poincare la valeur de la science

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  • 8/9/2019 POINCARE La Valeur de La Science

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    LA VALEUR DE LA SCIENCE

    '

    Henri Poincar

    Introduction

    Premire partie : Les sciences mathmatiques

    CHAPITRE PREMIER : LINTUITION ET LA LOGIQUE EN MATHEMATIQUES

    CHAPITRE II : LA MESURE DU TEMPS.

    CHAPITRE III : LA NOTION DESPACE

    CHAPITRE IV. LESPACE ET SES TROIS DIMENSIONS

    Deuxime partie : Les sciences physiques

    CHAPITRE V : LANALYSE ET LA PHYSIQUE.

    CHAPITRE VI : LASTRONOMIE

    CHAPITRE VII : LHISTOIRE DE LA PHYSIQUE MATHEMATIQUE

    CHAPITRE VIII : LA CRISE ACTUELLE DE LA PHYSIQUE MATHEMATIQUE

    CHAPITRE IX : LAVENIR DE LA PHYSIQUE MATHEMATIQUE

    Troisime partie : La valeur objective de la science

    CHAPITRE X : LA SCIENCE EST-ELLE ARTIFICIELLE ?CHAPITRE XI : LA SCIENCE ET LA REALITE

    La Valeur de la Science - Introduction

    CHAPITRE PREMIER : LINTUITION ET LA LOGIQUE EN MATHEMATIQUES

    La recherche de la vrit doit tre le but de notre activit ; cest la seule fin qui soit digne delle. Sans

    doute nous devons dabord nous efforcer de soulager les souffrances humaines, mais pourquoi ? Ne pas

    souffrir, cest un idal ngatif et qui serait plus srement atteint par lanantissement du monde. Si

    nous voulons de plus en plus affranchir lhomme des soucis matriels, cest pour quil puisse employer

    sa libert reconquise ltude et la contemplation de la vrit.

    Cependant quelquefois la vrit nous effraye. Et en effet, nous savons quelle est quelquefois

    dcevante, que cest un fantme qui ne se montre nous un instant que pour fuir sans cesse, quil faut

    la poursuivre plus loin et toujours plus loin, sans jamais pouvoir latteindre. Et cependant pour agir il

    faut sarrter, anangke stenai, comme a dit je ne sais plus quel grec, Aristote ou un autre. Nous savons

    aussi combien elle est souvent cruelle et nous nous demandons si lillusion nest pas non seulement

    plus consolante, mais plus fortifiante aussi ; car cest elle qui nous donne la confiance. Quand elle aura

    disparu, lesprance nous restera-t-elle et aurons-nous le courage dagir ? Cest ainsi que le cheval

    attel un mange refuserait certainement davancer si on ne prenait la prcaution de lui bander les

    yeux. Et puis, pour chercher la vrit, il faut tre indpendant, tout fait indpendant. Si nous voulons

    agir, au contraire, si nous voulons tre forts, il faut que nous soyons unis. Voil pourquoi plusieurs

    dentre nous seffraient de la vrit ; ils la considrent comme une cause de faiblesse. Et pourtant il ne

    faut pas avoir peur de la vrit parce quelle seule est belle.

    Quand je parle ici de la vrit, sans doute je veux parler dabord de la vrit scientifique ; mais je veux

    parler aussi de la vrit morale, dont ce quon appelle la justice nest quun des aspects. Il semble que

    jabuse des mots, que je runis ainsi sous un mme nom deux objets qui nont rien de commun ; que la

    vrit scientifique qui se dmontre ne peut, aucun titre, se rapprocher de la vrit morale qui se sent.

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    Et pourtant je ne peux les sparer, et ceux qui aiment lune ne peuvent pas ne pas aimer lautre. Pour

    trouver lune, comme pour trouver lautre, il faut sefforcer daffranchir compltement son me du

    prjug et de la passion, il faut atteindre labsolue sincrit. Ces deux sortes de vrits, une fois

    dcouvertes, nous procurent la mme joie ; lune et lautre, ds quon la aperue, brille du mme clat,

    de sorte quil faut la voir ou fermer les yeux. Toutes deux enfin nous attirent et nous fuient ; elles ne

    sont jamais fixes : quand on croit les avoir atteintes, on voit quil faut marcher encore, et celui qui les

    poursuit est condamn ne jamais connatre le repos.

    Il faut ajouter que ceux qui ont peur de lune, auront peur aussi de lautre ; car ce sont ceux qui, en

    toutes choses, se proccupent avant tout des consquences. En un mot, je rapproche les deux vrits,

    parce que ce sont les mmes raisons qui nous les font aimer et parce que ce sont les mmes raisons qui

    nous les font redouter.

    Si nous ne devons pas avoir peur de la vrit morale, plus forte raison il ne faut pas redouter la vrit

    scientifique. Et dabord elle ne peut tre en conflit avec la morale. La morale et la science ont leurs

    domaines propres qui se touchent mais ne se pntrent pas. Lune nous montre quel but nous devons

    viser, lautre, le but tant donn, nous fait connatre les moyens de latteindre. Elles ne peuvent donc

    jamais se contrarier puisquelles ne peuvent se rencontrer. Il ne peut pas y avoir de science immorale,

    pas plus quil ne peut y avoir de morale scientifique.

    Mais si lon a peur de la science, cest surtout parce quelle ne peut nous donner le bonheur.

    Evidemment non, elle ne peut pas nous le donner, et lon peut se demander si la bte ne souffre pas

    moins que lhomme. Mais pouvons-nous regretter ce paradis Terrestre o lhomme, semblable la

    brute, tait vraiment immortel puisquil ne savait pas quon doit mourir ? Quand on a got la

    pomme, aucune souffrance ne peut en faire oublier la saveur, et on y revient toujours. Pourrait-on faire

    autrement ? Autant demander si celui qui a vu, peut devenir aveugle et ne pas sentir la nostalgie de la

    lumire. Aussi lhomme ne peut tre heureux par la science, mais aujourdhui il peut bien moins encore

    tre heureux sans elle.

    Mais si la vrit est le seul but qui mrite dtre poursuivi, pouvons-nous esprer latteindre ? Voil de

    quoi il est permis de douter. Les lecteurs de mon petit livre sur la science et lhypothse savent dj ce

    que jen pense. La vrit quil nous est permis dentrevoir nest pas tout fait ce que la plupart des

    hommes appellent de ce nom. Est-ce dire que notre aspiration la plus lgitime et la plus imprieuse

    est en mme temps la plus vaine ? Ou bien pouvons-nous malgr tout approcher de la vrit par

    quelque ct, cest ce quil convient dexaminer.

    Et dabord, de quel instrument disposons-nous pour cette conqute ? Lintelligence de lhomme, pour

    nous restreindre, lintelligence du savant nest-elle pas susceptible dune infinie varit ? On pourrait,

    sans puiser ce sujet, crire bien des volumes ; je nai fait que leffleurer en quelques courtes pages.

    Que lesprit du mathmaticien ressemble peu celui du physicien ou celui du naturaliste, tout le

    monde en conviendra ; mais les mathmaticiens eux-mmes ne se ressemblent pas entre eux ; les uns

    ne connaissent que limplacable logique, les autres font appel lintuition et voient en elle la source

    unique de la dcouverte. Et ce serait l une raison de dfiance. A des esprits si dissemblables, les

    thormes mathmatiques eux-mmes pourront-ils apparatre sous le mme jour ? La vrit qui nest

    pas la mme pour tous est-elle la vrit ? Mais en regardant les choses de plus prs, nous voyons

    comment ces ouvriers si diffrents collaborent une uvre commune qui ne pourrait sachever sans

    leur concours. Et cela dj nous rassure.

    Il faut ensuite examiner les cadres dans lesquels la nature nous parat enferme et que nous nommons le

    temps et lespace. Dans La Science et LHypothse, jai dj montr combien leur valeur est relative ;

    ce nest pas la nature qui nous les impose, cest nous qui les imposons la nature parce que nous lestrouvons commodes, mais je nai gure parl que de lespace, et surtout de lespace quantitatif, pour

    ainsi dire, cest--dire des relations mathmatiques dont lensemble constitue la gomtrie. Il tait

    ncessaire de montrer quil en est du temps comme de lespace et quil en est encore de mme de

    lespace qualitatif ; il fallait en particulier rechercher pourquoi nous attribuons trois dimensions

    lespace. On me pardonnera donc dtre revenu une fois encore sur ces importantes questions.

    LAnalyse mathmatique, dont ltude de ces cadres vides est lobjet principal, nest-elle donc quun

    vain jeu de lesprit ? Elle ne peut donner au physicien quun langage commode ; nest-ce pas l un

    mdiocre service, dont on aurait pu se passer la rigueur ; et mme, nest-il pas craindre que ce

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    CHAPITRE II : LA MESURE DU TEMPS.

    Il est impossible dtudier les uvres des grands mathmaticiens, et mme celles des petits, sans

    remarquer et sans distinguer deux tendances opposes, ou plutt deux sortes desprits entirement

    diffrents. Les uns sont avant tout proccups de la logique ; lire leurs ouvrages, on est tent de croire

    quils nont avanc que pas pas, avec la mthode dun Vauban qui pousse ses travaux dapprochecontre une place forte, sans rien abandonner au hasard. Les autres se laissent guider par lintuition et

    font du premier coup des conqutes rapides, mais quelquefois prcaires, ainsi que de hardis cavaliers

    davant-garde.

    Ce nest pas la matire quils traitent qui leur impose lune ou lautre mthode. Si lon dit souvent des

    premiers quils sont des analystes et si lon appelle les autres gomtres, cela nempche pas que les

    uns restent analystes, mme quand ils font de la gomtrie, tandis que les autres sont encore des

    gomtres, mme sils soccupent dAnalyse pure. Cest la nature mme de leur esprit qui les fait

    logiciens ou intuitifs, et ils ne peuvent la dpouiller quand ils abordent un sujet nouveau.

    Ce nest pas non plus lducation qui a dvelopp en eux lune des deux tendances et qui a touff

    lautre. On nat mathmaticien, on ne le devient pas, et il semble aussi quon nat gomtre, ou quon

    nat analyste. Je voudrais citer des exemples et certes ils ne manquent pas ; mais pour accentuer le

    contraste, je voudrais commencer par un exemple extrme ; pardon, si je suis oblig de le chercher

    auprs de deux mathmaticiens vivants.

    M. Mray veut dmontrer quune quation binme a toujours une racine, ou, en termes vulgaires, quon

    peut toujours subdiviser un angle. Sil est une vrit que nous croyons connatre par intuition directe,

    cest bien celle-l. Qui doutera quun angle peut toujours tre partag en un nombre quelconque de

    parties gales ? M. Mray nen juge pas ainsi ; ses yeux, cette proposition nest nullement vidente et

    pour la dmontrer, il lui faut plusieurs pages.

