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LA GRANDE POLITIQUE DE NIETZSCHECOMME REMÈDE AU NIHILISME
par Michaël Thompson
D i e Z e i t f ü r k l e i n e P o l i t i k i s t v o r b e i : s c h o n d a s n ä c h s t e
J a h r h u n d e r t b r i n g t d e n K a m p f u m d i e E r d - H e r r s c h a f t , –
d e n Z w a n g z u r g r o ß e n P o l i t i k .
J e n s e i t s v o n G u t u n d B ö s e , § 2 0 8 .
l peut certes sembler curieux de présenter une réflexion politique sur Nietzsche. En
effet, l’auteur du Gai Savoir est plutôt considéré au mieux comme un critique de la morale et
de la religion, au pire comme un iconoclaste frôlant la folie. Il est vrai que Nietzsche s’est lui-même considéré comme de la dynamite 1 , et a passé la dernière décennie de sa vie dans des
conditions où l’on ne peut que formuler des doutes quant à sa santé mentale, mais il est trop
simple de crier au fou devant un incendiaire tout en ignorant le contenu exact de sa pensée. Le
marteau nietzschéen permet bien de briser les idoles2 , mais c’est également l’instrument par
lequel de nouvelles tables de la loi sont gravées. Si la destruction est un élément important
dans la pensée nietzschéenne, il est regrettable de négliger la partie créative et affirmative de
son œuvre. Revient effectivement tout au long du corpus nietzschéen le caractère essentiel dela construction, de la création – dont la forme la plus aboutie constitue justement la « grande
politique ». Dès lors se pose la question de la nature de cette grande politique : sa légitimité,
sa finalité, et surtout les moyens qu’elle se donne d’y parvenir.
Ce ne sera pas chose aisée. Nietzsche lui-même se révèle peu disert sur ce sujet : seu-
1 . E c c e H o m o , « P o u r q u o i j e s u i s u n d e s t i n » , § 1 . D a n s c e q u i s u i t t o u t e s l e s t r a d u c t i o n s d e N i e t z s c h e s o n t d e
m o i .
2 . À c e t i t r e , l ’ É t a t l u i - m ê m e e n e s t u n e : c f . Z a r a t h o u s t r a , I , « D e l a n o u v e l l e i d o l e » .
I
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les six occurrences de cette notion peuvent être dénombrées dans le corpus3 . Mais la relative
discrétion de Nietzsche sur ce sujet ne signifie aucunement que la grande politique n’est qu’un
détail de sa pensée. Les lignes qui suivent se proposent au contraire de montrer qu’elle cons-
titue en quelque sorte la clef de voûte de la philosophie de Nietzsche, assurant une cohésion
entre ses notions importantes et fédérant autour d’elle les différentes perspectives qui en sont
issues. Comprendre la grande politique suppose donc au préalable de connaître l’intention qui
guide Nietzsche dans l’élaboration de sa pensée. Par conséquent, il convient de reprendre son
mouvement tour à tour critique et affirmatif, afin de replacer la grande politique dans son
contexte.
1.
Le souci politique.
C’est très tôt que le problème politique apparaît dans la pensée de Nietzsche. Il projette
d’écrire en 1872 un texte sur L’État chez les Grecs – dont seule la préface a été rédigée – qui
déborde la sphère purement philologique pour constituer une réflexion sur l’État en général et
sur ses limites. Nietzsche y apparaît conscient qu’une hypertrophie de l’État, du type de la
Realpolitik conçue par Bismarck, se révélerait dangereuse dans la mesure où l’indépendance
des affaires humaines serait mise à mal. Mais paradoxalement, dans le même temps, l’État
constitue une garantie contre les financiers qui entendent l’arraisonner, l’assujettir à leurs des-
seins de façon à former un État supranational, dans une optique lucrative à leur endroit. Deux
aspects, apparemment contradictoires, apparaissent dans ce texte, et formeront le socle sur
lequel va peu à peu s’ériger la pensée politique de Nietzsche. L’auteur du Gai Savoir
s’aperçoit que l’intérêt humain doit s’organiser pour se protéger de l’exploitation, capitaliste
en l’occurrence, mais que cette même organisation est susceptible de dérives non moins
dommageables pour l’humanité. Le terme de politique prend alors chez Nietzsche pleinement
sens : il s’agit d’une conception du bien commun de l’espèce humaine en général. La politique
doit donc avant tout être prise comme le moyen de préserver l’intérêt humain, et non
d’instituer un pouvoir quelconque à partir d’une idéologie. Dès lors, la réflexion politique
nietzschéenne va s’organiser à partir d’une étude typologique de la société humaine.
D’abord, Nietzsche stigmatise dans son analyse de l’État la domination des faibles. Par
« faible » il faut comprendre celui qui fait preuve de défaillance dans sa volonté de puissance.
3 . A u r o r e , § 1 8 9 ( c r i t i q u e n é g a t i v e d e l a R e a l p o l i t i k d e B i s m a r c k ) , P a r - d e l à B i e n e t M a l , § § 2 0 8 , 2 4 1 , 2 5 4 , C r é -
p u s c u l e d e s I d o l e s , « L a m o r a l e c o m m e m a n i f e s t a t i o n c o n t r e n a t u r e » , § 3 , E c c e H o m o , « P o u r q u o i j e s u i s u n
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Afin de rendre compte du monde, Nietzsche ne pose pas de principe idéaliste ou métaphysi-
que ; il conçoit un monde d’apparence, où cette même apparence constitue la réalité, alors
nommée volonté de puissance (Wille zur Macht ) :
J e n e p o s e d o n c p a s « l ’ a p p a r e n c e » e n o p p o s i t i o n à l a « r é a l i t é » , a u c o n t r a i r e , j e c o n s i d è r e q u e c ’ e s t
l ’ a p p a r e n c e q u i e s t r é a l i t é [ . . . ] . U n n o m p r é c i s p o u r c e t t e r é a l i t é s e r a i t « l a v o l o n t é d e p u i s s a n c e » , a i n s i
d é s i g n é e à p a r t i r d e s a s t r u c t u r e i n t r i n s è q u e e t n o n à p a r t i r d e s a n a t u r e p r o t é i f o r m e , i n s a i s i s s a b l e e t
f l u i d e
4
.
