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L'engagement en questions. Regards sur les practiques militantes. Adorno sur les classes sociales. Marx et Arendt.

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CONTRe T eMPSCONTRe T eMPSLengagement en questionsRegards sur les pratiques militantesHros dans les annes post-68, ringardis dans les annes 1980 par l'idologie librale du repli goste sur la sphre prive, tolr dans les annes 1990 condition d'tre humanitaire et dpolitis, le militantisme connat aujourd'hui un regain de faveur et d'intrt. Refusant d'opposer militantismes d'hier et d'aujourd'hui, ce numro de ContreTemps s'intresse aux dynamiques de l'engagement militant, saisies dans leur complexit et leur diversit : les engagements au sein des syndicats, des associations caritatives, des mouvements sociaux ou des partis politiques sont ici clairs la lumire des acquis les plus rcents de l'histoire et de la sociologie politique. Plutt que de se soumettre la fausse alternative entre l'individualisme strile et la soumission au collectif, le propos de ce numro est d'examiner les modalits selon lesquelles des individus peuvent faire corps, former un groupe prt pour la lutte et, ainsi, faire mouvement . Ce numro comprend aussi un texte indit dAdorno, un dbat autour de Marx et Arendt et une controverse sur lgalit citoyenne chez Marx, Balibar et Lefort.

Lengagement en questionsRegards sur les pratiques militantes

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Un indit dAdorno sur les classes socialesTheodor W. Adorno Antoine Artous Lucie Bargel Daniel Bensad Sbastien Chauvin Christine Dollo Coralie Duteil Maud Gelly Cyril Gispert Michel Husson Florence Johsua Samuel Joshua Axelle Le Brodiez Lilian Mathieu Sylvain Pattieu Philippe Pignarre Paul Sereni Karel Yon

xHSMIOFy972 23zISBN : 978-2-84597-222-3 ISSN : 1633-597X Numro dix-neuf mai 2007 www.editionstextuel.com 19 euros

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CONTRe T eMPSnumro dix-neuf, mai 2007

Lengagement en questionsRegards sur les pratiques militantes

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CONTRETEMPSnumro un, m a i 2001 Le retour de la critique sociale Marx et les nouvelles sociologies deux, septembre 2001 Seattle, Porto Alegre, Gnes Mondialisation capitaliste et dominations impriales t r o is , f v r i e r 2002 Logiques de guerre Dossier : mancipation sociale et dmocratie quatre, m ai 2002 Critique de lcologie politique Dossier: Pierre Bourdieu, le sociologue et lengagement cinq, s e p t e m b r e 2002 Proprits et pouvoirs Dossier : Le 11-Septembre, un an aprs six, fvrier 2003 Changer le monde sans prendre le pouvoir? Nouveaux libertaires, nouveaux communistes sept, m a i 2003 Genre, classes, ethnies : identits, diffrences, galits huit, s e p t e m b r e 2003 Nouveaux monstres et vieux dmons : Dconstruire lextrme droite neuf, f v r i e r 2004 Lautre Europe : pour une refondation sociale et dmocratique d i x , m a i 2004 LAmrique latine rebelle. Contre lordre imprial onze, s e p t e m b r e 2004 Penser radicalement gauche douze, f v r i e r 2005 quels saints se vouer ? Espaces publics et religions treize, m a i 2005 Cit(s) en crise. Sgrgations et rsistances dans les quartiers populaires q u a t o r z e , s e p t e m b r e 2005 Sciences, recherche, dmocratie quinze, f v r i e r 2006 Clercs et chiens de garde. Lengagement des intellectuels seize, a v r i l 2006 Postcolonialisme et immigration d i x - s ep t , s e p t e m b r e 2006 Lumires, actualit dun esprit d i x - h u i t , f v r i e r 2007 Socit de linformation. Faut-il avoir peur des mdias ? d i x - n e u f , m a i 2007 Lengagement en questions. Regards sur les pratiques militantes

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Lengagement en questionsRegards sur les pratiques militantes

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Un indit dAdorno sur les classes sociales

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Ouvrage publi avec le concours du Centre national du livre.

Les ditions Textuel, 2007 48, rue Vivienne 75002 Paris www.editionstextuel.com ISBN : 978-2-84597-222-3 ISSN : 1633-597X Dpt lgal : mai 2007

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CONTRETEMPSDirecteur de publication : Daniel Bensad Comit de rdaction : Gilbert Achcar, Antoine Artous, Sophie Broud, Emmanuel Barot, Sebastien Budgen, Vronique Champeil-Desplat, Vincent Charbonnier, Sbastien Chauvin, Philippe Corcuff, Jean Ducange, Jacques Fortin, Isabelle Garo, Fabien Granjon, Janette Habel, Michel Husson, Samuel Johsua, Razmig Keucheyan, Sadri Khiari, Stathis Kouvlakis, Thierry Labica, Sandra Laugier, Stphane Lavignotte, Claire Le Strat, Michal Lwy, Alain Maillard, Lilian Mathieu, Braulio Moro, Olivier Pascault, Sylvain Pattieu, Willy Pelletier, Philippe Pignarre, Nicolas Qualander, Violaine Roussel, Sabine Rozier, Ivan Sainsaulieu, Catherine Samary, Paul Sereni, Patrick Simon, Francis Sitel, Andr Tosel, Josette Trat, Enzo Traverso, Sophie Wahnich Conseil ditorial international Arturo Anguiano (Universit autonome de Mexico), Paolo Arantes (USP Sao Paolo, Brsil), Uraz Aydin (Universit de Marmara, Istanbul), Attilio Boron (Buenos Aires), Alex Callinicos (Kings College, Londres), Carine Clment (Moscou), Roland Denis (Caracas), Fabio Frosini (Universit Urbino, Italie), Claudio Katz (Buenos Aires), Zbigniew Kowalewski (directeur de la revue Revolucja, Lodz), Michael Krtke (Universit dAmsterdam), Francisco Loua (Lisbonne), Warren Montag (Philosophe, Los Angeles), Miguel Romero (directeur de la revue Viento Sur, Madrid), Spyros Sakellerapoulos (Universit Panteion, Athnes), Maria-Emilia Tijoux (Sociologue, Santiago du Chili), Stavros Tombazos (Universit de Chypre) Visitez Le site de Contretemps Le site partenaire Europe-solidaire

CONTRe T eMPSnumro dix-neuf, mai 20077 Actuelle Daniel Bensad : Misres et confusions (intellectuelles) 11 Dossier : Lengagement en questions Regards sur les pratiques militantes 1 2 Lilian Mathieu, Sylvain Pattieu : La socit des militants, fragilits et dynamiques de lengagement collectif 1 6 Christine Dollo, Samuel Joshua : Savoirs militants, une approche didactique 2 5 Lilian Mathieu : Les novices de la grve : de la contrainte lapprentissage de la lutte 3 3 Florence Johsua : Sengager, se dsengager, se rengager : les trajectoires militantes la LCR 4 2 Karel Yon : Un syndicalisme lcart des mouvements sociaux. Force ouvrire, entre contestation syndicale et lgitimisme politique 5 0 Coralie Duteil : La Coordination des intermittents et prcaires dle-de-France: de la symbolique artiste la critique artiste 5 9 Sbastien Chauvin : Il faut dfendre la communaut Ethnographie participante dun community meeting de travailleurs journaliers Chicago 7 0 Axelle Le Brodiez : De la difficult de faire collectif : les grandes associations de solidarit dans la croissance 7 8 Sylvain Pattieu : Militer pour des vacances populaires : des associations la frontire entre syndicalisme et entreprise. 8 6 Michel Husson: La voie troite de la contre-expertise conomique 9 3 Maud Gelly : La transmission gnrationnelle du fminisme : un clairage partir dun atelier des Alternatives fministes organises par le CNDF en 2005 101 DOCUMENT 1 0 3 Theodor W. Adorno : Rflexions sur la thorie des classes (1942) 119 INTERVENTIONS 1 2 1 Cyril Gispert : Politique dAdorno 1 2 9 Paul Sereni : Marx et Arendt : lments pour une analyse du paradigme de la production 1 4 2 Philippe Pignarre : Comment solidifier le savoir psy ? (Le rle des associations de patients) 151 RPLIQUES ET CONTROVERSES 1 5 3 Antoine Artous : Sur lgalit citoyenne chez Marx, Balibar, et Lefort 167 LU DAILLEURS 177 F l n e r i e s p o l i t i q u e s 1 7 8 Lucie Bargel : Les universits dt de lUMP, Marseille, 09/2006CONTRe T eMPS numro dix-neuf

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Actuelle

Daniel Bensad

Misres et confusions (intellectuelles)

Trente ans, dj. En 1977, Deleuze avait vu loin : Les conditions particulires des lections aujourdhui font que le niveau de connerie monte. Cest sur cette grille que les nouveaux philosophes se sont inscrits ds le dbut. Il importe peu que certains dentre eux aient t immdiatement contre lUnion de la gauche, tandis que dautres auraient souhait fournir un brain-trust de plus Mitterrand. Une homognisation des deux tendances sest produite, plutt contre la gauche mais surtout partir dun thme qui tait prsent dj dans leurs premiers livres : la haine de 68. Ctait qui cracherait le mieux sur Mai 68. Cest en fonction de cette haine quils ont construit leur sujet dnonciation : Nous, en tant que nous avons fait Mai 68 (??), nous pouvons vous dire que ctait bte et que nous ne le referons plus. Une rancur de 68, ils nont que a vendre. Cest en ce sens que, quelle que soit leur position par rapport aux lections, ils sinscrivent parfaitement sur la grille lectorale []. Ce qui me dgote est trs simple : les nouveaux philosophes font une martyrologie, le Goulag et les victimes de lhistoire. Ils vivent de cadavres []. Rien de vivant ne passe par eux, mais ils auront accompli leur fonction sils tiennent assez la scne pour mortifier quelque chose. Ils sy accrochent encore. Et la mortification est son comble. Misre de la politique, confusion des ides et des sentiments. Les appels, ptitions, dclarations des intellectuels visibles (autant les minorits du mme nom), en faveur de tel ou tel candidat ne dterminent plus gure quune pince de suffrages la marge des flux dopinion formats par les sondages. Dans lre de la vidosphre post-intellectuelle, ides et vertus sont en solde la bourse des valeurs librales, et ces tapageuses effusions narcissiques ont moins de poids que la dernire lubie dun laurat de la Star Ac. Le petit ballet des soutiens lectoraux nen est pas moins rvlateur des inconstances de lair du temps. Il donne le ton, sinon du paysage intellectuel franais, du moins de son dcor dimages virtuelles. Trois agrgats sy dessinent : les nouveaux croiss, les socio-libraux recentrs, les rservs du juste milieu. Dans la famille Sarko, les fringants ex-nouveaux-philosophes vieillissants achvent leur longue marche reculons. Ils prtendaient hier chasser le

