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Les Pharmakonfessions de Morten Søndergaard Traduit de l’anglais par Olivier Brossard

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Page 1: Les pharmakonfessions de morten søndergaard

Les Pharmakonfessions de Morten Søndergaard

Traduit de l’anglais par Olivier Brossard

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L’ambulance n’arrive pas

on attend sur le trottoir et on scrute.

Ça va prendre combien de temps?

Le grand mal, il l’a à l’intérieur

the Great Evil.

Il casse les meubles

les fleurs s’ouvrent en sang.

Les comprimés tombent du placard

et versent sur le sol

ils pompent les bouches de tout

le voisinage :

somnifères, valium, rohypnol, prozac,

pronoms, noms, numéraux, adverbes.

Tout est calme désormais

comme lorsque l’enfant s’endort.

Mais dans le corps flotte un petit astronaute

qui ne peut bouger

ni démarrer son vaisseau spatial.

Le vaisseau est d’un calme de valium

le sang afflue calmement dans la maison calme.

Dans ce vaste univers personne ne peut tourner la tête

et il n’y en a pas un qui puisse bouger les bras.

Mais on sait qu’on se verra sur une étoile.

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I.

Tout a commencé par le glissement sonore de valium à verbes.Je me souviens qu’enfant j’étais persuadé qu’il s’agissait de la mêmechose. La maison de mon enfance regorgeait de comprimés et pilulesde toutes sortes. Et de mots, beaucoup de mots. Mon père enseignaità l’université où il dispensait des cours de langue et grammaire da-noise et anglaise. C’était un homme de langage1. Selon ses propresmots. Mon père était un homme de langage. D’autres pères étaientpompiers ou policiers. Mais mon père, lui, était un homme de lan-gage. Le langage, c’était son travail. Comment cela pouvait-il êtrepossible ? Dans notre maison, il y avait du langage partout. Dansson bureau trônait une grosse machine à écrire qui faisait un son decloche à chaque retour de chariot. A côté, un énorme livre intituléThe New Webster Dictionary. On avait l’impression de voir des livrespartout, dans la moindre pièce, le moindre recoin de la maison.Mots et langage à tous les étages. Au grenier comme au sous-sol. Etces livres identiques avec les mêmes lettres dorées : Dictionnaire dela Langue Danoise. Il y avait tellement de volumes que je n’aurais sutous les compter. Je croyais qu’il y en avait plus de mille et ils sem-blaient courir sur des kilomètres et des kilomètres et ils contenaientle monde entier. Et il y avait aussi Salmonsens Leksikon, un descen-dant de l’Encyclopedia Britannica, dans une reliure en cuir noir, silourd qu’à côté le météore devant le Musée d’histoire naturelle deCopenhague ne faisait vraiment pas le poids.

Mais ni ces mots ni ces livres n’étaient les miens. Je me sentaisen dehors de tout ça. En dehors de la langue, incapable d’épeler,passant le plus clair de mon temps hors de la salle de classe, punipour mauvaise conduite. J’avais le sentiment d’être tenu à distance

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1. Un ouvrier du langage ? un artisan du langage ? I prefer « homme de langage » more ab-

stract but also closer to « homme de lettres » which exists in French.

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de tout ce langage, tous ces mots. Ils étaient pour les autres, poureux, pas pour moi. Mon père était épileptique. Pour traiter et maî-triser la maladie, il avait de nombreux médicaments, des pilules plusvariées les unes que les autres. Beaucoup. Pour dormir il avait besoinde somnifères, pour travailler de remontants et pour se réveiller destimulants. Des cachets qu’il fallait avaler avec du vin. De plus enplus de vin. Des médicaments partout. Des bouteilles partout.

Le grand mal. The great evil. Le petit mal. Les mots, ça, c’étaitune bonne chose. Bonté de la chose. Les pilules, en revanche, unevraie saloperie, avec tout ce qu’il y a dedans et tout ce qu’elles met-tent dehors. Merci, Papa, pour les mots. Merci à eux, sans en oublierun seul. Ils se tenaient prêts dans les livres, là, à attendre commedes œufs qui allaient éclore un jour pour libérer insectes et oiseaux.Une faune entière que le petit astronaute pourrait explorer le jouroù il atterrirait sur une étoile avec son vaisseau spatial. Les mots. Lebazar et l’ordre dans lesquels il était possible de les mettre. A chaquefois tout recommençait. Toujours quelque chose de nouveau. Et lesmots sont devenus ma vie.

