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emonter dans la bouche. Mais, comme chaque fois que son ulcère piquait une crise, Mac Fair connut alors un moment rare de lucidité. La crise du Golfe avait surpris tout le monde. Enfin, presque. Pas ce fouineur de Costello, avec un pied perpétuellement posé du côté d’Israël. Si, comme il l’affirmait à présent, la machine devait s’emballer de nouveau, le prix à payer pouvait s’avérer très cher. Soyons pragmatiques, Costello, et essayons de récapituler, d’accord ? Une réunion au sommet des services secrets arabes devrait avoir lieu, d’après vous, dans une ville déterminée de l’Arabie Saoudite. Admettons. Mais sur quels arguments vous basez-vous pour conclure que la conséquence de cette réunion pourrait mettre en danger le régime, ce qui pourrait impliquer l’éviction de notre pays de cette partie du monde? N’est-ce pas aller trop vite en besogne ? Depuis que Costello le connaissait, Mac Fair n’était jamais parvenu à saisir avec la finesse souhaitée les subtilités de la mentalité orientale. Il s’agissait d'un monde tout en nuances, où chaque mot et chaque geste possédaient une signification particulière. La difficulté consistait à les interpréter selon les principes de l’éthique et de l’histoire de la civilisation musulmane. Une sinécure, surtout pour des esprits formés à la logique occidentale. Il ne fallait surtout pas mélanger les genres. C’était une sorte de jeu d'échecs dans lequel lui, Andy Costello, excellait. Comme vous le savez, Monsieur le Conseiller, le régime du roi Fahd est perpétuellement vacillant. Il vacille parce qu’il n’a jamais reposé sur l’assentiment et l’allégeance de la communauté arabe dans son entier. Ses détracteurs sont légion. Et n’oubliez surtout pas que La Mecque et Medine attirent des éléments perturbateurs parmi la foule des pèlerins. “Il est évident que le roi d’Arabie craint comme les sept plaies d'Egypte l’influence de ses prétendus “frères”. Mais que peut-il entreprendre contre la volonté populaire ? Comment pourrait-il s’opposer à des millions de fidèles, surexcités qu'ils seraient par une éclatante action contre les ennemis d’hier et de toujours, les juifs et les "roumis” ?” Mais de quelle action parlez-vous, Costello ? Pour le moment, il n'y a pas de guerre, que je sache ! Non. c’est vrai. Il n'y a pas de guerre. D’ailleurs, peut- être qu’il n’y en aura jamais. Soyons clairs, Costello. Vous êtes venu me trouver pour m’entretenir d'une affaire de la plus haute importance. Quel est l'essentiel de votre scénario ? Andy était fatigué de discuter. Ils avançaient à petits pas, et le pragmatisme de Mac Fair l’exaspérait. Il laissa tomber sa main sur l’accoudoir lustré de son fauteuil avec un certain fatalisme, et répondit néanmoins : De la seule victoire qui soit aujourd’hui à leur portée, Monsieur le Conseiller : l’anéantissement de l’Etat d’Israël. Comme ça. D’une chiquenaude. “Si mon hypothèse venait à se confirmer, c’est à dire que si cette réunion qui doit se tenir en Arabie Saoudite aboutissait à l’adoption d’un projet commun pour doter certains pays arabes de l’arme atomique - poursuivit-il sur un ton plus bas - plus d’un milliard de musulmans, pour la plupart sous-

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Page 1: Content

emonter dans la bouche. Mais, comme chaque fois que son ulcère piquait une crise, Mac Fair connut

alors un moment rare de lucidité.

La crise du Golfe avait surpris tout le monde. Enfin, presque. Pas ce fouineur de Costello, avec un pied

perpétuellement posé du côté d’Israël. Si, comme il l’affirmait à présent, la machine devait s’emballer de

nouveau, le prix à payer pouvait s’avérer très cher.

Soyons pragmatiques, Costello, et essayons de récapituler, d’accord ? Une réunion au sommet

des services secrets arabes devrait avoir lieu, d’après vous, dans une ville déterminée de l’Arabie

Saoudite. Admettons. Mais sur quels arguments vous basez-vous pour conclure que la conséquence de

cette réunion pourrait mettre en danger le régime, ce qui pourrait impliquer l’éviction de notre pays de

cette partie du monde? N’est-ce pas aller trop vite en besogne ?

Depuis que Costello le connaissait, Mac Fair n’était jamais parvenu à saisir avec la finesse souhaitée les

subtilités de la mentalité orientale. Il s’agissait d'un monde tout en nuances, où chaque mot et chaque

geste possédaient une signification particulière. La difficulté consistait à les interpréter selon les

principes de l’éthique et de l’histoire de la civilisation musulmane. Une sinécure, surtout pour des

esprits formés à la logique occidentale.

Il ne fallait surtout pas mélanger les genres. C’était une sorte de jeu d'échecs dans lequel lui, Andy

Costello, excellait.

Comme vous le savez, Monsieur le Conseiller, le régime du roi Fahd est perpétuellement

vacillant. Il vacille parce qu’il n’a jamais reposé sur l’assentiment et l’allégeance de la communauté

arabe dans son entier. Ses détracteurs sont légion. Et n’oubliez surtout pas que La Mecque et Medine

attirent des éléments perturbateurs parmi la foule des pèlerins.

“Il est évident que le roi d’Arabie craint comme les sept plaies d'Egypte l’influence de ses prétendus

“frères”. Mais que peut-il entreprendre contre la volonté populaire ? Comment pourrait-il s’opposer à

des millions de fidèles, surexcités qu'ils seraient par une éclatante action contre les ennemis d’hier et de

toujours, les juifs et les "roumis” ?”

Mais de quelle action parlez-vous, Costello ? Pour le moment, il n'y a pas de guerre, que je

sache !

Non. c’est vrai. Il n'y a pas de guerre. D’ailleurs, peut- être qu’il n’y en aura jamais.

Soyons clairs, Costello. Vous êtes venu me trouver pour m’entretenir d'une affaire de la plus

haute importance. Quel est l'essentiel de votre scénario ?

Andy était fatigué de discuter. Ils avançaient à petits pas, et le pragmatisme de Mac Fair l’exaspérait. Il

laissa tomber sa main sur l’accoudoir lustré de son fauteuil avec un certain fatalisme, et répondit

néanmoins :

De la seule victoire qui soit aujourd’hui à leur portée, Monsieur le Conseiller : l’anéantissement

de l’Etat d’Israël. Comme ça. D’une chiquenaude.

“Si mon hypothèse venait à se confirmer, c’est à dire que si cette réunion qui doit se tenir en Arabie

Saoudite aboutissait à l’adoption d’un projet commun pour doter certains pays arabes de l’arme

atomique - poursuivit-il sur un ton plus bas - plus d’un milliard de musulmans, pour la plupart sous-

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développés, regarderaient avec un intérêt nouveau les riches plaines du nord, où vieillit une population

infidèle. Et nous, ces “infidèles”, croulons à leurs yeux sous le poids de nos richesses !

Mac Fair se leva d'un bond et marcha à grandes enjambées vers la fenêtre située en face de son bureau.

Après un instant de silence, il se retourna vers l’homme de la CIA et lui cria presque, d’une voix ironique

:

Vous ne voyez que le pire, Costello. Vous êtes un sacré pessimiste !

Qishran, (Arabie Saoudite), le lendemain

En traversant le jardin à l’andalouse qui s'étendait devant la façade de la propriété, le professeur Keifer

et Liam Tara étaient convaincus que l’importance de Cheik Yoran ne s'arrêtait pas à sa seule influence

auprès des tribus nomades ou sédentaires qui peuplaient la province où avaient lieu les fouilles.

