michel husson - six milliards sur la planète, sommes-nous trop

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  • 8/6/2019 Michel Husson - Six milliards sur la plante, sommes-nous trop

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    Michel HussonSix milliards sur la plante : sommes-nous trop ?Editions Textuel, 2000

    version manuscritquelques diffrences avec le livre publi

    Table des matires

    Introduction1. La trajectoire de la population mondiale2. Surpopulation et rgulations barbares3. Limites de la plante et paradigme cologique4. La faim et la terre5. L'nergie et lair6. Limpossible conomie cologique7. Pour un autre calcul conomique8. Vers le vieillissement

    Conclusion

    Il n'y a qu'un seul homme de trop sur la Terre, c'est M. MalthusProudhon

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    Trop de gens dans le Tiers Monde, dtrangers chez nous, de femmes et de jeunes sur lemarch du travail, de retraits par rapport aux actifs, etc. Les discours sur la populationrestent trs normatifs et extraordinairement incohrents. Le projet de ce livre est n delenvie dy voir un peu plus clair et il a conduit un cheminement qui a men de ladmographie lenvironnement, puis lconomie politique, avant de revenir ladmographie. Au cours de cet itinraire, ont t placs plusieurs jalons qui contribuent dfinir une vritable cologie sociale.

    Le point de dpart est videmment la population mondiale. Nous venons de franchir le seuildes 6 milliards dtre humains sur la plante et celui de lan 2000. Ces deux seuilssymboliques invitent scruter ce que permet de dire la prospective dmographique (chapitre1). Il faut immdiatement sinterroger sur le retour du no-malthusianisme qui dnonce lasurpopulation comme la cause de tous les maux et comme la variable dajustementprivilgie. Pourtant, il nest pas possible de ralentir beaucoup plus la progression de lapopulation mondiale sans verser dans la barbarie (chapitre 2).

    Mais alors, nous voil peut-tre enferms dans un terrible mcanisme o ce surcrot de

    population va nous emmener franchir les limites de la plante et dclencher ainsi unecatastrophe majeure. La discussion de cette notion de limite montre la difficult fonder unparadigme cologique centr prcisment sur ce risque dautodestruction et en tout cas formuler des prconisations concrtes (chapitre 3).

    Pour mieux clairer le dbat, il a paru utile de traiter les deux dimensions fondamentales dela contrainte de population. Dans la version classique de Malthus, la contrainte passe par lesdisponibilits alimentaires. Le chapitre 4 se demande si cette contrainte joue de nouveausous une forme nouvelle largie une dgradation irrversible des sols et delenvironnement et montre tous les degrs de libert conomiques et sociaux duproblme. Lautre vecteur de la contrainte environnementale passe par le lien entre la taillede la population mondiale et ses missions polluantes, notamment de CO2. Le chapitre 5

    examine alors les variantes qui permettent de rendre compatibles la progression du niveaude vie au Sud et une limitation de leffet de serre.

    Cet examen montre que les choses ne sont pas tranches et que de nombreux dbatsportent sur les outils de rgulation et sur les politiques optimales. Peut-tre lconomiepolitique a-t-elle quelque chose dire sur la question ? Cest une rponse plutt ngativeque fournit le chapitre 6 : mme dans ses versions les plus vertes, il semble que lconomiedominante ne soit pas en mesure de franchir le pas ncessaire pour fonder un autre modede calcul conomique. Le chapitre 7 sy emploie en montrant que lcologie (mais passeulement elle) pose la question dune transformation radicale de la rationalit conomique.

    Le chapitre 8 boucle cette promenade en revenant au point de dpart, pour mettre en

    lumire cet apparent paradoxe : lun des dfis majeurs du sicle qui souvre pourrait bientre le vieillissement de la population mondiale, voire sa dcroissance terme. Ce constatne fait que renforcer lide que la sauvegarde des grands quilibres plantaires implique desformes globales de coopration et quelles sont par essence contradictoires aveclorganisation capitaliste du monde. Et notre conclusion esquisse les grands axes dunsocialisme soutenable.

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    CHAPITRE 1LA TRAJECTOIRE DE LA POPULATION MONDIALE

    C'est donc officiellement le 12 octobre 1999 que la population mondiale a donc franchi le capdes 6 milliards d'habitants. Il a donc fallu seulement 40 ans pour que la population mondialedouble depuis les 3 milliards de 1960. Il y a de quoi tre impressionn, voire angoiss parune telle acclration qui concerne principalement les pays que l'on appellera par commoditle Sud. Le Nord dvelopp (Amrique du Nord, Japon, Europe, Australie et Nouvelle-Zlande) ne regroupe en effet que 20 % de la population mondiale, et la contribution despays du Sud la croissance dmographique est videmment dcisive : sur les annesrcentes, le rythme de croissance est de 1,3 % par an pour lensemble, de 1,6 % au Sudmais de 0,3 % seulement au Nord. Les pays les moins avancs, pour reprendre la dfinitionde la Banque Mondiale, sont aussi ceux o, avec 2,4 % par an, la population augmente leplus rapidement.

    La rpartition de la population mondiale fait en premier lieu apparatre sa grande

    concentration par pays. 38 % de la population du globe vit dans deux pays : la Chine (1267millions dahbitants) et l'Inde, qui vient de passer en 1999 le cap du milliard dhabitants.Viennent ensuite les Etats-Unis (272 millions), lIndonsie (212), le Brsil (168), la Russie(147), le Pakistan (146), le Japon (127), le Bangladesh (126) et le Nigria (114)

    L'Asie, avec 3450 millions d'tres humains reprsente plus de la moiti de la populationmondiale. Le reste du Tiers Monde se rpartit en trois zones relativement moins peuples :l'Afrique noire (600 millions d'habitants), l'Amrique latine (500 millions) et l'Afrique du Nordet le Moyen-Orient (350 millions). A titre de comparaison, la population de l'EuropeOccidentale s'lve en 1999 421 millions d'habitants.

    Le dynamisme de la population du Tiers Monde face au vieillissement au Centre conduit

    une drive des continents , autrement dit un recul permanent du poids relatif de lapopulation des pays du Nord. Les projections trs long terme ( lhorizon 2150) sontvidemment charges dincertitude mais elles ont au moins lintrt de montrer la logiquedes tendances reprables aujourdhui. Les pays du Nord reprsentent aujourdhui 18 % de lapopulation mondiale et cette proportion passerait 9,3 % en 2150. Le phnomne le plusextravagant concerne lAfrique dont la population serait multiplie par 4 et passerait de 13 % 26 % de la population mondiale.

    Vers le ralentissement

    Et malgr tout, le ralentissement est indniable, et cest lun de ces paradoxes de la

    dmographie quil faut savoir dcrypter. Si le doublement observ entre 1960 et 1999 semaintenait, la population mondiale serait certes multiplie par presque 6 au cours duprochain sicle et lon arriverait 34 milliards dhabitants en 2100 ! Ces chiffres donnent levertige, mais ils sont absolument trompeurs. Linflexion a dj eu lieu et le doublement desquarente dernires anne recouvre un freinage trs net de la croissance mondiale. Quon enjuge : 2 % par an entre 1970 et 1980 ; 1,73 % entre 1980 et 1990 ; 1,6 % entre 1990 et 2000.Les projections de lONU tablent sur une croissance de 1,06 % entre 2000 et 2025, puis de0,48 % entre 2025 et 2050.

    Le graphique 1 illustre cette trajectoire partir des dernires projections de lONU et faitapparatre les inflexions prvues. La prvision centrale, dite hypothse moyenne, estencadre par une hypothse haute et une hypothse basse. Ces courbes dvolution fontclairement le ralentissement de la croissance dmographique, de telle sorte quon arriverait 8,9 milliards dhabitants sur la Terre en 2050 : au lieu daugmenter de 77 millions par an

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    comme aujourdhui, la population mondiale ne progresserait que de 62 millions par an autourde 2020 puis de seulement 27 millions partir de 2045.

    L'hypothse haute arrive 10,7 milliards en 2050, et l'hypothse basse se stabilise unniveau de 7,3 milliards dhabitants. Entre le haut et le bas de la fourchette annonce pour2050, il y a donc un cart de 3,4 milliards qui quivaut quand mme la population mondialede 1965. Il est intressant de comparer ces projections de 1998 avec celles rlaises deuxans plus tt, pour constater que la rvision la baisse est importante. A lhorizon 2050, lesprojections sont infrieures ce quelles taient deux ans auparavant, dans une proportionqui va de 5 10 % selon les variantes. Ce glissement du pronostic nest dailleurs pasentirement une bonne nouvelle, puisquil rsulte en partie de laugmentation de la mortaliten Afrique noire et dans le sous-continent indien o lpidmie de Sida tient une placeimportante. Mais, dans une proportion des deux tiers, la rvision la baisse correspond unralentissement plus rapide que prvu du taux de fertilit.

    Tous ces lments conduisent considrer que la variante moyenne est la plus plausible etquelle reprsente plutt un plafond. En effet, la variante haute demeure quasiment

    exponentielle et revient raisonner sans vraiment intgrer les inflexions dores et djobservables. Quant la variante basse, elle postule un freinage trs rapide, voire brutal de lacroissance de la population : cest une variante que lon pourrait qualifier de "malthusienne"dans la mesure o elle intgre implicitement de lments de rgulation primitive ou barbare(famines, pidmies, guerres).

    Graphique 1

    Cest pourquoi nous avons fait figurer titre d'illustration une variante "objectif" qui prolongela variante moyenne et reprsente une volution que lon peut raisonnablement atteindresans sen remettre aux solutions extrmes, et sans non plus appliquer de politiques trop

    coercitives. La cible est alors la stabilisation de la population mondiale un peu aprs le milieudu sicle qui souvre. Nous ne serons pas tous l pour vrifier ce qui nest dailleurs pas uneprdicition. Imaginons que ce scnario se confirme aprs coup : outre ce succs - vrai direpeu probable quand on examine rtrospectivement les prvisions faites il y a moins desoixante ans - il voudrait dire que la population mondiale aurait effectiviement suivi cettefameuse courbe logistique pour se stabiliser aux environs de 9 milliards dhabitants.

    Nous aurions donc parcouru successivement : une phase de dcollage jusquau milieu duXXme sicle, qui nous a fait passer de 1,5 3 milliards ; ensuite une acclrationmaintenue qui conduit un nouveau doublement (de 3 6 milliards) entre 1960 et 2000. Cerythme aurait progressivement dclr, puisquil aura donc fallu plus dun demi-sicle pourfaire augmenter de 50 % une population, de 6 9 milliards. Cest donc notre hypothse

    normative de rfrence, par rapport laquelle il sagit dapprcier la fois la faisabilit despolitiques et la soutenabilit de cette charge totale.

