contretemps 13

Upload: bakuninja

Post on 15-Oct-2015

39 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • ISBN : 2-84597-149-4ISSN : 1633-597XNumro treizemai 200519

    CONTReTeMPS

    Mateo AlalufMarie-Hlne BacquSad BouamamaRaymond CurieMatthieu GiroudJean HarariFabien JobardEustache KouvlakisJean-Pierre LvyOlivier MascletJoan NestorElise PalomarsDidier PeyratSpyros SakellaropoulosPatrick SimonYves SintomerPanagiotis SotirisPierre TevanianLoc Wacquant

    Cit(s) en criseSgrgations et rsistances dans les quartiers populaires

    T

    T

    CONTReTeMPS

    7 Prsentation : Cit(s) en crise

    11 LES QUARTIERS POPULAIRES : TERRITOIRES DU DSORDRE SOCIAL ?13 Marie-Hlne Bacqu et Yves Sintomer: Affiliations et

    dsaffiliations dans lancienne banlieue rouge21 Olivier Masclet: Le PC et les militants de cit30 Fabien Jobard: Gopolitiques dune cit militante39 Sad Bouamama: La construction des petits blancs

    et les chemins du politique49 Matthieu Giroud : Rsister en habitant :

    les luttes dans les quartiers populaires lpreuve du renouvellement urbain

    59 Pierre Tevanian: Quartiers sensibles et zones de non-droit : la vision scuritaire et misrabiliste des quartiers populaires

    69 Loc Wacquant: La marginalit urbaine au nouveau millnaire

    81 LES POLITIQUES PUBLIQUES ET LA POLITIQUE DE LA VILLE LA RECHERCHE DE LA PAIX SOCIALE83 Patrick Simon et Jean-Pierre Lvy : Questions sociologiques

    et politiques sur la mixit sociale 93 Elise Palomars : Lethnicisation des politiques

    locales et sociales103 Jean Harari : Sgrgation territoriale: Leffet des politiques

    foncires et des stratgies damnagement122 Raymond Curie: Banlieues et violences urbaines:

    les orientations associatives et militantes confrontes aux limites de la politique de la ville et de lintervention sociale

    133 Joan Nestor : Opacit autour du 1 % logement : qui veut le bonheur des locataires ?

    143 RPLIQUES ET CONTROVERSES145 Didier Peyrat : Militer aussi contre linscurit civile155 Mateo Alaluf : Le socialisme libral en qute de gnalogie

    167 LU D'AILLEURS169 Spyros Sakellaropoulos et Panagiotis Sotiris :

    le retour de limprialisme 178 Eustache Kouvlakis : intervenir en marxiste xHSMIOFy971493z

  • CONTReTeMPSnumro treize, mai 2005

    Cit(s) en criseSgrgations et rsistances dans les quartiers populaires

    T

  • CONTReTeMPSnumro treize, mai 2005

    Cit(s) en criseSgrgations et rsistances dans les quartiers populaires

    CONTRETEMPS

    nnuummrroo uunn,, mmaaii 22000011

    Le retour de la critique sociale Marx et les nouvelles sociologiesnnuummrroo ddeeuuxx,, sseepptteemmbbrree 22000011

    Seattle, Porto Alegre, Gnes Mondialisation capitaliste et dominations imprialesnnuummrroo ttrrooiiss,, ffvvrriieerr 22000022

    Logiques de guerre Dossier : mancipation sociale et dmocratiennuummrroo qquuaattrree,, mmaaii 22000022

    Critique de lcologie politique Dossier : Pierre Bourdieu, le sociologue et lengagementnnuummrroo cciinnqq,, sseepptteemmbbrree 22000022

    Proprits et pouvoirs Dossier : Le 11 septembre, un an aprsnnuummrroo ssiixx,, ffvvrriieerr 22000033

    Changer le monde sans prendre le pouvoir? Nouveaux libertaires, nouveaux communistesnnuummrroo sseepptt,, mmaaii 22000033

    Genre, classes, ethnies : identits, diffrences, galitsnnuummrroo hhuuiitt,, sseepptteemmbbrree 22000033

    Nouveaux monstres et vieux dmons : Dconstruire lextrme droitennuummrroo nneeuuff,, ffvvrriieerr 22000044

    Lautre Europe : pour une refondation sociale et dmocratiquennuummrroo ddiixx,, mmaaii 22000044

    LAmrique latine rebelle. Contre lordre imprialnnuummrroo oonnzzee,, sseepptteemmbbrree 22000044

    Penser radicalement gauchennuummrroo ddoouuzzee,, ffvvrriieerr 22000055

    quels saints se vouer? Espaces publics et religionsnnuummrroo ttrreeiizzee,, mmaaii 22000055

    Cit(s) en crise. Sgrgations et rsistances dans les quartiers populaires

    Les ditions Textuel, 200548, rue Vivienne75002 ParisISBN : 2-84597-149-4ISSN : 1633-597XDpt lgal : mai 2005 T

    Ouvrage publi avec le concours

    du Centre national du livre.

  • CONTReTeMPS numro treize 5T

    CONTRETEMPS

    DDiirreecctteeuurr ddee ppuubblliiccaattiioonn ::Daniel Bensad

    CCoommiitt ddee rrddaaccttiioonn ::Gilbert Achcar ; Hlne Adam; Christophe Aguiton ; Antoine Artous ; Daniel Bensad ; Sophie Broud ; Sebastian Budgen ; Vronique Champeil-Desplat ; Sbastien Chauvin ; Karine Clment ; Philippe Corcuff ; Lon Crmieux ; Jacques Fortin ; Rene-Claire Glichtzman ;Janette Habel ; Michel Husson ; Bruno Jetin ; Samuel Johsua ; Razmig Keucheyan ; Sadri Khiari ;Eustache Kouvlakis ; Thierry Labica ; Sandra Laugier ; Stphane Lavignotte ; Ivan Lematre ; Claire Le Strat ; Michal Lwy ; Alain Maillard ; Lilian Mathieu ; Philippe Mesnard ; Braulio Moro ;Sylvain Pattieu ; Willy Pelletier ; Philippe Pignarre ; Nicolas Dot-Pouillard-Qualander ; Isabelle Richet ;Violaine Roussel ; Michel Rovre ; Sabine Rozier ; Ivan Sainsaulieu ; Catherine Samary ; Patrick Simon ; Francis Sitel ; Josette Trat ; Enzo Traverso ; Emmanuel Valat ; Sophie Wahnich.

    CONTReTeMPSnumro treize, mai 2005

    7 Prsentation : Cit(s) en crise

    11 LES QUARTIERS POPULAIRES : TERRITOIRES DU DSORDRE SOCIAL ?13 Marie-Hlne Bacqu et Yves Sintomer: Affiliations

    et dsaffiliations dans lancienne banlieue rouge21 Olivier Masclet: Le PC et les militants de cit30 Fabien Jobard: Gopolitiques dune cit militante39 Sad Bouamama: La construction des petits blancs

    et les chemins du politique49 Matthieu Giroud : Rsister en habitant :

    les luttes dans les quartiers populaires lpreuve du renouvellement urbain

    59 Pierre Tevanian: Quartiers sensibles et zones de non-droit : la vision scuritaire et misrabilistedes quartiers populaires

    69 Loc Wacquant: La marginalit urbaine au nouveau millnaire

    81 LES POLITIQUES PUBLIQUES ET LA POLITIQUE DE LA VILLE LA RECHERCHE DE LA PAIX SOCIALE83 Patrick Simon et Jean-Pierre Lvy : Questions sociologiques

    et politiques sur la mixit sociale 93 Elise Palomars : Lethnicisation des politiques

    locales et sociales103 Jean Harari : Sgrgation territoriale: Leffet

    des politiques foncires et des stratgies damnagement122 Raymond Curie: Banlieues et violences urbaines:

    les orientations associatives et militantes confrontes aux limites de la politique de la ville et de lintervention sociale

    133 Joan Nestor : Opacit autour du 1 % logement : qui veut le bonheur des locataires ?

    143 RPLIQUES ET CONTROVERSES145 Didier Peyrat : Militer aussi contre linscurit civile155 Mateo Alaluf : Le socialisme libral en qute de gnalogie

    167 LU D'AILLEURS169 Spyros Sakellaropoulos et Panagiotis Sotiris : le retour

    de limprialisme 178 Eustache Kouvlakis : intervenir en marxiste

  • CONTReTeMPS numro treize 7T

    p r s e n t a t i o n

    Cit(s) en crise

    Dossier coordonn parDaniel Bensad, Rene-Claire Glichtzman, Lilian Mathieu et Sylvain Pattieu

    Depuis un peu plus de vingt-cinq ans, les quartiers populaires reviennent rgulirementsur la scne publique : question inpuisable et rcurrente. Les discours passenttour tour du registre accusateur, dnonant ce quil est convenu dappelerles violences urbaines un registre misrabiliste ou compatissant face auxsituations prcaires des habitants de ces quartiers.Ds sa cration, la politique de la ville symbolise un paradoxe. Elle affiche undfi impossible consistant vouloir limiter les effets de la prcarisation pro-duite par les restructurations successives du capitalisme qui fait disparatredes millions demplois, carte durablement les plus prcariss de la socitsalariale et les relgue dans les quartiers dshrits des mtropoles.Cette politique publique affiche lambition du retour au droit commun de laville par un traitement spcifique des quartiers dits en difficult et de ses habitants. Depuis des annes, son action balance entre deux options : prendre le quartier comme un morceau de ville sur lequel il faut agir parce quil se dcroche du reste de la ville ou bien sattaquer aux processus de prcarisationdes classes populaires et de discrimination qui affectent de plus en plus vio-lemment les enfants de limmigration. force dhsiter et sans rel pouvoir desattaquer aux transformations structurelles qui produisent la prcarisation desquartiers populaires, la politique de la ville a en quelque sorte sign son chec.La rcente loi Borloo quant elle affiche ses intentions centres sur la trans-formation urbaine radicale de ces quartiers avec un programme national ciblsur la dmolition et la reconstruction de logements sociaux. Le quartier estainsi dsign comme le territoire producteur de dsordres sociaux et dsor-mais, pathologie urbaine et prcarit sociale sont clairement relies.Nombreux sont les ouvrages et les publications professionnelles qui prtendentfaire un tat de la question et esquisser des pistes ou fournir des prconisa-tions visant remettre les quartiers populaires dans une mise en perspectivevertueuse.

  • systmes communautaires est dnonc, ou bien quand la proximit des classesmoyennes est prsente comme une opportunit de promotion sociale des classes populaires dans une socit o les premires constitueraient un modlesocial des secondes.Pour comprendre les mcanismes qui produisent la sgrgation territoriale, ilfaut les resituer dans le long processus de lorganisation des formes urbainesqui organisent les hirarchies et les diffrenciations fonctionnelles et socialesde la ville. Le cadre danalyse propos permet de saisir comment les politiquesfoncires et damnagement des villes ont orient les phnomnes sgrgatifs luvre sur ces territoires. Depuis plusieurs annes, ces processus de frag-mentation sociale saggravent et sinscrivent dans les modes doccupation ter-ritoriale et dans le morcellement de la ville.

