mag696

60
ARABIE Djeddah, paradis gay p. 30 www.courrierinternational.com N° 696 du 4 au 10 mars 2004 - 3 Etats-Unis Le culte des tueurs de Columbine p. 46 3:HIKNLI=XUXUU[:?a@g@t@q@a; M 03183 - 696 - F: 3,00 E SLOVAQUIE Les Roms se rebiffent p. 15 HAÏTI La main de l’étranger p. 20 AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 - AUTRICHE : 3,20 BELGIQUE : 3,20 - CANADA : 5,50 $CAN - DOM : 3,80 - ESPAGNE : 3,20 E-U : 4,25 $US - G-B : 2,50 £ - GRÈCE : 3,20 - IRLANDE : 3,20 - ITALIE : 3,20 JAPON : 700 Y - LUXEMBOURG : 3,20 - MAROC : 25 DH PORTUGAL CONT. : 3,20 - SUISSE : 5,80 FS - TUNISIE : 2,600 DTU Sur la Route de la soie De la Chine à la Caspienne

Upload: won-jo-kang

Post on 01-Dec-2015

49 views

Category:

Documents


1 download

DESCRIPTION

Mag696

TRANSCRIPT

ARABIE Djeddah, paradis gay p. 30

www.courrierinternational.com N° 696 du 4 au 10 mars 2004 - 3 €

Etats-Unis Le culte des tueurs de Columbine p. 46

3:HIKNLI=XUXUU[:?a@g@t@q@a;M 03183 - 696 - F: 3,00 E

SLOVAQUIE Les Roms se rebiffent p. 15

HAÏTI La main de l’étranger p. 20

AFRIQUE CFA : 2 200 FCFA - ALLEMAGNE : 3,20 € - AUTRICHE : 3,20 €BELGIQUE : 3,20 € - CANADA : 5,50 $CAN - DOM : 3,80 € - ESPAGNE : 3,20 €E-U : 4,25 $US - G-B : 2,50 £ - GRÈCE : 3,20 € - IRLANDE : 3,20 € - ITALIE : 3,20 €JAPON : 700 Y - LUXEMBOURG : 3,20 € - MAROC : 25 DH PORTUGAL CONT. : 3,20 € - SUISSE : 5,80 FS - TUNISIE : 2,600 DTU

Sur la Route de la soieDe la Chine à la Caspienne

696p01 2/03/04 17:23 Page 12

PUBLICITÉ

Publicite 20/03/07 16:05 Page 56

28 ■ moyen-orient S Y R I E Les mensonges del’idéologie militaire C O N T R E P O I N T Un vent d’américanophiliesouffle sur Damas I R A K Du danger de mélanger loiislamique et Constitution D E U X I È M E S E X E Au bonheur desdames A R A B I E S A O U D I T E Bienvenue à Djeddah, nouveauparadis gay R É P R E S S I O N Puritanisme

31 ■ afrique M A R O C Les trois jours qui ont faittrembler le royaume O R D R E Une colère spontanée etlégitime

E N Q U Ê T E S E T R E P O R T A G E S

32 ■ en couverture Sur la Route de la soieDes confins occidentaux de la Chine jusqu’aux rivesde la Caspienne, le voyage d’un grand reporterbrésilien. Culture, paysages et géopolitique.

44 ■ reportage En attendant les frises duParthénon Dans l’espoir de voir revenir les célèbresmarbres emportés par les Britanniques il y a près dedeux siècles, les Grecs ont préparé un musée écrin.Polémique.

46 ■ enquête Les tueurs sont devenus deshéros Cinq ans après la tuerie de Columbine, EricHarris et Dylan Klebold, qui ont tué 13 personnesde leur lycée du Colorado avant de se suicider, sontl’objet d’un culte morbide sur Internet.

48 ■ culture L’une est en glace, l’autre enneige Les villes lapones de Kemi et de Rovaniemiaccueillent le Snow Show, une exposition d’œuvresde neige et de glace mêlant architecture et artconceptuel.

I N T E L L I G E N C E S

49 ■ économie CONSOMMATION L’irrésistible attrac-tion du marché chinois R E S T R U C T U R AT I O N Des consultantsprivés pour dégraisser les mammouths publics ■ la vieen boîte Vous êtes viré ? Ça se fête !

52 ■ multimédia T É L É V I S I O N Roustavi-2, la téléqui a déboulonné Chevardnadze

53 ■ écologie SOCIÉTÉ Plan vert pour les chômeursde longue durée

54 ■ sciences B I O L O G I E Le clonage humain, uneactivité très zen E T H O L O G I E Des rats de laboratoire quicrèvent l’écran ■ la santé vue d’ailleurs Une peautransgénique pour les grands brûlés

D ’ U N C O N T I N E N T À L ’ A U T R E

12 ■ france P O L I T I Q U E Avec Le Pen, c’est le coupmédiatique permanent S Y M B O L E Ingrid Betancourt, unenouvelle Jeanne d’Arc pour les Français

14 ■ europe ROYAUME-UNI La malédiction irakiennede Tony Blair PORTRAIT Clare Short, la Furie de BirminghamM A C É D O I N E La mort du président S L OVA Q U I E La révolte desRoms contre la pauvreté ALLEMAGNE Le maire de Hambourgpeut dire merci à la presse Springer ■ vivre à 25 I TA L I EDes faux euros, en veux-tu, en voilà G R È C E Même lesbébés votent ! R U S S I E De bonnes surprises à attendre deVladimir Poutine P O R T R A I T “Un condensé d’économiste,de diplomate et de flic”

20 ■ amériques dossier haïti Questionssur une révolution Le premier chapitre d’une nouvellecrise • Ne pas tomber dans le piège de Washington • Lacoupable inaction de l’Amérique latine ÉTATS-UNIS Mariagegay : la Constitution ne sera pas amendée P R É S I D E N T I E L L EUn mauvais coup pour les démocrates É TAT S-U N I S Nader,candidat sans influence ÉTATS-UNIS L’immigration, pommede discorde chez les écolos C A N A D A Après Mars, lesAméricains découvriront-ils le Canada ?

24 ■ asie I N D E - PA K I S TA N Diplomatie de l’ombre auCachemire N U C L É A I R E Séoul déçu par Pyongyang et parWashington JAPON L’assiette des Nippons moins bien garnieB E S O I N S Faible autosuffisance ■ le mot de la semaineshoku, le manger C H I N E Un demi-million d’enfants sansabri TA Ï WA N Une immense chaîne humaine contre Pékin

R U B R I Q U E S

4 ■ les sources de cette semaine6 ■ l’éditorial Sous des airs d’héritiers comblés,

par Philippe Thureau-Dangin

6 ■ l’invité Kenneth L. Woodward,The New York Times

6 ■ le dessin de la semaine6 ■ courrier des lecteurs 10 ■ à l’affiche56 ■ voyage Que vive Belfast-la-Neuve !

58 ■ le livre Landnahme, de Christoph Hein

58 ■ épices et saveurs Bolivie : Comme une pierre sur la soupe

59 ■ insolites Et voici les cyberbonnes, reines de l’aspirateur et de l’ordinateur

Géorgie : révolution via la télé p. 52

Art de la glace en Laponie p. 48

en couverture●

De la Chine à la Caspienne

Sur la Route de la soieOù en est aujourd’hui l’Asie centrale ? Dans cetteimmense zone continentale se rencontrent depuistoujours les mondes chinois, turc et persan. Mais lesintérêts géopolitiques pèsent désormais plus lourd queles traditions ancestrales le long de la mythique routedes caravanes. Et les marchandises chinoises laminentpartout la concurrence. Un grand reportage du BrésilienPepe Escobar, l’un des meilleurs connaisseurs de l’Asie.

pp. 32 à 43� Dans la vallée du Fergana, qui s’étend sur les territoires du Kirghizistan,du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan.

S.

P. G

illet

te/C

orbi

s

sommaire ●

Sur RFI Retrouvez l’émission Retour sur info, animée par Hervé Guillemot.Cette semaine : “En attendant les frises du Parthénon”, avec Alexia Kefalas,de CI, et Michel Schulman, producteur de l’émission Boulevard dupatrimoine sur RFI. Cette émission sera diffusée sur 89 FM le dimanche7 mars à 14 h 10, puis disponible sur <www.rfi.fr>.

� W W W . �

■ et toujoursLa revue de pressequotidienne,

les dossiersd’actualité,le kiosque en ligne,les repères pays,la galerie des meilleurs dessinsde presse, etc.

■ multimédiaLe web, ennemi numéroun de l’éducationDes enseignants américainsse plaignent : nombred’étudiants ne font plusleurs travaux personnels.Moyennant quelques clicset dollars, ils se lesprocurent “clés en main”sur Internet.Par Eric Glover

■ analyseLes Roms, un défi pour BruxellesLe 1er mai 2004,les pays d’Europe centralerejoignent l’Unioneuropéenne. Que faire des millions de Roms qui vivent dans une extrême précarité ?Par Miklós Matyassy

■ femmes d’ailleursMultiplication des mariages forcésAu Royaume-Uni,le mariage de jeunes fillesde moins de 16 ans est totalement illégal,mais prend de l’ampleurdans les familles originairesd’Asie et du Proche-Orient.Par Anne Collet

<http://www.courrierinternational.com>

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 3 DU 4 AU 10 MARS 2004

696p03 2/03/04 19:20 Page 3

ASIA TIMES ONLINE <http://www.atimes.com>.Lancé début 1999 de Hong Kong et deBangkok, ce journal en ligne dispose de correspondants dans toutes les capitales de la région. L’édition papier de l’Asia Times éditée à Bangkok s’est arrêtée en juillet 1997.

AUJOURD’HUI, LE MAROC 20 000 ex., Maroc,quotidien. L’un des derniers nés de la presse quotidienne, fondé fin 2001autour d’un noyau d’anciens rédacteursdu secteur, dont une partie vient de MarocHebdo. Lu essentiellement par l’élite marocaine, il aborde aussi des sujets plus populaires.

THE CHRISTIAN SCIENCE MONITOR 125 000 ex.,Etats-Unis, quotidien. Publié à Bostonmais lu “from coast to coast”, cet élégant tabloïd est réputé pour sa couverture des affaires internationales et le sérieux de ses informations nationales.

THE DAILY TELEGRAPH 933 000 ex., Royaume-Uni, quotidien. Fondé en 1855, c’est legrand journal conservateur de référence.Sa maquette est un peu poussiéreuse, sonnom s’étale en lettres gothiques, et il a unstyle très “vieille Angleterre”. Mais c’est ce charme un peu désuet qui fait son ori-ginalité et son succès. Sa version domini-caleThe Sunday Telegraph (886 300 ex.),créée en 1961, partage la même rédaction.

