boudon) ;et 2) sur le plan du projet thique etpolitique, on trouve chez Marx unindividualisme associatif, distinct des thmatiques collectivistes commede lindividualisme anarchiste de MaxStirner (dans LIdologie allemande, Marxet Engels mettaient justement en causeles propositions de lauteur de LUniqueet sa proprit, de 1844).

    24 Manuscrits de 1844, in uvres II,op. cit., p. 77.

    25 LIdologie allemande, in uvres III,op. cit., p. 1112.

    26 Ibid., p. 999.

    27 Ibid., p. 998.

    28 XIe thse, in Walter Benjamin, uvres III,trad. fran., Paris, Gallimard, coll. Folio-essais , 2000, p. 436-437.

    29 Manuscrits de 1844, in uvres II,op. cit., p. 33.

    30 Anticapitalisme associant critique du capitalisme et critique cologique, la manire esquisse par Andr Gorz in Capitalisme, socialisme, cologie,Paris, Galile, 1991.

    31 Voir notamment Alain Minc, Le Terrorisme de lesprit ,Le Monde du 07-11-2001 ; et, pour unecritique, Philippe Corcuff, Baudrillardet le 11 septembre : delirium trs Minc ,ContreTemps, n 3, fvrier 2002.

    32 Les formules de Lionel Jospin devenant,dans la famille sociale-librale, parolesdvangile, le nouveau projet dessocialistes franais lance un fracassant : comme la dit avec force Lionel Jospin,nous acceptons lconomie de march,mais nous refusons la socit de march , la vie en mieux, la vie ensemble , texte adopt par laconvention nationale du 26 janvier 2002,Lhebdo des socialistes, supplment au n 218, 2 fvrier 2002, p. 13. Les espritsde Jaurs et de Blum ne se remettrontsans doute pas de sitt de tant daudaceintellectuelle, dcalque par la matresseduvre dudit projet, Martine Aubry,dun marketing type vie Auchan Il y a bien longtemps que, sous ltiquette socialiste , des nains prosprent dans la fausse continuit affiche avec les gants dhier.

    33 Dans le sillage de la fin de lHistoire au sein de la dmocratie de marchannonce par Francis Fukuyama au coursde laprs-1989 (voir La Fin de lHistoireet le dernier homme, trad. fran., Paris, Flammarion, 1992).

    34 Voir Quest-ce que la politique ?,manuscrits de 1950 1959, trad. fran.,Paris, Seuil, 1995; elle y crit notamment : La politique traite de la communaut et de la rciprocit dtres diffrents (p. 31).

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  • L c o l o g i e , u n e t h i q u e d e l a n a t u r e ?

    S t av ros To m b a zo sChercheur lInstitut europen, universit de Chypre.

    Critique de la sociologie du risque

    Avec lessor du mouvement Vert et la prise de conscience croissante des risques et desnuisances cologiques dans les annes 80, une branche sociologique parti-culire sest dveloppe en Allemagne que lon pourrait appeler la sociolo-gie du risque . Le livre dUlrich Beck, Risikogesellschaft. Auf dem Weg in eineandere Moderne1, publi en 1986, constitue un travail pionnier de cette nou-velle discipline. Dans ces notes critiques, nous navons pas lintention de pr-senter et de critiquer exhaustivement ce livre de prs de 400 pages, maisplutt de nous concentrer sur deux aspects omniprsents, mais, paradoxale-ment, contradictoires.Ainsi que lindique le titre mme du livre, que lon pourrait tra d u i re en fra n-ais par La Socit du risque. En route vers une autre modernit, la s o c i t du risque 2 est considre non comme une phase plus ou moins rcente ducapitalisme, mais plutt comme une a u t re socit, une a u t re m o d e r n i t ,mme si elle ne sest pas encore compltement dploye, mme si elle nesest pas encore entirement libre de la logique capitaliste au sein delaquelle elle se dveloppe. Cette conception, comme on le ve r ra, est fondesur une l e c t u re de la socit industrielle et du capitalisme tonnammentsuperficielle, malgr la rfrence souvent explicite Marx. Elle aboutit desconclusions politiques htives, confuses et errones qui constituent le milieuintellectuel dans lequel peuvent fleurir toutes les variantes de la t ro i s i m evo i e c h re Tony Blair et Gerhardt Schrder. Plus prcisment, elle permetde mieux compre n d re la drive politique actuelle des Ve rts allemands enre venant ses racines thoriques (I).En mme temps cependant, la sociologie du risque possde un aspect cri-tique. Elle offre une argumentation sociologique, qui renforce largumentationconomique critique contre la tentative dsespre de lconomie dominantede prsenter le march comme capable daffronter efficacement les risques etles nuisances cologiques par ses propres moyens, cest--dire par l inter-nalisation dun cot, dun montant montaire dans le prix des marchandises,dont on ne sait pas trs bien quoi il correspond (II).