    Les difficults de la mesure

    Comment russit-on dnombrer la population mondiale ? Dans un pays comme la France,avec une forte tradition tatique, on dispose de recensements dmographiques exhaustifstous les sept ou huit ans et d'estimations intermdiaires fondes notamment sur lesstatistiques d'tat-civil. Mais dans des pays l'appareil statistique moins dvelopp, onprocde des valuations trs grossires qui peuvent s'carter largement de la ralit.L'exemple du Nigria en est une spectaculaire illustration, puisque le recensement de 1991 apermis de dnombrer 88 millions d'habitants au lieu des 123 millions estims. On ne peutexclure que beaucoup des pays dits moins avancs ne se trouvent dans le mme cas.

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    On peut citer aussi l'exemple du Mexique o les statistiques de la population sont peu prsaussi fiables que les rsultats lectoraux, pour une raison d'ailleurs facile comprendre : lesressources des tats (le Mexique a une structure fdrale) et des communes dpendent enpartie de leur population. Il existe donc une tendance naturelle surestimer la population. Ducoup, le recensement de 1990, qui a mieux matris ces drives politico-administratives, aconduit rviser de manire drastique les valuations de population, et le raccordementavec le recensement prcdent de 1980 est dsormais impossible. Une telle comparaisonfaisait par exemple apparatre un recul peu plausible de la population vivant dans la ville deMxico (District Fdral) ou dans des communes de l'agglomration comme Nezahualcyotl.Ce splendide pataqus est videment occult par l'administration. Pour elle, la population duMexique s'levait 81 249 645 habitants le 12 mars 1990, point final. Il est pourtant amusantde comparer ce chiffre avec les estimations pour la mme anne, selon les dates laquelleelles ont t ralises : en 1978, on prvoyait une population de 100 millions d'habitantspour 1990, puis 86 millions en 1985, et mme 84,5 en 1992 alors que les rsultats dfinitifsdu recensement n'taient pas encore connus. Ces remarques sur le Mexique sont d'autantplus intressantes que ce pays tait cit il y a une vingtaine d'annes comme l'exception

    classique la thorie de la transition dmographique.La prvision est un art difficile, surtout lorsqu'elle porte sur l'avenir. Cette boutaded'conomiste s'applique aussi la dmographie ds lors qu'elle cherche prvoir lapopulation sur un horizon trs recul. C'est malgr tout un exercice lgitime parce qu'il vise baliser les avenirs possibles, et parce que les phnomnes dmographiques sontrelativement inertes. Les comportements de fcondit et les dures de vie moyenne, nes'inflchissent qu'assez lentement si l'on excepte des vnements exceptionnels comme lespidmies, les guerres, les famines, ou les catastrophes naturelles.

    En pratique, les dmographes partent de la structure par ge de la population. Puis ilsappliquent chacune de ces tranches d'ge une certaine probabilit d'avoir des enfants et

    une certaine probabilit de mourir. A l'horizon d'une anne, ces probabilits ont peu dechance de s'carter des frquences observes : on aura en 2000 peu prs le mme tauxde dcs et de naissances par ge qu'en 1999. Il est donc facile de prvoir avec prcision lapopulation des prochains mois, et cest de cette manire qu'a t choisi le 12 octobre 1999comme le jour virtuel des 6 millards d'tre humains. Il s'agit bien sr d'une approximationdans la mesure o la population n'est pas instantanment recense (et l'est d'ailleurs trsmal dans certains pays).

    La fiabilit des projections plus long terme dpend d'ventuelles hypothses sur desinflexions venir. En matire de population mondiale, une grande majorit de pays sont djavancs sur la voie d'une baisse de la fconditi. En revanche, le risque d'erreur estbeaucoup plus grand lorsqu'il s'agit d'anticiper sur un coude dans l'volution, qui n'a pas

    encore t aussi nettement observ dans des zones telles que l'Afrique Noire o n'a encoret dcele aucune amorce trs nette de baisse de la fcondit. Elle l'est galement moinspour les pays industriels, o elle suppose un renversement de la tendance actuelle,permettant le retour aux 2,1 enfants par femme ncessaires au strict renouvellement desgnrations.

    Pour mieux apprcier cette marge d'incertitude, il est clairant de comparer les prvisionsfaites hier pour aujourd'hui. Nous avons remont 15 ans en arrire pour mener cet exerciceavec le rapport de la Banque Mondiale de 1984. Son estimation de la population mondialepour lan 2000 tait de 6230 millions. Lerreur de prvision est donc un peu infrieure 3 %,ce que lon peut considrer comme raisonnable. Elle nest pourtant pas compltementngligeable : sur les 15 dernires annes, le taux de croissance de la population mondiale at de 1,5 % alors que les prvisions tablaient sur 1,7 %. Les dcimales comptent, et ladiffrence quivaut la population du Brsil.

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    Mais ce qui est encore plus intressant, cest la rpartition des erreurs. Les prvisions delONU font preuve rtrospectivement d'une surestimation particulirement nette dans le casde pays qui du Sud, qui ne se situent pas parmi les plus pauvres. L'exemple du Nigria peut nouveau tre cit. Voil un pays ptrolier un peu mieux loti en moyenne que ses voisins, etsa population a t dmesurment surestime : la prvision tait de 159 millions dhabitantsalors que la population nigrienne est aujourdhui de 109 millions. Des erreurs de plus de 10% ont t commises pour des pays tels que le Bangladesh, lIran ou lAlgrie. Mais il y a euaussi des erreurs dans lautre sens : lONU a exagr le ralentissement dmographiquedautres pays, qui sont plutt des pays dvelopps, comme les Etats-Unis - 10 millionsdhabitants en plus - ou encore lAllemagne, qui compte 5 millions dhabitants en plus parrapport au total des deux Allemagne quinze ans plus tt.

    La transition dmographique

    Le concept de transition dmographique a t invent par Adolphe Landry dans son ouvrage

    La Rvolution Dmographique paru en 1934. Le schma thorique est dornavant bientabli et peut tre reprsent de manire schmatique par la succession de quatre phases.La premire est celle de la socit primitive o les taux de natalit et de mortalit se situent des niveaux levs et voisins, de telle sorte que la population stagne, ou crot de maniretrs lente. La seconde phase s'ouvre lorsque les progrs de tous ordres conduisent unralentissement de la mortalit : dans la mesure o la natalit ne ralentit pas, c'est pardfinition la phase de la croissance dmographique acclr, puisque taux de mortalitconstant et taux de mortalit en baisse conduisent une lvation progressive du tauxd'accroissement. Au bout d'un certain dlai, les progrs conomiques et sociaux setraduisent par un recul de la fcondit et de la natalit qui vont conduire un recul progressifdu taux d'accroissement : vers le milieu de la troisime phase, le taux d'accroissementcommence dcrotre par rapport son maximum. Dans une dernire phase enfin, les taux

    de natalit et de mortalit se rejoignent de nouveau, mais cette fois de trs bas niveaux, detelle sorte que s'ouvre une nouvelle priode de stagnation ou de croissance modre de lapopulation.

    L'intrt d'une telle reprsentation est qu'elle dcrit une volution que chaque pays suit tour tour. Le phnomne s'est d'abord produit en Europe : jusque l, le taux de croissance de lapopulation oscillait autour de 0,25% par an. Il s'acclre progressivement pour atteindre destaux de 1 %, voire 1,5 %, sans prcdent dans toute l'histoire de l'humanit. L'Europe apresque doubl sa part dans la population mondiale et cet extraordinaire dynamismedmographique lui a aussi permis de dominer le monde. Puis, avec des calendriers certesdiffrents, et de fortes fluctuations lies aux deux guerres mondiales, l'ensemble des pays duNord va retourner progressivement vers une croissance de l'ordre de 0,5 %. A titre

    dillustration, le taux d'accroissement est aujourd'hui en France de 0,4 %, contre 0,9 % audbut des annes soixante.

    Cest au dbut du vingtime sicle, surtout au lendemain de la seconde guerre mondiale,que la transition stend peu peu au reste du monde. Le dcollage dmographique despays du Tiers s'tale selon les pays sur plusieurs dcennies cheval sur les 19me et20me sicles. L'acclration est rcente mais trs rapide : le taux de croissancedmographique des pays du Sud tait encore infrieur 1 % durant la premire moiti du20me Sicle, mais dpasse les 2 % dans les annes cinquante.

    Ce schma de la transition conduit cependant poser plusieurs questions : le passage d'unephase l'autre est-il automatique ? Combien de temps prend-il ? A quel niveau va sestabiliser la population mondiale ? Mme si l'on admet que la transition doit conduire

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    inluctablement une population faiblement croissante, le temps que cela prendradterminera le niveau auquel la population va se stabiliser.

    La population, un ensemble deux dimensions

    Pour bien comprendre comment se posent ces questions, il faut abandonner lareprsentation implicite sur laquelle sont construits bien des raisonnements qui est celle dela baignoire. Il y aurait d'un ct le robinet des naissances et de l'autre la bonde des dcs.Si les dbits sont gaux, le niveau de l'eau reste constant dans la baignore. Si le robinet nerussit pas compenser l'coulement, la baignoire finit par se vider ; si au contraire lerobinet est ouvert fond, la baignoire se remplit jusqu'au moment o elle rencontre sa limite et se met dborder et provioque diverses catastrophes.

    Cette reprsentation est videmment imparfaite puisque l'on ne peut pas bouchercompltement la baignore, autrement dit supprimer les dcs. Mais la vraie diffrence estailleurs : la population mondiale ne tire pas sa source de l'extrieur et pour reprsenter sa

    capacit d'auto-reproduction, il faudrait imaginer une baignoire qui produise elle-mme soneau. Bref, cette reprsentation ne convient en rien et devrait tre abandonne, ce quireprsenterait un grand progrs.