    Voyez au contraire M. Klein : il tudie une des questions les plus abstraites de la thorie des fonctions ;

    il sagit de savoir si sur une surface de Riemann donne, il existe toujours une fonction admettant des

    singularits donnes. Que fait le clbre gomtre allemand ? Il remplace sa surface de Riemann par

    une surface mtallique dont la conductibilit lectrique varie suivant certaines lois. Il met deux de ses

    points en communication avec les deux ples dune pile. Il faudra bien, dit-il, que le courant passe, et la

    faon dont ce courant sera distribu sur la surface dfinira une fonction dont les singularits seront

    prcisment celles qui sont prvues par lnonc.

    Sans doute, M. Klein sait bien quil na donn l quun aperu : toujours est-il quil na pas hsit le

    publier ; et il croyait probablement y trouver sinon une dmonstration rigoureuse, du moins je ne sais

    quelle certitude morale. Un logicien aurait rejet avec horreur une semblable conception, ou plutt il

    naurait pas eu la rejeter, car dans son esprit elle naurait jamais pu natre.

    Permettez-moi encore de comparer deux hommes, qui sont lhonneur de la science franaise, qui nous

    ont t rcemment enlevs, mais qui tous deux taient depuis longtemps entrs dans limmortalit. Je

    veux parler de M. Bertrand et de M. Hermite. Ils ont t lves de la mme cole et en mme temps ;

    ils ont subi la mme ducation, les mmes influences ; et pourtant quelle divergence ; ce nest pas

    seulement dans leurs crits quon la voit clater ; cest dans leur enseignement, dans leur faon de

    parler, dans leur aspect mme. Dans la mmoire de tous leurs lves, ces deux physionomies se sont

    graves en traits ineffaables ; pour tous ceux qui ont eu le bonheur de suivre leurs leons, ce souvenir

    est encore tout rcent ; il nous est ais de lvoquer.

    Tout en parlant, M. Bertrand est toujours en action ; tantt il semble aux prises avec quelque ennemi

    extrieur, tantt il dessine dun geste de la main les figures quil tudie. Evidemment, il voit et il

    cherche peindre, cest pour cela quil appelle le geste son secours. Pour M. Hermite, cest tout le

    contraire ; ses yeux semblent fuir le contact du monde ; ce nest pas au dehors, cest au dedans quil

    cherche la vision de la vrit.

    Parmi les gomtres allemands de ce sicle, deux noms surtout sont illustres ; ce sont ceux des deux

    savants qui ont fond la thorie gnrale des fonctions, Weierstrass et Riemann. Weierstrass ramne

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    tout la considration des sries et leurs transformations analytiques ; pour mieux dire, il rduit

    lAnalyse une sorte de prolongement de larithmtique ; on peut parcourir tous ses livres sans y

    trouver une figure. Riemann, au contraire, appelle de suite la gomtrie son secours, chacune de ses

    conceptions est une image que nul ne peut oublier ds quil en a compris le sens.

    Plus rcemment, Lie tait un intuitif ; on aurait pu hsiter en lisant ses ouvrages, on nhsitait plus

    aprs avoir caus avec lui ; on voyait tout de suite quil pensait en images. Mme Kowalevski tait une

    logicienne.

    Chez nos tudiants, nous remarquons les mmes diffrences ; les uns aiment mieux traiter leurs

    problmes par lAnalyse , les autres par la Gomtrie . Les premiers sont incapables de voir

    dans lespace , les autres se lasseraient promptement des longs calculs et sy embrouilleraient.

    Les deux sortes desprits sont galement ncessaires aux progrs de la science ; les logiciens, comme

    les intuitifs, ont fait de grandes choses que les autres nauraient pas pu faire. Qui oserait dire sil

    aimerait mieux que Weierstrass net jamais crit, ou sil prfrerait quil ny et pas eu de Riemann ?

    Lanalyse et la synthse ont donc toutes deux leur rle lgitime. Mais il est intressant dtudier de plus

    prs quelle est dans lhistoire de la science la part qui revient lune et lautre.

    Chose curieuse ! Si nous relisons les uvres des anciens, nous serons tents de les classer tous parmi

    les intuitifs. Et pourtant la nature est toujours la mme, il est peu probable quelle ait commenc dans

    ce sicle crer des esprits amis de la logique.

    Si nous pouvions nous replacer dans le courant des ides qui rgnaient de leur temps, nous

    reconnatrions que beaucoup de ces vieux gomtres taient analystes par leurs tendances. Euclide, par

    exemple, a lev un chafaudage savant o ses contemporains ne pouvaient trouver de dfaut. Dans

    cette vaste construction, dont chaque pice, pourtant, est due lintuition, nous pouvons encore

    aujourdhui sans trop defforts reconnatre luvre dun logicien. Ce ne sont pas les esprits qui ont

    chang, ce sont les ides ; les esprits intuitifs sont rests les mmes ; mais leurs lecteurs ont exig deux

    plus de concessions. Quelle est la raison de cette volution ?

    Il nest pas difficile de la dcouvrir. Lintuition ne peut nous donner la rigueur, ni mme la certitude, on

    sen est aperu de plus en plus.

    Citons quelques exemples. Nous savons quil existe des fonctions continues dpourvues de drives.

    Rien de plus choquant pour lintuition que cette proposition qui nous est impose par la logique. Nos

    pres nauraient pas manqu de dire : Il est vident que toute fonction continue a une drive, puisque

    toute courbe a une tangente.

    Comment lintuition peut-elle nous tromper ce point ? Cest que quand nous cherchons imaginer

    une courbe, nous ne pouvons pas nous la reprsenter sans paisseur ; de mme, quand nous nous

    reprsentons une droite, nous la voyons sous la forme dune bande rectiligne dune certaine largeur.

    Nous savons bien que ces lignes nont pas dpaisseur ; nous nous efforons de les imaginer de plus en

    plus minces et de nous rapprocher ainsi de la limite ; nous y parvenons dans une certaine mesure, mais

    nous natteindrons jamais cette limite.

    Et alors il est clair que nous pourrons toujours nous reprsenter ces deux rubans troits, lun rectiligne,lautre curviligne, dans une position telle quils empitent lgrement lun sur lautre sans se traverser.

    Nous serons ainsi amens, moins dtre avertis par une analyse rigoureuse, conclure quune courbe

    a toujours une tangente.

    Je prendrai comme second exemple le principe de Dirichlet sur lequel reposent tant de thormes de

    physique mathmatique ; aujourdhui on ltablit par des raisonnements trs rigoureux mais trs longs ;

    autrefois, au contraire, on se contentait dune dmonstration sommaire. Une certaine intgrale

    dpendant dune fonction arbitraire ne peut jamais sannuler. On en concluait quelle doit avoir un

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    minimum. Le dfaut de ce raisonnement nous apparat immdiatement, parce que nous employons le

    terme abstrait de fonction et que nous sommes familiariss avec toutes les singularits que peuvent

    prsenter les fonctions quand on entend ce mot dans le sens le plus gnral.

    Mais il nen serait pas de mme si lon stait servi dimages concrtes, si lon avait, par exemple,

    considr cette fonction comme un potentiel lectrique ; on aurait pu croire lgitime daffirmer que

    lquilibre lectrostatique peut tre atteint. Peut-tre cependant une comparaison physique aurait veill

    quelques vagues dfiances. Mais si lon avait pris soin de traduire le raisonnement dans le langage de lagomtrie, intermdiaire entre celui de lAnalyse et celui de la physique, ces dfiances ne se seraient

    sans doute pas produites, et peut-tre pourrait-on ainsi, mme aujourdhui, tromper encore bien des

    lecteurs non prvenus.

    Lintuition ne nous donne donc pas la certitude. Voil pourquoi lvolution devait se faire ; voyons

    maintenant comment elle sest faite.

    On na pas tard sapercevoir que la rigueur ne pourrait pas sintroduire dans les raisonnements, si on

    ne la faisait entrer dabord dans les dfinitions.

    Longtemps les objets dont soccupent les mathmaticiens taient pour la plupart mal dfinis ; on

    croyait les connatre, parce quon se les reprsentait avec les sens ou limagination ; mais on nen avait

    quune image grossire et non une ide prcise sur laquelle le raisonnement pt avoir prise.

    Cest l dabord que les logiciens ont d porter leurs efforts.

    Ainsi pour le nombre incommensurable.

    Lide vague de continuit, que nous devions lintuition, sest rsolue en un systme compliqu

    dingalits portant sur des nombres entiers.

    Par l, les difficults provenant des passages la limite, ou de la considration des infiniment petits, se

    sont trouves dfinitivement claircies.

    Il ne reste plus aujourdhui en Analyse que des nombres entiers ou des systmes finis ou infinis de

    nombres entiers, relis entre eux par un rseau de relations dgalit ou dingalit.

    Les mathmatiques, comme on la dit, se sont arithmtises.

    Une premire question se pose. Cette volution est-elle termine ?

    Avons-nous atteint enfin la rigueur absolue ? A chaque stade de lvolution nos pres croyaient aussi

    lavoir atteinte. Sils se trompaient, ne nous trompons-nous pas comme eux ?

    Nous croyons dans nos raisonnements ne plus faire appel lintuition ; les philosophes nous diront que

    cest l une illusion. La logique toute pure ne nous mnerait jamais qu des tautologies ; elle ne

    pourrait crer du nouveau ; ce nest pas delle toute seule quaucune science peut sortir.

    Ces philosophes ont raison dans un sens ; pour faire larithmtique, comme pour faire la gomtrie, oupour faire une science quelconque, il faut autre chose que la logique pure. Cette autre chose, nous

    navons pour la dsigner dautre mot que celui dintuition. Mais combien dides diffrentes se cachent

    sous ces mmes mots ?

    Comparons ces quatre axiomes :

    1 Deux quantits gales une troisime sont gales entre elles ;

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    2 Si un thorme est vrai du nombre 1 et si lon dmontre quil est vrai de n + 1, pourvu quil le soit

    de n, il sera vrai de tous les nombres entiers ;

    3 Si sur une droite le point C est entre A et B et le point D entre A et C, le point D sera entre A et B ;

    4 Par un point on ne peut mener quune parallle une droite.

    Tous quatre doivent tre attribus lintuition, et cependant le premier est lnonc dune des rgles dela logique formelle ; le second est un vritable jugement synthtique priori, cest le fondement de

    linduction mathmatique rigoureuse ; le troisime est un appel limagination ; le quatrime est une

    dfinition dguise.

    Lintuition nest pas forcment fonde sur le tmoignage des sens ; les sens deviendraient bientt

    impuissants ; nous ne pouvons, par exemple, nous reprsenter le chilogone, et cependant nous

    raisonnons par intuition sur les polygones en gnral, qui comprennent le chilogone comme cas

    particulier.