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flic de notre tte, et promettaient que le vent dEst lemporterait sur le vent dOuest. Leur girouette a tourn. La bourrasque dOuest les a emports. Non content davoir rtabli le flic dans leur tte, ils entendent linstaller lElyse. Andr Glcksmann a solennellement fait savoir quil avait choisi Sarkozy . Ce choix rpondrait la dfinition de la politique faire barrage la folie des hommes en refusant de se laisser emporter par elle inspire au ministre de lIntrieur par le murmure des mes innocentes entendu Yad Vashem. Touchante communion des mes mortes : Depuis toujours, cest ce murmure qui porte ma philosophie , confesse le philosophe du bushisme la franaise. ceci prs quentre son maosme de nagure et son sarkozysme daujourdhui, les mes innocentes ont pour lui chang de camp. Dans le sillage de Glcksmann, savance un cortge pathtique de retourns et de repentis. En tte, Pascal Brckner, le colonial dcomplex, lhomme qui a raval depuis fort longtemps ses sanglots dhomme blanc et rang ses dsordres amoureux. Suit Romain Goupil le pathtique, qui rechigne encore avaler lhostie sarkozyste, non point cause de son ministre de lIdentit nationale, ni de lexpulsion des enfants sans-papiers, mais simplement parce que son incurable paresse ne supporte pas lappel travailler plus : Je suis un paresseux et les discours sur les ralits conomiques, a me hrisse. Dans la famille Sgo, on affiche sa diffrence. Il y a les les fervents visits par la grce (Philippe Torreton, Grard Miller, Michel Brou, Edwy Plenel), les prudents et les circonspects (Alain Touraine, Michel Wievorka, Pierre Rosanvallon), les mondains cyniques (Sollers). Parmi les fervents, les hommes et femmes de trteaux, les gens de plume et dimage. Parmi les prudents, les idologues et les sociologues, pour qui la candidate doit encore faire ses preuves : Sgo, encore un effort, pour lunion de la troisime voie blairiste et du nouveau centre de Schrder. Encore hypothtique, cette victoire peut dboucher sur deux orientations diffrentes , sinquite Alain Touraine. La premire consisterait en finir avec une rhtorique dextrme-gauche dtache de la ralit , pour faire enfin du Parti socialiste un parti socialdmocrate comme tous les autres partis socialistes dEurope . Du moins a-til la franchise de poser clairement la bonne question : Il sagit de choisir entre deux conceptions de la gauche. Cest admettre quil y a au moins deux gauches non synthtisables dans une majorit gouvernementale : lune daccompagnement et de collaboration avec le libralisme, soluble dans un centre dmocrate ou un prodisme la franaise ; lautre, de dfense intransigeante des dindons de la farce librale. Dans le cercle des prudents, enfin, il y a ceux comme Alain Finkielkraut qui tirent boulets blancs contre la candidate socialise en attendant de savoir comment le vent va tourner. De retour des les, il a fait part au Tout-Paris de

son moi et de sa contrarit propos dune rumeur lui prtant lintention de publier une tribune de soutien Sarkozy. Que non point ! Ontologiquement, sociologiquement, culturellement, intellectuel de gauche (sic), mais ayant choisi comme test la question nationale, ce quen a dit Sarkozy lors de son discours de Nmes ou la Porte de Versailles, [le] satisfait pleinement Ne ferait-il pas un ministre de lImmigration et de lIdentit nationale, aussi excellent dans le rle que le fut Luc Ferry lducation nationale. Il pourrait se permettre dy faire une politique de droite puisquil est jamais, gnalogiquement, de gauche, dune gauche rduite ltat de rsidus ontologiques , au terme dun mthodique strip-tease idologique. Et BHL, dans cette confusion des concepts et des sentiments ? Dans quelle niche idologique peut-il bien cultiver sa trs petite diffrence ? Lui aussi est ontologiquement et sociologiquement de gauche, puisque la gauche est son univers fondateur et puisque son pre a t jeune communiste . De gauche, donc par hritage : son rapport avec la gauche, cest trente ans de guerres continuelles doubles dune fidlit inentamable . De gauche par essence et par naissance, lex-nouveau rserve son choix au nom dune certaine ide du magistre intellectuel : les intellectuels sont des flibustiers, des gens qui posent des conditions , et qui se prononcent le plus tard possible, aprs avoir obtenu le maximum de butin . Flibustiers, a fait noble, cape et pe, film daventure. Ces chasseurs de butins pourraient aussi bien tre appels plus prosaquement pique-assiettes ou marchands de tapis. Que demande donc BHL aux candidats en change de sa conceptuelle onction ? De remettre la France au cur de lEurope , des engagements forts sur la lacit , et surtout lassurance dune fermet absolue envers lislamisme radical et lIran . Sur ce point, Sgolne lui a donn satisfaction prventive. Quant la position du philosophe de march, elle ne rserve gure de surprise. Nous sommes prvenus : Pour moi, la vraie gauche, cest aussi le combat contre le communisme , et la tragdie de la Commune de Paris, ce ne sont pas les 17 000 communards assassins, les dports, la vengeance versaillaise, mais lincendie sans doute regrettable de la bibliothque des Tuileries. Certains prfrent les animaux aux hommes. Dautres leur prfrent les livres. Question de capital culturel. Des libraux fondamentalistes, des socialistes sans rformes, de faux prudents qui sont de vrais tartuffes, jouant des deux mains, sur les deux tableaux De quoi ces misres et ces confusions intellectuelles sont-elles donc le symptme ? Dun affaissement de la politique, du sacrifice des programmes lannonce, des partis au tribunal de lopinion, de la dmocratie au plbiscite mdiatique permanent. Quand la politique disparat ni gauche ni droite, ni bourgeois ni proltaires, ni possdants ni possds cest la rue au

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centre, la grande synthse dissolvante. Lun cite Jaurs et Blum, lautre Rosa Luxemburg, les rduisant un rle de signifiants flottants, disponibles toute rcupration indcente. Allez vous tonner, devant ce mlange des couleurs et des valeurs, que la plbe des gradins en soit rduite applaudir ces tours descamotage et de prestidigitation. Bayrou promet de prendre, sil tait lu, les meilleurs de droite et de gauche pour en faire un bouquet inodore. Glcksmann dit-il autre chose, qui aurait tant aim un ticket Sarkozy-Kouchner . Quant Roland Castro, faux humoriste pathtique, il aura profit de son tour de cirque tlvisuel pour suggrer un gouvernement dunion, de Patrick Braouzec ( la ville) Christine Boutin (aux prisons) : tout est dans tout, et rciproquement ! La mode est larbitrage au-dessus de la mle, au juste milieu, au ninisme , au gardez-vous droite/gardez-vous gauche, et surtout aux extrmes. Elle est au bonapartisme, dont le populisme accusation aussi vague quinfamante que les grands candidats senvoient mutuellement la face nest jamais que le complment logique, la condition. L o il ny a plus de classes, il reste la plbe, sduire ou acheter, hier avec les saucissons de Satory, aujourdhui avec le pain bio et les jeux tlviss. Depuis deux sicles, le bonapartisme est en ce pays une seconde nature, de Napolon Bonaparte, de Gaulle, en passant par Badinguet, Mac-Mahon, Clemenceau, et bien dautres. Face la rsistible ascension de Napolon-lePetit, Marx en diagnostiquait les prmisses : Vu le manque total de personnalits denvergure, le parti de lordre se croit naturellement oblig sinventer un individu unique en lui attribuant la force qui faisait dfaut sa classe et de lenfler ainsi la dimension dun monstre. Aujourdhui, les prtendants aux faveurs du parti de lordre se bousculent. Ordre juste ou juste lordre ? Le rle sied mieux au monstre miniature. Il dispose dj de sa Socit du Dix-dcembre, de sa claque, de ses agioteurs, de ses vide-bourses et de ses coupe-jarrets. Il peut jouir davance du rle important et du bruit quil fait dans le monde . Comme cette vieille ganache de Changarnier, bourreau des meutes de 48, il se prsente en rempart de la socit et en charlatan arrogant , qui condescend porter le monde sur ses paules . Son discours fait cho celui du deuxime Bonaparte rconfortant sa clientle apeure par le spectre de juin : Ne redoutez pas lavenir. La tranquillit sera maintenue, quoi quil arrive. Daniel Bensad, 25 mars 2007La citation de Deleuze est extraite de Deux rgimes de fous. Les citations dans le texte sont fidlement extraites de tribunes ou articles parus dans Le Monde, Libration, Le Nouvel Observateur, ou Marianne.

Dossier : Lengagement en questionsRegards sur les pratiques militantes

Coordonn par Lilian Mathieu et Sylvain Pattieu

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d o s s i e r : L e n g a g e m e n t e n q u e s t i o n s

Lilian Mathieu, Sylvain PattieuSociologue, CNRS et ATER en histoire lUniversit Paris 8, doctorantPointer ce renouvellement du contexte politique et intellectuel ne suppose en aucun cas que nous partagions les analyses des auteurs qui invoquent une mutation du militantisme et opposent un militantisme total , pos comme dpass et alinant, un militantisme distanci dans lequel lindividu passerait librement dune cause lautre et prserverait ainsi son autonomie4. Les erreurs dinterprtations (cest de longue date que coexistent diverses formes et degrs dintensit de militantisme) et les a priori normatifs implicites (tendant disqualifier le militantisme ouvrier au profit dune valorisation de celui, pos comme davantage autonome et dsintress, des classes moyennes) de ces thories ont t rcemment souligns, et il ne sagit pas pour nous dajouter une contribution la longue liste de leurs rfutations5. Nous nous situons galement distance des rflexions qui, postulant une extension de lindividualisme dans nos socits, tendent opposer un collectif suspect dexercer (au moins potentiellement) une oppression sur celles et ceux qui le composent un individu que sa fragilit exposerait une pluralit de menaces ( fatigue dtre soi dun ct, soumission aux tyrannies du nous de lautre). Plutt que de partir de lopposition entre individu et collectif, notre propos est dexaminer les modalits selon lesquelles des individus peuvent faire corps, former un groupe prt pour la lutte et, ainsi, faire mouvement . Ce sont, en dautres termes, les manires concrtes dont se constituent (ou pas), se consolident (ou pas) et, parfois, se dlitent les collectifs militants qui nous intressent, ainsi que les faons dont les organisations tentent sur le mode performatif de faire advenir les groupes au nom desquels elles prtendent parler. Les textes rassembls dans ce dossier nont bien entendu aucune prtention exhaustive sur un sujet aussi vaste. Ils permettent nanmoins de rassembler des travaux, pour la plupart indits, sur des terrains diversifis (militantisme associatif, humanitaire, syndical, politique, expertise militante) et en fonction dangles dapproche varis. Les contributeurs placent en effet leur dmarche sous le signe de la sociologie, de la science politique, de la didactique ou de lhistoire, et sintressent des organisations actuelles ou disparues, des formes actuelles ou passes de militantisme, aux volutions ventuelles entre les deux. Des thmes transversaux mergent cependant de ces contributions diverses et donnent sa cohrence au dossier. Les dynamiques dengagement sont tout dabord loin de prendre la forme dun passage mcanique du mcontentement la mobilisation, pas plus que la passivit politique des groupes ayant pourtant toutes les bonnes raisons de se rvolter ne peut se rduire leur seule mconnaissance de leurs intrts collectifs ou une ventuelle fausse conscience . Les diverses contributions du dossier visent rendre compte, dans leur diversit, des conditions de flicit de lengagement mili-

