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© Agence rĂ©gionale du Livre Provence-Alpes-CĂŽte dâAzur
Ce recueil tĂ©moigne dâhistoires confiĂ©es, histoires courtes, Ă©vĂ©nements brefs et intenses, extraits de vies peu banales de jeunes mineures et mineurs incarcĂ©rĂ©s. Il est le fruit dâateliers rĂ©cits/photos qui se sont tenus de janvier Ă mars 2019. Le projet a Ă©tĂ© mis en Ćuvre par lâAgence rĂ©gionale du Livre dans le cadre de son partenariat avec la direction interrĂ©gionale de la protection judiciaire de la jeunesse. Yohanne LamoulĂšre (photographe) et Bruno Le Dantec (Ă©crivain) se sont rendus alternativement dans deux quartiers mineurs des prisons des Baumettes Ă Marseille (pour les filles) et du Pontet (pour les garçons). Lâobjectif, au-delĂ de la pratique culturelle et artistique, Ă©tait de se dire en mots et en photos, de se prĂ©senter Ă lâautre, de se donner Ă voir sous forme de portrait.
Un grand merci aux jeunes â Carlota, Carmen, Isabella, Katharina, InĂšs, Maga, 2K, Bouche-Bouche et lâArlĂ©sien â, aux Ă©ducateurs, aux surveillants et aux Ă©tablissements qui ont rendu ce projet possible. Les noms ont Ă©tĂ© changĂ©s et dans la plupart des cas, les dĂ©tenus se sont eux-mĂȘmes choisi un pseudonyme. Merci Ă Lisa Lugrin pour la maquette. Un grand merci Ă Yohanne LamoulĂšre et Bruno Le Dantec. Et un immense merci Ă Brigitte Briot pour les masques.
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Les quatre vérités sous Le masque
Faire le portrait de mineurs dĂ©tenus oblige Ă dribbler les chicanes du droit. Mais voilĂ : anonymiser, flouter un visage, câest le renvoyer au stigmate. Et photographier les mains, les pieds, le dos ou tout autre bout de corps, ça finirait par ressembler Ă de la vente Ă la dĂ©coupe⊠Alors on a convoquĂ© lâimaginaire du carnaval. Avec les masques, on a fait entrer la puissance poĂ©tique du jour des fous, la sĂšve qui monte au printemps â et mĂȘme, invitĂ© surprise dans la bouche des jeunes, le charivari gilet-jaunesque ! Comme un excĂšs de chair avant le carĂȘme. Personne ne sâest cachĂ©. On sâest dit les choses, cash. On Ă©tait lĂ pour ça.
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à peine tiré du lit
« Jâai froid, jâai faim, jâai pas assez dormi ! » Ăa câest lâArlĂ©sien qui marronne dĂšs le premier jour, recroquevillĂ© sur sa chaise, touffe de cheveux en pĂ©tard Ă©mergeant dâune doudoune trop Ă©troite. « Les gilets jaunes, ils mâont fait regretter pour la premiĂšre fois de pas ĂȘtre dehors », balance un Bouche-Bouche Ă peine tirĂ© du lit. On Ă©tale les masques sur la table, comme des piĂšces Ă conviction.
corde Ă sauter
Le premier jour, il y a du sport au fond du couloir. Une détenue et une gardienne se sont lancées un défi à la corde à sauter. Katharina finit par abandonner, à bout de souffle. « Pfff⊠Dans la vie, tu peux pas toujours gagner. » Tout le monde rit.
LâĂ©tage est dĂ©peuplĂ©. Ătrange sensation de vide et de temps en suspens, dĂ©cuplĂ©e par le rĂ©cent blocage des surveillants. Si le monde sâarrĂȘte, quelquâun pensera Ă ouvrir la porte des cellules pour que ces quatre filles puissent sâenvoler ?