    Vous savez ce que Poncelet entendait par le principe de continuit. Ce qui est vrai dune quantit relle,

    disait Poncelet, doit ltre dune quantit imaginaire ; ce qui est vrai de lhyperbole dont les asymptotes

    sont relles, doit donc tre vrai de lellipse dont les asymptotes sont imaginaires. Poncelet tait lun des

    esprits les plus intuitifs de ce sicle ; il ltait avec passion, presque avec ostentation ; il regardait le

    principe de continuit comme une de ses conceptions les plus hardies, et cependant ce principe ne

    reposait pas sur le tmoignage des sens ; ctait plutt contredire ce tmoignage que dassimiler

    lhyperbole lellipse. Il ny avait l quune sorte de gnralisation htive et instinctive que je ne veux

    dailleurs pas dfendre.

    Nous avons donc plusieurs sortes dintuitions ; dabord, lappel aux sens et limagination ; ensuite, la

    gnralisation par induction, calque, pour ainsi dire, sur les procds des sciences exprimentales ;

    nous avons enfin lintuition du nombre pur, celle do est sorti le second des axiomes que jnonais

    tout lheure et qui peut engendrer le vritable raisonnement mathmatique.

    Les deux premires ne peuvent nous donner la certitude, je lai montr plus haut par des exemples ;

    mais qui doutera srieusement de la troisime, qui doutera de lArithmtique ?

    Or, dans lAnalyse daujourdhui, quand on veut se donner la peine dtre rigoureux, il ny a plus que

    des syllogismes ou des appels cette intuition du nombre pur, la seule qui ne puisse nous tromper. On

    peut dire quaujourdhui la rigueur absolue est atteinte.

    Les philosophes font encore une autre objection : Ce que vous gagnez en rigueur, disent-ils, vous le

    perdez en objectivit. Vous ne pouvez vous lever vers votre idal logique quen coupant les liens qui

    vous rattachent la ralit. Votre science est impeccable, mais elle ne peut le rester quen senfermant

    dans une tour divoire et en sinterdisant tout rapport avec le monde extrieur. Il faudra bien quelle en

    sorte ds quelle voudra tenter la moindre application.

    Je veux dmontrer, par exemple, que telle proprit appartient tel objet dont la notion me semble

    dabord indfinissable, parce quelle est intuitive. Jchoue dabord ou je dois me contenter de

    dmonstrations par peu prs ; je me dcide enfin donner mon objet une dfinition prcise, ce quime permet dtablir cette proprit dune manire irrprochable.

    Et aprs ? Disent les philosophes, il reste encore montrer que lobjet qui rpond cette dfinition

    est bien le mme que lintuition vous a fait connatre ; ou bien encore que tel objet rel et concret dont

    vous croyiez reconnatre immdiatement la conformit avec votre ide intuitive, rpond bien votre

    dfinition nouvelle. Cest alors seulement que vous pourrez affirmer quil jouit de la proprit en

    question. Vous navez fait que dplacer la difficult.

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    Cela nest pas exact ; on na pas dplac la difficult, on la divise. La proposition quil sagissait

    dtablir se composait en ralit de deux vrits diffrentes, mais que lon navait pas distingues tout

    dabord. La premire tait une vrit mathmatique et elle est maintenant rigoureusement tablie. La

    seconde tait une vrit exprimentale. Lexprience seule peut nous apprendre que tel objet rel et

    concret rpond ou ne rpond pas telle dfinition abstraite. Cette seconde vrit nest pas dmontre

    mathmatiquement, mais elle ne peut pas ltre, pas plus que ne peuvent ltre les lois empiriques des

    sciences physiques et naturelles. Il serait draisonnable de demander davantage.

    Eh bien ! Nest-ce pas un grand progrs davoir distingu ce quon avait longtemps confondu tort ?

    Est-ce dire quil ny a rien retenir de cette objection des philosophes ? Ce nest pas cela que je veux

    dire ; en devenant rigoureuse, la Science mathmatique prend un caractre artificiel qui frappera tout le

    monde ; elle oublie ses origines historiques ; on voit comment les questions peuvent se rsoudre, on ne

    voit plus comment et pourquoi elles se posent.

    Cela nous montre que la logique ne suffit pas ; que la Science de la dmonstration nest pas la Science

    tout entire et que lintuition doit conserver son rle comme complment, jallais dire comme

    contrepoids ou comme contrepoison de la logique.

    Jai dj eu loccasion dinsister sur la place que doit garder lintuition dans lenseignement des

    sciences mathmatiques. Sans elle, les jeunes esprits ne sauraient sinitier lintelligence des

    Mathmatiques ; ils napprendraient pas les aimer et ny verraient quune vaine logomachie ; sans

    elle surtout, ils ne deviendraient jamais capables de les appliquer.

    Mais aujourdhui, cest avant tout du rle de lintuition dans la science elle-mme que je voudrais

    parler. Si elle est utile ltudiant, elle lest plus encore au savant crateur.

    Nous cherchons la ralit, mais quest-ce que la ralit ? Les physiologistes nous apprennent que les

    organismes sont forms de cellules ; les chimistes ajoutent que les cellules elles-mmes sont formes

    datomes. Cela veut-il dire que ces atomes ou que ces cellules constituent la ralit, ou du moins la

    seule ralit ? La faon dont ces cellules sont agences et do rsulte lunit de lindividu, nest-elle

    pas aussi une ralit, beaucoup plus intressante que celle des lments isols, et un naturaliste, qui

    naurait jamais tudi llphant quau microscope, croirait-il connatre suffisamment cet animal ?

    Eh bien ! En Mathmatiques, il y a quelque chose danalogue. Le logicien dcompose pour ainsi dire

    chaque dmonstration en un trs grand nombre doprations lmentaires ; quand on aura examin ces

    oprations les unes aprs les autres et quon aura constat que chacune delles est correcte, croira-t-on

    avoir compris le vritable sens de la dmonstration ? Laura-t-on compris mme quand, par un effort de

    mmoire, on sera devenu capable de rpter cette dmonstration en reproduisant toutes ces oprations

    lmentaires dans lordre mme o les avait ranges linventeur ?

    Evidemment non, nous ne possderons pas encore la ralit tout entire, ce je ne sais quoi qui fait

    lunit de la dmonstration nous chappera compltement.

    LAnalyse pure met notre disposition une foule de procds dont elle nous garantit linfaillibilit ;

    elle nous ouvre mille chemins diffrents o nous pouvons nous engager en toute confiance ; nous

    sommes assurs de ny pas rencontrer dobstacles ; mais, de tous ces chemins, quel est celui qui nousmnera le plus promptement au but ? Qui nous dira lequel il faut choisir ? Il nous faut une facult qui

    nous fasse voir le but de loin, et, cette facult, cest lintuition. Elle est ncessaire lexplorateur pour

    choisir sa route, elle ne lest pas moins celui qui marche sur ses traces et qui veut savoir pourquoi il

    la choisie.

    Si vous assistez une partie dchecs, il ne vous suffira pas, pour comprendre la partie, de savoir les

    rgles de la marche des pices. Cela vous permettrait seulement de reconnatre que chaque coup a t

    jou conformment ces rgles et cet avantage aurait vraiment bien peu de prix. Cest pourtant ce que

    ferait le lecteur dun livre de mathmatiques, sil ntait que logicien. Comprendre la partie, cest tout

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    autre chose ; cest savoir pourquoi le joueur avance telle pice plutt que telle autre quil aurait pu faire

    mouvoir sans violer les rgles du jeu. Cest apercevoir la raison intime qui fait de cette srie de coups

    successifs une sorte de tout organis. A plus forte raison, cette facult est-elle ncessaire au joueur lui-

    mme, cest--dire linventeur.

    Laissons l cette comparaison et revenons aux mathmatiques.

    Voyons ce qui est arriv, par exemple pour lide de fonction continue. Au dbut, ce ntait quuneimage sensible, par exemple, celle dun trait continu trac la craie sur un tableau noir. Puis elle sest

    pure peu peu, bientt on sen est servi pour construire un systme compliqu dingalits, qui

    reproduisait pour ainsi dire toutes les lignes de limage primitive ; quand cette construction a t

    termine, on a dcintr, pour ainsi dire, on a rejet cette reprsentation grossire qui lui avait

    momentanment servi dappui et qui tait dsormais inutile ; il nest plus rest que la construction elle-

    mme, irrprochable aux yeux du logicien. Et cependant si limage primitive avait totalement disparu

    de notre souvenir, comment devinerions-nous par quel caprice toutes ces ingalits se sont chafaudes

    de cette faon les unes sur les autres ?

    Vous trouverez peut-tre que jabuse des comparaisons ; passez-men cependant encore une. Vous avez

    vu sans doute ces assemblages dlicats daiguilles siliceuses qui forment le squelette de certaines

    ponges. Quand la matire organique a disparu, il ne reste quune frle et lgante dentelle. Il ny a l,

    il est vrai, que de la silice, mais, ce qui est intressant, cest la forme qua prise cette silice, et nous ne

    pouvons la comprendre si nous ne connaissons pas lponge vivante qui lui a prcisment imprim

    cette forme. Cest ainsi que les anciennes notions intuitives de nos pres, mme lorsque nous les avons

    abandonnes, impriment encore leur forme aux chafaudages logiques que nous avons mis leur place.

    Cette vue densemble est ncessaire linventeur ; elle est ncessaire galement celui qui veut

    rellement comprendre linventeur ; la logique peut-elle nous la donner ?

    Non ; le nom que lui donnent les mathmaticiens suffirait pour le prouver. En mathmatiques, la

    logique sappelle Analyse et analyse veut dire division, dissection. Elle ne peut donc avoir dautre outil

    que le scalpel et le microscope.

    Ainsi, la logique et lintuition ont chacune leur rle ncessaire. Toutes deux sont indispensables. La

    logique qui peut seule donner la certitude est linstrument de la dmonstration : lintuition est

    linstrument de linvention.

    Mais au moment de formuler cette conclusion, je suis pris dun scrupule.

    Au dbut, jai distingu deux sortes desprits mathmatiques, les uns logiciens et analystes, les autres

    intuitifs et gomtres. Eh bien, les analystes aussi ont t des inventeurs. Les noms que jai cits tout

    lheure me dispensent dinsister.

    Il y a l une contradiction au moins apparente quil est ncessaire dexpliquer.

    Croit-on dabord que ces logiciens ont toujours procd du gnral au particulier, comme les rgles de

    la logique formelle semblaient les y obliger ? Ce nest pas ainsi quils auraient pu tendre les frontires

    de la Science ; on ne peut faire de conqute scientifique que par la gnralisation.

    Dans un des chapitres de La Science et LHypothse, jai eu loccasion dtudier la nature du

    raisonnement mathmatique et jai montr comment ce raisonnement, sans cesser dtre absolument

    rigoureux, pouvait nous lever du particulier au gnral par un procd que jai appel linduction

    mathmatique.