La volonté de puissance est la référence ultime pour expliquer le monde, mais en même temps
ce concept est totalement phénoménal. Il s’agit essentiellement d’une force dynamique, dont
le mouvement expansif est conçu positivement sur le modèle de la vie :
u n ê t r e v i v a n t v e u t a v a n t t o u t d o n n e r l i b r e c o u r s à s a f o r c e , – l a v i e e s t v o l o n t é d e p u i s s a n c e e t l ’ i n s t i n c t
d e c o n s e r v a t i o n n ’ e n e s t q u ’ u n e d e s c o n s é q u e n c e s l e s p l u s f r é q u e n t e s
5
.
Les dualités métaphysiques sont alors délaissées au profit de la seule volonté de puissance, en
laquelle tout ce qui advient au monde peut et doit être traduit. Il en est de même en ce qui
concerne l’individu. En tant que principe d’interprétation6 , la volonté de puissance va servir à
Nietzsche d’échelle pour évaluer le degré d’expansion des forces, conforme au développement
de la vie. C’est parce que la volonté de puissance est elle-même sujet évalué et principe
d’évaluation, vie et manière de rendre compte de la vie, qu’une distinction entre les êtres hu-
mains va être possible : si la conservation de la vie constitue bien le développement correct de
la volonté de puissance pour chaque existence individuelle 7 , il est toutefois possible de
contrecarrer ce mouvement. Face au dépassement de soi 8 et à la création, certains individus
considèrent la vie comme un état de fait qu’il faut thésauriser, et non développer 9 . Cette
conception négative de la volonté de puissance est avant tout aux yeux de Nietzsche une dé-
monstration de faiblesse : impuissance à créer, à se dépasser soi-même. Le critère de la vo-
lonté de puissance permet ainsi à Nietzsche d’établir une typologie humaine : le fort est celui
qui est suffisamment puissant dans sa volonté pour créer et se dépasser lui-même ; en revan-
che, le faible est l’individu chez qui ce mouvement fait défaut 1 0 . Par-là même apparaît un dé-
d e s t i n » , § 1 .
4 . F r a g m e n t s p o s t h u m e s , 1 8 8 4 - 8 5 , 4 0 [ 5 3 ] .
5 . P a r - d e l à B i e n e t M a l , § 1 3 ; N i e t z s c h e s o u l i g n e .
6 . C f . p a r e x e m p l e F r a g m e n t s p o s t h u m e s 1 8 8 5 - 8 7 , 2 [ 1 4 8 ] .
7 . C f . l e G a i S a v o i r , § 2 6 : « V i v r e – c e l a s i g n i f i e : r e p o u s s e r s a n s c e s s e d e s o i q u e l q u e c h o s e q u i v e u t m o u r i r . »
8 . C f . Z a r a t h o u s t r a , P r o l o g u e , § 3 : « t o u s l e s ê t r e s o n t j u s q u ’ à p r é s e n t c r é é q u e l q u e c h o s e a u - d e l à d ’ e u x -
m ê m e s . »
9 . C f . l e G a i S a v o i r , § 3 4 9 .
1 0 . D e p u i s D e l e u z e , l ’ h a b i t u d e e s t p r i s e d e p a r l e r p l u t ô t d ’ a c t i o n e t d e r é a c t i o n . C e r t e s , c e s d e u x t e r m e s s o n t
b i e n p r é s e n t s c h e z N i e t z s c h e , m a i s p a s d a n s u n e q u a n t i t é s u f f i s a n t e p o u r l e s i n s t i t u e r e n p a r a d i g m e . N o u s p r é f é r e -
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tail important : la force (ou la faiblesse) n’est pas chez Nietzsche le signe d’une lutte contre
l’autre, mais contre soi-même. Un homme dit fort n’est pas un puissant qui écrase ses adver-
saires, ou qui se hausse sur leurs épaules pour en triompher ; c’est un individu qui a une puis-
sance suffisante pour créer quelque chose qui le dépasse. Dans l’optique de la volonté de puis-
sance, c’est soi-même qu’il s’agit de dépasser, et non les autres. S’il avait vécu suffisamment
longtemps, Nietzsche aurait donc vraisemblablement qualifié les nazis de faibles.
Cette typologie va jouer un rôle important dans la réflexion politique de Nietzsche, en
y trouvant son application. C’est en effet la rivalité entre les faibles et les forts, entre ce qui
nient et ce qui affirment la volonté de puissance, qui va déterminer l’ordre politique, et créer
les institutions qui lui sont idoines. Et les faibles sont en plus grand nombre, dans le monde,
que les forts. Leur avantage numérique leur permet d’asseoir leurs valeurs, leur culture :l’avis, même faux, même perverti, d’une multitude est beaucoup plus important que celui de
quelques-uns. Cette multitude est alors péjorativement appelée « troupeau ». La loi du plus
grand nombre aboutit à la démocratie : un cadre où prolifèrent les instincts des faibles, érigés
en valeurs suprêmes (confort matériel, stabilité, et finalement stérilité dans leur rapport à la
volonté de puissance) :
c e q u i , e n p r e m i e r l i e u , e s t u t i l e a u t r o u p e a u – e t a u s s i e n d e u x i è m e e t e n t r o i s i è m e l i e u – , e s t a u s s i l a
m e s u r e s u p r ê m e p o u r l a v a l e u r d e t o u s l e s i n d i v i d u s
1 1
.Ce que Nietzsche reproche à la démocratie est donc moins le rejet de l’arbitraire du Prince que
le nivellement de l’humanité sur des valeurs perverties et viciées :
s ’ i l s ’ a g i t d é s o r m a i s d a n s t o u t e p o l i t i q u e d e r e n d r e l a v i e s u p p o r t a b l e a u p l u s g r a n d n o m b r e p o s s i b l e ,
c ’ e s t a f f a i r e a u s s i t o u j o u r s à c e p l u s g r a n d n o m b r e d e d é t e r m i n e r c e q u ’ i l e n t e n d p a r v i e s u p p o r t a b l e
1 2 .
Les individus se trouvent pour ainsi dire uniformisés et dilués dans une entité impersonnelle.
Il ne prétend aucunement soumettre le troupeau à une loi qu’il estime meilleure, mais libérer
les forces créatrices de l’humanité qui se trouvent empêchées de se développer par
l’hégémonie tyrannique des valeurs faibles. C’est donc avec l’objectif de recréer les condi-
tions d’un déploiement harmonieux de la volonté de puissance que Nietzsche critique la dé-
mocratie ; en aucun cas il ne veut se limiter à la simple destruction1 3 .
r o n s d o n c n o u s r é f é r e r a u v o c a b u l a i r e s t r i c t e m e n t n i e t z s c h é e n , e t e m p l o i e r o n s l e s t e r m e s q u ’ i l a c o n s a c r é s : f o r t ,
c r é a t e u r , f a i b l e o u e s c l a v e . P a r a i l l e u r s , l a r é a c t i o n n ’ e s t p a s t o u j o u r s n é g a t i v e c h e z N i e t z s c h e , p u i s q u ’ e l l e p e u t
ê t r e u t i l i s é e p o u r r a v i v e r l ’ a c t i o n ( c f . H u m a i n , t r o p h u m a i n , § 2 6 : « l a r é a c t i o n c o m m e p r o g r è s » ) .
