yoruba sakhnine

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Michka Sachnine « Ifá sait la parole, l'histoire, les proverbes » (Yoruba, Nigeria) In: Journal des africanistes. 1987, tome 57 fascicule 1-2. pp. 161-173. Abstract The approach to the notion of speech by the Yorubas is treated on two levels. The level of the real where the basic terms and proverbs linked to speech are analysed and the spiritual level where the myth of origine is examined. The analysis of the myth establishes a relation between the two levels : speech, conceived as an extraordinary energy fragmented in order to be accessible to man, is reunified by the proverb which is its most accomplished manifestation. Résumé L'approche de la notion de parole chez les Yoruba est traitée sur deux plans. Le plan du manifeste où sont analysés les termes de base et les proverbes liés à la parole et le plan du divin où un mythe d'origine est examiné. L'interprétation du mythe établit une relation entre les deux plans : la parole, conçue comme une énergie extraordinaire qui se serait fragmentée pour être accessible aux hommes, est réunifiée par le proverbe qui en est la manifestation la plus accomplie. Citer ce document / Cite this document : Sachnine Michka. « Ifá sait la parole, l'histoire, les proverbes » (Yoruba, Nigeria). In: Journal des africanistes. 1987, tome 57 fascicule 1-2. pp. 161-173. doi : 10.3406/jafr.1987.2169 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1987_num_57_1_2169

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  • Michka Sachnine

    If sait la parole, l'histoire, les proverbes (Yoruba, Nigeria)In: Journal des africanistes. 1987, tome 57 fascicule 1-2. pp. 161-173.

    AbstractThe approach to the notion of speech by the Yorubas is treated on two levels. The level of the real where the basic terms andproverbs linked to speech are analysed and the spiritual level where the myth of origine is examined. The analysis of the mythestablishes a relation between the two levels : speech, conceived as an extraordinary energy fragmented in order to beaccessible to man, is reunified by the proverb which is its most accomplished manifestation.

    RsumL'approche de la notion de parole chez les Yoruba est traite sur deux plans. Le plan du manifeste o sont analyss les termesde base et les proverbes lis la parole et le plan du divin o un mythe d'origine est examin. L'interprtation du mythe tablitune relation entre les deux plans : la parole, conue comme une nergie extraordinaire qui se serait fragmente pour treaccessible aux hommes, est runifie par le proverbe qui en est la manifestation la plus accomplie.

    Citer ce document / Cite this document :

    Sachnine Michka. If sait la parole, l'histoire, les proverbes (Yoruba, Nigeria). In: Journal des africanistes. 1987, tome 57fascicule 1-2. pp. 161-173.

    doi : 10.3406/jafr.1987.2169

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1987_num_57_1_2169

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/author/auteur_jafr_27http://dx.doi.org/10.3406/jafr.1987.2169http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0399-0346_1987_num_57_1_2169
  • MICHKA SACHNINE

    If sait la parole, l'histoire,

    les proverbes

    If ni amr-mtn-mwe1

    L'approche de la notion de parole chez les Yoruba se fera sur deux plans. L'un que je nommerai le plan du rel ou du manifeste, c'est celui des mots et des proverbes, l'autre tant celui du mythe et du symbole. Bien que les donnes en ma possession soient encore parcellaires2 j'essaierai d'interprter le mythe et d'tablir une relation entre le divin et l'humain.

    Avant d'aborder l'analyse smantique des termes de base lis la parole, je voudrais dire la passion des Yoruba pour leur langue et montrer par quelques exemples comment s'exprime la conscience aigu qu'ils ont de sa beaut, de sa richesse, de sa complexit. yorba gbay (gb + iyl) / yoruba / recevoir + respect montr envers une personne / Le yoruba est digne de respect. yoruba lw (ni + w) (le terme ew s'applique le plus souvent aux / yoruba / avoir + beaut / femmes et aux enfants) Le yoruba est beau. yoruba dn-un so (dun s'emploie d'abord pour dire d'un mets / yoruba / tre bon / dire / qu'il est dlicieux) Le yoruba est doux parler. yoruba ko le tn / yoruba / ng. / pouvoir / finir / Le yoruba ne peut finir (on ne peut arriver au bout de cette langue). yoruba jlnl (fin + il) / yoruba / tre profond + terre /. Le yoruba est profond. 1. If dsigne la fois le dieu de la sagesse et de la divination et le corpus de textes lis cette divination.