    On peut sans doute, au terme de cet examen, lgitimement se demander si lespolitiques urbaines, et singulirement la politique de la ville, ne se sont para-doxalement pas faites les productrices des processus de sgrgation socio-spatiale qui marquent durablement les quartiers populaires, et cela alors mmequelles affichaient lorigine une ambition de cohsion sociale et territoriale.

    RCG

    CONTReTeMPS numro treize 9T

    Le parti pris pour ce dossier de ContreTemps consacr cette question desquartiers populaires, consiste resituer ces phnomnes de sgrgationsocio-spatiale dans les contextes politiques et historiques dans lesquels ils sesont durablement construits, pour ensuite porter un regard critique sur leslimites et les paradoxes de ces politiques publiques, censes agir sur la rpa-ration des effets dvastateurs des politiques librales mais finissant en faitpar contribuer lorganisation des processus de stigmatisation.La premire partie revient sur ce que furent ces quartiers populaires intgrsdans un mouvement ouvrier structur par des organisations politiques, syndi-cales et municipales (le plus souvent du PC) qui transformaient la stigmatisa-tion en luttes et en revendications. Cette identit ouvrire fonde sur uneaffiliation la socit salariale, la ville et au quartier tait constitutive desrapports de force politiques et sociaux.Se rfrer lhistoire des banlieues rouges donne matire sinterrogersur la crise de la reprsentation politique des classes populaires et notam-ment sur les raisons qui ont motiv la mise lcart du militantisme associatifdes enfants dimmigrs de ces quartiers. Ces derniers sont davantage stigma-tiss par une radicalisation des discours accusateurs et scuritaires que mobi-liss par des messages qui permettraient de traduire les malaises sociaux encombat politique.La question de la place des rsistances possibles dans les quartiers et durenouvellement politique et militant est pose face au processus de dcompo-sition politique luvre depuis plusieurs annes. Ainsi en tmoignent deuxexpriences de mobilisation voques dans le dossier : lune proteste contredes interventions policires qui ont abouti au dcs de deux habitants, lautresoppose une opration de rnovation urbaine dun quartier.La seconde partie entreprend un parcours critique sur ces politiques urbaineset sociales en dmontrant lambigut de leur ambition. La mixit sociale en estsingulirement caractristique ; les dirigeants politiques et institutionnels y ontrecours alors que la prcarisation des habitants des quartiers devient intol-rable et que toutes les politiques publiques chouent. La mixit sociale pr-sente comme solution la fracture sociale, permet ainsi de justifier ladmolition de logements sociaux et, en agissant sur le bti, de disperser lapauvret ou de la rendre invisible. Elle permet galement, en le cachant peine, de dsigner la concentration rsidentielle des habitants issus de limmi-gration comme le problme des quartiers. cet gard, la politique de la ville alargement contribu une forme dethnicisation des politiques sociales.Lambigut de ces politiques publiques peut atteindre une forme de perversit,lorsque par exemple les cultures dorigine sont utilises et relies des dispo-sitifs dinsertion ou dintgration, alors que dans le mme temps, le recours aux

    8 T

  • CONTReTeMPS numro treize 1 1T

    Les quartiers populaires :territoires

    du dsordre social ?

    T

  • CONTReTeMPS numro treize 1 3T

    L e s q u a r t i e r s p o p u l a i r e s : t e r r i t o i r e s d u d s o r d r e s o c i a l ?

    Marie-Hlne BacquMatre de confrence luniversit Paris VIIICNRS-Centre de recherche sur lhabitat

    Yves SintomerProfesseur luniversit Paris VIII

    Affiliations et dsaffiliationsdans lancienne banlieue rouge

    Les quartiers de banlieues autour desquels se polarisent les peurs sociales,furent des quartiers o sest construit un mouvement ouvrier qui a su retournerpositivement les reprsentations stigmatisantes de la population des ban-lieues. Laffiliation massive des classes populaires la socit salariale et laville ouvrire constituait le socle de la conflictualit sociale. Le mouvementouvrier et ses organisations politiques et syndicales appartient-il une priodeexceptionnelle ou au pass ? Un mouvement social peut-il merger des ban-lieues ancr sur de nouvelles formes dorganisation ?

    Les quartiers de banlieue, ces quartiers dont on parle , sont aujourdhui dsignscomme territoires du dsordre social marqus par la violence, dans la versionla plus mdiatique comme des territoires de non-droit. Cest ainsi autour duthme de linscurit que sest focalise la dernire campagne lectorale pr-sidentielle, et partir de ce mme diagnostic qua t dploye une politiquemuscle dencadrement scuritaire, alors quon se dirige vers la dmolitionmassive du parc de logements sociaux au nom du mme principe ambigu. partir de travaux conduits sur la longue dure dans deux municipalits de lan-cienne banlieue rouge, Saint-Denis et Aubervilliers, nous voudrions revenir icisur les termes de ce diagnostic1. Comment ces quartiers, dsigns jusqualorsde faon positive comme des quartiers ouvriers ou populaires, dont certainsont t inaugurs drapeaux rouges en tte, sont-ils devenus ces trente der-nires annes des quartiers dexil, de relgation ou dexclusion ?Nous ne prtendons pas ici dcrire les quartiers dits difficiles ou pris en chargepar la politique de la ville en gnral, qui renvoient une grande diversit desituations et dont la catgorisation nest pas sans poser problme, mais nousnous appuierons sur ce terrain particulier pour ouvrir quelques pistes derflexions.

  • 1 4 Tch aux ouvriers et banlieusards en revendication positive. Il est possible dansce cas de parler dune double affiliation : une affiliation la socit salariale quicontribua par ailleurs la valorisation politique de la classe ouvrire et sonintgration dans le jeu politique, mdie par une affiliation locale, source didentification symbolique et matrielle. La communaut locale qui se struc-turait lchelon municipal sinscrivait dans une perspective dintgration desclasses populaires et de prservation de la paix sociale tout en marquant unesprit de scission qui en a fait la force. Laboutissement en fut linsertion desclasses populaires dans une position domine mais digne et reconnue, prot-ge socialement et politiquement travers la double affiliation la socitsalariale et la banlieue rouge. Lexprience des villes ouvrires comporte uneforte dimension politique : elle a reprsent lun des rares moments o ungroupe domin a pu prendre contrle dun territoire, socialement, spatialementet politiquement, avec bien sr ses propres formes de conflictualits et dedominations internes. Cette constellation a vol en clat avec la prcarisationdu salariat double de la remise en cause de lhorizon communiste. Ce constatest bien connu, mais comment permet-il dapprhender les processus de ds-affiliation dans des quartiers dits en difficult ?

    Une dsaffiliation socialeLa premire dimension de ces processus de dsaffiliation est la fragilisationsocio-conomique. Nous ne nous tendrons pas sur cet aspect mais cette fra-gilisation du rapport salarial sexprime par exemple dans un des quartiers onous avons travaill par le fait que, la fin des annes quatre-vingt-dix, unactif sur cinq est au chmage et un tiers des mnages est touch par la prca-rit, dont tout particulirement les jeunes. Pour autant cette fragilisation nepermet pas de parler dexclusion : 65 % des actifs ont un contrat indterminet les habitants de ce quartier ne se reprsentent pas eux-mmes en situationdexclusion. En revanche, le sentiment dinscurit conomique est dominantet les prestations de ltat social dterminantes pour ne pas basculer dans lamisre. Pour autant, cette affiliation rduite que les prestations tatiques per-mettent de prserver est ressentie comme insuffisante et impliquant souventdes contreparties telles que le contrle ou le mpris social. Do un rapportambivalent aux institutions fait la fois dattente et de dfiance. Cette affilia-tion minimaliste ltat social saccompagne dune fragilisation des solidari-ts et sociabilits quotidiennes marque par un sentiment dinscurit, tayepar la petite dlinquance quotidienne : cambriolages, dgradations de voitureou agressions verbales.Ce constat dune vie sociale conflictuelle mrite quon sy attarde car il est labase de nombreux discours sur linscurit. Les jeunes, et plus particuli-

    CONTReTeMPS numro treize 1 5T

    La dsignation de quartiers dexclusion, une construction sociale et politiqueEn premier lieu, la notion dexclusion, qui est le nouveau terme utilis pourdcrire la pauvret urbaine, est elle-mme problmatique. Elle repose surlhypothse sous-jacente que la socit clive en classes ou groupes sociauxse serait transforme en une socit duale opposant les exclus aux inclus.Cette coupure serait avant tout urbaine et la question urbaine constituerait lanouvelle question sociale2. Ce dualisme schmatique nglige cependant lestransformations qui affectent lensemble du salariat. Lapproche propose parRobert Castel en terme de dsaffiliation nous semble plus fructueuse. Pour ledire trs schmatiquement, Castel dfinit laffiliation la socit salarialecomme linscription durable des travailleurs dans un ordre social o ils bn-ficient en tant que salaris des protections et statuts accords par ltat. Enretour, la fragilisation de la socit salariale dbouche sur des processus dedsaffiliation et sur une inscurit sociale grandissante3. Cest sur cetteapproche que nous nous sommes appuys pour apprhender les volutionssociales de ces territoires de lancienne banlieue rouge.Dun point de vue urbain, la thse de la dualisation ne rend pas non pluscompte dune ralit plus complexe analyse par de nombreuses recherches.Les travaux conduits sur la rgion parisienne, par exemple, dcrivent un espacecertes hirarchis du point de vue socio-spatial, et qui tend se polariser entreun ple de plus en plus riche et un ple de plus en plus pauvre, mais au seinduquel se dploie une diversit despaces de mixit sociale4. Bien sr, il nesagit pas de nier les processus de sgrgation socio-spatiale, fort anciens parailleurs, qui peuvent conduire la cristallisation des poches de pauvret. Mais les aborder dans une vision dualiste ne donne pas les moyens den comprendre les ressorts profonds. Du point de vue des politiques publiques, lafocalisation sur le bout de la chane et spatialement sur les quartiers dits en dif-ficult conduit ainsi dvelopper des politiques cibles sans intervenir relle-ment sur les processus qui sont la base des ingalits urbaines et notammentles enjeux fonciers et damnagement et les politiques sociales du logement.