1 1 . G a i S a v o i r , § 1 1 6 .
1 2 . H u m a i n , t r o p h u m a i n , § 4 3 8 .
1 3 . D e m a n i è r e g é n é r a l e , o n l ’ a v u , l a c r é a t i o n e s t l ’ o b j e c t i f q u e N i e t z s c h e c o n s i d è r e c o m m e l e p l u s i m p o r t a n t .
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Et, dans le même moment, c’est contre un autre danger que veut lutter Nietzsche. Les
faibles se trouvent finalement eux aussi les esclaves de l’État qu’ils ont voulu et institué. Ils
sont dépossédés de leur liberté et de leur autonomie :
L ’ É t a t , c ’ e s t l e p l u s f r o i d d e t o u s l e s m o n s t r e s f r o i d s . I l m e n t f r o i d e m e n t , e t v o i c i l e m e n s o n g e q u i r a m p e
d e s a b o u c h e : « m o i , l ’ É t a t , j e s u i s l e P e u p l e » . [ . . . ]
L ’ É t a t m e n t , d a n s t o u t e s l e s l a n g u e s d u b i e n e t d u m a l ; e t d a n s t o u t c e q u ’ i l d i t , i l m e n t – e t t o u t c e q u ’ i l
a , i l l ’ a v o l é .
T o u t e n l u i e s t f a u x ; i l m o r d a v e c d e s d e n t s v o l é e s , l e h a r g n e u x . M ê m e s e s e n t r a i l l e s s o n t f a l s i f i é e s . [ . . . ]
E l l e v e u t t o u t v o u s d o n n e r , s i v o u s l ’ a d o r e z , l a n o u v e l l e i d o l e : a i n s i e l l e s ’ a c h è t e l ’ é c l a t d e v o t r e v e r t u e t
l e f i e r r e g a r d d e v o s y e u x . [ . . . ]
O u i , c ’ e s t l ’ i n v e n t i o n d ’ u n e m o r t p o u r l e g r a n d n o m b r e , u n e m o r t q u i s e v a n t e d ’ ê t r e l a v i e , u n e s e r v i -
t u d e s e l o n l e c œ u r d e t o u s l e s p r é d i c a t e u r s d e l a m o r t !
L ’ É t a t e s t p a r t o u t o ù t o u s a b s o r b e n t d e s p o i s o n s , l e s b o n s e t l e s m a u v a i s : l ’ É t a t , o ù t o u s s e p e r d e n t e u x -
m ê m e s , l e s b o n s e t l e s m a u v a i s : l ’ É t a t , o ù l e l e n t s u i c i d e d e t o u s s ’ a p p e l l e – « l a v i e »
1 4
.
Le troupeau des faibles ne s’en rend pas compte – ces derniers sont en effet certains que l’Étatleur garantit leur confort, mais aussi trop couards pour oser entreprendre quelque action contre
lui – mais l’État est finalement un formidable moyen de déshumanisation et de dépersonnali-
sation. L’État ne vise que sa propre survie, puisqu’il procède par la conception négative de la
volonté de puissance dont il est l’émanation 1 5 . Il ne fait donc aucun projet à long terme pour
l’espèce humaine, mais se contente de chercher, au jour le jour, de quoi assurer sa pérennité.
Finalement, face à la décadence dont souffrent la culture et les institutions politiques
du troupeau, le « médecin philosophe » qu’est Nietzsche1 6
diagnostique le nihilisme. D’unpoint de vue strictement politique, le nihilisme se traduit par une apathie profonde des visées
d’un État, une échéance à court terme, un refus d’un plan de développement, etc. C’est en
raison de cette négation de la volonté de puissance au niveau de la communauté que Nietzsche
condamne le nihilisme en politique. C’est alors qu’une solution va pouvoir être ébauchée par
le biais de la philosophie. Nietzsche ne reste pas inactif devant le nihilisme, mais propose une
réaction créatrice.
2. L’urgence d’une grande politique.
C’est par le biais politique que Nietzsche entend sauver l’humanité du nihilisme, et
réveiller les forces créatrices qui sommeillent en elle. Le nihilisme, on l’a vu, provient d’une
L a d e s t r u c t i o n n ’ e s t q u ’ u n e é t a p e p r é l i m i n a i r e , t o u j o u r s c o m p e n s é e p a r u n a c t e ( r e ) c r é a t e u r .
1 4 A i n s i p a r l a i t Z a r a t h o u s t r a , I , « d e l a n o u v e l l e i d o l e » .
1 5 . C f . H u m a i n , t r o p h u m a i n , § 2 7 6 , s u r l a c o r r e s p o n d a n c e e n t r e u n t y p e h u m a i n d o m i n a n t ( n u m é r i q u e m e n t ) e t
s a c u l t u r e .
1 6 . G a i S a v o i r , A v a n t - p r o p o s , § 2 .
