autogestion et hiérarchie - castoriadis

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Autogestion et Hiérarchie Cornelius CASTORIADIS (1922 - 1997) Suivi de La hiérarchie des salaires et des revenus Et Les ouvriers face à la bureaucratie Brochure n°1 Février 2009

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Autogestion et Hiérarchie - Castoriadis.

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  • Autogestionet Hirarchie

    Cornelius CASTORIADIS (1922 - 1997)

    Suivi de

    La hirarchie des salaires et des revenusEt

    Les ouvriers face la bureaucratieBrochure n1 Fvrier 2009

  • 2AUTOGESTION ET HIRARCHIETexte crit en collaboration avec Daniel MOTHE et publi dans CFDT

    Aujourdhui, n8, juillet - aot 1974, repris dans Le contenu du socialisme , UGE 10/18, 1979

    Nous vivons dans une socit dont lorganisation est hirarchique, quece soit dans le travail, la production, lentreprise ; ou dans ladministration,la politique, lEtat ; ou encore dans lducation et la recherche scientifique.La hirarchie nest pas une invention de la socit moderne. Ses originesremontent loin bien quelle nait pas toujours exist, et quil y ait eu dessocits non hirarchiques qui ont trs bien fonctionnes. Mais dans lasocit moderne le systme hirarchique (ou, ce qui revient peu prs aumme, bureaucratique) est devenu pratiquement universel. Ds quil y aune activit collective quelconque, elle est organise daprs le principehirarchique, et la hirarchie du commandement et du pouvoir concide deplus en plus avec la hirarchie des salaires et des revenus. De sorte que lesgens narrivent presque plus simaginer quil pourrait en tre autrement,et quils pourraient eux-mmes tre quelque chose de dfini autrement quepar leur place dans la pyramide hirarchique.

    Les dfenseurs du systme actuel essaient de le justifier comme le seul logique , rationnel , conomique . On a dj essay de montrer queces arguments ne valent rien et ne justifient rien, quils sont faux prischacun sparment et contradictoires lorsquon les considre tous ensem-ble. Nous aurons loccasion dy revenir plus bas. Mais on prsente aussi lesystme actuel comme le seul possible, prtendument impos par lesncessits de la production moderne, par la complexit de la vie sociale, lagrande chelle de toutes les activits, etc. Nous tenterons de montrer quilnen est rien, et que lexistence dune hirarchie est radicalement incom-patible avec lautogestion.

    AUTOGESTION ET HIRARCHIE DU COMMANDEMENTDcision collective et problme de la reprsentation

    Que signifie, socialement, le systme hirarchique ? Quune couche dela population dirige la socit et que les autres ne font quexcuter sesdcisions ; aussi, que cette couche, recevant les revenus les plus grands,profite de la production et de travail de la socit beaucoup plus quedautres. Bref, que la socit est divise entre une couche qui dispose du

  • 3pouvoir et des privilges, et le reste, qui en est dpossd. La hirarchisa-tion ou la bureaucratisation de toutes les activits sociales nest au-jourdhui que la forme, de plus en plus prpondrante, de la division de lasocit. Comme telle, elle est la fois rsultat et cause du conflit quidchire la socit.

    Sil en est ainsi, il devient ridicule de se demander : est-ce quelautogestion, est-ce que le fonctionnement et lexistence dun systmesocial autogr est compatible avec le maintien de la hirarchie ? Autant sedemander si la suppression du systme pnitentiaire actuel est compatibleavec le maintien de gardiens de prisons, de gardiens-chefs et de directeursde prison. Mais comme on sait, ce qui va sans dire va encore mieux tantdit. Dautant plus que, depuis des millnaires, on fait pntrer dans lespritdes gens ds leur plus tendre enfance lide quil est naturel que les unscommandent et les autres obissent, que les uns aient trop de superflu et lesautres pas assez de ncessaire.

    Nous voulons une socit autogre. Quest-ce que cela veut dire ? Unesocit qui se gre, cest--dire se dirige, elle-mme. Mais cela doit treencore prcis. Une socit autogre est une socit o toutes les dci-sions sont prises par la collectivit qui est, chaque fois, concerne parlobjet de ces dcisions. Cest--dire un systme o ceux qui accomplissentune activit dcident collectivement ce quils ont faire et comment lefaire, dans les seules limites que leur trace leur coexistence avec dautresunits collectives. Ainsi, des dcisions qui concernent les travailleurs dunatelier doivent tre prises par les travailleurs de cet atelier ; celles quiconcernent plusieurs ateliers la fois, par lensemble des travailleursconcerns, ou par leurs dlgus lus et rvocables ; celles qui concernenttoute lentreprise, par tout le personnel de lentreprise ; celles concernantun quartier, par les habitants du quartier ; et celles qui concernent toute lasocit, par la totalit des femmes et des hommes qui y vivent.

    Mais que signifie dcider ?

    Dcider, cest dcider soi-mme. Ce nest pas laisser la dcision des gens comptents , soumis un vague contrle . Ce nest pas non plusdsigner les gens qui vont, eux, dcider. Ce nest pas parce que la popula-tion franaise dsigne, une fois tous les cinq ans, ceux qui feront les lois,quelle fait les lois. Ce nest pas parce quelle dsigne, une fois tous lessept ans, celui qui dcidera de la politique du pays, quelle dcide elle-mme de cette politique. Elle ne dcide pas, elle aline son pouvoir de

  • 4dcision des reprsentants qui, de ce fait mme, ne sont pas et nepeuvent pas tre ses reprsentants. Certes, la dsignation de reprsentants,ou de dlgus, par les diffrentes collectivits, comme aussi lexistencedorganes comits ou conseils forms par de tels dlgus sera, dans unefoule de cas, indispensable. Mais elle ne sera compatible aveclautogestion que si ces dlgus reprsentent vritablement la collectivitdont ils manent, et cela implique quils restent soumis son pouvoir. Cequi signifie, son tour, que celle-ci non seulement les lit, mais peut aussiles rvoquer chaque fois quelle le juge ncessaire.

    Donc, dire quil y a hirarchie du commandement form par des genscomptents et en principe inamovibles ; ou dire quil y a des reprsentants inamovibles pour une priode donne (et qui, commelexprience le prouve, deviennent pratiquement inamovibles jamais),cest dire quil ny a ni autogestion, ni mme gestion dmocratique .Cela quivaut en effet dire que la collectivit est dirige par des gensdont la direction des affaires communes est dsormais devenue laffairespcialise et exclusive, et qui, en droit ou en fait, chappent au pouvoir dela collectivit.

    Dcision collective, formation et informationDautre part, dcider, cest dcider en connaissance de cause. Ce nest

    plus la collectivit qui dcide, mme si formellement elle vote , siquelquun ou quelques-uns disposent seuls des informations et dfinissentles critres partir desquels une dcision est prise. Cela signifie que ceuxqui dcident doivent disposer de toutes les informations pertinentes. Maisaussi, quils puissent dfinir eux-mmes des critres partir desquels ilsdcident. Et pour ce faire, quils disposent dune formation de plus en pluslarge. Or, une hirarchie du commandement implique que ceux qui dci-dent possdent ou plutt prtendent possder le monopole des informa-tions et de la formation, et en tout cas, quils y ont un accs privilgi. Lahirarchie est base sur ce fait, et elle tend constamment le reproduire.Car dans une organisation hirarchique, toutes les informations montent dela base au sommet et nen redescendent pas, ni ne circulent (en fait, ellescirculent, mais contre les rgles de lorganisation hirarchique). Aussi,toutes les dcisions descendent du sommet vers la base, qui na qu lesexcuter. Cela revient peu prs au mme de dire quil y a hirarchie ducommandement, et de dire que ces deux circulations se font chacune sensunique : le sommet collecte et absorbe toutes les informations qui montent

  • 5vers lui, et nen rediffuse aux excutants que le minimum strictementncessaire lexcution des ordres quil leur adresse, et qui manent de luiseul. Dans une telle situation, il est absurde de penser quil pourrait y avoirautogestion, ou mme gestion dmocratique .

    Comment peut-on dcider, si lon ne dispose pas des informations n-cessaires pour bien dcider ? Et comment peut-on apprendre dcider, silon est toujours rduit excuter ce que dautres ont dcid ? Ds quunehirarchie du commandement sinstaure, la collectivit devient opaquepour elle-mme, et une norme gaspillage sintroduit. Elle devient opaque,parce que les informations sont retenues au sommet. Un gaspillagesintroduit, parce que les travailleurs non informs ou mal informs nesavent pas ce quils devraient savoir pour mener bien leur tche, etsurtout parce que les capacits collectives de se diriger, comme aussilinventivit et linitiative, formellement rserves au commandement, sontentraves et inhibes tous les niveaux.

    Donc, vouloir lautogestion ou mme la gestion dmocratique , sile mot de dmocratie nest pas utilis dans des buts simplement dcoratifset vouloir maintenir une hirarchie du commandement est une contradic-tion dans les termes. Il serait beaucoup plus cohrent, sur le plan formel, dedire, comme le font les dfenseurs du systme actuel : la hirarchie ducommandement est indispensable, donc, il ne peut pas y avoir de socitautogre.

    Seulement, cela est faux. Lorsquon examine les fonctions de la hirar-chie, cest--dire quoi elle sert, on constate que, pour une grande partie,elles nont un sens et nexistent quen fonction du systme social actuel, etque les autres, celles qui garderaient un sens et une utilit dans un systmesocial autogr, pourraient facilement tre collectivises. Nous ne pouvonspas discuter, dans les limites de ce texte, la question dans toute son am-pleur. Nous tenterons den clairer quelques aspects importants, nousrfrant surtout lorganisation de lentreprise et de la production.

    Une des fonctions les plus importantes de la hirarchie actuelle estdorganiser la contrainte. Dans le travail, par exemple, quil sagisse desateliers ou des bureaux, une partie essentielle de l activit de lappareilhirarchique, des chefs dquipe jusqu la direction, consiste surveiller, contrler, sanctionner, imposer directement ou indirectement la discipline et lexcution conforme des ordres reus par ceux qui doi-vent les excuter. Et pourquoi faut-il organiser la contrainte, pourquoi faut-il quil y ait contrainte ? Parce que les travailleurs ne manifestent pas en

  • 6gnral spontanment un enthousiasme dbordant pour faire ce que ladirection veut quils fassent. Et pourquoi cela ? Parce que ni leur travail, nison produit ne leur appartiennent, parce quils se sentent alins et exploi-ts, parce quils nont pas dcid eux-mmes ce quils ont faire et com-ment le faire, ni ce quil adviendra de ce quils ont fait ; bref, parce quil ya un conflit perptuel entre ceux qui travaillent et ceux qui dirigent letravail des autres et en profitent. En somme donc : il faut quil y ait hirar-chie, pour organiser la contrainte et il faut quil y ait contrainte, parcequil y a division et conflit, cest--dire aussi, parce quil y a hirarchie.