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    Pour aboutir des conclusions politiques fiables, ce potentiel critique dela sociologie du risque doit tre intgr la thorie critique du capitalisme. Ceque Beck appelle modernit rflexive , cest--dire une modernit qui sedcouvre elle-mme comme son vritable problme, nest pas un phnomnercent, ainsi que le pense cet auteur. Une lecture non productiviste de luvrede maturit de Marx finit par dmontrer les ambiguts du progrs dans lecapitalisme ds ses origines, mme si celles-ci deviennent de plus en plus vi-dentes au XXe sicle (III).

    I. La socit du risque : vers une autre modernit ?La comparaison entre la socit industrielle et la socit du risque est souventfonde sur la rduction thorique du capitalisme une simple socit declasse o la logique conomique serait essentiellement celle de lliminationdu manque et de la satisfaction des besoins : Les socits du risque ne sontpas des socits de classes cest encore trop peu. Elles contiennent unedynamique de dveloppement, dynamique de dmocratie den bas qui faitsauter les frontires et travers laquelle lhumanit est pousse dans la situa-tion unique de son autoexposition aux risques de la civilisation. La socit durisque se caractrise ainsi par lexistence de nouvelles sources de conflit et deconsensus. la place de llimination du manque, apparat llimination durisque [p. 63].Bien sr, il ne sagit pas pour Beck de nier en gnral les ingalits sociales,ni mmes les ingalits nationales devant les risques. Il sagit plutt de mettrelaccent sur leffet boomerang des risques cologiques et sur lexistence demegarisques (accidents nuclaires, chauffement de latmosphre suite leffet de serre) qui npargnent personne, pas mme les classes et les nationsdominantes. Il est cependant frappant que cet auteur confonde la logique ducapitalisme avec une logique de la satisfaction de besoins, ne serait-ce quendernire analyse, ainsi quen tmoigne la dernire phrase de la citation ci-dessus, souligne par lui-mme.Une telle conception du capitalisme est si nave que lon prouve une certainedifficult de croire que cet auteur puisse commettre une erreur aussi gros-sire. Cette conception provient sans doute dune interprtation de la phasede laprs-guerre, assimilant les acquis ouvriers de cette priode la rcup-ration du mouvement ouvrier par un capitalisme productiviste, lui-mme pro-fondment transform. Les acquis du mouvement ouvrier politique etsyndical, crit Beck, sont grands, tellement grands quils minent son rleautrefois porteur davenir. Il devient le gardien du dj acquis que lavenirronge, plutt quune source dimagination politique qui cherche et trouve lesrponses aux menaces de la socit du risque [p. 64].