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conception négative de la volonté de puissance. Dès lors, c’est par un travail sur la volonté de
puissance que la solution sera possible. Il convient par conséquent d’étudier la manière dont
Nietzsche envisage de triompher du nihilisme. La volonté de puissance conçue positivement
sur le modèle de l’expansion des forces vitales mène à l’idée d’un dépassement de soi. Appli-
quée à l’espèce humaine tout entière, cette idée conduit Nietzsche à ne pas considérer
l’humanité comme une fin en soi, éternellement semblable à elle même, et qu’il faut protéger
contre toute mutation possible, mais comme une « tentative »1 7 . L’humanité est une voie pos-
sible que peut emprunter le développement vital. Certes, Nietzsche se montre souvent très dur
vis-à-vis des êtres humains, considérés comme une « maladie de la Terre »1 8 , ou comme des
créatures privées de sens : « ô triste et folle bête humaine »1 9 . Cette apparente résignation ca-
che en fait une espérance beaucoup plus importante : il demeure néanmoins possible de res-taurer à partir de certains éléments de l’humanité le développement positif de la volonté de
puissance. Prise dans ce mouvement dynamique, l’espèce humaine peut évoluer vers quelque
chose qui la dépasse, mais qui est en même temps contenu en germe dans le processus vital :
« le surhumain est le sens de la Terre »2 0 . C’est à partir de ce plan supérieur que va pouvoir
être reprise l’idée de création :
U n a u t r e i d é a l c o u r t d e v a n t n o u s , u n i d é a l s i n g u l i e r , t e n t a t e u r , p l e i n d e d a n g e r s , u n i d é a l q u e n o u s n e
v o u d r i o n s r e c o m m a n d e r à p e r s o n n e , p a r c e q u ’ à p e r s o n n e n o u s n e r e c o n n a i s s o n s f a c i l e m e n t l e d r o i t à c e t
i d é a l : c ’ e s t l ’ i d é a l d ’ u n e s p r i t q u i s e j o u e n a ï v e m e n t , c ’ e s t - à - d i r e s a n s i n t e n t i o n , e t p a r c e q u e s a p l é n i -
t u d e e t s a p u i s s a n c e d é b o r d e n t d e t o u t c e q u i j u s q u ’ à p r é s e n t s ’ e s t a p p e l é s a c r é , b o n , i n t a n g i b l e , d i v i n ;
[ . . . ] c ’ e s t l ’ i d é a l d ’ u n b i e n - ê t r e e t d ’ u n e b i e n v e i l l a n c e h u m a i n s - s u r h u m a i n s , u n i d é a l q u i a p p a r a î t r a s o u -
v e n t i n h u m a i n , p a r e x e m p l e l o r s q u ’ i l s e p l a c e à c ô t é d e t o u t c e q u i j u s q u ’ à p r é s e n t a é t é s é r i e u x , t e r r e s -
t r e , à c ô t é d e t o u t e e s p è c e d e s o l e n n i t é d a n s l ’ a t t i t u d e , l a p a r o l e , l ’ i n t o n a t i o n , l e r e g a r d , l a m o r a l e e t l e
d e v o i r c o m m e l e u r v i v a n t e p a r o d i e i n v o l o n t a i r e – e t a v e c l e q u e l , m a l g r é t o u t c e l a , l e g r a n d s é r i e u x
c o m m e n c e p e u t - ê t r e s e u l e m e n t , l e v é r i t a b l e p o i n t d ’ i n t e r r o g a t i o n e s t p e u t - ê t r e s e u l e m e n t p o s é , l a d e s t i -
n é e d e l ’ â m e s e r e t o u r n e , l ’ a i g u i l l e m a r c h e , l a t r a g é d i e c o m m e n c e . . .
2 1
Le surhumain n’est pas le résultat d’une métamorphose de l’humain (trop humain), mais un
objectif constamment placé à l’horizon, un but asymptotique qui entraîne indéfiniment le
mouvement dynamique de création. Mais en même temps que l’humanité, Nietzsche remet en
question toutes les productions de celle-ci : la culture et les valeurs. On comprend dès lors
pourquoi le constat d’échec de l’humanité est si implacable : en condamnant l’espèce humaine
dans sa totalité, Nietzsche entend convaincre qu’il est impossible aux êtres humains de se dé-
faire du nihilisme, et que seuls y parviendront ceux qui auront le courage de rompre avec les
1 7 . Z a r a t h o u s t r a , I , « D e l a v e r t u q u i d o n n e » , § 2 .
1 8 . Z a r a t h o u s t r a , I I I , « D e l a v i s i o n e t d e l ’ é n i g m e » .
1 9 . G é n é a l o g i e d e l a m o r a l e , I I , § 2 2 .
2 0 . Z a r a t h o u s t r a , P r o l o g u e , § 3 .
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voies et les moyens humains. Toutefois, un redoutable problème se fait jour ici : Nietzsche
continue à vivre, penser et écrire dans un monde peuplé d’êtres humains. Comment espère-t-il
changer les perspectives nihilistes et accorder la suprématie à un nouveau genre qui n’existe
pas encore ? Quels moyens se donne-t-il pour réaliser ce qu’une espèce entière ne réussit pas à
effectuer depuis qu’elle est sur Terre ? Ce problème va se révéler capital pour comprendre ce
qu’est la « grande politique » en laquelle nous voyons la forme achevée, c’est-à-dire structu-
rée et englobant la totalité des êtres vivants 2 2 , de la philosophie de Nietzsche. Mais ce n’est
pas en concevant cette grande politique comme l’œuvre active de la totalité des êtres humains
qu’elle sera le mieux comprise. L’humanité a prouvé depuis longtemps son inaptitude à cette
tâche, et c’est ce qui donne une légitimité à la position radicale de Nietzsche : c’est par ceux
qui auront dépassé leur humanité qu’elle sera nécessairement menée
2 3
.Mais de qui s’agit-il donc ? Quels sont les individus qui réussiront à surmonter leur
humanité en créant quelque chose au-delà d’eux-mêmes ? Se passer de l’humanité pour réali-
ser la grande politique signifie également abandonner tous les systèmes de repères humains.
Ces derniers s’avèrent tout aussi corrompus par le nihilisme que leurs auteurs. La morale, la
position d’un but a priori universel à toute existence humaine, la mesure humaine du monde
sont devenues caduques à la pensée du surhumain. Le plan de Nietzsche, s’il est
« inhumain »
2 4
, n’est en rien barbare. C’est du point de vue du troupeau borné qu’il sembleinhumain, et tombe dans l’Ûbrij. Mais cette Ûbrij devient la mesure même de la vie et de
l’être, dans l’optique d’un dépassement de l’humanité. Le surhumain, vers lequel doit tendre
la dynamique de ce dépassement, est « le sens de la Terre »2 5 . Nietzsche entend donc revenir à
un ordre des choses plus conforme à l’ordre originel et positif de la volonté de puissance.
Mais ce ne sera pas chose aisée. Il faut, en définitive, adopter une autre manière de penser, une
pensée qui soit « quelque chose de léger, de divin, de très proche parent de la danse et de la
folle gaieté »
2 6
. Cette confrontation avec la divinité est certes dangereuse – on sait comment Nietzsche a vécu sa dernière décennie – mais la possibilité de la grande politique est à ce prix.
Ceux qui retrouveront le sens de la Terre, qui adopteront cette manière divine de penser, et qui
pourront mener la grande politique, Nietzsche les appelle les Philosophes. Ceux-ci ont pris
2 1 G a i S a v o i r , § 3 8 2 .
2 2 . M ê m e s i t o u s n ’ o c c u p e n t p a s n é c e s s a i r e m e n t l a p l a c e d ’ a c t e u r s p r i n c i p a u x .