Je l’ai déjà dit, je me sentais en dehors du langage. C’était vraialors, et ça l’est toujours, d’une certaine façon. Drôle d’aveu pour unpoète. Mais expliquons cela par une métaphore : j’ai parfois l’im-pression d’être une abeille qui essaie de passer de l’autre côté d’unevitre. L’abeille que je suis ne comprend pas la transparence de cetteétrange barrière. Le langage peut être une barrière. Comment diableexprimer les choses que nous voulons dire ? Je ne cesse d’essayer,comme l’abeille qui se heurte à la fenêtre. Mais il arrive que soudainla barrière disparaisse et je peux alors dire exactement ce que jeveux. Je suis dans le langage. Bien dedans.

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II

Qu’est-ce au juste que cette Pharmacie des mots ? Une collisionentre les dix catégories grammaticales et les notices de médicaments.

C’est avant tout la collision entre deux langages ou deux systèmes :la grammaire et la médecine. J’ai pris ces deux langages et je les aiprécipités l’un contre l’autre. Cognés l’un contre l’autre, comme dansune expérience dont on espère qu’elle va donner des résultats éton-nants. Et alors arriva ce qui pouvait arriver de mieux à un écrivain :les choses se mirent à s’écrire d’elles-mêmes. Chaque jour, je parcou-rais des livres de grammaire et des traités de médecine à la recherched’énoncés qui m’apparaissent poétiques. J’ai cherché sur internet.Mon dieu, que de maladies ! Et les livres de grammaire, regorgeantd’exemples étranges. Il y avait notamment la grammaire Diderichsen,un volume bleu fatigué que je consultais tout le temps, surtout pourles exemples qu’il donnait, dont certains ont fini dans la Pharmaciedes mots. Diderichsen, soit dit en passant, était un professeur et lin-guiste à qui on doit le Dictionnaire de la langue danoise.

Lorsque je faisais des recherches sur la grammaire et les catégo-ries grammaticales, je suis tombé sur un livre danois recensant lesmots essentiels de la langue danoise, ceux que l’on est censé maîtri-ser si l’on veut pouvoir manier la langue. Ce glossaire était une sortede table périodique des mots. Pas nécessairement les plus communs,mais en tout cas ceux dont on estime qu’ils sont indispensables.

La poésie emprunte parfois à la science des termes ou des no-tions. Mais je crois que le poème est aussi une forme de savoir, unpoème est un distributeur de savoir. Écrire un poème revient alorsà faire acte d’autorité. C’est comme défricher un coin du monde etdire : bon, voilà, c’est comme ça et pas autrement ! Exercer l’autorité.

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J’ai écrit un livre de poèmes qui s’intitule Les abeilles meurent en dor-mant. Je ne suis pas bien sûr que cela soit le cas. Mais quand je lismes poèmes, les gens me croient.

Les deux formes de langage, médecine et grammaire, en ont crééune troisième qui se déploie dans les instructions des notices. Cesinstructions que nous ne lisons jamais, que nous jetons à la pou-belle ; à moins que nous ne prenions la peine de les lire et là, ça nerate jamais, nous nous découvrons tous les effets secondaires aumonde. Mais ces textes sont en réalité des questions de vie ou demort. On peut considérer que la prose des notices de médicamentsest la quintessence de la modernité, leurs instructions l’apogée duprogrès humain. Tout cela est le résultat d’innombrables expérienceschimiques sur la matière organique. Beaucoup de cochons d’Indesont sans doute morts pour en arriver là. On a lu et réécrit les ins-tructions de nombreuses fois. Des docteurs et des avocats sont pas-sés par là. Les instructions se contredisent magnifiquement parcequ’elles doivent prendre en compte tous les scénarios possibles etimaginables. Diminution de l’appétit. Augmentation de l’appétit.Chaque mot est pesé sur une balance en or et tout se passe donccomme lorsque l’on écrit un poème. Il y a la volonté d’être le plusprécis possible et puis… et puis, au bout du compte, les mots finis-sent par être d’une transparence totale. Comme les mots d’unpoème, les instructions d’une notice s’efforcent de communiqueraussi prudemment et précisément que possible. S’approcher au plusprès de ce qu’elles veulent décrire sans oublier de prendre en comptetoutes les situations possibles.