    Dans ces textes sont rassembles la mythologie, la cosmogonie, la philosophie, la religion et l'thique yoruba. Ils sont explication du monde et code moral.

    2. Je tiens remercier vivement le professeur Akiwowo (du Dpartement de sociologie de l'universit d'If) qui, dans le peu de temps qu'il a pu m'accorder, a ouvert un vaste champ d'investigations en me livrant des lments de ce qui fut pour lui une longue recherche. Notre entretien, parce qu'il fut limit par le temps, est all dans de nombreuses directions sans qu'il ait t possible d'en approfondir aucune. De ce qui a t dit, j'ai tent de dgager une ligne de force sachant trs bien ce que des donnes nouvelles pourraient apporter de modifications.

  • 162 IF SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES

    LE PLAN DE LA LANGUE

    Les trois termes d r$ ohn qu'on peut traduire respectivement par langue , parole , voix seront examins. Je laisserai le mot enu bouche li aussi la parole mais qui, mon avis, n'est pas considrer comme un terme central au mme titre que les trois autres.

    d

    Langue : comme code linguistique d'une communaut : d yorba la langue yoruba d frns la langue franaise d gs la langue anglaise, etc.

    Associ au terme ortt origine d dsigne la nation , le pays ; c'est dire que sans une langue un peuple n'existe pas : oril d yoruba le pays yoruba ortt d Naijiri le Nigeria

    Dans le sens de langue d peut tre employ avec trois verbes : sq lancer ; pousser, germer ; dire gb entendre, comprendre /

  • MICHKA SACHNINE 163

    un systme de rfrences non verbales propres un groupe particulier (la famille par exemple). La langue est comprise par tous les membres de la communaut qui l'utilise ; mais le code, savoir, l'implicite, la connivence, le sous- entendu, bref tout ce qui est produit d'une histoire partage, et qui est inclus dans d, chappe l'autre, l'tranger . a) mi gbadn d ti o ri p yen / je / ng. / se rjouir / langue / que / tu / inac. / appeler / l / Je n'apprcie pas ton d (ta faon de parler et tes manires). b) gbadn d ti o ri / /je / se rjouir / langue / que / tu / inac. / parler / soit : j'aime bien cette langue (elle est agrable entendre par ex.) soit : je prends plaisir ton d ( ce que tu dis et ta faon d'en parler). c) d bruk lo ri p yen / langue / mauvais /c'est + tu / inac. / appeler / l / Ton d (ta faon de te comporter) est vraiment dsagrable. d) r bruk lo ri s yen / parole / mauvais / c'est + tu / inac. / dire / l / Ce sont de mauvaises paroles que tu prononces l.

    Employ avec p appeler, nommer , d dans les phrases [a) et c)] fait rfrence au comportement d'un individu jug ngativement, soit parce qu'il contrevient aux rgles sociales, thiques et morales de la communaut, soit parce que ses manires ne sont pas conformes ce qu'on attendrait de lui. Employ avec /q, d dans la phrase [b)J garde son sens premier de langue et signifie tout simplement qu'on a plaisir entendre cette langue qu'on ne connat peut- tre pas ; mais d peut aussi renvoyer au contenu du message et la faon dont il est dvelopp sans que l'apprciation porte rellement sur la qualit ou la force de la parole (cf. infra ro). La phrase [d)] est prsente en parallle avec la [c)] pour mettre en vidence ce qui n'est qu'un jugement particulier [d)] par rapport un jugement global qui met en cause directement la personne [c)] ; d dans ce cas est pratiquement synonyme de iw caractre, conduite : iw bruk lo ri h yen / conduite / mauvais /c'est + tu / inac. / crotre / l / Tu te comportes d'une faon trs dsagrable.