2 3 . L a g r a n d e p o l i t i q u e n e s e r a p a s l ’ œ u v r e d e s s u r h u m a i n s , l e s q u e l s n ’ o n t p a s d ’ e x i s t e n c e f u t u r e a s s u r é e , m a i s
s o n t p o s é s p a r N i e t z s c h e c o m m e u n m o d è l e v e r s l e q u e l t o u s l e s e f f o r t s d e c r é a t i o n e t d ’ a u t o - d é p a s s e m e n t d o i v e n t
t e n d r e .
2 4 . G a i S a v o i r , § 3 8 2 .
2 5 . Z a r a t h o u s t r a , P r o l o g u e , § 3 .
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conscience de la finitude de leur humanité, et ont créé quelque chose au-delà d’elle. Ce dépas-
sement est le résultat d’une lutte interne, de chacun contre ses propres instincts humains et
non contre les autres. La voie du surhumain passe par cette lutte :
L a v i c t o i r e s u r l a f o r c e . Q u e l ’ o n c o n s i d è r e t o u t c e q u i a é t é c o n s i d é r é j u s q u ’ à p r é s e n t c o m m e « e s p r i t
s u r h u m a i n » , c o m m e « g é n i e » , e t l ’ o n a r r i v e à l a t r i s t e c o n c l u s i o n q u e d a n s l ’ e n s e m b l e l ’ i n t e l l e c t u a l i t é
d e l ’ h u m a n i t é a b i e n d û ê t r e q u e l q u e c h o s e d e t r è s b a s e t d e t r è s p a u v r e : d e s o r t e q u ’ i l f a l l a i t p e u
d ’ e s p r i t p o u r s e s e n t i r s u p é r i e u r à e l l e ! A h , q u ’ e s t - c e q u e l a g l o i r e f a c i l e d u « g é n i e » ! C o m m e s o n
t r ô n e e s t v i t e a t t e i n t , c o m m e s o n a d o r a t i o n e s t d e v e n u e u n u s a g e ! O n s e t i e n t t o u j o u r s e n c o r e à g e n o u x
d e v a n t l a f o r c e – s e l o n l a v i e i l l e h a b i t u d e d e s e s c l a v e s – e t p o u r t a n t , l o r s q u e d o i t ê t r e p o s é l e d e g r é d e
v é n é r a b i l i t é , s e u l l e d e g r é d e r a i s o n d a n s l a f o r c e e s t d é t e r m i n a n t : o n d o i t m e s u r e r d e c o m b i e n l a f o r c e
a é t é s u r m o n t é e p a r q u e l q u e c h o s e d e s u p é r i e u r e t à q u o i e l l e o b é i t e n t a n t q u ’ i n s t r u m e n t e t m o y e n !
M a i s i l y a e n c o r e t r o p d ’ y e u x p o u r u n e t e l l e é v a l u a t i o n , e t l ’ o n v a m ê m e j u s q u ’ à c o n s i d é r e r c o m m e u n
c r i m e l ’ é v a l u a t i o n d u g é n i e . E t a i n s i , c e q u ’ i l y a d e p l u s b e a u s e p a s s e p e u t - ê t r e t o u j o u r s d a n s
l ’ o b s c u r i t é , e t s ’ e f f o n d r e , à p e i n e n é , d a n s l a n u i t é t e r n e l l e , – e n q u e l q u e s o r t e l e s p e c t a c l e d e c e t t e f o r c e
q u ’ u n g é n i e e m p l o i e n o n p o u r d e s œ u v r e s , m a i s p o u r l u i - m ê m e e n t a n t q u ’ œ u v r e , c ’ e s t - à - d i r e à l a d o m i -
n a t i o n d e s o i , à l a p u r i f i c a t i o n d e s o n i m a g i n a t i o n , à l ’ o r d r e e t a u c h o i x d a n s l e s i n s p i r a t i o n s e t d a n s l e s
t â c h e s q u i s u r v i e n n e n t . T o u j o u r s e n c o r e , d a n s c e q u ’ i l y a d e p l u s g r a n d , d a n s c e q u i m é r i t e l ’ a d m i r a t i o n ,
l e g r a n d h o m m e e s t i n v i s i b l e c o m m e u n e é t o i l e t r o p l o i n t a i n e : s a v i c t o i r e s u r l a f o r c e r e s t e s a n s t é m o i n
e t p a r c o n s é q u e n t a u s s i s a n s c h a n s o n . L a h i é r a r c h i e d e l a g r a n d e u r n ’ e s t t o u j o u r s p a s d é t e r m i n é e p o u r
l ’ h u m a n i t é p a s s é e
2 7
.
Le philosophe est donc celui qui se prend lui-même comme matière première pour la réalisa-
tion d’une œuvre. Dès lors qu’il se prend lui-même comme matériau, il ne peut que se trans-
former dans le sens positif de la volonté de puissance. Il ne cherche qu’à s’améliorer, et non se
hisser sur les épaules des autres pour les écraser et les dominer2 8 – il se dépasse alors lui-
même. Car surmonter (überwinden) n’est pas sauter par dessus (überspringen). Le philosophe
triomphe du nihilisme en dépassant son humanité : il se départit de son instinct de domination,
et crée ainsi de nouvelles valeurs, affirmatives, indépendantes de celles de l’humanité qui de-
meurent négatives. La transmutation des valeurs est donc la seule manière de triompher du
nihilisme. Il s’agit par conséquent d’une « nouvelle espèce de philosophes »2 9 . C’est en revan-
che le troupeau des faibles qui ne peut que sauter par dessus l’obstacle, incapable qu’il est de
s’apercevoir que le véritable obstacle au développement harmonieux et positif de la volonté de
puissance, ce n’est autre que lui-même.
Se pose alors le problème d’appliquer cette solution au problème du nihilisme à
l’ensemble de l’humanité. Car Nietzsche ne peut lui imposer ses idées par la force, puisque ce
serait faire preuve de faiblesse en reprenant l’instinct de domination du troupeau. Mais ce
même troupeau ne peut pas choisir de lui-même de sortir du nihilisme, car il est persuadé que
2 6 . P a r d e l à B i e n e t M a l , § 2 1 3 .
2 7 A u r o r e , § 5 4 8 .
2 8 . C o m m e l e f a i t l e B o u f f o n d e l a t o u r ( Z a r a t h o u s t r a , P r o l o g u e , § 6 ) , e t , r a p p e l o n s - l e e n c o r e u n e f o i s , c o m m e
t e n t è r e n t r é e l l e m e n t d e l e f a i r e l e s N a z i s , t r a h i s s a n t a i n s i o u v e r t e m e n t l a p e n s é e d e N i e t z s c h e .