    Les anciens territoires ouvriersLes anciens territoires ouvriers reprsentent un terrain particulier pour aborderces questions. Marqus par une forte prsence statistique du groupe ouvrier,ils se caractrisaient surtout par lexistence dune identit collective fonde surdes rapports au travail, sur des modes de sociabilit collective et un rseauorganisationnel spcifique charpent par une politique municipale. Cette exp-rience sociale et politique a donn des formes dencadrement local parti-culires, ce quAnnie Fourcault a appel un communisme de clocher5 . Laforce du PCF ds lentre-deux-guerres fut de retourner le stigmate social atta-

  • dans ces communes au niveau des annes 1870, avant limplantation du mou-vement ouvrier sur la ville : entre 25 et 30 % des habitants adultes exprimentun suffrage lors des lections9. Le Parti communiste ne parvient pas freinerlhmorragie de ses militants, et aucune autre organisation ne vient compen-ser ce recul. Cette dsaffiliation politique massive par rapport au systme poli-tique est particulirement marque chez les jeunes, les prcaires et, de faonplus nuance, les personnes issues de limmigration. Bien sr, le sentimentdloignement par rapport la classe politique est une donne fort rpanduedans les milieux populaires. Cependant, durant quelques dcennies, unebonne partie des habitants de Saint-Denis et dAubervilliers staient reconnus dans la ville ouvrire . Le clivage eux/nous typique desreprsentations populaires dcoupait une frontire au-del de laquelle taientrejets ltat central et les lites nationales mais en de de laquelle se retrou-vaient une partie au moins des dirigeants locaux. Cest grce cette identifi-cation que, durant plusieurs dcennies et jusqu la fin des annes soixante,le taux de participation lectorale des Dionysiens pouvait tre lgrementsuprieur la moyenne nationale. Sur ce point, lvolution a t dcisive :aujourdhui, pour une trs large majorit des habitants, le clivage eux/nousrejette les dirigeants politiques locaux du ct du eux . Aux yeux dune majo-rit dhabitants, les municipalits de gauche semblent aujourdhui faire partieintgrante dun monde politique largement discrdit. Elles reprsententlchelon infrieur de ltat bien plus quun contre-pouvoir.

    Des processus de raffiliation ?Peut-on pour autant se borner ce constat de dsagrgation ? Quelles sont lesrecompositions en cours ? Du point de vue social, ces anciennes villes ouvriressont prises en tension entre une dynamique de dveloppement dun ct, et unprocessus de prcarisation. Sur le plan politique, on ne peut gure constater decontre-affiliations politiques ou de type communautaire. Les scores levs duFront national (entre 20 et 30 % au premier tour, entre 30 et 40 % au secondselon les lections) ne saccompagnent pas dune affiliation protestataire quipasserait par ladhsion au parti et/ou ses ides. Ce qui ressort en revancheclairement des entretiens mens avec les lecteurs frontistes cest que le FN senourrit largement des processus de dsaffiliation sociale et politique. La limitede linfluence frontiste est cependant que cette contre-affiliation est dessineseulement en pointill, quelle manque de solidit et ne saccompagne pas deformes de militantisme.Plus significative peut-tre est lmergence de formes musicales comportantune forte dimension politique, comme dans le cas du rap ou des autresexpressions musicales de la jeunesse des banlieues. Ces expressions artis-

    CONTReTeMPS numro treize 1 7T

    rement les jeunes immigrs sont dsigns comme les fauteurs de trouble etcest avant tout avec ce groupe quil y a conflit. Au sein de la cit, les opposi-tions se cristallisent sous forme de conflits dappropriation et de contrle duterritoire. Pour autant, peut-on considrer ces relations sociales comme ano-miques cest--dire indiquant la disparition ou labsence de rgle ? Le pro-blme que posent les jeunes, ou une partie dentre eux, aux autres habitantsnest pas tant quils agissent sans normes mais selon dautres rgles qui prennent contre-pied les rgles dominantes et peuvent devenir insuppor-tables ou incomprhensibles pour ceux qui les respectent. Plus que danomieil faudrait sans doute parler de conflit de normes. Dans les quartiers que nousavons tudis, le groupe ouvrier anciennement dominant est aujourdhui inca-pable dimposer une norme. Il nest plus en mesure de rtribuer matrielle-ment ou symboliquement les entrepreneurs de morale6 ; il est clat etsest rendu invisible, pour reprendre la formule de Beaud et Pialoux7 ; il nestplus dans une situation de domination lchelle du territoire communal oudu quartier et il subit de plein fouet les effets de la stigmatisation des terri-toires. Les jeunes, malgr une culture des rues dynamique, des formes dexpression culturelle largement diffuses, des avantages matriels de lco-nomie informelle, ne sont pour linstant pas non plus en mesure dimposerleur norme et de retourner le stigmate ngatif qui pse sur eux. Ds lors, lacoexistence difficile de plusieurs normes apparat comme lun des effets duprocessus de dsaffiliation qui touche ces deux groupes, coexistence doulou-reuse pour tous par les heurts perptuels quelle provoque. Les premiers sontfragiliss socialement et symboliquement, sans pour autant que les secondsaient vritablement la capacit sociale de retourner le stigmate en identitpositive. Dans un tel contexte, loption rpressive appele de leurs vux parcertains habitants et qui prvaut aujourdhui ne peut quouvrir une spiraleinfernale, celle de ltat carcral8 . Elle se heurte de front aux normes ditesdviantes qui ne concernent pas seulement une poigne dindividus. En nechangeant en rien les processus de dsaffiliation elle agite un bton qui sabat indistinctement sur bien des familles.

    Une dsaffiliation politique massiveLe processus de dsaffiliation engage galement la dimension citoyenne.Lorsque lon interroge le rapport des habitants la politique dans des villescomme Saint-Denis ou Aubervilliers, on est dabord frapp par lnorme distance qui les spare du monde politique institutionnel en gnral et desquipes municipales en particulier. Labstention et la non-inscription sont desphnomnes massifs. Le taux de mobilisation lectorale, cest--dire le tauxde suffrages exprims par rapport la population adulte totale, est revenu

    1 6 T

  • ment drob ses responsabilits et la politique de la ville a servi de filet deprotection sociale, certes dans une perspective ambigu puisquil sagissaiten mme temps de protger la paix sociale. Le traitement spcifique des quartiers dits en difficult implique un second prsuppos, selon lequel untraitement ingal des individus est ncessaire pour remdier aux ingali-ts. Cette perspective a signifi une rupture par rapport la rhtorique del galit rpublicaine . Le thme, ancien en lui-mme, a t profondmentrenouvel par la philosophie anglo-saxonne contemporaine. Celle-ci a dmon-tr que lgalit des chances implique davantage quune galit juridique et quelle ncessite une politique daction affirmative pour compenser les ds-quilibres qui dfavorisent structurellement certains individus, certaines communauts ou certains territoires10. Dans leur principe, ces politiquescibles apparaissent lgitimes ; elles ont permis des amliorations la margepour certaines populations et frein des processus de dgradation dans desquartiers en voie de pauprisation.Mais elles ont au moins deux limites. Tout dabord elles traitent une forme spa-tiale des ingalits sociales sans sattaquer aux vritables processus qui ensont lorigine, comme sil suffisait dintervenir sur le territoire pour rgler laquestion sociale. La logique de dveloppement local peut par ailleurs conduire faire reposer sur des populations en difficult la revalorisation de leur quartier et la prise en charge des problmes de linscurit, de lemploi ou delducation, sur lesquels elles ont globalement peu de prise. Par surcrot, lessommes mobilises sont loin de compenser les discriminations ngatives mas-sives qui se constatent dans la qualit des services publics ou des infrastruc-tures disponibles dans certains quartiers de banlieue11, ou dans lingalit face la formation et lembauche qui touche les personnes dorigine immigre.Le risque est grand ds lors que, se focalisant sur leur chec apparent, cespolitiques soient remises en cause comme cest aujourdhui le cas, et que lefilet de scurit quelles ont tant bien que mal reprsent soit son tour retir.Une seconde dimension de la politique de la ville concerne son mode dactionet sa mthode, fonds sur une vision dcentralise, dconcentre et partena-riale de laction tatique. Avec la dcentralisation quelle accompagnait, lapolitique de la ville fut linitiative la plus emblmatique dune nouvelleconception de la vie publique cense toucher les rapports entre les diffrentschelons de ltat aussi bien que les relations entre ces divers chelons et leshabitants. Cette conception fut cependant mise en pratique dans sa version laplus modre, qui oscillait entre ltat modeste et ltat animateur .Cette vision consensuelle et librale de laction dans les quartiers en difficulta plusieurs dfauts. Elle renvoie une image pacifie de la ralit sociale o lesconflits sont vus sous langle de lanomie, o les rapports de domination et les

    CONTReTeMPS numro treize 1 9T

    tiques, reconnues et mdiatises, tmoignent de la vitalit et du dynamismedune culture populaire qui, quoique profondment transforme par rapportaux dcennies prcdentes, est loin davoir disparu. Les chansons de certainsdes principaux groupes franais vhiculent un contenu qui est indissoluble-ment culturel et politique. Aux yeux de nombreux jeunes musiciens, ltatnapparat pas comme un garant ou un recours, mais comme le symbole delinjustice quil convient de dnoncer. De tels discours sont reprsentatifs duple extrme de lesprit de scission qui parcourt la jeunesse des cits. Pourde nombreux jeunes, le rap reprsente un vecteur identitaire au sens o il meten scne une image de la banlieue ou des cits qui retourne le stigmate enidentit positive. Le succs des groupes de rap fournit par ailleurs un exemplede russite et indique un parcours possible de promotion individuelle. La per-ce commerciale du rap franais est en ce sens remarquable : un discours etun style propres aux nouvelles classes dangereuses se montrent capablesde sduire bien au-del de leur territoire dorigine. Pour autant, il serait erronde parler ce propos de contre-affiliation politique ; le rap nest pas structur,il ne constitue pas proprement parler un mouvement social, quelle que soitla dfinition que lon donne ce terme. Il nest pas coupl une alternative desocit. Une affiliation vritable cest--dire un ensemble relativement struc-tur dinstitutions, de reprsentations et dinteractions est-elle susceptibledmerger de la galre travers les cultures musicales de banlieue ? Si celles-ci sont considres isolment, la rponse ne peut gure tre que dubitative. Un mouvement des jeunes des cits na que peu de chances desancrer sur la dure sil ne se construit pas en articulation avec des structuresimpliquant dautres habitants et proposant une alternative la dsagrgationde la socit salariale. Or, pour linstant, les liens entre la jeunesse influencepar la culture du rap et dautres milieux sont rests ltat dbauche, etaucune dynamique future ne semble clairement dessine.

    Politique de la ville ?Quel rle a jou la politique de la ville dans ce contexte ? Un des hauts fonc-tionnaires qui la dirige concluait ainsi : elle a accompagn la disparition dela classe ouvrire , on pourrait prciser, de la scne politique. La politique dela ville implique lide dun traitement spcifique des quartiers dits en diffi-cult , qui repose sur deux prsupposs. Le premier, banal , est celui duneresponsabilit sociale collective pour remdier la pauvret urbaine ou dumoins pour en limiter les effets, ltat devant jouer un rle correcteur face auxingalits sociales, en particulier celles que gnre le march. Les sommes etles moyens peuvent paratre insuffisants ou mal cibls au regard de ltendueet de la nature des problmes ; cependant, ltat franais ne sest pas totale-

    1 8 T

  • L e s q u a r t i e r s p o p u l a i r e s : t e r r i t o i r e s d u d s o r d r e s o c i a l ?

    Olivier Masclet Matre de confrence luniversit Paris V

    Le PC et les militants de cit

    Cet article, centr sur le rapport la politique des habitants des cits issus delimmigration algrienne et marocaine, tente dexpliquer les raisons pour les-quelles le militantisme de ces enfants dimmigrs a t peu vu et peu reconnusen tant que tel par la gauche municipale. Linvisibilit de leur investissement, aumoins sur la scne politique locale, constitue un lment important prendre encompte dans lanalyse de ce quil faut bien appeler la crise de la reprsentationpolitique des membres des classes populaires.