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alors on joue
Isabella explique : « Ma sĆur et moi, on est des Gitanes serbes. » De ces deux mots, seul le premier compte. Parce que « les Serbes, ils aiment personne, encore moins les Gitans ». Katharina prĂ©cise : « Je suis fiĂšre de ce que je suis. Jâaime mes origines gitanes et nos traditions. Et la tendresse de mes parents me manque. » Elle qui pose dans la cour en se mettant en garde façon boxeuse, quand elle parle des siens, ses yeux brillent. « Jâaime les voyageurs. » On Ă©voque lĂ un peuple qui ne voulait gouverner personne et que personne ne pouvait gouverner. On sâen souvient jusquâici, en prison. Alors on joue avec les masques.
au pire
Au pire, 4 + 2 font 6. Câest un minimum. Quatre garçons du quartier des mineurs, Ă la fin de lâhiver 2019 + deux intervenants extĂ©rieurs. « Le puceau qui a balancĂ© sur les films Ă©rotiques, il a brisĂ© tous les cĆurs du Pontet ! Depuis, ils nous coupent la tĂ©lĂ© Ă minuit », se plaint Maga. Il faut ĂȘtre en confiance pour dire ça. Ou alors câest pour jouer lâaffranchi. Et pourquoi pas ?
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des frĂšres
DeuxiĂšme sĂ©ance. Seuls les Marseillais sont venus, les deux autres dorment encore. Maga fait un point dâĂ©tape : « On a Ă©tĂ© co-cellulĂ© pendant une semaine. Y avait un problĂšme de place. Trop dâarrivants. 2K, il mâa fait les tresses â et moi je lui ai fait les fesses, ah ah ! Non, je blague, câest pas vrai. » Masquer, ce nâest pas forcĂ©ment faire la gueule. « Il connaĂźt ma vie, je connais sa vie, on est des frĂšres maintenant. » 2K approuve, lâĆil allumĂ© : « Ensemble dans la mĂȘme cellule, câĂ©tait tarpin bien. On faisait des pompes, on jouait aux cartes, on Ă©coutait de la musique, on dansait. »
scandaleusement rouges
On Ă©tale les masques et les tissus sur la table. Les rejoindront, Ă la demande des filles, du vernis Ă ongles, du rouge Ă lĂšvres, du mascara, du fond de teint â et du crayon pour Katharina. La mascarade fait vibrer lâaura de chacune de ces jeunes femmes retranchĂ©es du monde. Ăclair et fulgurance dâun Ćil dans la rainure, de lĂšvres scandaleusement rouges sous le gris. La plus secrĂšte se fait star. La plus fanfaronne se rĂ©vĂšle fragile. La plus pataude devient puissante apparition. Un monde clos fait un peu de place Ă lâesprit du charivari. Des lieux aux proximitĂ©s rugueuses offrent une distance salvatrice, comme une promesse de rĂ©demption. Les yeux parlent. Les corps parlent. On pose la voix, on rit aux Ă©clats.
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prophétie
Dans des cahiers dâĂ©colier, les filles font leur portrait. En italien, câest plus facile. « Je mâappelle Carlota, jâai seize ans, je suis nĂ©e Ă Florence de parents macĂ©doniens. Jâai un fils dâun an et je suis enceinte de deux mois. » Isabella est persuadĂ©e que ce sont des jumeaux : « On entend les battements de deux cĆurs ! » ProphĂ©tie que Carlota met en doute dâun battement de cils. Elle montrera lâĂ©chographie Ă la sĂ©ance suivante.
jâirai dans mon pays
En mĂȘme temps que tu choisis les masques et les accessoires, tu parles de ce qui tâattend dehors. LĂ oĂč quelquâun manque Ă lâappel, lĂ oĂč tu as laissĂ© un vide. « Aux Comores, dans chaque village, il y a un groupe de jeunes danseurs. Des danseurs traditionnels, tu vois. Jâai plein de vidĂ©os, je trouve ça mĂ©chant ! Le rythme quâils ont, câest hard-core, carrĂ©ment. » Se masquer, câest aussi faire revenir le grand thĂ©Ăątre de la transe et de la sĂ©duction.
Maga kiffe la terre des origines. « Ma mĂšre mâa emmenĂ© chez elle. Au dĂ©but je voulais pas. Mais aprĂšs, câĂ©tait trop bon, des fois je dansais avec eux, fada ! Dar Salam, ça sâappelle, pas loin de Moroni. Jâaime trop, je veux finir ma vie lĂ -bas, obligĂ©. Jây suis allĂ© quatre fois, je crois. Les villageois pensent que je suis pas comorien, mais jây vais depuis tout petit, quand mĂȘme. Quand jâaurai tout cassĂ© Ă Marseille, jâirai dans mon pays, mon village. » Tout casser. Maga parle comme on chante au stade.