    Plus gnralement, on prsente la hirarchie comme tant l pour rglerles conflits, en masquant le fait que lexistence de la hirarchie est elle-mme source dun conflit perptuel. Car aussi longtemps quil y aura unsystme hirarchique, il y aura, de ce fait mme, renaissance continuelledun conflit radical entre une couche dirigeante et privilgie, et les autrescatgories, rduites des rles dexcution.

    On dit que sil ny a pas de contrainte, il ny aura aucune discipline, quechacun fera ce qui lui chantera et que ce sera le chaos. Mais cest l encoreun sophisme. La question nest pas de savoir sil faut de la discipline, oumme parfois de la contrainte, mais quelle discipline, dcide par qui,contrle par qui, sous quelles formes et quelles fins. Plus les fins quesert une discipline sont trangres aux besoins et aux dsirs de ceux quidoivent les raliser, plus les dcisions concernant ces fins et les formes dela discipline sont extrieures, et plus il y a besoin de contrainte pour lesfaire respecter.

    Une collectivit autogre nest pas une collectivit sans discipline,mais une collectivit qui dcide elle-mme de sa discipline et, le caschant, des sanctions contre ceux qui la violent dlibrment. Pour ce quiest, en particulier, du travail, on ne peut pas discuter srieusement de laquestion en prsentant lentreprise autogre comme rigoureusementidentique lentreprise contemporaine sauf quon aurait enlev la carapacehirarchique. Dans lentreprise contemporaine, on impose aux gens untravail qui leur est tranger et sur lequel ils nont rien dire. Ltonnantnest pas quils sy opposent, mais quils ne sy opposent pas infinimentplus que ce nest le cas. On ne peut croire un seul instant que leur attitude lgard du travail resterait la mme lorsque leur relation leur travail seratransforme et quils commenceront en devenir les matres. Dautre part,mme dans lentreprise contemporaine, il ny a pas une discipline, maisdeux. Il y a la discipline qu coups de contrainte et de sanctions financi-

  • 7res ou autres lappareil hirarchique essaie constamment dimposer. Et il ya la discipline, beaucoup moins apparente mais non moins forte, qui surgitau sein des groupes de travailleurs dune quipe ou dun atelier, et qui faitpas exemple que ni ceux qui en font trop, ni ceux qui nen font pas assezne sont tolrs. Les groupes humaines nont jamais t et ne sont jamaisdes conglomrats chaotiques dindividus uniquement mus par lgosme eten lutte les uns contre les autres, comme veulent le faire croire les idolo-gues du capitalisme et de la bureaucratie qui nexpriment ainsi que leurpropre mentalit. Dans les groupes, et en particulier ceux qui sont attels une tche commune permanente, surgissent toujours des normes de com-portement et une pression collective qui les fait respecter.

    Autogestion, comptence et dcision

    Venons-en maintenant lautre fonction essentielle de la hirarchie, quiapparat comme indpendante de la structure sociale contemporaine : lesfonctions de dcision et de direction. La question qui se pose est la sui-vante : pourquoi les collectivits concernes ne pourraient-elles pas ac-complir elles-mmes cette fonction, se diriger delles-mmes et dciderpour elles-mmes, pourquoi faudrait-il quil y ait une couche particulirede gens, organiss dans un appareil part, qui dcident et qui dirigent ? Acette question, les dfenseurs du systme actuel fournissent deux sortes derponses. Lune sappuie sur linvocation du savoir et de la comptence : il faut que ceux qui savent, ou ceux qui sont comptents,dcident. Lautre affirme, mots plus ou moins couverts, quil faut detoute faon que quelques uns dcident, parce quautrement ce serait lechaos, autrement dit parce que la collectivit serait incapable de se dirigerelle-mme.

    Personne ne conteste limportance du savoir et de la comptence, ni,surtout, le fait quaujourdhui un certain savoir et une certaine comptencesont rservs une minorit. Mais, ici encore, ces faits ne sont invoqusque pour couvrir des sophismes. Ce ne sont pas ceux qui ont le plus desavoir et de comptence en gnral qui dirigent dans le systme actuel.Ceux qui dirigent, ce sont ceux qui se sont montrs capables de monterdans lappareil hirarchique, ou ceux qui, en fonction de leur originefamiliale et sociale, y ont t ds le dpart mis sur les bons rails, aprsavoir obtenu quelques diplmes. Dans les deux cas, la comptence exige pour se maintenir ou pour slever dans lappareil hirarchiqueconcerne beaucoup plus la capacit de se dfendre et de vaincre dans laconcurrence que se livrent individus, cliques et clans au sein de lappareil

  • 8hirarchique-bureaucratique, que laptitude diriger un travail collectif. Endeuxime lieu, ce nest pas parce que quelquun ou quelques uns possdentun savoir ou une comptence technique ou scientifique, que la meilleuremanire des les utiliser est de leur confier la direction dun ensembledactivits. On peut tre un excellent ingnieur dans sa spcialit, sanspour autant tre capable de diriger lensemble dun dpartement duneusine. Il ny a du reste qu constater ce qui se passe actuellement cetgard. Techniciens et spcialistes sont gnralement confins dans leurdomaine particulier. Les dirigeants sentourent de quelques conseillerstechniques, recueillent leurs avis sur les dcisions prendre (avis quisouvent divergent entre eux) et finalement dcident . On voit clairementici labsurdit de largument. Si le dirigeant dcidait en fonction de son savoir et de sa comptence , il devrait tre savant et comptent propos de tout, soit directement, soit pour dcider lequel, parmi les avisdivergents des spcialistes, est le meilleur. Cela est videmment impossi-ble, et les dirigeants tranchent en fait arbitrairement, en fonction de leur jugement . Or ce jugement dun seul na aucune raison dtre plusvalable que le jugement qui se formerait dans une collectivit autogre, partir dune exprience relle infiniment plus ample que celle dun seulindividu.

    Autogestion, spcialisation et rationalit

    Savoir et comptence sont par dfinition spcialiss, et le deviennentdavantage chaque jour. Sorti de son domaine spcial, le technicien ou lespcialiste nest pas plus capable que nimporte qui dautre de prendre unebonne dcision. Mme lintrieur de son domaine particulier, du reste,son point de vue est fatalement limit. Dun ct, il ignore les autresdomaines, qui sont ncessairement en interaction avec le sien, et tendnaturellement les ngliger. Ainsi, dans les entreprises comme dans lesadministrations actuelles, la question de la coordination horizontale desservices de direction est un cauchemar perptuel. On en est venu, depuislongtemps, crer des spcialistes de la coordination pour coordonner lesactivits des spcialistes de la direction qui savrent ainsi incapables dese diriger eux-mmes. Dun autre ct et surtout, les spcialistes placsdans lappareil de direction sont de ce fait mme spars du processus relde production, de ce qui sy passe, des conditions dans lesquelles lestravailleurs doivent effectuer leur travail. La plupart du temps, les dci-sions prises par les bureaux aprs de savants calculs, parfaites sur le papier,savrent inapplicables telles quelles, car elles nont pas tenu suffisamment

  • 9compte des conditions relles dans lesquelles elles auront tre appli-ques. Or ces conditions relles, par dfinition, seule la collectivit destravailleurs les connat. Tout le monde sait que ce fait est, dans les entre-prises contemporaines, une source de conflits perptuels et dun gaspillageimmense.

    Par contre, savoir et comptence peuvent tre rationnellement utiliss siceux qui les possdent sont replongs dans la collectivit des producteurs,sils deviennent une des composantes des dcisions que cette collectivitaura prendre. Lautogestion exige la coopration entre ceux qui poss-dent un savoir ou une comptence particuliers, et ceux qui assument letravail productif au sens strict. Elle est totalement incompatible avec unesparation de ces deux catgories. Ce nest que si une telle cooprationsinstaure, que ce savoir et cette comptence pourront tre pleinementutiliss ; tandis que, aujourdhui, ils ne sont utiliss que pour une petitepartie, puisque ceux qui les possdent sont confins des tches limites,troitement circonscrites par la division du travail lintrieur de lappareilde direction. Surtout, seule cette coopration peut assurer que savoir etcomptence seront mis effectivement au service de la collectivit, et nonpas de fins particulires.

    Une telle coopration pourrait-elle se drouler sans que des conflits sur-gissent entre les spcialistes et les autres travailleurs ? Si un spcialisteaffirme, partir de son savoir spcialis, que tel mtal, parce quil possdetelles proprits, est le plus indiqu pour tel outil ou telle pice, on ne voitpas pourquoi et partir de quoi cela pourrait soulever des objectionsgratuites de la part des ouvriers. Mme dans ce cas, du reste, une dcisionrationnelle exige que les ouvriers ny soient pas trangers par exemple,parce que les proprits du matriau choisi jouent un rle pendantlusinage des pices ou des outils. Mais les dcisions vraiment importantesconcernant la production comportent toujours une dimension essentiellerelative au rle et la place des hommes dans la production. L-dessus, ilnexiste par dfinition aucun savoir et aucune comptence qui puisseprimer le point de vue de ceux qui auront effectuer rellement le travail.Aucune organisation dune chane de fabrication ou dassemblage ne peuttre, ni rationnelle, ni acceptable, si elle a t dcide sans tenir compte dupoint de vue de ceux qui y travailleront. Parce quelles nen tiennent pascompte, ces dcisions sont actuellement presque toujours bancales, et si laproduction marche quand mme, cest parce que les ouvriers sorganisententre eux pour la faire marcher, en transgressant les rgles et les instruc-tions officielles sur lorganisation du travail. Mais, mme si on lessuppose rationnelles du point de vue troit de lefficacit productive,

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    ces dcisions sont inacceptables prcisment parce quelles sont, et nepeuvent qutre, exclusivement bases sur le principe de l efficacitproductive . cela veut dire quelles tendent subordonner intgralementles travailleurs au processus de fabrication, et les traiter comme despices du mcanisme productif. Or cela nest pas d la mchancet de ladirection, sa btise, ni mme simplement la recherche du profit. (Apreuve que l Organisation du travail est rigoureusement la mme dansles pays de lEst et les pays occidentaux). Cela est la consquence directeet invitable dun systme o les dcisions sont prises par dautres queceux qui auront les raliser ; un tel systme ne peut pas avoir une autre logique .

    Mais une socit autogre ne peut pas suivre cette logique . Sa logi-que est toute autre, cest la logique de la libration des hommes et de leurdveloppement. La collectivit des travailleurs peut trs bien dcider et, notre avis, elle aurait raison de le faire - que pour elle, des journe detravail moins pnibles, moins absurdes, plus libres et plus heureuses sontinfiniment prfrables que quelques bouts supplmentaires de camelote.Et, pour de tels choix, absolument fondamentaux, il ny a aucun critre scientifique ou objectif qui vaille : le seul critre est le jugement dela collectivit elle-mme sur ce quelle prfre, partir de son exprience,de ses besoins et de ses dsirs.