La résidence de Yoran s’élevait aux pieds des derniers contreforts montagneux qui venaient mourir au

bord de la Mer Rouge, dont la surface brillait avec intensité, éclairée par les

derniers rayons du soleil couchant.

La senteur des rosiers fraîchement arrosés se confondait par moments avec le parfum entêtant des

mandariniers. En cette fin d’après-midi, le jardin semblait revivre après la chaleur accablante de la

journée. Les arbres, les plantes, la terre même s'épanouissaient pour un temps, laissant libre cours à

cette féerie éphémère de couleurs et d’arômes. Yoran l’ancien était un esthète dans un pays où

l’opulence côtoyait la misère.

Un serviteur arriva à leur rencontre. Il était bâti en colosse, et portait un pantalon bouffant et une ample

chemise avec l'emblème de la maison de Yoran brodé sur la poitrine. Il les précéda jusqu’au bureau où

les attendait leur hôte.

Yoran paraissait nerveux. Il se leva pour les accueillir et marcha vers eux d’un pas agité. Son regard évita

le leur.

Un autre serviteur surgit aussitôt de derrière une tenture. Il portait un plateau chargé d’une théière

richement décorée et de trois verres minuscules. Il portait aussi un coutelas long comme un cimeterre,

glissé dans les plis de sa ceinture en tissu. Yoran était continuellement sur ses gardes.

Je suis ravi de vous recevoir dans ma demeure. Messieurs. Asseyez-vous, je vous en prie. Vous

prendrez bien le thé avec moi ?

Yoran avait parlé d’un trait, récitant un discours mille fois dit. Poli, mais distant.

Ils s’installèrent sur un canapé recouvert de tissu beige. Yoran fit le service lui-même. Il sirota ensuite

son infusion, plus absent que jamais.

Nous ne voudrions pas abuser de votre temps, Yoran - s'efforça de dire Keifer pour sortir le vieil

homme de cette sorte de torpeur qui le mettait mal à l’aise. Mon ami Akim Al-Udaysat m’a conseillé de

venir vous consulter. Nous avons des problèmes sur le chantier des fouilles.

Je voudrais connaître vos raisons profondes...

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Nos raisons pour faire quoi, Cheik Yoran ? demanda Keifer, qui ne comprenait pas, ou hésitait à

comprendre le sens exact de la question.

Je m'interroge sur les raisons qui vous poussent à remuer cette terre appauvrie, à déranger les

objets et les gens, à troubler le sommeil de ceux qui sont morts jadis et qui reposent à jamais parmi

d’autres cendres... Je sais que vous, les occidentaux, aimez déposséder la terre de ce qu’elle renferme

d’essentiel. Saviez-vous qu’en la dépouillant, vous nous volez ? Que vous nous volez une partie de notre

passé ?

Non, Cheik Yoran, nous ne volons personne. Nous sommes venus pour découvrir, pour

apprendre et pour comprendre d’où vous venez et comment vous êtes devenus ce que vous êtes.

- Toujours cette prétention à vouloir vous immiscer dans les affaires du monde ! rétorqua Yoran avec un

reproche dans le ton. J’ai de grands projets pour mon pays, professeur, tandis que vous, les Américains,

avez une fâcheuse tendance à maintenir l’Arabie telle quelle. Nous sommes un peuple très ancien.

Monsieur Keifer, et notre façon d’évoluer nous convient tout à fait.

Nous ne voulons aucun mal à votre pays, Cheik Yoran, mais la marche du monde est

inéluctable. Si quelques inconscients dérobent notre matériel, il nous retardent peut-être, ils nous

causent aussi quelques désagréments, bien sûr, mais ils ne nous feront jamais renoncer.

Je vous promets d'y réfléchir.

L’attention de Yoran s’éloigna à nouveau, et Liam décela sur son visage la même tristesse qu’il avait

surprise trois jours plus tôt au cours du déjeuner sous la tente.

La sonnerie du téléphone sortit le vieil homme d

e sa léthargie apparente. Il se leva avec une énergie qui les surprit, et arracha le combiné du poste avec

empressement. Ses yeux avaient pris une teinte acérée et ses lèvres dessinaient un mince trait dans son

visage couvert de rides.

Malgré eux, ils furent contraints d’écouter la conversation.

Oui... Ah ! C’est vous, Linnemann... Mais où étiez-vous passé ? Comment va Irbit ?

Sa question fut suivie d’un long silence au cours duquel le visage de Yoran se décomposa. 11 tenait

l’appareil d’une main hésitante. Son regard, d’abord abattu, prit soudain une lueur d'une férocité

inimaginable.

La conversation se déroula alors entrecoupée de monosyllabes et ponctuée d'ordres brefs lancés d’une

voix au

timbre rauque. Yoran prenait de temps en temps quelques notes, mais Keifer et Liam ne pouvaient pas

comprendre le sens des paroles échangées dans le téléphone. Cependant, une tension insoutenable se

dégageait de cet entretien abrupt. Yoran était visiblement bouleversé, vieilli de l'intérieur par une

douleur du genre de celles qu’on ne peut partager. L’entretien reprit ensuite.

Comment ça ? Irbit se méprend sur votre compte ?

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Ne bougez surtout pas ! Ne faites rien qui puisse mettre sa vie en danger ! Rappelez-moi dans

deux heures. Vous avez compris 9

Il raccrocha le combiné et resta immobile un instant, indécis, puis finit par s’arracher à ses fantômes

personnels comme on se débarrasse d’une armure devenue trop lourde. Quand il s'approcha d'eux, son

regard était vide à nouveau.

Puis-je vous aider. Cheik Yoran ?

La voix fraîche de Liam eut l’effet de tirer le vieil homme de sa torpeur. Yoran se tourna vers lui et sa

bouche se tordit dans un rictus qui se voulait un sourire.

Merci, jeune homme, mais je ne crois pas que...

Pourquoi pas, Cheik Yoran ? Vous n’avez rien à perdre. Laissez-moi au moins essayer de faire

quelque chose pour vous.

Il ne savait pas en quoi il pourrait l’aider, ni comment, mais il avait une furieuse envie de se battre pour

la même cause que cet inconnu qu’il venait de voir tour à tour passionné et terriblement abattu.

Adversaire jusque là, Yoran lui sembla tout à coup plus humain. En tout cas, Liam avait envie de se

battre dans le même camp.

Ma petite fille vient d'être enlevée, vous comprenez, jeune homme ? Enlevée juste au moment

où elle venait vers moi pour accomplir sa destinée !

Yoran, hésitant à se livrer davantage, parut s'absorber dans ses pensées. Pour une raison qu’il ne

discernait pas encore, il comprit que le concours de ces étrangers pouvait s’avérer bénéfique. Il se devait

au moins de tout essayer pour sauver sa petite fille. Il poursuivit alors :

“Comme vous êtes encore un jeune homme, je vous raconterai un jour une histoire, dit-il en posant sur

Liam un regard où se lisait toute la science et la sagesse accumulées durant une longue vie. J’espère que

vous comprendrez alors les raisons qui m’ont poussé à agir comme je l’ai fait. Dans l'intérêt général.

Pour la paix. Parce que je rêve de lendemains meilleurs pour les miens et pour mon peuple.

Je ne suis qu'un vieux fou, vous savez ? Un fou qui a rêvé que le désert peut se muer en verger, et

qu’une agréable tiédeur peut remplacer la fournaise...”

DEUXIEME PARTIE

LA MARCHE DES LOUPS

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Herat (Afghanistan), le 2 septembre

L’entretien se déroulait dans une pièce située au premier étage d'un immeuble miteux, siège du

consulat iranien de la ville d’Herat, aux confins occidentaux de l'Afghanistan.