La socit des militants, Fragilits et dynamiques de lengagement collectif

Situe la frontire entre univers militant et univers scientifique, la revue Contretemps ne stait pourtant jamais confronte frontalement la question du militantisme, mme si des dossiers prcdents avaient pu aborder cette question en se penchant sur lextrme droite ou sur penser radicalement gauche1 . Il est toujours difficile pour des militants daccepter de voir leurs pratiques ou leurs trajectoires objectives, tandis que les chercheurs ont souvent du mal accepter de voir leurs rsultats discuts par un auditoire militant. Il en rsulte parfois une double incomprhension : les militants connaissent peu les travaux de science politique, de sociologie ou dhistoire qui concernent les mcanismes et les ressorts de lengagement, alors quils pourraient permettre une rflexivit sur leurs propres pratiques, et les chercheurs peuvent se voir suspects, par mconnaissance du monde militant, de le caricaturer en le rduisant un systme de cots et de rtributions matrielles et symboliques. La question de lengagement militant se pose pourtant nouveau frais, compte tenu des rcentes transformations du contexte tant politique quintellectuel. Transformation du contexte politique tout dabord : alors que les annes 1980 ont t marques par une dflation de lactivit militante, par une disqualification de lengagement et, plus largement, par une invisibilisation des projets de transformation sociale, les phnomnes contestataires sont en regain depuis une dizaine dannes. Transformation du contexte intellectuel, ensuite : le dveloppement de la sociologie des mouvements sociaux, laffirmation de nouveaux cadres danalyse du militantisme (notamment autour de la notion de carrire militante)2, llaboration de mthodes de recherche aptes saisir la diversit des rapports individuels au militantisme (rcits de vie et ethnographie, par exemple), la rflexion autour de la notion de capital militant3 offrent aujourdhui les moyens de rendre compte de la complexit des dynamiques dengagement. Nous esprons que ce dossier offrira aux militants que sont en grande partie nos lecteurs, et aux organisations auxquelles ils (et nous) appartiennent, des pistes de rflexivit stimulantes.

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tant comme des obstacles quil est susceptible de rencontrer. Les variations dintensit et les volutions de lengagement individuel permettent daborder la question du dsengagement et des reconversions militantes. Les effets de mconnaissance en matire de mobilisation collective (de ses organisations, de ses formes pratiques, de ses codes symboliques) sont analyss au travers de textes portant sur des groupes marqus par labsence dexprience ou de tradition de lutte. Cet aspect permet de pointer lattention sur les modalits de lapprentissage politique et, plus prcisment, sur les modes dacquisition des comptences, la fois pratiques et cognitives, laction collective, qui peuvent tre compars aux modalits de lapprentissage scolaire. La diversit des ressorts individuels de lengagement, et leurs frquents dcalages avec les discours organisationnels, constitue une autre dimension quun biais intellectualiste amne parfois sous-estimer. Lengagement connat ainsi des ressorts affectifs, motionnels ou relationnels trop souvent ngligs, empchant de comprendre, notamment, que certains engagements puissent tre de courte dure ou susciter rancur et frustration, voire que certains puissent se percevoir comme des malgr nous du militantisme. Dans cette optique, si les organisations cherchent gnralement accrotre leurs effectifs, elles ne sont pas toujours accueillantes pour celles et ceux qui y entrent, soit quelles ne correspondent pas leurs attentes initiales, soit que les nouveaux adhrents ne parviennent pas y trouver leur place . Enfin, sont tudis les consquences et effets du renouvellement des gnrations dans des organisations de cration ancienne et qui voient affluer vers elles de nouvelles cohortes militantes. Certains thmes, que nous aurions souhait voir abords, ressortent finalement peu des contributions mais refltent nanmoins des pistes de recherche stimulantes et dores et dj explores. Cest notamment le cas des femmes confrontes dans les organisations des formes diverses de domination masculine, et qui nont parfois le choix quentre partir, seffacer ou protester au risque de se stigmatiser comme mauvaise tte au sein de leur groupe militant6. Le tmoignage militant sur les dbats au sein du Collectif national pour les droits des femmes donne quand mme des lments sur quelques-unes des difficults du militantisme fministe aujourdhui. De mme, les effets de la rpression (largement sous-estime dans la littrature sur le dsengagement) ou de son anticipation, spcialement dans le monde du travail, sont un facteur important du non-passage la mobilisation qui a t en dfinitive peu dvelopp dans ce dossier. Pour autant, nous esprons quil permette, malgr ses manques et conformment aux objectifs de la revue, un change et une relation entre militants et chercheurs, qui sont parfois les mmes.

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ContreTemps n 8, Nouveaux monstres et vieux dmons : dconstruire lextrme droite , septembre 2003 ; ContreTemps n 11, Penser radicalement gauche , septembre 2004. 2 Voir notamment le numro de la Revue franaise de science politique dirig par O. Fillieule et N. Mayer consacr aux devenirs militants (2001, vol. 51, n 1-2) et O. Fillieule (dir.), Le Dsengagement militant, Paris, Belin, 2005. 3 Frdrique Matonti, Franck Poupeau, Le capital militant. Essai de dfinition , Actes de la recherche en sciences sociales, n 155, 2004. 4 Jacques Ion, La Fin des militants ?, ditions de lAtelier, 1997.

5 Annie Collovald (dir.), chapitre 5, Pour une sociologie des carrires morales et des dvouements militants , in LHumanitaire ou le management des dvouements. Enqute sur un militantisme de solidarit internationale en faveur du tiers-monde, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002 6 Cf. Josette Trat, La responsable fministe, la mauvaise tte dans les organisations mixtes , Les Cahiers du genre, n hors srie 2006.

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dossier : lengagement en questions

Christine Dollo Samuel JoshuaMatre de Confrences lIUFM dAix-Marseille Professeur luniversit de Provence, UMR ADEF (universit de Provence, IUFM dAix-Marseille, INRP)sur lautre ( silencieux ) : rdiger un tract, tenir une runion, prendre la parole, introduire un dbat. Mthodologie de la recherche et cadre empirique

Savoirs militants, une approche didactique

Comment se manifestent et se constituent ces techniques partages qui font le substrat commun du militantisme dans un cadre associatif donn ? Do viennent les comptences tenir une AG, rdiger un tract ? Sous quels aspects ces apprentissages se constituent-ils sur un mode diffrent de celui de la forme scolaire classique ? Ces questions sont abordes travers un compte rendu de parcours de militant-es de la LCR.

Des entretiens semi-directifs Le prsent travail sappuie sur des entretiens de membres (ou anciens membres) dun parti politique, la Ligue communiste rvolutionnaire (LCR). Trois sont utiliss ici. Des lments sont propres ce parti, dautres se retrouveraient probablement dans des structures comparables. Des parcours scolaires trs diffrencis, des trajectoires croises. Et pourtant (et cest lobjet de la recherche), des techniques amplement partages, dont on peut supposer quelles proviennent bien de ltude dans ce parti. lpoque des entretiens, Basile est un jeune cheminot de trente-quatre ans. Sophie a coinquante-deux ans, elle est rdactrice en chef technique dans le secteur de la presse dentreprise. Olivier, facteur de vingt-neuf ans, est le seul dont on ne cachera pas le nom. Il sagit de lancien candidat llection prsidentielle de 2002 et porte-parole de son parti, Olivier Besancenot. Il sagissait pour nous de cerner la spcificit des modes dapproches de ces techniques partages, de bas niveau de reprage au plan de la culture valorise, et qui forment un substrat de la pratique militante dans ce parti.Quelques rsultats Chacune des personnes interroges sest rvle experte dans un domaine de comptence particulier. Sophie par exemple tait une spcialiste de la rdaction de feuilles de bote (tracts destination des salari-es des entreprises), et plusieurs cellules de son organisation politique faisaient ainsi appel elle pour former les jeunes militant-es cette technique particulire qui consiste diffuser de linformation en deux ou quatre pages maximum. Olivier est devenu un expert dans lart de lexpression mdiatique. Basile, quant lui, malgr son aveu de difficults dans les relations lcrit, est devenu un rdacteur hors pair de tracts incisifs. Tous ont galement appris prendre la parole dans des assembles gnrales, sur leur lieu de travail ou dans leurs cellules respectives. Comment ont-ils acquis ces comptences ?

Les recherches sur mode didactique sont rares qui portent sur les types dapproches dobjets de savoir dans le vaste secteur de lassociation volontaire : mouvements sportifs, culturels, cultuels, organisations du mouvement social , syndicats et partis politiques. Ce qui, son tour, pose des problmes thoriques : existet-il des spcificits didactiques dans ces formes dapprentissage ? Lun dentre nous (Johsua, 1998) a propos un systme de distinction entre les objets de savoir qui relvent plutt du mode silencieux des apprentissages, ou, linverse, plutt du mode explicite de ltude ( tude de la monte en vlo ou tude des mathmatiques). Les formes scolaires relvent dans cette thorisation dune systmatisation des conditions de ltude, ce qui, videmment, nexclut pas que ces formes comprennent aussi nombre dapprentissages silencieux . Dune manire rvlatrice, des associations, des syndicats, des partis mettent en place des coles de formation qui, pour ntre pas dans linstitution scolaire au sens courant, peuvent (et doivent) relever des mmes thorisations didactiques que lcole. On repre galement dans ce secteur des apprentissages qui ne se ralisent compltement ni sur un mode (scolaire) ni

Des comptences lies leur activit militante et un fort engagement La premire ide importante est le sentiment partag par tous que leurs comptences ont t acquises dans le cadre de leur organisation politique commune. Ainsi pour Sophie : Donc cest mon universit, cest clair, jai beaucoup