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  • Le mouvement ouvrier devient ainsi, selon lui, une force conservatrice quidfend ses acquis. Si personne nest labri des risques de la civilisation, toutle monde est responsable de leur multiplication, car tout le monde en tire pro-fit. Louvrier dfend s o n poste de tra va i l , cest--dire son re venu, safamille, sa petite maison, sa vo i t u re bien aime, ses dsirs de vacances, etc. [ p. 65]. Est-ce cette transformation sociale du capitalisme qui tempre, selonBeck, la logique du profit et la met sous lgide de celle de llimination dum a n q u e ? La logique du profit demeure-t-elle une des forces motrices de laphase actuelle du capitalisme, dun capitalisme oblig de pre n d re en consid-ration les aspirations matrielles des tra vailleurs et contraint de se soucier delemploi et de la stabilit sociale ; dun capitalisme donc o la logique du pro f i tet celle de la satisfaction des besoins matrielles des masses forment un nou-veau consensus et coexistent en paix ? Rien ne permet de trancher ces ques-tions, car Beck se contente de juxtaposer deux conceptions contra d i c t o i res ducapitalisme selon les besoins momentans de son argumentation, sans lem o i n d re effort explicite pour les rconcilier: Dans une situation o les pro-blmes de la socit de classes, de lindustrie et du march dune part, et ceuxde la socit du risque de lautre part se superposent et entrent en concur-rence, cest la logique de la production des richesses qui lemporte selon lesra p p o rts des forces et les priorits en vigueur. Et cest exactement pour cetteraison que, finalement, cest la socit du risque qui lemport e [ p. 59 - 6 0 ] .Tantt la production capitaliste semble tre oriente vers la production desrichesses : La reconnaissance sociale des risques de la modernisation va depair avec des dvalorisations et des expropriations cologiques qui, demanire diversifie et systmatique, entrent en contradiction avec les intrtsde profit et de proprit qui constituent la force motrice du processus de lin-dustrialisation [p. 30]. Tantt la production capitaliste semble tre rgie parla logique du profit. Discrtement chasse par la fentre, elle revient ici bru-talement et officiellement invite, par la porte.Comme il est impossible de compre n d re quoi que ce soit de la socit danslaquelle on vit sans faire appel aux lois de la marchandise, comme il est impos-sible de les contourner de manire efficace, on sinstalle alors confort a b l e m e n tdans la pire contradiction. Ce manque de rigueur dans lanalyse, o Beckconfond dlibrment la valeur dusage avec la valeur dchange, la pro d u c t i o nde richesses avec la production du profit, llimination de la prcarit matriellea vec laccumulation du capital, privilgiant chaque fois la plus convenable deces notions comme si elles taient quivalentes, est la base sur laquelle sdi-fie la thse dun dualisme social indmontr et indmontra b l e : dune part lalogique de la socit industrielle de classes, dautre part la logique de lasocit du risque sans classes. Pour dfendre ce dualisme, il a dabord fallu

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    r d u i re la logique du capitalisme une simple logique de la satisfaction de besoins matriels, rgie par les conflits de rpartition et donc de classes,pour lopposer ensuite une autre logique distincte, galisatrice et donc sansclasses qui est celle de la socit du risque. La seconde est ne dans et par lap re m i re, mais elle est en mme temps cense la re m p l a c e r, la phase actuelledu capitalisme dans les pays dvelopps tant celle de la transition de lunevers lautre: En Allemagbe, crit Beck, nous nous tro u vons voici ma thsedepuis au moins les annes 70 au dbut de cette phase de transition. Cela ve u td i re : ici se superposent les deux espces de thmes et de problmes. Nous nev i vons pas encore dans une socit du risque, mais nous ne vivons pas nonplus seulement dans les conflits de rpartition de la socit du manque. Dansla mesure o cette transition saccomplit, il y aura vraiment un tournant socialqui conduit au-del des catgories et des contours du penser et de lagir va l a b l e sj u s q u prsent [ p. 27]. Po u rtant, les 400 pages du livre ne dmontrent pointen quoi consiste la logique nouvelle de la socit du risque par ra p p o rt celledu capitalisme. Chaque fois que Beck tente de mettre au clair cette opposition,il choue de manire vidente car il fait appel la logique du capital pour clair-cir la logique de la socit du risque.Donnons un exemple caractristique : Les risques de la modernisation sontbig business. Ce sont les besoins sans fin cherchs par les conomistes. Onpeut assouvir la faim et satisfaire les besoins. Les risques de civilisation sontun gouffre, infini et autognr, que lon ne peut jamais remplir. Avec lesrisques pourrait-on dire avec Luhmann , lconomie devient autorfren-tielle et indpendante du contexte de la satisfaction des besoins humains.Cela veut dire : la socit industrielle produit, avec lexploitation conomiquedes risques quelle provoque, les menaces et le potentiel politique de lasocit du risque [p. 30]. Ou bien la socit du risque est la socit de lave-nir, un dpassement du capitalisme, ou bien elle est big business capitaliste.Ou bien ce sont les lois de la socit industrielle qui provoquent les menacesde la socit du risque, ou bien la socit du risque a ses propres lois : de deuxchoses lune. On ne peut pas la fois soutenir que la commercialisation desrisques nest point en conflit avec la logique de dveloppement capitaliste,mais, au contraire, lamne un niveau suprieur [p. 30], et considrer enmme temps la phase actuelle du capitalisme comme une phase de transitionvers une socit nouvelle.Inutile de souligner que le capitalisme a toujours t une conomie autor-frentielle , cest--dire une conomie rgie par ses critres immanents, ind-pendants de la satisfaction des besoins humains, que lon ne doit pasconfondre avec les besoins sociaux solvables. Beck najoute strictement rien lanalyse de Marx, qui a mis en vidence le caractre autorfrentiel de