Il était crucial pour moi qu’on ait l’impression d’avoir affaire àde vraies notices, que leur papier soit fin et leur mise en page sem-blable à celle proposée par l’industrie pharmaceutique. Des motslourds sur papier fin. De même, je voulais que la boîte ressemble àune vraie boîte à pharmacie. J’ai fait quelques recherches en la ma-tière et me suis penché sur le design dans le monde médical. Le designer

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Christian Ramsø a su inventer une forme évoquant l’esthétique del’industrie pharmaceutique.

S’est alors posé la question de savoir s’il fallait mettre autre chosedans chacune des petites boîtes de la Pharmacie des mots que les no-tices contenant la posologie pour chaque catégorie grammaticale.J’ai longuement hésité à y placer des bonbons, des pilules de calciumou des placebos. Mais je me suis dit que si je m’amusais à mettredes pilules dans les boîtes, les différentes agences sanitaires allaients’en mêler. Au lieu de cela, j’ai préféré inclure la liste des mots debase de la langue danoise (de la langue française dans la versionfrançaise de la Pharmacie) à la fin de chaque notice. Et cela me per-mettait de jouer avec le plus bel aspect du langage : ce qu’il y a demerveilleux avec les mots, c’est que plus nous les utilisons, plus ilssont nombreux. On ne peut pas les finir, ils ne s’épuisent jamais.On ne peut pas dire « il n’y en a plus ». Le langage est cette choseintangible qui vit en nous.

Qu’est-ce que le langage ? Le langage est quelque chose en nous.Que sont les mots ? Immatériels, ce sont des groupes de neurones,des impulsions électriques, des choses que nous ne pouvons ni tou-cher ni saisir. Et c’est pourquoi la Pharmacie des mots touche les gens.Elle permet à quelque chose d’intérieur de rencontrer l’extérieur.L’intériorité invisible rendue visible. L’intangible peut se toucher ! Jecrois que la Pharmacie fonctionne (elle est d’ailleurs ouverte) parcequ’elle rend ces choses que nous n’« aimons » pas digestibles. Onn’a jamais vraiment envie de prendre des médicaments, et pour cequi est de la grammaire, on ne peut pas dire que cela nous viennefacilement.

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III

Je souhaitais aussi que la Pharmacie des mots comporte le signe ®,comme pour jouer avec l’idée de la possession du langage. Qui pos-sède les mots ? Qui possède le langage ? Personne et tout le monde.Mais La pharmacie se joue de cela : ce serait évidemment merveilleuxde posséder tous les noms au monde, mais c’est sans doute une am-bition trop vaste pour la si petite entreprise qu’est la Pharmacie !Peut-on même posséder les mots ? Les mots sont en fait vendus aumeilleur enchérisseur. Une gare, un tournoi de football : au Dane-mark, nous avons la ligue Coca Cola, Eksperimentarium ® entreautres exemples. La marque allemande de voiture Mini Cooper a ré-cemment voulu s’offrir une campagne de publicité en payant pourque le phénomène climatique de l’hiver 2012 porte son nom: l’ins-titut allemand de météorologie permet en effet aux entreprises desponsoriser un événement climatique et Cooper souhaitait voir sonnom associé à la vague de froid balayant l’Europe, sans imaginerqu’elle serait violente au point de faire des centaines de victimes.

L’industrie pharmaceutique, qui possède parmi les entreprisesles plus riches au monde, ne cesse de chercher de nouveaux genresde maladies. Si bien que l’on se demande parfois : qu’est-ce qu’unemaladie ? Et là nous avons besoin d’un nouveau médicament pourquoi encore ? La relation du malade à l’industrie pharmaceutiqueest étrangement asymétrique : si l’on peut se passer de biens deconsommation, on est coincé lorsque l’on a besoin de médicaments.Quand on est malade, on est prêt à payer des sommes importantespour aller mieux. L’histoire regorge de docteurs peu scrupuleux etautres charlatans qui ont su tirer avantage des maladies et du dés-espoir des gens. Comme le langage, la médecine engendre une ac-coutumance, un réel besoin.