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appris grce la Ligue, mais cest pas une universit comme les autres quand mme, enfin je ne pense pas Mais pour elle, cela va encore plus loin dans la mesure o la Ligue a galement t une cole professionnelle en quelque sorte. Sans diplme, elle a t recrute par la LCR comme dactylo au dpart, pour devenir ensuite trs vite responsable de la production des Cahiers de la Taupe (nom gnrique des feuilles de bote de la LCR dans les annes soixante-dix) : L maintenant o je suis professionnellement, cest compltement la Ligue. () Jai tout appris. Par exemple lorsque je moccupais des Cahiers de la Taupe, ctait du producteur au consommateur, je faisais tout jusqu la vente. Enfin je ncrivais pas tous les trucs, mais jcrivais quand mme Donc je suivais compltement un produit du dbut jusqu la fin. Pour Basile, en dehors de ce que peut enseigner la LCR dans le domaine de la prise de parole ou de la rflexion, une organisation politique permet la prise de recul par rapport aux luttes. Enfin, pour Olivier, ce que lui a apport la LCR, cest le got de la lecture et puis parler, savoir prendre la parole, prendre la parole plus que parler, prendre la parole en public . Mais ces comptences, ou encore ce got de ltude et de la lecture acquis au sein dune organisation politique, viennent surtout de lengagement individuel et volontaire de ces militants. Car en effet, mme si tous ne se sont pas trouvs en situation de totale rupture vis--vis du systme scolaire (Basile a mme dcroch un DEA et Olivier une licence dhistoire), tous avouent leur manque dintrt pour lcole et dcrivent des parcours scolaires souvent atypiques. Basile a notamment quitt le systme scolaire classique en fin de quatrime. Par la suite, dabord en France puis en Allemagne, il finit ainsi, tout en choisissant les cours auxquels il assiste, par dcrocher un baccalaurat srie A2, qui lui permet de sinscrire luniversit de Nanterre. Sophie a, quant elle, quitt lcole en fin de seconde, non pas du fait de relles difficults scolaires, mais parce que, pour elle, lcole nest pas la vraie vie. Elle fait alors du thtre pendant plusieurs annes avant de devenir permanente la LCR. Pour Olivier enfin, la scolarit se droule sans trop de difficults, mais aussi sans grand intrt : il a commenc lire lorsquil est entr en politique , et dabord grce la rencontre avec des militants de la LCR, plus mme que dans le cadre institutionnel du parti lui-mme. Ce nest donc pas lcole qui leur a donn lenvie dapprendre, de se documenter et de lire. Cest leur engagement militant. Ce nest pas une obligation scolaire mais une motivation militante. Et leur conviction des causes dfendre, leur envie de changer le monde leur a alors fait rencontrer la ncessit dapprendre, dapprendre pour faire : rdiger un tract, intervenir dans une assemble gnrale pour convaincre, etc.

Un pilotage de leur action par le produit (ncessit de pertinence) : apprendre pour faire Ds leur engagement, ces militants vont se trouver confronts la ncessit de laction. Ils veulent changer le monde et il faut agir, participer aux tches dune organisation politique, distribuer des tracts et donc contribuer leur rdaction participer la vie de la cellule, rdiger des feuilles de bote , intervenir dans des assembles gnrales ou des congrs. Et ne pas manquer sa premire fois. Mais comment y parvient-on ? Olivier, peine entr au lyce, prend la parole avec un vrai mgaphone devant un public de 1 000 lycens quil sagit de convaincre de partir en grve . Il a trs peur mais il est galvanis par la ncessit de convaincre ses condisciples. Pour Basile, la premire fois quil rdige un tract, cest dans le cadre dune campagne lectorale, il rside alors dans le 18e arrondissement de Paris et il est convaincu du fait que, mme si ce nest pas lordre du jour des lections en question, il est important de faire un tract sur le droit de vote des trangers. Cest cette ncessit qui va laider dpasser ses difficults dcriture. Car Basile a toujours eu des rapports compliqus lcrit, mme sil a rdig un DEA ! Quant Sophie, il fallait que sa premire feuille de bote soit lisible par des ouvriers des entreprises relevant du domaine dintervention de sa cellule. Et cela na pas t facile russir du premier coup : Y compris on menvoyait dans dautres cellules et a me faisait marrer parce que moi je navais pas de diplme et je me retrouvais dans des cellules o il y avait tous les intellos de la Ligue qui je disais non il faut pas crire comme a, il faut faire une feuille de bote comme a Donc je donnais en quelque sorte des leons de Taupe rouge, comment crire les trucs et bon, cest un exercice assez particulier, que jaimais bien Le format (mimtisme des techniques en uvre) Une premire chose apparat clairement dans les propos, ainsi quon commence lentrevoir ci-dessus, cest la question du formatage mme si Sophie refuse ce mot quelle trouve pjoratif. Pourtant, si on le prend au sens de Bruner, on constate que ce sont bien des modles daction qui sont mis en uvre, mme si la tutelle dont il parle est spcifique au cas considr (Bruner, 1996). Les militants interrogs admettent en effet tous quils seraient capables didentifier lauteur dun tract ou dune intervention comme un-e militant-e de la LCR, mme si linformation directe nest pas disponible. Olivier nous dit notamment quil y a un formatage militant entre guillemets je pense, il y a une construction de la logique, mais qui est le got dabord de la construction. () Oui videmment () si je ne reconnaissais pas un militant de la Ligue dans

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une AG, le mec qui intervient je verrais quil est la Ligue, je le sentirais, je pense (...) Cest parce que je pense que chaque parti est un peu format. () Par exemple il y a des trucs un peu caricaturaux dans la Ligue, il y avait du vocabulaire, du vocabulaire typiquement Ligue . Chaque cellule fonctionne un peu sur le mme modle et on retrouve dans toutes ces cellules lexistence dexposs de formation . Chaque semaine, la cellule se runit et dbute par un expos de formation prpar par un-e adhrent-e sur un sujet particulier. Tous indiquent que cela avait un caractre stressant notamment le premier expos mais trs formateur en mme temps. Parce que les sujets prpars taient du coup bien connus. Comment ces exposs taient-ils prpars ? Les militants interrogs ne parlent pas en fait dune vritable formation lexpos. Une liste circule, lexercice est obligatoire, il faut sinscrire et se lancer . Sophie par exemple, explique : Ah oui moi quand javais un expos faire, jallais chez Maspero, je ramassais dix mille bouquins. De la mme faon Olivier prparait galement ses exposs : jallais la BU, et puis je prenais des bouquins et puis je faisais un petit rapport, comme jaurais d le faire mais je ne le faisais pas pour mes TD . Basile insiste galement sur laspect formateur de ces exposs et garde un souvenir trs fort de ceux quil a eu lui-mme prparer : Ctait aussi bien sur les luttes de classes en France, de Marx, en 1848, ctait sur le Mexique bien sr, sur lALENA, on faisait un peu de formation lmentaire en conomie Et donc on faisait les exposs toutes les semaines, et a, ctait bien. Et je pense que a nous a bien forms. Pas de vritable formation consciente donc, au sens de prparation mthodologique lexpos, mais un constat : on apprend parce quil faut le faire, et on apprend de la mme faon parce que tous ces exposs se ressemblent, sont construits selon la mme structure, etc. De mme, lapprentissage la prsentation dun rapport en congrs de la LCR existe, mais les militants ont du mal expliciter la forme quil prend. Olivier se souvient ainsi de son premier rapport un congrs de la LCR, en 1997. Ce rapport porte sur le changement du nom dans lorganisation, question trs dbattue au sein du parti lpoque. Olivier nest pas daccord avec le fait que lorganisation soit renomme, il prend donc en charge ce rapport. L encore, le stress : au congrs sur ce rapport jai une trouille extraordinaire. Parce que l (), l il y a un enjeu Ya des adversaires de haute vole qui peuvent me manger () et puis je peux bafouiller, a peut tre la catastrophe quoi . Mais malgr cela, Olivier fera ce rapport, parce quil faut, une fois de plus, convaincre. Comment Olivier a-t-il prpar ce rapport ? Je mtais isol pendant le congrs je me souviens, javais discut avec un copain () . Il ncrit pas parce quil na pas la culture crite . Il travaille donc sur la base dun plan dtaill : jai fait un plan

dtaill, je me souviens de lavoir fait, dessayer de le construire, et puis de voir deux trois arguments (). Voil, jai un plan et puis je my accroche et puis je pars partir de a (), mais pas improvis parce que jai un plan mais disons que jai pas fait une fausse intervention avant quoi, jai pas rpt une intervention avant non. () Je me suis lanc mais dans ma tte je faisais le plan Dans ma tte quand je fais le plan, je le fais oral, enfin je mimagine en train de parler . Mais selon lui, rien de naturel dans cet exercice cependant : cest un apprentissage peu peu oui, ya rien de naturel l-dedans , mme sil est difficile dexpliquer les facteurs qui ont favoris lacquisition de cette comptence. En ce qui concerne la prise de parole dans les runions, cela commence souvent par une priode dobservation, avant de prendre linitiative dintervenir (en dehors des fameux exposs de formation obligatoires de fait). Basile indique ainsi : je pense que je suis rest un an sans parler dans ma cellule. Je crois que quasiment pendant un an jai pas d desserrer les dents. Ctait tous les jeudis soirs jcoutais, mais je parlais pas, javais du mal prendre la parole donc ctait un petit groupe hein, mais javais du mal parler comme a Il faut galement apprendre faire des interventions concises, comme dans le cas de la rdaction de textes : on apprend tre le plus concis possible. Un tract ne doit pas dpasser un recto, une feuille de bote deux ou quatre pages. Tous ces exemples montrent donc quil y a bien des apprentissages qui seffectuent au sein de lorganisation, mais quils se font sur un mode plus mimtique et silencieux qu lcole. Si la rptition ( lentranement ) est prsente (on samliore en recommenant), la ncessit de russite, juge par lextrieur, est prsente en permanence. Et ces militants insistent dailleurs beaucoup sur la diffrence entre leur organisation comme structure de formation et lcole, parce quil ny a pas de cours, dinterrogations crites ou orales, etc. Basile nous a dailleurs racont quil avait t, encore collgien, approch par des militants de Lutte ouvrire qui lui proposaient une formation. Ce sont ces militants qui lui ont donn le got de la lecture, mais en mme temps Basile sest trs vite dtourn de leurs mthodes trop scolaires de formation. Enfin, dans ces apprentissages, les militants interrogs insistent beaucoup sur le caractre collectif des tches effectues et sur linteraction, qui diffrencie encore l apprendre pour faire du faire pour apprendre dans le cadre scolaire. Par exemple, lorsquon lui demande comment elle a appris, dans le cadre de son parti, tenir des assembles gnrales Sophie se dfend davoir eu raliser seule ce genre de tche : Oh ! je ne dirais pas que jai appris tenir des assemble gnrales, non je nirais pas jusque-l. Parce quon tait toujours plusieurs, ctait vraiment assez collectif. Donc je nai pas eu le sentiment, jai eu le sentiment, l, quon travaillait un petit groupe de trois, quatre personnes et quon se rpartissait

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les tches Donc jai jamais eu le sentiment dtre en charge moi, personnellement, je ne lai pas vcu comme a. Nous trouvons des points communs avec les travaux de Dumazedier, lorsquil crit : Les pratiques dautoformation surtout collectives sont centres sur les pratiques dchange mutuel et de coopration active qui caractrisent lducation tout au long de la vie, o les plus forts aident les plus faibles, alors que la formation scolaire traditionnelle, sans exclure les exercices de groupe, est forcment centre sur le dveloppement individuel not (Dumazedier, 2002, p. 101).