2 9 . P a r - d e l à B i e n e t M a l , § 2 ; c e s p h i l o s o p h e s d e g e n r e n o u v e a u é t a i e n t d é j à a n n o n c é s a u § 2 8 9 d u G a i S a v o i r .
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ses valeurs sont celles qui conviennent. C’est pour résoudre cette difficulté que Nietzsche aura
l’idée de la grande politique. Face au péril du nihilisme, il n’est d’autre alternative :
J e p e n s e à u n e t e l l e a g g r a v a t i o n d u d a n g e r d e l a R u s s i e q u e l ’ E u r o p e d o i v e s e d é t e r m i n e r à d e v e n i r d a n s
l e s m ê m e s p r o p o r t i o n s d a n g e r e u s e , c ’ e s t - à - d i r e r e c e v o i r u n e v o l o n t é u n i q u e , p a r l e m o y e n d ’ u n e n o u -
v e l l e c a s t e r é g n a n t s u r l ’ E u r o p e , u n e l o n g u e e t r e d o u t a b l e v o l o n t é q u i p u i s s e s e f i x e r d e s o b j e c t i f s p o u r
d e s m i l l é n a i r e s : – p a r - l à e n f i n l a c o m é d i e q u i n ’ a q u e t r o p l o n g t e m p s d u r é d ’ u n e E u r o p e d e p e t i t s É t a t s ,
a v e c s a t o i s o n c h a t o y a n t e d e d y n a s t i e s e t d e d é m o c r a t i e s , a r r i v e r a i t à s o n t e r m e . L e t e m p s p o u r l a p e t i t e
p o l i t i q u e e s t r é v o l u : d é j à l e p r o c h a i n s i è c l e e n g a g e r a l e c o m b a t p o u r l a d o m i n a t i o n d e l a T e r r e , –
l ’ o b l i g a t i o n d e m e n e r u n e g r a n d e p o l i t i q u e
3 0
.
Face au nihilisme russe, celui de Dostoïevski, encore plus virulent que le nihilisme européen,
Nietzsche ne conçoit d’autre solution que d’unifier toutes les perspectives politiques euro-
péennes, dans l’optique d’une domination de la Terre. Avec toutes les réserves que nous
avons exposées quant au moyen d’action qu’il se donne réellement, il convient de préciser que
l’application de la grande politique ne pourra s’effectuer de manière habituelle. Les philoso-
phes, à qui échoit cette tâche, devront se servir des nouvelles valeurs pour y parvenir, ainsi
qu’inventer une nouvelle manière d’exercer le pouvoir.
3. Le règne des philosophes.
Ce sont bien les philosophes qui appliqueront la grande politique. En effet, ils ont déjà
traversé l’épreuve du nihilisme, ils ont entrevu le surhumain, retrouvé le sens de la Terre, et
créé de nouvelles valeurs au-delà d’eux-mêmes. Les philosophes sont donc ceux qui sont le
mieux placés pour sauver l’humanité du nihilisme en jouant un rôle politique :
L e s p h i l o s o p h e s a u t h e n t i q u e s s o n t d e s d i r i g e a n t s e t d e s l é g i s l a t e u r s : i l s d i s e n t “ c ’ e s t a i n s i q u e c e l a d o i t
ê t r e ! ” , i l s d é t e r m i n e n t p r e m i è r e m e n t l a d i r e c t i o n e t l ’ o b j e c t i f d e l ’ ê t r e h u m a i n e t s ’ a p p u i e n t p o u r c e l a
s u r l e t r a v a i l p r é p a r a t o i r e d e t o u s l e s o u v r i e r s p h i l o s o p h e s , d e t o u s c e u x q u i s o n t v e n u s à b o u t d u p a s s é ,
– d e l e u r m a i n c r é a t r i c e i l s s a i s i s s e n t l ’ a v e n i r , e t t o u t c e q u i e s t e t q u i a é t é d e v i e n t p o u r e u x u n m o y e n ,
u n o u t i l , u n m a r t e a u . L e u r “ c o n n a i s s a n c e ” e s t c r é a t i o n , l e u r c r é a t i o n e s t u n e l é g i s l a t i o n , l e u r v o l o n t é d e
v é r i t é e s t – v o l o n t é d e p u i s s a n c e . – Y a - t - i l a u j o u r d ’ h u i d e t e l s p h i l o s o p h e s ? Y a - t - i l j a m a i s e u d e t e l s
p h i l o s o p h e s ? N e d o i t - i l p a s y a v o i r d e t e l s p h i l o s o p h e s ? . . .
3 1
Les lois qu’ils instaurent sont les lois mêmes de l’ordre originel de la volonté de puissance.
C’est en fonction de cette conception que les philosophes peuvent légitimement prétendre que
leur solution au nihilisme est bien celle qui convient. Mais il ne faut surtout pas concevoir leur
législation ou leur exercice du pouvoir sur le modèle habituel. Ils ne peuvent imposer ces lois
au troupeau, car elles se dénatureraient aussitôt qu’elles seraient employées dans une perspec-
3 0 P a r - d e l à B i e n e t M a l , § 2 0 8 .
3 1 P a r - d e l à B i e n e t M a l , § 2 1 1
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tive de domination. Il s’agit de nouvelles valeurs, qui ne peuvent pas être pensées en référence
à celles du monde actuel. Nietzsche lui-même ne sait pas quelles elles sont (ou seront), car il
n’a eu que le pressentiment du surhumain comme perspective possible pour sortir du nihi-
lisme – ce qui, en soi, est déjà une avancée de la pensée très louable. Son relatif silence à ce
sujet ne provient pas d’une volonté de cacher sa pensée, mais d’une ignorance du contenu
qu’elle doit effectivement prendre. Ce seront les philosophes, ceux qu’il attend et espère 3 2 , qui
compléteront ce mouvement. À leur charge de trouver une manière pour que le troupeau ac-
cepte la voie hors de l’humain qu’ils lui proposent.