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  • lconomie, ou, si lon veut, le caractre ftichiste de la marchandise, notam-ment dans les Grundrisse, La Critique de lconomie politique et Le Capital.Les besoins humains ont toujours t un gouffre dans le capitalisme. Toutle dynamisme du capital est fond sur sa capacit crer des marchandisesnouvelles et les besoins nouveaux qui leur correspondent. Chaque phase nou-velle dexpansion va de pair avec une consommation productive et indivi-duelle modifie et largie. La commercialisation marchande des risques, plusprcisment loffre croissante des marchandises et des activits antirisques,ny ajoute rien au niveau conceptuel.Au lieu daccumuler des contradictions logiques dans lanalyse (qui nont riende d i a l e c t i q u e ) et dexe rcer lart des acrobaties thoriques, ne serait-il pasplus fcond de considrer simplement la phase actuelle du capitalisme commeune phase part i c u l i re, o, ct des contradictions sociales classiques dusystme, se manifeste une contradiction moins vidente, celle du ra p p o rt entrelhomme et la nature implique par la logique fondamentale du capital ? Il sagit en fait de la dite seconde contra d i c t i o n que lon tro u ve par exe m p l edans le marxisme cologique amricain, sur laquelle nous re v i e n d ro n s3.La faiblesse et lincohrence des fondements thoriques font de la socit dur i s q u e une construction artificielle, ce quelle partage avec certaines thoriespostindustrielles sur la socit des mdias et de linformation , dont lasocit du risque nest quune variante. Dans cette dernire, crit Beck, l asignification politique et sociale du s a vo i r, et ainsi limportance de laccs auxmdias, de la structuration (science et re c h e rche) et de la diffusion du savo i r(mdias de masses) augmente. En ce sens, la socit du risque est une socitde la science, des mdias et de linformation [ p. 61-62]. Le problme, avec cesthories, consiste en ceci : elles ne sont pas seulement p o s t i n d u s t r i e l l e s ,elles sont aussi p o s t c o n o m i q u e s 4. Comment la socit du risque est-e l l e conomiquement org a n i s e? On se limite dabord des gnralits, parlantpar exemple du rle croissant de la science dans le dynamisme du dve l o p p e-ment conomique, et lon passe ct des contradictions inhrentes au sys-tme, partir desquelles la phase actuelle du systme socio-conomique, ave cses traits particuliers, peut tre vritablement saisie. Puis, on cherche le s u j e tp o l i t i q u e , et lon tro u ve le vide: Au sujet politique de la socit de classes au proltariat correspond, dans la socit du risque, seulement le fait que toutle monde est concern par lexistence des mgarisques plus ou moins visibles.Mais cela peut tre facilement refoul. [] la place de la communaut dum a n q u e a p p a rat la communaut de la peur [ p. 64-65]. la place des intrtsp a rticuliers du proltariat apparat lintrt universel des p e u re u x . Dans lasocit du risque, tout devient une question de conscience, dattitude indivi-duelle et de responsabilit personnelle devant les risques. La conscience sociale