    Cest par ce procd que les analystes ont fait progresser la science et si lon examine le dtail mme

    de leurs dmonstrations, on ly retrouvera chaque instant ct du syllogisme classique dAristote.

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    Nous voyons donc dj que les analystes ne sont pas simplement des faiseurs de syllogismes la faon

    des scolastiques.

    Croira-t-on, dautre part, quils ont toujours march pas pas sans avoir la vision du but quils

    voulaient atteindre ? Il a bien fallu quils devinassent le chemin qui y conduisait, et pour cela ils ont eu

    besoin dun guide.

    Ce guide, cest dabord lanalogie.

    Par exemple, un des raisonnements chers aux analystes est celui qui est fond sur lemploi des

    fonctions majorantes. On sait quil a dj servi rsoudre une foule de problmes ; en quoi consiste

    alors le rle de linventeur qui veut lappliquer un problme nouveau ? Il faut dabord quil

    reconnaisse lanalogie de cette question avec celles qui ont dj t rsolues par cette mthode ; il faut

    ensuite quil aperoive en quoi cette nouvelle question diffre des autres, et quil en dduise les

    modifications quil est ncessaire dapporter la mthode.

    Mais comment aperoit-on ces analogies et ces diffrences ?

    Dans lexemple que je viens de citer, elles sont presque toujours videntes, mais jaurais pu en trouver

    dautres o elles auraient t beaucoup plus caches ; souvent il faut pour les dcouvrir une

    perspicacit peu commune.

    Les analystes, pour ne pas laisser chapper ces analogies caches, cest--dire pour pouvoir tre

    inventeurs, doivent, sans le secours des sens et de limagination, avoir le sentiment direct de ce qui fait

    lunit dun raisonnement, de ce qui en fait pour ainsi dire lme et la vie intime.

    Quand on causait avec M. Hermite ; jamais il nvoquait une image sensible, et pourtant vous vous

    aperceviez bientt que les entits les plus abstraites taient pour lui comme des tres vivants. Il ne les

    voyait pas, mais il sentait quelles ne sont pas un assemblage artificiel, et quelles ont je ne sais quel

    principe dunit interne.

    Mais, dira-t-on, cest l encore de lintuition. Conclurons-nous que la distinction faite au dbut ntait

    quune apparence, quil ny a quune sorte desprits et que tous les mathmaticiens sont des intuitifs, du

    moins ceux qui sont capables dinventer ?

    Non, notre distinction correspond quelque chose de rel. Jai dit plus haut quil y a plusieurs espces

    dintuition. Jai dit combien lintuition du nombre pur, celle do peut sortir linduction mathmatique

    rigoureuse, diffre de lintuition sensible dont limagination proprement dite fait tous les frais.

    Labme qui les spare est-il moins profond quil ne parat dabord ? Reconnatrait-on avec un peu

    dattention que cette intuition pure elle-mme ne saurait se passer du secours des sens ? Cest l

    laffaire du psychologue et du mtaphysicien et je ne discuterai pas cette question.

    Mais il suffit que la chose soit douteuse pour que je sois en droit de reconnatre et daffirmer une

    divergence essentielle entre les deux sortes dintuition ; elles nont pas le mme objet et semblent

    mettre en jeu deux facults diffrentes de notre me ; on dirait de deux projecteurs braqus sur deux

    mondes trangers lun lautre.

    Cest lintuition du nombre pur, celle des formes logiques pures qui claire et dirige ceux que nous

    avons appels analystes.

    Cest elle qui leur permet non seulement de dmontrer, mais encore dinventer. Cest par elle quils

    aperoivent dun coup dil le plan gnral dun difice logique, et cela sans que les sens paraissent

    intervenir.

    En rejetant le secours de limagination, qui, nous lavons vu, nest pas toujours infaillible, ils peuvent

    avancer sans crainte de se tromper. Heureux donc ceux qui peuvent se passer de cet appui ! Nous

    devons les admirer, mais combien ils sont rares !

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    Pour les analystes, il y aura donc des inventeurs, mais il y en aura peu.

    La plupart dentre nous, sils voulaient voir de loin par la seule intuition pure, se sentiraient bientt pris

    de vertige. Leur faiblesse a besoin dun bton plus solide et, malgr les exceptions dont nous venons de

    parler, il nen est pas moins vrai que lintuition sensible est en mathmatiques linstrument le plus

    ordinaire de linvention. A propos des dernires rflexions que je viens de faire, une question se pose

    que je nai le temps, ni de rsoudre, ni mme dnoncer avec les dveloppements quelle comporterait.

    Y a-t-il lieu de faire une nouvelle coupure et de distinguer parmi les analystes ceux qui se servent

    surtout de cette intuition pure et ceux qui se proccupent dabord de la logique formelle ?

    M. Hermite, par exemple, que je citais tout lheure, ne peut tre class parmi les gomtres qui font

    usage de lintuition sensible ; mais il nest pas non plus un logicien proprement dit. Il ne cache pas sa

    rpulsion pour les procds purement dductifs qui partent du gnral pour aller au particulier.

    CHAPITRE II : LA MESURE DU TEMPS.

    Tant que lon ne sort pas du domaine de la conscience, la notion du temps est relativement claire. Non

    seulement nous distinguons sans peine la sensation prsente du souvenir des sensations passes ou de la

    prvision des sensations futures ; mais nous savons parfaitement ce que nous voulons dire quand nous

    affirmons que, de deux phnomnes conscients dont nous avons conserv le souvenir, lun a t

    antrieur lautre ; ou bien que, de deux phnomnes conscients prvus, lun sera antrieur lautre.

    Quand nous disons que deux faits conscients sont simultans, nous voulons dire quils se pntrent

    profondment lun lautre, de telle sorte que lanalyse ne peut les sparer sans les mutiler.

    Lordre dans lequel nous rangeons les phnomnes conscients ne comporte aucun arbitraire. Il nous est

    impos et nous ny pouvons rien changer.

    Je nai quune observation ajouter. Pour quun ensemble de sensations soit devenu un souvenir

    susceptible dtre class dans le temps, il faut quil ait cess dtre actuel, que nous ayons perdu le sens

    de son infinie complexit, sans quoi il serait rest actuel. Il faut quil ait pour ainsi dire cristallis

    autour dun centre dassociations dides qui sera comme une sorte dtiquette. Ce nest que quand ils

    auront ainsi perdu toute vie que nous pourrons classer nos souvenirs dans le temps, comme un botaniste

    range dans son herbier les fleurs dessches.

    Mais ces tiquettes ne peuvent tre quen nombre fini. A ce compte, le temps psychologique serait

    discontinu. Do vient ce sentiment quentre deux instants quelconques il y a dautres instants ? Nous

    classons nos souvenirs dans le temps, mais nous savons quil reste des cases vides. Comment cela se

    pourrait-il si le temps ntait une forme prexistant dans notre esprit ? Comment saurions-nous quil y a

    des cases vides, si ces cases ne nous taient rvles que par leur contenu ?

    Mais ce nest pas tout ; dans cette forme nous voulons faire rentrer non seulement les phnomnes denotre conscience, mais ceux dont les autres consciences sont le thtre. Bien plus, nous voulons y faire

    rentrer les faits physiques, ces je ne sais quoi dont nous peuplons lespace et que nulle conscience ne

    voit directement. Il le faut bien car sans cela la science ne pourrait exister. En un mot, le temps

    psychologique nous est donn et nous voulons crer le temps scientifique et physique. Cest l que la

    difficult commence, ou plutt les difficults, car il y en a deux.

    Voil deux consciences qui sont comme deux mondes impntrables lun lautre. De quel droit

    voulons-nous les faire entrer dans un mme moule, les mesurer avec la mme toise ? Nest-ce pas

    comme si lon voulait mesurer avec un gramme ou peser avec un mtre ?

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    Et dailleurs, pourquoi parlons-nous de mesure ? Nous savons peut-tre que tel fait est antrieur tel

    autre, mais non de combien il est antrieur.

    Donc deux difficults :

    1 Pouvons-nous transformer le temps psychologique, qui est qualitatif, en un temps quantitatif ?

    2 Pouvons-nous rduire une mme mesure des faits qui se passent dans des mondes diffrents ?

    La premire difficult a t remarque depuis longtemps ; elle a fait lobjet de longues discussions et

    on peut dire que la question est tranche.

    Nous navons pas lintuition directe de lgalit de deux intervalles de temps. Les personnes qui croient

    possder cette intuition sont dupes dune illusion.

    Quand je dis, de midi une heure, il sest coul le mme temps que de deux heures trois heures, quel

    sens a cette affirmation ?

    La moindre rflexion montre quelle nen a aucun par elle-mme. Elle naura que celui que je voudrai

    bien lui donner, par une dfinition qui comportera certainement un certain degr darbitraire.

    Les psychologues auraient pu se passer de cette dfinition ; les physiciens, les astronomes ne le

    pouvaient pas ; voyons comment ils sen sont tirs.

    Pour mesurer le temps, ils se servent du pendule et ils admettent par dfinition que tous les battements

    de ce pendule sont dgale dure. Mais ce nest l quune premire approximation ; la temprature, la

    rsistance de lair, la pression baromtrique font varier la marche du pendule. Si on chappait ces

    causes derreur, on obtiendrait une approximation beaucoup plus grande, mais ce ne serait encore

    quune approximation. Des causes nouvelles, ngliges jusquici, lectriques, magntiques ou autres,

    viendraient apporter de petites perturbations.

    En fait, les meilleures horloges doivent tre corriges de temps en temps, et les corrections se font

    laide des observations astronomiques ; on sarrange pour que lhorloge sidrale marque la mme heure

    quand la mme toile passe au mridien. En dautres termes, cest le jour sidral, cest--dire la dure

    de rotation de la Terre, qui est lunit constante du temps. On admet, par une dfinition nouvelle

    substitue celle qui est tire des battements du pendule, que deux rotations compltes de la Terre

    autour de son axe ont mme dure.

    Cependant les astronomes ne se sont pas contents encore de cette dfinition. Beaucoup dentre eux

    pensent que les mares agissent comme un frein sur notre globe, et que la rotation de la Terre devient

    de plus en plus lente. Ainsi sexpliquerait lacclration apparente du mouvement de la lune, qui

    paratrait aller plus vite que la thorie ne le lui permet parce que notre horloge, qui est la Terre,

    retarderait.

    Tout cela importe peu, dira-t-on, sans doute nos instruments de mesure sont imparfaits, mais il suffit

    que nous puissions concevoir un instrument parfait. Cet idal ne pourra tre atteint, mais ce sera assez

    de lavoir conu et davoir ainsi mis la rigueur dans la dfinition de lunit de temps.

    Le malheur est que cette rigueur ne sy rencontre pas. Quand nous nous servons du pendule pour

    mesurer le temps, quel est le postulat que nous admettons implicitement ?