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J’ai donc grandi au milieu des médicaments et des mots. Je mesuis lentement mis à l’écriture et puis j’ai écrit de plus en plus. J’ado-rais – j’aime toujours – lire des livres sur la science. J’y cherche tou-jours des petits fragments de savoir poétique qui puissent, enl’espace de quelques phrases, refléter l’état sauvage du monde. J’aiconstaté que ma main se déplaçait sur la page comme l’aiguille d’unélectroencéphalogramme ou d’un sismographe. Tout ce qui toucheà la science a joué un rôle fondamental pour moi, les méthodes delaboratoire comme les méthodes cliniques. Et tout cela est lié à uncertain émerveillement de ma part. Et à une volonté, néanmoins,d’être précis. Peut-être pourrions-nous trouver là une définition dela poésie : une attention intense. Et puis j’ai découvert le mot grecPharmakon, qui est son propre antonyme: Platon et Derrida ont jouéavec sa double signification de poison et remède. Pharmakon : poisonet remède. Peut-être en va-t-il de même avec la situation de la poésiedans la société : poison et remède. La poésie est en dehors, lue parquelques-uns seulement, ne joue aucun rôle dans la cité et pourtanton peut la voir comme un antidote contre la déchéance linguistiqueou encore comme un poison qui pénètre le tissu linguistique afinde le détruire. Quand nous écrivons, de petits éléments réagissentles uns avec les autres comme lors d’une réaction ou synthèse chi-mique. Chaque mot est choisi de façon à créer un effet sur le lecteur,de la même façon que les molécules sont soigneusement choisiespar la médecine pour produire l’effet souhaité chez le patient.

Les poèmes sont-ils des remèdes ? Peut-on se servir de poèmespour tout et n’importe quoi ? La poésie est-elle utile ? J’ai toujoursconsidéré la poésie comme une recherche élémentaire. Comme uneopération ou approche scientifique du monde. Une façon de trans-mettre ce qu’il y a de plus important, d’élémentaire dans les mots,la base du langage. Je ne crois pas que la poésie fasse de nouvellesdécouvertes, contrairement à la science. Mais nous avons besoind’écrire de la poésie parce que le monde a constamment besoind’être reformulé. Le langage se développe et change et évolue.

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Mais peut-on comparer les lecteurs à des patients ? Est-ce quel’on finit hospitalisé dans le livre ? Est-ce que l’on va mieux à forcede lire ? Là où la science est vite dépassée par elle-même, la poésie– enfin, la « bonne » – vieillit bien. La science est toujours une formede négociation, le savoir d’aujourd’hui en sursis, bientôt obsolète.Beauté des expériences scientifiques : même celles qui échouent ontvaleur scientifique car on sait alors ce qu’il ne faut pas faire. Unmauvais poème hélas n’a pas le même effet sur la littérature.

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IV

L’écrivain américain William Burroughs prétend que le langageest un virus venu de l’espace. Il est vrai que l’on peut parfois avoirle sentiment que le langage est malade. La question demeure de sa-voir si la poésie peut être curative. La littérature peut-elle soigner ?Ou devrait-elle être servir de poison à administrer au langage dupouvoir et de la domination, par exemple ? Je pense à la poésiecomme à un langage pris d’un accès de fièvre. Mais cette fièvre seraitsigne de santé, une fièvre qui s’efforcerait de guérir l’organisme. Lafièvre est fascinante. La fièvre veut que nous nous arrêtions. La fièvrefait monter la température très haut simplement pour nous obligerà faire une pause. Et pendant ce temps nous avons des visionsétranges et notre conscience est altérée.

De façon générale, on peut faire l’hypothèse que le langage/corpséchappe toujours d’une façon ou d’une autre au contrôle de l’intellect,qu’il se trouve toujours déséquilibré par des attaques de tous côtés devirus, bactéries et maladies. La bonne santé est un état utopique, quin’existe jamais vraiment complètement. C’est seulement au prix d’unajustement constant à notre environnement que nous parvenons àrester en vie, en tant que corps ou langages. Etre absolument et com-plètement en bonne santé est une impossibilité. Ce n’est qu’au mo-ment où la vie nous quitte que s’arrête la perpétuelle négociation entresanté et maladie. Nous sommes bien vivants et en pleine forme parceque nous subissons d’incessantes attaques infectieuses.