L'Ayatollah Gazemi était assis derrière un bureau encombré de dossiers tenus par des bracelets, de deux

tasses à café ébréchées et d'un vieux livre de prières en maroquin rouge, où l’Ayatollah puisait ses

jugements sans appel, qu’il voulait en parfaite conformité avec la pensée du Prophète. Il y trouvait

invariablement un passage se référant aux nombreux conflits de la vie de tous les jours sur lesquels il

devait trancher.

L’Ayatollah Gazemi était un homme à l’air avenant, la cinquantaine largement entamée. Il dégageait une

impression de mansuétude, presque de résignation, qui trompait ceux qui avaient le malheur de tomber

entre ses mains. Travaillant sous la tutelle directe du service de propagande islamique, les paroles de

l’Ayatollah avaient force de loi.

Youssouf était accouru à la convocation de son maître en ayant l’angoissante sensation qu'éprouve une

vipère piégée par une mangouste.

Après les habituelles formules de bienvenue, l’Ayatollah l’invita à prendre place et Youssouf s’installa sur

une chaise cannée aux mailles noires de crasse. Gazemi commença alors son interrogatoire d’une voix

doucereuse :

J’espère, mon cher Youssouf, que tu es en mesure de m’expliquer les raisons de tes échecs

répétés...

Youssouf remua sur son siège. L'entretien commençait à peine et il se sentait déjà mal à l’aise.

Le groupe d’intervention que j’avais dépêché en France auprès de la porteuse du Message était

censé me contacter une fois leur mission accomplie, articula Youssouf en avalam une salive aigre. Il ne

l’a pas fait, comme vous le savez déjà, et nous avons appris par la suite que la police française avait

découvert trois

cadavres le long de la voie ferrée aux environs de la ville de Mâcon. Bien entendu, comme ils ne

portaient aucun papier, ils n'ont pas été identifiés.

Gazemi écouta ces propos sans broncher, feignant une indifférence qu'il était loin d’éprouver. Il donnait

l’impression d’émerger d’une méditation profonde. Il prit le mince dossier qui était posé sur son sous-

main et demanda à son subordonné :

Peux-tu me dire pour quelle raison la jeune Irbit Al- Jaza’ir a choisi de faire un si long détour

pour se rendre à sa destination finale, au lieu de prendre simplement le premier avion 7

Nous ne le savons pas encore, maître. En principe, cette rallonge providentielle multipliait

d’autant nos chances de l'intercepter.

Youssouf conservait un ton qui se voulait respectueux et soumis, mais une lueur d’inquiétude transpirait

parfois sur son visage. Il poursuivit :

Si mon équipe a échoué si près du but, maître, c’est parce qu'elle ignorait qu'un groupe inconnu

s’intéressait en même temps que nous au sort de la jeune Irbit. J'ai interrogé personnellement l'Elue, et

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je peux vous affirmer que le Message ne se trouvait pas sur elle. Je suis persuadé aussi que son père et

son grand-père l’ont maintenue dans l’ignorance la plus totale quant au rôle qu’il lui était dévolu.

L’Ayatollah Gazemi, qui connaissait son disciple de longue date, jugea qu’il était opportun de ménager

quelque peu la susceptibilité de son interlocuteur.

Il est certain que nous ne sommes pas les seuls à suivre les traces de l'Elue, répliqua Gazemi en

balayant de la main un ennemi imaginaire. L’enjeu, comme tu le sais, est énorme. N’importe qui peut

essayer de s’emparer de la jeune Irbit Al- Jaza’ir... Les Palestiniens, les Israéliens, nos rivaux de toujours,

ces maudits sunnites, peut-être aussi les Américains...

Youssouf était conscient de la difficulté de sa tâche. Loin de l’intimider, les obstacles ne faisaient

qu’exciter sa soif de vengeance, mais il était dans sa nature de calculer les risques avant de préparer sa

riposte.

Vous m’avez toujours témoigné une confiance dont je suis à peine digne, répliqua Youssouf

pour introduire la question qui l’intriguait depuis des jours. Mais j'ai besoin d’en savoir un peu plus pour

affiner une stratégie cohérente. Pour quelle raison cette... Elue, est-elle si précieuse ?

L’Ayatollah Gazemi se leva de son siège et fit le tour du bureau pour se placer derrière Youssouf. Il

essuya avec un mouchoir douteux un coin de la vitre de l'unique fenêtre de la pièce et s’absorba dans la

contemplation du bazar qui s’étirait aux

pieds de l’immeuble du consulat.

La ville d’Herat étalait sa misère sans aucune complaisance. Un berger portant le classique chapeau

aplati afghan essayait de faire avancer au milieu de la rue un maigre troupeau composé d'une dizaine de

chèvres et d'un mulet. Une humanité disparate de mendiants, de réfugiés et de paysans était agglutinée

sous le couvert de quelques toiles rapiécées, étalant sur des tréteaux des denrées entourées de

mouches.

Je vais te raconter une histoire, mon cher Youssouf, qui, je l’espère, te montrera à quel point il

est indispensable que nous soyons les premiers à nous emparer de la porteuse du Message. Il s’agit d’un

fait véridique qui eut lieu à l’aube de la religion musulmane.

Le regard tourné vers un endroit imprécis de l’horizon, Gazemi entama son récit d'une voix monocorde :

"Après le schisme qui entérina la séparation des musulmans en deux branches distinctes, se réclamant

toutes deux héritières du Prophète Mahomet, les chiites et les sunnites, ces derniers persécutèrent avec

une violence inouïe les représentants du parti d’Ali, c'est à dire nous, les chiites.

Ali, le propre gendre du Prophète, fut assassiné par Nuawiyya, l'usurpateur, qui s'appropria le titre de

calife et fonda la dynastie des Omeyyades, dont la frontière s’étendit bientôt de Cordoue jusqu 'à

Samarkand.

Les descendants d'Ali et de Fatima, son épouse, les premiers imams, subirent aussi l'implacable colère

sunnite. Douze d’entre eux furent ainsi mis à mort par leurs persécuteurs. Ce fut un nouvel épisode de

cette lutte fratricide qui fait couler depuis des siècles des torrents de sang et qui a causé tant de

souffrances aux martyrs de notre cause. ”

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L'Ayatollah marqua une pause et se retourna vers son fidèle disciple. Connaissant son naturel à la fois

réfléchi et impétueux, il souhaitait lui faire comprendre à quel point son rôle était déterminant pour le

devenir du peuple d’Allah. Il continua:

"En l'an 874 de l'Hégire, l'un des descendant en ligne directe d’Ali, Medhi, était un garçon âgé de cinq

ans, insouciant du sort tragique que les usurpateurs sunnites lui préparaient.

Au cours du massacre qui extermina par l’épée et par la flamme tous les membres de sa famille, sans

distinction de sexe ni d'âge, Medhi réussit à s'échapper. Sa fuite éperdue le conduisit à la ville de

Samarra, dans l'Irak actuel, où il chercha refuge.

Le bras exterminateur des sunnites atteignit aussi ce havre illusoire, obligeant le Medhi à se cacher dans

les grottes profondes que recelait la montagne proche.

Mohamed Medhi disparut à jamais du monde des vivants. L'imagination chiite lui a réservé une destinée

peu commune : d'après la tradition, le Medhi, ce douzième imam, n’est pas mort. Il vit dans un univers

mystérieux et reviendra un jour parmi les mortels pour fonder le royaume du seul Dieu Véritable.