DIARIO DELLA SETTIMANA 30 000 ex., Italie, heb-domadaire. Créé comme supplément deL’Unità, le quotidien des Démocrates degauche (ex-PCI), ce titre mène une carriè-re solo depuis 1995. Il privilégie les en-quêtes, les reportages et la culture, avecune attention particulière pour la société etles mœurs. Résolument à gauche, il n’hési-te pas à publier des éditions spécialesconsacrées à l’histoire ou à la politique.

ELAPH <www.elaph.com>, Royaume-Uni.Créé en 2001, à Londres, ce site arabe publie quotidiennement en langues arabeet anglaise des articles politiques, sociaux,culturels et économiques sur le mondearabe, ainsi qu’une revue de presse et des articles publiés dans les médiasarabes ou occidentaux.

ESTIA 20 000 ex., Grèce, quotidien. Cejournal conservateur a été créé le 6 mars1904. Ce qui fait d’Estia le plus ancienquotiden du pays encore en circulation.

FAR EASTERN ECONOMIC REVIEW<http://www.feer.com/>,101 000 ex., Chine(Hong Kong), hebdoma-daire. Ce magazine, fon-dé en 1946 et propriétédu groupe américainDow Jones, a été l’obser-

vateur privilégié des mutations de l’Asie.Ses correspondants, présents dans unedouzaine de pays de la région, proposentdes analyses et des reportages sur l’en-semble du continent – avec une préféren-ce pour la Chine et l’Asie du Sud-Est.

FINANCIAL TIMES 483 000 ex., Royaume-Uni,quotidien. Le journal de référence,couleur saumon, de la City. Et du reste du monde. Une couverture exhaustive dela politique internationale, de l’économie et du management. Autre particularité :depuis 1999, le FT est le premier journalbritannique à être dirigé par un français,Olivier Fleurot.

HANKOOK ILBO 1 900 000 ex., Corée du Sud,quotidien. Fondé en 1954, “Le Quotidiende Corée du Sud”, est l’un des principauxjournaux du pays par le tirage. Il est apprécié pour sa ligne éditoriale “neutre”en matière de politique intérieure.

AL HAYAT 110 000 ex., Arabie Saoudite (siège à Londres), quotidien. “La Vie”est sans doute le journal de référence de la diaspora arabe et la tribune préféréedes intellectuels de gauche ou des libérauxarabes qui veulent s’adresser à un largepublic.

HELSINGIN SANOMAT 436 000 ex., Finlande,quotidien. Fondée en 1889, la “Gazetted’Helsinki” est le premier quotidien finlandais et nordique en termes de diffusion. La première page du journalest consacrée à la publicité. Il reste le seulquotidien national en langue finnoise depuis la faillite de son concurrent conservateur Uusi Suomi (“Nouvelle Finlande”), en 1991.

THE INDEPENDENT225 500 ex., Royaume-Uni, quotidien. Crééen 1986, ce journals’est fait une place respectée, puis fut racheté, en 1998,par le patron de presseirlandais Tony O’Reilly.Il reste farouchementindépendant

et se démarque par son engagement pro-européen, ses positions libertaires sur les problèmes de société et son excellente illustration photographique.

I KATHIMERINI 30 000 ex., Grèce, quotidien.Fondé en 1919, ce titre conservateur estconsidéré comme l’un des journaux lesplus sérieux du pays. Le propriétaire ac-tuel du “Quotidien”, l’armateur AristidesAlafouzos, lui a donné un prestige inter-national en lançant une édition en anglaisdistribuée en Grèce comme supplémentde l’International Herald Tribune.

KOMMERSANT-VLAST 73 000 ex., Russie, heb-domadaire. Vlast, “Le Pouvoir”, lancé en1997, est l’hebdomadaire phare du grou-pe Kommersant. Ce magazine vise un pu-blic de “décideurs” – chefs d’entreprise,“nouveaux Russes”… – avec des infor-mations et des analyses spécifiques, maispublie aussi de bons reportages sur diverssujets et offre de nombreuses photos de grande qualité.

LOS ANGELES TIMES 1 000 000 ex., Etats-Unis,quotidien. 500 g par jour, 2 kg le di-manche, une vingtaine de prix Pulitzer : legéant international de la côte Ouest. Crééen 1881, il dispose d’une solide réputationde sérieux et de qualité lui assurant uneaudience nationale. Le plus à gauche desquotidiens à fort tirage du pays.

MOSKOVSKI KOMSOMOLETS 1 160 000 ex.,Russie, quotidien. Moskovski Komsomolets,un des plus gros tirages du pays, fleuronde la presse populaire, fait souvent dans le sensationnel. Outre les sujets légers ou scabreux, on y trouve parfois des informations pertinentes.

AN NAHAR 55 000 ex., Liban, quotidien.“Le Jour” a été fondé en 1933. Au fil des ans, il est devenu le quotidien libanaisde référence. Modéré et libéral, il est lupar l’intelligentsia libanaise.

NATURE 50 000 ex., Royaume-Uni, hebdo-madaire. Depuis 1869, cette revue scienti-fique au prestige mérité accueille – aprèsplusieurs mois de vérifications – lescomptes-rendus des innovations majeures.Son âge ne l’empêche pas de rester d’unétonnant dynamisme.

THE NEW YORK TIMES 1 160 000 ex.(1 700 000 le dimanche), Etats-Unis,quotidien. Avec 1 000 journalistes, 29 bu-reaux à l’étranger et plus de 80 prix Pulit-zer, le New York Times est de loin le pre-mier quotidien du pays, dans lequel onpeut lire “all the news that’s fit to print”(toute l’information digne d’être publiée).

NIHON KEIZAI SHIMBUN 3 000 000 ex. (éditiondu matin) et 1 665 000 ex. (édition dusoir), Japon, quotidien. Par la diffusion, le“Journal économique du Japon” est sansconteste le plus important quotidien éco-nomique du monde. Par la qualité de l’in-formation, il fait partie, avec le Wall StreetJournal et Financial Times, du cercle fermédes grands titres internationaux.

NUEVA MAYORÍA<http://www.nuevamayoria.com>, Argen-tine. Se présentant comme un outil indis-pensable pour comprendre la réalité lati-no-américaine, ce portail issu d’un “thinktank” argentin est dirigé par Arturo Valen-zuela, ancien conseiller de Bill Clintonpour l’Amérique latine. Il s’adresse sur-tout aux responsables politiques et auxentrepreneurs et leur propose des servicesde sondages d’opinion et d’évaluations derisque politique.

EL PAÍS 434 000 ex.(777 000 ex. le di-manche), Espagne, quo-tidien. Né en mai 1976,six mois après la mort de Franco, “Le Pays”est une institution en Espagne. Il est le plus

vendu des quotidiens d’information générale et s’est imposé comme l’un des vingt meilleurs journaux du monde. Il appartient au groupe de communication PRISA.

EL PERIÓDICO DE CATALUNYA 166 600 ex.,Espagne, quotidien. “Le Journal de Catalogne” est né en 1978. Populaireet sérieux, il est le plus lu à Barcelone.Initialement rédigé en castillan,il s’est enrichi depuis la fin de 1997 d’une version en catalan.Il appartient au grand groupe de presse barcelonais Zeta.

LA RAZÓN 25 000 ex., Bolivie, quotidien.Fondé en 1990, La Razón est l’un destitres importants de Bolivie. Ce quotidienlibéral et proche du milieu des affairesaborde un maximum de sujets pour tenterde séduire un large public. Les cahierssupplémentaires sont centrés sur le sport,le “people” et la culture.

SEMANA 187 000 ex., Colombie,hebdomadaire. Propriété d’une riche famille libérale, “La Semaine” apparaîtcomme un des meilleurs hebdomadairesd’Amérique latine, par son indépendance,sa modernité et son excellente information.

DER SPIEGEL 1 000 000 ex., Allemagne,hebdomadaire. Un grand, très grandmagazine d’enquêtes, supérieurement documenté et agressivement indépendant.

Les grandes interviews sans complaisancefont le reste. Un tantinet francophobe par ailleurs… Depuis octobre 1994 paraît également un mensuel, Spiegel Spezial,consacré chaque fois à un seul sujet.

SÜDDEUTSCHE ZEITUNG 400 000 ex., Alle-magne, quotidien. Sur la Bavière, peu ré-putée pour son progressisme, règne pour-tant “le journal intellectuel du libéralismede gauche allemand”.Tolérant, vigilant,éclairant, indépendant : l’autre grand quotidien de référence du pays.

TAIPEI TIMES 50 000 ex.,Taïwan, quotidien.Lancé courant 1999, le Taipei Times est le troisième journal anglophone du paysaprès le China Post et le Taiwan News.A la différence de ses confrères, jugés plutôt mous, le quotidien de Taipei se dis-tingue par un ton volontiers provocateur,inspiré par son directeur Antonio Chiang,un vétéran du combat pour la liberté de la presse.

TELQUEL 10 000 ex., Maroc,hebdomadaire. Fondé enoctobre 2001, ce newsma-gazine francophone s’estrapidement distingué deses concurrents marocainsen faisant une large placeaux reportages et aux faits

de société. Se méfiant du dogmatisme,TelQuel délaisse la politique politicienne et s’attaque à des sujets tabous tels que la sexualité.

TYDEN 100 000 ex., République tchèque,hebdomadaire. Fondé en 1994, “La Se-maine” se définit comme “un magazinepour la famille moderne”. Newsmagazinegénéraliste d’une qualité d’impression re-marquable composé d’articles très courts,d’une infographie abondante et de nom-breuses photos couleur, Tyden fait partiede cette nouvelle génération de “presseprémâchée”, comme Focus en Allemagne,News en Autriche et Facts en Suisse.

USA TODAY 1 800 000 ex., Etats-Unis, quoti-dien. Seul titre véritablement national,USAToday est le journal le plus vendu aux Etats-Unis. Centriste, grand public,il est souvent en avance par rapport à ses confrères sur les sujets qu’il traite.Il propose également une importante rubrique sportive.

THE WALL STREET JOURNAL EUROPE 220 000 ex.,Belgique, quotidien. Créée en 1976, re-maniée en avril 2002, la version européen-ne de la “bible des milieux d’affaires” pro-pose commentaires et analyses permettantde décoder l’économie européenne et mondiale, les marchés financiers et les nouvelles technologies.

CETTE SEMAINE DANS COURRIER INTERNATIONAL

les sources●

❏ Je désire profiter de l’offre spéciale d’abonnement (52 numéros + 4 hors-séries),au prix de 106 € au lieu de 176 € (prix de vente au numéro), soit près de 40 % d’économie.Je recevrai mes hors-séries au fur et à mesure de leur parution.