    La dmographie est une science difficile car la population est compose de gnrationssuccessives. Cette banalit est oublie chaque fois que lon raisonne sur le taux de natalitconsidr comme une grandeur unidimensionnelle, strictement quivalente au nombredenfants par femmes. Cest parfaitement inexact : le taux daccroissement de la populationest une variable qui comporte au moins deux dimensions. Le nombre de naissances est,pour aller vite, le produit de deux paramtres : le nombre denfants par femmes (la fcondit)et ... le nombre de femmes. Or, ces deux variables nont aucune raison dvoluerparalllement et les moyens daction sur chacun deux sont horizon trs diffrent. Le

    maintien dune croissance rapide de la population mondiale provient en grande partie du faitque la baisse du taux de fcondit individuelle est plus que compense par la part trsgrande, et qui le restera encore longtemps, des femmes en ge de procrer. Si on considrela proportion de la population de 15 40 ans, on constate quelle augmente dans les pays duSud, et continuera le faire pendant au moins 20 ans. Les mres de demain dont dj neset elles sont trs nombreuses : mme si elles font moins denfants et plus tard, leur nombreva augmenter dans de telles proportions que cest ce mouvement qui va encore dominerquant la natalit, et quil faudrait restreindre le droit la procration dans des proportionsinsupportables pour quil en soit autrement.

    Ainsi, deux populations qui ont les mmes taux de fcondit et de mortalit par ge peuventavoir des taux de croissance trs diffrents. Il suffit d'imaginer deux cas-limites d'une

    premire population compose principalement de jeunes, et l'autre presque exclusivementde vieillards. Ce constat est particulirement important pour le dbat qui nous intresse ici :mme si les pays du Sud alignaient leurs taux de fcondit sur ceux du Nord, leur populationcontinuerait augmenter plus rapidement, le temps que la structure par ge s'aligne surcelle des pays du Nord. Cest lun des paradoxes de la baisse de la fcondit.

    Deux ou trois choses que lon sait de la fcondit

    Cette baisse du taux de fcondit, autrement dit du nombre moyen denfants par femme, estune ralit. Pour lapprhender, les dmographes calculent un taux conjoncturel quidfinit le nombre moyen denfants quune femme thorique mettrait au monde si elle suivaittout au long de sa vie le comportement observ un moment donn. Cette dfinition marquela complexit de lanalyse dmographique qui doit raisonner sur des volutions

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    longitudinales consistant suivre une gnration, en utilisant des instruments transversauxqui enregistrent linformation disponible un moement donn. Quoi quil en soit lindicateurainsi mesur a sensiblement baiss : il tait de 5 la fin des annes 60 et nest plus que de2,7 enfants en moyenne. Il sagit videmment dune moyenne quil faut examiner plus endtail.

    Graphique 2

    Le graphique 2 montre que ce mouvement est gnral : chacun des points du graphiquereprsente un pays et le fait quils se trouvent en dessous dea bissectrice signifie que lafcondit de la grande majorit des pays est infrieure en 1997 ce qu'elle tait en 1975.Mais si l'on observe la manire dont se situent les pays, on constate un double principe derpartition. Le premier est vertueux en ce sens que ce sont les qui partent d'une fconditleve (4 6) enfants qui voient cette fcondit reculer le plus nettement et passer endessous du seuil des 3 enfants. Le second est plus inquitant dans la mesure o l'onconstate que dans les pays fertilit trs leve (6 8 enfants), la fcondit rsiste labaisse. Il y a l une indication essentielle et qu'on retrouvera toiut au long de ce travail : la

    plupart des "problmes" (de population, de ressources, etc.) sont concentrs dans unecatgorie particulire de pays trs dfavoriss, dont la plupart se situent sur le continnetafricain.

    Il est possible en effet d'identifier les pays qui rsistent le plus la baisse de la fcondit. Ona retenu ici les pays selon les critres suivants : faible baisse du taux de fcondit entre1975 et 1997, maintien de ce taux de fcondit un taux lev, et population suprieure 5millions dhabitants. Lensemble ainsi constitu comprend 12 pays dont la population s'lve 222 millions dhabitants. le On peut alors dresser la liste des pays qui restent en dehors dece mouvement. Pour les identifier on a tri les pays selon les critres suivants : faible baissedu taux de fcondit entre 1975 et 1997, maintien de ce taux de fcondit un taux lev, etpopulation suprieure 5 millions dahbitants. Lensemble ainsi constitu regroupe 12 pays

    pour une population de 222 millions dhabitants.

    Le taux de fcondit de 6,5 enfants par femme, presque identique aux 6,7 de 1975. La listede ces pays, classs selon la taille de leur popualtion sont les suivants : Ethiopie,Rpublique du Congo, Ouganda, Mozambique, Ymen, Angola, Cambodge, Mali, Malawi,Tchad, Burundi et Laos.

    Graphique 3

    Deuxime lment : la fcondit baisse quand le niveau de vie augmente. Cest ce quemontre le graphique 3 qui livre une leon assez optimiste : il montre quil suffit de dcoller un

    peu des niveaux de vie les plus misrables pour observer une rduction massive des taux defcondit. Au-del de 5000 dollars de PIB par tte, la fcondit ne dpasse presque jamaispasse de trois enfants par femmes, lexception de petits pays ptroliers du Moyen-Orient.

    Mais cette liaison nest pas mcanique, et lon peut citer des pays ou des Etats (comme celuide Kerala en Inde) qui obtiennent des reculs de la fcondit marqus de manirerelativement indpendante de la progression du niveau de vie. Laccs la contraception estlun des principaux facteurs qui expliquent ces rsultats. Si on considre le groupe des payso la diffusion de la contraception est faible (moins de 20 % y ont accs) on trouve un tauxde fertilit compris entre 5 et 7 enfants par femme. Dans dautres pays o au contraire lesmoyens contraceptifs sont plus rpandus (de 60 80 % de femmes) alors le taux de fertilitpasse en dessous de trois enfants par femme. Cest le cas par exemple de lIle Maurice, dela Thalande, de la Colombie ou du Sri Lanka.

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    Graphique 4

    La dernire leon est que la baisse de la fcondit nentrane pas un freinage immdiat de lacroissance dmographique. Cest ce quillustre la courbe du graphique 4 quil faut lire dedroite gauche pour oberver ce qui se passe quand la fcondit baisse. On voit que sur unepremire partie de la courbe, preque horizpontale, la croissance de la population ne rpond pas la baise de la fcondit. Il faut que celle-ci arrive dans la plage des 3 4enfants par femme pour que le freinage samorce de manire beaucoup plus nette.

    On ne saurait assez insister sur ce dcalage (graphique 5). La baisse de la fcondit estamorce depuis un demi-sicle, puisquelle est est passe de 5 enfants par femme en 1950 2,6 aujourdhui (de 6 3 pour les pays du Sud). Le gros du travail, si lon peut dire, a djt fait avec cette division par deux de la fcondit moyenne. Mais linertie dmographiqueveut que la population a plus que doubl sur ce mme demi-sicle, en dpit duralentissement de la fcondit. De 50 millions dhabitants supplmentaires chaque anne en

    1950 on est pass environ 80 aujourdhui : non seulemnt la population a augment, maiselle la fait de manire acclre.

    Cest seulement maintenant que cet accroissement annuel va progressivement dclrer jusquen 2020-25, rpercutant ainsi le recul de la fcondit. En 2025, le taux de fconditserait de 2,2 enfants par femme, trs proche du taux de remplacement et, partir de cettedate, le taux de fcondit ne va baisser quimperceptiblement. Et pourtant cest au cours dece quart de sicle que laccroissement dmographique va reculer trs nettement etprobablement sannuler au milieu du sicle.

    Lenseignement gnral de ce schma est le suivant : tout est dj peu prs jou et ledbat sur le contrle de la population est dans une large mesure derrire nous, au moins

    globalement. En fait, le vritable ralentissemnt de la population est une question en grandepartie rgionale et concerne principalement lAfrique, comme le montre une observationrapide de lvolution des taux de fcondit, non plus en prospective, mais sur le dernier quartde sicle.

    Graphique 5

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    CHAPITRE 2SURPOPULATION ET REGULATIONS BARBARES

    La corrlation entre fcondit et dveloppement apparat indniable, et toute la

    question est de savoir dans quel sens elle fonctionne : faut-il dvelopper pour obtenirune baisse de la fcondit, ou bien le freinage de la croissance dmographique est-ilun pralable tout progrs conomique et social ?

    Les thses malthusiennes

    Une premire manire de rpondre consiste dire que la croissance dmographiqueexcessive constitue un obstacle au dveloppement. Le point de dpart estvidemment la fameuse loi que Malthus tablit dans son Essai sur le principe depopulation. Tout repose sur le diffrentiel de croissance entre population et moyens

    de subsistance. D'un ct, dit Malthus, nous pouvons tenir pour certain que,lorsque la population n'est arrte par aucun obstacle, elle va doublant tous les vingt-cinq ans, et crot de priode en priode selon une progression gomtrique alorsque les moyens de subsistance, dans les circonstances les plus favorables l'industrie, ne peuvent jamais augmenter plus rapidement que selon une progressionarithmtique .

    Il devrait tre vident que cet nonc manque de cohrence interne et souligneimmdiatement le paradoxe intrinsque de la notion de limite. Admettons en effetque la contrainte fonctionne plein : dans ce cas, la limite ne peut tre dpasse etla croissance de la population doit saligner sur la progression arithmtique desressources, de telle sorte que la croissance exponentielle na pas lieu. Mais si, aucontraire, la limite des disponibilits de nourriture peut tre dpasse, la loi disparaten tant que telle, moins de postuler une limite du second ordre au dplacement dela contrainte. Bref, la loi de Malthus devrait snoncer ainsi : au bout dun certaintemps, la croissance de la population saligne sur celle des ressources agricoles.

    Sur la plan empirique, il est facile de montrer que ce pronostic se trouve globalementcontredit par les faits ; il suffit, pour s'en convaincre, de constater que la rationalimentaire du Tiers Monde n'a jamais cess de progresser au moins en moyenne.La thse de Malthus devrait donc tre range au magasin des accessoires. Quest-

    ce qui explique alors sa prgnance, et mme son influence renforce aujourdhui ?Cest que, derrire le discours sur la population, il faut chercher un discours declasse o ce que Malthus redoute le plus cest laugmentation du nombre de ceuxquils appellent les pauvres. Malthus crit par exemple : La populace, qui estgnralement forme par la partie excdentaire d'une population aiguillonne par lasouffrance mais qui ignore totalement la vraie cause de ses maux, est - parmi tousles monstres - le plus redoutable ennemi de la libert. Elle fournit un instrument latyrannie et, au besoin, la fait natre . Cette hantise n'est pas sans chos aujourd'hui.