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lâautre pays qui manque
Lâautre pays qui manque, câest les amours. Sans les railleries de Bouche-Bouche et de lâArlĂ©sien, Maga se lĂąche : « Quand je lâai vue, çâa Ă©tĂ© un peu le coup de foudre. Elle se respecte trop, jâaime vraiment ce genre de gadji. Elle met jamais sa photo sur Snap. On se parlait de fenĂȘtre Ă fenĂȘtre. Je zonais, je faisais hala. Elle me dit ArrĂȘte de faire hala, tu vas rĂ©veiller tout le quartier. Alors que câĂ©tait en plein jour ! » Affaire en cours.
« Me marier avec une Comorienne, câest pas forcĂ©ment mon idĂ©e. PlutĂŽt une fille dâici, mĂȘme une Arabe, une Française, une Gitane. Si je lâaime, je lâemmĂšne. Au bled, le grand mariage, ça existe encore. Tu es obligĂ©. Si jâamĂšne une femme dâune autre couleur, je mens pas, la famille fera un peu la gueule, mais elle finira par accepter. Ma mĂšre me dit âViens, amĂšne tes copines, arabe ou nâimporte. Tant quâelles sortent pas de la maison, ça vaâ. » Se masquer, ce nâest pas se cacher. Câest devenir Ă©trange, dĂ©sirable, inquiĂ©tant.
des sĆurs
Isabella : « Avec ma sĆur, on est ici depuis quatre mois. Voler, ce nâĂ©tait pas pour le luxe, mais pour acheter une caravane. Notre pĂšre est en Serbie, nos mĂšres on ne sait pas. On vit avec la grand-mĂšre. Il faut une caravane avec une douche pour bouger si on a envie â ou quand on est obligĂ©es. » HostilitĂ© du voisinage, plainte de la mairie, visite des gendarmes⊠« Sur notre dernier campement, je mâĂ©tais fait une douche. Jâavais branchĂ© un tuyau dâarrosage sur une bouche dâincendie. CâĂ©tait bien, surtout lâĂ©tĂ©. »
Katharina : « Ma sĆur et moi, on nous appelle les princesses. On sâhabille, on se maquille, on descend en ville. Nos cousines restent chez elles, elles sâoccupent du mĂ©nage et des enfants. Nous, on est libres. » En rĂ©ponse Ă un garçon du Pontet qui la drague Ă distance, un mot : « ArlĂ©sien, tu es gentil de me dire que je suis belle sans mâavoir vue. Mais franchement, tu nâes pas mon mec idĂ©al. Je crois que tu es trop jeune. JâespĂšre que tu gardes le moral. La prison câest dur, mais la libertĂ© câest sĂ»r. Reste fort. Je te donne un gros bisou. K. »
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un cauchemar
« Je dors mal, rĂąle Isabella. La nuit derniĂšre, jâai fait un cauchemar. Je me bagarrais avec une inconnue et elle tombait, comme morte. Je me baissais vers elle, mais elle disparaissait. Seuls ses cheveux me restaient dans la main, alors je les jetais du haut dâun pont dans une riviĂšre. Je me suis rĂ©veillĂ©e trĂšs angoissĂ©e, jâavais peur, jâavais froid. Pour chasser les idĂ©es noires, je me suis mis la tĂȘte sous la douche. » Sa sĆur et elle dĂ©cryptent les songes, quâelles savent chargĂ©s de sens. « Si tu rĂȘves de poux, câest de lâargent qui arrive. Un petit serpent, câest un grand jugement â un grand serpent, petit jugement. Les chiens, câest la police. La maison sans fenĂȘtre, câest la prison. Mais comme pour la mort, si tu en rĂȘves, ce nâest pas pour aujourdâhui. »
câest trop mon style
Maga : « Câest mieux avec une femme qui nâa pas la mĂȘme couleur. Comme ça mon enfant sera mĂ©tis, il aura plusieurs cultures. Celle que jâai dans le collimateur, elle est algĂ©rienne, câest trop mon style. Elle a jamais eu de gadjo â juste un relou qui lui a fait du chantage au suicide si elle le quittait. Je la voyais depuis quâon Ă©tait petits. Une fois elle est mĂȘme venue chercher son frangin qui jouait Ă la Play avec mon petit frĂšre. Je savais pas que câĂ©tait un joli petit cadeau comme ça. Je me suis cachĂ© dans la forĂȘt, elle est arrivĂ©e avec sa copine et elle mâa regardĂ©. AprĂšs on sâest emboucanĂ©s. Elle mâobservait, elle demandait de mes nouvelles. Et moi pareil. Mais je vais pas faire le dĂ©sirĂ©. Jâavais pas son numĂ©ro, juste Snap. Je suis pas amoureux, câest impossible : je suis ici. Plus tard peut-ĂȘtre quâelle rĂ©ussira Ă mâavoir. »
Zones sensibles : le bled, tes frĂšres et sĆurs, les petits plats de ta mĂšre, un bain chaud. Et puis il y a la frime devant les collĂšgues, la violence du monde que tu subis ou que tu fais subir. Le pire, câest dâĂȘtre une victime.
