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 A G O R A  D É B A T S J E U N E S S E S  # 2 0 4         E         d        i       t      o      r        i      a         l L’Union Européenne jouit-elle d’une iden- tité propre ? Octroie-t-elle une identité aux Etats qui la constituent ? Ces questions peuvent paraître provocantes tant la qualité européenne de l’Union semble relever de l’évidence. Et pourtant, depuis une quinzaine d’années, les Européens s’interrogent sur leur identité dans les débats politiques, dans les rubriques média- tiques, dans les sondages d’opinion publique, dans les colloques universitaires. La persistance et l’importance de ce questionnement traduisent sans doute un malaise, une inquiétude. On peut légitimement s’interroger sur l’origine de cette incertitude. Il apparaît alors que les sources de ce trouble sont multiples, associant sans les confondre systématiquement un sentiment intrinsèque de vide, une crainte de l’environnement extérieur et une angoisse liée à l’absence de perspectives claires et identiables. Sont ainsi réunis les signes d’une crise, alimen- tée de causes et d’effets endogènes et exogènes. Au niveau externe, l’hégémonie américaine, l’uniformisation culturelle qu’elle draine dans son sillon, l’effondrement du système soviétique et la quête identitaire des anciens satellites de l’URSS apparaissent comme autant de menaces pesant sur la stabilité européenne. Au niveau interne, la montée du chômage, les prémisses du délitement du lien social, l’épuisement de l’Etat- providence et la n des grandes idéologies sont perçus comme autant d’éléments d’instabilité. Insérée dans cette actualité, l’Europe a pour- tant réafrmé le principe de son renforcement en adoptant un nouvel acte fondateur : elle s’est délestée de son qualicatif « économique » pour devenir Union européenne. Malgré cette avan- cée induite par la transition d’un système écono- mique vers une union forte à caractère culturel sous ses variantes politique, économique et sociale, on peut encore se demander s’il existe bien une identité culturelle européenne. Com- ment pourrait-on dénir l’Europe ? Certains, à l’instar de Jean-Pierre Faye, tentent de dater l’Europe à la fable de la jeune Europé, lle du roi Phœnix, kidnappée par une animalité divine du nom de Zeus. Cette thèse à fondement mythologique ne résiste pas à l’analyse. Pour d’autres, au sein desquels gure Denis de Rou- gemont, l’auteur de Vingt-huit siècles d’Europe, l’Europe reste indénissable et indiscernable au plan étymologique ; de plus, ce vocable ne ren- voie pas à un contenu précis, ni à une entité aux contours délimités, ni à une réalité sociale, ni à une donnée de l’expérience. L’EUROPE ET SES JEUNES

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  • A G O R A D B A T S J E U N E S S E S # 2 0

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    Edito

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    LUnion Europenne jouit-elle dune iden-tit propre ? Octroie-t-elle une identit auxEtats qui la constituent ? Ces questions peuventparatre provocantes tant la qualit europennede lUnion semble relever de lvidence. Etpourtant, depuis une quinzaine dannes, lesEuropens sinterrogent sur leur identit dansles dbats politiques, dans les rubriques mdia-tiques, dans les sondages dopinion publique,dans les colloques universitaires. La persistanceet limportance de ce questionnement traduisentsans doute un malaise, une inquitude. On peutlgitimement sinterroger sur lorigine de cetteincertitude. Il apparat alors que les sources dece trouble sont multiples, associant sans lesconfondre systmatiquement un sentimentintrinsque de vide, une crainte delenvironnement extrieur et une angoisse lie labsence de perspectives claires et identifiables.Sont ainsi runis les signes dune crise, alimen-te de causes et deffets endognes et exognes. Au niveau externe, lhgmonie amricaine,

    luniformisation culturelle quelle draine dansson sillon, leffondrement du systme sovitiqueet la qute identitaire des anciens satellites delURSS apparaissent comme autant de menacespesant sur la stabilit europenne. Au niveau