    Cela est vrai lchelle de la socit entire. Aucun critre scientifique ne permet qui que ce soit de dcider quil est prfrablepour la socit davoir lanne prochaine plus de loisirs plutt que plus deconsommation ou linverse, une croissance plus rapide ou moins rapide,etc. Celui qui dit que de tels critres existent est un ignorant ou un impos-teur. Le seul critre qui dans ces domaines a un sens, cest ce que leshommes et les femmes formant la socit veulent, et cela, eux seuls peu-vent le dcider et personne leur place.

    AUTOGESTION ET HIERARCHIEDES SALAIRES ET DES REVENUS

    Il ny a pas de critres objectifsqui permettent de fonder une hirarchie des rmunrations.

    Pas plus quelle nest compatible avec une hirarchie du commande-ment, une socit autogre nest compatible avec une hirarchie dessalaires et des revenus.

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    Dabord, la hirarchie des salaires et des revenus correspond actuelle-ment avec la hirarchie du commandement totalement, dans les pays delEst, pour une trs bonne partie, dans les pays occidentaux. Encore faut-ilvoir comment cette hirarchie est-elle recrute. Un fils de riche sera unhomme riche, un fils de cadre a toutes les chances de devenir cadre. Ainsi,pour une grande partie, les couches qui occupent les tages suprieurs de lapyramide hirarchique se perptuent hrditairement. Et cela nest pas unhasard. Un systme social tend toujours sauto-reproduire. Si des couchessociales ont des privilges, leurs membres feront out ce quils peuvent etleurs privilges signifient prcisment quils peuvent normment cetgard pour les transmettre leurs descendants. Dans la mesure o, dansun tel systme, ces couches ont besoin d hommes nouveaux parce queles appareils de direction stendent et prolifrent-elles slectionnent,parmi les descendants des couches infrieures , les plus aptes pourles coopter en leur sein. Dans cette mesure, il peut apparatre que le travail et les capacits de ceux qui ont t coopts ont jou un rledans leur carrire, qui rcompense leur mrite . Mais, encore une fois, capacits et mrite signifient ici essentiellement la capacit desadapter au systme rgnant et de mieux le servir. De telles capacitsnont pas de sens pour une socit autogre et de son point de vue.

    Certes, des gens peuvent penser que, mme dans une socit autogre,les individus les plus courageux, les plus tenaces, les plus travailleurs, lesplus comptents , devraient avoir droit une rcompense particu-lire, et que celle-ci devrait tre financire. Et cela nourrit lillusion quilpourrait y avoir une hirarchie des revenus qui soit justifie.

    Cette illusion ne rsiste pas lexamen. Pas plus que dans le systmeactuel, on ne voit pas sur quoi on pourrait fonder logiquement et justifierde manire chiffre des diffrences de rmunration. Pourquoi telle com-ptence devrait valoir son possesseur quatre fois plus de revenu qu unautre, et non pas deux ou douze ? Quel sens cela a de dire que la comp-tence dun bon chirurgien vaut exactement autant ou plus, ou moins quecelle dun bon ingnieur ? Et pourquoi ne vaut-elle pas exactement autantque celle dun bon conducteur de train ou dun bon instituteur ?

    Une fois sortis de quelques domaines trs troits, et privs de significa-tion gnrale, il ny a pas de critres objectifs pour mesurer et comparerentre eux les comptences, les connaissances et le savoir dindividusdiffrents. Et, si cest la socit qui supporte les frais dacquisition dusavoir par un individu comme cest pratiquement dj maintenant le cason ne voit pas pourquoi lindividu qui a dj bnfici une fois du privi-

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    lge que cette acquisition constitue en elle-mme, devrait en bnficier unedeuxime fois sous forme dun revenu suprieur. La mme chose vaut dureste pour le mrite et lintelligence . Il y a certes des individus quinaissent plus dous que dautres relativement certaines activits, ou ledeviennent. Ces diffrences sont en gnral rduites, et leur dveloppementdpend surtout du milieu familial, social et ducatif. Mais en tout cas, dansla mesure o quelquun a un don , lexercice de ce don est en lui-mme une source de plaisir sil nest pas entrav. Et, pour les rares indivi-dus qui sont exceptionnellement dous, ce qui importe nest pas une rcompense financire, mais de crer ce quils sont irrsistiblementpousss crer. Si Einstein avait t intress par largent, il ne serait pasdevenu Einstein et il est probable quil aurait fait un patron ou un financierassez mdiocre.

    On met parfois en avant cet argument incroyable, que sans une hirar-chie des salaires la socit ne pourrait pas trouver des gens qui acceptentdaccomplir les fonctions les plus difficiles et lon prsente commetelles les fonctions de cadre, de dirigeant, etc. On connat la phrase sisouvent rpte par les responsables : si tout le monde gagne la mmechose, alors je prfre prendre le balai. Mais dans des pays comme laSude, o les carts de salaire sont devenus beaucoup moindres quenFrance, les entreprises ne fonctionnent pas plus mal quen France, et lonna pas vu les cadres se ruer sur les balais.

    Ce que lon constate de plus en plus dans les pays industrialiss, cestplutt le contraire : les personnes qui dsertent les entreprises, sont cellesqui occupent les emplois vraiment les plus difficiles cest--dire les pluspnibles et les moins intressants. Et laugmentation des salaires du per-sonnel correspondant narrive pas arrter lhmorragie. De ce fait, cestravaux sont de plus en plus laisss la main doeuvre immigre. Cephnomne sexplique si lon reconnat cette vidence, qu moins dy trecontraints par la misre, les gens refusent de plus en plus dtre employs des travaux idiots. On na jamais constat le phnomne inverse, et lonpeut parier quil continuera den tre ainsi. On arrive donc cette conclu-sion, daprs la logique mme de cet argument, que ce sont les travaux lesplus intressants qui devraient tre le moins rmunrs. car, sous toutes lesconditions, ce sont l les travaux les plus attirants pour les gens, cest--dire que la motivation pour les choisir et les accomplir se trouve dj, pourune grande partie, dans la nature mme du travail.

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    Autogestion, motivation au travail et production pour les besoins

    Mais quoi reviennent finalement tous les arguments visant justifierla hirarchie dans une socit autogre, quelle est lide cache surlaquelle ils se fondent ? Cest que les gens ne choisissent un travail et ne lefont que pour gagner plus que les autres. mais cela, prsent comme unevrit ternelle concernant la nature humaine, nest en ralit que la men-talit capitaliste qui a plus ou moins pntr la socit (et qui, comme lemontre la persistance de la hirarchie des salaires dans les pays de lEst,reste aussi dominante l-bas). Or cette mentalit est une des conditionspour que le systme actuel existe et se perptue et inversement, elle ne peutexister que pour autant que le systme continue. Les gens attachent uneimportance aux diffrences de revenu, parce que de telles diffrencesexistent, et parce que, dans le systme social actuel, elles sont posescomme importantes. Si lon peut gagner un million par mois plutt quecent mille francs, et si le systme social nourrit par tous ses aspects lideque celui qui gagne un million vaut plus, est meilleur que celui qui negagne que cent mille francs alors effectivement, beaucoup de gens (pastous du reste, mme aujourdhui) seront motivs tout faire pour gagnerun million plutt que cent mille. Mais si une telle diffrence nexiste pasdans le systme social ; sil est considr comme tout aussi absurde devouloir gagner plus que les autres que nous considrons aujourdhui ab-surde (du moins la plupart dentre nous) de vouloir tout prix faire prc-der son nom dune particule, alors dautres motivations, qui ont, elles, unevaleur sociale vraie, pourront apparatre ou plutt spanouir : lintrt dutravail lui-mme, le plaisir de bien faire ce que lon a soi-mme choisi defaire, linvention, la crativit, lestime et la reconnaissance des autres.Inversement, aussi longtemps que la misrable motivation conomiquesera l, toutes ces autres motivations seront atrophies et estropies depuislenfance des individus.

    Car un systme hirarchique est bas sur la concurrence des individus,et la lutte de tous contre tous. Il dresse constamment les hommes les unscontre les autres, et les incite utiliser tous les moyens pour monter .Prsenter la concurrence cruelle et sordide qui se droule dans la hirarchiedu pouvoir, du commandement, des revenus, comme une comptition sportive o les meilleurs gagnent dans un jeu honnte, cest prendre lesgens pour des imbciles et croire quils ne voient pas comment les chosesse passent rellement dans un systme hirarchique, que ce soit lusine,dans les bureaux, dans lUniversit, et mme de plus en plus dans la re-

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    cherche scientifique depuis que celle-ci est devenue une immense entre-prise bureaucratique. Lexistence de la hirarchie est base sur la lutte sansmerci de chacun contre tous les autres et elle exacerbe cette lutte. Cestpourquoi dailleurs la jungle devient de plus en plus impitoyable au fur et mesure que lon monte les chelons de la hirarchie et que lon ne rencon-tre la coopration qu la base, l o les possibilits de promotion sontrduites ou inexistantes. Et lintroduction artificielle de diffrenciations ce niveau, par la direction des entreprises, vise prcisment briser cettecoopration. Or, du moment o il y aurait des privilges dune naturequelconque, mais particulirement de nature conomique, renatrait imm-diatement la concurrence entre individus, en mme temps que la tendance sagripper aux privilges que lon possde dj, et, cette fin, essayeraussi dacqurir plus de pouvoir et le soustraire au contrle des autres.Ds ce moment-l, il ne peut plus tre question dautogestion.

    Enfin, une hirarchie des salaires et des revenus est tout autant incom-patible avec une organisation rationnelle de lconomie dune socitautogre. Car une telle hirarchie fausse immdiatement et lourdementlexpression de la demande sociale.

    Une organisation rationnelle de lconomie dune socit autogre im-plique, en effet, aussi longtemps que les objets et les services produits parla socit ont encore un prix aussi longtemps que lon ne peut pas lesdistribuer librement, et que donc il y a un march pour les biens deconsommation individuelle, que la production est oriente daprs lesindications de ce march, cest--dire finalement par la demande solvabledes consommateurs. Car il ny a pas, pour commencer, dautre systmedfendable. Contrairement un slogan rcent, que lon ne peut approuverque mtaphoriquement, on ne peut pas donner tous tout et tout desuite . Il serait dautre part absurde de limiter la consommation par ra-tionnement autoritaire qui quivaudrait une tyrannie intolrable et stupidesur les prfrences de chacun : pourquoi distribuer chacun un disque etquatre tickets de cinma par mois, lorsquil y a des gens qui prfrent lamusique aux images, et dautres le contraire sans parler des sourds et desaveugles ? Mais un march des biens de consommation individuellenest vraiment dfendable que pour autant quil est vraiment dmocratique savoir, que les bulletins de vote de chacun y ont le mme poids. Cesbulletins de vote, sont les revenus de chacun. Si ces revenus sont ingaux,ce vote est immdiatement truqu : il y a des gens dont la voix comptebeaucoup plus que celles des autres. Ainsi aujourdhui, le vote du richepour une villa sur la Cte dAzur ou un avion personnel pse beaucoup

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    plus que le vote dun mal log pour un logement dcent, ou dun manoeu-vre pour un voyage en train seconde classe. Et il faut se rendre compte quelimpact de la distribution ingale des revenus sur la structure de la pro-duction des biens de consommation est immense.