    Dans les villes formant lancienne banlieue rouge, lexemple de Gennevilliers o jaimen une enqute sur une assez longue dure, cette crise est patente et lisible dans la trs faible mobilisation lectorale aux lections municipales. Letaux dabstention na cess de slever depuis les annes quatre-vingt ; en2001 un inscrit sur deux seulement sest dplac pour voter. Cette situationnest pas propre cette ville puisquon trouve Saint-Denis et Aubervilliers,autres fiefs communistes, rcemment tudis par Marie-Hlne Bacqu etYves Sintomer, des volutions tout fait similaires. Au point que ces cher-cheurs indiquent que dans ces communes de la banlieue parisienne, le tauxde mobilisation est revenu au niveau qui tait le sien la fin du XIXe sicle,cest--dire avant limplantation du mouvement ouvrier.Quand on connat un peu lhistoire des banlieues rouges , on est donc for-cment amen se poser la question : comment en est-on arriv l ? Pourquoile Parti communiste qui jusqu une date rcente avait russi dfendre et reprsenter les membres des classes populaires, pourquoi ce parti neparvient-il plus traduire politiquement les malaises ou les rvoltes des habi-tants des quartiers ?Bien sr, il ny a pas de rponse simple. Et lon sait les processus trs diversqui participent cette crise de la reprsentation politique :

    dsindustrialisation relative des banlieues et lvation considrable du ch-mage dans les milieux ouvriers ;

    disqualification sociale des jeunes sans diplme ; concentration des familles pauprises dans les cits ; apparition dune dlinquance de survie dans les fractions dmunies de la jeu-

    nesse populaire ;

    CONTReTeMPS numro treize 2 1T

    1 Le prsent article reprend pour partie un article publi dans la Revue franaisede sociologie, Affiliations et dsaffiliationsen banlieue, rflexions partir desexemples de Saint-Denis et dAubervilliers ,2001, 42-2, pp.217-249.

    2 Cest en particulier la thse dveloppepar Jacques Donzelot travers la notionde scession urbaine : La nouvellequestion urbaine , Esprit, n 298, 1999,pp.87-115

    3 Robert Castel, Les Mtamorphoses de la question sociale, Paris, Fayard, 1995.

    4 Voir en particulier les travaux dEdmondPrteceille dont Comment analyser la sgrgation sociale ? , tudes foncires, n 98, 2002, pp.85-91.

    5 Annie Fourcault, Bobigny, banlieue rouge,Paris, Les ditions Ouvrires/Presses de la FNSP, 1986.

    6 Howard Becker, Outsiders, Paris, Mtaili, 1985 (New-York, 1963).

    7 Stphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrire, Paris, Fayard, 1999.

    8 Loc Wacquant, Les Prisons de la misre,Paris, Liber-Raisons dagir, 1999.

    9 Si lon se base sur les adultes ayant le droit de vote, il remonte 35-40 %.Daprs ce dernier mode de calcul, il taitde 33 % 39 % en 1876, de 53 % en 1889et de 60-65 % la fin des annes soixante. titre de comparaison, aux lgislatives de 1997, le taux de mobilisation lectoraleoscille pour la France entire autour de 60 % en fonction du mode de calcul.

    10 Du fait dune rhtorique rpublicaine euphmisant les questions sociales etethniques, seule la dimension territorialede laction affirmative a reu un largeassentiment dans le contexte franais.

    11 Pour ne mentionner que cet exemple, les enseignants dbutants ne fontgnralement pas leurs classes dans les lyces les plus demands de Paris ou des centres-villes cots mais dans les cits, o les lves ont limpressionfonde que cette rpartition est un signedu manque de respect de lducationnationale leur gard. De mme, il a tcalcul que les dpenses publiques dans les ZEP, tous postes confondus,demeuraient infrieures par lve celleseffectues dans les lyces de centre-ville.

    2 0 Tingalits structurelles sont passs sous silence. Elle tend rduire la poli-tique aux politiques publiques ( la policy) au dtriment de lactivit citoyenneet de la politisation des questions publiques (la politics), avec ce que celles-ciimpliquent de conflits et de remise en cause des hirarchies et des modes depense dominants.Au total, la politique de la ville a reprsent un traitement palliatif des mauxengendrs par la prcarisation de la socit salariale. La faon dont elle a tmise en uvre a tendu mdiatiser les problmes de socit plutt qu lescomprendre ou les combattre, la thmatique en vogue de lexclusion nentant que le symbole le plus manifeste. Dans une large mesure, elle a vouluconjurer le spectre des nouvelles classes dangereuses et le risque dexplo-sion sociale. Mais, en contribuant rduire la conflictualit, elle risque para-doxalement de bloquer davantage la situation.

  • rapport la politique, il faut rappeler que les habitants des cits ne formentpas un groupe homogne. Au contraire, on observe une assez grande htro-gnit interne si on prend en compte dune part les trajectoires des familleset les ressources acquises et transmises aux enfants et dautre part les trajec-toires scolaires des plus jeunes.Les bnvoles du club de jeunes de la cit du Luth sont issus des classespopulaires mais lcole les en loigne. Ils se distinguent des autres jeunes parleur scolarit : bac et au-del, BTS ou cole dingnieur.En mme temps, ces bnvoles qui ont entre vingt-quatre et vingt-huit ans aumilieu des annes quatre-vingt-dix, sont des tudiants ou des jeunes ensei-gnants qui restent dans leur quartier par opposition dautres tudiants quicherchent, eux, le fuir.Cette espce de fidlit leur univers dorigine tmoigne des liens trs fortsqui unissent, dans les classes populaires, sentiment dappartenance lespace local et participation la vie publique. Cette fidlit, source denga-gement et dintrt pour la vie de la cit, est aussi mettre en relation aveclaspect protecteur qui caractrise le quartier pour ces tudiants en positionde porte--faux. Position qui est couramment celle des tudiants issus desclasses populaires qui se confrontent dautres univers sociaux que le leur.Laction associative est le marqueur social de leur identit en redfinition.Dans le cas de ces bnvoles il faut en plus prendre en compte leur expriencede la discrimination et du racisme qui est un des facteurs dcisifs de leurengagement local ou de leur volont de soccuper des jeunes . Les enfantsdimmigrs connaissent en effet une socialisation particulire qui prdter-mine la prise de parole de certains dentre eux contre les formes multiples dedvalorisation des origines.De la sorte, il sest construit dans le quartier, au dbut des annes quatre-vingt, un ple de jeunes passs par lcole et qui manifestent une extraordi-naire bonne volont scolaire. Pour eux, lcole est la voie pour sen sortir ,cest--dire pour accder un emploi et une vie normale.Ces jeunes vont alors devenir les principaux intermdiaires auprs des enfants etadolescents auxquels ils vont proposer tout un ensemble dactivits destines les loigner de la rue, cest--dire convertir leurs dispositions. Contre la culturede rue, il sagit pour eux de promouvoir dautres modles de comportements.Il est vident que ce qui se joue, pour ces bnvoles, cest dchapper lacatgorie de beurs des cits laquelle tout les assigne.Ces observations peuvent tre gnralises sans trop de risque derreur. Ontrouve au Luth cet investissement des enfants dimmigrs, mais on le retrouvedans de nombreux autres lieux du mme type. Un des phnomnes majeursdurant les annes quatre-vingt, cest en effet le renouvellement, au moins par-

    CONTReTeMPS numro treize 2 3T

    mdiatisation des cits qui a largement contribu la stigmatisation de leurshabitants ;

    prcarisation des contrats de travail et clatement des collectifs de travail quirendent encore plus difficile laction des organisations ouvrires syndicales etpolitiques traditionnelles ;

    division, voire implosion du PC durant ces vingt dernires annes.Ces processus forment la toile de fond du divorce social et politique entre lePC et les fractions franaises des classes populaires mais aussi du ratage ou du rendez-vous manqu entre ce parti et les enfants dimmigrs.Pourquoi rendez-vous manqu ? Eh bien parce que, malgr la crise, le ch-mage, la dlinquance, il y a ou il y avait dans ces quartiers des forces sur les-quelles les lus auraient pu sappuyer sils les avaient vues et surtout reconnues.Or a na pas t le cas pendant longtemps En raison des processus que jairappels mais aussi des obstacles engendrs par la rnovation urbaine desvilles industrielles et des enjeux politiques ds lors associs leur peuple-ment. La transformation du logement populaire au cours de ces cinquantedernires annes, avec la construction des grands ensembles mais aussi labureaucratisation des accs au logement, a en effet boulevers les conditionsdintgration des populations immigres au niveau local. Ds leur installation,les familles ont t suspectes dtre hors normes ou en de du niveau requisdexigences et leurs enfants ont t par la suite leur tour privs du capitaldautochtonie , pour reprendre un concept retravaill par Jean-Nol Retire,en dpit de leur trajectoire dans lespace de la mritocratie locale.Parce que les enfants dimmigrs sont issus des fractions basses des classespopulaires et parce quils nont pas pu bnficier des mcanismes de cons-cration locale, que lon trouve au principe des fiefs communistes, les quar-tiers sont aujourdhui doublement dshrits : conomiquement, mais aussipolitiquement.Jvoquerai dabord la mobilisation associative des enfants dimmigrs enmettant en vidence les ressorts sociaux et locaux de leur militantisme, quisorigine pour une part dans les formes trs diverses dincitation lengage-ment qui caractrisent toujours les villes de lancienne banlieue rouge.Janalyserai ensuite les raisons pour lesquelles ces enfants dimmigrs, quitaient promis au militantisme par toute leur histoire sociale, nont pas tpromus et donc travers ce cas les conditions dun non-hritage politique. Jeme baserai principalement sur lenqute que jai mene dans le quartier duLuth, Gennevilliers, au cours des annes quatre-vingt-dix1.