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ça sent la fin
FrĂšres co-cellulaires, 2K et Maga dĂ©crivent un monde qui sâobscurcit : « Câest un truc de ouf quâon vit. Dans les quartiers, les minots sont trop prĂ©coces. Câest la tĂ©lĂ© ? Les rĂ©seaux ? Le porno ? Je sais pas, mais les petits de douze ans, ils ont faim. »
« Tu as tout avec lâargent. AprĂšs, tu penses plus quâau cul. » Le ton se fait grave, on ne la ramĂšne plus. « Y a une fille dans la citĂ©, elle est Ă peine formĂ©e et elle sâhabille comme une folle. Ăa fait mal. En boĂźte, elle fait du charme au videur et elle entre. On la voit avec des grands qui sortent de prison, des voyous. Elle ne veut plus les gars de son Ăąge. Et câest pas la seule. »
« Ăa sent la fin. Y a trop de trucs chelou. Les gilets jaunes, on dirait le dĂ©but dâune guerre civile, Ă se charcler tous les samedis avec la police. On dirait la fin du monde. » Pourtant, la vie pourrait ĂȘtre si simple. « En prison, tu morfles, tu purges, mais tu restes un minot, sourit Maga. Ta dĂ©co, tes chaussettes Simpson, le sucrĂ© avant le salé⊠Il faudrait garder ça. » Dans sa cellule, les quatre murs sont dĂ©dicacĂ©s : un cĂŽtĂ© pour les filles, un autre pour le sport, le troisiĂšme pour lâalcool⊠Et le dernier pour la rĂ©volution fluo.
ça dépend aussi de la lune
Katharina : « Quand ton bĂ©bĂ© naĂźt, tu lui mets un fil rouge autour du poignet, pour Ă©loigner le mauvais Ćil. » Carmen : « Plus tard, pareil, tu mets un ruban rouge dans la tresse de ta fille pour lui porter bonheur. » Puis : « Les cheveux, on les coupe jamais le dimanche, parce que câest le jour des morts. Câest mieux le vendredi, et ça dĂ©pend aussi de la lune, si on veut quâils repoussent plus vite. » Carmen aime la musique romantique, quâelle soit serbe ou italienne. De sĂ©rĂ©nade en ballade des cĆurs brisĂ©s, on parle de ce que la communautĂ© attend dâune femme. « Bien sĂ»r je me marierai. MĂȘme si lâhomme parfait nâexiste pas. »
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comme deux chiens errants
Ă travers le monde, tradition et modernitĂ© se reniflent la croupe comme deux chiens errants. Isabella se mĂ©fie de la libertĂ© virtuelle des rĂ©seaux. « Avec Facebook, tu cherches un copain et tu tombes sur des pĂ©dophiles : Ă la fin, tu perds ta virginitĂ©. Il vaut mieux te marier avec quelquâun de ta culture. Mais ça dĂ©pend aussi des parents. Je connais des filles qui se sont mariĂ©es avec des Italiens. Et mĂȘme une avec un policier⊠Avec un Italien, passe encore. Mais avec un policier, câest grave ! »
Elle est fiancĂ©e. Câest la famille de son amoureux qui organisera les noces. « Chez nous, il y a trois jours de mariage », jubile sa sĆur. « Quand jâai dit Ă mon grand-pĂšre que je voulais un mariage tranquille, classique, il mâa dit âQuoi ? Tu plaisantes ?â Oui, je plaisante. Parce que moi, jâaime trop la fĂȘte ! Un mariage ânormalâ, ça nâexiste pas chez nous. »