L'imam caché est notre seule référence. Les ayatollahs, les mollahs, tous les représentants sur terre de

la foi chiite doivent oeuvrer pour préparer la voie du retour de cet Imam caché. Il est notre ultime, notre

seul recours. "

- Vois-tu, Youssouf, enchaîna Gazemi après un instant de silence, notre tradition séculaire veut que, tel

le Jésus des chrétiens qui naquit de Marie, le Medhi, notre Imam caché, renaisse un jour du ventre pur

d’une jeune vierge, et cette vierge n’est autre que l'Elue. qui doit nous transmettre le Message.

“Ainsi notre foi régnera sans partage sur la terre et sur les hommes, effaçant à jamais l'hérésie sunnite

et terrassant la

domination impie des infidèles.”

L’Ayatollah Gazemi retourna s’asseoir sur son vieux fauteuil en cuir. Son visage grisâtre semblait rajeuni

par une force inconnue.

Si j’ai bien compris le sens profond de vos paroles, maître, répliqua Youssouf, la jeune Irbit

serait donc...

Elle n'est autre que l'Elue, la porteuse du Message, l’interrompit Gazemi d'une voix creuse. Sa

vie nous est plus précieuse que tout ! Elle sait où elle doit se rendre, car l’heure est venue, mais elle

ignore pourquoi et, surtout, elle ignore ce qu’elle représente.

“Je te l’ai dit, Youssouf, son corps et son esprit sont purs et doivent le rester !”

Ne vous inquiétez pas, maître. Je vous la ramènerai au plus tôt pour que son destin

s’accomplisse.

"La takaya, maître, poursuivit Youssouf, subitement inspiré. Pour terrasser les grands satans, il nous

suffit d’employer l'ancien art chiite de la négociation : la takaya. Un mélange parfait de secret et de

compromission.”

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Il faut que tout soit clair entre nous, Youssouf, lui dit Gazemi en levant l'index de sa main droite.

Tu vas te lancer dans cette entreprise seul ou presque. Tu comprends bien, je l'espère, qu’il est hors de

question que tu trouves un quelconque soutien auprès des instances officielles de notre pays.

“Le Majlis1, ainsi que les organismes dépendants du Ministère de l’Intérieur, ignorent, et doivent ignorer

jusqu’au bout, l’existence de l'Elue ainsi que notre tentative de nous en rendre maîtres.

Tu seras seul, répéta-t-il en martelant ses mots, mais tu pourras compter sur le concours de certaines

filières réparties à travers le monde. 11 s'agit de circuits extrêmement fermés. Ils pourront peut-être

t’aider, mais ils ne doivent pas savoir dans quel but ils le font. Est-ce clair ?”

C’est entendu, maître. Il en sera ainsi. Mais, qui connait le contenu du Message ?

Personne ne le connait, sauf Yoran Al-Jaza’ir, bien sûr. Nous savons seulement que s’il s’en

empare, le triomphe de la

'Parlement iranien.

seule foi véritable sera retardé de mille ans, peut-être pour toujours. Souviens-toi que je veux que tu me

ramènes L’Elue vierge de toute souillure. Même si tu dois y laisser ta vie...

Après un silence lourd de sous-entendus, l’Ayatollah se laissa aller à son discours favori et récita d’un

ton monocorde:

- N’oublie jamais que le Coran nous a enseigné que “As salatu kheirun, mi an-nawn” (mieux vaut la

prière que le sommeil). Va, maintenant, et que Allah le Tout-Puissant guide tes pas.

Et de cette union contre-nature entre la vipère et la mangouste, naquit l’une des plus redoutables

menaces que le monde eut connu.

Djeddah, port de la Mecque, le 12 septembre

Irbit était incapable de se souvenir depuis combien de jours durait le voyage. Peut-être deux, ou peut-

être trois, mais elle était loin d’en être sûre. Elle n’était plus sûre de rien, d’ailleurs. Seulement de sa

peur, de son angoisse et de sa souffrance.

Après son enlèvement à la porte de la cantine, quelqu’un l'avait couché de force sur la banquette de la

voiture. Tout de suite après, l’un de ses agresseurs lui avait ligoté les mains et les pieds avec une corde

grossière et lui avait bandé les yeux avec un tissu opaque.

A partir de cet instant, la douleur des coups reçus, la faim, la soif et la honte s’entremêlaient dans un

flou total. Irbit avait connu en quelques jours une gamme nouvelle de sentiments, selon un rythme qui

lui était imposé. Une allure infernale qu’elle avait dû suivre, impuissante. Et son coeur en garderait

toujours les traces. Parce que le sceau de l'infamie ne s’efface jamais.

Ce n'est qu'après une étape particulièrement épuisante que quelqu'un décida qu’il était temps de faire

une halte. On la tira dehors du véhicule et on consentit à lui libérer les pieds juste le temps de la mener

un peu à l’écart. Elle avait les yeux toujours bandés. Irbit se rappelait que le terrain était plat et

sablonneux.

Elle entendit une voix lui demander : “Si tu veux te soulager, c’est le moment... Alors, tu te décides ?”

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Elle nia de la tête et sentit la honte empourprer ses joues. Un individu, peut-être plusieurs, se tenaient

auprès d’elle. Elle le savait. Elle pouvait presque le sentir. L’idée même de se soulag er dans ces

conditions lui parut intolérable. Après son refus, on la ramena à la voiture et l’un de ses kidnappeurs la

bâillonna avec un chiffon au goût de poussière. Les pieds à nouveau ficelés, elle fut jetée dans une malle

ou dans une caisse qui sentait le poisson et on l’enferma dans le coffre de la voiture.

A partir de là, les bruits lui parvenaient amortis par une double cloison, l'air manquait et la chaleur avait

redoublé. Elle avait du mal à respirer et s’étouffait parfois.

Les heures s’écoulèrent alors avec une lenteur exaspérante. Ses lèvres étaient gercées, et elle n’arrivait

pas à remuer sa langue desséchée. Irbit sommeillait par moments, mais elle finit par être incapable de

distinguer le sommeil de l’état de veille.

A un moment donné, elle prit conscience que son dos et ses cuisses étaient mouillés. La première idée

qui lui vint à l'esprit fut qu’elle nageait dans une mare. Irbit s’imagina que le précieux liquide soulageait

enfin sa peau fatiguée. Cependant, la puanteur acide de l'urine l’obligea à revenir à la réalité. Pendant

son sommeil, au milieu d'un cauchemar ou durant une absence, Irbit s’était oubliée... Et, comme jamais

auparavant, le désespoir la gagna. Sa gorge émit un gémissement étouffé par le bâillon

Le voyage se poursuivit entrecoupé de haltes où parfois on l’extirpait de sa cache. On lui donna à

manger une sorte de couscous composé de semoule et de raisins secs. De temps en temps elle pouvait

boire à volonté. Ses ravisseurs, quels qu'ils soient, tenaient à ce qu'elle conserve des forces.

Comme les étapes et ses repas se succédaient sans régularité et que ses yeux étaient toujours bandés,

Irbit perdit très vite toute notion du temps. Le jour et la nuit n’avaient plus aucun sens. Elle vivait dans

l'attente d'un nouvel arrêt, soutenue par l’espoir qu'un jour ou l’autre quelqu'un volerait à son secours

et la délivrerait..

Elle devait conserver sa lucidité coûte que coûte. Pour connaître ce moment. Et pour se venger.

H4 ^ ^

Après une traversée en bateau, le voyage prit fin un soir aux abords d'une grande ville. Quand Irbit fut

extraite de sa cage, la température s’était rafraîchie et elle entendait au loin le bruit de fond

caractéristique d'une cité importante.

On lui détacha une nouvelle fois les pieds et quelqu’un la guida à travers une cour au sol carrelé. Irbit

grimpa tant bien que mal une série de marches et franchit le seuil d'une maison qui sentait le renfermé.