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    p e rd toute espce de ra p p o rt avec les conditions matrielles dexistence. Dansles socits de classes l t re dtermine la conscience , dans la socit durisque la conscience dtermine ltre [ p. 31]. Dans ces conditions, Beck a ra i-son de se demander si et dans quelle mesure la communaut des peure u x peut vritablement constituer un sujet politique [p. 63 - 6 5 ] .Dans ce capitalisme de plus en plus sans classe, qui [dun point de vue mar-xiste] est un phnomne pas encore saisi [ p. 1 17], laction politique ne cor-respond plus aux schmas des coalitions de classes. Les c o a l i t i o n sdeviennent ponctuelles, sont lies des situations et des thmes spcifiques,et sont donc fluctuantes : des groupes diffrents provenant des camps diff-rents font et dfont des coalitions [ p. 1 59]. lre de lindividualisation, onpeut voter pour la droite, tre membre de lIG Metall, et participer avec les gau-chistes et les re t raits du quartier une initiative contre le bruit dun aro p o rt .Dans cet univers metamoderne , o nous avons faire tantt une socitdu risque postconomique et donc imaginaire, tantt un capitalisme myst-rieux sans classes sociales, tantt un capitalisme classique rgi par les loisde la marchandise, tantt un capitalisme productiviste consensuel rgi parla logique de la production de richesse, il nest point tonnant que la notionde gauche et de droite perde toute consistance au profit de coalitions ponc-tuelles. Ds lors, tout est permis, y compris la participation politique des Vertset de leur ministre des affaires trangres (autrefois maoste) une coalitionponctuelle avec la machine militaire des tats-Unis dans la gestion desrcentes crises internationales.Notre critique de la sociologie du risque nie toute la problmatique de la ges-tation et du dveloppement dune logique nouvelle au sein du capitalisme quiserait celle de la socit du risque . Cependant, cela ne conduit pas unevision statique du systme. Les mgarisques cologiques, tels par exemple lerisque de rchauffement de latmosphre, les accidents nuclaires, etc., sontun phnomne relativement rcent dans lhistoire du capitalisme. Mais lesmgarisques rsultent eux-mmes de choix technologiques plus anciens, delaccumulation dans le temps et de la concentration dans lespace de p e t i t e s dgradations environnementales, ainsi que de tout un systme de valorisationsociale fonde sur largent et ses symboles, corollaire indispensable desstructures hirarchiques et des rapports de pouvoir et de domination.

    II. La sociologie du risque contre lconomie dominanteCette critique de la sociologie du risque doit cependant tre accompagnedune reconnaissance de son apport la pense cologique, qui est loin dtre ngligeable. La sociologie du risque enrichit la critique contre la thorienoclassique qui tente dintroduire le risque dans son calcul conomique.

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  • Avec lessor des sensibilits et des mouvements cologiques, lconomiedominante propose une gestion conomique des nuisances par linternalisa-tion dun cot dans le prix des marchandises. Sur le plan thorique, il sagitpour lessentiel dune tentative dtablissement dune comptabilit avec un actif (les gains conomiques dune activit productive) et un passif (lesnuisances provoques par cette mme activit). En estimant la valeur mon-taire de ses nuisances et en la soustrayant de la valeur de la production, onobtient la valeur nette de celle-ci. partir de cette ide sest dveloppe lalittrature sur les cotaxes, les droits polluer , etc.Cette tentative se heurte nombre de difficults insurmontables, mises envidence par lconomie critique5. La plus importante est probablement celle-c i : la seule manire dvaluer montairement les valeurs dusages n a t u-relles, qui nont pas de valeur montaire intrinsque, est le dtour par uncalcul du cot de production de la rparation des dommages quelles subissent.Cela prsuppose que toute catastrophe naturelle est rparable avec lesm oyens techniques existants, dont il faudrait simplement estimer lec o t conomique. Une catastrophe nuclaire est-elle rpara b l e ? Combien lar p a ration de la catastrophe de Tc h e r n o byl cote-t-elle, et combien de tempsfaut-il pour que la nature se re m e t t e ? Quel agent conomique dans lemonde est capable de payer ce cot, ne serait-ce que pour rparer ce qui estr p a ra b l e ? Lchauffement ventuel de latmosphre et la catastrophe natu-relle majeure quen dcoulera sont-ils rpara b l e s ? Qui paie aujourdhui lesr p a rations des catastrophes naturelles dont la frquence a augment, pourlesquelles la science ne peut exc l u re la possibilit quelles proviennent dunep e rturbation climatique, due aux activits polluantes ? Quel est le prix co-nomique de la dforestation acclre dans les pays priphriques ? Quellescience peut aujourdhui valuer le cot conomique long terme de la dimi-nution de la biodive r s i t ? Combien de possibilits et de potentialits duneutilisation rationnelle de cette biodiversit, aujourdhui inconnues, sont dfi-n i t i vement perd u e s ?Quel est le prix de chaque risque non encore ralis ? Dans lhistoire cono-mique, les risques ont t couverts, dune manire ou dune autre, par un sys-tme dassurance, comme dans le cas de lautomobile. Aprs une prioded exprimentation sociale sur les accidents routiers et leurs cots de rpa-ration, des compagnies dassurances spcialises se sont cres partir dunsystme de comptabilit leur assurant un profit. Dans quelle compagnie das-surance lusine nuclaire de Tchernobyl tait-elle assure ? Quelle assurancegarantit aujourdhui les tats-Unis contre les catastrophes lies aux perturba-tions climatiques quils peuvent provoquer ou quils provoquent dj par leurconsommation dnergie par tte, la plus leve du monde ?