lâalcool et la priĂšre
LâArlĂ©sien parle de sa feria. Maga de celle de NĂźmes. « Jâen ratais jamais une. Lâalcool, câest la base. Vodka agrumes, câest le top. Sur la tĂȘte de ma mĂšre, je bois plus que toi. En vrai. Tu bois aussi en flash ? On pourra se faire un duel. Je peux le boire en pur. Cul-sec ! Câest pas que je tienne mieux lâalcool â on est tous KO, quand on boit. Par contre, je suis jamais tombĂ© par terre, jâai jamais vomi. Je marche pas droit, câest tout. Toi, tu es dĂ©jĂ tombĂ© ? » LâArlĂ©sien : « Moi, jâai fait un coma Ă©thylique. HĂŽpital et tout. Il y a deux ans jâĂ©tais chaud ! »
Maga : « Je crois en Dieu, mais je pratique pas. Je mange le porc et je bois. Ăa mâarrive de prier, mais je mange tout ce qui est bon. Et quand je bois, je pense pas Ă lâenfer. Au quartier, il y en a qui ont besoin de se jeter quatre cinq fly par jour derriĂšre le gosier. Moi non, câĂ©tait juste quand on sortait. Bien sĂ»r, il peut y avoir un grand qui te dit que câest pas bien, mais moi, je bois devant lui. Chez nous, tu as lâĂ©picerie et la mosquĂ©e cĂŽte Ă cĂŽte, câest lĂ quâon se retrouve. Devant, ça fume, ça boit, ça rigole. Mais il y a un respect. Ceux qui boivent nâembĂȘtent pas ceux qui prient. Et vice-versa. Chacun sa vie. »
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la pauvretĂ©, câest pas pouvoir
MalgrĂ© ses joues rondes, lâArlĂ©sien nâest plus un bĂ©bĂ© : « Le sexe et lâargent, câest les deux choses qui mâexcitent. Rien dâautre. Lâargent, câest le futur. Sans argent, tu es rien. Avec lâargent, tu vis. La pauvretĂ©, câest voir un truc qui te plaĂźt et pas pouvoir lâacheter. Le mal, câest ce que je fais. Le bien, câest travailler. Si en travaillant on pouvait gagner plein dâargent, je le ferais. Ici, tout me manque. Tout tout tout. »
La promenade, royaume de la testostĂ©rone. Corps serrĂ© de prĂšs par une virilitĂ© aussi explosive quâelle est toute neuve. Dictature de la rĂ©putation, des couilles et de la vantardise. Ăa marche grave, de rouler des mĂ©caniques. Plus tu es petit et imberbe, plus tu en fais des tonnes. Les nerfs se chauffent en cellule dans le vacarme des poings martelant la porte, des langues insultant le voisin ou implorant le surveillant⊠Ces mĂȘmes nerfs Ă vif passent en douce au dĂ©tecteur Ă mĂ©taux, puis sautent sur lâennemi une fois dans la cour. LĂ , sur le bĂ©ton, on moulone Ă mort, griffes plantĂ©es dans le cou et les yeux de lâadversaire, jusquâĂ ce que les uniformes te sĂ©parent. AprĂšs ça, ta virilitĂ© part se faire mitonner au mitard.
tu danses avec tout le monde
Carlota avait quatorze ans quand on lâa mariĂ©e. Son Ă©poux, seize. CâĂ©tait Ă Rome. « Combien de convives ? Beaucoup !, sâemporte Anna. On ne sait jamais combien, parce que chez nous, il nây a pas de liste dâinvitĂ©s, les portes sont ouvertes. » Trois jours dâivresse et de joie sans calcul. On casse des assiettes blanches par terre avant de danser dessus.