Une main rude l’obligea à emprunter l'escalier qui menait à l'étage et la poussa sans ménagements à

l’intérieur d’une pièce. La porte d'accès fut verrouillée dans son dos.

Irbit, se croyant seule, soupira enfin avec une sorte de soulagement. Des jours durant, son corps avait

subi la fatigue et les cahots de la route. Son sang circulait librement à nouveau et ses extrémités

fourmillaient, comme traversées par de minuscules aiguilles à l’effet vivifiant.

A ta place, j’en profiterais pour prendre un bain tout de suite ! dit dans son dos une voix virile.

Irbit sursauta, à nouveau tenaillée par la peur, mais la colère l’emporta enfin.

Je ne peux pas me laver avec les yeux bandés, vous devriez le comprendre !

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Tu as raison. Je vais arranger ça. répondit la voix d'homme. Mais, attention ! Ne te retourne

sous aucun prétexte. Tes mains resteront attachées devant toi. Il faudra faire avec...

Comme l'homme voyait qu'Irbit n’esquissait pas le moindre geste, il ajouta :

Ne t'en fais pas. Personne ne viendra te déranger pendant que tu te laves. Tu trouveras une

serviette et un morceau de savon

dans la salle de bains sur une étagère, à droite en rentrant.

La lumière d’une ampoule nue qui pendait au plafond meurtrit ses yeux quand il lui enleva le bandeau.

Elle fut obligée de les refermer avant d’entrouvrir doucement ses paupières. Quelques instans plus tard,

elle pénétra d’un pas hésitant dans la salle de bains.

Et une odeur aigrelette, son odeur, chatouilla désagréablement ses narines.

* * *

Irbit passa la nuit avec le bandeau sur les yeux et le poignet gauche ligoté au montant de son lit.

Auparavant, on lui avait apporté une cuisse de poulet accompagnée d’un morceau de pain et d'une

orange sanguine. Comme sa tunique était déchirée et sale, elle avait gardé la serviette de bains enroulée

autour du corps.

Le lendemain matin, on lui accorda juste le temps de prendre un petit déjeuner composé d’un verre de

lait de brebis et d’une galette. Ses ravisseurs étaient pressés, et son interrogatoire commença tout de

suite.

Deux hommes étaient rentrés dans la chambre. Irbit les entendit s’entretenir en arabe. L’un d’eux avait

une voix de crécelle, tandis que celle du deuxième était posée, non exempte d'autorité. Leur

conversation dura quelques minutes. Ensuite, celui qui donnait l’impression de diriger l'entretien finit

par dire :

Bon. Tu peux y aller, Larbi. Fouille-la. Partout.

Le dénommé Larbi s’approcha du lit et marqua un arrêt avant de commencer sa fouille. Le drap moulait

les formes d'Irbit comme si elle eût été nue. Emoustillé, Larbi laissa s’envoler son imagination et

apprécia l'occasion qui lui tombait sous la main. Il avait à sa merci une jeune fille de toute beauté. Pour

un habitué de prostituées fanées et malodorantes, l’aubaine était plus que rare : elle était unique.

Alors, tu te grouilles ?

Patience ! J’aime bien prendre mon temps.

Larbi fit glisser le drap avec une lenteur calculée jusqu’au ventre de la jeune fille et s’attarda un

moment, l’oeil pétillant et la lèvre humide.

Son regard épousa la courbe des mollets, admira la petite fossette des genoux et remonta le long des

cuisses à la peau ambrée. Son exploration s’arrêta à la hauteur de la serviette de bains.

Horrifiée, Irbit s’agita et serra les jambes de toutes ses

forces.

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Mais elle est farouche, la garce ! ricana Larbi en empoignant la serviette à deux mains.

Il tira d'un coup sec et Irbit se trouva entièrement exposée au regard lubrique de son tortionnaire.

Instinctivement, le bras droit de l’Elue, qui n’était pas attaché, tenta de cacher ses seins et sa main se

posa sur son pubis pour protéger son intimité.

Elle est timide aussi, cette salope ! Ne crains rien, je ne te ferai aucun mal... Au moins pour

l’instant, ajouta Larbi, perfide. Tu as entendu ce qui m’a dit Youssouf ? "Fouille-la” Tu l'as entendu, non ?

Alors, ma colombe, Larbi va tout simplement te fouiller...

Un frisson de dégoût secoua Irbit de la tête aux pieds. Le contact de la main de son tortionnaire

électrisait sa peau comme si une vipère était venue se frotter le long de sa jambe.

Sa réaction excita Larbi. On lui avait dit de chercher, et de trouver, le précieux Message. L’Elue devait le

porter sur elle. Alors, il le trouverait. Une deuxième équipe avait suivi l’autocar de la ligne Le Caire-Suez

et avait récupéré les bagages d’Irbit et de sa nurse. Ils avaient tout mis en pièces, décollé les étiquettes,

déchiré les doublures et palpé chaque centimètre carré de tissu sans aucun résultat. Le message, si

message il y avait, ne pouvait être caché que dans le corps de la jeune fille.

Larbi commença sa besogne par les pieds. Il écarta les orteils un à un, avec méthode, à la recherche

d’une capsule ou d'un micro-film suffisamment petits pour pouvoir se glisser dans les interstices.

N'ayant rien trouvé, il palpa les mollets depuis les chevilles

jusqu’au creux des genoux sans aucune conviction. Juste pour le plaisir.

Quand la main de Larbi se posa sur une cuisse, Irbit éclata de dégoût autant que de rage. Elle plia les

jambes et les remonta d’un coup pour repousser celui qui était en train de la souiller avec ses doigts

sales. Son genou frappa violemment la mâchoire de Larbi, qui se mordit la langue jusqu'au sang et

recula, surpris par la douleur.

Ça, tu vas me le payer, salope ! réussit à articuler Larbi en s’essuyant les lèvres avec le revers de

la main.

Le coup de poing cueillit Irbit à la pommette, juste en dessous de l’oeil, et la jeune fille sentit son esprit

vaciller. Son regard se voila et sa bouche devint pâteuse.

Youssouf se précipita vers son acolyte et le poussa en arrière d’une bourrade.

-Arrête ! Pourquoi l'as-tu frappé, imbécile !

Et alors, qu'elle crève ! répondit Larbi d’une voix saccadée.

Et si le Message ne se trouve pas sur elle, comment pourra-t-elle nous dire où il est caché, si tu

l’envoies dans les pommes ?

Larbi recula de deux ou trois pas encore et son dos buta contre la porte, essoufflé.

D’accord, tu as raison, concéda-t-il. Mais, dès qu’elle sera réveillée, tu me laisseras faire. Elle est

à moi, tu comprends ? Mais sois tranquille, je ne vais pas la tuer. Mais je t’assure que cette putain

crachera son secret, où qu’elle l’ait gardé !

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Quand Irbit reprit connaissance quelques minutes plus tard, elle essaya de se plier pour soulager

quelque peu son corps endolori, mais ses bras et ses jambes étaient à nouveau fermement ligotés. Un

liquide chaud coulait de son nez et lui glissait dans le cou.

Des mains inconnues étaient en train d'explorer le haut de ses cuisses. L'Elue se mit à pleurer en serrant

les dents pour s’empêcher de crier. Elle aurait voulu être un homme pour avoir la force de défaire ses

liens, d’arracher la corde qui la maintenait prisonnière et de se venger de ces brutes.

Elle éprouva un réel plaisir en pensant à ce châtiment imaginaire. Et, pour la première fois de sa vie,

presque par inadvertance, Irbit connut un sentiment qui ne l'avait même pas effleuré jusqu’à là : la

haine.