❏ Je désire profiter uniquement de l’abonnement (52 numéros), au prix de 94,50 € au lieu de 150 €(prix de vente au numéro), soit près de 37 % d’économie. Tarif étudiant (sur justificatif) : 79,50 €.

(Pour l'Union européenne : 138 € frais de port inclus /Autres pays : nous consulter.)

Voici mes coordonnées : Nom et prénom : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Adresse : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Code postal : . . . . . . . . . . . . Ville : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Téléphone : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

E-mail : . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je choisis mon moyen de paiement :❑ Par chèque à l’ordre de Courrier international

❑ Par carte bancaire N°

Expire fin :

Date et signature obligatoires :

mois année

Bulletin à retourner sans affranchir à :

Courrier internationalLibre réponse 41094

60506 CHANTILLY CEDEX

Pour joindre le service abonnements, téléphonez

au 0 825 000 778Offre valable jusqu’au 31-3-2004. En applicationde la loi du 6-1-1978, le droit d’accès et de recti-fication concernant les abonnés peut s’exercerauprès du service abonnements. Ces informationspourront être cédées à des organismes extérieurssauf si vous cochez la case ci-contre. ❐

Offre spécialed’abonnement

A 69

6

LE GUIDE MONDIAL DE LA PRESSE EN LIGNERetrouvez une présentation détaillée des 500 principaux journaux de la planète et de leurs sites Internet.Outil obligé pourquiconque s’intéresse à la presse internationale

et pratique grâce à son CD-ROM, vouspouvez vous le procurer auprès d’EstelleDidier au 01 46 46 16 93 (de 11 h 30 à 14 h 30) au prix de 6,50 euros.

Pour en savoir plus

Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €

Actionnaire : Le Monde Publications internationales SA.Directoire : Philippe Thureau-Dangin, président,

directeur de la publication ; Chantal Fangier Conseil de surveillance : René Gabriel, président ; Edwy Plenel, vice-président ;

Stéphane Corre ; Eric Pialloux ; Sylvia ZappiDépôt légal : mars 2004 - Commission paritaire n° 0707C82101

ISSN n° 1 154-516 X – Imprimé en France / Printed in France

Courrier international n° 696

RÉDACTION 64-68, rue du Dessous-des-Berges, 75647 Paris Cedex 13Téléphone 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational.com Courriel [email protected]

Directeur de la rédaction Philippe Thureau-Dangin

Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédacteurs en chef Sophie Gherardi (16 24), Bernard Kapp (16 98)Rédacteurs en chef adjoints Odile Conseil (16 27), Isabelle Lauze (édition,16 54)

Chef des informations Claude Leblanc (16 43) Rédacteur en chef Internet Marco Schütz (16 30) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Directrice artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31)

Europe de l’Ouest Anthony Bellanger (chef de service, Royaume-Uni, Portugal,16 59), Gian-Paolo Accardo (Italie, 16 08), Isabelle Lauze (Espagne, 16 54),Danièle Renon (chef de rubrique,Allemagne,Autriche, Suisse alémanique, 16 22),Léa de Chalvron (Finlande), Guy de Faramond (Suède), Philippe Jacqué (Irlande),Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Nathalie Pade (Danemark, Norvège), Cyrus Pâques(Belgique), Judith Sinnige (Pays-Bas) France Pascale Boyen (chef de rubrique,16 47), Eric Maurice (16 03) Europe de l’Est Miklos Matyassy (chef de service,Hongrie, 16 57), Laurence Habay (chef de rubrique, Russie, ex-URSS, 16 79),Ilda Mara (Albanie, Kosovo, 16 07), Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), PhilippeRandrianarimanana (Russie, ex-URSS, 16 36), Sophie Chergui (Etats baltes),Andrea Culcea (Roumanie, Moldavie), Kamélia Konaktchiéva (Bulgarie), LarissaKotelevets (Ukraine), Marko Kravos (Slovénie), Miro Miceski (Macédoine), ZbynekSebor (Tchéquie, Slovaquie), Sasa Sirovec (Serbie-et-Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Iouri Tkatchev (Russie) Amériques Jacques Froment (chef deservice, Etats-Unis, Canada, 16 32), Christine Lévêque (chef de rubrique,Amériquelatine), Eric Maurice (Etats-Unis, Canada, 16 03),Anne Proenza (Amérique latine,16 76), Martin Gauthier (Canada), Paul Jurgens (Brésil) Asie Hidenobu Suzuki(chef de service, Japon, 16 38),Agnès Gaudu (chef de rubrique, Chine, Singapour,Taïwan), Christine Chaumeau (Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Hongyu Idelson(Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Claude Leblanc (Japon, Asie de l’Est, 16 43),Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Marion Girault-Rime (Australie, Pacifique),Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées), Hemal Store-Shringla(Asie du Sud), Kazuhiko Yatabe (Japon) Moyen-Orient Marc Saghié (chef deservice, 16 69), Nur Dolay (Turquie, Caucase), Pascal Fenaux (Israël), GuissouJahangiri (Iran, Afghanistan, Asie centrale), Pierre Vanrie (Moyen-Orient) AfriquePierre Cherruau (chef de service, 16 29), Chawki Amari (Algérie), Anaïs Charles-Dominique (Afrique du Sud) Débat, livre Isabelle Lauze (16 54) EconomieCatherine André (chef de service) et Pascale Boyen (16 47) Multimédia ClaudeLeblanc (16 43) Ecologie, sciences, technologie Olivier Blond (chef de rubrique,16 80) Insolites, tendance Claire Maupas (chef de rubrique, 16 60) Epices& saveurs, Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (16 74)

Site Internet Marco Schütz (rédacteur en chef, 16 30), Eric Glover (chef de service,16 40),Anne Collet (documentaliste, 16 58), Philippe Randrianarimanana (16 68),Hoda Saliby (16 35), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82)

Agence Courrier Sabine Grandadam (chef de service,16 97),Caroline Marcelin (16 62)

Traduction Raymond Clarinard (chef de service, anglais, allemand, roumain, 16 77),Nathalie Amargier (russe), Catherine Baron (anglais, espagnol), Isabelle Boudon(anglais, allemand), Ngoc-Dung Phan (anglais, vietnamien), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama(japonais), Marie-Christine Perraut-Poli (anglais, espagnol), Olivier Ragasol (anglais,espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol)

Révision Daniel Guerrier (chef de service, 16 42), Elisabeth Berthou, PhilippeCzerepak, Fabienne Gérard, Philippe Planche

Photographies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lise Higham,Lidwine Kervella (16 10), Cathy Rémy (16 21), assistés d’Agnès Mangin (16 91)

Maquette Marie Varéon (chef de service, 16 67), Catherine Doutey, NathalieLe Dréau, Gilles de Obaldia, Denis Scudeller Cartographie Thierry Gauthé(16 70), Daniel Guerrier Infographie Catherine Doutey (16 66), EmmanuelleAnquetil (colorisation) Calligraphie Michiyo Yamamoto

Informatique Denis Scudeller (16 84)

Documentation, service lecteurs Iwona Ostapkowicz 33 (0)1 46 46 16 74,du lundi au vendredi de 15 heures à 18 heures

Fabrication Jean-Marc Moreau (chef de fabrication, 16 49). Impression, brochage :Maury, 45191 Malesherbes. Routage : France-Routage, 77 183 Croissy Beaubourg

Ont participé à ce numéro Violaine Ballivy, Inès Bel Aïba, Gilles Berton, ValérieBrunissen, Alexandre Cheuret, Valeria Dias de Abreu, Jean-Luc Favreau, MarcFernandez, Sandra Grangeray, Samir Labib, Frédéric Lagrange, Ariane Langlois,Françoise Liffran, Hamdam Mostafavi, Jean-Christophe Pascal, Isabelle Taudière,Emmanuel Tronquart

ADMINISTRATION - COMMERCIALDirectrice administrative et financière Chantal Fangier (16 04). Assistantes :Nolwenn Hrymyszyn-Paris (16 99). Contrôle de gestion : Stéphanie Davoust(16 05). Comptabilité : 01 42 17 27 30, fax : 01 42 17 21 88Relations extérieures Anne Thomass (responsable, 16 44), assistée d’EdwinaDiard (16 73)Diffusion Le Monde SA ,21 bis, rue Claude-Bernard,75005 Paris, tél. : 01 42 17 20 00.Directeur commercial : Jean-Claude Harmignies. Responsable publications : BrigitteBilliard. Abonnements : Fabienne Hubert. Direction des ventes au numéro : HervéBonnaud. Chef de produit : Franck-Olivier Torro (38 58), fax : 01 42 17 21 40Publicité Le Monde Publicité SA, 17, boulevard Poissonnière 75002 Paris, tél. :01 73 02 69 30, courriel : <[email protected]>. Directeur général : Stéphane Corre.Directeur de la publicité : Alexis Pezerat, tél. : 01 40 39 14 01. Directrice adjointe :Lydie Spaccarotella, tél. : 01 73 02 69 31. Direction de la clientèle : Asma Ouled-Moussa, tél. : 01 73 02 69 32. Chefs de publicité : Hedwige Thaler, tél. :01 73 02 69 33 ; Stéphanie Jordan, tél. : 01 73 02 69 34. Exécution : GéraldineDoyotte, tél. : 01 40 39 13 40. Publicité internationale : Renaud Presse, tél. :01 42 17 38 75. Etudes : Audrey Linton (chargée d’études), tél. : 01 40 39 13 42Publicité site Internet : i-Régie, 16-18 quai de Loire, 75019 Paris,tél. : 01 53 38 46 63. Directeur de la publicité : Arthur Millet, <[email protected]>

SERVICESAccueil (16 00) Adresse abonnements Courrier international Serviceabonnements, 60646 Chantilly Cedex Abonnements et relations clientèleTéléphone depuis la France : 0 825 000 778 ; de l’étranger : 33 (0)3 4462 52 36. Fax 03 44 57 56 93. Courriel : <[email protected]>Changement d’adresse et suspension d’abonnement 0 825 022 021Commande d’anciens numéros Estelle Didier, Courrier international,tél. : 01 46 46 16 93, tous les jours de 11 h 30 à 14 h 30 Modifications de services ventes au numéro,réassorts Paris 0 805 05 0147, province, banlieue 0 805 05 0146

Courrier international (USPS 013-465) is published weekly byCourrier international SA at 1320 route 9, Champlain N. Y. 12919.Subscription price is 199 $ US per year. Periodicals postage paidat Champlain N.Y. and at additional mailing offices. POSTMASTER:send address changes to Courrier international, c/o Express Mag.,P. O. BOX 2769, Plattsburgh, N.Y., U. S.A. 12901 - 0239. For furtherinformation, call at 1 800 363-13-10.