    Tout un courant no-malthusien sest dvelopp depuis longtemps aux Etats-Unisautour de thses que lon peut lgitimement qualifier de rcationaires. Lun des

    mitres penser de ce courant est Paul Ehrlich auteur dun livre fameux, ThePopulation Bomb qui prsidait les pires catastrophes, famines et puisement des

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    ressources. Lun des ses contradicteurs, un conomiste (orthodoxe) lavai dailleursinvit faire un pari su le cours de cinq matires premires quil autorisait Ehrlich achoisir lui-mme. En 1990, Ehrlich dt reconnatre quil avait perdu son pari et payer500 dollars : le prix des matriaux choisis avait baiss et non auglent, en raisondune croissance continue des quantits offerte. Cela ne dcouragea daillerus pas

    Ehrlich qui continue prvoir dimminentes catastophes.

    Ce courant est minemment ractionnaire comme lillustre notament la production deKenneth Harding intitul The Tragedy of the Commons. Dans une veine trsmalthusienne, il vise dmontrer que seul un systme de proporit prive peutempcher la dgradation de lenvironnement en imposant les contraintesncessaires en matire de fertilit individuelle. Cet article contient tous les traitsdistinctifs de ce quEric Ross appelle la pense malthusienne de guerre froide :anti-socialiste, anti-dmocratique et eugnique. Cest en effet la propirit communede la terre qui conduit des dsastres face une population qui augmente trop vite,et la la proprit prive doit donc tre prserve de tout projet de rforme agraire.

    Cette position va de pair avec une remise en cause du droit procrer. Si chaquefamille, explique Harding dans son article, ne pouvait compter que sur ses proporesressources ; si les enfants des parents imprvoyants mouraient de faim ; si,autrement dit, le fait de procrer de manire exagr portait sa propre sanction alorsil ny aurait plus aucune ncessit dun contrle public sur la procration . Auconraire, si lon combine le concept de droit la procration avec la croyance quele fait dtre n donne un droit gal la jouissance du bien commun, on enferme lemonde dans une voie tragique crit galement Harding dans un ouvrage paru en1985

    Ce principe extravagant repose sur des bases eugniques clairement : Hardindplore que les individus au QI lev aient tendance avoir moins denfants etslve contre les philanthropes qui, en cherchant faire reculer une maladie,menacent lhumanit dun point de vue gntique. Limmigration nest videmmentpas une solution, car elle ne fait que prolonger le rgne de la pauvret dans les payspauvres.

    Les malthusiens daujourdhui reprennent les arguments de Malthus contre les loissur les pauvres pour dnoncer laide au Tiers Monde et encore plus les transferts detechnologie vers le Sud. En effet, tout ce qui amliore les perspectives - que ce soit

    les progrs tecjnologiques, lexpansion du commerce, laide extrieure ou par ladisparition des concurrents - aurait pour effet daugmenter la taille des familles. Cettethse, qui va lencontre de la ralit observe, est diffuse par Virginia Abernethy,dans un article intitul Optimisme et durpopulation : Les programmes dedveloppement impliquant dimportants transferts de technologie et de fonds vers leTiers Monde ont eu des effets particulirement pernicieux sur la taille des familles.Ce type daide nest pas approprie parce quelle envoie un message disant que larichesse est susceptible daugmenter sans effort et sans limite . La raison pourlaquelle lAfrique conserve des taux de fertilit trs levs est simple comprendre :cest parce que ce continent a reu trois fois plus daide par tte que nimporte quelautre. Par exemple, au Sahel, les puits installs grce laide internationale ont

    permis daugmenter la taille des trupeaux, et ont favoris les mariages prcocesparce que la dot, mesure en nombre danimaux, devenait plus facile runir. De la

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    mme manire, lintroduction de la pomme de terre en Irlande avait encourag lanatalit.

    Dans certains cas, la crainte de la surpopulation au Sud se double dune crainte dudclin dmographique (chez nous). Sous le titre de SOS jeunesse , cinq

    dmographes ont ainsi lanc en janvier 1996 un cri dalarme o lon apprenait que : la France a perdu un million cinq cent mille jeunes depuis 1975, soit presqueautant que la saigne de la guerre de 1914 ! Ces enfants ne sont pas ns, ils ne sontdonc pas morts et il ny aura jamais de monuments lentre de nos villes (...) Lesdirigeants oublient que la forte croissance des trente glorieuses a t porte par ladynamique du baby-boom. Ils refusent de voir que la moindre croissance des paysdvelopps, depuis vingt ans, est lie au baby-krach (...) Il ny aura pas de repriseconomique durable sans sursaut dmographique (...) Les dirigeants oublient aussique lintgration des flux migratoires venir sera dautant plus difficile quil y aura demoins en moins denfants autochtones dans les coles .

    Ce texte, mme condens, montre bien comment le discours nataliste et la mfiance lgard de limmigration vont de pair et sadossent une pseudo-thorie reliantdmographie et croissance conomique. Il est d'ailleurs curieux de voir quel pointces laborations sont fragiles. Dautres, ou les mmes, expliquent avec autant deconviction que le chmage est li en France une arrive trop nombreuse de jeunessur le march du travail, contrairement, par exemple lAllemagne o la populationserait depuis plus longtemps vieillissante. Dans un cas, la croissance dmographiqueest donc source de croissance, dans lautre de chmage ! On mlange par ailleursnatalit et croissance de la population active, alors quune vingtaine dannes spareces deux sries de dterminations. Cela ne sert qu' rappeler que tout discoursfond sur un lien direct entre dmographie et conomie est suspect de simplisme. Ilsuffit de comparer les pays pour constater quil nexiste aucune liaison simple entredmographie et conomie, mais au contraire une dialectique complexe faitedinfluences rciproques, de dcalages temporels complexes et de diffrenciationsselon le niveau de dveloppement.

    Les enjeux politiques ne sont jamais bien loin et les illusions les plus dangereusessont celles qui portent la promesse de temps meilleurs : les illusions qui ont nomdmocratie, redistribution, et dveloppment conomique, augmentent lespoir et enmme temps les taux de fertilit et enclenchent une spirale la baisse delenvironnement et de lconomie assne encore Abernethy. Elle agite lpouvantail

    chinois, o le communisme triomphant dfendait lide quune grande nation avaitbesoin dune population abondante, tandis que la rforme agraire aurait provoqu unboom dmographique Cuba. Cette thse morbide est videmment absolumentfausse puisque la fertilit a recul nettement, que ce soit en Chine ou Cuba. Elleconduit sinteroger sur les politiques prconises par les no-malthusiens..

    La solution coercitive

    Trs logiquement, la proposition est dinstaurer des politiques de populationcoercitives. Cela peut aller trs loin, comme le programme que suggrait il y a dj

    un quart de sicle le dmographe Kingsley Davis : contrle absolu de limmigration,

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    limitation deux enfants par couple, avec drogation ventuelle pour le troisime.Avortement au-del de la limite, puis strilisation en cas de rcidive.

    Garrett Hardin invoque quant lui une thique du canot de sauvetage fonde surcette sinistre analyse : Un canot de sauvetage ne peut contenir quun nombre

    donn de personnes. Il y a plus de deux milliards de misreux dans le monde - dixfois plus quaux Etats-Unis. Il est littralement hors de porte de les sauver tous .On pense au naufrage du Titanic, o la majorit des survivants taient despassagers de premire classe et le rapprochement est lgitime car ces prises deposition vont videmment de pair avec la dfense de la minorit amricaine, face auxsous-dvelopps qui se reproduisent beaucoup plus vite. Bref, comme lcrit Hardindans Scienceen 1971 : les minorits chanceuses doivent agir comme dpositairesdune civilisation menace par de bonnes intentions mal informes . Tout cela vatrs loin, et Eric Ross cite une prise de position de Hardin qui critique en 1969limmoralit des gens au coeur tendre, et qui fait froid dans le dos : Comment aiderun pays sortit de la surpopulation ? En tout cas, la pire des choses serait denvoyer

    de laide alimentaire... Il vaudrait mieux lui envoyer des bombes atomiques.

    Heureusement, ces fous furieux restent relativement isols mais ils servent situer lepoint de convergence des thses malthusiennes radicalises. En un sens, ils ontraison : sil sagit de freiner brutalement, cest bien des solutions extrmes de cegenre quil faut se remettre. Cest lune de nos thses centrales : on ne peut fairebaisser la population plus vite que le ralentissement observ sans faire appel desmthodes barbares. La Chine fournit une illustration grandeur nature de cetteaffirmation.

    Lexemple de la Chine

    La politique de l'enfant unique, institue en Chine en 1979 est sans doute l'une desplus drastiques en matire de natalit :chaque couple na droit qu un enfant,l'autorisation d'une deuxime ou d'une troisime naissance tant soumise desconditions spcifiques

    Lexamen de la population depuis la rvolution de 1949 suggre cependant unepriodisation diffrente. La croissance de la population commence par s'acclrerertrs fortement s'accrot trs nettement, passant de 1,5 % pendant les annessoixante jusqu' frler les 3 % en 1966, au moment de la Rvolution Culturelle. En

    20 ans (1950-1970), la population augmente ainsi de moiti, passant de 560 620millions de personnes. Mais l'inflexion a lieu au tournant des annes soixante-dix etl'on assiste un ralentissement trs marqu, qui ramne la croissance de lapopulation a 1,3 % par an autour de 1978-1979. La priode cruciale est donc cellequi va de 1971 1979 : en moins de dix ans la fcondit chute de 5,5 enfants parfemme 2,5. Cest le rsultat dune politique volontariste qui institue des quotas denaissance : ces derniers sont fixs lchelon central et rpartis par les autorits auniveau des chelons de base. En mme temps, le mariage nest autoris quaprs 23ans la campagne (et 25 ans en ville) et le nombre denfants par couple est limit 2 en ville et 3 la campagne. Un intervalle doit sparer deux grosesses etlavortement est impos dans le cas de grossesses hors plan.

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    Cela ressemble assez aux prconisations des no-malthusiens et les rsultats sonrrelativement probants. Il suffit de comparer avec lInde qui, partant dun niveaucomparble, est encore au dessus de 4,5 enfants par femme en 1979, contre 2,5 enChine. La politique de lenfant unique na t instaure quaprs ce dcrochagespectaculaire. Cest une politique dune rigueur insupportable qui suscite des

    mouvements compensatoires dont leffet paradoxal est de bloquer le taux defcondit pendant une dizaine dannes. On peut dire que cette politique a choupuisque la moiti des naissances dclares au long des annes quatre-vingt sontdes naissances de second rang ou plus. Le dsir d'avoir plus d'un enfant est restdominant et cet chec marque les limites des politiques gouvernementales tropautoritaires.