    La mobilisation associative des enfants dimmigrs, cest dabord et avant toutdans les clubs de jeunes et autres associations de cit. Pour comprendre leur

    2 2 T

  • Il me semble quun des enjeux la fois sociologique et politique est de comprendre les raisons structurelles qui conduisent les lus de gauche tenir lcart ces militants de cit et plus gnralement le groupe dont ils sont ori-ginaires, en somme, de comprendre les raisons de leur mfiance quasi struc-turelle lgard des Franais issus de limmigration post-coloniale. partir de mon enqute Gennevilliers, on peut faire apparatre plusieurs rai-sons expliquant ce rendez-vous manqu entre le PC et les cits.La premire amne faire un dtour par lhistoire du logement. Il faudrait beau-coup de temps pour raconter toute cette histoire en dtails. Je vais juste vousindiquer quelques moments clefs qui permettent de rendre compte des raisonsstructurelles pour lesquelles les lus de gauche, comme Gennevilliers, ontt conduits, en ralit ds les annes cinquante, voir dans les nouveauximmigrs algriens et marocains une menace sociale et politique.Gennevilliers, cest une ville de la banlieue rouge , trs typique de cesmunicipalits communistes, qui ont tent dlever la valeur sociale et urbainedes villes industrielles. Cette histoire commence dans les annes trente et ellese poursuit aprs la Seconde Guerre mondiale. partir des annes cinquante,les lus entreprennent la construction des grands ensembles HLM : Gennevilliers, huit logements sur dix sont des logements sociaux. Cest dire quel point certaines communes ont mis sur le logement social : il sagit pourelles de rpondre aux besoins trs importants en matire de logement maisaussi de consolider leur implantation politique. Les ouvriers qualifis et lesemploys, qui forment alors la base sociale et lectorale du PC, sont de fait Gennevilliers les premiers bnficiaires des nouveaux logements.Cet aspect du communisme municipal est assez bien connu. Mais ce quonconnat moins, ce sont les raisons pour lesquelles le communisme municipala but sur limmigration.En fait, la politique des grands ensembles HLM pse lourd sur la vision desimmigrs par les lus communistes. Elle pse lourd parce que la rnovationdes villes ouvrires, qui donne naissance ces grands ensembles, seffectueau moment mme o les nouveaux immigrs viennent travailler en France,principalement les Algriens, les Portugais et les Marocains. De sorte que ceslus redoutent que les immigrs entranent la dgradation des nouveaux quar-tiers et plus gnralement des villes quils cherchent amliorer. Ds larrivedes immigrs, nouveau proltariat des banlieues, les responsables munici-paux vont lutter contre leur regroupement dans les villes ouvrires et limiterdune manire draconienne leur accs aux nouveaux quartiers HLM.Cette concidence entre limmigration et la rnovation urbaine des villesouvrires explique le traitement particulier dont ces immigrs vont fairelobjet de la part des lus communistes et le regard quils vont alors trs vite

    CONTReTeMPS numro treize 2 5T

    tiel, de certains aspects de la culture militante populaire, grce limplicationdes enfants dimmigrs dans leur quartier. Cest un constat sociologiqueimportant qui confirme le fait quen France, le militantisme dans les classespopulaires a partie lie avec lapparition de la seconde gnration.Cest un fait social sans doute trop peu connu.On sait que limmigration fragilise les organisations ouvrires pour toutes sor-tes de raisons mais on sait moins que linvestissement des enfants dimmigrsdans les diffrents champs, professionnel ou socio-local, renforce les organisa-tions populaires, quelles soient syndicales, politiques ou associatives.a a t vrai avec les enfants dItaliens qui ont largement contribu lessor duPC dans les rgions industrielles et minires. Et cest vrai aujourdhui avec lesenfants dAlgriens et de Marocains qui sont leur tour devenus des militants.Pas des militants dusine ; les raisons sont videntes. Mais des militants decit : leur militantisme a dabord t social avant dtre syndical ou politique.Ce militantisme social nest lui-mme pas nouveau. Il a pratiquement toujoursexist dans ces villes de la banlieue rouge et, dune certaine manire, lesenfants dimmigrs algriens et marocains sont conduits renouveler lesinstitutions dont ils ont eux-mmes bnfici : colonies de vacances, clubs desports, associations culturelles et de promotion par lcole, etc.Le militantisme social de ces enfants dimmigrs dcoule en effet aussi dela socialisation politique qui sexerce de mille manires dans les villes de la banlieue rouge : contacts avec des enseignants militants, expositions culturelles humanistes, mots dordre politiques locaux valorisant lengage-ment, frquentations des colonies de vacances et des animateurs qui donnentlexemple Ce militantisme est un hritage du communisme municipal en tant que forme dducation implicite la question des ingalits, ou formedhumanisme pratique qui, sous certaines conditions, incite lengagement.De sorte que, dans ces villes, ce sont les enfants dimmigrs qui sont devenus lesnouveaux cadres dans les quartiers, travers leur engagement dans les associa-tions de femmes, de sport, de soutien scolaire, de promotion de la cultureDonc dans les annes quatre-vingt on a assist un phnomne majeur, quiest non pas la disparition de la culture associative populaire, mais au contrairesa rgnrescence grce la capacit daction des enfants dimmigrs.Les lus et les militants communistes avaient donc toutes les raisons de setourner vers eux et de voir en eux des hritiers possibles. Or a na pas t lecas : le dsarroi des militants de cit que jai rencontrs durant mon enquteet labsence de toute promotion politique indiquent bien les phnomnes demarginalisation quils ont subis.Comment comprendre que ce personnel politique potentiel ait t aussi peureconnu ?

    2 4 T

  • La premire, cest de contribuer faire des immigrs et de leurs enfants lesresponsables prsums de la dvalorisation des cits et des dgradationsmultiformes des espaces publics. La seule prsence des immigrs symbolisele dclassement social des grands ensembles. Et de fait, les immigrs sontparfois directement accuss de pourrir les lieux par des lus qui voient eneux lchec de la politique de promotion par le logement quils avaientconduite des annes cinquante aux annes soixante-dix.La deuxime consquence, cest la fragilisation politique des municipalitscommunistes. Les scores du PC chutent fortement partir des annes quatre-vingt, tandis que labstention, la droite puis le Front national progressent.Ces volutions lectorales sont trs lies au dpart des cits des fractionsacquises au PC, mais aussi la dmoralisation des habitants qui nont pas pules quitter et lexacerbation des sentiments xnophobes dans un contextede dgradation de lespace de rsidence et de monte du chmage et de laprcarit. Les jeunes Arabes fonctionnent ds lors comme les causes dunedgradation multiforme, dautant plus que certains dentre eux deviennentdes dlinquants.Limputation des causes des dsordres aux seuls enfants dimmigrs entraneles lus communistes prendre beaucoup de distance avec eux qui, parailleurs, sont de plus en plus perus par les journalistes et les sociologuescomme des jeunes en galre , puis comme des jeunes violents .La troisime consquence est la suite logique des deux premires : la fin desannes quatre-vingt, les lus de Gennevilliers marginalisent les militants decit dans le but de rduire la visibilit dun groupe qui fonctionne localementcomme un groupe-repoussoir. Cest tout un ensemble de jeunes qui taientports sengager localement qui, peu peu, sont lchs par les autoritsmunicipales. Les enfants dimmigrs payent de leur marginalisation politiquela fragilisation de llectorat communiste. On dit tellement que le vote FN estli la dlinquance et limmigration et que llectorat populaire va basculer lextrme droite, que les lus de gauche sont convaincus que la base nacceptera jamais des lus issus de limmigration. La gauche va donc dlais-ser les porte-parole des cits en ne leur permettant pas de grimper dansles appareils municipaux et au plus haut niveau.Le souci des lus de renouer les liens avec les couches populaires franaises,notamment travers un discours plus nettement rpressif, explique partielle-ment ce lchage. La volont des lus de rduire la visibilit sociale des popula-tions issues de limmigration senracine en effet galement dans le projetpolitique de ces lus de conqurir ou de reconqurir les petites classes moyennessalaries. Ce projet passe notamment par la transformation architecturale de lacit du Luth, la diminution du nombre de familles immigres habitant cette cit,

    CONTReTeMPS numro treize 2 7T

    porter sur eux comme population problme . Ds louverture des pre-miers logements, au dbut des annes soixante, la municipalit deGennevilliers applique un quota au relogement des immigrs et ce quota va semaintenir jusqu aujourdhui et sappliquer aux enfants dimmigrs.Dabord parce que les immigrs ne votent pas, ce qui ne compte pas pour peuds lors que le logement devient un bien municipal.Ensuite, parce que ce sont des gens qui cumulent les handicaps au regard desnormes de logement : faible salaire, nombre denfants lev, style de vie loi-gn des attentes inscrites dans le logement lui-mme.Enfin, parce que les immigrs algriens et marocains sont placs au plus basdans lchelle des rputations. Plus les quartiers vont se dgrader et plus lamunicipalit va limiter le nombre de logements attribus aux immigrs et auxenfants dimmigrs : manire pour elle de prserver la valeur sociale dun parcimmobilier qui fonctionne aussi comme patrimoine politique.La politique des grands ensembles a ainsi conduit les lus communistes moinsvoir dans les immigrs des membres de la classe ouvrire laquelle ces lus seconsacrent que des gens encombrants , susceptibles dentraner la dgrada-tion des nouveaux quartiers et de compromettre la lgitimit politique acquise.Mais cest surtout partir des annes quatre-vingt que ce clivage va produiretous ses effets, au fur et mesure que les grands ensembles HLM vont cesserdincarner la russite ouvrire et se transformer en cits pour pauvres etimmigrs.Ce processus de dclassement des quartiers HLM deuxime raison quejvoquerai rsulte dabord des pratiques de relogement des prfectures quiont cherch reloger les familles immigres dans les grands ensembles HLMet donc dans les villes de gauche, celles de droite ayant trs peu investi dansle logement socialCe processus rsulte ensuite des politiques de logement mises en uvre sousGiscard, notamment la loi Barre de 1977, qui dveloppent le crdit et favo-risent laccs la proprit du pavillon. Ces politiques pavillonnaires videntles quartiers des catgories qualifies des classes populaires et des couchesmoyennes et facilitent indirectement laccs des immigrs aux HLM. On le voitbien travers lexemple du quartier du Luth o les immigrs deviennent laclientle de remplacement des bailleurs sociaux privs qui cherchent main-tenir la rentabilit des immeubles. Ces bailleurs nhsitent plus sacrifierlentretien et les petites rparations : ils logent une population captive et sou-vent trop dmunie pour dfendre ses droits de locataires.Ces mcanismes expliquent lvolution du peuplement des grands ensembles.Ils entranent au moins trois consquences qui accentuent le durcissement deslus lgard de la nouvelle population des cits, principalement immigre.

    2 6 T

  • 1 Je me permets de renvoyer le lecteur mon livre La Gauche et les cits,enqute sur un rendez-vous manqu,Paris, la Dispute, 2003, pour plus de prcisions sur le droulement et les rsultats de cette enqute et sur les rfrences bibliographiquesquelle a mobilises.