    Le champ smantique de d est donc plus large que celui de langue en franais. d, c'est la langue code linguistique , mais c'est aussi le langage en ce qu'il est message la fois verbal et non verbal et en ce qu'il peut tre manifestation de la personne tout entire ; autrement dit c'est la langue qui est acte. Ajoutons que la langue est absolument spcifique de l'espce humaine : ainsi d'un sourd-muet qu'on peut provoquer en le comparant un animal : ki o jw s4nu k o ri ij odi / que / tu / cueillir + feuille / dans + bouche / que / tu / voir / bagarre / sourd-muet / Cueille une feuille et mets-la dans ta bouche ; vois comment le sourd-muet va t'agresser.

  • 164 ' IF SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES

    Les chvres sont toujours en train de manger des feuilles ; en mettre dans sa bouche, c'est comparer le sourd-muet l'une d'entre elles.

    r peut se traduire en franais par nombre de mots diffrents. En fait il ne s'agit que de nuances et en ce sens r est plus facile circonscrire que d. Selon les contextes, on pourra choisir de le traduire par l'un ou l'autre terme. Problme, affaire, question : or w / / exister, tre / il y a un problme / affaire ( discuter) idi oro / croupe / derrire / / le fond d'une affaire / question ijlnl oro / profondeur / / une affaire complexe Sujet : oro ti ko I4s / sujet / que / ng. / avoir + pied / sur + terre/ un sujet sans intrt pa okuta si or / frotter / pierre / sur / sujet / faire des remarques non pertinentes sur

    un sujet (et donc importuner dans une conversation).

    Propos, parole, mot : ti ko lr ti k ni / / que / ng. / avoir + tte / que / des propos sans aucun sens ng. / avoir + derrire / d ord eni / casser / mot / contre / qqn / couper la parole quelqu'un dans + bouche /

    Le mot r se rencontre en outre dans de multiples expressions toujours plus ou moins directement lies aux sens de base du mot ; aussi n'envisagerai-je ici l'emploi de r qu'avec les verbes qui font cho au concept de parole. J'examinerai galement les dterminants (idophones) qui sont des apprciations sur la faon de parler de quelqu'un et qui, par leur nombre, tmoignent de l'importance accorde au dire.

    r est employ avec deux verbes : so lancer ; germer ; dire qui, comme on l'a vu plus haut, s'utilise aussi

    avec d. m connatre, savoir . ri sr (so + $r) il parle

    Pour les Yoruba, les humains, les dieux, les anctres et les tambours parlent. Si les tambours parlent c'est qu'ils sont trs souvent utiliss pour annoncer l'arrive de personnages importants, reprendre des formules lors de rcitations de pomes de louanges ou mme transmettre des informations libres ;

  • MICHKA SACHNINE 165

    il convient de spcifier que tous les Yoruba ne comprennent pas ces messages tambourins.

    Considrons les deux phrases suivantes, tant entendu qu'elles ne peuvent, en principe, s'appliquer qu' un locuteur yoruba : a) sr dada il a bien parl b) mo oro so il sait parler

    La phrase [a)] fait rfrence une circonstance bien particulire et indique qu'en cette occasion la personne dont il est question a bien parl : elle a dit ce qu'on attendait d'elle en respectant les rgles sociales, elle est reste mesure et n'a pas, par exemple, eu recours aux insultes.

    La seconde phrase [b)] est un jugement gnral. C'est une apprciation globale et laudative sur la facult que possde une personne dans le maniement de la langue et de ses ressources, notamment son aptitude employer des proverbes, peut-tre mme ne s'exprimer que par proverbes quand les circonstances l'exigent. C'est une reconnaissance de la force et de la valeur de la parole de quelqu'un.

    Inversement, en regard de mo oro so on a le jugement k /) so il ne sait pas parler qui revient dire d'une personne qu'elle est grossire et stupide, ce qui est un verdict rdhibitoire.

    On peut galement opposer : k r so il ne sait pas parler

    k sr dada il n'a pas bien parl

    cette deuxime phrase, comme la phrase [a)] renvoyant une circonstance particulire.