S’ils ne peuvent les imposer directement et agir par la force, ils devront alors ruser et
accomplir leur mission progressivement. Le point essentiel est d’établir un plan qui prenne en
compte l’humanité pour un très long terme. C’est par un travail sur la valeur qu’ils peuvent yparvenir : c’est elle qui est à l’origine du nihilisme, c’est elle qui le transporte dans la culture,
et c’est elle aussi qui en fournira le remède. La valeur est en quelque sorte un f£rmakon :
nuisible ou bénéfique, selon les usages. Forgée dans l’esprit de la conception négative de la
volonté de puissance, elle instaure dans la culture le nihilisme qui infecte progressivement les
autres valeurs pour proliférer tranquillement. En revanche, elle peut le combattre efficacement
si elle se fonde sur le sens de la Terre. Ce n’est qu’en fonction de la volonté de puissance et de
son extension pour l’espèce humaine que les valeurs trouvent leur utilité. Les forces nihilistes,c’est-à-dire conservatrices, dégagées par les valeurs du troupeau ne vont pas être supprimées,
mais complétées par d’autres forces, provenant des philosophes qui ont déjà accompli pour
eux-mêmes la transmutation des valeurs. La légitimité de la fonction législatrice du philoso-
phe provient donc de la volonté de puissance : elle dispense non seulement une certaine
conception du monde et de la vie, mais elle procure également les moyens de la réaliser. Les
valeurs, dans les mains des philosophes législateurs, vont devenir lois. Mais comment pour-
ront-ils les faire accueillir par le troupeau ? Nous savons déjà que ce dernier exclut de son seinles philosophes. Ils devront dès lors ruser pour imposer les nouvelles valeurs. Car il s’agit bien
ici d’une imposition : la grande politique relève d’une nécessité vitale pour l’espèce humaine
face au péril mortel du nihilisme. Toutefois, cette imposition ne peut se produire immédiate-
ment, au grand jour, en un seul mouvement, puisque le troupeau la refuse. Le problème le plus
important de la grande politique de Nietzsche se révèle ainsi : il s’agit de savoir comment
concilier la nécessité de la transmutation générale de toutes les valeurs et le refus superficiel
du peuple d’appliquer cette transmutation. 3 2 . C f . e n t r e a u t r e s , P a r - d e l à B i e n e t M a l , § 2 o u § 2 1 1 .
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Toute participation directe des philosophes législateurs à la vie politique semble donc
exclue aux yeux de Nietzsche. Les philosophes vont certes régner, mais non pas gouverner :
ils ne peuvent qu’établir leurs lois à distance, par la médiation du milieu culturel. De même
qu’au billard on ne vise pas directement le trou, mais la bande pour que la boule lancée fasse
tomber dans l’orifice, par rebonds successifs, un maximum d’autres boules, de même les phi-
losophes législateurs ne vont pas mener de politique ouverte, mais ils resteront dans l’ombre.
Ils proposeront des lois, c’est-à-dire qu’ils créeront des valeurs puisque des lois provenant
directement d’eux seraient refusées, de telle sorte que l’objectif escompté soit atteint en plu-
sieurs étapes. Puisqu’ils agissent médiatement, leur objectif lui aussi ne sera atteint que par
détours successifs. La grande politique est donc grande en ceci qu’elle se joue à un plan supé-
rieur à celui des affaires humaines, tout en y ayant des conséquences. Quelle médiation fau-dra-t-il alors utiliser ? Les philosophes doivent prendre un masque qui n’effraie pas le peuple,
pour qu’ils ne soient pas refusés ; ils devront donc agit à l’insu du troupeau. Curieuse politi-
que que celle qui se joue véritablement pour le bien de l’humanité, mais en grande partie
contre elle... Nietzsche ne demande pas en effet à ses philosophes d’exercer le pouvoir pour
eux-mêmes ; ils n’ont pour objectif que de continuer la tâche de transmutation qu’ils ont déjà
effectuée pour eux, et de l’appliquer à la communauté humaine. Les philosophes agissent ainsi
par désintéressement, par conviction, motivés par la volonté de puissance qui les incite à la reproduire à grande échelle. Ils agissent par conséquent dans l’ombre. Ils doivent travailler de
sorte que les effets qu’ils escomptent soient réalisés ; peu importe la durée pour que cette ré-
alisation soit effective. Ils doivent prendre en compte la sensibilité du troupeau. L’influence
qu’ils exercent est telles qu’ils connaissent et savent anticiper les réactions du troupeau à leurs
stimulations, et prévoient ainsi la réponse. Ils leur faut donc agir en fonction du climat de ni-
hilisme dans lequel baigne toute la civilisation européenne, et faire en sorte que la réponse du
troupeau soit conforme à la conception positive de la volonté de puissance. De la sorte, cha-que philosophe se trouve nécessairement relégué à l’écart du monde, ayant une certaine effi-
cace en lui sans en être véritablement partie prenante, car il voit au-delà. Le troupeau paît dans
la vallée, et le philosophe est chargé de le mener vers une autre vallée, où l’herbe n’est pas
empoisonnée, car il sait où se situe cette vallée, lui qui se place « en haut des montagnes »3 3 .
Mais le troupeau ne s’aperçoit pas de l’action des philosophes dans la grande politique.
Il croit que c’est toujours lui qui décide, et reste pris dans le fantasme d’une République bien
réglée et qui ne peut que perdurer. Cependant, ce sont les philosophes qui l’amènent à prendre 3 3 . P a r - d e l à B i e n e t M a l , P o s t l u d e .