Une main fureteuse s’enhardit entre les plis secrets de son intimité. Le cri d’Irbit fit couler de nouvelles

larmes sur ses joues déjà humides. Elle secoua son bassin de toutes ses forces pour se soustraire à cette

caresse ignoble, mais Larbi la plaqua contre le matelas avec sa main libre. Elle fut obligée de subir

l’odieux contact qui la révulsait en serrant les mâchoires jusqu’à se faire mal, puis se laissa gagner par

une sorte de détachement. L’Elue subit l’affront sans bouger d’un millimètre, comme absente, roide.

Eh, Youssouf ! Cette petite pute est encore vierge ! fit

Larbi en ricanant. Elle a toujours vécu chez les roumis et ils ne

l’ont même pas touché. Ils sont tous pédés, je te l’avais bien dit !

La fouille se poursuivit. Chaque centimètre carré de sa peau fut exploré, le ventre, le dos, les oreilles et

le nez, mais la recherche s’avéra vaine.

Elle n’a rien, Youssouf. A mon avis, son Message est

planqué ailleurs, ajouta Larbi, s’éloignant avec regret de sa

victime.

Son membre gonflé battait la chamade contre son pubis. Il essuya ses paumes moites contre sa tunique.

Ses attouchements l’avaient excité et il n’arrivait pas à détacher son regard du sexe dévoilé de la jeune

fille. En reculant, Larbi décida qu’il ne laisserai pas passer pareille aubaine. Son heure viendrait.

* * *

- Alors, Irbit, où l'as-tu mis, ce Message ?

Les paroles de Youssouf, prononcées sur un ton apaisant, ne suscitèrent aucune réaction. Irbit conserva

son mutisme, soulagée certes d'avoir retrouvé la liberté de ses membres et, surtout, de pouvoir

regarder en tous sens sans entraves, mais elle

restait néanmoins aussi méfiante.

Quelques minutes plus tôt, Youssouf avait chassé Larbi de la pièce. Il avait défait les liens de sa

prisonnière avant de lui ôter le bandeau qui meurtrissait ses yeux. Ensuite, il était parti à la salle de bains

et revint portant une bassine en plastique avec de l’eau chaude et un gant de toilette propre.

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Avec beaucoup de douceur, il lava le visage ensanglanté de la jeune fille. Après, il lui permit de se

rafraîchir en se retirant discrètement dans un coin de la pièce.

D’abord surprise, Irbit en profita pour étudier la physionomie de son geôlier. Et Youssouf, constata-t-elle

avec étonnement, avait l'air de tout sauf d’un garde-chiourme.

De taille moyenne, Youssouf était âgé d’une trentaine d’années. Ses lunettes à monture d’écaille

évoquaient davantage l'intellectuel ou l'idéaliste que le tortionnaire brutal. Incontestablement, il n’avait

pas le physique de l'emploi.

Youssouf, quant à lui, comprenait aisément les réactions de la jeune fille. Une jeune fille qui se fait

enlever, puis transporter dans des conditions odieuses, et qui subit ensuite un interrogatoire musclé, a

toujours l'une ou l’autre réaction : soit elle craque, et alors elle avoue ses secrets, même ses pensées

furtives, ou alors elle résiste. Et dans ce dernier cas, seule la persuasion avait une chance d’aboutir.

Malgré les coups reçus et la menace latente d'un viol ignoble, la petite avait résisté jusqu'à là avec un

courage qui força son admiration. On lui avait pourtant affirmé qu'il s’agissait d’une enfant qui, ayant

été protégée toute sa vie, serait une proie facile à manipuler. Et la seule chose qu’ils avaient obtenu

jusqu'à présent était un silence obstiné ponctué de regards de haine.

- Voyons, Irbit, tu ne gagnes rien à te buter... Je voudrais juste te dire une chose - poursuivit-il en venant

auprès d'elle. Je suis la seule personne ici en qui tu puisses avoir confiance. Tu as pu t’en rendre compte

déjà que mes compagnons, à l’instar de Larbi, sont partisans de la force.

Youssouf s’arrêta un moment, le temps de lui laisser digérer ses paroles. Il s’assit sur le rebord du lit et

fixa Irbit avec un soupçon de regret.

Je ne te veux aucun mal, Irbit. Mais il faut que tu comprennes bien que, tant que tu ne nous

auras pas rendu le Message, nous ne te laisserons pas quitter cet endroit pour retrouver ton grand-père.

Mais que me voulez-vous, enfin ? De quel Message s’agit-il ? Je ne suis au courant de rien !

avoua Irbit d’une voix brisée.

Youssouf se leva avec une certaine lassitude. A son avis, ils se trouvaient dans une impasse. Larbi avait

vainement exploré chaque centimètre carré du corps de la jeune fille. Le Message était caché ailleurs.

Peut-être ici, peut-être à Paris ou dans n'importe quel endroit de leur parcours, mais l’Elue devait

connaître son emplacement.

A moins que Cheik Yoran, avec sa ruse coutumière, n’ait volontairement déformé ses propos pour mieux

les tromper, eux et tous les autres...

Ton grand-père a mis entre tes mains un secret qui ne lui appartenait pas. 11 nous l’a volé, et

nous voulons récupérer notre patrimoine aujourd'hui, comprends-tu ?

De moins en moins, avoua-t-elle avec une moue très explicite. Je n’ai jamais rencontré mon

grand-père. De toute ma vie. Mon père en parlait de temps en temps, mais mon grand-père est toujours

resté pour moi un personnage imprécis, une image indéfinissable.

Youssouf décida de s’accorder une courte pause. Il servit du thé dans deux petits verres et en offrit un à

la jeune fille, qui l’accepta volontiers.

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Sa méthode était en train de s’avérer payante, car le dialogue était entamé. Le problème était de savoir

si elle lui disait la vérité ou pas. Il ne pouvait compter que sur son intuition pour déceler la moindre

faille. Si faille il y avait...

Mes camarades auront beaucoup de mal à te croire, Irbit. Personnellement, je voudrais te faire

confiance, mais il faudrait que tu m’aides un peu, n’est-ce pas ? Nous savons depuis longtemps que le

vieux Yoran a confié à ton père un secret qui concerne le peuple arabe. Et ton père était censé travailler

sur ce sujet et le retourner à l’expéditeur le jour de tes dix-huit ans. Nos

renseignements sont très précis.

“C’est toi. l'Elue. qui as été choisie par ton grand-père pour transmettre ce Message. Comprends-tu

maintenant pour quelle raison nous ne pouvons pas te croire ?”

Irbit avait écouté ces explications avec un intérêt que son geôlier était loin d’imaginer. Pendant des

années, son père l’avait volontairement maintenu dans l’ignorance la plus totale quant au rôle qu’ils

entendaient lui faire jouer. Il lui avait tenu de propos assez vagues à deux ou trois reprises, mais refusait

de s'expliquer sur le fond.

Alors, Irbit, ne crois-tu pas qu’il n’est que temps que tu me dises la vérité ?

Youssouf avait parlé d’un ton amical, jouant à la perfection le rôle de confident qu’il s’était attribué.

La vérité ? Mais je viens de vous la dire ! Je ne suis au courant de rien... C’est aussi simple que

ça ! Mon père m’a promené pendant dix-huit ans d’un pays à l’autre, d’une ville ou d’un quartier à un

autre, sans me fournir la moindre explication.

Sa voix devint un murmure quand elle poursuivit : “Il n’a jugé bon de me confier qu'une seule chose :

que j’avais été destinée à accomplir une grande tâche. Un jour. Mon grand-père m’avait choisie pour

mener à bien une mission supposée apporter le bonheur à des millions de personnes.