    On peut juger de l'importance donne la faon de s'exprimer par les nombreux dterminants employs avec sr : ri s$r sn-sn il parle d'une manire dlicieuse [sn-sn est normale

    ment utilis avec ta : ri ta sn-sn a sent trs bon (pour de la nourriture) ].

    ri sr s-s il parle trop (a commence tre ennuyeux) ri sr sk-sk il parle brutalement (il n'emploie pas de proverbes) ri sr kati-kti il parle de faon incohrente ri soro mra- il dit n'importe quoi 6 ri sr kaba-kba il dit des inepties (il n'y a pas de logique) ri sr f il ne rflchit pas avant de parler 6 ri sr ni gbangba il parle trop ouvertement

    A travers ces expressions se dessine dj ce qu'on pourrait appeler une thique de la parole qui doit tre prcise, concise, rflchie, logique et allusive.

    Si on peut cerner sans difficult, au plan de la ralit linguistique, les divers sens de

  • 166 IF SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES

    Ohn

    Ohn c'est la voix, la manifestation sonore de la parole, le son mis. Dans l'univers, ceux qui ont une voix sont les mmes que ceux qui parlent (humains, dieux, anctres, tambours). Il faut y ajouter les cloches agogo, terme s'appliquant la voix fminine pour indiquer qu'elle est extrmement agrable : lohn agogo elle a une voix de cloche , ce qui signifie que sa voix est fine, claire, cristalline . Le mme qualificatif appliqu une voix masculine serait videmment une critique de celle-ci.

    Pour parler du timbre ou du ton de la voix, on utilisera aussi ohn : ohn oro r% le / voix / mot / de lui / dur / le ton de sa voix est dur (son ton est dur) ohn ijl ssun / voix / chant de chasseurs / couler / le timbre, le mode vocal du

    chanteur de ijl II faut prciser que pour chaque type de posie orale existe un mode

    vocal diffrent (il ne s'agit pas de chant) qui permet d'identifier le genre potique rcit. Ohn complt par un qualifiant caractrise alors le type de posie : ohn If kiki le mode vocal de la rcitation lf ohn $ngo pipe le mode vocal de l'appel Sngo ohn s pipe le mode vocal de l'appel aux masques (aux anctres), etc.

    Fq est le verbe de base avec lequel ohn est employ. On a dj vu qu'il se rencontrait aussi avec d. fohn il a parl

    il est vivant (parce qu'il a mis un son) k fohn il ne parle pas

    Cette dernire phrase, selon le contexte, peut tre interprte de plusieurs faons : il garde le silence ; il est fch ; il a de mauvaises penses ; il est mort.

    La voix ou son absence traduit la manifestation d'une humeur et ne plus mettre de son c'est tre mort. Si l'on veut dire de quelqu'un qu'il est mort en vitant de prononcer le mot on dira : se ohn / il / bloquer / voix / il est mort

    Ohn combin avec diffrents verbes sert le plus souvent former des expressions qui paraissent surtout tre d'ordre affectif ou motionnel. En franais, ce registre est gnralement vhicul par l'intonation. tahn si mi / il / lancer un projectile + voix / vers / moi / II m'a rpondu avec impertinence.

  • MICHKA SACHNINE 167

    wn tahiin si ara won / ils / lancer un projectile + voix / vers / corps / eux / Ils se sont injuris. fahn / il / tirer + voix / II parle d'une voix tranante. wahn / il / chercher + voix / II parle d'une voix nerveuse, saccade (ce qui traduit une motion).

    Ohn peut aussi signifier trait, accord , promesse : dhn (-d-ohn) / prf. + arriver + voix / un trait, un accord ko ladhn /ng. / avoir + promesse / il n'a pas tenu sa promesse

    il n'a pas tenu parole a fohn sokan (fi + ohn se + dkan) / nous / utiliser + voix / faire + un / on est totalement d'accord

    Ohn, dans des cas trs particuliers, est entendre comme parole sacralise : baba mi fohn sil$ (fi... sil laisser ) / pre / de moi / laisser + voix / par terre / Mon pre a laiss sa voix (les dernires paroles de mon pre).

    jlnl ohn enu If / profondeur / voix / bouche / If / Les paroles profondes, de sagesse de la bouche lf.