    interne, la monte du chmage, les prmisses dudlitement du lien social, lpuisement de lEtat-providence et la fin des grandes idologies sontperus comme autant dlments dinstabilit.Insre dans cette actualit, lEurope a pour-

    tant raffirm le principe de son renforcementen adoptant un nouvel acte fondateur : elle sestdleste de son qualificatif conomique pourdevenir Union europenne. Malgr cette avan-ce induite par la transition dun systme cono-mique vers une union forte caractre culturelsous ses variantes politique, conomique etsociale, on peut encore se demander sil existebien une identit culturelle europenne. Com-ment pourrait-on dfinir lEurope ? Certains, linstar de Jean-Pierre Faye, tentent de daterlEurope la fable de la jeune Europ, fille duroi Phnix, kidnappe par une animalit divinedu nom de Zeus. Cette thse fondementmythologique ne rsiste pas lanalyse. Pourdautres, au sein desquels figure Denis de Rou-gemont, lauteur de Vingt-huit sicles dEurope,lEurope reste indfinissable et indiscernable auplan tymologique ; de plus, ce vocable ne ren-voie pas un contenu prcis, ni une entit auxcontours dlimits, ni une ralit sociale, ni une donne de lexprience.

    LEUROPEET SES JEUNES

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    ditorial

    Dans la mme optique, Edgar Morin indiqueclairement dans Penser lEurope quil sagit dunenotion vague, aux frontires mouvantes et entransformation constante. Pire, cette notion nais-sant du tohu-bohu se dissout ds quonveut la penser de faon claire et distincte , et elleclate ds quon veut reconnatre son unit . Toujours dans le mme sens, Paul Valry

    avait dcrit lEurope comme un petit cap ducontinent asiatique . Il convient de reconnatreque la dlimitation gographique de lEuropecomporte, aujourdhui encore, son lotdincertitudes. Elle reste dactualit et recleune acuit particulire. Si lon admet qulouest, lEurope commence locan, commentsituer lIslande, le Groenland, les Antilles fran-aises et les les Malouines britanniques ? Ausud, lEurope sarrte la Mditerrane : pour-tant des territoires considrs comme Euro-pens se situent sur lautre rive, linstar deCeuta et Mlilia. A lEst, la question semblebien plus pineuse : pourquoi lOural constitue-rait-il une frontire lextension de lUnion verslEst ? Si, aujourdhui, la Turquie sinscrit biendans lespace europen, on peut se demanderavec Marc Ferro au nom de quels principes lespeuples du Caucase ou du Turkestan devraient-ils en tre exclus ? Le cas de la Turquie estsymptomatique des doutes et des hsitations lis la formation de lEurope, son pass et sonavenir. Nombreux sont ceux qui considrentquun pays majorit musulmane, ft-il lac, nesaurait appartenir au peuple dEurope, sousprtexte de lexistence dune unit culturelle etreligieuse. Or lHistoire nous enseigne que

    lEurope a vcu pendant de longs sicles sousune fracture entre la chrtient latine et lemonde orthodoxe. Ainsi, lhistoire, la gographie et la politique

    nont pas su ou russi, jusqu prsent en toutcas, produire lEurope. On peut nanmoinsconsidrer que les Europens font lEurope dans ce sens quils peuvent tre identifis sinonpositivement, en tout cas ngativement. Eneffet, mme sils parlent des langues diffrenteset quils ne sauto-dfinissent pas ncessaire-ment comme Europens, du moins peroivent-ils leur diffrence davec les non-Europens. Parconsquent, dfaut de se dfinir positivementautour de ce quils sont et de ce qui renforceleur cohsion, ils se reconnaissent par opposi-tion aux autres. Il apparat donc que les Euro-pens nont eu conscience de leur appartenancequau cours de rencontres avec des non-Euro-pens. Ce sentiment diffus nen demeure pasmoins opratoire dans la logique de distinction luvre. Paul Valry en donne une illustrationsans quivoque lorsquil rend compte de sesimpressions suite aux entreprises du Japoncontre la Chine et des Etats-Unis contrelEspagne : il mentionne que ce coup indirecten Extrme-Orient et ce coup direct dans lesAntilles lui ont fait percevoir confusmentlexistence de quelque chose qui pouvait treatteinte et inquite par de tels vnements . Ilpoursuit son propos en soulignant quil sesttrouv sensibilis des conjonctures qui affec-taient une sorte dide virtuelle de lEuropequ[il] ignorait jusqualors porter en [lui]. [Il]navait jamais song quil existt vritablement