Le rle spcifique de la ncessit de convaincre et du dbat de tendance La ncessit dapprendre pour faire se retrouve galement dans les dbats de tendance au sein du parti. Cela est trs clair dans le cas dOlivier notamment, qui dcouvre les tendances dans son premier congrs des JCR, et se trouve galvanis par leur existence. De mme, son entre dans la Ligue, Olivier intgre une tendance minoritaire du parti, et il prend trs vite des responsabilits dans la direction de cette tendance, ce qui lamne tre dlgu un congrs de la LCR et intervenir dans ce congrs : Alors l, trouille terrible, mais motiv par le dbat de tendance, donc jy vais. Motiv par le dbat de tendance parce que a mnerve donc, je dis, il faut se faire violence et y aller, donc jy vais. () Mais cest pas mille lycens, cest trois cents dlgus de la Ligue, dont je connais le niveau dintervention, donc l je me sens poil quoi Les lycens a va, je leur dis, il faut dbrayer, ils dbrayent () Je suis pat, cest--dire je suis hyper fier dappartenir une organisation o il y a de la matire grise comme a, intellectuelle, vraiment a me scotche, je me dis bon, cest une richesse et en mme temps hyper culpabilis, je me dis, intervenir l-dedans, comment on fait ? Je pense que jaurais pas eu le sentiment dinjustice par rapport ce qui tait dit, donc la volont dintervenir, je ne laurais pas fait Jaurais t majoritaire je pense que jaurais ferm ma gueule, et jy serais pas all parce que je pense vraiment pour se faire violence il faut () Donc un sentiment de dire non, cest pas juste, ce que tu dis cest pas juste, donc il faut que jy aille. Inutilit des apprentissages scolaires ? Pour les militants de la LCR que nous avons couts, il est difficile de distinguer ce qui, dans les apprentissages scolaires, a pu leur tre utile pour lacquisition de leurs comptences militantes. Ces militants insistent cependant sur le caractre socialisateur de linstitution scolaire et sur limportance des rencontres. Lcole est donc dabord un premier lieu dapprentissage de la vie en collectivit, et Sophie indique ainsi que lcole est un lieu o lon apprend lire et crire, mais aussi la sociabilit, un peu les rapports de force . Cela est parti-

culirement fort dans le tmoignage de Basile qui a bnfici de la pdagogie Freinet durant sa scolarit primaire : Ben, pour mon cas, je dirais que depuis tout petit hein, ya cette ide de collectif, elle est forte. () Et cette ide de collectif suprme, je sais pas comment dire, je lai appris depuis lcole primaire parce que lcole o jtais, Vitruve, yavait toujours cette ide de Une cole Freinet On avait des assembles, () jai toujours connu les AG, je ne les ai pas dcouvertes la SNCF, je les ai connues depuis le CP et je crois que quasiment tous les matins on avait une sorte dAG Ds quil y avait un conflit mme entre lves, etc. il tait rsolu en commun, chacun exposait pourquoi lautre avait frapp untel. () Et puis on essayait de trouver la solution (). Quand on partait en classe verte, on essayait trente gamins de dcider ensemble des menus avant de partir, comment est-ce quon pouvait faire, etc. Toujours cette ide, mme un peu de compromis, mais de De discussion, que la discussion allait finir par rgler les divergences et que en discutant on allait pouvoir arriver faire quelque chose. On y apprend galement se confronter aux au-tres. Cest ainsi quOlivier tmoigne du fait que oui, lcole, ce que a ma appris, cest un lieu de socialisation, cest a, un lieu de socialisation o jai confront, () o je tenais tte des profs, o je prenais la parole dans des assembles dans la cour du lyce, etc., donc cest a que a ma appris . De mme, certains professeurs, particulirement charismatiques, les ont marqus et laissent des traces des disciplines scolaires quils enseignaient. Olivier note ainsi quil a souvenir, de profs, de profs qui mont apport des choses, profs dhistoire notamment, a oui, qui mont apport des choses si, si mais l pareil cest des rencontres comme quand je parle de la Ligue, souvent on parle de rencontres . Cela est encore plus vrai pour Sophie, pour qui les professeurs jouaient un rle dterminant dans les rsultats scolaires dune discipline lautre : Jai de trs bons souvenirs de profs (). Jai t bonne en latin, une anne, parce javais un prof qui nous faisait pas faire Ctait pas version thme, ctait, y compris elle nous parlait de des Romains, des Latins (). Elle parlait beaucoup quoi, elle faisait de lhistoire, elle nous racontait des histoires autour de a () Pour moi, je serais tente de dire cest une affaire de rencontres, cest ce que je disais, de rencontres. Moi jai un prof qui ne mintresse pas, qui ne me plat pas, je ne rentre pas et je ne marche pas Je me ferme () Alors l vraiment je distingue en fonction de Par exemple une anne je suis bonne en histoire parce que le prof mintresse, lanne suivante je suis pas bonne en histoire parce que le prof mintresse pas Cest trs trs clair pour moi. Pareil en latin, jai t bonne en latin une anne parce que le prof, hein Lanne suivante bon je chutais parce que le prof Enfin moi je lai vcu comme a.

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dossier : lengagement en questions

Lilian MathieuConclusion La division didactique du apprendre pour faire et du faire pour apprendre est lune des plus intressantes pour rendre compte des modes dentre dans les comptences considres. En effet, ces techniques dcrites plus haut dbouchent sur de vritables savoirs qui se vrifient non par la lgitimit dune communaut savante mais parce quils sont efficaces : on apprend pour faire (un tract, une AG, etc.). Dans le contexte scolaire en revanche, on fait pour apprendre et ce quon fait na pas toujours une grande importance (on fait une dicte pour apprendre lorthographe, son contenu prcis est de peu de porte). La deuxime faon (ltude guide scolairement) a des avantages dcisifs, entre autres la possibilit (et mme la certitude planifie, institutionnelle ) de lerreur, lexistence de chemins pour ltude . Mais cette supriorit de principe (vrifiable empiriquement par les succs des effets de la scolarisation lchelle plantaire) disparat de la conscience de ces militants. Comme dailleurs de celle de la trs grande masse de la population. On peut mme supposer que les jugements seraient encore plus durs si le politiquement correct ne les limitaient pas pour des personnes en principe activement solidaires de la lutte pour le droit lcole ! Seuls surnagent des souvenirs attachs des personnalits marquantes (certains professeurs particulirement charismatiques) et aux relations sociales dont le temps de lcole est loccasion (socialisation, apprentissage de la vie en collectivit). La supriorit revendique des apprentissages acquis par lintermdiaire de la LCR sur les apprentissages scolaires apparat sans contrepartie aucune. Il est pourtant ais de saisir que nombre des techniques mises en uvre dans le parti sappuient sur un fond commun produit de llvation gnrale du niveau dducation donn par lcole. Mais saisir cette mise en relation ne peut manifestement pas saider des histoires de vie militantes Rfrences bibliographiques BRUNER Jrme, 1996, Lducation, entre dans la culture. Les problmes de lcole la lumire de la psychologie culturelle, Paris, Retz. DUMAZEDIER Joffre, 2002, Penser lautoformation, socit daujourdhui et pratiques dautoformation, Lyon, ditions de la Chronique sociale. JOHSUA Samuel, 1998, Des savoirs et de leur tude : vers un cadre de rflexion pour lapproche didactique , Anne de la Recherche en ducation, pp. 79-97.

Sociologue, CNRS Dernier livre paru : La Double Peine, histoire dune lutte inacheve, La Dispute, 2006.

Les novices de la grve : de la contrainte lapprentissage de la lutte

La grve reste le principal moyen de lutte des salaris, alors quelle expose des risques croissants dans des univers professionnels qui prennent de plus en plus lallure de dserts syndicaux. Larticle se penche sur les ressorts de lengagement grviste de salaris que leur dispositions sociales ne prparaient pas cette forme daction, ainsi que sur les logiques des apprentissages militants auxquels la participation des conflits collectifs leur a permis daccder.

Le recours la grve, on le sait, a connu ces dernires dcennies une trs forte dcrue. Mme sans tenir compte du pic exceptionnel de 1968, le nombre annuel de journes individuelles non travailles (JINT) dans les entreprises prives et nationalises se situait entre trois et quatre millions entre le milieu des annes 1960 et celui des annes 1970 (plus de cinq millions en 1976). Il voisine gnralement avec le million dans les annes 1980, puis amorce une chute quasi-rgulire (693 700 JINT en 1990, 353 176 en 1998, 223 795 en 2003) que seuls des pics ponctuels (comme en 1995 avec plus de deux millions de JINT) viennent temporairement inverser. Les salaris prouvent de plus en plus de difficult recourir ce qui constitue pourtant leur mode de lutte spcifique, et cela alors que les motifs de contestation (concernant principalement leurs conditions de travail et niveaux de rmunration) ne cessent de se multiplier. Jean-Michel Denis a dress la liste des raisons de cet effondrement du recours la grve les plus couramment invoques1 : transformation de la structure de la main-duvre (tertiarisation et fminisation, dmantlement des anciennes communauts ouvrires) et des conditions demploi (aggravation de la prcarit sous forme de CDD et de temps partiels