Entre quatre murs, Isabella cĂ©lĂšbre la fĂȘte. « Le premier jour, la mariĂ©e est en rouge. Le deuxiĂšme jour, en robe blanche, avec un voile et une couronne de fleurs ou alors diamantĂ©e. Le troisiĂšme, tu manges et tu bois Ă en perdre la tĂȘte ! », se rĂ©jouit-elle. « Avec la robe rouge, talons rouges. Tu danses avec tout le monde. Et tu donnes une rose rouge Ă chaque danseur. En Ă©change, chacun te donne 50, 100 euros. Tu danses, puis tu donnes une rose. Sauf Ă ton mari, Ă qui tu as donnĂ© ton drap ! » Ce nâest pas stressant, tous ces gens qui regardent ? Katharina : « Oui, jusquâĂ ce que ta grand-mĂšre pende le drap et que les gens dansent avec. La bonne rĂ©putation, câest important : les Gitans aiment trop les ragots. »
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la vraie richesse
Katharina a des doutes : « Pas sĂ»re dâĂȘtre faite pour le mariage⊠Jâaimerais pas obĂ©ir Ă un homme, quâil me dise comment je dois mâhabiller ou si je peux sortir ou pas. Des amies Ă moi ont tournĂ© le dos Ă leur famille pour partir avec un homme. Alors que lâhomme, il dort Ă cĂŽtĂ© de toi cette nuit, mais tu ne sais pas oĂč, ni avec qui il sera demain. » Elle aimerait Ă©tudier pour travailler avec les enfants : « Les enfants, câest la vraie richesse. »
Respirer Ă fond, embrasser du regard lâair qui tremble au bout de la rue. Isabella pense Ă aprĂšs, Ă ce quâelle fera une fois libre. « Un vrai repas assise Ă table, pas debout toute seule dans une cellule. Un repas avec les miens. Ăa, ça me manque trop. »
le jour de ma libération
Quand la sĂ©ance photo est finie, le masque tombe. 2K sâimagine aprĂšs : « Le jour de ma libĂ©ration, ils viendront me rĂ©veiller, je prĂ©parerai mes affaires et je taperai sur les murs pour prĂ©venir les copains. Puis jâirai revoir les gens. Penser Ă ce jour-lĂ , ça fait trop de la peine, parce que câest dans longtemps. Ătre avec les autres, ça manque. Quand tu es dehors, tu y penses pas. Ma petite sĆur et mon petit frĂšre, je les aime tarpin, mais quand jâĂ©tais dehors, jâen avais pas conscience. Quand je vais les revoir, je prendrai soin dâeux. Et puis je ferai des trucs simples qui font trop plaisir. Comme regarder un film avec mon frangin. Je veux refaire tout ce que je faisais avant, mais en mieux. Ce que cuisinait ma mĂšre, des fois je le mangeais, des fois non. Mais au jour dâaujourdâhui, je laisserais plus rien dans lâassiette. Mon plat prĂ©fĂ©rĂ©, câest le riz avec du lait de coco et aussi la chair du coco rĂąpĂ©e. Et la viande, la viande de mouton. Il y a plusieurs sauces : le tibĂ©, le rougaĂŻ, le madaba feuille, le lait caillé⊠Tout ça me manque trop. »
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mauvais rĂȘve
En attendant, on compte les jours, on compte les nuits. Sommeil trop lourd ou trop lĂ©ger, mĂȘme tes rĂȘves sont en prison. 2K : « Jâai rĂȘvĂ© que jâĂ©tais en permission et je devais revenir Ă 18h. Je passe la journĂ©e avec un collĂšgue et deux gadji. On est tellement bien que jâoublie le temps. Quand je regarde lâheure, il est 18h passĂ©. Je me sens trop mal, parce que je sais quâils vont me dĂ©clarer Ă©vadĂ© et ça va me faire encore plus de soucis. Alors je me mets Ă courir. Je cours, je cours, et dans ma tĂȘte je me dis Il faut que tu te rĂ©veilles. Et je me rĂ©veille, je suis dans mon lit, dans la cellule, jâai chaud, je suis trempĂ© dâavoir couru. En rĂȘve. »
je te souhaite la liberté
« Bonjour 2K. Merci pour ta lettre. Je ne te connais pas, mais je te rĂ©ponds. Je suis fiancĂ©e, bientĂŽt mariĂ©e. Tu pourrais ĂȘtre mon petit frĂšre. Je te souhaite bientĂŽt la libertĂ©, parce que la libertĂ© nâa pas de prix. Je te souhaite du bonheur avec les tiens. En prison, on rĂ©flĂ©chit beaucoup aux bĂȘtises quâon a faites. Câest un mal pour un bien. Il faut penser Ă un bon avenir. Je te souhaite de ne jamais retourner en prison. Je nâai ni Facebook, ni Snapchat, câest interdit par notre culture. Isabella. » Le chef des surveillants du Pontet sâĂ©tait Ă©mu de cette correspondance entre filles et garçons : « Vous nâallez pas nous les pacser, quand mĂȘme !? » Quâil soit ici rassurĂ©.