    Ici la voix devient symbole du sacr. Les ultimes paroles du mourant seront prserves intactes et transmises telles qu'elles ont t profres ; de mme pour la parole d'Ifa, difficile d'accs, nigmatique, divine par essence et dont la transmission ne peut subir aucune altration.

    Je ne traiterai pas dans cet article du timbre de la voix, de sa modulation aussi exprime par ohn. J'indiquerai seulement que la voix est un lment non ngligeable pour un Yoruba : elle est importante dans l'apprciation qu'il portera sur quelqu'un qui prend la parole en public ; elle est essentielle dans son valuation de la performance d'un pote, quels que soient par ailleurs sa comptence et son professionnalisme. Le talent ne peut se concevoir indpendamment de la qualit de la voix. Les Yoruba y sont d'une sensibilit extrme. J'ai souvent t tmoin du bonheur extraordinaire qu'ils peuvent ressentir l'coute de ce qu'est pour eux une belle voix et, inversement, de leur impatience et de leur irritation l'coute d'une voix-qui ne possde pas les qualits attendues.

    J'aimerais maintenant laisser la parole aux Yoruba et ce qu'ils nous en disent dans leurs proverbes, sachant qu'une parole forte n'est pas imagina-

  • 168 IF SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES

    ble sans l'utilisation avise de ceux-ci. J'espre ainsi faire mieux comprendre le sens de la phrase r$ sq il sait parler (voir supra ro).

    1 . eyin lr ; t b b si k se ko / uf / c'est + parole / que + elle / si / tomber / ng. / faire / prendre pi. / La parole est un uf ; si elle chappe elle ne peut se reprendre.

    Le symbolisme de l'uf est suffisamment connu pour qu'il soit ncessaire de le dvelopper ici : uf cosmique et primordial crateur de mondes, scission de l'uf engendrant le ciel et la terre, uf fcond portant les germes de la vie, uf comme reprsentation de la puissance cratrice, etc. Avec ce proverbe les Yoruba rejoignent donc l'universel. La parole, symbolise par l'uf, est fcondante et comme lui elle peut se briser ; la parole, comme l'uf forme parfaite et pleine doit tre dense et acheve ; de la mme faon que l'uf en se cassant laisse des traces difficiles effacer, la parole pourra elle aussi laisser des marques profondes et lourdes de consquences ; enfin, pas plus qu'un uf cass ne se peut conglomrer nouveau, la parole une fois lance ne se pourra reprendre.

    2. lw lw, o loogn, o soro, oj r sn ; / tu / ng. / avoir + argent / dans + mains / tu / ng. / avoir + mdicament / tu / parler / yeux / toi / ng. / allumer + feu / k lo f4 fi drii ba ary / quoi / c'est + toi / vouloir / utiliser / causer + peur / toucher / enfant / habitant + monde / Tu n'as pas d'argent, tu n'as pas de juju , tu parles, tes yeux ne s'allument pas ; avec quoi veux-tu effrayer les hommes ?

    3. ro sro sq ; r l pa nkn lna / parole / tre difficile / dire / parole /c'est + elle / tuer / qqn / hier / La parole est dangereuse prononcer ; une parole a tu quelqu'un hier.

    Ces deux proverbes nous disent que la parole est pouvoir, comme l'argent est pouvoir social et la magie pouvoir occulte (voir proverbe 2) ; mais parler n'est pas suffisant pour assurer son pouvoir ; seule une parole forte dont la puissance se manifeste par le corps peut s'imposer aux hommes. Cette puissance est symbolise par les yeux qui s'allument. On pense bien sr Sngo, un des dieux majeurs du panthon yoruba, matre de la foudre et des clairs, faisant gronder le tonnerre, crachant le feu et allumant des incendies pour manifester sa colre. La parole est donc force agissante, elle peut tuer (voir proverbe 3), c'est dire si elle doit tre pense avant d'tre profre.