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imposs), processus dindividualisation au sein de la socit (qui entrane une dsaffection lgard de laction collective), apaisement des conflits et valorisation de la ngociation (auxquelles on peut ajouter la judiciarisation des conflits du travail), dclin des utopies sociales et des projets de transformation sociale, et affaiblissement du syndicalisme, qui fait de nombre dentreprises de vritables dserts syndicaux. Ajoutons que si les salaris du secteur public peuvent encore se permettre de recourir la grve, ils doivent nanmoins faire face une vigoureuse entreprise de disqualification symbolique (invocations rituelles des usagers pris en otages ) de cette forme daction, que certains visent par ailleurs limiter via linstauration dun service minimum . Pourtant, mme ainsi affaiblie, la grve reste le principal mode dexpression de leur mcontentement et de leurs revendications disposition des salaris. Cet article souhaite interroger cette situation quelque peu paradoxale dune forme de lutte qui reste centrale alors que sa lgitimit et son efficacit sont loin dtre assures aux yeux mmes de ceux qui lemploient, et que ses conditions de mobilisation sont de plus en plus difficiles. Il se base sur les donnes dune recherche en cours, conduite avec Annie Collovald et finance par la DARES, sur les conditions de mobilisation de jeunes salaris travaillant dans des secteurs en loccurrence ici celui du commerce marqus par la faiblesse de limplantation syndicale2. Il sintresse plus spcifiquement aux logiques, parfois contraintes, de lengagement grviste de salaris souvent inexpriments en la matire, ainsi quaux effets de leur mobilisation sur leurs perceptions de leur situation dans lentreprise et de laction collective. Quand la situation contraint les dispositions Les entretiens conduits avec des salaris ayant particip une ou plusieurs grves font immdiatement apparatre de fortes ingalits de capital militant, entendu comme ensemble de savoirs et savoir-faire mobilisables lors des actions collectives , incorpor sous forme de techniques, de dispositions agir, intervenir ou tout simplement obir3. Certains, parmi lesquels on retrouve sans surprise les salaris les plus investis dans laction syndicale, sont sur ce plan de vritables hritiers, au sens o leurs parents taient euxmmes militants (dans des partis, des syndicats, des associations) et leur ont transmis un ensemble de dispositions favorables lengagement et de schmes de perception propres au militantisme. Dautres, eux aussi actifs syndicalistes, ont pour leur part acquis des dispositions et comptences militantes dans et par la participation pralable diverses formes daction collective, que ce soit le scoutisme, le monde associatif ou le syndicalisme tudiant. Mais la majorit des salaris rencontrs sont de vritables novices, totalement dpourvus dexprience en la matire, au moment de leur participation la

grve. Ni leur environnement familial proche ou lointain ni leur trajectoire personnelle et les diffrents univers quils ont t amens traverser (tudes, emplois prcdents) ne les avaient jusqu prsent amens se poser la question dune ventuelle participation une mobilisation. Cest lintrieur de lentreprise quils ont pour la premire fois t confronts une offre dengagement celle que leur ont prsente leurs collgues leaders syndicaux qui les a laisss tout dabord quelque peu dsempars. Cette faible apptence contestataire est dcrite par certains sur le mode de la soumission un ordre des choses quasi naturalis. Une vision pacifique du monde du travail et lattachement docile aux hirarchies internes portent rejeter les rapports conflictuels au sein de lentreprise et ceux, les syndicalistes, qui en apparaissent comme les ferments. Cest le cas de Constantin, qui explique quil nest pas trs syndicat et que laction collective a fait pas partie de ma culture . Il rapporte cette rticence devant la contestation son milieu familial ( les grves ctait pas culturel dans ma famille ), et plus spcialement son pre, ouvrier lectricien, quil dcrit comme quelquun qui est aussi consciencieux du travail, cest ce quil ma lgu, mais tout ce qui est grves, revendications, il ne le faisait jamais. Il a toujours fait son travail, il gagnait ce quil gagnait et puis cest tout . Do sa perception ngative des syndicalistes, quil considre a priori comme des gens qui donnaient une mauvaise image un peu ngative de lentreprise, qui ne faisaient pas beaucoup progresser. () Cest des fouteurs de merde, ils ont pas tre l, lentreprise peut fonctionner sans eux . Sil accepte malgr tout de se joindre la grve notamment parce que la manire dont le management nie son attachement au travail bien fait est pour lui source dinsatisfaction ( Que vous donniez toutes vos comptences, cest pas pris en considration ) , il a du mal participer aux activits qui impliquent une exposition de soi, lesquelles heurtent ses dispositions la discrtion : Je peux pas hurler comme un fou avec un haut-parleur. () [Distribuer des tracts] a me mettait mal laise. Dautres renvoient, pour justifier leur rticence faire grve, ce que lon pourrait appeler des dispositions individualistes, qui les portent privilgier les stratgies de salut individuel plutt que celles qui supposent une coalition avec les pairs. Cest le cas de Justinien, qui attribue sa relation au groupe et au fait dtre peut-tre un peu trop individualiste, ou pas assez grande gueule sa faible propension laction collective. Cest galement le cas dAurlien, qui dit fuir les situations de foule telles que les manifestations Moi je suis incapable () de manifester dans la rue, dtre entour de beaucoup de gens comme a mais qui surtout considre que revendiquer cest shumilier et se prsente sur un mode provocateur comme un petit peu arriviste, capitaliste . Sil pense quil y a des gens qui sont dous pour ()

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dfendre les intrts des uns et des autres , il ne se considre manifestement pas comme en faisant partie. Cet individualisme revendiqu les amne donner la priorit lexit plutt qu la voice4, ou ne sengager que dans les formes solitaires de cette dernire, tels que les contentieux aux prudhommes. Ainsi, tout comme Aurlien, Livia prfre quitter son poste lorsque celui-ci ne lui donne plus satisfaction ( Gnralement, quand a va pas avec un patron, je dmissionne et je vais ailleurs ), et pense plus spontanment utiliser les services dun avocat que ceux du syndicat en cas de conflit avec un employeur. Ces dispositions dfavorables la mobilisation sont comme redoubles par lanticipation des sanctions auxquelles elle expose : peur du licenciement de rtorsion ( Je me disais, je vais peut-tre me faire virer, avec ma bonne gueule , dit Livia) et de la perte de salaire, en premier lieu, mais aussi crainte diffuse de se faire mal voir, de dcevoir un employeur qui vous a fait confiance au moment de lembauche, doute sur la lgitimit morale de laction collective ( En mme temps est-ce que cest bien, ce que tu fais ? , sinterrogeait Constantin avant de rejoindre les grvistes), ou tout simplement inhibition lide de sortir du rang et dabandonner le rle de salari placide si ce nest docile. Pourtant, et en dpit de tous ces obstacles, ces salaris ont finalement rejoint la grve initie et prpare par leurs collgues syndicalistes. Deux mcanismes conjoints peuvent rendre compte de leur ralliement, pourtant improbable, la mobilisation. Il sagit en premier lieu de la crainte de compromettre les relations damiti et de confiance rciproques tisses au quotidien avec les collgues leaders de la lutte, qui induit une forte contrainte la solidarit ; celle-ci est comme redouble par la crainte de la stigmatisation comme lcheur ou tratre au sein du groupe des pairs mobiliss. Cest de ce double mcanisme que tmoigne Aurlien : Moi la seule raison pour laquelle je suis pas rest dans la bote, dans le magasin pour travailler ce moment-l cest que, comme jtais caissier, je me voyais mal tout seul encaisser tout le quartier pour Et puis parce que jai beaucoup destime et damiti pour [la responsable CGT] et que je savais que a allait lui faire de la peine, donc Lentre dans la mobilisation, on le voit, sopre contre les dispositions intriorises, sous leffet de mcanismes qui agissent en situation. Mis en demeure de choisir leur camp et de manifester ce choix sur le site de lentreprise et en prsence directe de leurs collgues mobiliss, les salaris pourtant disposs faire dfection sont amens se rallier par la logique propre de linteraction5 : Cest moi qui ouvrais les portes. () Et je me disais si je rentre dans cette librairie et que jouvre les portes, leur mouvement va pas marcher, a va pas marcher, quoi, ils seront toujours pas assez nombreux. Donc jai dcid de faire grve ce moment-l (Julia).

La grve, une exprience perturbatrice Le relatif dsarroi que ressentent les salaris les moins aguerris devant les invitations la mobilisation que leur adressent les responsables syndicaux ne sexprime pas quau moment de la prise de dcision de se joindre (ou pas) au mouvement. Il est galement prsent tout au long de la grve, dont les formes, sens et modalits pratiques leur sont trangers. Ils se trouvent engags dans un ordre de pratique et de sens nouveau et dautant plus troublant quil se dploie sur un site et dans une temporalit qui sont ceux habituellement dvolus au travail. Dans cette situation de perturbation et de remise en cause des arrangements sociaux ordinaires, lembarras domine les interactions avec ces personnages pourtant familiers que sont la direction, les cadres ou les clients6. La grve, en effet, ne se rsume pas la cessation du travail. Elle exige de celles et ceux qui y participent une double occupation, celle de lespace et du temps ordinairement consacrs au travail, que tous les salaris ne sont pas galement mme de raliser. Do la frquence de lvocation des sentiments de dsuvrement et dennui dans les rcits des salaris relatant leur premire exprience de grvistes : On est un peu ailleurs pendant ces temps de grve. Psychologiquement on est ailleurs, cest assez difficile. On nest plus dans la ralit. On est tous fatigus. On est tous assis sur des banquettes comme a, un peu tals. Et il faut que a passe, que le temps passe , raconte Julia ; Cest vrai que cest assez fatiguant malgr tout. Parce que rester l sans, sans rien faire, cest assez crevant. Faire acte de prsence cest assez crevant , confirme Tibre. Dans le cas darrts de travail reconduits tant quun accord na pu tre trouv, et dont la dure est par dfinition incertaine, lattente du rsultat des ngociations quotidiennes, susceptibles de mettre un terme la grve, est vcue avec une angoisse grandissante mesure quelle se rpte : On croit que tout va se terminer le soir mme et on remet a le lendemain parce que [les dlgues syndicales] nont pas eu ce quon avait demand et (Julia). Do limportance des rcits de grves passes de salaris plus expriments, comme de ceux des permanents syndicaux venus en appui et perus comme des virtuoses de laction collective, qui temprent cette angoisse par lacquisition de schmes et de rfrences permettant dvaluer ltat de la situation et lespace des possibles : [Les permanents] nous parlaient des antcdents de grve que eux-mmes avaient Dans lesquelles ils avaient agi et comment a se passait, quest-ce quon pouvait attendre Et effectivement a temprait un peu notre impatience. a nous calmait (Justinien). Do limportance, aussi, du choix des actions dans et par lesquelles sexprime la contestation, qui ont aussi pour enjeu doccuper des grvistes que leur dsuvrement risque de dmoraliser et de conduire la dfection. Sont privilgies les activits qui