    Cette politique a favoris un dsquilibre entre les sexes la naissance. On a puvaluer 500 000 le nombre de petites filles manquantes par rapport unerpartition statistiquement raisonnable des naissances par sexe : alors quil devraitnatre 105 garons pour 100 filles, cette proportion atteint 122 pour le second enfant

    et 131 pour le troisime. De plus, la mortalit infantile est significativement plusleve chez les filles. Bref, la politique barbare a suscit des formes barbares dersistance qui concourrent cette terrible discrimination : infanticide, abandons,avortement slectif aprs chographie, mauvais soins, etc. Heureusement, ladoptiona permis de rduire de moiti ce terrible "dficit" : le nombre d'enfants adopts apratiquement doubl au cours des annes quatre-vingt, et le nombre de garonsadopts est trois fois infrieur celui des filles.

    Lobjectif imparti cette politique tait une stabilisation de la population 1200millions autour de lan 2000. Il ne sera pas atteint, puisque la population de la Chineest de 1300 milliards et quelle continue crotre denviron 1,3 % par an. Lastabilisation ne devrait donc tre atteinte que dans une quarantaine dannes, avec1,66 miliards dhabitants. Mais il y a quelque chose de gnant dans certainesdnonciations de lchec du programme de limitation des naissances. On voit mal eneffet comment on pourrait aller plus loin sur cette voie sans donner rtrospectivementraison Mao qui parlait de gnocide propre propos de l'avortement. Latrajectoire suivie par la Chine correspond une contribution positive de la Chine lastabilisation de la population mondiale. Mais, videmment, la Chine est le pays leplus peupl du monde de telle sorte qu'elle concentre tous les fantasmes desurpopulation et que l'on a invent son endroit l'aimable expression de priljaune .

    Lune des leons de ce relatif chec est que le dsir de procration ne peut treprogramm volont. Il rvle les phnomnes complexes de rtroaction desfacteurs conomiques sur la procration, et notamment le lien entre la taille de lafamille et la prosprit.

    Le Sida

    Parmi les rgulations barbares figure videmment le Sida qui rappelle les rgulations lancienne qui passaient par les pidmies. Les plus rcentes estimations delOrganisation Mondiale de la Sant (OMS) valuent 33,6 millions le nombre de

    personnes contamines, et leur nombre augmente rapidement (5,8 millions

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    seulement en 1998). 16 millions de personnes seraient mortes du Sida depuis sonapparition il y a une vingtaine dannes, dont 2,6 millions en 1999.

    Le flau du SIDA frappe donc essentiellement au Sud., puisque 85 % des personnestouches sont concentres dans 34 pays, dont 29 se trouvent en Afrique. Dans neuf

    pays, on dnombre plus de 10 % dadultes concerns : Botswana, Kenya, Malawi,Mozambique, Namibie, Ruanda, Afrique du Sud, Zambie et Zimbabwe. Dans cespays, lesprance de vie moyenne nest plus que de 48 ans, en recul de 10 ans surce quelle aurait t sans lpidmie. Malgr tout, la fertilit est telle que la populationdes 34 pays les plus durement touchs devrait continuer crotre mais de manireralentie. En 2050, elle pourrait atteindre environ 1,2 milliards soit 10 % de moins quece quelle aurait pu tre.

    Cette arithmtique sinistre fait rflchir : mme une rgulation aussi barbare que leSida nempche pas la population de crotre. Ce constat a au moins un intrt, cestde montrer limpossibilit daller lencontre de la croissance de la population sans

    avoir recours des pratiques inhumaines.

    Dans quel sens fonctionne la relation ?

    Lune des principales raisons pour lesquelles les politiques coercitives ou barbaresne peuvent faire reculer le taux de croissance dmographique est que la fconditnest pas insensible lenvironnement social, de sorte quune compensationintervient : laugmentation de la mortalit - et en particulier de la mortalit infantile -conduit un comportement de maintien, voire daugmentation de la fcondit. Ceteffet de feedbackrduit leffet de la mortalit sur la taille de la population.

    Dans les socits les moinds dveloppes, lenfant est un investissement. Denombreuses tudes de terrain, et mme quelques modles mathmatiques,conduisent l'ide qu'une fcondit leve est une rponse parfaitement rationnelle,au moins au niveau micro- conomique, une situation d'appauvrissement. Todaro(1989) en a donn une formulation dsormais classique, bel exemple de l'implacable rationalit de l'homo economicus: la demande de progniture serait, commela demande de tout autre bien dtermin par son prix net dfini comme lesolde entre le cot d'levage et les bnfices attendus sous forme de contributionaux revenus du foyer puis de soutien pour la vieillesse. La baisse de la nuptialit quiaccompagne la progression du niveau de vie s'expliquerait ainsi par la perte relative

    d'utilit d'un enfant.Cette prsentation peut paratre cynique mais elle s'accorde assez bien avec lesdonnes de terrain, qui montrent comment les stratgies individuelles sontinfluences par les perspectives de gain conomique. L'"utilit" des enfants rsultecertes des liens affectifs et familiaux, mais aussi du travail qu'ils peuvent fournir dansdes formes extensives de culture et d'levage et mme dans des travaux encore pluspnibles dans de petites industries.. Cette contribution des enfants est d'autant plusimportante qu'il existe peu de perspectives d'ascension sociale par l'cole ou pardpart vers la ville. Le nombre lev d'enfants apparat aussi comme une doubleprcaution, la fois contre la mortalit infantile et plus long terme, comme une

    forme dassurance contre le risque-vieillesse.

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    La reproduction de la pauvret contribue maintenir la fertilit leve, et laprogression dmographique exerce une pression sur les modalits de la croissance.Conformment au modle de Lewis, cette offre peu prs illimite de main-d'oeuvre mal paye vient son tour peser dans le sens d'une faible innovationtechnologique, dcouraget l'accumulation du capital et touffe le dynamisme du

    march intrieur. Cest dans un tel cercle vicieux de la pauvret que sont enfermsles pays les plus pauvres de la plante.

    Ce mcanisme, parfois baptis trappe malthusienne , conduit considrer quil yaurait dans le processus de transition dmographique une phase longue pendantlaquelle la population continuerait s'accrotre au mme taux, tandis que le revenupar tte verrait sa progression dcliner. Cette discontinuit tendrait maintenir et ramener les pays en dveloppement un niveau de revenu par tte relativement baset il faudrait, pour accder un niveau suprieur, faire intervenir des chocs telsqu'un contrle des naissances permettant de sortir de la trappe .

    Il existe cependant une position exactement inverse, dfendue notamment par EsterBoserup, dont l'argument essentiel est qu'une population croissante fait baisser lecot par tte moyen des quipements d'infrastructure, et notamment de transport,conduit modifier le mode d'exploitation des sols et en fin de compte stimulel'innovation technologique. De ce point de vue l'Afrique serait un bon exemple desmfaits d'une trop faible densit de population, mme si la croissancedmographique y est l'une des plus rapides au monde.

    Lenclenchement du cercle vertueux est donc un vnement complexe qui combiendes lments conomiques, politiques, culturels. Le risque existe de rester enfermdans le cercle vicieux, la pauvret conduisant au maintien de niveaux levs defertilit. Il faut cependant se garder d'une vision purement conomiste des choses :certes, le lien global entre revenu, esprance de vie et baisse de la fertilit estsolidement tabli mais il existe des exceptions o intervient une dimension purementsociale, ce que rappelle opportunment Vallin. Des pays pauvres, comme Cuba, leCosta Rica ou l'Etat du Kerala en Inde ont russi faire baisser simultanment letaux de mortalit grce une politique sanaitaire exigante et le taux de fcondit ensappuyant sur une politique publique de sant et dducation.

    La comparaison entre le Kerala et la moyenne indienne est particulirementclairante. Au dbut des annes quatre-vingt, la population infantile est de 2,4 %

    contre 7,9 % pour lInde prise dans son ensemble. Le nombre denfants par femmeest de 2,3 contre 3,4. Le taux de prvalence contraceptive est le plus lev de lInde(63 % contre 41 %) tandis que le taux durbanisation se situe dans la moyenne. Maisla diffrence sans doute la plus importante est le taux danalphabtisme fminin quiest de 18 % contre 57 % pour lensemble du pays. Le statut de la femme et sesrelles possibilits de choix sont le vecteur principal de la baisse de la fcondit.Cette diffrence est vrifie indirectement par l'quilibre des naissances par sexe peu prs ralis au Kerala (1036 filles pour 1000 garons) alors que c'est loin d'trele cas au niveau de l'Inde, avec 927 filles. Le cercle vertueux de la transition nedpend pas seulement de laugmentation du niveau de vie mais suppose galementun progrs dans lducation et lmancipation des femmes. Un autre exemple est

    celui de Cuba qui, malgr une situation conomique dsastreuse prsente desrsultats quiivalents ceux des Etats-Unis du point de vue de l'esprance de vie et

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    de la mortalit infantile, avec une fcondit de 1,6 enfants par femme Cuba contrede 2 aux Etats-Unis.

    Le recul de lge du mariage est par exemple un levier important, avec lacontraception, du ralentissement de la fcondit. De ce point de vue, on peut

    considrer la transition dmographique comme un mcanisme endogne dergulation de la population : il est donc possible dobtenir par des mthodeshumaines de meilleurs rsultats que les rgulations barbares.

    Contrle des naissances : les pour et les contre

    Les positions des pays du Tiers Monde sur ce thme ont volu dans le temps. A laConfrence de Bucarest de 1974, un vif dbat avait oppos les partisans du contrledes naissances et ceux qui analysaient le dveloppement comme rgulateur de lanatalit. L'insistance des Etats-Unis quant la ncessit d'une rgulation desnaissances tait souvent perue par les pays du Tiers Monde comme le signe d'un

    imprialisme revenant aux vieilles lubies malthusiennes. Et il est vrai que lespremires expriences de planning ont t mises en oeuvre dans des paystroitement dpendant des Etats-Unis comme Porto Rico, Taiwan ou la Core duSud, avant d'tre tendues des pays comme l'Inde, les Philippines, la Thalande,l'Indonsie, la Tunisie, etc... Dix ans plus tard, la Confrence de Mexico permettaitd'assister une curieuse inversion des positions. Les critiques autrefois les plusradicaux du contrle des naissances (Algrie, Chine, Tanzanie, Prou, etc..) taientdsormais rallis l'ide de sa ncessit, tandis que les Etats-Unis de RonaldReagan penchaient plutt cette fois pour le laisser-faire et la condamnation del'avortement. La dlgation amricaine dclarait ainsi que l'accroissement de lapopulation est en soi un phnomne neutre .