Des paroles... Pour moi, ce ne sont que des mots !” Youssouf s’accorda quelques instants pour faire le

point. Il se servit une autre tasse de thé, absorbé dans ses pensées. Les éléments qu’ils avaient recueillis

jusqu’à présent confortaient les affirmations de la jeune fille. Elle avait résisté à toutes sortes de

pressions, physiques et morales. Et la fouille méthodique, tant sur elle que sur ses bagages, n’avait

strictement rien donné.

Pourtant, il avait la nette impression qu’il existait une faille. Ils avaient oublié un détail, il en était

intimement persuadé. Ses camarades et lui avaient négligé un fait essentiel qui contenait la clé de cette

énigme. Son problème était de trouver lequel.

Il posa son verre vide sur la table installée au milieu de la pièce et remarqua qu'elle était recouverte

d'une toile cirée usée jusqu’à la trame. Il se retourna vers la jeune fille, la fixa avec une

lueur dubitative dans les yeux, puis, sans ajouter un mot, quitta la pièce en secouant la tête.

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Quand Youssouf rentra au salon où les divers membres de l'équipe avaient pris l'habitude de se réunir,

Larbi posa sur un guéridon le journal qu'il était en train de feuilleter. Il l'interpella aussitôt :

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As-tu réussi à la faire parler ?

Le ton même de la question contenait explicitement une réponse négative. A son avis, Youssouf, avec

ses manières douces, sa voix posée et ses faux airs compatissants n'obtiendrait jamais des résultats

probants. Ou si, peut-être, mais trop tard.

Nous avons discuté un moment, dit Youssouf, imperméable à l'agressivité de son camarade. A

son âge, on ne reste pas insensible au souffle chaud après le froid. Et toi, en agissant comme une brute,

tu n’es arrivé qu'à la terroriser. La petite a peur, mais sa crainte la fait se replier sur elle-même. Si elle se

renferme dans sa coquille, tu auras beau la frapper, elle ne te dira rien.

“Tu sais, Larbi, c'est de la petite fille de Yoran que nous parlons ! Sa fragilité n'est qu’apparente."

Youssouf se laissa tomber sur un canapé en tissu fleuri face au fauteuil occupé par son compagnon.

Personne ne lui avait demandé son avis quand l’équipe avait été constituée. Et depuis le début de cette

étrange opération, il avait eu maintes fois l’occasion de le regretter. Il était entouré de quatre jeunes

exaltés, habiles au couteau, courageux jusqu’à la témérité, mais leur individualisme empêchait

l'indispensable cohésion du groupe.

Alors, où est-ce qu'elle l’a caché, ce foutu Message ?

Youssouf n'avait aucune envie de répondre à ce jeune

blanc-bec qui avait failli tout gâcher, dominé par son impétuosité et par ses bas instincts, souvent

incontrôlables. Néanmoins, il se composa une attitude détachée et résuma son face à face avec la petite

du mieux qu'il le put.

Elle ne sait pas grand chose, j’en suis persuade. Elle se contente simplement d'obéir à un ordre.

Sans en comprendre le sens. Dommage que nous ayons raté le père ! Lui, en revanche, aurait pu nous

dévoiler la deuxième moitié de cet énigme. Mais comme nous ne l'avons pas sous la main, je crains que

nous ne soyons obligés d'utiliser la fille pour forcer le grand-père...

Je ne vois pas en quoi le père d'Irbit aurait pu nous être utile. C'est elle, la porteuse du

Message, pas lui !

C'est exact, mais Yoran l'ancien est beaucoup plus futé que tu ne le penses. La fille n'est que le

contenant. Quand au contenu, nous allons obliger ce vieux fou à nous le livrer.

Larbi s’agita sur son siège, agacé. Les fioritures dialectiques de son compagnon le mettaient mal à l'aise.

Malgré ses belles manières, il n'avait appris rien d'essentiel.

Je vais lui rendre une petite visite, tout à l'heure, dit-il avec une lueur cruelle dans les yeux.

Quand j'en aurai terminé avec elle, cette belle garce se souviendra brusquement de son passé, de son

présent et de son avenir !

Le ton de sa voix impliquait une telle menace que Youssouf répliqua sur le champ :

Attention ! N'oublie pas que la petite est notre seule monnaie d'échange. Si tu la massacres, le

vieux Yoran ne coopérera jamais. Et c'est lui qui détient la clé de tout. Sans ce qu'il a dans la tête, Irbit ne

nous sert à rien !

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Ne t'en fais pas, elle n'en mourra pas. Je vais juste me la faire d’abord... Après, elle comprendra

de quel côté se trouve son intérêt.

Youssouf se leva lentement, s’avança vers Larbi d'un pas ferme et ses lunettes cerclées d'écaille le

fixèrent avec une rudesse que celui-ci ne lui soupçonnait pas.

Si tu la violes, si tu touches un seul cheveu de sa tête, je te jure, Larbi, que je te tue !

Larbi soutint son regard un bref moment. Il finit par se lever à son tour et quitta la pièce, étonné par ce

qu'il avait lu dans les yeux de son compagnon. Youssouf. le calme et posé Youssouf, était certainement

capable de le tuer. Mieux encore, il s'en serait fait un plaisir et un devoir.

Banlieue de Médine, le 16 septembre

Vous êtes le docteur Tara...?

Liam, qui se sentait perdu au milieu de la foule, se retourna, surpris, tant par le ton affirmatif de la

question que par l'accent texan à couper au couteau de la voix juvénile qui la lui avait posée.

Il se trouva face à un garçonnet d'une douzaine d’années. Ses cheveux très noirs et bouclés masquaient

son front, et sa tête un peu anguleuse lui donnait en permanence un air buté, si ce n'était que son

visage pouvait, comme à présent, s’épanouir soudain en un sourire chaleureux. Du haut de son mètre

vingt, l’enfant détaillait l’Irlandais de ses yeux vifs, pénétrants, comme s'il avait voulu tout apprendre de

lui d’un seul regard. Il s'approcha pour lui dire à voix basse :

Je m’appelle Tafik. Je viens de la part de George Linnemann. Je dois vous conduire en ville.

Puis, comme Liam restait interdit, amusé par l’accent et par la désinvolture du garçon, il insista :

Dépêchez-vous, docteur. Nous n’avons que très peu de temps. Il faut que vous changiez de

vêtements le plus vite possible. Vous n’avez aucune chance de vous approcher de Médine habillé à

l’occidentale. Les infidèles n’ont pas le droit de rentrer dans la ville. Alors, on y va ?

Tu peux m’appeler Liam, petit, dit-il en emboîtant le pas de son jeune guide, tout en l’observant

à la dérobée.

Tafik se mouvait au milieu de la foule qui s’affairait dans le marché de Al-Hamra avec l’aisance d’un

habitué. Il se déplaçait très vite, avec de petits pas rapides, et ses sandales rafistolées avec des bouts de

ficelle soulevaient une poussière ocre.

Tu parles très bien l’anglais, Tafik. Où l’as-tu appris?

Plus tard, docteur. Suivez-moi, et ne parlez pas ici. Faites comme si vous ne me connaissiez pas.

C’est plus sûr.

D’accord, je te suis. Mais je te répète que je m’appelle

Liam.

Son diplôme de docteur en archéologie était trop récent, et il n'avait guère l'habitude d’être désigné par

son titre.