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 4 DU 4 AU 10 MARS 2004

Ce numéro comporte un encart “Salon mondial du tourisme” jeté pourune partie des abonnés (Paris, IdF, 27, 28, 45, 51, 60, 76, 80 et 89).

696p04 2/03/04 18:44 Page 4

PUBLICITÉ

Publicite 20/03/07 16:05 Page 56

É D I T O R I A L

“Alors, Courrier international publieun hors-série sur les princes et lesprincesses ?— Pas seulement, il y a aussi lesmonarques républicains. En fait,nous cherchons plutôt à com-prendre ce qu’est le pouvoir, et

pourquoi il se transmet si souvent de père en filsou en fille.— D’accord, mais, sur 116 pages, on voit quandmême les héritières Hilton, le prince William, onlit les histoires de la jolie reine de Jordanie, sans ou-blier les prouesses des délicieuses filles de Ravi Shan-kar… Vous avez voulu faire du people, non ?— Pourquoi pas ? Le phénomène people existe surles cinq continents. Les peuples vivent aussi demythes et parfois de vénération dynastique.— Par exemple, au Moyen-Orient et en Asie ?— Oui, en Indonésie, lors de la prochaine électionprésidentielle, on verra trois sœurs, Megawati (quiest en poste), Sukmawati et Rachmawati, s’affron-ter. Et elles sont toutes filles de Sukarno, le pèrede l’indépendance. Contre elles trois se présenteraaussi la fille de l’ancien dictateur Suharto… Il y aurade la bagarre d’ici le 5 juillet… Mais, vous savez, onse moque peut-être un peu vite de ces Républiquesarabes qui s’héritent, comme la Syrie et peut-êtredemain l’Egypte. On aurait tort aussi de critiquerles Etasuniens qui se passionnent pour les famillesBush ou Kennedy… Parce que, nous, Européens,avons eu plus de mille ans de dynasties en tout gen-re et trois cents ans pour penser la res publica sansnépotisme. Comme le dit Nietzsche, nous sommesdes “conquérants sous des airs d’héritiers comblés”.— D’ailleurs les Européens adorent leurs monarchies.— Oui, nous publions, à la fin du hors-série, une pe-tite encyclopédie des familles régnantes, avec leurpedigree, l’étendue de leur pouvoir, etc. Eh bien, ilexiste encore dix monarchies sur le Vieux Continent,si l’on prend en compte les Grimaldi de Monaco.— En somme, Courrier international défend le né-potisme et le dynastique ?— Pas du tout. Simplement, pour comprendre lemonde, il faut saisir la force des “liens du sang”. Celaest valable dans les mafias comme en politique. En-suite, on peut imaginer autre chose.”

Philippe Thureau-Dangin

Kenneth L. Woodward The New York Times, New York

l ’ invi té ●

L E D E S S I N D E L A S E M A I N E C O U R R I E R D E S L E C T E U R S

En regardant La Passion du Christ, le dernier filmde Mel Gibson, je n’ai cessé de me dire ce quisuit : ce sont les chrétiens, et non les juifs, quidevraient être scandalisés par ce film. Les imagescrues de Gibson envahissent notre sphère deconfort religieux, d’où sont depuis longtempsbannis les aspects les plus rudes des Evangiles.La plupart des Américains prient dans des églises

ornées de croix d’où est absent le corps ensanglanté de Jésus.Ou bien il y est stylisé de façon si abstraite que plus rienne suggère la souffrance. Dans les sermons aussi, l’accentest trop souvent mis sur le côté lisse et thérapeutique :qu’est-ce que Jésus peut faire pour moi ? Il y a plusde soixante ans, H. RichardNeibuhr résumait : “Un Dieusans courroux a mené des hommessans péchés dans un royaume sansjugement grâce aux efforts d’unChrist sans croix.” En dépit deses excès musculaires, le filmde Gibson, chargé de symboles,fait fort heureusement volertout cela en éclats.La Passion du Christ est vio-lent, incontestablement. Bienqu’en tant que croyant MelGibson s’identifie à un mou-vement traditionaliste qui arejeté le Concile Vatican II, entant qu’artiste, il affiche ici une sensibilité catholique, sen-sibilité qui, depuis le Moyen Age, a toujours souligné l’im-portance de Jésus en tant que sauveur martyr couronnéd’épines. Mais c’est là que se situe une curieuse petite ano-malie. Lors des projections privées, Gibson a essentielle-ment invité des représentants du clergé protestant conser-vateur, lesquels ont réagi en réservant en bloc des ticketspour leurs ouailles. Si bien qu’aujourd’hui, dans tout le pays,les cinémas se transforment momentanément en églises.Contrairement au film de Gibson, le protestantisme évan-gélique est intrinsèquement abstrait. Descendants spiri-tuels de l’aile gauche de la Réforme, les évangéliques sontles héritiers d’une tradition iconoclaste qui a débouché surle “dépouillement des autels” – pour reprendre la jolie for-mule de l’historien Eamon Duffy. Encore aujourd’hui,les lieux de culte évangéliques peuvent être repérés à leurmanque de stimulation visuelle. Pour les protestants, lessymboles sont contenus dans les sermons et les chants.C’est une tout autre sensibilité. Pour cette raison, je pense,

Sous des airsd’héritiers comblés

le public évangélique sera choqué par ce qu’il va découvrirsur les écrans. Et, comme Gibson l’a dit et répété, il a l’in-tention de choquer. Les catholiques se retrouveront en ter-rain connu : eux, au moins, ont conservé le rituel des prièressur le chemin de croix, pratique du temps de carême, qui,comme le film de Gibson, se concentre sur les douze der-nières heures de la vie de Jésus. Pour leur part, les baptistesdu Sud et la plupart des autres fondamentalistes protes-tants ne respectent pas le carême.De fait, le film de Gibson fait abstraction de la plupart deséléments de l’histoire de Jésus auxquels la chrétientécontemporaine accorde la prééminence. Son Jésus n’exigepas que l’on ait connu une expérience de “renaissance à la

foi”, comme presque tous lesévangéliques, pour pouvoirêtre sauvé. Il ne soigne pas lesmalades ni n’exorcise lesdémons, comme l’aiment tantles pentecôtistes. Il ne défendpas les causes sociales, commele font les congrégations degauche. Il ne fait certainementpas croisade contre la discri-mination sexuelle, comme lecroient certaines féministes,pas plus qu’il n’enseigne quenous avons tous en nous unedivinité intérieure, comme lepensent les gnostiques mo-

dernes. On imagine mal ce Jésus-là participant à une messede Pâques New Age au lever du soleil sur une falaise domi-nant le Pacifique.Comme Jérémie, Jésus est un prophète juif rejeté par lesdirigeants de son propre peuple, abandonné par ses dis-ciples triés sur le volet. Outre un monstrueux passage àtabac, il est poussé vers la cruelle tentation du désespoir parun Satan en qui des millions de chrétiens pratiquants necroient plus, et il meurt au service d’un Père céleste qui,à l’aune de nos mœurs modernes, serait accusé de mauvaistraitement à enfant. En bref, ce Jésus porte une croix quebien peu de chrétiens accepteraient de partager avec lui.Si nous étions une nation de lecteurs de la Bible, et passeulement de propriétaires de bibles, je ne crois pas qu’unfilm comme celui-ci ferait tant de bruit. Je ne crois pas nonplus que La Passion du Christ soit antisémite, mais je suisen revanche convaincu qu’il offre aux chrétiens une leçon.Une leçon qui tient plus aux fondements oubliés du chris-tianisme qu’au fait de savoir qui a tué Jésus.

Un Jésus bienpeu américain

Chaque jour, retrouvez un nouveau dessin d’actualité sur www.courrierinternational.com

■ Ce que lisent les autresOlivier Merveille <[email protected]>J’ai trouvé particulièrement intéressant de lirele dossier “Plaidoyer pour Bush” (n° 693, du12 février 2004), avec ses articles puisés dansla presse de droite. Merci de nous donner à lirece que lit le conservateur américain, le gauchistevénézuélien, l’apparatchik nord-coréen, que sais-je, l’étranger en un mot. Cela fait partie, à monavis, de la mission que vous vous êtes fixée, etc’est tout à votre honneur. Ne changez rien !

■ RectificatifsNajam Sethi, rédacteur en chef de l’hebdoma-daire pakistanais The Friday Times, et éditoria-liste invité du n° 692 (du 5 février 2004), sou-haite apporter des précisions sur sa biographie.“En 1999, avions-nous indiqué, le gouvernementde Nawaf Sharif l’a emprisonné pendant plusieurssemaines en l’accusant d’évasion fiscale.”En fait, nous écrit Najam Sethi, “j’ai été initiale-ment accusé de trahison. Mais comme la Cour

suprême a ordonné ma libération, le gouverne-ment a fait pleuvoir sur moi 55 accusations defraude à l’impôt sur le revenu. Des accusationsqui se sont toutes révélées infondées par la suite.”

Cesare Martinetti, de La Stampa, nous signaleque la rédaction de CI s’est fourvoyée en vou-lant apporter une précision dans le fil de sonarticle consacré à l’affaire Battisti (n° 695, du26 février 2004). A la phrase “en 1991, la jus-tice française a rejeté la demande d’extraditionitalienne”, nous avions ajouté : [parce que la loiitalienne ne permet pas un nouveau procès pourles condamnés par contumace]. “Or la demanden’a pas été rejetée pour cette raison, expliquel’auteur, mais pour vice de forme. A savoir qu’ellea été formulée pour un prévenu alors que M. Bat-tisti avait déjà été jugé et condamné en Italie.Cela signifie que la justice française ne s’estjamais prononcée sur le fond de l’affaire et quele procès qui se tiendra bientôt à Paris sera lepremier à aborder le sujet.”

■ Responsable de la rubrique religion à News-week depuis plus de trente ans, Kenneth L.Wood-ward est l’auteur de plusieurs livres, dont le der-nier est consacré à la signification des miraclesdans les grandes religions : The Book of Miracles,éd. Simon & Schuster, 2001, New York.D

R

■ � Lundi 1er mars, au premier jour d’un procès qui devrait durer trois mois, l’accusé Marc Dutroux a refusé de se faire photographier. Il a passé la première journée d’audience la tête baissée, comme s’il dormait. Dessin de Kroll paru dans Le Soir, Bruxelles.