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les vrais européens
Isabella parle allemand, serbe, français, italien et bien sĂ»r gitan. « Notre langue, câest le romanĂ©. » Katharina, lâesprit toujours vif : « Mon pĂšre, il parle dix langues. Câest nous les vrais EuropĂ©ens ! » Elle se fait passeuse de mĂ©moire. « Manouche, ça veut dire homme libre. En cas de dĂ©cĂšs, les Manouches brĂ»lent le camping car et tous les objets appartenant au mort. Ils disent quâon vient au monde tout nu et quâon doit monter au ciel pareil. » Carmen attrape lâhistoire au vol : « Le jour oĂč on sort dâici ? On va crier libertĂ© partout oĂč on ira. »
le jour oĂč je sors
« Le jour oĂč je sors, la premiĂšre chose, dâabord, je vais faire le cĂąlin Ă tout le monde, Ă mes frĂšres, Ă mes sĆurs⊠» Maga parle de plaisir et de dignitĂ©. « AprĂšs le cĂąlin, je cherche pas Ă comprendre, direct je vais Ă la douche. Pas une douche : un bain. Je mettrai tous les shampoings, genre jacuzzi, comme dans les Anges, plein de mousse. Allez, on va dire que je vais pas faire le malin, je resterai 30 minutes, allez, une heure ! » Se masquer, comme au carnaval, quand pour un jour le monde est mis cul par dessus tĂȘte, câest aussi dire vrai.
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ça va faire du bien
Maga est tendu vers le jour oĂč les portes de la prison sâouvriront devant lui. « AprĂšs le bain, je descendrai au quartier. Puis je rentrerai vers midi, je me calerai chez moi, je mangerai mon premier maĂ©lĂ© depuis longtemps. Puis une petite sieste. Je prendrai une douche. AprĂšs, jâirai en ville. Je mâachĂšterai des habits, des chaussures. On se baladera, on sâassoira en terrasse. Puis une douche encore, et une nuit blanche avec les collĂšgues. » Se masquer, câest sâĂ©vader hors des cases oĂč nous enferme le regard des autres.
3Ăšme guerre mondiale
« Quand on sortira, il faudra appeler la grand-mĂšre sur son portable pour savoir oĂč elle est. Parce que des fois la police vient et te dit âDĂ©gageâ. » Isabella cause prĂ©caritĂ©, Katharina invoque lâhonneur : « Ma grand-mĂšre fait des mĂ©nages, elle nâa jamais volĂ© de sa vie. Ătre ici, câest mal vu. Certains garçons refusent de se marier avec une fille qui a fait de la prison. » On a quand mĂȘme sa fiertĂ©. « Une surveillante lâa dit : nos chambres sont les mieux tenues de tout le bĂątiment. » Katharina pousse la porte et montre sa cellule : « Ma grand-mĂšre, si elle ne nettoie pas deux ou trois fois par jour, pour elle, câest la 3Ăšme guerre mondiale ! » Isabella dit que la grand-mĂšre couvre sa sĆur de cadeaux. Katharina explique pourquoi : « Câest que tu lui rĂ©ponds mal. Fais la vipĂšre, mais pas avec ta grand-mĂšre. Sinon, tu fais refroidir son cĆur. »
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jâirai prendre un train
Carlota est une taiseuse. CeintrĂ©e dans sa chemise, elle observe ses copines et trace des mots-clĂ©s dans son cahier : « EnfermĂ©e ici depuis un mois, jâespĂšre sortir bientĂŽt. Jâaimerais tellement retrouver mon fils, ma famille, et ne plus jamais retourner en prison. » Son corps a la maigreur dâune ruse de passe-muraille. Lâarrondi de son ventre nâest quâun soupir. Elle a offert un coloriage Ă Bruno : la famille Simpson. Son regard triste transperce un horizon bornĂ©. Elle voit au-delĂ . « Quand je sortirai, je fumerai une cigarette, puis jâirai direct Ă la gare prendre un train pour rejoindre mon fils. On fera des grillades. VoilĂ mon histoire, je ne sais pas quoi raconter dâautre. » Une vie esquissĂ©e sur une page blanche, avec ce dĂ©sir avouĂ© Ă moitiĂ© pardonnĂ©, câest dĂ©jĂ beaucoup. Comme un appel dâair.