    4. $ro pupo kl kn agbn / parole / beaucoup / ng. hab. / tre plein / panier / Beaucoup de paroles ne remplissent pas un panier.

  • MICHKA SACHNINE , 169

    5. ord pupo ir l m w / parole / beaucoup / mensonge / c'est + elle / pendre / venir / Trop de paroles apportent des mensonges.

    La parole pour tre forte et rigoureuse doit faire l'objet d'un choix judicieux ; une fois dit ce qu'on avait dire, il est inutile et inefficace d'en rajouter ; la parole y perdrait en intensit et en crdibilit.

    6. oro knkn t fn omoluwbi / parole / peu / tre suffisant / donner / homme bien lev / Peu de paroles suffisent un homme bien lev.

    7. bo oro l so fn omolwabi t b d in r di odidi / moiti / parole / c'est + nous / inac. / dire / donner / homme bien n // quand + elle / si / arriver / ventre / lui / elle + fut. / devenir / entier / C'est la moiti d'une parole que l'on donne un homme bien lev ; arrive en lui elle deviendra entire.

    Omoluwbi pourrait se dfinir en franais comme un homme de qualit , c'est--dire un homme de tte et de cur connaissant les rgles de conduite de sa socit et s'y conformant. Un tel homme comprendra la parole allusive et il suffira de lui dire la moiti d'un proverbe pour qu'il le complte. En effet, un proverbe n'est habituellement jamais cit entier ; on attend de l'interlocuteur qu'il l'interprte et y rponde de mme. La parole est donc elliptique et n'y a accs que celui qui peut l'entendre et la comprendre.

    Ces proverbes fondent une thique de la parole telle qu'elle tait dj suggre par les idophones employs avec soro (voir oro). Mesure, pese, rflchie, allusive, sibylline, la parole est un art et celui qui en a la matrise s'assure un pouvoir et le respect de ses pairs parce qu'il mo $r$ so il sait parler .

    J'ai cherch, dans cette premire partie, clairer le concept de parole chez les Yoruba par l'analyse des termes de base qui lui sont lis ainsi que les verbes qui leur sont associs et par les proverbes qui en parlent. Dans cette seconde partie je voudrais retracer l'origine de cette parole en interrogeant le mythe.

    LE PLAN DU MYTHE

    L'origine de r serait atteste par des vers du corpus lf que je n'ai malheureusement pas encore pu trouver3. En tous cas, la clef du mythe va peut-tre nous tre donne par etymologie qui rejoint alors le divin.

    3. Le professeur W. Abimbola spcialiste de If a publi plusieurs livres dans lesquels de nombreux vers sont traduits ; je n'y ai rien trouv se rapportant ). J'espre lors d'une prochaine mission l'interroger ainsi que A. Akiwowo et avoir ainsi accs au texte s'il est connu d'eux.

  • 170 IF SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES

    l ni or bi a b l k y ni / / tre / mot / si / nous / ng. / si / fendre / ng. / tre intelligible / qqn / Pour tre compris un mot doit tre atomis.

    l est la fois une drivation nominale du verbe l fendre , signifiant morceaux, fragments et une divinit dont le statut n'est pas trs clair ; cette divinit est associe If et parfois confondue avec lui. l ni oro donc un sens double : l est parole et la fragmentation est parole ; ce dernier sens doit tre entendu au propre et au figur (plan mythique) comme on le verra plus loin. Donc pour comprendre oro il faut le fragmenter. oro < ho.ro < ho + o.ro < ho + ro r serait form partir des deux verbes ho et r. ho se gratter, se racler la gorge quand on est gn par quelque

    chose qui dmange descendre (implique un mouvement de haut en bas comme la

    pluie tombe ou la nuit tombe ) ho + $. r$ drivation nominale par prfixation ; c'est un procd trs pro

    ductif en yoruba hr rsultat de la contraction verbo-nominale qui est un processus

    rgulier de la langue ; le ton bas, quelle que soit sa position, se maintient face au ton moyen