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    Le march nest pas un Deus ex machina, ainsi que le veut lconomie noclas-sique. Celle-ci choue proposer un modle mme peu cohrent, parce que l e slments naturels ne sont pas rductibles un prix, ni mme, dans beaucoupde cas, dune manire dtourne: soit parce que ce prix serait i n f i n i (ce quina pas de sens conomique), soit par manque dinformations ncessaire set/ou de moyens conomiques rationnels pour le s t i m e r. Cette critique neconduit pas une condamnation pure et simple des cotaxes, qui peuvent treutiles dans certains cas, comme m oyen de pro h i b i t i o n (et non comme moye nde rparation des dgts) plus ou moins efficace de telle ou telle activit pol-luante. Elle conduit une simple constatation : le principe de prcaution est unchoix social et politique ; ce nest pas un lment du calcul conomique. Lconomie dominante cherche dsesprment, mais sans succs, un moyende convaincre que le march libre peut faire face par ses propres moyens auxproblmes cologiques quil pose, car admettre linverse serait un sacrilge,et ouvrirait la voie un diable politique dont on ne saurait dire jusquo ilira. On ne conteste pas la marchandise, tout comme on ne conteste pas larationalit de l usage de certaines catgories de vaches : des vachessacres, car elles sont sacres, et des vaches folles, car elles ne sont pas seu-lement folles, elles sont aussi des marchandises. lheure de la flexibilit ,les lois des changes marchands se sont avres trop inflexibles pour emp-cher efficacement lexportation et la consommation des dernires.La logique du march ne peut faire face aux risques cologiques pour une sried a u t res raisons sociologiques, que Beck dveloppe de manire conva i n c a n t e .Les risques lis un stade avanc de dveloppement des forces pro d u c t i ve ssont dans la plupart des cas invisibles. Ils se font sentir avec un certain dca-lage temporel, lorsque leurs effets nuisibles atteignent un certain niveau dec o n c e n t ration. Les risques ne sont initialement identifiables que comme objetsde connaissance. Avant de devenir de lord re du vcu et de lexprience sensible,ils constituent la matire dun discours scientifique, dinterprtations souve n tc o n t roverses, qui minimisent ou exagrent la porte. Ce sont les sciences dela nature, avec leurs pro p res critres et catgories, qui soccupent des risques,qui les identifient, qui les valuent, alors que la sociologie est exclue de cette risquologie officielle e n t re scientifiques. Po u rtant, la chimie, la biologie etla physique, les sciences privilgies de la r i s q u o l o g i e , nont pas lesm oyens conceptuels dpuiser la question des risques. Ceci peut tre illustr l e xemple dun Ra p p o rt de lU m we l t b u n d e s a m t ( d i t e u r, 1985). On y tro u ve desp h rases du type : En moyenne, lexposition de la population au plomb nepose pas de pro b l m e s . Il est cependant possible que certaines couches dela population soient exposes au plomb dune manire qui pose des pro b l m e sbien srieux, alors quune autre partie de la population y soit trs peu expose.