    Un exemple arithmtique, qui ne prtend pas tre rigoureux, mais estproche de la ralit en ordre de grandeur, permet de lillustrer. Si lonsuppose que lon pourrait grouper les 80 % de la population franaise auxrevenus les plus bas autour dune moyenne de 20 000 par an aprs impts(les revenus les plus bas en France, qui concernent une catgorie fortnombreuse, les vieux sans retraite ou avec une petite retraite, sont de loininfrieurs au S.M.I.C.) et les 20 % restants autour dune moyenne de 80000 par an aprs impts, on voit par un calcul simple que ces deux catgo-ries se partageraient par moiti le revenu disponible pour la consommation.Dans ces conditions, un cinquime de la population disposerait dautant depouvoir de consommation que les autres quatre cinquimes. Cela veut direaussi quenviron 35 % de la production de biens de consommation du payssont exclusivement orients daprs la demande du groupe le plus favoriset destins sa satisfaction, aprs satisfaction des besoins lmentaires de ce mme groupe ; ou encore, que 30 % de toutes les personnes em-ployes travaillent pour satisfaire les besoins non essentiels des catgo-ries les plus favorises (en supposant que le rapport consomma-tion/investissement est de 4 1 - ce qui est en gros lordre de grandeurobserv dans la ralit).

    On voit donc que lorientation de la production que le march impo-serait dans ces conditions ne reflterait pas les besoins de la socit, maisune image dforme, dans laquelle la consommation non essentielle descouches favorises aurait un poids disproportionn. Il est difficile de croireque, dans une socit autogre, o ces faits seraient connus de tous avecexactitude et prcision, les gens tolreraient une telle situation ; ou quilspourraient, dans ces conditions, considrer la production comme leurpropre affaire, et se sentir concerns sans quoi il ne pourrait une minutetre question dautogestion.

    La suppression de la hirarchie des salaires est donc le seul moyendorienter la production daprs les besoins de la collectivit, dliminer lalutte de tous contre tous et la mentalit conomique, et de permettre laparticipation intresse, au vrai sens du terme, de tous les hommes et detoutes les femmes la gestion des affaires de la collectivit._

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    LA HIRARCHIE DES SALAIRES ET DES REVENUS

    Publi dans C.F.D.T. Aujourdhui, n 5 (janvier-fvrier 1974),repris dans Le contenu du socialisme , UGE 10/18, 1979

    1. Depuis quelques annes, et surtout depuis mai 1968, lide delautogestion, de la gestion effective de la production par la collectivit desproducteurs, a cess dtre une conception utopique entretenue par quelquesindividus et groupuscules, pour devenir objet de discussions publiques frquen-tes et passionnes et position programmatique dune organisation syndicaleimportante comme la C. F. D. T. Elle sest impose au point que ceux qui taientjusqu hier ses adversaires les plus acharns sont graduellement rduits despositions dfensives ( ce nest pas possible tout de suite , ou pas tout fait , cela dpend de ce que lon entend par l , on pourrait tenter quelques exp-riences , etc.)

    Il faudra sans doute un jour se pencher srieusement sur les raisons de cechangement. On peut pour linstant remarquer que lon retrouve ici le destinrserv aux ides novatrices dans tous les domaines, et tout particulirement dansle domaine social et politique. Leurs adversaires commencent par affirmerquelles sont absurdes, continuent en disant que tout dpend de la significationquon leur donne et finissent par affirmer quils en avaient toujours t de chaudspartisans. Il ne faut jamais perdre de vue quune telle acceptation en parolesdune ide est un des meilleurs moyens de lui faire perdre sa virulence. Si ceuxqui, jusqu hier encore, taient ses ennemis acharns, ladoptent et se chargentde 1 appliquer , on peut tre certain que dans la grande majorit des cas, etquelles que soient leurs intentions, le rsultat sera den masculer la ralisation.La socit contemporaine, en particulier, fait preuve dune virtuosit sans pareilledans lart de la rcupration ou du dtournement des ides.

    Mais dans le cas de lautogestion, dautres facteurs importants ont facilitlaccueil intress , dans les deux sens du mot, que lide semble rencontrerauprs de milieux que rien ny prdestinait, comme certains dirigeantsdentreprise ou certains personnages politiques. Ces facteurs sont relatifs lacrise profonde que traverse le systme industriel moderne, lorganisation dutravail et la technique qui lui correspond. Dune part, il est de plus en plus diffi-cile de faire accepter aux travailleurs des tches parcellises, abrutissantes,prives du moindre intrt. Dautre part, il y a longtemps que la division dutravail pousse labsurde, le taylorisme, la tentative de fixer davance jusquaumoindre dtail les oprations du travailleur afin de mieux les contrler, ont

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    dpass le point optimal du point de vue de lentreprise elle-mme et crent unmanque gagner norme, en mme temps quils exacerbent le conflit quotidiendans la production entre les travailleurs et les reprsentants du systme quon leurimpose - conflit qui de plus en plus souvent explose au grand jour, par exempleavec les grves autour des conditions du travail . Ce conflit, les entreprisesconstatent quelles ne peuvent plus lattnuer par loctroi daugmentations desalaire ; et, devant leffondrement des rves de lautomatisation intgrale, ellessont amenes envisager lintroduction de quelques modifications partiellesdans lorganisation du travail. Do les projets et les tentatives autour de 1 enrichissement des tches , de lautonomie des quipes de travail etc. Les opi-nions sur le sens vritable et les rsultats possibles de ces tentatives peuventdiverger. Mais deux choses sont certaines : dune part, quun processus de cetype, une fois dclench, pourrait bien acqurir une dynamique propre, dont ilnest pas du tout sr quelle pourrait tre contrle par les dirigeants actuels desentreprises et de ltat. Dautre part, que lorganisation actuelle de la socit pose de telles tentatives des limites bien prcises ; il ne saurait tre question detoucher au pouvoir de lappareil dirigeant de lentreprise, cest--dire de labureaucratie hirarchise qui accomplit aujourdhui, dans toute entreprise tantsoit peu importante, les fonctions relles du patron ; et, encore moins, de mettreen cause le pouvoir dans la socit, sans un changement duquel toute modifi-cation lintrieur de lentreprise ne pourrait avoir quune signification trslimite. En tout cas, il ny a pour linstant quun moyen de combattre cettercupration, ce dtournement de lide dautogestion par le systme tabli. Cestde la laisser le moins possible dans le vague, den tirer toutes les consquences.Ce nest quainsi que lon peut montrer la diffrence qui spare lide dunegestion collective de la production par les producteurs - et de la socit par tousles hommes et les femmes - de ses caricatures vides et trompeuses.

    2. Or, il est prcisment caractristique que, dans toutes les discussions surlautogestion, un aspect fondamental de lorganisation actuelle de lentreprise etde la socit nest presque jamais voqu : celui de la hirarchie, aussi biencomme hirarchie du pouvoir et du commandement, que comme hirarchieconomique, des salaires et des revenus. Pourtant, ds que lon envisagelautogestion au-del des limites de lquipe de travail, la hirarchie du pouvoir etdu commandement telle quelle existe prsent dans lentreprise est ncessaire-ment mise en question, et, par voie de consquence, la hirarchie des salairesaussi. Car lide quune autogestion effective et vritable de lentreprise par lacollectivit des producteurs pourrait coexister avec la structure actuelle dupouvoir et du commandement est une contradiction dans les termes. Quellesignification pourrait-on en effet accorder au terme dautogestion de lentreprise,

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    sil continuait dy exister la pyramide actuelle des postes de commandement, parlaquelle une minorit de dirigeants, de diffrents grades, gre le travail de lamajorit des producteurs, rduits des simples tches dexcution ? En quel sensles travailleurs pourraient-ils grer effectivement la production et lentreprise, siun appareil de direction spar deux-mmes gardait entre ses mains le pouvoirde dcision ? Et surtout, comment les travailleurs pourraient-ils manifester unintrt actif pour la vie et la marche de lentreprise, se sentir vraiment responsa-bles et concerns par tout ce qui sy passe, considrer quil sagit l de leurspropres affaires - sans quoi, toute tentative dautogestion est voue seffondrerde lintrieur - si, dune part, ils sont condamns la passivit par le maintiendun appareil de direction qui dcide seul en dernire instance, si, dautre part, lapersistance des ingalits conomiques les persuade que finalement la marche delentreprise nest pas leur affaire, puisquelle profite surtout une petite partie dupersonnel ?

    De mme, une chelle plus vaste, comme la marche de lentreprise dpendde mille faons de la marche de lensemble de lconomie et de la socit, on nevoit pas comment lautogestion de lentreprise pourrait acqurir un contenuvritable sans que les organes collectifs des producteurs et de la population assu-ment les fonctions de coordination et dorientation gnrale qui sont prsententre les mains des diffrents pouvoirs politiques et conomiques.

    3. Certes, lexistence dune hirarchie du commandement, des salaires et desrevenus est prsente actuellement comme justifie par une foule darguments.Avant de discuter ceux-ci, il faut remarquer, dune part, quils ont trs nettementun caractre idologique : ils sont faits pour justifier, avec une logique qui nestquapparente, une ralit avec laquelle ils nont que peu de rapport, et cela partir de prsupposs quils laissent dans lombre. Dautre part, ils subissent leseffets de ce qui arrive lensemble de lidologie officielle de la socit depuisquelques dcennies. Cette idologie se dcompose, ne peut plus prsenter unvisage cohrent, nose plus invoquer des valeurs que personne dsormaisnaccepte, ne peut pas en inventer dautres. Le rsultat en est une foule de con-tradictions : ainsi, par exemple, sommes-nous arrivs en France, au nom de la participation gaullienne, au pouvoir absolu et incontrl du prsident de laRpublique. Ainsi aussi, les arguments invoqus pour justifier la hirarchie secontredisent entre eux, ou sappuient, selon les cas, sur des bases diffrentes etincompatibles, ou devraient conduire, en bonne logique, des conclusionspratiques diamtralement opposes ce qui se fait dans la ralit.

    4. Le point central de lidologie officielle prsente en matire de hirarchie

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    est la justification de la hirarchie des salaires et des revenus sur la base de lahirarchie du commandement, qui est son tour dfendue comme reposant surune hirarchie ou une chelle du savoir ou de la qualification ou des capacits ou des responsabilits ou de la pnurie de la spcialisationconsidre. On peut immdiatement remarquer que ces chelles ne concidentpas entre elles, et ne correspondent pas, ni en logique, ni dans la ralit : il peut yavoir (et il y a) pnurie de boueux et plthore de professeurs ; de grands savantsnont aucune responsabilit , cependant que des travailleurs avec trs peu de savoir ont quotidiennement la responsabilit de la vie et de la mort de cen-taines ou de milliers de personnes. En deuxime lieu, toute tentative de faire une synthse de ces diffrents critres, de les pondrer , est ncessairement etfatalement arbitraire. Enfin, tout autant arbitraire, et sans lombre de justificationpossible, est le passage dune telle chelle, suppose tablie, une diffrenciationdes salaires : pourquoi une anne dtudes, ou un diplme de plus, vaut-il 100 Fde plus par mois, et non pas 10 ou 1 000 ? Mais considrons ces arguments un par un.