    Un rcent rapport de l'ONU sur la population mondiale permet de fournir quelqueslments de bilan. Le rapport rappelle le recul de la fertilit, de 4,5 3,5 maisintroduit l'ide selon laquelle ce nombre d'enfants serait encore suprieur au nombred'enfants dsir. Les progrs dans la diffusion des mthodes anti-contraceptives sonttrs nets, et conduisent l'ONU valuer 412 millions le nombre de "naissancesvits". Malgr la prcision un peu ridicule d'un chiffre par dfinition hypothtique, onpeut cependant rapporter cette estimation au nombre de naissances intervenuesdurant les vingt dernires annes, et valuer ainsi une naissance sur quatre l'effetdes politiques de contrle au sens large. Mais comment imputer rellement ce qui

    rsulte de ces politiques et ce qui dcoule naturellement de l'amlioration du niveaude vie ?

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    CHAPITRE 3LIMITES DE LA PLANETE ET PARADIGME ECOLOGIQUE

    Logistique et limite

    La notion de limite joue un rle central dans lquation de la courbe logistique. Celle-cipostule en effet que la croissance dune population est le produit de trois facteurs : la tailleinitiale de la population, un facteur de croissance constant parfois appel paramtre deMalthus , la diffrence entre la capacit de charge K et la population courante P.

    Cette loi sapplique toute une srie de phnomnes dont la dynamique obit une logiquesemblable : il y a une population qui augmente, mais cette augmentation vient peser sur lavitesse mme de la croissance. Dans un premier temps, la croissance est rapide, peu prsexponentielle, puis survient une inflexion, qui provient du fait que lon se rapproche de lalimite ; partir de ce moment, la vitesse de croissance ralentit progressivement de telle sorteque la taille de la population tudie tend vers la limite.

    Une telle loi sapplique bien un certain nombre de phnomnes naturels, comme lacroissance de populations animales ; pour diverses raisons, quil faut chaque fois spcifier,la croissance de la population incorpore un facteur de freinage. La vitesse est liengativement au stock de population et celle-ci tend donc vers un maximum. Lun desfondateurs de lcologie, Pearl, considre quil sagit dune loi immanente toute population,humaine ou animale.

    Cest bien l que rside un point essentiel du dbat. Comme le souligne Delage, le seulfait dutiliser le mme type dquation pour ordonner deux ensembles distincts de variablesne saurait impliquer ncessairement que ces derniers fonctionnent suivant le mme principeintrinsque i. Voil une remarque de mthode qui concerne des domaines trs divers. On

    peut citer par exemple limportation indue de thories physico-mathmatiques en conomie :la thorie des catastrophes nous livrerait la cl ultime des crises conomiques et financires,sans avoir besoin de faire rfrence aux rapports sociaux qui en constituent pourtantlarrire-plan. On connat aussi la perversion consistant projeter les rsultats de travauxthologiques sur la sociologie, comme cest le cas par exemple dun Lorenz qui pense queltude de lagressivit du rat pour le rat permet de mieux comprendre les ressorts ducomportement humain. Delage cite galement les transpositions confuses etapproximatives de la thorie de linformation pour la mise au point dindices de diversitbiologique.

    Lune des spcificits des modles tudiant les populations animales est justement dtablirquelles tendent vers une limite-stable, ce qui correspond bien lallure de la courbe

    logistique. Mais il faut voir pourquoi : il peut sagir de modles proies-prdateurs o chaqueespce ne peut se dvelopper quau dtriment ou en concurrence avec dautres espces, detelle sorte que stablit entre elles un quilibre plus ou moins stable, par limitation rciproquede leur progression. Il peut sagir aussi dco-systmes relativement clos, qui procurent unstock de ressources troitement limit. Le cas le plus significatif est par exemple celui deslacs, dont ltude a jou un rle dcisif dans la constitution de lcologie comme science, etsemble livrer cl en main une notion de limite facilement transposable.

    Dans un monde domin par la loi de Malthus, la population devrait crotre selon une courbelogistique. La croissance de la population viendrait buter sur celle des ressourcesdisponibles, et la population serait alors empche de crotre un rythme exponentiel car onse trouverait alors dans un rgime de croissance dmographique particulier. Autrement dit, sila productivit agricole vivrire est trop basse pour alimenter les effectifs dune gnrationde la naissance la maturit, la croissance sera rgente par les fluctuations des

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    disponibilits alimentaires . Lconomiste Boulding en a tir dailleurs le Thormesinistre qui snonce ainsi : si la misre est ce qui rgule en dernire instance la croissancede la population, alors la population va augmenter jusqu ce que la misre freine saprogression. La dmonstration est faite par cet nonc absurde quil ne reste au fond quunetautologie : la limite est limitante ! Cest cependant quelque chose quil convient de garder lesprit : il est raisonnable de considrer que les limites se dfibissent par leur infranchissabilit .

    Lespce humaine, une espce pas comme les autres

    Pourtant la transposition lespce humaine nest pas possible, mme si la courbe de lapopulation ressemble une logistique. La premire raison est que si le modle malthusientait vrifi, lajustement devrait soprer principalement par augmentation de la mortalitsous diffrentes formes. Or, ce nest pas ce qui se passe : si la croissance de la populationmondiale ralentit, cest parce que la fertilit recule et elle recule dans les pays qui sont lesplus loigns des limites. Les rgulations barbares, qui passent par une augmentation de la

    mortalit, sont loeuvre mais de manire localise et avec un impact finalement limit :globalement, la population mondiale ralentit en raison dune baisse de la fcondit.

    Si la population mondiale tend vers une limite finie, cest donc pour dautres raisons que lalimitation des ressources. Son volution obit donc dautres lois que les populationsanimales, et mme si sa dynamique pousera en fin de comte la forme logistique, ce serapour des raisons relevant avant tout de la sphre sociale, et qui ne peuvent tre identifies des limites fixes par la Nature ou la Plante. Les modles proie-prdateur peuventexpliquer pourquoi la Terre nest pas devenue une ruche bourdonnante, mais la croissancede la population humaine - ne serait-ce que parce quelle sest donne les moyens dematriser les autres espces - ne relve pas dun dispositif aussi simpliste..

    La seconde diffrence, et elle est de taille, dcoule du fait que lespce humaine recule leslimites. Dire cela, ce nest pas entriner un optimisme bat sur ses capacits illimites en lamatire, que lon trouve par exemple dans cette formule malheureuse du jeune Engelspolmiquant avec Malthus : Pour nous, lexplication est toute simple. Les forces deproduction qui sont la disposition de lhumanit nont pas de limites. Le rendement de laterre peut progresser indfiniment par lapplication de capital, de travail et de science ii.

    Mais, en sens inverse, ce serait une erreur mthodologique norme que dignorer quelexploitation des ressources naturelles par lhomme se ralise jusqu prsent sur unechelle largie, contrairement tout autre espce animale ou vgtale. Lutilisation de loutil,lenrichissement des sols, la mise en culture de nouvelles terres, lirrigation, bref les effetsutiles du travail humain dplacent les limites des ressources disponibles une chelle

    considrable. La fertilit du sol est un rapport social, et cest pourquoi il est strictementimpossible de projeter sur lespce humaine des concepts et modles tirs de ltudedautres espces. Et cest dailleurs l que se trouve lune des principales sources desdrives possibles dune cologie fondamentaliste.

    Certes, toute une tradition progressiste-socialiste a en sens inverse nglig la dimensioncologiste en pensant que les limites taient extensibles linfini et surtout que cetteextension ne comportait aucune contrepartie, ni risque de bouleversement tragique desquilibres cologiques. Mais il nempche que les limites, au moins pour ce qui concerne lesressources alimentaires, ont t considrablement dplaces depuis deux sicles.

    Une dynamique endogne

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    Sil fallait alors synthtiser en un mot la spcificit de la dynamique de la populationhumaine, on pourrait dire quelle obit une logistique endogne, qui renvoie au concept detransition dmographique, sans quivalent dans le monde animal ou vgtal. Parmi les traitsprincipaux de cette trajectoire, il y a, pour commencer un allongement de lesprance de vie.Laccroissement dmographique sest produit tout au long du XIXme sicle en Europe, etson ressort essentiel a t une amlioration gnrale des conditions de subsistance.

    Ce schma est galement en opposition au modle de Malthus lui-mme car la malnutritionet la mortalit leve ntaient pas rserves aux plus pauvres, et ne se manifestaient passeulement par des famines priodiques mais exceptionnelles. Cest ce qutablissent lestravaux dhistoire conomique, notamment ceux de Fogel, prix Nobel 1993, qui insiste surcette dcouverte : Nous savons maintenant que les famines nont reprsent que moins de4 % de la mortalit infantile lpoque de Malthus et que la surmortalit des 20 % les pluspauvres na compt que pour un sixime de la mortalit infantile. Les deux tiers de cettedernire proviennent de couches de la socit que Malthus considrait comme en tat deproduire et en bonne sant iii.

    Lexpansion dmographique est donc un sous-produit du progrs qui permet simultanmentdaccrotre la production alimentaire et damliorer les conditions sanitaires gnrales. Il y adonc l un dplacement des limites dont il convient encore une fois de souligner laspcificit : aucune autre espce na ainsi russi allonger la dure de vie moyenne de sesmembres, partir de sa propre activit : il y a l, dcidment, une rupture qualitative.

    La transition dmographique proprement dite est dclenche dans une seconde phase par labaisse de fcondit des femmes, qui engendre un ralentissement de la natalit. On alorstend peu peu vers une population relativement stabilise, selon un processus non linaire,en ce sens que le ralentissement dmographique entrane un vieillissement de la population,typique des socits occidentales. Toute la question, extraordinairement complexe, est decomprendre comment sopre ce ralentissement de la natalit. Mais il est clair qu la

    diffrence dune espce animale limite par son domaine dexpansion, cette transformationest un phnomne minemment social qui, jusqu prsent, na globalement aucune espcede rapport avec les fameuses limites de la plante.

    Quelles limites la population ?

    La notion de limite la croissance a t avance dans un livre fameux paru en 1972 sous letitre Halte la croissance ! (Limits to growth) Cette rfrence a dautant moins perdu deson intrt que ltude a t ractualise exactement 20 ans plus tardiv. Cest sur cettenouvelle mouture quil convient de rflchir, partir du principal avertissement que formulentles auteurs : Lusage humain de nombreuses ressources essentielles et lmission de

    nombreux produits polluants ont dores et dj dpass les taux soutenables. Sans rductionsignificative des flux matriels et nergtiques, il se produira dans les prochaines dcenniesun dclin incontrl de la production de nourriture par tte, de lutilisation dnergie, et de laproduction industrielle .