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  • Plus loin, le mme Ra p p o rt prcise qu la proximit de certaines industries, ont ro u ve chez les enfants une concentration de plomb trop leve. Les diffre n-tiations se font, elles aussi, sans considrations sociologiques, mais selon lesc r i t res habituels de la biologie : lge, le sexe, la rgion, etc. Ce type de ra p-p o rt se termine en gnral par la prsentation de cartes multicolores pourreprsenter lexposition rgionale certains poisons. Si lon n e xclut pas tota-lement ltre humain pour parler des r g i o n s , on vite toute diffre n t i a t i o nsociologique des hommes, comme si lexposition aux risques et aux nuisancestait indpendante du re venu, du niveau dducation, du cara c t re du tra vail, etdu mode de vie (habitat, vacances, alimentation, habitudes, etc.). On sint-resse aussi trs peu la question savoir si les poisons des taux de concen-t ration non nuisible p e u vent combiner leurs effets et devenir ainsi nuisibles.Les sciences de la nature d i s t r i b u e n t donc les risques selon leurs pro p re sc r i t res immanents. Cette d i s t r i b u t i o n cependant, ignorant le point de vuesociologique, ne correspond pas aux situations relles de lexposition auxrisques des diffrentes catgories et couches sociales. On traite la socithumaine comme on traite une population de poissons.Les risques ne sont pas de lordre de lexprience sensible ; ils constituent undomaine du savoir. La constatation de leur existence prsuppose des instru-ments de mesure, des formules mathmatiques, des exprimentations chi-miques, etc. Mais ils sont invisibles pour une autre raison. Ils prsupposent lamise en rapport de donnes spares dans le temps et dans lespace. Un rap-port de causalit doit tre tabli entre une nuisance quelconque et sa causeinitiale. Pourtant les rapports de causalit sont des thories, il faut les penseret y croire. Les rapports de causalit sont souvent peu srs, provisoires. Ilsconstituent en fait des hypothses plus ou moins valables. La conscience durisque est une conscience thorique, fonde sur des hypothses scientifiqueset non sur lexprience ordinaire et le vcu quotidien. Pourtant, les risques etla constatation des risques ne sont pas rductibles des formules mathma-tiques et des rapports de causalit. Comment veut-on vivre ? Quel risque est-on prt prendre pour tel ou tel progrs conomique ? Quel est le seuil delacceptable et de linacceptable ? Quels contrles et quelles contraintes faut-il imposer ? Les risques deviennent ainsi le lieu dune nouvelle symbiose impli-cite, sous-dveloppe et conflictuelle, non encore reconnue, entre lesdisciplines universitaires, ainsi quentre la rationalit sociale et la rationalitdes sciences de la nature. Surgit ainsi une guerre des dfinitions et descontre-dfinitions, un dialogue o lun rpond une question que lautre napas pos et pose une question laquelle lautre ne veut pas rpondre.La rationalit des sciences de la nature et la rationalit sociale se cara c t r i s e n tpar un ra p p o rt implicite dhtrodtermination rciproque. Le scientifique tra-

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    vaille avec ses instruments, ses mthodes statistiques, ses formules. Ild e m e u re cependant dans le champ du social. Ses convictions politiques, sesvaleurs thiques, sa vision du monde ne peuvent tre totalement exc l u e s: il n ya pas de limites absolues de lacceptable et de linacceptable, mais des limitesre l a t i ves dpendant dun jugement politique, social, moral. Il y a toujours unemdiation subjective entre le p e u et l a s s e z , le t r s et le t ro p .La rationalit scientifique ne peut puiser la question du risque, car celui-cichappe la logique probabiliste. On peut argumenter de manire trs prag-matique et trs convaincante sur la probabilit trs faible dun accidentnuclaire. Les accidents nuclaires dj survenus ninvalident sans doute pascette argumentation, mais ils r