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telle ou telle décision, qui orientent ses choix. Ils exercent ainsi une véritable influence sur le
troupeau de telle sorte qu’ils parviennent peu à peu à le modeler et à le placer dans la voie
salutaire hors du nihilisme. Une telle influence, un tel dressage (Zucht ) vise à terme une sé-
lection (Züchtung ) de l’espèce : Nietzsche reprend ainsi le mouvement de l’humain vers le
surhumain, qui se profile à l’horizon mais ne sera jamais atteint. De tels termes paraissent
certes excessifs, et peuvent laisser croire que Nietzsche entend réduire l’humanité en escla-
vage, au service des philosophes 3 4 , mais, nous l’avons vu, une telle hypothèse ne soutient pas
la référence à la volonté de puissance, qui anime véritablement les philosophes. Ces termes
sont donc là pour renforcer l’idée d’une métamorphose espérée vers la surhumanité. La grande
politique constitue bien dès lors un dressage de l’espèce humaine, pour en sélectionner les
meilleurs éléments afin de se rapprocher du surhumain. Cette nouvelle race, attendue et espé-rée, n’est pas une race au sens biologique du terme. Nietzsche n’a pas pour objectif de forger
une race unique, fondée sur la souche aryenne, comme certains ont pu le penser. Par race nou-
velle, il convient ici d’entendre la transformation de l’espèce humaine dans sa totalité, et non
le développement hyperbolique d’une race déjà existante à l’exclusion de toutes les autres. Le
problème que le philosophe de Sils-Maria met au jour n’est pas seulement culturel, il est avant
tout humain. C’est l’humanité dans son ensemble qu’il s’agit de surmonter, de transformer, de
métamorphoser.L’influence des philosophes législateurs amène le troupeau à croire que c’est lui qui
est à l’origine de chaque orientation politique nouvelle. Mais, bien évidemment, cela prendra
énormément de temps. La grande politique se donne un objectif à très long terme. Aucun
philosophe législateur ne la verra atteinte. Il convient également de préciser que les philoso-
phes agissent sans forcément se concerter. Du fait que Nietzsche condamne tout régime politi-
que, il semble difficile d’imaginer que les philosophes puissent reconstituer à leur échelle une
société réglée et policée, où les décisions seraient prises en commun et où à chacun échoiraitune tâche bien précise dans la réalisation de la grande politique. Les philosophes influent cer-
tes sur le cours des affaires humaines, mais c’est uniquement la conception positive de la vo-
lonté de puissance qui les pousse à agir. Leurs actions respectives se rejoignent donc dans le
même résultat. Pour cela, il n’est aucunement besoin qu’ils se concertent. Le sens de la Terre
3 4 . C f . e n c e s e n s K l o s s o w s k i , N i e t z s c h e e t l e C e r c l e v i c i e u x , P a r i s , M e r c u r e d e F r a n c e , 1 9 6 9 . I l c o n s i d è r e e n
e f f e t l a g r a n d e p o l i t i q u e c o m m e u n « c o m p l o t » ( p . 1 7 7 ) , v i s a n t à t r a n s f o r m e r l e t r o u p e a u e n « e s c l a v e s e f f e c t i f s
q u i t r a v a i l l e n t à l e u r i n s u p o u r c e s m a î t r e s o c c u l t e s , d o n c p o u r l a c a s t e c o n t e m p l a t i v e q u i n e c e s s e d e f o r m e r l e s
“ v a l e u r s ” e t l e s e n s d e l a v i e » ( p . 2 3 4 ) , a u m é p r i s d e l a c o h é r e n c e d e s a t h è s e a v e c l e s c o n c e p t s q u e N i e t z s c h e a
r é e l l e m e n t f o r g é s .
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leur donne à chacun la même conception du bien commun : la métamorphose de l’humanité.
Les philosophes peuvent par conséquent agir isolément ; c’est sur le plan global de l’ensemble
de l’humanité que se mesurera l’action des philosophes. Ce qui fait la force politique des phi-
losophes, c’est leur relative autonomie : ils n’exercent pas le pouvoir en tant que tel, mais
contribuent tous à leur manière à la réussite de leur objectif.
C’est donc de l’intérieur du troupeau que les philosophes règnent : ils semblent
l’intégrer totalement, alors qu’ils le dirigent dans l’ombre. S’ils ne se concertent pas pour cela,
ils forment néanmoins une certaine communauté, que nous pouvons penser sur le modèle de la
constellation :
I l y a v r a i s e m b l a b l e m e n t u n e é n o r m e c o u r b e i n v i s i b l e , u n e r o u t e é t o i l é e , d a n s l a q u e l l e n o s v o i e s d i f f é -
r e n t e s e t n o s o b j e c t i f s s o n t c o n ç u s c o m m e d e p e t i t e s é t a p e s
3 5
.De même que les étoiles constituent dans le ciel un semis sans structure apparente, comme
planté au hasard sur la voûte céleste, mais que la connaissance des constellations suffit à or-
donner, de même les philosophes semblent faire partie intégrante du troupeau, en ceci que rien
de leur action concernant la grande politique n’apparaît ouvertement. En revanche, un lien
subtil et ténu, de même nature que celui qui regroupe les étoiles éparses en une constellation,
réunit les philosophes : leur œuvre personnelle, leur contribution à la grande politique. Les
philosophes législateurs sont autonomes, ils agissent en fonction de leur propre écoute du sensde la Terre, mais si l’on se place au point de vue de la totalité, alors les actions, les contribu-
tions des différents philosophes à la grande politique se rejoignent.
*
En définitive, c’est bien une « domination de la Terre »3 6 que Nietzsche envisage avec
la grande politique. Les philosophes tendent à imposer au monde leur loi, mais celle-ci pro-vient elle-même de l’écoute originaire du sens de la Terre. Cette domination sera bien effec-
tive, puisque c’est l’unification de l’humanité sous une même loi, ou plutôt sous un même
ordre, qui est à terme visée. Mais la Terre ne sera en rien passivement assujettie par les philo-
sophes ; au contraire, ces derniers lui permettront de retrouver sa prédominance. La domina-
tion de la Terre n’est donc que la manière double dont s’organise effectivement la grande po-
3 5 . G a i S a v o i r , § 2 7 9 . I l s ’ a g i t , à l ’ o r i g i n e , d ’ u n e r é c o n c i l i a t i o n m a l g r é t o u t a v e c W a g n e r , m a i s q u i i l l u s t r e p a r -
f a i t e m e n t l a r é u n i o n d e s e f f o r t s d e s p h i l o s o p h e s d a n s l a g r a n d e p o l i t i q u e .
3 6 . P a r - d e l à B i e n e t M a l , § 2 0 8 .
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8/20/2019 MTNietzsche.pdf
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Les Cahiers de l’ATP , avril 2006 – © Thompson 2006
litique : le retour à un ordre naturel, lui-même étendu à la totalité du monde. Loin de faire
preuve de velléités d’établir une dictature occulte, la théorie politique de Nietzsche prétend
restaurer la relation primordiale et originelle entre l’être humain et le monde, la nature. De la
sorte, en retrouvant le processus naturel d’évolution, l’humanité pourra petit à petit se méta-
morphoser sur le modèle du surhumain. La pensée de la grande politique est certes élevée, et
requiert des efforts pour que l’on puisse parvenir à elle, mais si Nietzsche reste relativement
discret sur son compte, c’est pour mieux laisser aux philosophes de l’avenir la possibilité
d’agir.
Par là même, c’est toute la philosophie de Nietzsche qui se trouve unifiée par la grande
politique, notion autour de laquelle elle gravite. Elle vient prolonger le mouvement de trans-
mutation des valeurs, le reprendre au niveau collectif, et dès lors renforce la cohérence desdifférents concepts précédemment forgés par Nietzsche. Il est dès lors possible de prendre
conscience du fait que Nietzsche, loin d’être un terroriste voulant détruire la société humaine,
est en fait profondément animé par la conception du bien commun, celui de la vie, mais aussi
celui de la survie de l’humanité sous une forme supérieure.