    Admettons pour linstant. Toute la question est de savoir ce qui se passe quand on arriveaux limites, dautant plus quil nous est dit que cest dj fait. Pour y rpondre, les Meadowsutilisent un modle dont lintrt nest pas tant de mettre en oeuvre des grandeurs quantifisque de proposer une reprsentation systmique de ce passage aux limites , que lon peutrsumer partir de trois cercles vicieux.

    Le premier repose sur un lien rciproque entre pauvret et population. La pauvret perptuela croissance de la population parce quelle maintient les gens dans une situation o le seulmoyen de progresser est de faire beaucoup denfants. En sens inverse, une population trop

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    leve reproduit la pauvret, mais cela passe par le freinage de la croissance du capital cause dune demande accrue dcoles, dhpitaux et de biens de consommation, et donc en dtournant le produit industriel de linvestissement . Arrtons-nous sur ce premiermcanisme, qui apparat videmment central. Il est prsent de manire manifestementbancale, dans la mesure o la population nest pas en tant que telle un facteur de blocage dudveloppement industriel, en tout cas pas le facteur unique. Les auteurs sont obligs designaler que beaucoup dautres lments sont prendre en considration, quils citent eux-mmes : le surplus disponible est dtourn vers lextrieur par les investisseurs trangers,vers les dpenses de luxe des lites locales, par le paiement de la dette ou par unemilitarisation exorbitante .

    Mais si cela est vrai, il apparat dentre que la population nest pas la seule variabledajustement. La question du sous-dveloppement et de la pauvret, ne peut se rduire une question dmographique. Cest pourquoi dailleurs la thorie de la transitiondmographique nest pas non plus une thorie strictement dmographique. Ce sont lesconditions sociales mme du dveloppement qui vont lui donner son allure gnrale, etassurer une baisse plus ou moins rapide de la fcondit. Paradoxalement, lapproche que

    lon peut qualifier dcologiste des Meadows maintient au fond une vision techniciste ouindustrialiste de la boucle de la pauvret. Il y aurait un dficit de ressources pourlinvestissement dans le Tiers monde, alors quil sagit principalement dune question socialequi se pose en dautres termes : qui dcide de laffectation du surplus disponible ? En toutcas, il ny a pas de dimension spcifiquement cologique dans cette premire partie de ladiscussion.

    La deuxime boucle passe par la nourriture, et lon retrouve l une rsurgence de la loi deMalthus dans sa forme la plus simple, qui consiste prsenter la croissance exponentiellecomme un concept central de lapproche modlise. Mais ce que les donnes mettentpourtant en vidence, cest que la production de nourriture suit, elle aussi, une courbeexponentielle : la production alimentaire par tte tend augmenter. Certes, il sagit dune

    moyenne qui sacompagne de trs fortes disparits, mais cette objection nest pas icidcisive : raisonner en moyenne revient faire abstraction des normes de rpartition quinont manifestement rien voir avec des limites naturelles, et beaucoup avec lordre socialdominant.

    Reste une question parfaitement lgitime : pourra-t-on nourrir la population venir, comptetenu de laccroissement dmographique prvu ? L encore, la rponse des Meadows estintressante, parce que lon ne peut la souponner dtre biaise par une foi aveugle dans leprogrs. Ce quils disent est trs clair : condition douvrir de nouvelles terres la culture, deremettre en tat les terres rodes, et de doubler les rendements, on peut nourrir lensemblede la population mondiale y compris au niveau des 12,5 milliards qui taient alors projetspour la fin du XXIme sicle. Enfin, la troisime contrainte quils identifient provient en ralit

    des limites non pas de la plante mais du surplus disponible : nourrir tout le monde supposeun effort dinvestissement qui rduit dautant linvestissement dans les autres sphres delactivit conomique.

    Franchissement et effondrement

    Le fonctionnement du modle repose en fait sur une logistique enrichie, o la limite, ou capacit de charge peut elle-mme augmenter de manire proportionnelle lapopulation. On peut ensuite moduler cette hypothse en supposant que la possibilit, pourun tre humain supplmentaire, de dplacer les limites dcrot elle-mme avec la taille de lapopulation. Selon les valeurs des diffrents paramtres, on obtient alors quatre scnariospossibles.

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    Dans les deux premiers scnarios, les limites ne sont pas atteintes. Dans le mondeexponentiel, il existe une capacit de charge, mais elle est dplace au fur at mesure de lacroissance de la population, de sorte quelle nest jamais approche et reste virtuelle. Dansle monde logistique, il existe une limite (ventuellement fixe) mais la population tend elleaussi vers une limite finie, qui reste infrieure cette capacit de charge.

    Les scnarios suivants correspondent un franchissement des limites. Le franchissement(overshooting) est dfini par les Meadows comme le fait de dpasser la capacit de chargesoutenable par lenvironnement. Le franchissement est provoqu par des retards ou deserreurs dans le retour de linformation qui empchent un systme de sauto-contrler enfonction de ses limites . Ce franchissement peut alors se traduire par deux volutionspossibles. Soit on assiste des oscillations autour dune capacit de charge qui reste peuprs constante. Ou bien alors le franchissement provoque un effondrement (collapse) quidsigne un dclin brutal et incontrl de la population ou de lconomie induit par ledpassement des limites soutenables . Leffondrement rsulte notamment la mise enplace dun cercle vicieux, lorsquune dgradation de lenvironnement enclenche unprocessus qui tend ensuite le dgrader encore plus. Autrement dit lexistence de limite

    entrane la possibilit de crises systmiques.Il nest donc pas surprenant que le scnario de base prvoit un effondrement vers le milieudu sicle suivant, dans le cas o lon prolonge les tendances actuelles. Cet effondrementrsulte dun puisement des ressources naturelles et dune augmentation de la pollution, quia pour effet de rduire les possibilits dinvestissement industriel. Dans lagriculture, lapollution fait reculer la fertilit des terres et la production alimentaire chute, fautedinvestissements compensateurs. La population se met elle-mme reculer, cause delinsuffisance alimentaire. Ce scnario peut tre modifi en fonction des hypothsesconcernant les progrs de la technologie. Mais, comme ces technologies cotent cher et queles ressources qui peuvent leur tre alloues ne sont pas, elles non plus, extensibles linfini, lchance nest au mieux que retarde. Il y existerait donc une loi des rendements

    dcroissants de linnovation technologique.

    Si lon veut viter le scnario-catastrophe, et donc inflchir les tendances actuelles afindamorcer la transition un dveloppement soutenable, il faut faire trois choses. La premirecondition concerne la dmographie : lobjectif devrait tre de limiter les naissances unemoyenne de deux enfants par couple partir de 1995. Le respect de cette norme, dont noussommes encore loigns (2,6 enfants) nempche pourtant pas la population de crotrejusquau milieu du sicle prochain, en raison de linertie qui rsulte de la structure par ge dela population mondiale actuelle. Leffondrement se produit donc de toute manire, dans desconditions analogues au scnario de rfrence.

    Restent les autres conditions du passage un dveloppement soutenable, qui portent sur

    les modalits de la croissance : il faut instaurer une auto-limitation du produit industriel partte au niveau atteint en moyenne par la Core du Sud actuellement, et consacrer lesressources ainsi dgages des investissements anti-pollution. Si lensemble des conditionsdcrites sont runies, on accde un niveau de dveloppement soutenable, en vitantlpuisement des ressources, et en revenant des taux de pollution ne dpassant pas lesniveaux atteints aujourdhui.

    Bien sr, il sagit dun modle que lon peut contester, et qui est dailleurs hautementcontestable. Mais son intrt est de partir dune problmatique qui a priori fait jouer un rledcisif la population. Or, les conclusions dont on dispose montrent que ce nest pasprincipalement la population qui constitue la variable-cl. Cest essentiellement du ct dumode de croissance, et notamment de celui des pays les plus dvelopps que peuvent tredgags les degrs de libert permettant de ne pas franchir les limites de la plante. Lapopulation est plutt un rsultat quune variable indpendante. Si leffondrement se produit, il

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    y aura une chute de la population, par chute des ressources alimentaires, bref un retour une rgulation par la population caractristique de la priode pr-capitaliste.

    On peut tre tout fait inquiet sur le scnario que la ralit va adopter au cours desprochaines dcennies. Les conditions socio-conomiques du dveloppement soutenablesemblent en effet hors datteinte, si lon se rfre aux estimations des Meadows. Ellessupposent une inflexion des modes de vie dans les pays les plus dvelopps, tellementradicales que lon ne voit pas bien quel processus social serait en mesure de limposer. Maisce qui importe par rapport notre axe de discussion, cest que la population napparat nicomme un problme en soi, ni comme une solution : encore une fois les limites de la plantedcoulent essentiellement du mode de dveloppement.

    Le scnario envisag est dailleurs correctement calibr : le passage une fcondit limite deux enfants par couple, en moyenne lchelle mondiale, est le seul que lon peutenvisager datteindre (et certainement pas du jour au lendemain) par des mthodes dont ledegr de coercition ne conduit les qualifier de moyens barbares. Et on ny insistera jamaisassez, mme un ralentissement aussi drastique ne peut freiner la population mondiale

    quavec dassez longs dlais, et un tel freinage ne dplace pas vraiment les limites de laplante.

    Pas de problme dmographique en soi

    Dans un livre rcentv, Le Bras dveloppe une analyse voisine de celle qui est mene ici, endnonant notamment une tentative de biologisation de lconomie politique . Un teldrapage reprsente en effet une menace constante dans le dbat social. A loccasion de laconfrence de Rio, un journaliste crivait par exemple ceci : On sait en effet, pour rappelerune banalit encore rcemment mise en lumire dans un rapport de la Banque mondiale,que la dmographie galopante des pays du tiers monde est la cause principale de la

    dgradation de lenvironnement vi

    . Certes cette prose prtentieuse synthtise ce qui se faitde plus dtestable dans le journalisme branch : on sait que , cest une banalit , plus un rapport de la Banque mondiale que lon ne prend mme pas la peine de citer. Maiscest factuellement faux : tout le monde sait que ce sont les pays riches qui sontresponsables de la pollution, dans une proportion crasante. Voil comment se fabriquent defausses vidences, et comment se diffuse un discours ractionnaire qui sert darrire-planidologique tous les dbats sur lenvironnement. Le Bras cite une dclarationreprsentative de cette approche fondamentaliste et biologisante : Laccroissement actueldes populations humaines dpasse largement les incidences sociales et conomiquesautour desquelles discutent philosophes et conomistes. Il met en jeu lexistence mme denotre espce place dans son contexte biologique. Pour le naturaliste, ce phnomne a lescaractristiques dune vritable pullulation... Etres humains dous de raison, proportionnant

    leur expansion aux moyens de subsistance, ou cratures prolifrantes, dgradant leurhabitat, il nous appartient de choisir ce que nous voulons tre vii.