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 6 DU 4 AU 10 MARS 2004

696p06 2/03/04 18:24 Page 6

PUBLICITÉ

Publicite 20/03/07 16:05 Page 56

PUBLICITÉ

Publicite 20/03/07 16:05 Page 56

PUBLICITÉ

Publicite 20/03/07 16:05 Page 56

à l ’aff iche●

Etats-Unis Le neveu se rebiffe… LUISA DOGO

Jeune première

A45 ans, Lu isaDiogo devient la

première femme Pre-mier ministre dansl’histoire du Mozam-bique. Elle prend lasuite de PascoalMocumbi, une figuredu Front de libération

du Mozambique (FRELIMO), au pouvoir depuisl’indépendance du pays, en 1975. Si la fonc-tion de Premier ministre reste largement hono-rifique au Mozambique, le quotidien sud-afri-cain The Star estime que cette nomination révèleun changement de mentalités. L’ancien Premierministre “a participé à la fondation du FRELIMOen 1962 et à la guerre qui a libéré le pays descolons portugais. Luisa Diogo avait 4 ans quandle FRELIMO a été fondé et 17 ans au momentde l’indépendance du Mozambique. Jusqu’ici,pour atteindre les hautes sphères du pouvoir,il fallait à tout prix être un vétéran de la guerrede libération.” Originaire du centre du pays,Luisa Diogo, énergique mère de trois enfants,occupe déjà le poste de ministre des Financesdepuis trois ans. Après avoir obtenu un mas-tère d’économie à Londres, Luisa Diogo s’estspécialisée dans le domaine de la gestion desfinances publiques.

MISHAL HUSAIN

Miss Monde,la modestie en sus

Elle est connue de256 millions de

personnes. Cette jeunefemme “posée, auxallures de gazelle, quisemble sortir despages de Vogue”, selonles termes de News-line, présente depuis

deux ans les journaux du matin sur BBC World,le programme international de la chaîne bri-tannique. Le mensuel pakistanais ne cache passon admiration pour cette journaliste de 30 ans“étonnamment modeste pour une présenta-trice si connue”. La famille de Mishal Husainest originaire du Pakistan : à 18 ans, la jeunefille a fait ses débuts dans le métier au quoti-dien d’Islamabad The News. Elle est née auRoyaume-Uni, a grandi à Abou Dhabi, où sonpère, médecin, avait emmené sa famille, a fré-quenté un collège en Angleterre à partir de12 ans, a étudié le droit à Cambridge, a rédigéun mémoire à l’Université européenne de Flo-rence sur les réfugiés bosniaques, puis ensei-gné l’anglais durant six mois à Moscou. Sa car-rière télévisuelle a commencé chez BloombergTV, à Londres ; elle travaille à la BBC depuis1988. De l’année qu’elle a passée aux Etats-Unis, en 2002-2003, elle garde un souvenirmitigé : des questions fréquentes sur son nom– “Vous êtes apparentée à Saddam Hussein ?” –,un sentiment parfois pesant, lié à son patro-nyme musulman et à ses origines pakista-naises, mais aussi une certitude qui pourraitfaire bondir. “Par bien des côtés, la pressepakistanaise est plus libre et plus critiqueque la presse américaine.”

MONICA LEWINSKY,ex-stagiaire à la Maison-BlancheDiscrète“Nous allons élireun président, pas unprêtre.”Celle dont lesfaveurs avaient faillicoûter la présidence

à Bill Clinton estime que les électeursne devraient pas tenir compte dela vie privée des candidats.

(US News & World Report, Washington)

PATRICK GUERRIERO,représentant du lobby gayrépubl icainAgacé“Le président ferait mieux de s’at-taquer aux fléaux de l’adultère etdu divorce plutôt qu’aux famillesgay et lesbiennes.” L’élu républicaindu Massachusetts commentait laproposition de George W. Bushd’amender la Constitution pour inter-dire le mariage entre homosexuels.

(USA Today, New York)

FIDEL CASTRO, dictateur cubainParanoïaque“Ave Caesar, ceux qui vont mourirte saluent”, ne cesse de déclarerle líder máximo, en faisant référenceà une supposée invasion imminentede l’île par les Etats-Unis. Cette cita-tion ponctue tous ses discoursdepuis deux semaines.

(El País, Madrid)

AYMAN AL-ZAWAHIRI , terror isteet bras droit d’Oussama Ben LadenEnervé“En France, vous êtes libre de vousdénuder, mais pas de vous habillermodestement.” Il condamne la loi quiinterdit le foulard islamique à l’école.(International Herald Tribune, Paris)

FARAH PAHLAVI , ex-impératr ice d’ IranDébutante“Je garde la photo du chèque, carc’est la première somme que j’aiejamais gagné.” Elle vient de recevoir150 000 dollars de son éditeur amé-ricain comme avance sur les droits

d’auteur de ses mémoires. Ellereconnaît toutefois avoir emporté“quelques bijoux” au moment de larévolution islamique, dont la ventel’a aidée à survivre en exil.

(The New York Times, New York)

AN MIN, v ice-ministre du Commerce chinoisPrécis“De nombreux habitants de HongKong semblent oublier qu’ils sontChinois… ‘Un pays, deux systèmes’ne signifie pas ‘Un pays, deuxcœurs’.” Le qualificatif “patriote”utilisé par le Parti communiste chi-nois (PCC) pour définir les hommesqu’il estime seuls capables de gou-verner la Région autonome spécialesoulève l’indignation du camp démo-crate, qui milite pour l’instaurationdu suffrage universel direct lors del’élection du prochain gouverneurde Hong Kong.

(The Standard, Hong Kong)

JÖRG HAIDER, gouverneur de la Carinthie (Autr iche)

et f igure emblématique du part i popul iste de droi te FPÖConfiant“Ce sera juste, mais nous seronsen tête.” Au coude à coude dansles sondages avec le candidatsocial-démocrate Peter Ambrozy(SPÖ), le tribun populiste espèregagner les élections du 7 marsdans le Land de Carinthie et garderles rênes du pouvoir régional.

(Profil, Vienne)

DESMOND TUTU,ArchevêqueDésespéré“Que ce serait ma-gnifique si les poli-ticiens pouvaientadmettre qu’ils nesont que des créa-tures faillibles, pas des dieux, etqu’ils sont donc sujets à l’erreur !”s’est-il lamenté en demandant àGeorge W. Bush et à Tony Blair dereconnaître que l’invasion de l’Iraka été une erreur.

(South African Times, Londres)

Savez-vous que j’ai servi de modèlepour Dingo ?” demande-t-il entirant sur ses deux oreilles et enlaissant pendouiller sa langue.A 74 ans, Roy E. Disney, estcapable d’assumer avec auto-dérision le surnom de “neveuidiot de Walt” dont on l’affuble

depuis un demi-siècle au sein de l’entre-prise familiale. Mais, aujourd’hui, le neveuse rebiffe et a juré de faire tomber MichaelEisner, le patron de Disney.

Tout a commencé en novembre der-nier, lorsque Eisner a annoncé à Roy qu’ilne serait pas reconduit au conseil d’ad-ministration de l’entreprise. En retour, RoyDisney lui a écrit une lettre qu’il a renduepublique, dans laquelle il lui reproche laperte d’énergie créatrice de l’entreprise etle fait que Disney soit désormais perçucomme un “rapace sans âme”.“Je crois sin-cèrement que c’est vous, et non pas moi, quidevriez partir”, conclut-il. Et c’est ce qu’ils’emploie à obtenir, avec l’aide de plus de25 000 sympathisants, en grande partiedes actionnaires, inscrits sur le site<www.savedisney.com>.

Chez Disney, Roy est essentiellementconsidéré comme un empêcheur de tour-ner en rond. On rappelle qu’il ne doit saplace qu’à son hérédité et qu’il résisteà toute innovation en recyclant le passé.Son dernier projet a été Fantasia 2000, unremake du chef-d’œuvre de 1940 appré-cié par la critique, mais qui a été l’un desplus gros échecs de l’histoire de Disney.Bref, Roy serait une plaie quand il est làet un problème encore plus grand quandil n’est pas là. “Si Roy était à la tête de

l’entreprise, Disney serait aujourd’hui unebibliothèque en sous-effectif perdue dans uncoin d’une université”, persifle un dirigeantde l’entreprise.

Dans une certaine mesure, le neveu deWalt est un homme ordinaire qui a toujoursété entouré de personnalités bouillonnantes.Son oncle, bien sûr, qui l’envoya filmer desécureuils pendant un an dans l’Utah et leWyoming, pour Les Aventures de Perri. Samère, également, qui l’attendit un jour àl’aéroport en compagnie de la fille des voi-sins : “Embrasse-la, Roy !” Presque cin-quante ans plus tard, Roy et Patty sonttoujours mariés, et parents d’un fils, RoyP. Disney, communément appelé Patrick.

La carrière de Roy au sein de Disneya été assez chaotique. Après le tournagedes Aventures de Perri, Walt Disney l’as-signe aux histoires vraies, c’est-à-dire lesfilms animaliers. Mais, après la mort del’oncle Walt, en 1966, Roy est marginalisé.“Je proposais des sujets dont je pensais qu’ilspouvaient faire de bons films, et ils étaientrefusés”, se souvient-il. En 1977, il démis-sionne, mais conserve son siège au conseild’administration. “Je ne savais pas quoi fairede ma vie”, dit-il aujourd’hui. Il consulteun psychiatre, tourne un film sur lescourses de voiliers, puis décide d’aban-donner la création et de se consacrer auxinvestissements financiers. C’est à ce titrequ’il intrigue en 1984 pour installer uncertain Michael Eisner à la tête de Disney,qui a perdu beaucoup de son lustre. Enretour, Eisner lui offre la direction dudépartement animation.

Dans les années 80 et 90, La PetiteSirène, Le Roi Lion, Pocahontas permettentà Disney de reconquérir son statut degrand studio créatif. Mais le marketingdes produits dérivés qui accompagne cetteréussite déplaît à Roy Disney. “C’était dumauvais goût, un désastre”, déplore-t-il.Aujourd’hui, lâché par le studio d’ani-mation numérique Pixar et menacé derachat par le numéro un du câble amé-ricain, Comcast, Disney traverse une nou-velle passe difficile. Mais Roy Disney n’apas délaissé ses voiliers, sa Ferrari rouge,son Boeing personnel et son château enIrlande pour abandonner avant qu’Eisnern’ait cédé devant sa volonté de s’affirmerenfin.

(D’après The New York Times Magazine, New York)

I L S E T E L L E S O N T D I T

PERSONNALITÉS DE DEMAIN

Aman

dio

Vila

ncul

o/Lu

saD

R

ROY DISNEY, 74 ans, est le dernier membrede la famille impliqué dans la vie du studio créépar son oncle Walt. Ecarté de tout poste exécu-tif, il mène campagne pour faire tomber le patronde Disney, Michael Eisner.