    5. On dit que la hirarchie du commandement et des revenus serait justifiepar et fonde sur une hirarchie ou chelle du savoir. Mais dans lentreprise(comme dans la socit) contemporaine, ce ne sont pas ceux qui ont le plus de savoir qui commandent et qui ont les revenus les plus levs. Il est vrai que lapartie suprieure de la hirarchie se recrute surtout parmi ceux qui ont des diplmes . Mais, outre quil serait ridicule didentifier le savoir et les dipl-mes, ce ne sont pas ceux qui ont le plus de savoir qui montent sur lchelle ducommandement et des salaires, mais ceux qui sont les plus habiles dans lacomptition et la lutte qui se droulent au sein de la bureaucratie qui dirigelentreprise. Une entreprise industrielle nest pratiquement jamais dirige par leplus savant de ses ingnieurs : celui-ci est le plus souvent cantonn dans unbureau dtudes et de recherches. Et, lchelle de la socit, on sait que lessavants, grands ou non, nont aucun, pouvoir et ne sont pays quune petitefraction de ce quest pay le dirigeant dune firme moyenne. Ni dans lentreprise,ni dans la socit contemporaines le pouvoir et les revenus levs ne vont ceuxqui ont le plus grand savoir ; ils sont entre les mains dune bureaucratie, ausein de laquelle la promotion na rien voir avec le savoir , ou les capacitstechniques , mais est dtermine par la capacit de surnager dans les luttes entrecliques et clans (capacit qui na aucune valeur conomique ou sociale, sauf pourson propritaire) et par les liens que lon a avec le grand capital (dans les paysoccidentaux) ou avec le parti politique dominant (dans les pays de lEst).

    6. Ce que lon vient de dire montre aussi ce quil faut penser de largument

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    justifiant la hirarchie par les diffrences entre les capacits des gens. Lorsquelon considre les diffrences de salaire et de pouvoir qui sont vraiment impor-tantes - non pas celles entre un O.S. et un outilleur, mais celles entre lensembledes travailleurs manuels dun ct, et les sommets de lappareil dirigeant delentreprise, de lautre - on voit que ce qui est rcompens nest pas la capa-cit de bien faire un travail, mais la capacit de miser sur le bon cheval. Maislidologie officielle prtend aussi que la hirarchie des salaires correspond unecapacit bien spcifique, et qui serait une capacit de diriger , d organiser ,ou mme de concevoir et vendre un produit . Il est pourtant vident que ces capacits nont de sens que par rapport au systme actuel et dans son con-texte. La capacit de diriger , telle quon lentend actuellement, na un sens etune valeur que pour un systme qui spare et oppose excutants et dirigeants -ceux qui travaillent et ceux qui dirigent le travail des autres. Cest lorganisationactuelle de lentreprise et de la socit qui fait exister une fonction de direction spare de la collectivit des producteurs et oppose ceux-ci, etqui en a besoin. La mme chose est vraie pour 1 organisation du travail . Et lamme chose est encore vraie pour ce qui est de la capacit de concevoir et devendre un produit ; car ce nest que dans la mesure o la production contempo-raine sappuie de plus en plus sur la fabrication artificielle de besoins et lamanipulation des consommateurs quune telle fonction, et la capacit corres-pondante, ont un sens et une valeur.

    En deuxime lieu, ces fonctions ne sont plus accomplies, dans lentreprisecontemporaine, par des individus. Ce sont des appareils de plus en plus im-portants et de plus en plus impersonnels qui sont chargs de 1 organisation dutravail et de la production, de la publicit et des ventes, et mme des dcisions lesplus importantes concernant le fonctionnement et lavenir de lentreprise(investissements, nouvelles fabrications, etc.). Le plus important, dailleurs, cestque dans une grande entreprise moderne - de mme que dans ltat - personne nedirige vraiment : les dcisions sont prises au bout dun processus complexe,impersonnel et anonyme, de telle sorte quil est impossible, la plupart du temps,de dire qui et quand a dcid telle ou telle chose. Il faut ajouter quau sein delappareil de direction de lentreprise (comme des autres institutions contempo-raines, et notamment de ltat), il y a une diffrence norme entre la maniredont les choses sont censes se passer et la manire dont elles se passent effecti-vement, entre la procdure formelle et la procdure relle de la prise de dci-sions ; de mme que dans latelier il y a une diffrence norme entre la maniredont les ouvriers sont supposs faire leur travail, et la manire dont ils se d-brouillent pour le faire rellement. Formellement, cest par exemple une runiondun Conseil dadministration qui doit dcider de telle chose ; dans la ralit, la

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    dcision est dj prise dans les coulisses avant la runion, ou bien elle seraensuite modifie par ceux qui ont effectivement lexcuter.

    7. Les arguments justifiant la hirarchie partir des responsabilits ne p-sent pas plus lourd. Il faut dabord se demander : quels sont les cas o la respon-sabilit peut tre vraiment localise et, le cas chant, sanctionne ? tant donnle caractre de plus en plus collectif de la production et des activits dans lasocit moderne, ces cas sont rarissimes et ne se rencontrent, en gnral, quauxchelons les plus bas de la hirarchie : on sanctionnera le garde-barrire supposresponsable dun accident de chemin de fer, mais il nest pas question de sanc-tionner les responsables de lincendie du C.E.S. douard-Pailleron (en fait, ilnest pratiquement pas possible de les trouver) : la responsabilit , dans cedernier cas, sest dilue dans les milliers de dossiers de ladministration. Et qui a-t-on sanctionn pour les milliards gaspills dans laffaire des abattoirs de LaVillette ? Ici encore, il ny a aucun rapport entre la logique de largument et cequi se passe effectivement. Un garde-barrire ou un contrleur de la navigationarienne ont entre leurs mains la vie de plusieurs centaines de personnes chaquejour ; ils sont pays des dizaines de fois moins que les P.D.G. de la S.N.C.F. oudAir France qui nont entre leurs mains la vie de personne.

    8. On ne peut gure discuter srieusement largument selon lequel la hirar-chie des salaires sexplique et se justifie par la pnurie relative des diffrentesqualifications ou types de travail. Cette pnurie, lorsquelle existe, peut pousserpour une priode, courte ou longue, les rmunrations dune catgorie plus hautquauparavant, elle ne les fait jamais sortir de certaines limites troites. Quelleque soit la pnurie relative dO. S. et la plthore relative davocats, lesseconds seront toujours pays beaucoup plus que les premiers.

    9. Non seulement aucun de ces arguments ne tient logiquement, et ne corres-pond ce qui se passe dans la ralit, mais ils sont incompatibles les uns avec lesautres. Si on les prenait au srieux, lchelle des salaires correspondant au savoir (ou plutt aux diplmes) serait tout fait diffrente de celle qui corres-pond aux responsabilits , et ainsi de suite. Les systmes de rmunrationactuels prtendent faire une synthse des facteurs supposs de la rmunra-tion, par le moyen dune valuation du travail accompli dans tel poste ou telleplace (job valuation). Mais une telle synthse est une grossire mystification :on ne peut ni mesurer vraiment chaque facteur pris sparment, ni les ajouter,sauf dune manire arbitraire (avec des pondrations qui ne correspondent aucun lment objectif). Il est dj absurde de mesurer le savoir par des diplmes(quelle que soit la qualit de ceux-ci et du systme dducation). Il est impossible

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    de comparer entre elles des responsabilits , sauf dans des cas banals et sansintrt : il y a des conducteurs de trains-voyageurs et de trains-marchandises ;combien de tonnes de charbon vaut une vie humaine ? Les mesures farfeluestablies pour chacun des facteurs sont ensuite additionnes , comme deschvres et des choux, laide de coefficients de pondration qui ne correspon-dent rien sauf limagination de ceux qui les inventent.

    La meilleure illustration du caractre mystificateur de ce systme est fourniepar les rsultats de son application. Dune part, on aurait t en droit de prvoirque, venant aprs deux sicles de fixation non scientifique des rmunrationsdans lindustrie, la job valuation aurait provoqu un bouleversement de lastructure existante des rmunrations : il est en effet difficile de croire que, sanssavoir pourquoi, les entreprises appliquaient dj des chelles de salaire qui,miraculeusement, correspondaient ce que cette nouvelle science allaitdcouvrir. Or en fait les modifications qui ont rsult de lapplication de lanouvelle mthode ont t infimes - ce qui fait comprendre que la mthode a tajuste de manire perturber le moins possible ce qui se faisait dj, et luifournir une justification pseudo-scientifique. Dautre part, lintroduction de la jobvaluation na en rien diminu lintensit des conflits sur les rmunrationsabsolues et relatives qui remplissent la vie quotidienne des entreprises.

    10. Plus gnralement, on ne saurait trop insister sur la duplicit et la mau-vaise foi de toutes ces justifications, qui invoquent toujours - des facteurs relatifs la nature du travail pour fonder la diffrence des salaires et des revenus -cependant que les diffrences de loin les moins importantes sont celles quiexistent entre travailleurs, et les plus importantes celles qui existent entre lamasse des travailleurs, dun ct, et les diffrentes catgories de dirigeants delautre (quil sagisse de dirigeants conomiques ou politiques). Mais lidologieofficielle obtient ainsi au moins un rsultat : contrairement toute raison et leurs propres intrts, les travailleurs eux-mmes semblent attacher autant et plusdimportance aux diffrences minimes qui existent entre eux, quaux diffrencesnormes qui les sparent des couches suprieures de la hirarchie. On reviendrasur cette question plus loin.

    11. Tout cela concerne ce que nous avons appel lidologie de la justificationde la hirarchie. Il existe aussi un discours en apparence plus respectable ,celui de la science conomique, acadmique ou marxiste. On ne peut pas enentreprendre ici la rfutation dtaille. Disons sommairement que, pourlconomie acadmique, le salaire est suppos correspondre au produit margi-nal du travail , cest--dire ce qu ajoute au produit lheure de travail duntravailleur supplmentaire (ou, ce qui revient au mme, ce qui serait retranch

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    du produit si on enlevait de la production un travailleur). Sans entrer dans ladiscussion thorique de cette conception en gnral - on peut facilement prouverquelle est intenable - on peut montrer immdiatement son absurdit dans le casqui nous intresse, de la rmunration diffrencie des diffrentes qualifications, partir du moment o il y a division du travail et interdpendance des diffrentstravaux, ce qui est le cas gnral de lindustrie moderne. Si, dans une locomotive charbon, on supprime le conducteur, on ne diminue pas un peu le produit(le transport), on le supprime tout fait ; et la mme chose est vraie, si lonsupprime le chauffeur. Le produit de cette quipe indivisible, conducteur etchauffeur, obit une loi de tout ou rien, et il ny a pas de produit marginal delun que lon puisse sparer de celui de lautre. La mme chose vaut dans unatelier, et finalement pour lensemble de lusine moderne, o les travaux sonttroitement interdpendants.