    Voil en tout cas ce avec quoi il nous appartient de rompre de la manire la pluscatgorique qui soit. Lenjeu est bien de dcoupler totalement la question des limites de lacroissance de la population. Si limite il y a, elle peut tout fait tre atteinte par unepopulation mme stationnaire qui sengagerait inconsidrment sur la voie productiviste. Ilny a aucun effet de simultanit entre les capacits de nuisance et la densit de lapopulation, ni mme avec le niveau de progrs : des formes primitives ou ultra-modernesdexploitation des sols peuvent entraner leur puisement, pour des raisons videmmentdiffrentes.

    Cette rflexion implique de dlimiter avec prcision le domaine de validit du paradigmecologique. Sous sa version faible, le message de lcologie consiste dire : il faut que le

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    dveloppement prenne en compte lenvironnement. Mais cette version ne fonde pas unespcificit particulire : elle sinscrit dans un processus plus large de prise en compte decritres qualitatifs, qui conduisent parler abusivement dailleurs dcologie sociale. Ledveloppement doit effectivement prendre en compte la qualit de la vie humaine : celapasse par un refus de la surexploitation, par des conditions de sant et de logementsatisfaisantes, par un urbanisme de qualit et par la protection de lenvironnement, etc. Onpeut discuter de limportance relative de ces diffrents critres, mais cette approche neconfre pas de spcificit particulire lcologie, si ce nest peut-tre le fait que lesprocessus concernant lenvironnement sinscrivent dans des processus particulirementlongs. Mais cela reste un problme de rapport social : il faut inventer une manire de prendreen compte les effets non montaires et long terme des choix conomiques effectusaujourdhui, ce que le capitalisme est bien incapable de faire. Bref, il ny a vritablement despcificit cologique que si existent des limites absolues dont le non-respect peut entranerla fin de lespce humaine, soit par puisement absolu des ressources, soit par ledclenchement dune catastrophe majeure rendant la vie impossible sur la plante. Mais lacroissance de la population ne fonde pas en tant que telle une telle spcificit.

    Limites absolues et loi de lentropie

    Lune des rponses les plus radicales au dbat sur le paradigme cologique a t apportepar Nicolas Georgescu-Roegen qui figure parmi les prcurseurs de lconomie cologique, qui il est de tradition de rendre hommage. Sa position consiste dire que la dcroissance est inluctable. Dans le livre qui porte prcisment ce titre, il prdit : lerreur cruciale consiste ne pas voir que non seulement la croissance, mais mme untat de croissance zro, voire un tat dcroissant qui ne tendrait pas lannihilation, nesaurait durer ternellement dans un environnement fini viii.

    Contrairement la mode, il nous semble ncessaire de dnoncer le simplisme absolu du

    modle de Georgescu-Roegen que lon peut rsumer autour de deux hypothses. Premirehypothse : la quantit de ressources disponibles sur la Terre est finie. Deuxime hypothse: toute activit humaine implique un prlvement net sur cette quantit finie. Conclusion : aubout dun certain temps, la quantit de ressources prleve par lespce humaine aurapuise les ressources et la population tombe alors zro. Cela se produira dans unnombre fini dannes, qui est la dure maximale de lespce humaine .

    Cette modlisation primitive a pu emporter la conviction parcequelle tait enrobe dans desrfrences scientifiques la notion dentropie et la seconde loi de la thermodynamique.Georgescu-Roegen sest dailleurs vu confier la rdaction de lentre entropie dans ledictionnaire conomique Pelgrave. Cest sans doute le seul article de ce dictioionnaire ofigure le schma dun piston dont laxe est lest dun poids, tout cela pour dboucher sur la

    loi dentropie ainsi exprime : lnergie libre de tout systme isol se dgrade de manirecontinue en nergie indisponible . Dans cet article, Georgescu-Roegen ne sort pas dudomaine de la physique comme si la transposition au domaine cologique allait de soi.

    On ne fait que retrouver les principes du modle de base. Le premier nonce qu entermes dentropie, le cot de toute entreprise biologique ou conomique est toujours pluslev que le produit , bref il y a toujours une consommation nette de ressources. Le secondprincipe, inspir de la deuxime loi de la thermodynamique, dit que lnergie libre oudisponible (de basse entropie) utilise est prleve sur un stock donn qui va donc endiminuant. Dans la mesure o nous prlevons sur des ressources finies, il est absurde devouloir chapper une raret gnralise. Lentropie est ici une mesure de lindisponibilitnergtique. Par exemple, un gisement de coke est de lnergie potentielle basse entropie.Sa combustion disperse ce pouvoir nergtique et le transforme en un matriau hauteentropie qui devient de la sorte indisponible.

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    Ce fatras pseudo-scientifique ne veut rien dire dautre que le modle de base : il existe unequantit donne de ressources et lactivit conomique lpuise inluctablement puisque lesrsidus de cette activit ne sont pas recyclables. Dans ces conditions, il va de soi que lanotion de croissance soutenable ou verte est une chimre : toute croissance augmentelentropie et il faut au contraire viser la dcroissance. Cette approche est beaucoup plusradicale que la croissance zro ou ltat stationnaire cher John Stuart Mill. Cette loi dedisponibilit dcroissante conduit une vision sombre o le seul critre daction porte surlhritage des gnrations futures, puisque toute Cadillac ou toute Zim - et bien sr toutinstrument de guerre - signifie moins de socs de charrue pour de futures gnrations .

    Ce modle est absurde parce quil oublie lexistence de sources dnergie peu prsillimites. Lnergie hydro-lectrique est renouvelable, condition videmment que le cyclede leau ne soit pas perturb pour dautres raisons. En faisant tourner une turbine, on rduitlentropie sans puiser quoi que ce soit et cest bien sr encore plus vrai de lnergie solaire.Georgescu-Roegen le dit dailleurs sans comprendre que cela annule ses prtendues lois : utilise ou non, le sort ultime de cette nergie est le mme : elle se transforme en chaleur

    ambiante qui maintient lquilibre thermodynamique . Bref, cette thorie est donc la simpleinversion de loptimisme no-classique qui postule une substitutabilit parfaite et donc unedisponibilit infinie des ressources, mais le degr dabsurdit est quivalent. Tous lescologistes qui linvoquent avec respect rendent donc un mauvais service un traitementrationnel de la question cologique. Les thories fumeuses de Georgescu-Roegen nepeuvent fonder quun fondamentalisme dangereux, o le seul dbat possible porte sur lenombre optimal de gnrations. A la limite dailleurs, autant en finir tout de suite en segoinfrant de ressources et aprs nous le dluge, puisque de toute manire lissue estconnue. Si le seul choix est entre la fin de lhumanit en 3000 ou en 4000, ce choix est aussiabstrait que sil ne se posait pas. Cest un moyen trs efficace pour faire fonctionner unesecte, pas pour clairer les choix collectifs. Cependant, Georgescu-Roegen prsente aumoins lavantage de souligner la ncessit dune distinction entre limite et puisement.

    Epuisement ou rupture ?

    La thse de lpuisement ne peut fonder un paradigme cologique, autrement dit unenouvelle manire de concevoir lorganisation optimale de la vie sociale sur cette plante.Cest un paradoxe, mais le seul dbat ouvert reste un dbat trs abstrait dquit : dansquelle proportion devons-nous limiter lpuisement des ressources pour en garder un peupour des gnrations futures ? Mais celles-ci peuvent tre tellement loignes dans le tempsque cette distance quasi-infinie rejoint paradoxalement la croyance en des ressourcesillimites.

    Mme le thme de lpuisement des ressources ne peut fonder ce fameux paradigmecologiste. Il faudrait pour cela montre quen puisant les ressources nous gchons brvechance les possibilits de nous reproduire. Il faut distinguer non seulement le terme maislampleur des contraintes qui se manifestent de cette manire. Lhumanit ne va pasdisparatre du globe parce quelle va puiser les ressources dtain. Si tel tait le cas, onremplacerait ltain par un mtal convenant peut-tre moins ses usages industriels maisqui nempcherait pas toute activit conomique. Les gens nont pas besoin dtain en soimais de lusage de biens qui incorporent de ltain. Cest la question du degr desubstituabilit quil est impossible de sous-estimer.

    Il serait absurde de sous-estimer les potentialits technologiques. Il suffit par exemple defeuilleter lanne technologique dit par lUsine nouvelle o on lapprend par exempleque Toshiba annonce le lancement dune cramique capable dabsorber 400 fois sonpropre volume de CO2, et adpate la capture du gaz haute temprature dans les usines

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    thermiques utilisant la combustion dnergie fossile . Est-il raisonnable de ne pas tenircompte de telles possibilits.

    Admettons que lon puise toutes les ressources de ptrole et de charbon. Il faut ici choisir :soit on annonce que lhumanit risque de disparatre cause de son usage du ptrole (cause de leffet de serre), soit on prdit quelle va mourrir faute dnergie. Dans le premiercas, la menace pour lhumanit est de vivre moins bien, faute de pouvoir conserver la mmeintensit en consommation dnergie. Il faut donc conomiser les ressources parce quellesvont manquer, mais ce programme na strictement rien dcologiste. Cest un principedconomicit gnralise mais qui nimplique nulle rupture par rapport lconomiepolitique traditionnelle. Elle conduit simplement tendre un certain nombre de mcanismesmarchands dans des domaines o ils ntaient pas prsents, bref introduire du prix l o ilny en avait pas.

    Un vritable pardigme cologique est autre chose. Il consiste dire que lusage de lnergiedbouche vers des effets qui sont de lordre de la catastrophe et sortent donc du domainemarchand. Il y a incommensurabilit et le risque de dsordre plantaire majeur a un cot

    infini qui ne peut tre gr avec la calcul conomique habituel, de telle sorte quune ruptureradicale est ncessaire.

    La position cosocialiste consiste adopter une sorte de principe de prcaution : mme silon nest pas convaincu de la ralit du paradigme cologique, il faut rompre avec lecapitalisme, car cette rupture est de toute faon souhaitable pour des raisons humaines, etpas seulement cologiques. Un corollaire de cette proposition consiste dire que lesorientations ncessaire spour accompagner la dernire monte de la populatipon mondialeet la rendre soutenable aussi bien cologiquement que socialem