� Dessin deBoligan, Mexico.

Arm

ando

Aro

rizo/

EPA/

AP-S

ipa

COURRIER INTERNATIONAL N° 695 10 DU 26 FÉVRIER AU 3 MARS 2004

Car

toon

ists

& W

riter

s S

yndi

cate

� Dessin de Glez,Ouagadougou.

696 p10 2/03/04 18:56 Page 10

PUBLICITÉ

Publicite 20/03/07 16:05 Page 56

POLITIQUE

Avec Le Pen, c’est le coup médiatique permanentL’affaire du rejet de sa candidature aux élections régionales le démontre une fois de plus : on ne parle du chef du FN que lorsqu’il crée l’événement. Au détriment d’une vraie réflexion sur ce qu’il représente.

EL PERIÓDICO DE CATALUNYABarcelone

Lors de l’élection présiden-tielle de 1981, qui vit la vic-toire de Mitterrand sur Gis-card, une modification de

la loi électorale obligea pour la pre-mière fois les candidats à recueillir500 signatures d’élus pour pouvoir seprésenter. Parmi ceux qui ne réussi-rent pas à rassembler le nombre deparrainages nécessaires, il y avait Jean-Marie Le Pen, qui dirigeait alors unepetite formation d’extrême droite, leFront national (FN), fondée en 1972avec les restes des différents naufragessurvenus dans la mouvance nationa-liste radicale. Dans l’un de ces gestesqui montrent la fascination du per-sonnage pour le théâtre, Le Pen avaitappelé ses rares sympathisants d’alorsà voter pour Jeanne d’Arc.

A l’époque, les médias n’accor-dèrent pas beaucoup d’attention à unhomme qui disposait d’une si maigreaudience et n’avait guère plus qu’unesuccession d’échecs politiques à sonactif. Personne ou presque ne pouvaitprévoir qu’à peine deux ans plus tardl’homme en question ferait un scoreappréciable aux municipales et amor-cerait une ascension qui devait leconduire à la gloire des européennesde 1984, des législatives de 1986 etde la présidentielle de 1988. Et quiaurait pu imaginer que le candidatmalchanceux de 1981 serait choisi uncertain 21 avril 2002 par 5 millionsd’électeurs pour participer au second

tour de la présidentielle, ce qui allaitle propulser au sommet de sa carrièreet mettre par la même occasion en évi-dence les failles de la culture démo-cratique française ?

Entre Jean-Marie Le Pen et lesmédias français, c’est une étrange rela-tion de fascination-répulsion qui s’estinstaurée. A l’époque de ses premierssuccès électoraux, les professionnelsde la télévision avouaient qu’il leur étaitimpossible de rester neutres face audirigeant d’extrême droite. Ce dernieren a profité pour transformer chacunede ses apparitions en un événementexceptionnel, se faisant une place dansles médias en raison justement de cequi semblait être le contraire de la rou-

tine : un côté spectaculaire et différentde celui des autres dirigeants politiques.La répugnance des médias à son égardlui permettait d’affirmer son imaged’outsider et de passer auprès du publicpour un homme ordinaire, étrangeraux vices de la caste gouvernante.

Par ailleurs, les journalistes sonttombés les uns après les autres dansle piège consistant à considérer Le Pencomme un phénomène uniquementintéressant dans la mesure où il faitl’événement, et non du fait de sonimplantation durable dans le paysagepolitique français. Ainsi, les appari-tions du dirigeant du FN prennent laforme de manifestations subites d’unextrémisme politique invariablement

imputable à des facteurs conjoncturelset invariablement réduit à la dimen-sion d’une option marginale, inca-pable de contaminer d’autres forcespolitiques. Il suffit à cet égard de voirla facilité avec laquelle, deux moisaprès le 21 avril, on a oublié sa pré-sence au second tour sous prétexteque le score obtenu par le FN auxlégislatives était bien en deçà de ceque l’on pouvait attendre après le suc-cès inattendu de la présidentielle.

Il faudra donc attendre la pro-chaine “frayeur” – par exemple queles voix du FN soient indispensablespour former une majorité gouverne-mentale – pour que la presse daigneévoquer la place qu’occupe ce cou-rant dans le système politique de laVe République agonisante.

Aujourd’hui, Le Pen provoque ànouveau les médias, après avoir échouédans sa tentative d’être tête de listedans la région Provence-Alpes-Côted’Azur (PACA). Le rejet de sa candi-dature par le tribunal administratif[parce qu’il ne dispose pas de domici-liation fiscale en PACA] risque de l’éri-ger en victime, mais les autorités judi-ciaires ne se seraient certainement pasdonné autant de mal si les voix du FNne représentaient pas un danger trans-versal, qui menace aussi bien le scoredes socialistes que celui de l’UMP.Malheureusement, Le Pen fait de nou-veau l’événement, alors qu’il devraitêtre un sujet de préoccupation durable.

Ferran Gallego** Professeur d’histoire du fascisme àl’Université autonome de Barcelone.

f rance●

S Y M B O L E

Ingrid Betancourt, une nouvelle Jeanne d’Arc pour les FrançaisIntrigué par le phénomène, un magazinecolombien tente de comprendre pourquoi la France se mobilise comme un seul homme en faveur de la prisonnière des FARC.

Ingrid Betancourt n’est un être de chair etde sang que pour les guérilleros des Forces

armées révolutionnaires de colombie (FARC)qui la surveillent jour et nuit dans un coininconnu du territoire colombien. Pour le restedu pays, c’est un fantôme. Et, pour une par-tie de la communauté internationale, sur-tout pour la France, Ingrid est un symbole,une étoile au firmament.L’ancienne candidate à l’élection présiden-tielle a été enlevée il y a deux ans. Depuis,elle a été nommée citoyenne d’honneur de1 066 villages et villes de la planète, et28 autres ont prévu de lui accorder cette dis-tinction. Bruxelles a décidé de lui ériger unestatue. En Colombie, le phénomène IngridBetancourt rencontre l’incompréhension.

Beaucoup sont même gênés par la cam-pagne internationale pour sa libération quemènent sa mère et son ex-mari, car ils esti-ment qu’elle donne une mauvaise image deleur pays. Comment une femme politiquequi n’a séduit que 50 000 électeurs a-t-ellepu se transformer en symbole international ?En 2001, Ingrid Betancourt était perçue enColombie comme une politicienne plus pres-sée de se donner en spectacle que d’ob-tenir des résultats ou comme la “mous-quetaire” qui accusait le président del’époque, Ernesto Samper, d’avoir acceptél’argent de la mafia pour financer sa cam-pagne. Elle a écrit un livre sur le sujet, Sí,sabía [Oui, il savait], qui ne s’est venduqu’à 5 000 exemplaires. A ce moment, ellevoulait déjà écrire son autobiographie, maisaucun éditeur n’a été séduit. C’est ce quil’a poussée à publier La Rage au cœur[éd. Xo] en France, en février 2001.Dominique de Villepin, qui l’avait connuesur les bancs de Sciences-Po et était

devenu l’un de ses meilleurs amis, s’estchargé de la mettre en contact avec despersonnalités remarquées de la presse fran-çaise. Il était alors secrétaire général del’Elysée, une fonction qu’il a quittée pourle poste de ministre des Af faires étran-gères, qu’il occupe actuellement. Les re-commandations de Villepin et d’autrescontacts de haut niveau ont permis à Ingridd’être invitée à l’émission de télévision Desracines et des ailes, dans laquelle elle amontré les meilleurs aspects de sa per-sonnalité et conquis le public français.Sa parfaite maîtrise de la langue, qu’elleparle sans aucune trace d’accent, et le récitconvaincant de sa lutte solitaire contre cemonstre à mille têtes qu’est la corruptionl’ont catapultée en haut du firmamentmédiatique. Ingrid était l’incarnation par-faite de l’archétype français de l’héroïne,Jeanne d’Arc : c’était une femme, elle étaitjeune, jolie et intelligente, et elle se lançaitdans une croisade solitaire contre un sys-

tème politique corrompu, injuste et, qui plusest, machiste. Selon les propres motsd’une Française, elle était devenue la Rigo-berta Menchú des riches [Indienne du Gua-temala, R. Menchú a été lauréate du prixNobel de la paix en 1992]. “Elle nous par-lait d’une cause qui nous inspirait sansnous faire pleurer. On ne voyait pas un petitAfricain sous-alimenté, mais une femmecourageuse qui, en plus, avait un nom fran-çais”, précise-t-elle avec une certaine iro-nie. Aujourd’hui, 500 000 exemplaires deson livre ont été vendus dans le monde,dont la moitié dans l’Hexagone.Le 23 février 2002, jour où Ingrid a été enle-vée par les FARC, l’opinion française étaitencore en pleine lune de miel avec son livreet avec l’image d’héroïne qu’elle donnaitd’elle-même. Son succès l’a élevée au rangde martyre. La rapidité avec laquelle certainsFrançais se sont mobilisés pour demandersa libération n’a donc rien d’étonnant.

Semana (extraits), Bogotá

� Dessin deVeenenbos paru dans Der Standard,Vienne.

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 12 DU 4 AU 10 MARS 2004

� Intelligence“Cela ne pouvait pasdurer”, estime TheNew York Times. Laconvergence de vues“entre l’intelligentsiade gauche et legouvernement de droite” au sujet de la guerre en Irak déboucheaujourd’hui sur l’accusation de “guerre àl’intelligence” lancéecontre l’équipeRaffarin. Mais unefois les électionspassées, quand legouvernement etl’opposition aurontmesuré leurs forces,“le gouvernement et ses nouveauxadversaires vontprobablementnégocier une trêve,car ils vont continuerd’avoir besoin l’un de l’autre”,avance le quotidien.

696p12 2/03/04 17:57 Page 12

RÉPONSE LE 11 MARS AVEC LE PROCHAIN NUMÉRO

M O ( n ) D E

M O ( n ) D E

n02

Etes-vous São-Paulo ou Moscou ?

pub mode Hebdo 1/03/04 17:50 Page 3

ROYAUME-UNI

La malédiction irakienne de Tony BlairLe Premier ministre britannique ne parvient pas à se dégager de l’embrouillaminiirakien. L’affaire des écoutes onusiennes ne fait que souligner son impuissance.