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    Cest que la dure de deux phnomnes identiques est la mme ; ou, si lon aime mieux, que les mmes

    causes mettent le mme temps produire les mmes effets.

    Et cest l au premier abord une bonne dfinition de lgalit de deux dures.

    Prenons-y garde cependant. Est-il impossible que lexprience dmente un jour notre postulat ?

    Je mexplique ; je suppose quen un certain point du monde se passe le phnomne , amenant pourconsquence au bout dun certain temps leffet . En un autre point du monde trs loign du premier,

    se passe le phnomne , qui amne comme consquence leffet . Les phnomnes et sont

    simultans, de mme que les effets et .

    A une poque ultrieure, le phnomne se reproduit dans des circonstances peu prs identiques et

    simultanment le phnomne se reproduit aussi en un point trs loign du monde et peu prs dans

    les mmes circonstances.

    Les effets ' et ' vont aussi se reproduire. Je suppose que leffet ' ait lieu sensiblement avant leffet

    .

    Si lexprience nous rendait tmoins dun tel spectacle, notre postulat se trouverait dmenti.

    Car lexprience nous apprendrait que la premire dure est gale la premire dure et que

    la seconde dure

    est plus petite que la seconde dure

    . Au contraire notre postulat exigerait

    que les deux dures fussent gales entre elles, de mme que les deux dures . Lgalit et

    lingalit dduites de lexprience seraient incompatibles avec les deux galits tires du postulat.

    Or, pouvons-nous affirmer que les hypothses que je viens de faire soient absurdes ? Elles nont rien de

    contraire au principe de contradiction. Sans doute elles ne sauraient se raliser sans que le principe de

    raison suffisante semble viol. Mais pour justifier une dfinition aussi fondamentale, jaimerais mieux

    un autre garant.

    Mais ce nest pas tout.

    Dans la ralit physique, une cause ne produit pas un effet, mais une multitude de causes distinctes

    contribuent le produire, sans quon ait aucun moyen de discerner la part de chacune delles.

    Les physiciens cherchent faire cette distinction ; mais ils ne la font qu peu prs, et quelques progrs

    quils fassent, ils ne la feront jamais qu peu prs. Il est peu prs vrai que le mouvement du pendule

    est d uniquement lattraction de la Terre ; mais en toute rigueur, il nest pas jusqu lattraction de

    Sirius qui nagisse sur le pendule.

    Dans ces conditions, il est clair que les causes qui ont produit un certain effet ne se reproduiront jamais

    qu peu prs.

    Et alors nous devons modifier notre postulat et notre dfinition, au lieu de dire :

    Les mmes causes mettent le mme temps produire les mmes effets.

    Nous devons dire :

    Des causes peu prs identiques mettent peu prs le mme temps pour produire peu prs les

    mmes effets.

    Notre dfinition nest donc plus quapproche.

  • 8/9/2019 POINCARE La Valeur de La Science

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    Dailleurs, comme le fait trs justement remarquer M. Calinon dans un mmoire rcent (Etude sur les

    diverses grandeurs, Paris, Gauthier-Villars, 1897) : Une des circonstances dun phnomne

    quelconque est la vitesse de la rotation de la Terre ; si cette vitesse de rotation varie, elle constitue, dans

    la reproduction de ce phnomne une circonstance qui ne reste plus identique elle-mme. Mais

    supposer cette vitesse de rotation constante, cest supposer quon sait mesurer le temps.

    Notre dfinition nest donc pas encore satisfaisante ; ce nest certainement pas celle quadoptent

    implicitement les astronomes dont je parlais plus haut, quand ils affirment que la rotation Terrestre vaen se ralentissant.

    Quel sens a dans leur bouche cette affirmation ? Nous ne pouvons le comprendre quen analysant les

    preuves quils donnent de leur proposition.

    Ils disent dabord que le frottement des mares produisant de la chaleur doit dtruire de la force vive.

    Ils invoquent donc le principe des forces vives ou de la conservation de lnergie.

    Ils disent ensuite que lacclration sculaire de la lune, calcule daprs la loi de Newton, serait plus

    petite que celle qui est dduite des observations, si on ne faisait la correction relative au ralentissement

    de la rotation Terrestre.

    Ils invoquent donc la loi de Newton.

    En dautres termes, ils dfinissent la dure de la faon suivante : le temps doit tre dfini de telle faon

    que la loi de Newton et celle des forces vives soient vrifies.

    La loi de Newton est une vrit dexprience ; comme telle elle nest quapproximative, ce qui montre

    que nous navons encore quune dfinition par peu prs.

    Si nous supposons maintenant que lon adopte une autre manire de mesurer le temps, les expriences

    sur lesquelles est fonde la loi de Newton nen conserveraient pas moins le mme sens. Seulement,

    lnonc de la loi serait diffrent, parce quil serait traduit dans un autre langage ; il serait videmment

    beaucoup moins simple.

    De sorte que la dfinition implicitement adopte par les astronomes peut se rsumer ainsi :

    Le temps doit tre dfini de telle faon que les quations de la mcanique soient aussi simples que

    possible.

    En dautres termes, il ny a pas une manire de mesurer le temps qui soit plus vraie quune autre ; celle

    qui est gnralement adopte est seulement plus commode.

    De deux horloges, nous navons pas le droit de dire que lune marche bien et que lautre marche mal ;

    nous pouvons dire seulement quon a avantage sen rapporter aux indications de la premire.

    La difficult dont nous venons de nous occuper a t, je lai dit, souvent signale ; parmi les ouvrages

    les plus rcents o il en est question, je citerai, outre lopuscule de M. Calinon, le trait de mcanique

    de M. Andrade.

    La seconde difficult a jusquici beaucoup moins attir lattention ; elle est cependant tout fait

    analogue la prcdente ; et mme, logiquement, jaurais d en parler dabord.

    Deux phnomnes psychologiques se passent dans deux consciences diffrentes ; quand je dis quils

    sont simultans, quest-ce que je veux dire ?

    Quand je dis quun phnomne physique, qui se passe en dehors de toute conscience est antrieur ou

    postrieur un phnomne psychologique, quest-ce que je veux dire ?

  • 8/9/2019 POINCARE La Valeur de La Science

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    En 1572, Tycho-Brah remarqua dans le ciel une toile nouvelle. Une immense conflagration stait

    produite dans quelque astre trs lointain ; mais elle stait produite longtemps auparavant ; il avait fallu

    pour le moins deux cents ans, avant que la lumire partie de cette toile et atteint notre Terre. Cette

    conflagration tait donc antrieure la dcouverte de lAmrique.

    Eh bien, quand je dis cela, quand je considre ce phnomne gigantesque qui na peut-tre eu aucun

    tmoin, puisque les satellites de cette toile nont peut-tre pas dhabitants, quand je dis que ce

    phnomne est antrieur la formation de limage visuelle de lle dEspanola dans la conscience deChristophe Colomb, quest-ce que je veux dire ?

    Il suffit dun peu de rflexion pour comprendre que toutes ces affirmations nont par elles-mmes

    aucun sens.

    Elles ne peuvent en avoir un que par suite dune convention.

    Nous devons dabord nous demander comment on a pu avoir lide de faire rentrer dans un mme cadre

    tant de mondes impntrables les uns aux autres.

    Nous voudrions nous reprsenter lunivers extrieur, et ce nest qu ce prix que nous croirions le

    connatre.

    Cette reprsentation, nous ne laurons jamais, nous le savons : notre infirmit est trop grande.

    Nous voulons au moins que lon puisse concevoir une intelligence infinie pour laquelle cette

    reprsentation serait possible, une sorte de grande conscience qui verrait tout, et qui classerait tout dans

    son temps, comme nous classons, dans notre temps, le peu que nous voyons.

    Cette hypothse est bien grossire et incomplte ; car cette intelligence suprme ne serait quun demi-

    dieu ; infinie en un sens, elle serait limite en un autre, puisquelle naurait du pass quun souvenir

    imparfait ; et elle nen pourrait avoir dautre ; puisque sans cela tous les souvenirs lui seraient

    galement prsents et quil ny aurait pas de temps pour elle.

    Et cependant quand nous parlons du temps, pour tout ce qui se passe en dehors de nous, nadoptons-

    nous pas inconsciemment cette hypothse ; ne nous mettons-nous pas la place de ce dieu imparfait ;

    et les athes eux-mmes ne se mettent-ils pas la place o serait Dieu, sil existait ?

    Ce que je viens de dire nous montre peut-tre pourquoi nous avons cherch faire rentrer tous les

    phnomnes physiques dans un mme cadre. Mais cela ne peut passer pour une dfinition de la

    simultanit, puisque cette intelligence hypothtique, si mme elle existait, serait impntrable pour

    nous.

    Il faut donc chercher autre chose.

    Les dfinitions ordinaires qui conviennent pour le temps psychologique, ne pourraient plus noussuffire. Deux faits psychologiques simultans sont lis si troitement que lanalyse ne peut les sparer

    sans les mutiler. En est-il de mme pour deux faits physiques ? Mon prsent nest-il pas plus prs de

    mon pass dhier que du prsent de Sirius ?

    On a dit aussi que deux faits doivent tre regards comme simultans quand lordre de leur succession

    peut tre interverti volont. Il est vident que cette dfinition ne saurait convenir pour deux faits

    physiques qui se produisent de grandes distances lun de lautre, et que, en ce qui les concerne, on ne

    comprend mme plus ce que peut tre cette rversibilit ; dailleurs, cest dabord la succession mme

    quil faudrait dfinir.

  • 8/9/2019 POINCARE La Valeur de La Science

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    Cherchons donc nous rendre compte de ce quon entend par simultanit ou antriorit, et pour cela

    analysons quelques exemples.

    Jcris une lettre ; elle est lue ensuite par lami qui je lai adresse. Voil deux faits qui ont eu pourthtre deux consciences diffrentes. En crivant cette lettre, jen ai possd limage visuelle, et mon

    ami a possd son tour cette mme image en lisant la lettre.

    Bien que ces deux faits se passent dans des mondes impntrables, je nhsite pas regarder le premier

    comme antrieur au second, parce que je crois quil en est la cause.

    Jentends le tonnerre, et je conclus quil y a eu une dcharge lectrique ; je nhsite pas considrer le

    phnomne physique comme antrieur limage sonore subie par ma conscience, parce que je crois

    quil en est la cause.

    Voil donc la rgle que nous suivons, et la seule que nous puissions suivre ; quand un phnomne nous

    apparat comme la cause dun autre, nous le regardons comme antrieur.

    Cest donc par la cause que nous dfinissons le temps ; mais le plus souvent, quand deux faits nous

    apparaissent lis par une relation constante, comment reconnaissons-nous lequel est la cause et lequel

    est leffet ? Nous admettons que le fait antrieur, lantcdent, est la cause de lautre, du consquent.