Notre langage et notre corps sont maintenus en vie en étant in-fectés par l’extérieur et l’intérieur. Le langage est un matériau vivantà qui les transfusions feront le plus grand bien. La traduction estune transfusion. Vous devez traduire. Traduisez, vraiment ! La tra-duction, c’est bon ! Laissez une langue étrange se glisser sous la peau

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de la vôtre. Ecoutez l’autre langue parler dans la vôtre. Faites la tra-vailler dans la vôtre. C’est comme un vaccin pour votre langue fa-briqué à l’aide d’une langue éloignée de la vôtre.

Je viens de dire que le langage est un matériau vivant. Dans quellemesure peut-on dire que le langage est vivant ? Pour Burroughs, ils’agissait d’un virus. Et la poésie? Peut-être que la poésie est une subs-tance chimique excrétée par le cerveau du lecteur. Le langage produitdes images que l’on trimballe avec soi toute sa vie, que l’on conserveet dont on se sert comme d’une carte pour s’orienter.

Voilà la beauté des mots. Qu’ils soient pour nous des antidotes.Si vous avez une méchante morsure de serpent, il vous faut un peude ce poison pour être guéri. Et il est révélateur que les médicamentsaux effets secondaires les plus forts sont ceux le plus susceptiblesde vous guérir. Le meilleur exemple est la chimiothérapie. Maisdrogues et poison peuvent aussi être utilisés de façon créative. Onne compte plus les écrivains qui ont écrit sous l’effet de diversesdrogues, de Charles Baudelaire à Henri Michaux à William Bur-roughs. Les drogues font accéder à de nouvelles dimensions du lan-gage. A de nouvelles utilisations des mots.

Mais on peut aussi dire que les mots sont une drogue. Nous dé-pendons d’eux. Nous sommes des mammifères porteurs de langagequi se meuvent à travers le langage. L’après-midi, je suis assis à monbureau et j’écris. L’après-midi, lorsque j’écris, c’est comme si lemonde ralentissait pendant quelques instants, comme s’il faisait unepause pour que je puisse jeter un coup d’œil à l’intérieur. Il faut quej’écrive. Je dois. Dix minutes sans programme, comme Tomas Trans-trömer dit. Peut-être est-ce que je le fais aussi pour m’injecter cettedrogue poésie dans le cerveau. Au bout du compte, je le fais surtoutpour ne pas devenir fou. Car grâce à cette drogue qu’est la poésiepour moi, je suis capable d’être au monde. C’est aussi simple quecela : la poésie me permet d’être et d’exister.

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Cette came qu’est la poésie me confère réalité, me permet de res-pirer. Me maintient en bonne santé. Elle me donne accès à la réalitédont je suppose qu’elle est celle dans laquelle la plupart des gens semeuvent. Une sorte de psychotrope. J’ai été frappé de découvrir quede nombreux poètes ont été médecins. Gottfried Benn était docteur,William Carlos Williams, Céline. Comme s’il existait un lien entrela profession médicale et une certaine familiarité avec le langage.Connaître la vie afin de pouvoir la décrire ? Avant que les poètessoient des poètes, il y avait des shamans ou des sorciers. Fascinéspar les vertus curatives des herbes et des plantes, c’étaient des phar-maciens de la première heure. Ils frappaient leur tambour en chan-tant d’étranges chansons. Les herbes sont devenues des verbes. L’eaude cuisson des légumes des poèmes. Ou, tout du moins, c’est lafaçon dont je l’imagine. Peut-être une fiction. Mais être pharmacienen ces temps, c’était, j’en suis sûr, aussi être poète, et inversement.

La médecine tient peur et mort à distance. Nous aimerions nepas mourir, ne pas tomber malade. Nous aimerions être en bonnesanté et vivant. Nous aimerions pouvoir lire. Les mots travaillent ennous. Ils nous travaillent. Les mots guérissent et détendent. Mêmesur le divan de Freud. Quelque chose d’interne filtre à travers lesmots. Avec les médicaments, quelque chose d’externe rentre. Le poi-son devient remède. Aujourd’hui le symbole de la pharmacie est lecaducée et ses serpents. Les serpents sont là pour vous rappeler quela médecine est capable de redonner vie. Les Grecs croyaient que leserpent après sa mue renaissait, indéfiniment. Je crois que la poésieest née pour redonner vie, pour renouveler la vie de tous les jours,et la poésie m’offre un accès à la vie. Un effort incantatoire pour gar-der la vie en vie. Aux origines de la poésie, la magie. Sans doute laraison pour laquelle j’en suis si épris.

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