    CONTReTeMPS numro treize 2 9T

    tielle sexplique aussi par cette non-reconnaissance des militants de cit quinont pu tre ni les relais ni les aiguillons des organisations de gauche.Cest ensuite tout un ensemble de militants qui dsormais se dtournent de lagauche et cherchent ailleurs une reconnaissance sociale et politique. On pour-rait dire quils sont conduits se mfier des lus de gauche qui, leurs yeux,ne les considrent pas autrement que comme une population difficile ou problmes . En se tournant vers les partis de droite, ils cherchent neplus tre confondus avec les dlinquants et les assists. Le glissement vers ladroite de certains porte-parole des cits se nourrit dune certaine fascinationpour la russite conomique autant que du refus du misrabilisme.Enfin, on peut se demander ce que le dveloppement actuel du communauta-risme musulman appelons-le ainsi, faute de mieux doit aux vingt annesde rigidit de la gauche lgard des enfants de cit. Ces enfants dimmigrsont t renvoys leur tranget. Ils ont t dcrits comme non intgrs, dif-frents, dpositaires dune culture trop loigne de la culture occidentale.Aujourdhui, certains dentre eux retournent le stigmate en emblme pourconstruire une identit politique autonome.

    certaines politiques sociales plutt tournes vers ces petites couches moyennes,de nouveaux programmes en accession la propritLe souci de la mixit sociale est une raison supplmentaire expliquant pour-quoi les lus de Gennevilliers nont pas cherch prendre appui sur les mili-tants de cit pour tenter de tirer les habitants vers le haut. Au contraire, auLuth, ce que les lus ont appel la reconqute du quartier au moment dela rhabilitation terme qui dit bien le sentiment prouv dune invasion sest sold par la mise en concurrence des bnvoles associatifs doriginemaghrbine et leur assignation au ple le plus bas dans la nouvelle divisiondu travail dencadrement mise en place par la municipalit. Tout se passecomme si les lus de gauche navaient aucun intrt favoriser les porte-parole issus des quartiers ds lors que leur objectif est den transformer lepeuplement.Enfin, la dernire raison du rendez-vous manqu entre la gauche et les cits estlie la clture de lespace politique local. Cette clture rsulte du maintiendun vote FN important dans la commune 20 % en 1995. Mais aussi de la dis-tance sociale entre les quartiers et les instances politiques, ces instances tantaujourdhui appropries par les membres des classes moyennes salaries.Labsence des militants de cit en politique est donc aussi trs significative dellvation des droits dentre en politique, y compris dans les villes ouvrireso jusqu une date rcente, grce au PC, il tait frquent que les adjointssoient non diplms du suprieur.Au final, les grands ensembles, qui ont t un facteur dunion avec les classespopulaires jusquaux annes soixante-dix, se sont transforms en facteur dedsunion : les lus PC ont perdu leur base lectorale et sont en porte--fauxavec les lecteurs franais qui sont rests dans les cits. Par ailleurs, lesenfants dimmigrs gardent en mmoire les bidonvilles et les cits de transitauxquels leurs familles ont dabord t assignes. Et ils se sentent aujourdhuicoincs dans les cits-ghettos . On aboutit ainsi un paradoxe : les munici-palits de gauche, en particulier PC, qui ont men une politique active en faveurdu logement social, sont accuses davoir cr des ghettos, alors quelles onttout fait pour empcher le rassemblement des immigrs dans les mmes lieux.

    Pour conclure, on peut dire que ce rendez-vous manqu entre le PC et les citsa eu un triple cot sociopolitique.Cest dabord le dcouragement des plus militants : une gnration se retire dela vie associative et politique, parce que pour durer, le militantisme supposesouvent des gratifications matrielles ou symboliques. En ne les entendantpas, la gauche a rat le coche avec les enfants dimmigrs. Le recul du PC etdu PS chez les salaris dexcution trs visible lors de la dernire prsiden-

    2 8 T

  • nelle : Sil y a un effet propre de la cohabitation, il rside dans le fait que dansun tel environnement, personne ne peut soutenir personne []. Il rside aussidans cette sorte de surenchre de la violence qui sengage lorsque les petitesconneries (cole buissonnire, chapardage, vol de voitures, etc.), souventconues comme un jeu ou un dfi, ou les brusques explosions de violence col-lective [] ouvrent progressivement la voie laction dune petite minorit agis-sante et organise : le rgne de la bande [] peut alors sexercer sur unepopulation atomise, incapable de se mobiliser collectivement []3 . Les recherches publies ces dernires annes ont eu le souci de rendre justice la diversit des trajectoires individuelles et des modes de socialisation (ycompris politique) des jeunes des cits ouvrires4. Cet article veut sinscriredans la ligne de ces recherches importantes, en documentant une mobilisa-tion survenue lt 2002 dans une ville de la lointaine banlieue parisienne,Dammarie-ls-Lys, prs de Melun, la prfecture de la Seine-et-Marne5. Je meconcentre ici sur la question du rapport entre banlieue et politique, sur laquestion, donc, des possibles politiques dans les cits de banlieue, ou dumoins dans des cits particulires, celles de Dammarie-ls-Lys.

    1. Politisation judiciaireFin mai 2002, deux rsidents de Dammarie-ls-Lys trouvent la mort. Le premier,Xavier Dhem, un jeune mtis g de vingt-trois ans, est tu dune balle tire enpleine tte par un policier, qui rpliquait un tir commis par la victime sur unpolicier, la carabine plombs. Mohammed Berrichi, un jeune dorigine maro-caine g de vingt-huit ans, chuta de son scooter, quil tentait de matriser, sanscasque, dans les rues sinueuses de la vieille ville lors dune course-poursuiteavec des policiers de la brigade anticriminalit locale. M. Berrichi est alors lefrre du prsident en titre dune association de quartier, Bouge qui Bouge ,association fragile vocation la fois culturelle (ateliers de hip-hop) et para-scolaire (aide aux devoirs), installe dans un local de la barre de logements ditedu Bas-Moulin , concd titre gracieux par lOffice dpartemental HLM.Ds la mort de M. Berrichi, laquelle assiste impuissant son frre Kader, lesmembres de Bouge qui Bouge encadrent la protestation. Lenjeu cardinal, leurs yeux, est lvitement de lmeute. Fin dcembre 1997, en effet, les jeunes de la cit de la Plaine du Lys staient livrs trois jours de dprda-tions et daffrontements avec la police lorsque Abdelkader Bouziane, unjeune de dix-sept ans, fut tu au volant de la voiture de sa mre dune balledans la nuque, tire par un policier. La protestation est, en 2002, demblecollective, et rigoureusement encadre, se dclinant suivant les modalitsconventionnelles de la protestation politique : appels manifester par voiedaffichage et de tracts, manifestations en centre-ville, devant le commissa-

    CONTReTeMPS numro treize 3 1T

    L e s q u a r t i e r s p o p u l a i r e s : t e r r i t o i r e s d u d s o r d r e s o c i a l ?

    Fabien Jobard

    Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pnales (CNRS)

    Gopolitiques dune cit militante.Une mobilisation en lointaine banlieue parisienne

    Cet article sinscrit dans la ligne des publications qui ont su rendre compte des trajectoires individuelles et des modes de socialisation (y compris politique) des jeunes des cits ouvrires travers le rcit et lanalyse dune mobilisa-tion singulire survenue lt 2002 dans une ville de la banlieue parisienne,Dammarie-ls-Lys qui sinscrit dans la problmatique du rapport entre banlieueet politique, sur la question des possibles politiques dans les cits de banlieues.

    Banlieue : le terme impose demble une rsonance politique. La banlieue, comme onle sait, cest le lieu mis au ban. Cette gnalogie lexicale commande parfoislanalyse. La banlieue serait alors ce lieu au ban de lordinaire , et la vie en banlieue serait le prolongement de la vie nue , vie offerte sans mdia-tion une violence dtat que rien ne viendrait contrler. Je rsume ici rapide-ment le lien vite tiss entre les camps, lieux de suspension du droit, et lesbanlieues post-industrielles, que dcrit G. Agamben dans son rcent ouvragesur le sens de Guantanamo1, et qui prolonge certaines de ses analyses ancien-nes, selon lesquelles certaines banlieues des grandes villes industrielles []commencent aujourdhui aussi ressembler des camps o vie nue et viepolitique entrent, du moins des moments bien prcis, dans une zone dind-termination2 . Dans ces zones ne parle que la violence, violence perptuelle-ment fondatrice.Cette rduction de la banlieue son tymologie exclut la possibilit mme detoute politique : il nest de politique l o il nest que violence. cette descrip-tion spectrale de la banlieue soppose lanalyse fataliste. Des banlieues, lapolitique est cette fois exclue, comme impossible sociologique. On en trouveune expression exacerbe dans ce propos de P. Bourdieu, o lincapacit detoute mobilisation collective est consquence de limpossibilit du lien socialet (ce dont ne rend pas compte la citation suivante) de la violence institution-

    3 0 T

  • voyage organis avec le MIB vers Orlans, en dcembre 2001, pour suivre lesaudiences. Quelques-uns de Dammarie avaient galement sig sous la tentedu MIB devant le TGI de Versailles pour assister en septembre 2001 au procsdun policier qui avait tu Y. Khaf dune balle dans la nuque Mantes-la-Jolieen 1991, et qui fut acquitt. Les vnements tragiques de la fin mai 2002 pro-longent un processus de politisation o le sens politique est indissociable desexpriences biographiques et des carrires morales individuelles.

    2. Le choix des armesCette politisation particulire ne dtermine pas seulement les valeurs ou lesthmatiques du combat men lt 2002. Elle pse galement sur le choixdes moyens de la protestation. En 1997, les amis ou proches dA. Bouzianetaient du mme ge que lui : leur engagement dans lmeute tait dautantmoins frein quils navaient pas encore fait la double exprience des condam-nations ritres et de la socialisation politique qui les accompagnent.Lmeute fut ainsi non pas dtermine par une commune anomie, mais par laconfiguration particulire du moment o lvnement venait frapper leurs tra-jectoires biographiques.Mme processus, en 2002, mais au rsultat inverse. En 2002, en effet, nosjeunes meutiers ne sont plus si jeunes. Lun des cousins de Bouziane est ds-ormais ducateur spcialis, veut sinstaller dans la vie, et a tout perdre dunbasculement dans laction illgale. Il ne renonce pas pour autant lengage-ment : ulcr de se voir sanctionn par son employeur pour avoir pris part auxmanifestations durant son temps de travail, il dmissionne et consacre ainsitout son temps la protestation. La plupart des autres, en revanche, ont djt condamns des peines de prison ferme, pour des actes dlictuels divers.Devenus trentenaires, nayant accumul, en termes de capitaux (scolaires etmatriels), quune paisse biographie judiciaire, ils savent dsormais le cotdu choix pour lillgalit. En 1997, le moment des biographies indivi-duelles frapp par lvnement imprvisible dterminait le choix de lmeute. En 2002, le mme mcanisme produit leffet inverse : le momentnest plus le mme, le choix de laction conventionnelle (manifs, commu-niqus de presse, interventions publiques, etc.) simpose .Ainsi, il apparat bien nettement que lmeute (du moins celle de 1997) relvemoins dune inexplicable effervescence anomique que de la ncessaire ren-contre des biographies et des possibles disponibles : laction collectiveconventionnelle et lmeute sont bien toutes deux rductibles aux mmes fac-teurs. Il ne saurait y avoir rupture dans lexplication, tant du dsordre que dela participation conventionnelle.