    Cest alors par le temps que nous dfinissons la cause. Comment se tirer de cette ptition de principe ?

    Nous disons tantt post hoc, ergo propter hoc ; tantt propter hoc, ergo post hoc ; sortira-t-on de ce

    cercle vicieux ?

    Voyons donc, non pas comment on parvient sen tirer, car on ny parvient pas compltement, mais

    comment on cherche sen tirer.

    Jexcute un acte volontaire A et je subis ensuite une sensation D, que je regarde comme une

    consquence de lacte A ; dautre part, pour une raison quelconque, jinfre que cette consquence

    nest pas immdiate ; mais quil sest accompli en dehors de ma conscience deux faits B et C dont je

    nai pas t tmoin et de telle faon que B soit leffet de A, que C soit celui de B, et D celui de C.

    Mais pourquoi cela ? Si je crois avoir des raisons pour regarder les quatre faits A, B, C, D, comme lis

    lun lautre par un lien de causalit, pourquoi les ranger dans lordre causal A B C D et en mme

    temps dans lordre chronologique A B C D plutt que dans tout autre ordre ?

    Je vois bien que dans lacte A jai le sentiment davoir t actif, tandis quen subissant la sensation D,

    jai celui davoir t passif. Cest pourquoi je regarde A comme la cause initiale et D comme leffet

    ultime ; cest pourquoi je range A au commencement de la chane et D la fin ; mais pourquoi mettre B

    avant C plutt que C avant B ?

    Si lon se pose cette question, on rpondra ordinairement : on sait bien que cest B qui est la cause de

    C, puisquon voit toujours B se produire avant C. Ces deux phnomnes, quand on est tmoin, sepassent dans un certain ordre ; quand des phnomnes analogues se produisent sans tmoin, il ny a pas

    de raison pour que cet ordre soit interverti.

    Sans doute, mais quon y prenne garde ; nous ne connaissons jamais directement les phnomnes

    physiques B et C ; ce que nous connaissons, ce sont des sensations Bet C produites respectivement

    par B et par C. Notre conscience nous apprend immdiatement que B prcde C et nous admettons

    que B et C se succdent dans le mme ordre.

  • 8/9/2019 POINCARE La Valeur de La Science

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    Cette rgle parat en effet bien naturelle, et cependant on est souvent conduit y droger. Nous

    nentendons le bruit du tonnerre que quelques secondes aprs la dcharge lectrique du nuage. De deux

    coups de foudre, lun lointain, lautre rapproch, le premier ne peut-il pas tre antrieur au second, bien

    que le bruit du second nous parvienne avant celui du premier ?

    Autre difficult ; avons-nous bien le droit de parler de la cause dun phnomne ? si toutes les parties

    de lunivers sont solidaires dans une certaine mesure, un phnomne quelconque ne sera pas leffet

    dune cause unique, mais la rsultante de causes infiniment nombreuses ; il est, dit-on souvent, la

    consquence de ltat de lunivers un instant auparavant.

    Comment noncer des rgles applicables des circonstances aussi complexes ? Et pourtant ce nest

    qu ce prix que ces rgles pourront tre gnrales et rigoureuses.

    Pour ne pas nous perdre dans cette infinie complexit, faisons une hypothse plus simple ; considrons

    trois astres, par exemple, le soleil, Jupiter et Saturne ; mais, pour plus de simplicit, regardons-les

    comme rduits des points matriels et isols du reste du monde.

    Les positions et les vitesses des trois corps un instant donn suffisent pour dterminer leurs positions

    et leurs vitesses linstant suivant, et par consquent un instant quelconque. Leur position linstant t

    dterminent leurs positions linstant t+h, aussi bien que leurs positions linstant t-h.

    Il y a mme plus ; la position de Jupiter linstant t, jointe celle de Saturne linstant t+a, dtermine

    la position de Jupiter un instant quelconque et celle de saturne un instant quelconque.

    Lensemble des positions quoccupent Jupiter linstant t+ et Saturne linstant t+a+ est li

    lensemble des positions quoccupent Jupiter linstant t et Saturne linstant t+a, par des lois aussi

    prcises que celle de Newton, quoique plus compliques.

    Ds lors pourquoi ne pas regarder lun de ces ensembles comme la cause de lautre, ce qui conduirait

    considrer comme simultans linstant t de Jupiter et linstant t+a de saturne ?

    Il ne peut y avoir cela que des raisons de commodit et de simplicit, fort puissantes, il est vrai.

    Mais passons des exemples moins artificiels ; pour nous rendre compte de la dfinition implicitement

    admise par les savants, voyons-les luvre et cherchons suivant quelles rgles ils recherchent la

    simultanit.

    Je prendrai deux exemples simples ; la mesure de la vitesse de la lumire et la dtermination des

    longitudes.

    Quand un astronome me dit que tel phnomne stellaire, que son tlescope lui rvle en ce moment,

    sest cependant pass il y a cinquante ans, je cherche ce quil veut dire et pour cela, je lui demanderai

    dabord comment il le sait, cest--dire comment il a mesur la vitesse de la lumire.

    Il a commenc par admettre que la lumire a une vitesse constante, et en particulier que sa vitesse est la

    mme dans toutes les directions. Cest l un postulat sans lequel aucune mesure de cette vitesse ne

    pourrait tre tente. Ce postulat ne pourra jamais tre vrifi directement par lexprience ; il pourrait

    tre contredit par elle, si les rsultats des diverses mesures ntaient pas concordants. Nous devons nous

    estimer heureux que cette contradiction nait pas lieu et que les petites discordances qui peuvent se

    produire puissent sexpliquer facilement.

  • 8/9/2019 POINCARE La Valeur de La Science

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    Le postulat, en tout cas, conforme au principe de la raison suffisante, a t accept par tout le monde ;

    ce que je veux retenir, cest quil nous fournit une rgle nouvelle pour la recherche de la simultanit,

    entirement diffrente de celle que nous avions nonce plus haut.

    Ce postulat admis, voyons comment on a mesur la vitesse de la lumire. On sait que Rmer sest

    servi des clipses, des satellites de Jupiter, et a cherch de combien lvnement retardait sur la

    prdiction.

    Mais cette prdiction comment la fait-on ? Cest laide des lois astronomiques, par exemple de la loi

    de Newton.

    Les faits observs ne pourraient-ils pas tout aussi bien sexpliquer si on attribuait la vitesse de la

    lumire une valeur un peu diffrente de la valeur adopte, et si on admettait que la loi de Newton nest

    quapproche ? Seulement on serait conduit remplacer la loi de Newton par une autre plus

    complique.

    Ainsi on adopte pour la vitesse de la lumire une valeur telle que les lois astronomiques compatibles

    avec cette valeur soient aussi simples que possible.

    Quand les marins ou les gographes dterminent une longitude, ils ont prcisment rsoudre le

    problme qui nous occupe ; ils doivent, sans tre Paris, calculer lheure de Paris.

    Comment sy prennent-ils ?

    Ou bien ils emportent un chronomtre rgl Paris. Le problme qualitatif de la simultanit est

    ramen au problme quantitatif de la mesure du temps. Je nai pas revenir sur les difficults relatives

    ce dernier problme, puisque jy ai longuement insist plus haut.

    Ou bien ils observent un phnomne astronomique tel quune clipse de lune et ils admettent que ce

    phnomne est aperu simultanment de tous les points du globe.

    Cela nest pas tout fait vrai, puisque la propagation de la lumire nest pas instantane ; si on voulait

    une exactitude absolue, il y aurait une correction faire daprs une rgle complique.

    Ou bien enfin, ils se servent du tlgraphe. Il est clair dabord que la rception du signal Berlin, par

    exemple, est postrieure lexpdition de ce mme signal de Paris. Cest la rgle de la cause et de

    leffet analyse plus haut.

    Mais postrieure, de combien ? En gnral, on nglige la dure de la transmission et on regarde les

    deux vnements comme simultans. Mais, pour tre rigoureux, il faudrait faire encore une petite

    correction par un calcul compliqu ; on ne la fait pas dans la pratique, parce quelle serait beaucoup

    plus faible que les erreurs dobservation ; sa ncessit thorique nen subsiste pas moins notre point

    de vue, qui est celui dune dfinition rigoureuse.

    De cette discussion, je veux retenir deux choses :

    1 Les rgles appliques sont trs varies.

    2 Il est difficile de sparer le problme qualitatif de la simultanit du problme quantitatif de la

    mesure du temps ; soit quon se serve dun chronomtre, soit quon ait tenir compte dune vitesse de

    transmission, comme celle de la lumire, car on ne saurait mesurer une pareille vitesse sans mesurer untemps.

    Il convient de conclure.

    Nous navons pas lintuition directe de la simultanit, pas plus que celle de lgalit de deux dures.

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    Si nous croyons avoir cette intuition, cest une illusion.

    Nous y supplons laide de certaines rgles que nous appliquons presque toujours sans nous en rendre

    compte.

    Mais quelle est la nature de ces rgles ?

    Pas de rgle gnrale, pas de rgle rigoureuse ; une multitude de petites rgles applicables chaque cas

    particulier.

    Ces rgles ne simposent pas nous et on pourrait samuser en inventer dautres ; cependant on ne

    saurait sen carter sans compliquer beaucoup lnonc des lois de la physique, de la mcanique, de

    lastronomie.

    Nous choisissons donc ces rgles, non parce quelles sont vraies, mais parce quelles sont les plus

    commodes, et nous pourrions les rsumer en disant :

    La simultanit de deux vnements, ou lordre de leur succession, lgalit de deux dures, doivent

    tre dfinies de telle sorte que lnonc des lois naturelles soit aussi simple que possible. En dautres

    termes, toutes ces rgles, toutes ces dfinitions ne sont que le fruit dun opportunisme inconscient.

    CHAPITRE III : LA NOTION DESPACE

    Sommaire [masquer]

    1 1. - Introduction

    2 2. - La gomtrie qualitative

    3 3. - Le continu physique a plusieurs dimensions

    4 4. - La notion de point

    5 5. - La notion du dplacement

    6 6. - Lespace visuel

    1. - Introduction

    Dans les articles que jai prcdemment consacrs lespace, jai surtout insist sur les problmes

    soulevs par la gomtrie non-euclidienne, en laissant presque compltement de ct dautres questions

    plus difficiles aborder, telles que celles qui se rapportent au nombre des dimensions. Toutes les

    gomtries que jenvisageais avaient ainsi un fond commun, ce continuum trois dimensions qui tait

    le mme pour toutes et qui ne se diffrenciait que par les figures quon y traait ou quand on prtendait

    le mesurer.

    Dans ce continuum, primitivement amorphe, on peut imaginer un rseau de lignes et de surfaces, on

    peut convenir ensuite de regarder les mailles de ce rseau comme gales entre elles, et cest seulement

    aprs cette convention que ce continuum, devenu mesurable, devient lespace euclidien ou lespace

    non-euclidien. De ce continuum amorphe peut donc sortir indiffremment lun ou lautre des deux

    espaces, de mme que sur une feuille de papier blanc on peut tracer indiffremment une droite ou un

    cercle.