    Pour lconomie marxiste, dautre part, le salaire doit tre dtermin lui mmepar la loi de la valeur-travail , cest--dire en fait tre quivalent au cot deproduction et de reproduction de cette marchandise quest, sous le capitalisme, laforce de travail. Par consquent, les diffrences de salaire entre travail nonqualifi et travail qualifi devraient correspondre aux diffrences de frais deformation de ces deux catgories (dont lessentiel est reprsent par lentretien dufutur travailleur pendant ses annes improductives dapprentissage). Il estfacile de calculer que, sur cette base, les diffrences de rmunration pourraientdifficilement excder la proportion de 1 2 (entre le travail absolument priv detoute qualification et celui qui exige 10 ou 15 ans de formation prparatoire). Oron en est trs au-dessus dans la ralit, aussi bien dans les pays occidentaux quedans les pays de lEst (o la hirarchie des salaires est pratiquement aussi ouverteque dans les pays occidentaux).

    Il faut en plus souligner fortement que, mme si la thorie acadmique oumarxiste offraient une explication des diffrenciations de salaire, elles ne pour-raient en aucun cas en fournir une justification. Car, dans les deux cas, on acceptecomme donne non discute et non discutable lexistence de qualificationsdiffrentes, qui nest en fait que le rsultat du systme conomique et socialglobal et de sa reproduction continue. Si le travail qualifi vaut plus, ce serait,par exemple, dans la conception marxiste, parce que la famille de ce travailleur adpens plus pour sa formation (et, thoriquement, doit en rcuprer les frais - ce qui signifie dans la pratique que le travailleur qualifi pourra son tourfinancer la formation de ses enfants, etc.). Mais pourquoi a-t-elle pu dpenserplus - ce que dautres familles ne pouvaient pas faire ? Parce quelle tait djprivilgie du point de vue des revenus. Tout ce que ces explications disentdonc, la rigueur, cest que si une diffrenciation hirarchique existe au dpart,

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    elle se perptuera par ce mcanisme. Ajoutons que si ce nest plus le travailleurlui-mme ou sa famille mais la socit qui assume ces frais de formation(comme cest de plus en plus le cas), il ny a aucune raison pour que celui qui adj bnfici, aux frais de la socit, dune formation lui assurant un travail plusintressant, moins pnible, etc., en profite une deuxime fois sous forme dunrevenu plus lev.

    12. Mais la vritable difficult du problme de la hirarchie, aussi bien ducommandement que des salaires, nest pas touche par ces discussions, qui sontplutt un cran de fume devant le vrai problme. Elle concerne des facteurssociologiques et psychologiques trs profonds, qui dterminent lattitude desindividus face la structure hirarchique. Ce nest un secret pour personne, et ilny a aucune raison de le cacher : Lon rencontre chez beaucoup de travailleursune acceptation et mme une valorisation de la hirarchie aussi prononce quechez les couches privilgies. Il est mme douteux que les travailleurs se trouvanttout au bas de lchelle hirarchique soient davantage opposs la hirarchie queles autres (la situation relle globale est videmment dune grande complexit etvarie avec le temps). Et il faut sinterroger srieusement sur les raisons de cet tatde choses. Cela exige une tude longue et difficile, qui de toute vidence devraittre faite avec la participation la plus ample possible des travailleurs eux-mmes.Ici, il ne sagit que de consigner quelques rflexions.

    13. On peut toujours dire que lidologie officielle de la hirarchie a pntr la longue les classes travailleuses, et cest vrai ; encore faut-il se demandercomment et pourquoi a-t-elle pu y parvenir, puisque lon sait qu ses origines etlongtemps aprs, en France aussi bien quen Angleterre, le mouvement ouvriertait trs fortement galitariste. Cest vrai aussi que de toute faon le systmecapitaliste naurait pas pu continuer fonctionner, et surtout naurait pas puprendre sa forme bureaucratique moderne, si la structure hirarchique ntait pasnon seulement accepte, mais valorise et intriorise ; il faut bien quunepartie non ngligeable de la population accepte de jouer fond ce jeu, pour que lejeu soit jouable. Pourquoi le joue-t-elle ? En partie, sans doute, parce que, dans lesystme contemporain, la seule raison de vivre que la socit est capable deproposer, le seul appt quelle offre, cest une consommation, donc un revenu,plus levs. Dans la mesure o les gens mordent cet appt - et pour linstant, ilssemblent y mordre presque tous - dans la mesure aussi o les illusions de la mobilit et de la promotion , comme la ralit de la croissance cono-mique, leur font voir dans les chelons plus levs des niveaux auxquels ilsaspirent et esprent de parvenir, ils attachent peut tre moins dimportance auxdiffrenciations de revenu quils ne le feraient dans une situation statique. On est

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    tent de rapprocher de ce facteur ce quil faut bien appeler la volont de sillu-sionner sur limportance relle des diffrences de salaire que semble manifesterla majorit de la population ; des enqutes rcentes ont rvl que les gens sous-estiment un degr fantastique les diffrences de revenus existant en France.

    Mais il y a aussi sans doute un facteur plus profond et plus difficile formulerqui joue ici le rle principal. Le triomphe de la bureaucratisation graduelle de lasocit a t en mme temps, et ncessairement, le triomphe dune reprsentationimaginaire de la socit - laquelle tout le monde participe plus ou moins -comme pyramide ou systme de pyramides hirarchiques. Pour parler brutale-ment : il semble pour ainsi dire impossible lhomme contemporain de sereprsenter une socit dans laquelle les individus seraient vritablement gauxen droits et obligations, o les diffrences entre individus correspondraient autre chose que les diffrences de leurs positions sur une chelle de commande-ment et de revenu. Et cela est reli au fait que chacun ne peut se reprsenter soi-mme, tre quelque chose ses propres yeux (ou, comme diraient les psychana-lystes, tablir ses repres identificatoires),quen fonction de la place quil occupedans une structure hirarchique, ft-ce mme un de ses chelons les plus bas.En poussant la limite, on peut dire que cest l le seul moyen que la socitcapitaliste bureaucratique contemporaine laisse aux hommes pour quils sesentent tre quelquun, quelque chose d peu prs dtermin - puisque toutes lesautres dterminations, tous les autres points dancrage de la personne, tous lesrepres sont de plus en plus vids de leur contenu. Dans une socit o le travailest devenu absurde dans ses objectifs et dans la manire dont il est fait, o il ny aplus de collectivits vivantes vritables, o la famille se rtrcit et se disloque, otout suniformise par les mass mdia et la course la consommation, le systmene peut offrir aux hommes, pour masquer le vide de la vie quil leur fait, que lehochet drisoire de la place quils occupent dans la pyramide hirarchique. Ilnest pas alors incomprhensible que beaucoup sy accrochent, et que les rivalitscatgorielles et professionnelles soient loin dtre disparues.

    Cest donc aussi ces facteurs et ces attitudes quil faudrait examiner si lonveut - comme on doit le faire - mettre en avant une critique radicale de la hirar-chie ; et cest dans cette optique quil faudrait essayer de voir dans quelle mesure,dj aujourdhui, cette reprsentation hirarchique de la socit ne commencepas suser et tre mise en question, en particulier par les jeunes._

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    Les ouvriersface la bureaucratie

    Publi dans la revue "Socialisme ou Barbarie" n18(janvier-mars 1956), repris dans Lexprience du mouvement ouvrier,

    Tome 1 ; Comment Lutter ? , ed. 10 / 18, 1979, pp. 333 - 356

    Les textes qui prcdent1 donnent une description qu'on a voulu aussicomplte que possible des principales luttes ouvrires de 1955, enFrance, en Angleterre et aux Etats-Unis. Ce n'est pas un souci d'informa-tion qui justifie leur tendue, ni le nombre des participants ces luttes,leur combativit physique ou les concessions arraches. C'est que cesluttes revtent nos yeux une signification historique de par leur contenu.Pour le lecteur qui a parcouru les pages qui prcdent, ce n'est pas antici-per sur les conclusions de cet article que de dire qu'en cet t 1955 leproltariat s'est manifest, d'une faon nouvelle. Il a dtermin de faonautonome ses objectifs et ses moyens de lutte ; il a pos le problme deson organisation autonome ; il s'est enfin dfini face la bureaucratie etspar de celle-ci d'une manire grosse de consquences futures.

    1 [dont Les grves sauvages de lindustrie automobile amricaine et Les grves

    des dockers anglais , repris aujourdhui dans Lexprience du mouvement ouvrier,Tome 1 ; Comment Lutter ? , ed. 10 / 18, 1979, pp. 279 232.]

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    Le premier signe d'une nouvelle attitude du proltariat devant la bu-reaucratie a t sans doute la rvolte du proltariat de Berlin-Est et d'Al-lemagne Orientale en juin 1953 contre la bureaucratie stalinienne au pou-voir. Pendant l't 1955, la mme sparation entre le proltariat et la bu-reaucratie ouvrire est clairement apparue dans les principaux payscapitalistes occidentaux. L'important, c'est qu'il s'agit dsormais d'unesparation active. Le proltariat ne se borne plus refuser la bureaucratiepar l'inaction, comprendre passivement l'opposition entre ses intrts etceux des dirigeants syndicaux et politiques, ou mme d'entrer en lutte.malgr les directives bureaucratiques. Il entre en lutte contre la bureau-cratie en personne (Angleterre, Etats-Unis) ou mne sa lutte comme si labureaucratie n'existait pas, en la rduisant l'insignifiance et l'impuis-sance par l'norme poids de sa prsence active (France).

    Un court retour en arrire est ncessaire pour situer les vnementsdans leur perspective. Il y a quelques annes, les marxistes de toutacabit taient en gros d'accord pour ignorer en fait le problme des rap-ports du proltariat et de la bureaucratie ouvrire . Les uns consid-raient, qu'il n'y a pas de proltariat en dehors des organisations bureau-cratises, donc en dehors de la bureaucratie. D'autres, que les ouvriers nepouvaient que suivre servilement la bureaucratie, ou autrement se rsi-gner dans l'apathie, et qu'il fallait en prendre son parti. D'autres encore,plus vaillants, prtendaient que les ouvriers avaient tout oubli, qu'il fal-lait rduquer leur conscience de classe. Diffrente dans sa motivation,mais non dans ses consquences pratiques, tait la paranoa des trotskis-tes orthodoxes , pour qui la bureaucratie n'tait que le produit d'unconcours fortuit des circonstances, vou clater ds que les ouvriersentreraient en lutte, ce pour quoi il suffisait de reprendre les bons vieuxmots d'ordre bolcheviks et de proposer aux ouvriers un parti et un syndi-cat honntes .