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contribuent une animation festive du site tout en favorisant les changes entre passants et grvistes et lexpression dune solidarit rconfortante : Tous les jours on venait avec des caisses claires, mgaphones, on faisait du bruit. () Yavait un barrage de personnes qui venaient et qui regardaient, qui disaient mais cest quoi ces fous ?, parce quon faisait de la musique, on chantait (Brnice) ; On a placard sur la vitrine toutes sortes de, en grve, les raisons, des feuilles de paie. Des feuilles de paie, la comparaison entre les feuilles de paie dautres librairies et la ntre, etc., les revendications. On a mme mis () ces revendications en plusieurs langues (Tibre). Rassemblant lensemble des grvistes dans des activits ludiques et sources de fiert collective ( Nos pancartes taient tellement bien faites quon sest dit quon va pouvoir les vendre [au muse attenant la librairie] tellement elles sont belles ! , raconte Livia), ces formes daction contribuent inscrire la mobilisation dans la dure en consolidant la cohsion du groupe contestataire. Lapprentissage de la grve cest--dire linitiation la gestion du temps quelle exige, aux activits par lesquelles elle se manifeste et aux schmes de perception quelle requiert est ainsi dordre avant tout pratique. Il saccomplit au fil des actions (distributions de tracts, manifestations, assembles gnrales) et des interactions avec les pairs et les diffrentes catgories de protagonistes (permanents syndicaux, direction, cadres, clientle). Or cet apprentissage pratique, dont on a vu quil saccomplissait dans certains cas contre les dispositions intriorises, est mme de transformer, plus ou moins profondment et durablement, le rapport que les salaris novices entretiennent laction collective. Pour plusieurs dentre eux, lexprience de la grve est loccasion de la dcouverte de ce que lon pourrait appeler la force du collectif : ils dcouvrent quen cessant collectivement le travail ils engagent un rapport de force mme, condition dtre suffisamment solidaires, de faire plier leur adversaire patronal et dobtenir des gains substantiels : Ce qui est rigolo cest que, comme cest compltement une preuve de force (), finalement on se rend compte quon peut presque obtenir tout ce quon veut partir du moment o tout le monde est amarr derrire le truc , dit Faustine. La dcouverte ne porte pas seulement sur la capacit de la grve arracher des biens collectifs, mais galement sur sa lgitimit sociale. Une pratique antrieurement perue avec mfiance voire hostilit, notamment parce quon a d en tant que consommateur ou usager en subir les dsagrments, apparat ds lors quon y a particip, et quon a pu en prouver la pertinence, comme pleinement lgitime au point de faire regretter quelle ne soit pas plus largement mobilise : Il faut quils [les gens] arrtent de prendre la grve comme un moyen demmerder les autres. Cest pas a. Cest dommage que dans des socits ya des gens qui acceptent tout, mme sils se plaignent

(Livia). Lexprience de la grve peut amener un changement radical des perceptions de lentreprise et des rapports hirarchiques en son sein, comme dans le cas de Constantin, dont on a vu plus haut labsence de dispositions contestataires, qui dcrit son volution (qui passe par une adhsion la CGT) sur le mode dun vritable changement de camp : Alors quavant jtais plus, les responsables, ctait eux qui avaient raison. Et maintenant je suis plus un petit peu, je suis plus maintenant de lautre ct, avec ceux qui vraiment sengagent, qui sont prts changer les conditions de vie du travail. Un autre trait rcurrent des rcits de grve est que le bilan qui en est tir sinscrit dans le registre de lenrichissement personnel. La participation la mobilisation est perue favorablement a posteriori parce quelle permet dapprendre des choses nouvelles, en premier lieu sur la conduite de laction collective : Jai t agrablement surprise, () nayant jamais fait de grve, cest vrai quand on voit la tlvision comment a peut tre rendu, on imagine quelque chose de trs, la limite violent Alors que pas du tout (Faustine). Mais elle se rvle plus globalement comme un univers de pratique nouveau, dont lintrt principal rside dans la rupture quelle provoque avec lexistence ordinaire, et comme telle mme dapporter des gratifications diffuses sous forme de sentiments dexcitation et denthousiasme : Faire des actes comme la grve cest passionnant. Ou faire dautres actes de rsistance dans lentreprise cest passionnant. L je vais devenir plus intelligente pratiquement, en faisant ce genre de chose (Sabine). La grve constitue ainsi aux yeux de celles et ceux qui y participent un substantiel apport dexprience, qui en constitue une des principales gratifications. Il est de ce point de vue significatif que ce soit dans le registre de la dcouverte sur soi, sur sa propension mconnue la rvolte ou sur ses capacits sengager dans des actions juges pour soi extra-ordinaires, que sexprime dans plusieurs cas cette dcouverte : Je me suis dit ah mais je peux faire a, formidable, je peux, cest formidable (Constantin) ; Je me suis tonne en fait dans cette implication, enfin je pensais tre un peu plus passive (Antonia). De ces gratifications diffuses peut natre un rapport plus positif, et dsormais inform par lexprience, laction collective, ressort dventuels futurs engagements. Par bien des aspects, cette courte et provisoire tude retrouve des thmes abords par Michelle Perrot dans son histoire de la constitution de la grve en forme dominante du conflit dans le monde ouvrier7 : la crainte des rtorsions patronales, langoisse de la perte de salaire, le contrle mutuel et la sanction des dfections, lpuisement progressif des grvistes tents de reprendre le travail font partie intgrante de la pratique de la grve, la fin du XIXe sicle comme au dbut du XXIe. Les rcits des salaris faisant part de leur dsarroi et

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dossier : lengagement en questions

Florence Johsuade leur ennui lorsquils se retrouvent contraints linactivit pendant un temps et sur un lieu ordinairement consacrs au travail semblent ainsi un lointain cho la gne, la gaucherie de ces ouvriers qui ne savent pas quoi faire dans lusine et qui sy sentent des intrus : ici, ils restent prs des mtiers, en silence, immobiles ; l, ils boivent, chantent, se promnent8 . La grve suppose un apprentissage, toujours recommenc mesure que de nouvelles gnrations entrent dans le monde du travail salari. En dpit de la fragilisation croissante du salariat et de ses instruments de lutte, peut-tre est-ce l, pour paraphraser le titre de louvrage de M. Perrot, le secret de lternelle jeunesse de la grve.1 Jean-Michel Denis (dir.), Le Conflit en grve ?, Paris, La Dispute, 2005, pp. 294295. Voir galement Baptiste Giraud, Au-del du dclin : difficults, rationalisation et rinvention du recours la grve dans les stratgies confdrales des syndicats , Revue franaise de science politique, 56 (6), 2006. 2 Le prsent article se fonde sur lanalyse de 17 entretiens, notamment destins recueillir des rcits de participation personnelle une ou plusieurs grves. Pour une premire prsentation de la recherche, cf. Annie Collovald, Lilian Mathieu, Mobilisations de salaris prcaires et apprentissage dun rpertoire syndical , communication au colloque Comment penser les continuits et discontinuits du militantisme , Lille, 8-10 juin 2006. 3 Frdrique Matonti, Franck Poupeau, Le capital militant. Essai de dfinition , Actes de la recherche en sciences sociales, n 155, 2004, p. 8. 4 Albert Hirschman, Dfection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995. 5 Si Gamson et al. ont fait progresser la comprhension du rle des contextes dinteractions directes qui prsident lengagement (quils dsignent par le terme de micromobilisation), le cas ici tudi confirme que leur rle ne se rduit pas la seule adoption dun cadre dinjustice (comme perception dune situation comme injuste et mritant dtre dnonce) et montre que celui-ci nest pas ncessairement au principe des ralliements contestataires ; William Gamson, Bruce Fireman, Steven Rytina, Encounters with Unjust Authority, Homewood, The Dorsey Press, 1982, p. 137. 6 Erving Goffman, Les Rites dinteraction, Paris, Minuit, 1974. 7 Michelle Perrot, Jeunesse de la grve. France 1871-1890, Paris, Seuil, 1984. 8 Ibid., p. 124.

Doctorante en science politique (Cevipof, IEP de Paris)

Sengager, se dsengager, se rengager : les trajectoires militantes la LCR

Lapproche par les trajectoires permet dapprhender une dimension de la pratique militante de la LCR, marque par un lien troit aux mouvements sociaux. Cette pratique, et lexistence dun milieu partisan dense quelle contribue crer, claire les conditions de sa prennit malgr les fluctuations des cycles dengagement.

Communistes nous sommes parce que, ayant pes avec justesse les plus et les moins, nous savons reculer, ferrailler larrire, et repartir de plus belle pour lempoignade. Vladimir Maakovski, Nous, les communistes.

Dans les tudes consacres au militantisme, lattrait pour la nouveaut a parfois fait cran une analyse des processus de continuit des mouvements sociaux et partis politiques. Comme lont notamment montr les travaux de Verta Taylor, ceuxci ne disparaissent pas ncessairement quand ils traversent une priode difficile, mais se rorganisent et adoptent des modes de mise en veille qui prservent les rseaux militants jusqu ce quune priode plus favorable souvre1. Dans cet article, nous souhaitons clairer les processus de reproduction dune organisation politique, la Ligue communiste rvolutionnaire (LCR)2, qui a travers les quarante dernires annes, quand tant dautres formations dextrme gauche nont pas survcu la dcennie 1970. Nous verrons que la pratique militante de la LCR, en particulier le lien aux mouvements sociaux et linvestissement des militants dans des structures alternatives de

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mobilisation, permet de rendre compte de sa prennit travers le temps. Dans ce cadre, lapproche du parti politique par les trajectoires militantes permet danalyser ces processus, leurs modalits concrtes et leur temporalit. Elle met aussi en lumire les influences de ces engagements sur les militants et sur linstitution partisane, comment ils les faonnent et comment, en retour, lidentit collective du groupe sen trouve renouvele3. Processus de reproduction partisane La JCR est fonde en 1966, mais on peut considrer lexplosion tudiante de Mai 68 comme le moment fondateur de la future LCR. Elle est une des forces politiques, qui est partie prenante des vnements, ses effectifs triplent entre avril et juin4, et surtout, ce moment inaugure une pratique qui ne se dmentira jamais : linsertion dans les mouvements de masse5 . Limage mouvementiste de lorganisation est aussi en partie une reconstruction a posteriori, mais il est indniable que cette pratique fait partie des caractristiques de la LCR depuis ses origines. Ds limmdiat aprs-68, la LCR largit ses champs dintervention. En tmoignent spcialement lintervention dans la jeunesse scolarise, linvestissement dans les Comits de soldats, lengagement dans le mouvement fministe, lintervention syndicale, les luttes contre le nuclaire civil et militaire, mais aussi la prise en compte dautres secteurs comme les prisons, la police et la justice, le secteur de la sant et de la psychiatrie6. Cet investissement tous azimuts7 est une des caractristiques qui distingue la LCR des autres organisations trotskistes8. La LCR est alors porte par la vague contestataire des annes 1970, comme un grand nombre des organisations politiques dextrme gauche la mme poque. La dcennie 1980 ouvre une nouvelle phase, de reflux pour la plupart des organisations dextrme gauche et datonie des luttes, qui rompt avec la priode prcdente. Le changement de contexte politique, par contraste, laisse percevoir plus clairement la spcificit du mode de militantisme la LCR. Linsertion dans les mouvements sociaux peut alors tre relue comme un facteur explicatif majeur de la prennit de ce parti. Ces organisations de mouvement social syndicats, associations ou cadres unitaires ont jou le rle de structure de rmanence , ou abeyance structures selon lexpression de Verta Taylor, offrant de nombreux militants des structures alternatives de mobilisation, capables de maintenir un rseau dactivistes, un rpertoire de buts et de tactiques et une identit collective travers le temps, dans un environnement politique non rceptif, jouant alors un rle de passeur entre deux tapes dune mobilisation9. Cette notion parat pertinente pour rendre compte des stratgies de reconversion mises en uvre par les militants de la LCR pendant cette priode de reflux.