    Dans lespace nous connaissons des triangles rectilignes dont la somme des angles est gale deuxdroits ; mais nous connaissons galement des triangles curvilignes dont la somme des angles est plus

    petite que deux droits. Lexistence des uns nest pas plus douteuse que celle des autres. Donner aux

    cts des premiers le nom de droites, cest adopter la gomtrie euclidienne ; donner aux cts des

    derniers le nom de droites, cest adopter la gomtrie non-euclidienne. De sorte que, demander quelle

    gomtrie convient-il dadopter, cest demander ; quelle ligne convient-il de donner le nom de droite

    ?

    Il est vident que lexprience ne peut rsoudre une pareille question ; on ne demanderait pas, par

    exemple, lexprience de dcider si je dois appeler une droite AB ou bien CD. Dun autre ct, je ne

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    puis dire non plus que je nai pas le droit de donner le nom de droites aux cts des triangles non-

    euclidiens, parce quils ne sont pas conformes lide ternelle de droite que je possde par intuition.

    Je veux bien que jaie lide intuitive du ct du triangle euclidien, mais jai galement lide intuitive

    du ct du triangle non-euclidien. Pourquoi aurai-je le droit dappliquer le nom de droite la premire

    de ces ides et pas la seconde ? En quoi ces deux syllabes feraient-elles partie intgrante de cette ide

    intuitive ? videmment quand nous disons que la droite euclidienne est une vraie droite et que la droite

    non-euclidienne nest pas une vraie droite, nous voulons dire tout simplement que la premire ide

    intuitive correspond un objet plus remarquable que la seconde. Mais comment jugeons-nous que cetobjet est plus remarquable ? Cest ce que jai recherch dans La Science et LHypothse.

    Cest l que nous avons vu intervenir lexprience ; si la droite euclidienne est plus remarquable que la

    droite non-euclidienne, cest avant tout quelle diffre peu de certains objets naturels remarquables

    dont la droite non-euclidienne diffre beaucoup. Mais, dira-t-on, la dfinition de la droite non-

    euclidienne est artificielle ; essayons un instant de ladopter, nous verrons que deux cercles de rayons

    diffrents recevront tous deux le nom de droites non-euclidiennes, tandis que de deux cercles de mme

    rayon, lun pourra satisfaire la dfinition sans que lautre y satisfasse, et alors si nous transportons

    une de ces soi-disant droites sans la dformer, elle cessera dtre une droite. Mais de quel droit

    considrons-nous comme gales ces deux figures que les gomtres euclidiens appellent deux cercles

    de mme rayon ? Cest parce quen transportant lune delles sans la dformer on peut la faire concider

    avec lautre. Et pourquoi disons-nous que ce transport sest effectu sans dformation ? Il est

    impossible den donner une bonne raison. Parmi tous les mouvements convenables, il y en a dont les

    gomtres euclidiens disent quils ne sont pas accompagns de dformation ; mais il y en a dautres

    dont les gomtres non-euclidiens diraient quils ne sont pas accompagns de dformation. Dans les

    premiers, dits mouvements euclidiens, les droites euclidiennes restent des droites euclidiennes, et les

    droites non-euclidiennes ne restent pas des droites non-euclidiennes ; dans les mouvements de la

    seconde sorte, ou mouvements non-euclidiens, les droites non-euclidiennes restent des droites non-

    euclidiennes et les droites euclidiennes ne restent pas des droites euclidiennes. On na donc pas

    dmontr quil tait draisonnable dappeler droites les cts des triangles non-euclidiens ; on a

    dmontr seulement que cela serait draisonnable si on continuait dappeler mouvements sans

    dformation les mouvements euclidiens ; mais on aurait montr tout aussi bien quil serait

    draisonnable dappeler droites les cts des triangles euclidiens si lon appelait mouvements sans

    dformation les mouvements non-euclidiens.

    Maintenant quand nous disons que les mouvements euclidiens sont les vrais mouvements sans

    dformation, que voulons-nous dire ? Nous voulons dire simplement quils sont plus remarquables que

    les autres ; et pourquoi sont-ils plus remarquables ? Cest parce que certains corps naturels

    remarquables, les corps solides, subissent des mouvements peu prs pareils.

    Et alors quand nous demandons : peut-on imaginer lespace non-euclidien ? Cela veut dire : pouvons-

    nous imaginer un monde o il y aurait des objets naturels remarquables affectant peu prs la forme

    des droites non-euclidiennes, et des corps naturels remarquables subissant frquemment des

    mouvements peu prs pareils aux mouvements non-euclidiens ? Jai montr dans La Science et

    LHypothse qu cette question il faut rpondre oui.

    On a souvent observ que si tous les corps de lunivers venaient se dilater simultanment et dans la

    mme proportion, nous naurions aucun moyen de nous en apercevoir, puisque tous nos instruments de

    mesure grandiraient en mme temps que les objets mmes quils servent mesurer. Le monde, aprs

    cette dilatation, continuerait son train sans que rien vienne nous avertir dun vnement aussi

    considrable.

    En dautres termes, deux mondes qui seraient semblables lun lautre (en entendant le mot similitudeau sens du 3e livre de gomtrie) seraient absolument indiscernables. Mais il y a plus, non seulement

    des mondes seront indiscernables sils sont gaux ou semblables, cest--dire si lon peut passer de lun

    lautre en changeant les axes de coordonnes, ou en changeant lchelle laquelle sont rapportes les

    longueurs ; mais ils seront encore indiscernables si lon peut passer de lun lautre par une

    transformation ponctuelle quelconque. Je mexplique. Je suppose qu chaque point de lun

    corresponde un point de lautre et un seul, et inversement ; et de plus que les coordonnes dun point

    soient des fonctions continues, dailleurs tout fait quelconques, des coordonnes du point

    correspondant. Je suppose dautre part qu chaque objet du premier monde, corresponde dans le

    second un objet de mme nature plac prcisment au point correspondant. Je suppose enfin que cette

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    correspondante ralise linstant initial, se conserve indfiniment. Nous naurions aucun moyen de

    discerner ces deux mondes lun de lautre. Quand on parle de la relativit de lespace, on ne lentend

    pas dordinaire dans un sens aussi large ; cest ainsi cependant quil conviendrait de lentendre.

    Si lun de ces univers est notre monde euclidien, ce que ses habitants appelleront droite, ce sera notre

    droite euclidienne ; mais ce que les habitants du second monde appelleront droite, ce sera une courbe

    qui jouira des mmes proprits par rapport au monde quils habitent et par rapport aux mouvements

    quils appelleront mouvements sans dformation ; leur gomtrie sera donc la gomtrie euclidienne,mais leur droite ne sera pas notre droite euclidienne. Ce sera sa transforme par la transformation

    ponctuelle qui fait passer de notre monde au leur ; les droites de ces hommes ne seront pas nos droites,

    mais elles auront entre elles les mmes rapports que nos droites entre elles, cest dans ce sens que je dis

    que leur gomtrie sera la ntre. Si alors nous voulons toute force proclamer quils se trompent, que

    leur droite nest pas la vraie droite, si nous ne voulons pas confesser quune pareille affirmation na

    aucun sens, du moins devrons-nous avouer que ces gens nont aucune espce de moyen de sapercevoir

    de leur erreur.

    La gomtrie qualitative

    Tout cela est relativement facile comprendre et je lai dj si souvent rpt que je crois inutile de

    mtendre davantage sur ce sujet. Lespace euclidien nest pas une forme impose notre sensibilit,

    puisque nous pouvons imaginer lespace non-euclidien ; mais les deux espaces euclidien et non-

    euclidien ont un fond commun, cest ce continuum amorphe dont je parlais au dbut ; de ce continuum

    nous pouvons tirer soit lespace euclidien, soit lespace lobatchewskien, de mme que nous pouvons,

    en y traant une graduation convenable, transformer un thermomtre non gradu soit en thermomtre

    Fahrenheit, soit en thermomtre Raumur.

    Et alors une question se pose : ce continuum amorphe, que notre Analyse a laiss subsister, nest-il pas

    une forme impose notre sensibilit ? Nous aurions largi la prison dans laquelle cette sensibilit est

    enferme, mais ce serait toujours une prison.

    Ce continu possde un certain nombre de proprits, exemptes de toute ide de mesure. Ltude de ces

    proprits est lobjet dune science qui a t cultive par plusieurs grands gomtres et en particulier

    par Riemann et Betti et qui a reu le nom dAnalysis Sits. Dans cette science, on fait abstraction de

    toute ide quantitative et par exemple, si on constate que sur une ligne le point B est entre les points A

    et C, on se contentera de cette constatation et on ne sinquitera pas de savoir si la ligne ABC est droite

    ou courbe, ni si la longueur AB est gale la longueur BC, ou si elle est deux fois plus grande.

    Les thormes de lAnalysis Sits ont donc ceci de particulier quils resteraient vrais si les figures

    taient copies par un dessinateur malhabile qui altrerait grossirement toutes les proportions et

    remplacerait les droites par des lignes plus ou moins sinueuses. En termes mathmatiques, ils ne sont

    pas altrs par une transformation ponctuelle quelconque. On a dit souvent que la gomtrie

    mtrique tait quantitative, tandis que la gomtrie projective tait purement qualitative ; cela nest pas

    tout fait vrai : ce qui distingue la droite des autres lignes, ce sont encore des proprits qui restent

    quantitatives certains gards. La vritable gomtrie qualitative cest donc lAnalysis Sits.

    Les mmes questions qui se posaient propos des vrits de la gomtrie euclidienne, se posent de

    nouveau propos des thormes de lAnalysis Sits. Peuvent-ils tre obtenus par un raisonnement

    dductif ? Sont-ce des conventions dguises ? Sont-ce des vrits exprimentales ? Sont-ils lescaractres dune forme impose soit notre sensibilit, soit notre entendement ?

    Je veux simplement observer que les deux dernires solutions sexcluent, ce dont tout le monde ne sest

    pas toujours bien rendu compte. Nous ne pouvons pas admettre la fois quil est impossible dimaginer

    lespace quatre dimensions et que lexprience nous dmontre que lespace a trois dimensions.

    Lexprimentateur pose la nature une interrogation : est-ce ceci ou cela ? Et il ne peut la poser sans

    imaginer les deux termes de lalternative. Sil tait impossible de simaginer lun de ces termes, il serait

    inutile et dailleurs impossible de consulter lexprience. Nous navons pas besoin dobservation pour

    savoir que laiguille dune horloge nest pas sur la division 15 du cadran, puisque nous savons davance

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    quil ny en a que 12, et nous ne pourrions pas regarder la division 15 pour voir si laiguille sy

    trouve, puisque cette division nexiste pas.