trop vite
Maga ne le sait pas encore, mais il va sortir avant la fin de lâatelier. 2K sait par contre que lui en a encore pour longtemps. Lâavant-dernier jour, il rĂ©clame une photo de groupe. « On a le temps », Ă©lude Yoh. « Non, non, faut faire gaffe, en prison le temps passe vite », renvoie 2K. Et il se tourne vers son ami : « Pas vrai quâen prison le temps passe trop vite ? » Une fraction de seconde, le regard panique.
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Ă lâĂ©cole, je faisais les courses. Tout ça avec Ă peine quinze ans. »
En manque dâair, dâamour et de copines, InĂšs pleure fort, entre couloir et promenade. Puis revient, les yeux bouffis, et montre ce quâelle sait faire avec du maquillage et des ongles postiches. « Quand je sortirai, jâirai au foyer. Je mâentendais trop bien avec tout le monde. Je passais mon temps avec le maĂźtre de maison. Ou Ă aider la cuisiniĂšre â jâadore cuisiner. »
« AprĂšs jâirai peut-ĂȘtre en boĂźte, boire, danser et mâamuser. Mais attention, je fais gaffe, je dis aux copines de pas picoler si câest pour foutre le bordel. Moi je bois pour faire la fĂȘte. » Trop-plein dâĂ©nergie, fĂȘlure Ă©motionnelle : cocktail dĂ©tonnant. « LâidĂ©al, ça serait quatre mois en foyer, puis quâils me donnent mon autonomie, avec un appartement Ă moi. Je passerai mon CAP, puis mon brevet professionnel, pour ouvrir mon propre salon. Et aprĂšs, quand mon mec sera moins bĂ©bĂ© â il a quinze ans, je lâai connu au foyer â, on pourra avoir des enfants. Deux ou trois, câest bien. »
entre deux eaux, inĂšs
« Je suis Niçoise. Ă lâAriane, jâĂ©tais trop bien, câest lĂ oĂč je suis nĂ©e. Un jour, ma mĂšre en a eu marre du quartier et elle est partie vivre chez ma grand-mĂšre. Elle mâa laissĂ© lâappartement. Câest lĂ que jâai fait des bĂȘtises et ils mâont envoyĂ©e en foyer ici Ă Marseille. »
Alors que lâeffet miroir entre garçons du Pontet et filles des Baumettes Ă©tait tellement symĂ©trique quâil en devenait improbable â quatre mecs de citĂ©, Français de culture musulmane, face Ă quatre Gitanes des Balkans vivant en caravane â, voilĂ quâInĂšs dĂ©barque. Jeune fille dâorigine algĂ©rienne, elle fait comme un pont entre les unes et les autres.
« En foyer, je pouvais sortir, jâĂ©tais en stage dans un salon de coiffure. Au dĂ©but, je touchais pas les clientes. AprĂšs jâai fait des brushings et des poses de couleur â dâabord sur les patronnes, pour voir. » Elle a des attitudes de bĂ©bĂ© flingueur. « Avant son dĂ©part, dĂ©jĂ , il fallait que je mâoccupe de tout. Ma mĂšre est malade, elle est toujours au lit, alors jâamenais la petite sĆur
Bruno Le Dantec, nĂ© Ă Marseille, est Ă©crivain, journaliste et traducteur de lâespagnol. Il a publiĂ© plusieurs ouvrages avec le photographe Antoine dâAgata et, avec Mahmoud TraorĂ©, Partir et raconter â Une odyssĂ©e clandestine, chez Lignes, en 2017. Il collabore avec le mensuel de critique sociale CQFD.
Yohanne LamoulĂšre naĂźt pas trĂšs loin de la MĂ©diterranĂ©e. DiplĂŽmĂ©e de lâĂcole nationale supĂ©rieure de la photographie dâArles en 2004, elle sâinstalle ensuite dans les quartiers nord de Marseille. Membre du collectif Tendance Floue, elle vient de publier Faux Bourgs aux Ă©ditions du Bec en lâair.
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