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    une Europe . Il en ressort que lEurope bnfi-cie de cette forme didentit quon peut qualifierde ngative, cest--dire qui se construit dans ladiffrence, voire lopposition. De ce qui pr-cde, se dgagent deux tendances, la premirerecouvre limpossible dfinition historique ettopologique de lEurope, la seconde contientles lments dune attitude commune des Euro-pens face laltrit. Aujourdhui, comment lesjeunes Europens se dfinissent-ils et commentperoivent-ils les autres ? Dans quelles condi-tions et sous quelles modalits se sont-ils appro-pris la construction europenne ? Quelle est laculture europenne des jeunes ? En combinantles rsultats des enqutes europennes sur lesvaleurs avec lEurobaromtre et les investiga-tions menes dans chacun des pays de lUnion, ilapparat nettement que les jeunes se reprsen-tent lEurope dabord comme lespace de lalibert : de circulation et dinstallation. Ensuite,et par voie de consquence, cette capacitaccrue de mouvement devrait dboucher sur lamultiplication des opportunits demploi,chaque pays ouvrant son march du travail.Cette donne, croise avec les statistiquesconcernant la mobilit des jeunes, savre parti-culirement riche denseignements. Du dbutdes annes soixante dix aujourdhui, les jeunessont bien plus mobiles, ce qui tend confortercette ide de dplacement, de travail etdinstallation hors des frontires nationales (sincessaire). Hormis cette consommation delespace europen, la plupart des sondages mon-trent que, mme sil est difficile de soutenirlide de lexistence dune conscience euro-penne, on peut raisonnablement affirmer queles jeunes ont su dvelopper un sentimentdappartenance lEurope plus marqu queleurs ans. Le renforcement de ce sentiment se

    traduit notamment par un dsir dautonomiserdavantage lEurope vis--vis des Etats qui laconstituent. Cette volution comprend non seu-lement la cration dune protection sociale com-munautaire mais, et cest indit, la volont derenforcer la dfense europenne. Il sembleraitque la guerre en ex-Yougoslavie ait eu un effetacclrateur sur laffichage du besoin pour lesEuropens dassumer, mme militairement,leurs engagements au service des causes humani-taires. Sagissant de lengagement, il est vrai que se

    rpand au sein des diffrents pays europenslide dune dpolitisation de la jeunesse, mar-que par un dficit de citoyennet et unecarence dans la participation. Sur ce point,mme si on peut reconnatre la dsaffectionrelle qui frappe le politique sous sa forme insti-tutionnelle traditionnelle, on assiste toutefois lmergence de nouvelles formes de participa-tion qui peuvent se rsumer par la formule sui-vante : les jeunes font de la politique autrement.Lexpression politique des jeunes a chang deforme, elle passe moins par les partis politiquesclassiques et soriente rsolument vers dautresformes de participation linstar des manifesta-tions, des regroupements citoyens autour dethmes mobilisateurs comme lhumanitaire,lcologie et lantiracisme. Que lEurope soit perue comme le dernier

    des mythes selon les termes de Malraux, oucomme un pari pascalien selon Edgar Morin, ouenfin comme un problme historique selonEtienne Balibar, elle nen demeure pas moinsune ambition, un rve qui saurait se raliser siles efforts fournis en vue dune plus grandedmocratisation, de plus de justice sociale, etdune lutte accrue contre toutes les formes dediscrimination taient renforcs.

    Tariq RAGI

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