    Remarquons galement quici les empiristes sont dbarrasss de lune des objections les plus graves

    quon peut diriger contre eux, de celle qui rend absolument vains davance tous leurs efforts pour

    appliquer leur thse aux vrits de la gomtrie euclidienne. Ces vrits sont rigoureuses et toute

    exprience ne peut tre quapproche. En Analysis Sits les expriences approches peuvent suffire

    pour donner un thorme rigoureux et, par exemple, si lon voit que lespace ne peut avoir ni deux oumoins de deux dimensions, ni quatre ou plus de quatre, ou est certain quil en a exactement 3, car il ne

    saurait en avoir 2 et demi ou 3 et demi.

    De tous les thormes de lAnalysis Sits, le plus important est celui que lon exprime en disant que

    lespace a trois dimensions. Cest de celui-l que nous allons nous occuper, et nous poserons la

    question en ces termes : quand nous disons que lespace a trois dimensions, quest-ce que nous voulons

    dire ?

    Le continu physique a plusieurs dimensions

    Jai expliqu dans La Science et LHypothse do nous vient la notion de la continuit physique et

    comment a pu en sortir celle de la continuit mathmatique. Il arrive que nous sommes capables de

    distinguer deux impressions lune de lautre, tandis que nous ne saurions distinguer chacune delles

    dune mme troisime. Cest ainsi que nous pouvons discerner facilement un poids de 12 grammes

    dun poids de 10 grammes, tandis quun poids de 11 grammes ne saurait se distinguer ni de lun, ni de

    lautre.

    Une pareille constatation, traduite en symboles, scrirait :

    A=B, B=C, A

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    dimpressions trop peu diffrentes, ou bien au contraire que la distinction est possible ; enfin il peut se

    faire que deux lments, indiscernables dun mme troisime, peuvent nanmoins tre discerns lun de

    lautre.

    Cela pos, si A et B sont deux lments discernables dun continu C, on pourra trouver une srie

    dlments

    E1, E2,,En

    appartenant tous ce mme continu C et tels que chacun deux est indiscernable du prcdent, que E1

    est indiscernable de A et En indiscernable de B. On pourra donc aller de A B par un chemin continu

    et sans quitter C. Si cette condition est remplie pour deux lments quelconques A et B du continu C,

    nous pourrons dire que ce continu c est dun seul tenant.

    Distinguons maintenant quelques-uns des lments de C qui pourront ou bien tre tous discernables les

    uns des autres, ou former eux-mmes un ou plusieurs continus. Lensemble des lments ainsi choisis

    arbitrairement parmi tous ceux de c formera ce que jappellerai la ou les coupures.

    Reprenons sur C deux lments quelconques A et B. Ou bien nous pourrons encore trouver une srie

    dlments

    E1, E2,,En

    tels : 1 quils appartiennent tous C ; 2 Que chacun deux soit indiscernable du suivant ; E1

    indiscernable de A et En de B ; 3 et en outre quaucun des lments E ne soit indiscernable daucun

    des lments de la coupure. Ou bien au contraire dans toutes les sries E1, E2,,En satisfaisant aux

    deux premires conditions, il y aura un lment e indiscernable de lun des lments de la coupure.

    Dans le 1er cas, nous pouvons aller de A B par un chemin continu sans quitter C et sans rencontrer

    les coupures ; dans le second cas cela est impossible.

    Si alors pour deux lments quelconques A et B du continu C, cest toujours le premier cas qui se

    prsente, nous dirons que C reste dun seul tenant malgr les coupures.

    Ainsi si nous choisissons les coupures dune certaine manire, dailleurs arbitraire, il pourra se faire ou

    bien que le continu reste dun seul tenant ou quil ne reste pas dun seul tenant ; dans cette dernire

    hypothse nous dirons alors quil est divis par les coupures.

    On remarquera que toutes ces dfinitions sont construites en partant uniquement de ce fait trs simple,

    que deux ensembles dimpressions, tantt peuvent tre discerns, tantt ne peuvent pas ltre.

    Cela pos, si pour diviser un continu, il suffit de considrer comme coupures un certain nombre

    dlments tous discernables les uns des autres, on dit que ce continu est une dimension ; si au

    contraire pour diviser un continu, il est ncessaire de considrer comme coupures un systme

    dlments formant eux-mmes un ou plusieurs continus, nous dirons que ce continu est plusieurs

    dimensions.

    Si pour diviser un continu C, il suffit de coupures formant un ou plusieurs continus une dimension,

    nous dirons que C est un continu deux dimensions ; sil suffit de coupures, formant un ou plusieurs

    continus deux dimensions au plus, nous dirons que C est un continu trois dimensions ; et ainsi de

    suite.

    Pour justifier cette dfinition, il faut voir si cest bien ainsi que les gomtres introduisent la notion des

    trois dimensions au dbut de leurs ouvrages. Or, que voyons-nous ? Le plus souvent ils commencent

    par dfinir les surfaces comme les limites des volumes, ou parties de lespace, les lignes comme les

    limites des surfaces, les points comme limites des lignes, et ils affirment que le mme processus ne

    peut tre pouss plus loin.

    Cest bien la mme ide ; pour diviser lespace, il faut des coupures que lon appelle surfaces ; pour

    diviser les surfaces il faut des coupures que lon appelle lignes ; pour diviser les lignes, il faut des

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    coupures que lon appelle points ; on ne peut aller plus loin et le point ne peut tre divis, le point nest

    pas un continu ; alors les lignes, quon peut diviser par des coupures qui ne sont pas des continus,

    seront des continus une dimension ; les surfaces que lon peut diviser par des coupures continues

    une dimension, seront des continus deux dimensions, enfin lespace que lon peut diviser par des

    coupures continues deux dimensions sera un continu trois dimensions.

    Ainsi la dfinition que je viens de donner ne diffre pas essentiellement des dfinitions habituelles ; jai

    tenu seulement lui donner une forme applicable non au continu mathmatique, mais au continuphysique, qui est seul susceptible de reprsentation et cependant lui conserver toute sa prcision.

    On voit, dailleurs, que cette dfinition ne sapplique pas seulement lespace, que dans tout ce qui

    tombe sous nos sens, nous retrouvons les caractres du continu physique, ce qui permettrait la mme

    classification ; il serait ais dy trouver des exemples de continus de quatre, de cinq dimensions, au

    sens de la dfinition prcdente ; ces exemples se prsentent deux-mmes lesprit.

    Jexpliquerais enfin, si jen avais le temps, que cette science dont je parlais plus haut et laquelle

    Riemann a donn le nom dAnalysis Sits, nous apprend faire des distinctions parmi les continus

    dun mme nombre de dimensions et que la classification de ces continus repose encore sur la

    considration des coupures.

    De cette notion est sortie celle du continu mathmatique plusieurs dimensions de la mme faon que

    le continu physique une dimension avait engendr le continu mathmatique une dimension. La

    formule

    A>C, A=B, B=C

    qui rsumait les donnes brutes de lexprience impliquait une contradiction intolrable. Pour sen

    affranchir, il a fallu introduire une notion nouvelle en respectant dailleurs les caractres essentiels du

    continu physique plusieurs dimensions. Le continu mathmatique une dimension comportait une

    chelle unique dont les chelons en nombre infini correspondaient aux diverses valeurs

    commensurables ou non dune mme grandeur. Pour avoir le continu mathmatique n dimensions, il

    suffira de prendre n pareilles chelles dont les chelons correspondront aux diverses valeurs de n

    grandeurs indpendantes appeles coordonnes. On aura ainsi une image du continu physique n

    dimensions, et cette image sera aussi fidle quelle peut ltre du moment quon ne veut pas laisser

    subsister la contradiction dont je parlais plus haut.

    La notion de point

    Il semble maintenant que la question que nous nous posions au dbut est rsolue. Quand nous disons

    que lespace a trois dimensions, dira-t-on, nous voulons dire que lensemble des points de lespace

    satisfait la dfinition que nous venons de donner du continu physique trois dimensions. Se contenter

    de cela, ce serait supposer que nous savons ce que cest que lensemble des points de lespace, ou

    mme quun point de lespace.

    Or, cela nest pas aussi simple quon pourrait le croire. Tout le monde croit savoir ce que cest quun

    point, et cest mme parce que nous le savons trop bien que nous croyons navoir pas besoin de le

    dfinir. Certes on ne peut pas exiger de nous que nous sachions le dfinir, car en remontant de

    dfinition en dfinition il faut bien quil arrive un moment o lon sarrte. Mais quel moment doit-onsarrter ?

    On sarrtera dabord quand on arrivera un objet qui tombe sous nos sens ou que nous pouvons nous

    reprsenter ; la dfinition deviendra alors inutile, on ne dfinit pas le mouton un enfant, on lui dit :

    voici un mouton.

    Et alors, nous devons nous demander sil est possible de se reprsenter un point de lespace. Ceux qui

    rpondent oui ne rflchissent pas quils se reprsentent en ralit un point blanc fait avec la craie sur

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    un tableau noir ou un point noir fait avec une plume sur un papier blanc, et quils ne peuvent se

    reprsenter quun objet ou mieux les impressions que cet objet ferait sur leurs sens.

    Quand ils cherchent se reprsenter un point, ils se reprsentent les impressions que leur feraient

    prouver des objets trs petits. Il est inutile dajouter que deux objets diffrents, quoique lun et lautre

    trs petits, pourront produire des impressions extrmement diffrentes, mais je ninsiste pas sur cette

    difficult qui exigerait pourtant quelque discussion.

    Mais ce nest pas de cela quil sagit ; il ne suffit pas de se reprsenter un point, il faut se reprsenter tel

    point et avoir le moyen de le distinguer dun autre point. Et en effet, pour que nous puissions appliquer

    un continu la rgle que jai expose plus haut et par laquelle on peut reconnatre le nombre de ses

    dimensions, nous devons nous appuyer sur ce fait que deux lments de ce continu tantt peuvent et

    tantt ne peuvent pas tre discerns. Il faut donc que nous sachions dans certains cas nous reprsenter

    tel lment et le distinguer dun autre lment.

    La question est de savoir si le point que je me reprsentais il y a une heure, est le mme que celui que

    je me reprsente maintenant ou si cest un point diffrent. En dautres termes, comment savons-nous si

    le point occup par lobjet A linstant est le mme que le point occup par lobjet B linstant ,

    ou mieux encore, quest-ce que cela veut dire ?

    Je suis assis dans ma chambre, un objet est pos sur ma table ; je ne bouge pas pendant une seconde,

    personne ne touche lobjet ; je suis tent de dire que le point A quoccupait cet objet au dbut de cette

    seconde est identique au point B quil occupe la fin ; pas du tout : du point A au point B il y a 30

    kilomtres, car lobjet a t entran dans le mouvement de la Terre. Nous ne pourrons savoir si u