Le capital militant : accumulation et rinvestissement(s) La fin des annes 1980, en particulier, marque un inflchissement perceptible dans la plupart des trajectoires des militants la LCR : des bifurcations et des ruptures soprent dans le cadre de rinvestissements militants dans des syndicats et des associations. Paul, entr la LCR en 1976 considre alors qu il ny a probablement plus despoir dalternative politique, et quil faut donc tre sur une logique de contre-pouvoir permanente quel que soit le pouvoir politique en place10 . Le capital militant11 accumul trouve dans ces structures un cadre de reconversion jug par certains temporairement plus utile que le parti politique, et capable doffrir de nouvelles rtributions au militantisme. Certains militants sinvestissent dans ces organisations tout en restant la LCR. Mais ces bifurcations dans la trajectoire entranent parfois une rupture avec le parti, cest le cas pour Paul. Ce dernier quitte la LCR en 1988, peu avant la cration du syndicat Sud aux PTT, o il travaille comme employ. La direction de la LCR est alors fortement oppose la cration dun nouveau syndicat, privilgiant linvestissement dans les grandes fdrations. Cette divergence politique fournit Paul loccasion dune prise de distance avec le parti, au moment o une usure militante commence lui peser lourdement. De 1988 200212, il sinvestit uniquement Sud, o il a occup des responsabilits au niveau fdral. Pourtant mme dans ce cas, le capital militant partisan reconverti reste porteur dune conception spcifique du syndicalisme, impliquant un travail permanent de politisation13. Sud-PTT, Paul suit linterpro des pauvres, cest--dire le droit au logement, les sans-papiers . Il souligne : les sanspapiers cest un sujet compliqu, [] et on a russi nous Sud, tre aux cts des sans-papiers de manire TRS importante, tout en ne le payant pas lectoralement, aux lections professionnelles []. [ lpoque], je moccupais du syndicat parisien et jai dit : bon maintenant tout le monde sur le pont, on a fait un mois de sans-papiers, a va tanguer dans les services si on ny va pas. Donc on a fait tous les bureaux de Paris les uns aprs les autres, on les a visits, [] et l, on a russi faire passer notre message : que le syndicalisme cest pas seulement la dfense des salaris mais que a pouvait tre aussi des choix de socit ! Cette conception particulire du syndicalisme, valorise Sud14, se retrouve dans les entretiens avec des militants et militantes ou ex de la LCR, engags dans dautres syndicats. On pourrait voquer le travail des militantes pour imposer la mise sur agenda de la question des droits des femmes dans leur syndicat. Danile, ducatrice la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), est syndique au SNPES-PJJ (affili la FEN, puis la FSU). Elle entre la LCR en 1975, dix-huit ans. Ses premires annes de militantisme au sein de la Ligue sont marques par un engagement fministe activiste. Son militantisme partisan prend fin en 1980, quand sa cellule est dissoute. Elle

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vient davoir un enfant et ne cherche pas reprendre contact avec la LCR. Dj ducatrice, elle sinvestit syndicalement dans un milieu la PJJ o tu retrouves beaucoup dex, dailleurs dans les rapports qua fait la direction il y a marqu que le bureau tait trotskiste ! C[tait] un microcosme15 . Elle explique que cest par le biais syndical [quelle] revient dans le militantisme femmes. [] L, comme je suis secrtaire gnrale, a permet aussi de faire passer Alors je suis pas toute seule, il y a des copines, ce qui fait quaprs au sein du syndicat je recre un secteur Femmes qui nexistait plus16 . Au-del, ces militants se caractrisent par certains savoirs et savoir-faire incorpors17 quils ractivent au sein de leur syndicat. Danile a voqu en entretien une faon de structurer les AG, de prise de parole, de toujours avoir un ct agitatoire []. Les AG des syndiqus qui prennent des dcisions en terme de mobilisations, sans attendre que les directions syndicales dcident, et a, moi jen ai entendu parler x fois quand jtais la Ligue [] Cest quand mme des dbats quon avait au sein de la Ligue lpoque aussi, sur le bureaucratisme syndical, cest des choses quon voquait forcment et auxquelles on tait confront dans les botes . Ce capital militant implique la matrise de rpertoires daction spcifiques, comme loccupation de locaux, qui rompent avec une forme plus institutionnelle de syndicalisme. Les entretiens raliss dcrivent ainsi une pratique syndicale assez proche, et ce quel que soit le syndicat18. Enfin des rseaux militants se reforment au sein de ces structures : bien souvent, les ex militent avec les militants de la LCR, contribuant maintenir un lien avec leur ancienne organisation politique. Ces cadres de mobilisation comme Sud, Ras LFront ou Attac dans la dcennie 1990, ont constitu des rseaux qui ont maintenu ces ides portes par lextrme gauche et probablement leur ont redonn une vitalit parce que ctait un niveau de diffusion beaucoup plus large que la simple potentialit quavait lextrme gauche ce moment-l19 . On voit comment ces structures ont pu jouer un rle de rmanence, en assurant le maintien de certaines ides, dune identit collective, ainsi que la survie de rseaux dactivistes riches en savoir-faire militants et pouvant tre utiles pour de nouvelles mobilisations. Irne, qui participe aussi la cration du syndicat Sud, tout en restant la LCR, souligne le fait que a a t une manire de passer cette priode. Parce que Sud sest cr en 1989, aux PTT, donc a correspond exactement au mur de Berlin, des moments o il y a eu des vrais tiolements, de vraies involutions des organisations politiques ou de leur rle. [] Une des caractristiques de Sud, lpoque, cest de stre oppos tout ce qui dominait : Il faut souvrir la concurrence, au secteur de La Poste et des Tlcoms, Il faut privatiser, cest lavenir, cest lEurope, et Sud a rsist ces sirnes-l, a construit une thorie sur la dfense des services publics, sur la dimension socitale que

a avait au-del des revendications des salaris. Et puis lintransigeance sur le plan de la lutte, une forme de syndicalisme o on consultait le personnel, o on favorisait lauto-organisation, on remettait au got du jour la dmocratie directe, tout a a beaucoup contribu () prparer 199520 . Diversit des cadres de socialisation politique Les associations, comits, syndicats et structures unitaires dans lesquels sinvestissent les militants de la LCR, sont autant de cadres de socialisation alternatifs au parti politique. Dans ces structures, ils ctoient des militants issus dautres traditions politiques, sont confronts de nouvelles pratiques militantes. Le poly-engagement, diachronique ou synchronique, permet ainsi, en filigrane, de prendre la mesure de la pluralit des instances de socialisation politique frquentes, susceptibles de faire voluer les dispositions individuelles des militants, et pouvant exercer, en retour, des effets sur lorganisation politique. Le manque de donnes quantitatives sur lensemble de la priode rend trs difficile la mesure prcise de ces investissements, mais lenqute que nous avons mene lors du XVe congrs de la LCR, qui sest droul fin 2003, permet de tirer certains enseignements : la quasi-totalit des dlgus au congrs associent leur engagement partisan un investissement de type syndical ou associatif21. Parmi eux, domine un profil de militants multipositionns : 45 % ont eu entre deux et trois engagements syndicaux et associatifs au cours de leur trajectoire, auxquels on peut ajouter les 13 % environ qui en totalisent entre quatre et cinq. Lengagement syndical occupe une place particulire et sassocie de manire presque automatique au militantisme dans le parti. Il est dailleurs souvent thoris comme ce qui structure le militantisme dun militant politique22 . Cette association quasi automatique entre engagement syndical et partisan ne doit pourtant pas masquer la diversit des causes qui ont jalonn les trajectoires des militants de la LCR : prs du quart des dlgus ont t investis dans des associations antiracistes (SOS-Racisme, Ras lFront)23, 20 % dans laltermondialisation (Attac, collectifs anti-G8, Intergalactiques), prs de 10 % dans les mouvements des sans (collectifs sans-papiers, DAL, AC !...), la mme proportion dans linternationalisme (comits Vietnam, Chili, Nicaragua, collectifs Palestine) et la dfense des droits des femmes (MLAC, MFPF, CADAC). Domine donc un profil de militants multipositionns, ayant reconverti leurs ressources militantes dans une grande diversit de causes et de structures organisationnelles tout au long de leur parcours. Pourtant, il existe une proportion non ngligeable de militants mono-engags24, qui reprsentent prs de 35 % des dlgus. Enfin, 6 % des dlgus au XVe congrs nont pas eu dautre investissement que le parti politique25.

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Deux tendances se dgagent parmi les militants de la LCR : lune mouvementiste et lautre plus concentre sur la construction et la prservation du parti. Cest cette coexistence qui rend possible un quilibre entre linvestissement dans des structures alternatives, qui nont pas pour but duvrer pour la rvolution socialiste , et la prservation dun point dancrage avec des militants dont la tche prioritaire est de garder la maison26 , une proccupation qui sexprime dailleurs plus clairement dans les entretiens avec des membres de la direction. Les mouvementistes et les gardiens du temple apparaissent comme les deux faces du phnomne de continuit. Galeries, souterrains et ponts : mandres du militantisme par mauvais temps Le rseau des coappartenances successives au cours de la trajectoire militante fournit un indicateur efficace de la surface sociale des membres de la LCR dans lunivers militant. Il permet de mesurer lampleur des processus de reconversion du capital militant accumul et dessine, au-del, les frontires du milieu partisan de la LCR, cet ensemble des relations consolides entre des groupes dont les membres nont pas forcment comme finalit principale de participer la construction du parti politique, quoiquils y contribuent en fait par leurs activits27 . Les militants multipositionns sont des acteurs privilgis de la constitution de ce milieu partisan. Mais pas seulement. Une des particularits de la LCR rside dans le nombre trs important des compagnons de route qui ont quitt le parti, mais conservent avec lui de nombreux liens (personnels, via la lecture de la presse militante, la participation aux manifestations qui sont loccasion de retrouvailles avec les copains ). Parmi les dlgus au XVe congrs de la LCR, la part de ceux qui ont interrompu leur engagement la LCR (souvent pendant plusieurs annes) est de ce point de vue significative, puisquelle reprsente prs du quart dentre eux (23 % prcisment28). Rares sont ceux qui ont totalement arrt de militer durant cette priode. Le compagnonnage apparat comme une modalit de rapport au parti frquente la LCR, une forme dexit, mais sans rupture29. Ce pourcentage lev sclaire au regard des rythmes militants, qui restent intenses dans la majorit des cas : 67 % des dlgus au XVe congrs consacrent en moyenne dix heures par semaine, ou plus, au militantisme30. La mise en vidence de ce milieu partisan permet de rendre compte dune dimension des cycles dengagement la LCR, en particulier du retour d ex au bnfice dun