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Amusé par cette sorte de jeu de cache-cache auquel ils se livraient. Liant talonna le garçon à travers les

étals du marché, puis le long de plusieurs ruelles désertes et écrasées de chaleur. 11 avait l’impression

de tourner en rond, de s'éloigner de la gare routière puis de revenir par un autre chemin. Les maisons se

ressemblaient toutes, avec les mêmes murs lépreux et des portes en bois identiques, où la peinture

s’écaillait par plaques.

Nous ne sommes plus très loin, fit le garçon en se retournant.

Si tu le dis... Pouvons-nous parler maintenant, ou faut-il que nous gardions le silence encore ? le

taquina Liam, qui était quand même conscient des risques.

Tafik ralentit le pas pour permettre à Liam d'arriver à sa hauteur.

Ça va, mais si vous voulez rejoindre Linnemann vivant, vous avez intérêt à parler moins fort. Ici,

on n’aime pas beaucoup les étrangers. Et quand les Saoudiens se mettent en colère...

Où as-tu appris si bien notre langue ? Peux-tu me le dire maintenant ? s'enquit Liam d'une voix

à peine audible.

Tafik s’arrêta une seconde, hésitant. Il n'avait pas décidé encore s’il souhaitait ou pas engager la

conversation. La rue est la plus rude des écoles, et les erreurs d’appréciation se payent souvent très

cher. Il répondit enfin :

Dans les puits de pétrole de Nafud. Je me suis élevé là- bas. A l’époque, je travaillais déjà pour

un Américain. Il me payait mal, mais en dollars.

Que faisais-tu exactement pour lui ?

Des bricoles... Je faisais ses courses, mais, surtout, je me débrouillais pour lui procurer certaines

choses que l’on trouve difficilement dans les camps pétroliers. Des cassettes vidéo porno, des fruits

frais, du lait de chamelle... Des choses comme ça. Je gagnais ma vie dans la revente.

Tafik avait dit cela avec un haussement d'épaules. Ses jambes nues, maigres et bronzées, donnaient

l'impression de porter un tronc trop lourd, disproportionné. Habitué à surnager dans un

milieu hostile, il était méfiant de nature. Tout en marchant, il épiait du coin de l’oeil les réactions de son

nouveau “client”, et il crut déceler une trace de compassion dans la façon dont l'Irlandais l’observait. 11

poursuivit son chemin en serrant les poings et en crispant la mâchoire. Il détestait par-dessus tout la

pitié des autres. Il était, et resterait toujours, une sorte d’animal étrange ou de paria. Mais Tafik vivait

presque heureux, car il était pauvre, mais digne.

Ils étaient arrivés près d’une maison d’un seul étage, à la façade blanchie à la chaux. La porte était d’un

vert pomme assez voyant, repeinte de frais.

Venez, c’est ici que loge George Linnemann, fit le garçon d’une voix détachée. Il avait ramené

son client sain et sauf à destination. Ses sentiments personnels n’avaient aucune importance.

Précédé de Tafik. Liam traversa un couloir sombre et rentra dans une pièce aux volets clos, éclairée par

un abat-jour en feutre.

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George Linnemann se trouvait seul à l’intérieur. Il était assis à califourchon sur une chaise en bois au

dossier droit.

Salut, Tafik. Tu en as mis du temps ! Tu n’as pas eu de problème ?

Aucun, boss, répondit le garçonnet en s'asseyant par terre sur un tapis posé près de l'unique

fenêtre.

Linnemann se tourna ensuite vers l’Irlandais et le détailla avec l'insistance d'un maquignon qui évalue

les possibilités d'une bête. La conclusion qu’il tira de son examen ne devait pas être particulièrement

favorable, car il secoua la tête et soupira, mécontent, sans la moindre gêne.

Ainsi, c’est toi que le vieux Yoran envoie pour me porter secours... Bon, mets-toi à l’aise, dit-il

résigné, en lui serrant la main sans conviction. En fin de compte, c’est lui qui me paye ! Je commencerai

par te résumer la situation. Au moins, s’il m’arrivait quelque chose, tu sauras toujours où j’en étais dans

mon enquête.

Je vous remercie, Monsieur Linnemann. Le cheikh Yoran m’a déjà raconté les grandes lignes.

Liam s'était rendu compte, bien sûr, que sa présence embarrassait l’Américain. C'était une intrusion que

Linnemann n’appréciait que modérément. Sa première difficulté consisterait

donc à lui faire admettre que, d'une manière ou d'une autre, il n’était venu que dans le but de se rendre

utile.

L'affaire se présente mal, commença l’Américain. Comme tu le sais, “ils” ont enlevé la petite

fille de Yoran. Après un périple destiné sans doute à dépister d’éventuels poursuivants, ils se sont

enfermés dans une villa située dans le quartier résidentiel de Médine. La maison est surveillée en

permanence. J'ai compté cinq personnes se relayant sans interruption. Ce ne sera pas facile de la tirer

de cet endroit...

Croyez-vous que la police ou l'armée saoudienne puissent intervenir pour les déloger ?

Ce serait de la folie. Dès que les ravisseurs remarqueraient l’approche des uniformes, ils

auraient largement le temps d'égorger la petite et de s’évanouir dans la nature. Leur capture, d’ailleurs,

ne m'intéresse pas. Je suis payé seulement pour remettre Irbit à son grand-père, si possible en bon état.

Pas pour jouer les gendarmes. Nous sommes obligés de nous débrouiller seuls, tu comprends ?

Puis, comme Liam demeurait imperturbable, nullement impressionné par ses paroles, il ajouta :

Est-ce que tu sais te battre ?

J’ai fait mon service, comme tout le monde, répondit Liam évasivement.

Dans quel corps ?

Dans la marine.

Sa réponse ne parut pas satisfaire l'Américain.

Je suis persuadé que tu es animé des meilleures intentions, jeune homme, mais je ne crois pas

que tu aies réellement mesuré les dangers de cette entreprise... Pour tirer la petite de là, il va falloir

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prendre d’assaut la villa et peut-être tuer ses occupants un par un, et cela sans faire de bruit pour ne pas

alerter les autres.

“C’est un travail de professionnel. Même les hommes de Yoran ne sont pas habilités pour ce genre de

"travail”. Et je doute fort que tu possèdes l’entraînement nécessaire pour...”

Monsieur Linnemann. l'interrompit Liam, fatigué d’être jaugé et sous-estimé, d’abord par le

petit Tafik, et ensuite par l’Américain. Il savait qu'un archéologue n’incarne pas en principe l’archétype

du guerrier prêt à tenter les plus folles aventures, mais il avait vu chez Yoran une photo encadrée de la

jeune fille. Son visage radieux l’avait persuadé de voler à son secours. En outre, il s’était engagé à aider

Yoran animé d'une impulsion généreuse; et maintenant, il se sentait entraîné malgré lui dans

l’enchaînement de la violence. Il était trop tard pour faire machine arrière, mais son ton était très ferme

quand il poursuivit :

Je n'ai pas fait tout ce chemin pour rester assis à vous attendre ! Je ne suis pas un matamore,

loin de là, mais je saurai me défendre si besoin. Je pourrai au moins surveiller vos arrières. Et si vous

avez une arme à me prêter, ne vous inquiétez pas, je m'en servirai s’il le faut !

Linnemann sourit, satisfait de la réaction de ce jeune néophyte. Honnêtement, il s’attendait à pire.

Yoran lui avait simplement annoncé qu’il lui envoyait un jeune assistant irlandais. Et les jeunes sont

souvent imprévisibles. Il devait s’avouer que celui-ci, avec cet air déterminé, avait déjà pris son parti. 11

préféra néanmoins confirmer cette impression.

Ne t’énerve pas. Je ne voulais pas te vexer. Mais j’aimerais que tu te mettes une seconde à ma

place, docteur Tara.

Tara, s’il vous plaît, ou Li