THE INDEPENDENTLondres

Décidément, Tony Blairn’échappera pas auxconséquences de sonengagement en Irak. Il a

beau tenter de détourner l’attentiondes médias et du public vers un autreterrain politique, il ne cesse d’êtreramené à ce conflit. Les événementsde ces derniers jours en sont unepreuve supplémentaire. La controversesur la question irakienne avait un tempsdisparu des premières pages, et le Pre-mier ministre semblait en mesure dereprendre son souffle. Puis, brutale-ment, dans une émission de la BBCdu 26 février, son ancienne ministreClare Short, qui avait démissionné dugouvernement précisément pour causede guerre en Irak, lançait une bombeen expliquant que les services de ren-seignements britanniques avaient missur écoute le bureau onusien de KofiAnnan. De nouveau, Tony Blair seretrouvait sur la défensive.

Si ce qu’affirme Clare Short estavéré, le climat d’hystérie dans lequelvivaient Blair et son équipe avant l’in-tervention en Irak était bien plus pro-noncé qu’on ne l’imaginait. Car,comme le suggère l’ancien ministredes Affaires étrangères Robin Cookdans les colonnes du quotidienThe Independent, espionner les locauxdes Nations unies était une opérationbien inutile. N’importe quel obser-vateur, même néophyte, de la diplo-matie internationale savait qu’uneseconde résolution de l’ONU avaitpeu de chances d’être votée. Mais,plus que la polémique elle-même,c’est la façon dont l’affaire a éclaté quiest révélatrice. Elle souligne l’impor-tance prise par l’Irak dans le second

mandat de Tony Blair. A-t-il présentéles informations sur les armes de des-truction massive de Saddam Husseinde façon délibérément alarmiste ? Oùsont ces armes ? Et, maintenant, a-t-il ou non autorisé la pose de mou-chards aux Nations unies ? Enfin, laguerre était-elle ou non légale ?

TONY BLAIR A PERDU LA CONFIANCE DE SON ÉLECTORAT

Au début de son premier mandat,Blair disposait de deux avantages écra-sants. Pour commencer, il était enmesure – ce qui était exceptionnel –de dicter l’ordre du jour politique. Ilsuffisait qu’il visite des logementssociaux pour que les médias parlentde la révolution sociale enclenchée parle gouvernement. S’il faisait une appa-rition dans une école, les journauxsaluaient son réformisme en matièred’éducation. Aujourd’hui, même lors-qu’il fait des déclarations importantes,il est privé de une. Lors de sa confé-rence de presse du 26 février, il a tenu

à détailler la création d’une nouvellecommission pour l’Afrique, entrepriseambitieuse et digne d’éloge. Or on nelui a posé que deux petites questionssur l’Afrique. Le lendemain, son dis-cours sur les services publics n’a paseu droit à la couverture médiatiquequ’il méritait.

La guerre en Irak ne cesse dedominer son agenda, ce qui a sapé sondeuxième grand atout électoral : êtreen prise directe avec l’électorat. A enjuger par les sondages, les électeurs nelui font plus confiance. Il lui est doncd’autant plus difficile de maîtriserl’ordre du jour politique. Peut-êtreClare Short a-t-elle mal interprété lesactivités d’espionnage dont elle dit avoirété témoin. Mais, aussi longtemps quetant de questions sur la guerre reste-ront sans réponse,Tony Blair n’auraplus droit au bénéfice du doute. Amoins qu’il ne réponde plus ouverte-ment et plus complètement à cesquestions, il ne pourra plus espérer allerde l’avant et convaincre.

europe●

� Le scandale des écoutesaméricaines auxNations unies.Dessin d’AbibHaddad paru dansAl Hayat, Londres.

MACÉDOINE

La mort d’un président

T r istes et en colère”, titraitDnevnik, le quotidien macé-donien le plus lu, au lende-

main de la mort accidentelle du pré-sident macédonien, Boris Trajkovski.Raison de l’ire du journal : le bimo-teur Super King Air qui transportaitle président et qui s’est écrasé le26 février dernier non loin de Mos-tar affichait vingt-cinq années de volet, selon plusieurs sources, était enmauvais état technique. Mais le quo-tidien en veut également à la SFOR,la Force de stabilisation de l’OTANen Bosnie-Herzegovine, qui aurait en-travé les opérations de rechercheaprès la chute de l’avion.

Utrinski Vesnik rappelle que, “pen-dant les moments dramatiques de 2001[lors du conflit entre albanophones etmacédonophones],Trajkovski était le seulhomme d’Etat macédonien à préserverun lien constructif et salvateur avec l’UEet les Etats-Unis, alors que le Premierministre d’alors, Ljubco Georgievski,avait coupé tous les ponts avec l’Europeet le monde. Le président était le seul àfaire face au défi des accords d’Ohridet des changements constitutionnels[accordant davantage de droits à laminorité albanophone] et à la frustrationde l’opinion publique macédonienne ainsiengendrée. D’autant plus qu’il avait lesoutien inconditionnel des chefs d’Etat dela communauté internationale.”

Et le quotidien du matin de pré-venir contre les dangers qui guettentle pays. D’un côté, le fatalisme quis’empare des Macédoniens face à lagravité des événements de ces dixdernières années : l’attentat manquéet non élucidé contre le président KiroGligorov, en 1995, les conflits inter-ethniques de 2001 et la mort acci-dentelle de Boris Trajkovski. Parailleurs, “cette disparition tragiqueconfortera les forces déstabilisatrices de laMacédoine, pour lesquelles sa présencesur la carte des Balkans est un problème,et non une solution”. L’ironie du sort avoulu que l’accident se produise lejour même où une délégation macé-donienne, à Dublin, devait officiel-lement soumettre sa candidature àl’entrée dans l’Union européenne.Avec la disparition de ce protestantméthodiste et Européen convaincu,la Macédoine perd également un lob-byiste auprès des décideurs del’OTAN, dont elle veut devenirmembre. Confrontés à ces réalités,poursuit le journal, les Macédoniensde tous bords devront plus que jamaismontrer leur maturité démocratiqueet élire un nouveau président de la sta-ture de Trajkovski pour préserverl’unité du pays face aux ultras alba-nophones de l’AKSH, groupe extré-miste issu de l’ancienne UCK. “Lanouvelle élection présidentielle doit prou-ver que la Macédoine est en grande par-tie attachée à la nouvelle politique proeu-ropéenne fondée sur les accords d’Ohrid,et que les opposants à cette politique sontune catégorie marginale, incapable denous empêcher de poursuivre notre che-min vers l’Europe.” ■

■ Clare Short ne semble plus n’avoir qu’un seulbut : faire la une des journaux pour mieux bri-ser Tony Blair. Interviewée le 26 février par laBBC dans le cadre de l’émission matinale Today,l’ancienne ministre du Développement inter-national a affirmé que le Royaume-Uni espion-nait Kofi Annan. A l’autre bout de la capitale,en entendant ces déclarations, un ministre a“pratiquement explosé” en plein petit déjeuner.“C’est une trahison délibérée”, a-t-il fulminé.Pour ses anciens collègues ministres, Mme Shortest une paria. Depuis sa démission, en mai der-nier, un mois après la fin de la guerre, elle nes’est jamais privée de clamer combien M. Blairétait coupable d’avoir trompé à la fois son partiet son pays en jetant le Royaume-Uni dans uneguerre contre l’Irak. Née à Birmingham dansune famille d’Irlandais catholiques, Clare Short,

58 ans, est depuis 1983 députée travaillistede l’une des circonscriptions de sa ville natale,dans le centre de l’Angleterre. Célèbre pour soncaractère passionné, elle a toujours été consi-dérée par ceux qui la connaissent comme unecroisée du mouvement travailliste. Contraire-ment à Blair, elle aime s’attarder lors descongrès travaillistes dans des hôtels enfumésavec les fidèles du parti. Elle a été l’une despremières personnalités du parti à dénoncer les“hommes de l’ombre” du Premier ministre etl’influence démesurée qu’ils exerçaient sur lapolitique du pays. Clare Short est depuis tou-jours une proche de Gordon Brown, le charis-matique ministre des Finances. Mais sa der-nière attaque a mis fin à tout espoir de la voirrevenir à de hautes responsabilités, dans l’hy-pothèse où M. Brown succéderait à M. Blair à

l’issue des élections de 2005. Jeudi dernier,Tony Blair était pâle, les yeux rougis, lors de laconférence de presse qu’il donnait le jourmême. Il semblait mal préparé aux questionssur Clare Short, voulant recentrer le débat surl’annonce d’une nouvelle initiative sur l’Afrique.M. Blair a jugé “profondément irresponsables”les propos de Mme Short, puis a essayé de chan-ger de sujet, sans y parvenir. Une chose estsûre, Tony Blair peut être reconnaissant à ClareShort d’avoir détourné l’attention de l’autreaffaire du moment : celle impliquant KatharineGun, cette traductrice des services secrets bri-tanniques qui avait, la première, éventé l’af-faire des écoutes britanniques à l’ONU etcontre laquelle aucune charge n’a été retenuepar la justice. Colin Brown et Melissa Kite,

The Daily Telegraph, Londres

P O R T R A I T

Clare Short, la Furie de Birmingham

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 14 DU 4 AU 10 MARS 2004

696p14 2/03/04 18:59 Page 14

TYDEN (extraits)Prague

Je suis pas une merde pour men-dier du travail. Allez-vous fairefoutre !” crie un jeune hommedevant le centre communautaire

Tvoj Spis, situé à la frontière du quar-tier rom et de celui des “Blancs”, àLevoca. Le centre recueille les ins-criptions des candidats aux travauxd’utilité publique. La ville propose160 emplois pour le moment. Lesintéressés sont nombreux. Dans laqueue, devant le centre, on se bous-cule, on crie, des impatients doublent.

La réforme du gouvernement slo-vaque vient de priver les Roms d’unegrande partie de leurs allocationssociales, principale source de revenusde la communauté. “Si vous voulezvivre mieux, vous devez travailler.”Le message du gouvernement estadressé aux Roms, mais s’adresseaussi aux autres Slovaques, Hongroiset membres de minorités ethniquesqui survivaient jusqu’alors grâce à lagénérosité de l’Etat. Une partie desRoms n’a pas accepté le message.Les régions de la Slovaquie centraleet orientale – qui en comptent leplus – se sont embrasées la semainedernière. Les premiers magasins ontété pillés à Levoca, puis la révolte s’estétendue à Trebisov et Caklova, prèsde Vranov-nad-Toplou.