    On a toujours affirm, dans cette Revue, face la conspiration desmystificateurs de toutes les obdiences, que le vritable problme del'poque actuelle tait celui des relations entre les ouvriers et la bureau-cratie : qu'il s'agissait pour le proltariat, d'une exprience indite quiallait se poursuivre pendant longtemps, la bureaucratie ouvrire , for-tement enracine dans le dveloppement conomique, politique et socialdu capitalisme, ne pouvant pas s'crouler du jour au lendemain ; que lesouvriers traverseraient ncessairement une priode de maturation silen-cieuse, car il ne pouvait pas tre question de reprendre purement et sim-plement contre la bureaucratie les mthodes de lutte et les formes d'orga-

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    nisation traditionnellement utilises contre le capitalisme ; mais aussi quecette exprience, historiquement ncessaire, amnerait la proltariat concrtiser dfinitivement les formes de son organisation et de son pou-voir.

    Le dveloppement de la socit contemporaine sera de plus en plusdomin par la sparation et l'opposition croissante entre le proltariat et labureaucratie, au cours de laquelle mergeront les formes d'organisationpermettant aux ouvriers d'abolir le pouvoir des exploiteurs, quels qu'ilssoient, et de reconstruire la socit sur des nouvelles bases. Ce processusn'est encore qu' sa phase embryonnaire ; mais ses premiers lmentsapparaissent dj. Aprs les ouvriers de Berlin-Est en juin 1953, les m-tallos de Nantes, les dockers de Londres et de Liverpool, les ouvriers del'automobile de Detroit en 1955 ont clairement montr qu'ils ne comp-taient que sur eux-mmes pour lutter contre l'exploitation.

    La signification de la grve de Nantes

    Pour comprendre les luttes ouvrires de l't 1955, en particulier cel-les de Nantes, il faut les placer dans le contexte du dveloppement duproltariat en France depuis 1945.

    Par opposition la premire priode conscutive la Libration ,o les ouvriers suivent en gros la politique des organisations bureaucrati-ques et en particulier du P.C., on constate ds 1947-48 un dcollement de plus en plus accentu entre les ouvriers et ces organi-sations. A partir de son exprience de leur attitude relle, le proltariatsoumet une critique silencieuse les organisations et traduit cette critiquedans la ralit en refusant de suivre sans plus leurs consignes. Ce dcollement , ce refus prennent des formes bien distinctes qui se suc-cdent dans le temps :

    a) De 1948 1952, le refus total et obstin des ouvriers desuivre les mots d'ordre bureaucratiques s'exprime par l'inaction etl'apathie. Les grves dcides par les staliniens ne sont pas suiviesdans la grande majorit des cas, non seulement lorsqu'il s'agit de gr-ves politiques , mais mme dans le cas de grves revendicatives.II ne s'agit pas simplement de dcouragement ; il y a aussi la con-science de ce que les luttes ouvrires sont utilises par le P.C., etdtournes de leurs buts de classe pour servir la politique russe. Lapreuve en est que, dans les rares cas o l'unit d'action entre syn-dicats staliniens, rformistes et chrtiens se ralise, les ouvriers sont

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    prompts entrer en action - non pas parce qu'ils attachent une valeur cette unit comme telle - mais parce qu'ils y voient la preuve que lalutte considre pourra difficilement tre dtourne vers des buts bu-reaucratiques et qu'ils ne s'y trouveront pas diviss entre eux-mmes.

    b) En aot 1953, des millions de travailleurs entrent sponta-nment en grve, sans directives ds bureaucraties syndicales ou l'encontre de celles-ci. Cependant, une fois en grve, ils en laissent ladirection effective aux syndicats et la grve elle-mme est passive 2 ; les cas d'occupation des locaux sont rarissimes, auxrunions des grvistes la base ne se manifeste presque jamais autre-ment que par ses votes.

    c) En t 1955, les ouvriers entrent nouveau en lutte spon-tanment ; mais ils ne se limitent plus cela. A Nantes, Saint-Nazaire, en d'autres localits encore, ils ne sont pas simplement engrve, ni mme ne se contentent d'occuper les locaux. Ils passent l'attaque, appuient leurs revendications par une pression physiqueextraordinaire, manifestent dans les rues, se battent contre les C.R.S.Ils ne laissent pas non plus la direction de la lutte aux bureaucratessyndicaux ; aux moment culminants de la lutte, Nantes, ils exercentpar leur pression collective directe, un contrle total sur les bureau-crates syndicaux, tel point que dans les ngociations avec le patro-nat ceux-ci ne jouent plus qu'un rle de commis, mieux : de porte-voix3 et que les vritables dirigeants sont les ouvriers eux-mmes.

    II est impossible de confondre les significations diffrentes de ces at-titudes successives. Leur est commun le dtachement par rapport auxdirections traditionnelles ; mais la conscience de l'opposition entre lesintrts ouvriers et la politique bureaucratique, en se dveloppant, setraduit par un comportement concret des ouvriers de plus en plus actif.Exprime au dpart par un simple refus conduisant l'inaction, elle s'estconcrtise en 1955 dans une action ouvrire tendant contrler sansintermdiaire tous les aspects de la lutte. On peut le voir en clair en rfl-chissant sur les vnements de Nantes.

    2 A l'exception de quelques localits, dont Nantes est la plus importante.

    3 Nous nous rfrons ici la phase ascendante du mouvement: son dclin a si-

    gnifi une certaine reprise en mains de la part des bureaucrates - toute rela-tive d'ailleurs.

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    On a voulu voir dans les grves de Nantes et de Saint-Nazaire essen-tiellement une manifestation de la violence ouvrire, les uns pour s'enfliciter, les autres pour s'en affliger. Et certes on peut, on doit mme,commencer par constater que des luttes ouvrires atteignant un tel niveaude violence sont rares en priode de stabilit du rgime. Mais, beaucoupplus que le degr de violence, importe la manire dont cette violence a texerce, son orientation, les rapports qu'elle a traduits entre les ouvriersd'un ct, l'appareil de l'Etat capitaliste et les bureaucraties syndicales del'autre. Plus exactement, le degr de la violence en a modifi le contenu,et a port l'ensemble de l'action ouvrire un autre niveau, Les ouvriersde Nantes n'ont pas agi violemment en suivant les ordres d'une bureau-cratie - comme cela s'tait produit dans une certaine mesure en 1948,pendant la grve des mineurs4. Ils ont agi contre les consignes syndicales.Cette violence a signifi la prsence permanente et active des ouvriersdans la grve et dans les ngociations, et leur a ainsi permis non pasd'exercer un contrle sur les syndicats, mais de dpasser carrment ceux-ci d'une manire absolument imprvue. Il n'y a le moindre doute sur lavolont des directions syndicales, pendant toute la dure de la grve, delimiter la lutte dans le temps, dans l'espace, dans la porte des revendica-tions, dans les mthodes employes, d'obtenir le plus rapidement possibleun accord, de faire tout rentrer dans l'ordre. Pourtant devant 15.000 m-tallos occupant constamment la rue, ces chefs irremplaables se sontfaits tout petits ; leur action pendant la grve est invisible l'il nu, etce n'est que par des misrables manuvres de coulisse qu'ils ont pu jouerleur rle de saboteurs. Pendant les ngociations mmes, ils n'ont rien tde plus qu'un fil tlphonique, transmettant l'intrieur d'une salle dedlibrations des revendications unanimement formules par les ouvrierseux-mmes - jusqu'au moment o les ouvriers ont trouv que ce fil neservait rien et ont fait irruption dans la salle.

    Certes, on ne peut ignorer les carences ou les cts ngatifs du mou-vement de Nantes. Dpassant dans les faits les syndicats, le mouvementne les a pas limins comme tels. Il y a dans l'attitude des ouvriers nantaisune contestation radicale des syndicats, puisqu'ils ne leur font confianceni pour dfinir les revendications, ni pour les dfendre, ni pour les ngo-cier, et qu'ils ne comptent que sur eux-mmes. Cette mfiance totale,exprime dans les actes, est infiniment plus importante de ce que ces

    4 II y a eu alors, dans certains endroits, de vritables oprations de guerre civile

    entre les mineurs et la police.

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    mmes ouvriers pouvaient penser ou dire au mme moment (ycompris ce qu'ils ont pu voter au cours des lections lgislatives rcen-tes). N'empche qu'il y a des contradictions dans l'attitude des ouvriers :d'abord, entre cette pense qui se manifeste lors de discussions, devotes syndicaux ou politiques antrieurs ou ultrieurs la grve, et cette action , qui est la grve mme. L, le syndicat est ne serait-ce que tolrcomme moindre mal, - ici, il est ignor. Mme au sein de l'action, descontradictions subsistent ; les ouvriers sont pour ainsi dire la fois ende et au-del du problme de la bureaucratie. En de, dans lamesure o ils laissent la bureaucratie en place, ne l'attaquent pas de front,ne lui substituent pas leurs propres organes lus. Au-del, car sur le ter-rain o ils se placent d'une lutte totale faite de leur prsence permanente,le rle de la bureaucratie devient mineur. A vrai dire, ils s'en proccupenttrs peu : occupant massivement la scne, ils laissent la bureaucraties'agiter comme elle peut dans les coulisses. Et les coulisses ne comptentgure pendant le premier acte. Les syndicats ne peuvent pas encorenuire ; les ouvriers en sont trop dtachs.

    Ce dtachement n'aboutit pas pourtant, dira-t-on, se cristalliser po-sitivement dans une forme d'organisation propre, indpendante des syndi-cats ; il n'y a mme pas de comit de grve lu reprsentant les grvistes,responsable devant eux, etc.

    On peut dresser plusieurs de ces constats de carence ; ils n'ont qu'uneporte limite. On peut dire en effet que le mouvement n'est pas parvenu une forme d'organisation autonome ; mais c'est qu'on a une certaineide de l'organisation autonome derrire la tte. Il n'y a aucune formed'organisation plus autonome que quinze mille ouvriers agissant unani-mement dans la rue. Mais, dira-t-on encore, en n'lisant pas un comit degrve, directement responsable devant eux et rvocable, les ouvriers ontlaiss les bureaucrates syndicaux libres de manuvrer. Et c'est vrai. Maiscomment ne pas voir que mme sur un comit de grve lu les ouvriersn'auraient pas exerc davantage de contrle qu'ils n'en ont exerc sur lesreprsentants syndicaux le 17 aot, qu'un tel comit n'aurait alors rien pufaire de plus que ce que ces derniers ont fait sous la pression des ou-vriers ? Lorsque la masse des ouvriers, unie comme un seul corps, sa-chant clairement ce qu'elle veut et dcide tout pour l'obtenir, est cons-tamment prsente sur le lieu de l'action, que peut offrir de plus un comitde grve lu ?

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    L'importance d'un tel comit se trouverait ailleurs : il pourrait d'unct essayer d'tendre la lutte en dehors de Nantes, d'un autre, pendant lapriode de recul du mouvement, permettre aux ouvriers de mieux se d-fendre contre les manuvres syndicales et patronales. Mais il ne faut passe faire d'illusions sur le rle rel qu'il aurait pu jouer : l'extension dumouvement dpendait beaucoup moins des appels qu'aurait pu lancer uncomit de Nantes et beaucoup plus d'autres conditions qui ne se trou-vaient pas runies. La conduite des ngociations pendant la phase dedclin du mouvement avait relativement une importance secondaire,c'tait le rapport de forces dans la ville qui restait dcisif et celui-ci deve-nait de moins en moins favorable.