    $r chute du [h] final qui est un phonme faible. Olodmar, crateur et divinit suprme, impo'rtun par des corps qui

    s'agitaient en lui et dont il ignorait la substance, cherchait s'en dbarrasser. Pour expulser cette matire inconnue il fit h et ce h descendit . Mais ce Hr, soit qu'il ft trop charg d'nergie pour trouver sa place sur terre, soit qu'il ft encore trop informe, remonta et Olodmar le ravala. La matire prit forme et, aprs un temps qui fut trs long, la divinit expectora de nouveau. Horo avait gnr Ogbon, ye, Imo. La distinction entre Ogbon et ye est subtile et difficile apprhender. Ogbon, c'est l'intelligence, la facult d'analyse et de dduction, le savoir-faire ; c'est aussi l'accumulation d'exprience qui devient sagesse. ye c'est la facult de discernement et de comprhension ; c'est aussi l'intelligence, mais une intelligence qui serait plus profonde, plus proche de l'intuition, requrant la mise en uvre de tous les sens. Im c'est la connaissance.

    On peut rsumer ce qui s'est pass au niveau divin par le schma suivant :

    HO

    RO HO RO

    OGBON

  • MICHKA SACHNINE 171

    Ainsi Hor ou r, l'origine, n'tait pas la parole telle qu'elle est pratique au plan humain, mais une force, une nergie extraordinaire en gestation l'intrieur de la divinit. Dans ce temps primordial, le crateur lui- mme ne put discerner ni la forme ni l'essence de cette substance qui s'agitait en lui. Il fallut une premire expulsion pour qu'il en et l'intuition ; en la ringrant, il lui permit d'arriver maturation. La substance avait pris forme et il pouvait en accoucher. N'est-ce pas l le passage de l'essence l'existence ? Cela dit, la puissance de cette force libre fut telle qu'il fallut, pour atteindre au niveau humain, qu'elle se divist : l ni r. l rendit pro communicable en fractionnant son nergie et, si l'on s'en tient au sens de l, la parole est la fois divine et rsultat d'une fragmentation : entire et divine, divise et humaine ; fractionnement ncessaire pour qu'elle ft accessible aux hommes. Ce qui se produisit dans le crateur peut aussi tre vu comme une mtaphore qui rendrait compte du passage de l'ide, qui est confusion tant qu'elle n'a pas t exprime , celui du sens auquel on accde par la forme. Ayant t expulse l'ide prit effectivement forme.

    On peut aussi s'interroger sur le rle vritable de la divinit dans ce processus. Il semblerait que le crateur ait t, dans une certaine mesure, tranger sa cration. Il apparat plus comme un rceptacle, une matrice o se dveloppa une substance ; si elle ne fut pas prexistante, du moins elle ne parat pas avoir t gnre par un acte volontaire. Grce sa nature divine Olod- mar put lui donner forme ; mais la substance est d'abord perue comme importune et II cherche s'en dbarrasser (ho). Cependant ce qui fut expuls une premire fois n'tait pas encore assez form. Il fallut une ringestion pour que soient finalement engendres ces trois entits nouvelles que sont Ogbn, Oye et Imo. Celles-ci, une fois expulses, fonctionnent indpendamment, ayant en elles-mmes et pour elles-mmes la force cratrice du mot, r.

    Du plan divin o nous tions, je voudrais maintenant rejoindre le plan humain pour essayer de comprendre comment l'homme a pu s'approprier r. Je suivrai la mme dmarche que celle que j'ai suivie pour clairer la parole sur le plan du manifeste, c'est--dire qu'aprs m'tre proccupe des mots, je vais me servir des proverbes, (we), qui sont, me semble-t-il, au plan humain la reprsentation de ce qu'est Horo au plan divin. 1. we lesin r ; bi r b sn we la fi ri w a.

    / proverbe / c'est + cheval / mot / comme / mot / si / se perdre / proverbe /c'est + nous / utiliser / inac. / chercher / le / Le proverbe est le cheval du mot ; s'il se perd c'est avec un proverbe qu'on le cherche.