    CONTReTeMPS numro treize 3 3T

    riat ou Melun, diffusion de communiqus de presse, runions dinforma-tion. Ces appels la mobilisation agrgent des organisations venues dhori-zons protestataires classiques, draines par lhostilit aux campagnesscuritaires de 2002 (LCR, LO, rseaux Rsistons ensemble , Act-Up Paris,Sud-PTT, etc., puis, au cours de lt, invitations No-Border de Strasbourg,au festival des rsistances sur le Larzac, la fte de lHuma). Le cur de lamobilisation reste form de groupes constitus depuis la prime enfance dansles cits de la ville. Ces groupes de jeunes trentenaires, pour la plupart issusde limmigration marocaine ou algrienne, constituent alors le gros des forces de cette trentaine-cinquantaine de jeunes qui tiennent le pav haut, aupied de la barre du Bas-Moulin, et auxquels viennent sadresser des militantspolitiques extrieurs, des journalistes locaux ou nationaux, des membresminents dassociations nationalesLes groupes politiques aguerris pouvaient imaginer dcouvrir une terre demission, vierge dengagements politiques. Ils se frottrent pourtant dupolitique dj-l, des rseaux de sociabilit indracinablement lis Dammarie, et fortement politiss. Le groupe de leaders de la protestation esten effet form dune poigne de jeunes grandis ensemble, et qui ont ensembleconnu, la fin des annes quatre-vingt, la sortie prcoce du systme scolaireet lentre dans la dlinquance. Prison, police, justice, sont devenues au fildes annes des lieux forts de leurs trajectoires. Certains ont alors rencontrle Mouvement Immigration-Banlieue (MIB), lune des rares associations poli-tiques prsentes dans les cits, auprs des trangers viss par des mesuresde double peine ou des taulards immigrs. Le MIB encadre ces biographiesheurtes : des trajectoires semblables se voyaient alors pourvues de senspolitique. Cette dynamique de politisation tait accrue par la faible mobilitgographique ou sociale, qui faisait que les groupes de socialisation tardive (les trentenaires) taient les mmes que les groupes de socialisa-tion primaire6. Dune certaine manire, on peut parler, Dammarie, dune micro-gnration politique expriencielle7 : ne au ban de lcole, grandie la dlinquance, la justice et la police, puis unie par une socialisation poli-tique commune au moment o (au dbut des annes quatre-vingt-dix) sur-gissent dans lespace public la fois la guerre du Golfe et le massacre du 17 octobre 19618.Cest cette gnration locale que vient cueillir la mort dA. Bouziane en1997 : elle fidlisa les sympathisants de Dammarie au MIB par laccompagne-ment des suites judiciaires de ce dcs. Mai 2002 : cinq annes aprs cedcs, mais seulement quelques mois aprs la dernire dcision rendue parune juridiction nationale, celle de la Cour dappel dOrlans, dclarant un non-lieu en faveur du policier. Ils taient une dizaine de Dammarie avoir fait le

    3 2 T

  • b) Lassignation lenclos policierUne autre tactique, inverse, consiste exclure hors de lespace public lespacephysique de la confrontation. La barre du Bas-Moulin, alors promise la des-truction et au relogement de ses rsidents (elle est, dbut 2005, en voie dedmolition), est la fois un enjeu de la protestation et un moyen de la protesta-tion. Mais cest un moyen sous contrainte : par deux fois, le maire interdit desrassemblements sur les places de la ville (arrts des 12 juin et 4 juillet), puislOPDHLM expulse Bouge qui Bouge de son local (24 juin), dans le cadre duneintervention policire (forme de CRS, de polices urbaines et de tireurs postsen face), clbre par N. Sarkozy le 10 juillet sur France 2. Ce local sera refus lassociation par le juge dinstance, mais rattribu, par dcision de la Courdappel de Paris le 18 juillet ; lavant-veille de la remise des clefs du local lhuis-sier, le 27 juillet, il sera dtruit par un incendie (la plainte de Bouge qui Bougesera classe sans suite faute dlments en dcembre 2003). Cest donc sousune vaste tente (moyen utilis devant le TGI de Versailles en septembre 2001)que sera loge , au pied de la barre, la protestation : la fois centre de presse(le MRAP, le syndicat des avocats de France, le syndicat de la magistrature etdautres viendront y rencontrer la presse) et quartier gnral. Lenjeu est alorsde constituer le lieu de la protestation en lieu politique, en espace public9. Leprojet de la lutte, cest son lieu : lieu du silence, de la relgation et de la pri-phrie, que lon veut amarrer lespace public.En ce sens, il y a dans lusage tactique du lieu un enjeu stratgique : consti-tuer une gographie politique de la protestation, contre laquelle les pouvoirspublics mobilisent la force, afin au contraire de raffirmer lappartenance dela barre du Bas-Moulin la force publique. Cest le sens mme de la dclara-tion de N. Sarkozy le 10 juillet : Les forces de lordre doivent reconqurir leterrain qui a t abandonn. Il y a une cit, Dammarie-ls-Lys, [] : on y avaitpeur depuis des annes. Le GIR de Seine-et-Marne y a t il y a quelquesjours. Ce nest pas tant la logique de lefficacit policire qui est en jeu quecelle de laffirmation dappartenance de cet espace urbain la force publique.Ces manuvres diverses se veulent manifestations de puissance. Elles sontaussi des coups jous par la puissance publique, qui psent sur les tactiquesdes joueurs. Les manifestations de puissance policire, loin dcraser toute vie politique, ont simplement transform la confrontation : les jeunes pro-testataires, ne pouvant gagner sans dommages lespace public, ont appel cedernier eux, lont convoqu au pied de la barre.

    c) Isolement spatial et maillage politiqueExaminons une dernire proprit de lespace politique de notre cit de ban-lieue. Cet espace est celui dune trs forte asymtrie, dmultiplie par sa

    CONTReTeMPS numro treize 3 5T

    3. Gographies politiquesTout cela ne signifie pas, bien entendu, que le combat politique se droule Dammarie-ls-Lys comme ailleurs. En effet, dans ces cits de la grande pri-phrie, la ressource politique premire, lespace public, est vacante : toutempche les jeunes protestataires de gagner lespace public.

    a) Lau-del religieuxLe mardi 28 mai, quelques jours aprs la mort de M. Berrichi, une dlgation,forme notamment du recteur de la mosque dvry et dun reprsentant de lamosque de Paris, convoie vers la barre du Bas-Moulin o se tenaient, chaquejour, le pre du dfunt et quelques jeunes rassembls autour de Bouge quiBouge. Le pre fut honor de la visite. Mais lun des militants, ami denfancede la famille et militant du MIB, conduit les dignitaires : il leur expliqua quelme du dfunt navait pas besoin de leur concours pour son repos et que cequi tait en jeu, dans le conflit entre municipalit, police et jeunes, relevait dupolitique, et non du religieux. Faisant par ailleurs remarquer que la famille deX. Dhem navait pas reu de visite de la part dminences catholiques, il lesinvita quitter les lieux. Cet pisode marqua un nouvel chelon dans lesca-lade du conflit. Le recteur dvry dclara que la famille est prise en otage pardes gens qui refusent le dialogue . Le 27 juin, le maire de Dammarie qualifiapubliquement les jeunes mobiliss de petits terroristes de quartier , petits groupes dindividus encadrs par le MIB [et] Bouge qui Bouge . Cesdernires dposrent une plainte en diffamation contre ces propos, appele tre juge devant le TGI de Melun le 23 fvrier 2005.Tout leffort des pouvoirs publics visait en effet dporter la protestation dansune sorte dailleurs prdestin : celui du religieux. Tout leffort de la protesta-tion tend, au contraire, construire un espace public partir de linterpella-tion publique de la force publique, des autorits publiques, des autoritslues ; et cest cet effort que veut briser le recours au religieux. La dclarationsur les terroristes de quartier ne sentend pas autrement. Lun des thmesde mobilisation du MIB tait alors la Palestine. Suite aux massacres de Jnine,quelques semaines avant la mort de M. Berrichi, des militants de Dammarie-Melun avaient bloqu le rond-point desservant lautoroute A5 et exig uneminute de silence au Conseil municipal de Melun. Le maire, prenant appui surcet lment fort de leur politisation, joue la carte du fatalisme : il considreque des jeunes Arabes en situation de misre sociale ne peuvent gagner lapolitique que par la voie de laction arme. Tout est fait pour inscrire lespacede la protestation dans un ailleurs qui pour ntre plus seulement reli-gieux, relve dun autre espace politique.

    3 4 T

  • espaces politiques autour des titulaires des pouvoirs locaux de lautre.Arrimer la protestation au pied du lieu de vie renvoie une pragmatiqueurbaine de la protestation, o lexposition des conditions de vie concide avecla dmonstration des revendications politiques.

    ConclusionQuels enseignements tirer de cette mobilisation ? Dabord, lincroyable asy-mtrie des moyens disponibles, la fragilit considrable des militants investis,que viennent dmultiplier les conditions mmes de leur combat. Cette luttemet toujours les acteurs en pril, notamment par le recours aux instrumentsrpressifs, tout fait spcifique cette protestation des lointaines priph-ries. Lasymtrie sexerce avec force sur les dynamiques de dsengagementpolitique : la fragilit des leaders, leur ge et leur souhait de trouver une vienormale acclrent une prise de distance avec lactivit politique, lorsque lapolitique est, pour eux, chez eux, indissociablement lie au policier et au judi-ciaire. Aujourdhui, beaucoup des leaders se sont rangs, puiss par lescots considrables de la prennisation des affrontements. Seuls quelques-uns maintiennent une activit soutenue, toujours relance, il faut le souligner,par les audiences correctionnelles qugrne au fil des mois la machine judi-ciaire. Aujourdhui, la barre du Bas-Moulin abattue, ce sont les audiences judi-ciaires qui offrent des lots fragments despace public.Cette asymtrie des moyens ne signe pas pour autant limpuissance irrvo-cable des protestations, ce que laisserait entendre une lecture trop incanta-toire des dispositifs rpressifs . On a vu la puissance des retournementsstratgiques des manuvres de ladversaire : cette stratgie du faible au fortest la fois rpertoire tactique de valorisation des ressources (investir un lieu,par exemple) et rpertoire de sens lgard des destinataires de la protesta-tion et des acteurs eux-mmes (faire de ce lieu un espace symbolique).Puissance des inventions stratgiques, commandes par lasymtrie mmedes ressources et des moyens.Il faut insister, galement, sur la force propre des vnements. Au fond, nousavons vu, pour en rester aux leaders de la protestation, des acteurs socialiss la dlinquance, la police ou la justice, et socialiss penser cette confronta-tion sur un registre politique. Cest lvnement imprvisible, la mort de lundes proches qui fit basculer une politisation au long cours en mobilisationeffective, o furent employs des rpertoires expriments en dautres occa-sions. Or, les vnements, sans tre toujours tragiques, restent toujoursimprvisibles, et peuvent voir toute ressource acquise se renverser. Ainsi duchangement en 2003 du personnel judiciaire au TGI de Melun, dont la strat-gie de dsescalade ouvre des espaces nouveaux. moins que cette stratgie,