    Nous sommes loin, videmment, de critiquer la notion d'un comit degrve lu en gnral, ou mme dans le cas de Nantes. Nous disons sim-plement que, dans ce dernier cas et vu le niveau atteint par la lutte ou-vrire, l'importance de son action aurait t de toute faon secondaire. Sil'action des ouvriers de Nantes n'a pas t couronne par une victoiretotale, c'est qu'elle se trouvait place devant des contradictions objectives,auxquelles l'lection d'un comit de grve n'aurait rien chang.

    La dynamique du dveloppement de la lutte Nantes avait abouti eneffet une contradiction que l'on peut dfinir ainsi : des mthodes rvo-lutionnaires ont t utilises dans une situation et pour des buts qui nel'taient pas. La grve a t suivie de l'occupation des usines ; les patronsripostrent en faisant venir des rgiments de C.R.S. ; les ouvriers ripost-rent en attaquant ceux-ci. Cette lutte pouvait-elle aller plus loin ? Maisqu'y avait-il plus loin ? La prise du pouvoir Nantes ? Cette contradic-tion serait en fait porte au paroxysme par la constitution d'organismesqui ne pouvaient, dans cette situation, qu'avoir un contenu rvolution-naire. Un comit qui aurait envisag srieusement la situation se seraitdmis, ou alors il aurait entrepris mthodiquement l'expulsion des C.R.S.de la ville - avec quelle perspective ? Nous ne disons pas que cette sa-gesse aprs coup tait dans la tte des ouvriers nantais ; nous disons quela logique objective de la situation ne donnait pas grand sens une tenta-tive d'organisation permanente des ouvriers.

    Mais cette perspective, dira-t-on, existait : c'tait l'extension du mou-vement. C'est encore une fois introduire subrepticement ses propres idesdans une situation relle qui ne s'y conforme pas. Pour les ouvriers deNantes, il s'agissait d'une grve locale, avec un objectif prcis : les 40francs d'augmentation. Elle n'tait pas pour eux le premier acte d'uneRvolution, il ne s'agissait pas pour eux de s'y installer. Ils ont cultiv des

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    moyens rvolutionnaires pour faire aboutir cette revendication - c'est ll'essence mme de notre poque ; mais cela ne veut pas dire que la rvo-lution est possible tout instant.

    On a pourtant prtendu que cette extension tait objectivement pos-sible . Et certes, s'il a fallu l bourgeoisie 8.000 C.R.S. pour rsister grande peine 15.000 mtallos de Nantes, on ne voit pas o elle auraittrouv les forces ncessaires pour rsister cinq millions d'ouvriers dansle pays. Mais le fait est que la classe ouvrire franaise n'tait pas prte entrer dans une action dcisive, et elle n'y est pas entre. Les traits quenous avons analyss plus haut ne se rencontrent nettement que dans lemouvement de Nantes. Ils n'apparaissent, sous une forme embryonnaire,que dans quelques autres localits et forment un contraste impressionnantavec l'absence de tout mouvement important dans la rgion parisienne.Au moment mme o se droulent les luttes Nantes, Renault Parisdonne l'image la plus classique de la dispersion et de l'impossibilit desurmonter le sabotage en douce des directions syndicales.

    Dire, dans ces conditions, que le manque d'extension du mouvementest d l'attitude des centrales bureaucratiques, ne signifie rien. C'est direque ces centrales ont accompli leur rle. Aux trotskistes de s'en tonner,et de les maudire. Aux autres, de comprendre que les centrales ne peu-vent jouer leur jeu, qu'aussi longtemps que les ouvriers n'ont pas atteint ledegr de clart et de dcision ncessaires pour agir d'eux-mmes. Si lesouvriers parisiens avaient voulu entrer en lutte, les syndicats auraient-ilspu les en empcher ? Probablement non. La preuve ? Prcisment - Nan-tes.

    Il y a en fin de compte deux faons de voir la relation de l'action desouvriers nantais et de l'inaction de la majorit du proltariat franais.L'une c'est d'insister sur l'isolement du mouvement de Nantes, et d'essayer partir de l d'en limiter la porte. Cette vue est correcte s'il s'agit d'uneapprciation de la conjoncture : il faut mettre en garde contre les inter-prtations aventuristes, rappeler que le proltariat franais n'est pas laveille d'entreprendre une lutte totale. Mais elle est fausse s'il s'agit de lasignification des modes d'action utiliss Nantes, de l'attitude des ou-vriers face la bureaucratie, du sens de la maturation en cours dans laclasse ouvrire. De ce point de vue, un rvolutionnaire dira toujours : siles ouvriers nantais, isols dans leur province, ont montr une telle matu-rit dans la lutte, alors, la majorit des ouvriers franais, et en particulierles ouvriers Parisiens, creront, lorsqu'ils entreront en mouvement, desformes d'organisation et d'action encore plus leves, plus efficaces etplus radicales.

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    En agissant comme ils l'ont fait, comme masse cohrente, commecollectivit dmocratique en mouvement, les ouvriers de Nantes ont ra-lis pendant un long moment une forme autonome d'organisation quicontient en embryon, la rponse la question : quelle est la, forme d'or-ganisation proltarienne capable de venir bout de la bureaucratie et del'tat capitaliste ? La rponse est qu'au niveau lmentaire, cette formen'est rien d'autre que la masse totale des travailleurs eux-mmes. Cettemasse n'est pas seulement, comme on a voulu le croire et le faire croirependant longtemps, la puissance de choc, l' infanterie de l'action declasse. Elle dveloppe, lorsque les conditions sont donnes, des capacitstonnantes d'auto-organisation et d'auto-direction ; elle tablit en son seinles diffrenciations ncessaires des fonctions sans les cristalliser en diff-renciations de structure, une division de tches qui n'est pas une divisiondu travail : Nantes, il y a bien eu des ouvriers qui fabriquaient des bombes pendant que d'autres effectuaient des liaisons, mais il n'a paseu d' tat-major , ni officiel, ni occulte. Ce noyau lmentaire de lamasse ouvrire s'est rvl la hauteur des problmes qui se posaient lui, capable de matriser presque toutes les rsistances qu'il rencontrait.

    Nous disons bien : embryon de rponse. Non seulement parce queNantes a t une ralit et non un modle, et que donc, ct de ces traitson en rencontre d'autres, traduisant les difficults et les checs de lamasse ouvrire ; cela est secondaire, pour nous est en premier lieu im-portant dans la ralit actuelle ce qui y prfigure l'avenir. Mais parce queles limitations de cette forme d'organisation dans le temps, dans l'espaceet par rapport des buts universels et permanents sont clairs. Aujourd'huicependant, notre objet n'est pas l : avant d'aller plus loin, il faut assimilerla signification de ce qui s'est pass.

    Quelles conditions ont permis au mouvement de Nantes de s'lever ce niveau ?

    La condition fondamentale a t l'unanimit pratiquement totale desparticipants. Cette unanimit, la vritable unit ouvrire, ne doit videm-ment pas tre confondue avec l'unit d'action des staliniens ou des trots-kistes. Celle-ci, mme lorsqu'elle prtend se proccuper de la base, n'esten fait que l'unit des bureaucraties ; elle a exist Nantes, mais elle a tle rsultat de l'unit ouvrire, elle a t impose la bureaucratie par lesouvriers. Non pas que ceux-ci s'en soient occups un instant, aient demand leurs directions de s'unir ; ils les ont en fait ignors, et ontagi dans l'unanimit. Les bureaucrates comprirent alors que leur seule

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    chance de garder un minimum de contact avec le mouvement tait de seprsenter unis .

    L'unanimit ouvrire s'est manifeste d'abord sur le plan de la dfini-tion de la revendication. Personne ce jour, sauf erreur, ne sait qui amis en avant le mot d'ordre de quarante francs d'augmentation pour tous.En tout cas pas les syndicats ; on chercherait en vain dans leurs pro-grammes un tel objectif. Plus mme, par son caractre non hirarchis, larevendication des ouvriers de Nantes va directement l'encontre de tousles programmes syndicaux. L'unanimit qui s'est ralise parmi des tra-vailleurs aux rmunrations fortement diffrencies sur la demande d'uneaugmentation uniforme pour tous n'en est que plus remarquable.

    L'unanimit s'est manifeste galement sur les moyens, et ceci tout aulong de la lutte : chaque transformation de la situation tactique , lestravailleurs ont spontanment et collectivement apport la rponse ad-quate, passant de la grve illimite, de l'occupation des usines, l'actioncontre les C.R.S.

    L'unanimit enfin a t totale sur le rle propre des ouvriers : il n'y arien attendre de personne, sauf ce qu'on peut conqurir soi-mme. Depersonne, y compris les syndicats et partis ouvriers : Ceux-ci ont tcondamns en bloc par les ouvriers de Nantes dans leur action.

    Cette attitude face la bureaucratie est videmment le rsultat d'uneexprience objective profonde de celle-ci. Nous ne pouvons pas insisterici sur ce point, qui mrite lui seul un long examen. Disons simplementque les conditions de cette exprience en France sont donnes dans unfait lmentaire : aprs 10 ans d' action et de dmagogie syndicales,les ouvriers constatent qu'ils n'ont pu limiter la dtrioration de leur con-dition que pour autant qu'ils se sont mis en grve. Et ajoutons que le suc-cs, mme partiel, des mouvements de Nantes et de Saint-Nazaire, ferafaire un bond en avant cette exprience, parce qu'il fournit une nouvellecontre-preuve : ces mouvements ont fait gagner aux ouvriers, en quel-ques semaines, davantage que ne l'ont fait dix annes de ngociations syndicales.

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    L'analyse de ces conditions montre que la forme prise par le mouve-ment de Nantes n'est pas une forme aberrante, encore moins un reste detraits primitifs , mais le produit de facteurs qui sont partout l'uvreet donnent la socit actuelle le visage de son avenir. La dmocratie desmasses Nantes dcoulait de l'unanimit ouvrire ; celle-ci son tourrsultait d'une conscience des intrts lmentaires et d'une expriencecommune du capitalisme et de la bureaucratie, dont les prmisses sontamplifies jour aprs jour par l'action mme des capitalistes et des bu-reaucrates.

    Les traits communs des grvesen France, en Angleterre et aux Etats-Unis

    Une analyse analogue celle qu'on a tente plus haut serait nces-saire dans le cas des grves des dockers anglais et des ouvriers amricainsde l'automobile. Elle permettrait de dgager d'autres caractristiques deces mouvements galement profondes et grosses de consquences; pourn'en citer qu'une, l'importance croissante que prennent au fur et mesuredu dveloppement concomitant du capitalisme et du proltariat, des re-vendications autres que celles de salaire, et en premier lieu, celles relati-ves aux conditions de travail, qui mnent directement poser te problmede l'organisation de la production et en dfinitive de la gestion. Nous nepouvons pas entreprendre ici