    2. bi we bi we l ri lu l gdgbo ; olcgbn nij o, mrn nii m o. / comme / proverbe / / / c'est + nous / inac. / frapper / tambour / / l'intelligent / c'est + il / danser / le / le sage / comprendre / le / Comme un proverbe, le rythme du tambour gdgbo4 est nigmatique ; l'homme intelligent y danse, seul le clairvoyant le comprend.

    4. l gidigbo est un tambour de guerre au son duquel le roi de 0y$ danse rituellement une fois l'an, lors d'un festival.

  • 172 IF SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES

    3. Amrn-m-dwe nu lj rn. / qui est perspicace-connat-proverbe / c'est + il./ ouvrir + combat / affaire / C'est un homme averti, connaissant les proverbes, qui a le pouvoir de rsoudre les difficults.

    L'ide vhicule par le mot est souvent insaisissable, confuse, obscure ; rsistant qui veut la transmettre elle demeure parfois incommunicable. Le proverbe a le pouvoir de l'lucider et de la rendre intelligible (voir proverbe 1). Pourtant, il est lui-mme hermtique, nigmatique et l'intelligence seule ne suffit pas pour y accder et en faire usage. Le proverbe exige, de la part de celui qui veut y recourir, exprience, sagesse, intuition, clairvoyance et savoir. Celui qui possde toutes ces qualits saura en user, rsoudre des conflits, apaiser des disputes, teindre des discordes et imposer son point de vue (voir proverbes 2, 3).

    A travers ce qui nous en est dit, le proverbe apparat comme la forme la plus haute, la plus accomplie de la parole ; c'est aussi la plus valorise par la socit ; celui qui domine cette parole s'assure le respect, la considration et la reconnaissance de sa communaut. Si l'on analyse les qualits requises pour la matrise de cet art on s'aperoit qu'il s'agit en fait de ogbon, dye et imo. Ces trois entits issues de Horo se retrouvent donc runies sous la forme de we qui se rvle, au plan humain, comme la reprsentation de Horo : le proverbe est mdiateur de la parole ou encore, oro, divis par l, est restitu aux hommes sous sa forme entire par dwe. On peut maintenant complter le premier schma :

    HRO

    Plan divin

    OGBON YE 0

    OGBON OYE IMO

    Plan humain

    OWE = ORO

    La dualit humain/divin est confirme par la mtaphore du premier proverbe, we lesin oro le proverbe est le cheval du mot qui n'est pas sans rappeler un phnomne bien connu dans les rites de possession en Afrique. On dit, en effet, que la personne possde est chevauche par l'esprit ou le dieu qui se manifeste en elle. Ainsi we serait ro ce que la personne possde est au dieu. Au plan divin la parole tait une ; clate pour tre commu-

  • MICHKA SACHNINE 173

    nicable aux hommes elle est de nouveau unifie au plan humain par la force de we que l'on peut considrer comme le symbole le plus parfait de la parole.

    Inalco, U A 1024, Langage et culture en Afrique de l'Ouest

    IF SAIT LA PAROLE, L'HISTOIRE, LES PROVERBES M. SACHNINE

    L'approche de la notion de parole chez les Yoruba est traite sur deux plans. Le plan du manifeste o sont analyss les termes de base et les proverbes lis la parole et le plan du divin o un mythe d'origine est examin. L'interprtation du mythe tablit une relation entre les deux plans : la parole, conue comme une nergie extraordinaire qui se serait fragmente pour tre accessible aux hommes, est runifie par le proverbe qui en est la manifestation la plus accomplie.

    IF KNOWS SPEECH, HISTORY, PROVERBS M. Sachnine

    The approach to the notion of speech by the Yorubas is treated on two levels. The level of the real where the basic terms and proverbs linked to speech are analysed and the spiritual level where the myth of origine is examined. The analysis of the myth establishes a relation between the two levels : speech, conceived as an extraordinary energy fragmented in order to be accessible to man, is reunified by the proverb which is its most accomplished manifestation.

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