    CONTReTeMPS numro treize 3 7T

    situation de commune urbaine de lointaine banlieue. A. Bouziane, en 1997, estmort au volant de sa voiture. g de dix-sept ans, il allait dans une cit qui,pour tre voisine, se trouvait quelques dizaines de kilomtres de l.M. Berrichi est lui aussi dcd sur la route. Les rseaux de socialisation sont Dammarie les mmes que dans toutes les cits. Mais la diffrence de laproche banlieue parisienne, le voisinage de cit cit sinscrit dans unmaillage urbain distendu : ces cits de lointaine banlieue ont pouss auhasard des implantations industrielles dans un dpartement trs vaste (leplus vaste de France) et essentiellement rural.Toute sociabilit minimale implique alors une conomie des dplacementsqui, dans un contexte de prcarit et de fragilit des vhicules (ou, pour lesplus jeunes, de prise de risques), multiplie les dangers et fragilise lex-trme les existences. Un mois aprs la mort de son frre, A. Berrichi eut pleurer celle de son oncle, dans un accident de voiture ; un an aprs, enavril 2003, la mort de son neveu. Jappris, le jour dune mesure de garde vue prise la veille dune runion publique interdite par la mairie (le 5 juillet2002), que son tat de sant lui interdisait toute prise de risque : le jour pr-cdent, il avait pass un IRM Paris pour examiner les lsions cervicales d un vieil accident de voiture survenu en compagnie dun autre des leadersde la protestation. Celui-ci, alors quil avait trouv un travail de chauffeur-livreur, et tait enfin parvenu au ddommagement intgral dun policier quiltait accus davoir bless lors des meutes de 1997, emprunta la voiture deson frre, un samedi de septembre 2003, pour se rendre un mariage. Sonfrre (dont la copine trouva la mort dans un autre accident, bord dun vhicule quil conduisait) ne lavait pas inform des dfaillances du systmede freinage, et un piton fut fauch. Et un troisime leader, encourag par lavocate de lassociation, fit enfin aboutir, en 2004, son dossier dinva-lidit (50 %) la Cotorep, li un accident de moto survenu une dizainedannes plus ttLasymtrie des ressources disponibles se lit dans cette cartographie desrisques obligs. On pourrait lui opposer lincroyable homognit de la go-graphie politique de leurs adversaires : toutes les circonscriptions lgislativestenues par des maires UMP (de D. Julia de Fontainebleau, Y. Jgo deMontereau ou F. Cop, de Meaux), le maire de Dammarie lui-mme prsidentde la communaut dagglomration de Melun et li N. Sarkozy par la dissi-dence Balladur commune de 1995, le prsident de lOPDHLM 77 alors maireUMP de la commune voisine de La Rochette, etc. On pourrait ainsi superposerla cartographie du risque de la vie ordinaire et la gographie de lunit du personnel politique ; morcellement des espaces de sociabilit multipliant lafragilit de la vie et la dispersion des ressources dun ct, resserrement des

    3 6 T

  • L e s q u a r t i e r s p o p u l a i r e s : t e r r i t o i r e s d u d s o r d r e s o c i a l ?

    Sad Bouamama

    Socio-conomiste, charg de recherche l'IFAR de Lille (Intervention Formation Action Recherche)

    La construction des petits blancs et les chemins du politique

    Vingt ans aprs la marche pour lgalit, lactualit mdiatique et politiqueest domine par une mise en scne de la peur : danger intgriste, affaire dufoulard, discours sur linscurit. Les jeunes issus de la colonisation sontconstruits en barbares et en dlinquants. Vingt ans aprs les quartiers popu-laires sont construits comme espace de la racaille et comme territoire reconqurir par la rpublique. La texture de ce discours sur les quartiers popu-laires et en particulier sur leurs habitants issus de la colonisation est celle delautoritarisme et de la rpression. Comment expliquer ce retournement ?

    Prcarisation, ghettosation sociale et ethnicisationEn lespace de deux dcennies les quartiers populaires sont passs du statutde contre-socit celui de ghetto , enferms dans des frontires invi-sibles mais de plus en plus infranchissables. Il ne sagit pas ici dadopter undiscours nostalgique sur un pass populaire qui tait largement caractris pardes ingalits en raison de lorigine ou du genre. Il est simplement question deprendre en compte des mutations sociales qui aggravent la concurrence ausein des milieux populaires pour laccs aux droits et qui de ce fait margina-lisent encore plus les plus domins.

    Prcarisation :Les grandes restructurations industrielles de la dcennie quatre-vingt se tra-duisent par une massification du chmage et par une prcarisation de grandeampleur. Si lensemble de la population ouvrire est touche, la gnrationdes parents des marcheurs lest encore plus du fait des secteurs indus-triels dans lesquels ils sont employs : lautomobile, les mines, la sidrurgie,le textile, etc. Ces parents immigrs jouent cette priode la fonction dvolueconomiquement limmigration dans une conomie capitaliste : celle devariable dajustement fonctionnant selon la formule premiers embauchs,premiers licencis1 . Lvaluation de ces cots invisibles des restructura-

    CONTReTeMPS numro treize 3 9T

    1 G. Agamben, tat dexception. HomoSacer. Paris, Le Seuil, coll. Lordrephilosophique , 2003.

    2 G. Agamben, Moyens sans fins. Notes surla politique. Paris, Rivages, 1995, p. 53.

    3 P. Bourdieu, La dmission de ltat , inLa Misre du monde. Paris, Le Seuil, coll. Libre examen , 1993, p. 226.

    4 Au-del de louvrage pionnier de Franois Dubet, je pense ici aux travauxdOlivier Masclet, Stphane Beaud et Michel Pialloux, ou Dominique Duprezet Michel Kokoreff.

    5 Cette recherche procde dune rencontreen mai 2002 avec les militants du lieu,prolonge depuis lors et jusqu ce jourpar de nombreuses observations, ainsique par une analyse quantitative portantsur des affaires juges de 1965 2003 autribunal de Melun (CESDIP, coll. tudeset donnes pnales , paratre enavril 2005 sur www.cesdip.com). Javaisrendu compte, avec Emmanuelle Cosse,dans le numro 21 de la revue Vacarme(p. 13-43), de premires observations, o sont produits une chronologiecomplte des vnements, quelquesdocuments originaux et extraitsdentretiens (voir www.vacarme.eu.org).

    6 Ce en quoi ils se distinguent desexpriences communes de socialisationpolitique (cf. O. Ihl, Socialisation

    et vnements politiques , Revuefranaise de science politique, 2-3, 52,2002, pp. 125-144).

    7 Sur la question des communautsdexprience dans la problmatique delengagement politique, voir Fr. Sawicki, Les temps de lengagement , inJ. Lagroye (dir.), La Politisation, Paris,Belin, 2004, pp. 123-146. Sur lpineusequestion des gnrations militantes, voirO. Fillieule, Temps biographique, tempssocial et variabilit des rtributions , in Devenirs militants, Paris, Belin, 2005.

    8 Rappelons que cest en 1991 que sortent les ouvrages de J.-L. Einaudi et de A. Tristan, qui introduisent, pour lapremire fois, le 17 octobre dans le dbatpublic, cf. B. Gati, Les rats delhistoire. Une manifestation sans suite : le 17 octobre 1961 , Socitscontemporaines, 20, 1994, pp. 11-37.

    9 Sur les lieux dans la protestation, voir D. Mc Adam, S. Tarrow, Ch. Tilly, Dynamicsof Contention. New York, CambridgeUniversity Press, 2001, pp. 75-78.

    3 8 Tparce quelle heurte les cadres policiers locaux, ne conduise durcir la ralitsur le terrain (tandis que sapaisent les condamnations en audience).Je ne poursuis pas l lvocation de ces mille possibles. Soulignons simple-ment que ni la mtaphore de la vie nue , ni encore une perception seule-ment centre sur le fatalisme des dviances ne peuvent rendre compte desformes politiques en banlieue. Tout tend faire de cette notion, la ban-lieue, un artefact sociologique, du moins en sociologie politique. On a vu leseffets multiples des caractristiques urbaines, spatiales, dmographiques,etc. de Dammarie. Il y a dans les sociologies de limpuissance politique desbanlieues une commune indiffrence la force des situations concrtes. Il nesuffit pas de documenter quexiste de la vie dans les cits, ni de dplorer lamisre des zones urbaines sensibles ; il faut comprendre comment sinven-tent, dans la confrontation aux pesanteurs des lieux et aux manuvres deladversaire, toujours singulires, des formes politiques nouvelles.

  • un territoire. Une barrire invisible ou une frontire tend ainsi se renforcerdans une logique de sparation3 : barrires physiques, avec des cits excen-tres ou enclaves o se trouvent confins les pauvres, les minorits eth-niques ; barrires morales avec la fuite devant tout risque de promiscuitscolaire des enfants de classes moyennes et de pauvres ; barrires politiques,avec le refus croissant de ces minorits ethniques quincarne la monte despartis xnophobes4 .Le processus de ghettosation sest dramatiquement confirm par le droule-ment et le rsultat de la dernire campagne prsidentielle. Cette campagnesest centre sur deux partis pris majeurs : la scurit et lappel une fermetplus forte des pouvoirs publics lencontre des sauvageons et la promessedune baisse des impts comme fondement, le vieux leitmotiv dune France qui travaille et qui en a marre de payer pour les parasites . Lersultat de Jean-Marie Le Pen est une illustration supplmentaire de cettelogique de sparation luvre dans notre socit.Le processus de ghettosation territoriale et sociale est son tour productricedune sparation scolaire. La carte scolaire est ainsi dtourne par troismoyens relevs dans diffrentes tudes : lintroduction de la donne scolairedans le choix rsidentiel de ceux qui en ont les moyens, lusage de droga-tions, le recours lcole prive. Spars territorialement, les enfants desmilieux populaires le sont galement scolairement.Les rponses politiques apportes nont fait que renforcer cette logique desparation. Lensemble de la politique de la ville se caractrise par un dia-gnostic dominante architecturale ou urbanistique. Ce qui ferait problmedans les quartiers populaires ne serait pas la pauvret et lingalit mais lha-bitat. Celui-ci serait inhumain, destructeur du lien social et perturbateur derepres socialisants. Une consquence est ainsi avance en cause. Le sum-mum de cette logique est atteint par le ministre Borloo qui plaide pour quechaque maman ait son nid . Un tel diagnostic oriente les solutions vers la rnovation , de ce quil est dsormais convenu dappeler des zones .Lide dune mobilit gographique promouvoir pour les habitants de ces ghettos est abandonne au profit dune illusoire mixit sociale , solu-tion pour enrayer le processus de ghettosation de ces quartiers.

    EthnicisationAux processus de prcarisation et de ghettosation se rajoute celui de lethni-cisation. La gographie industrielle dsigne les territoires o se sont installsles parents de la gnration de la marche . Vingt ans aprs les enfants deve-nus parents habitent toujours les mmes territoires alors queux-mmes sontfuis par une partie des Blancs5 . Plusieurs facteurs contribuent lactivation

    CONTReTeMPS numro treize 4 1T

    tions de lre Mitterrand reste cet gard faire en prenant en compte lavariable de la nationalit.La disparition de lURSS et avec elle des quilibres gopolitiques mondiauxissus de la Seconde Guerre mondiale ne fera quacclrer le processus. Sesconsquences en terme de modification des rapports de force entre classessociales suscitent une acclration du processus de mondialisation librale,cest--dire une course permanente aux conomies sur les cots de main-duvre, cest--dire encore un processus permanent de restructuration. Auchmage succde alors la prcarisation, louvrier tend redevenir proltaire,limmigr tend perdre toutes les stabilits sociales et juridiques acquisesauparavant2, ses enfants franais se socialisent dans un champ despossibles fait dintrims, de petits boulots, de contrats aids, etc.Bien entendu le processus dcrit ci-dessus touche lensemble des milieuxpopulaires mais avec une intensit particulire pour leurs membres issus delimmigration. Ceux-ci ne font que rvler en le grossissant un processus enuvre pour lensemble des milieux populaires. Lmer