Mardi soir,Trebisov, la cité rom.Une descente musclée de la police, à

pays. Après la chute du régime com-muniste, en 1989, et la scission de laFédération tchécoslovaque, en 1993,le travail vint à manquer. Un taux dechômage supérieur à 20 % est mon-naie courante par ici : dans les villagesroms, il est souvent de 100 %. Les villesde Zamutov ou de Vranov-nad-Toploune font pas exception. “Auparavant,sous le régime communiste, les Roms tra-vaillaient dans les exploitations forestières,dans le nettoyage,dans le bâtiment.Quandles entreprises ont fait faillite, tous sontrestés sans emploi”, explique Jan Tan-cos, fonctionnaire de la municipalité.L’entrepreneur local,Tomas Stefan,dénonce la discrimination raciale.“Quand je négocie les commandes au télé-phone, il n’y a aucun problème.Mais,dèsque je viens me présenter, j’apprends tou-jours que quelqu’un d’autre a décroché lacommande entre-temps.” Depuis, il apris l’habitude d’envoyer sa femme,qui a l’air d’être une “Blanche”. Unegrande partie des Slovaques n’ont eneffet que mépris pour les Roms.

Mais les problèmes sont aussi ducôté de ces derniers. La formation,pour eux, n’est pas une priorité. Sousle régime communiste, les ouvrierspouvaient gagner davantage que desdiplômés de troisième cycle. Les consé-quences de cette politique sont visiblesencore aujourd’hui. Dans toute la villede Trebisov, il n’y a que six femmesroms qui possèdent un CAP. Beaucoupde Roms ont pris goût aux allocationsen abandonnant les habitudes de tra-vail. La culture rom traditionnelle, assezrigide, repose sur des relations écono-miques entièrement différentes decelles qui régissent la société majori-taire. La faïta, la grande famille rom,empêche l’enrichissement individuel.Les individus n’ont pas de motivationpour élever leur niveau de vie sachantque, au final, il faudra toujours par-tager avec la faïta. La tradition nedonne pas de chances aux individua-lités fortes : si quelqu’un parvient àéchapper à la misère, son entourage leconsidère comme un dissident, ungadjo, et il devient l’objet de moque-ries. C’est également l’une des raisonspour lesquelles les Roms slovaquesn’ont pas de représentant au Parle-ment, la politique ne leur inspirantd’ailleurs aucune confiance. De plus,les différends entre les clans et les sous-groupes ethniques empêchent toutedémarche commune.

Les manifestations annoncéespour mercredi dernier, très peu sui-vies, attestent de l’incohérence dugroupe ethnique. Mais les choses vontpeut-être changer. Selon nos infor-mations, Rudko Kawczynski, chef duCongrès national rom [mouvementde défense des Roms du mondeentier] se dirigerait vers la Slovaquie.Cet homme, très radical, est comparéaux représentants des Panthèresnoires. Des blocus d’autoroutes et depostes-frontières seraient prévuspour bientôt. Karel Vrana

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 15 DU 4 AU 10 MARS 2004

europe

� “On va dire qu’on fera grève !Mardi, on ira autravail, et les enfantsiront à l’école !”Dessin de Martin Sutovecparu dans SME,Bratislava.

rage. A l’école élémentaire du ghettose tient une réunion du comité de crise.

Le lendemain matin, des groupesde Roms affluent vers le centre-ville.La plupart se rendent chez le méde-cin, pour faire examiner leurs blessures.“Regardez comment on m’a battu !”Koloman Balogh montre un héma-tome sur son visage et une plaie sur lenez. Puis, en remontant sa chemise :“Ici, regardez les coups que j’ai reçus !”Son dos arbore d’anciennes cicatrices.La panique se répand vite dans la cité.On entend dire que la police a tiré. Queles policiers ont battu les enfants. Lesfemmes roms prennent peur.La Slovaquie orientale, avec la ville deSpis, est la région la plus pauvre du

A L L E M A G N E

Le maire de Hambourg peut dire merci à la presse SpringerLa réélection triomphale du maire chrétien-démocrate Ole von Beust n’est pas tombée du ciel. Les médias y sont pour beaucoup.

Hambourg et l’Italie se distinguent essen-tiellement sur trois points : premièrement,

l’Italie est plus ensoleillée ; deuxièmement,elle est plus grande ; et, troisièmement, elleprésente un paysage médiatique très parti-culier, bon nombre de médias se trouvantentre les mains du chef du gouvernement,Silvio Berlusconi.Sur ce dernier point, Hambourg est en train des’italianiser. Certes, tous les quotidiens han-séatiques ne sont pas aux mains de la CDUlocale. Mais leur engagement en faveur dumaire sortant, Ole von Beust, a été sans pré-cédent. La plupart des quotidiens ont mis enscène sa campagne électorale. Et ils l’ont faitavec un tel professionnalisme que l’on com-prend l’amertume des perdants. Ils auraientaimé, eux aussi, disposer d’un tel forum.Voilà pourquoi les sociaux-démocrates (SPD)et les Ver ts dénoncent la par tialité de lapresse locale – en l’occurrence, à Hambourg,celle du groupe Springer, car c’est lui qui

domine le marché des quotidiens. Et il a uséde sa situation de quasi-monopole commeaucun groupe de presse n’avait osé le fairejusqu’ici dans quelque région d’Allemagneque ce soit. La presse Springer a fait siennela campagne – et la victoire – d’Ole von Beust.Elle a construit son image, caché ses fai-blesses, passé ses erreurs sous silence, pré-senté son bilan à son avantage et laissé dansl’ombre ses concurrents.Mais quelle absurdité de dénoncer le groupeSpringer pour entorse à la liber té de lapresse ! La liberté de la presse, c’est aussila liberté de prendre parti. On peut, bien sûr,regretter que le journalisme délaisse son rôled’observateur critique pour devenir lui-mêmeacteur. On peut aussi douter de sa crédibi-lité lorsqu’il se fait agence de communica-tion pour un homme politique. Mais les lec-teurs gardent (au moins en théorie) la libertéd’acheter ou non des journaux trop partiaux.En réalité, il en va de la liberté de la pressecomme de la liberté d’opinion : ni l’une nil’autre ne doit conduire à une “positionneutre” ou à une “opinion moyenne”. Libredonc à la presse de pactiser avec un hommepolitique comme elle l’entend, y compris de

s’en faire le QG de campagne. Il y a deux ans,la presse de Hambourg n’avait pas agi autre-ment envers [le populiste] Ronald Schill : ellel’avait proclamé sauveur du monde politiqueet l’avait encensé – comme elle l’a ignorécette fois-ci. Car, si Schill était le bienvenupour mettre fin à la majorité de gauche quidirigeait la ville, aujourd’hui il ferait obstacleà une majorité absolue pour la CDU.Ce n’est pas la liberté de la presse qui esten danger à Hambourg. Ce qui pointe le nez,ce sont les dangers des grands monopoles.Car la liberté de la presse implique la diver-sité du paysage médiatique. Le SPD vientde pâtir de la concentration des médias :il devrait en tirer la leçon. En assouplissantla loi sur les cartels, comme le fait le gou-vernement, il y aura de plus en plus de situa-tions de type hambourgeois dans d’autresgrandes villes. Il se peut que le SPD espèreen tirer par ti en d’autres temps et end’autres lieux. Mais le but de la liber té dela presse n’est pas que certains partis entirent profit. Ce bénéfice-là doit revenir auxlecteurs… et à la démocratie.

Heribert Prantl, Süddeutsche Zeitung (extraits), Munich

la suite du pillage d’un magasin de larue Svermova. Quand la police vientarrêter les meneurs, la communautérefuse de les livrer ; les policiers essuientune rafale de bouteilles et de pierresavant de sortir leurs matraques et d’uti-liser un canon à eau. La police ne metvraiment pas de gants. Plus tard dansla soirée, la ville replonge dans la tran-quillité, rompue seulement par lessirènes de voitures escortant le Premierministre, Mikulas Dzurinda, venuremercier la police pour l’efficacité deson intervention. Le quartier rom estmaintenant bouclé. Les rues avoisi-nantes sont occupées par des hommesen uniforme. Des boucliers plastiquelancent des reflets dans le faible éclai-

SLOVAQU IE

La révolte des Roms contre la pauvretéMagasins pillés, mobilisation des forces de l’ordre, canons à eau. Pour protester contre la baisse de leurs allocations,les Roms ont opté pour la violence. La riposte du gouvernement n’en est pas moins agressive. Reportage.

■ CausesLes responsablesdes violences de ces derniersjours ? Les leadersroms, qui n’arriventpas à se mettred’accord entre eux ;les politiques,qui ont sous-estiméle problème ; les organismesinternationaux,qui ont financédifférents projetssans contrôle ; et, finalement,les révoltés,qui ont transgresséla loi.(Új Szó, Bratislava)

696 p15 2/03/04 19:05 Page 15

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 16 DU 4 AU 10 MARS 2004

ITALIE

Des faux euros, en veux-tu, en voilàRéputés infalsifiables, les euros sont au centre d’un juteux trafic de faux billets dans les environs de Naples. Plongée dans l’univers de la contrefaçon avec Carmine,“distributeur” de fausse monnaie.

DIARIO DELLA SETTIMANAMilan

Il se présente sous le nom de Car-mine, dit avoir 33 ans, porte uncostume impeccable et exerce lemétier insolite et encore peu

connu de “distributeur” – ou, mieux,de “vendeur” – de faux euros. “Je nesuis pas un banal faussaire ni un quel-conque escroc, dit-il, je vais chez des gensqui me connaissent et qui me contactentpour acheter une liasse de faux euros. Enfait, je vends beaucoup de faux billets pourquelques vrais euros.” Carmine travailleentre Naples et Rome. Il vend des fauxeuros à des propriétaires de boutiques,de supermarchés, mais surtout à desagences de paris et à des PMU. D’en-trée de jeu, il balaie l’idée reçue selonlaquelle les commerçants seraient lespremières victimes des faux billets debanque : “Nombre d’entre eux sont àl’origine de la mise en circulation des fauxeuros. Bien sûr, quand ils se font avoir,ils s’en plaignent, mais tous mes clientssont commerçants.Je le dis tranquillement :5 à 6 % des bénéfices des commerces queje fournis sont dus aux faux euros.” Lemécanisme est simple : les commer-çants achètent des faux billets et lesintroduisent dans le circuit en rendantla monnaie à leurs clients ou en payantleurs grossistes. Ce n’est pas difficilede glisser, dans 20 euros de monnaie,un faux billet de 10 ou de 5 euros. Lescommerçants achètent au distribu-teur des liasses de billets de valeur dif-férente, le tout pour un tarif avanta-geux : dix faux billets de 10 eurospour 20 vrais euros. Et le prix peutdescendre jusqu’à 15 vrais euros pourdeux faux billets de 50.

S’il est difficile de faire dire à Car-mine quoi que ce soit sur le réseau dedistribution qu’il gère, il s’étend volon-tiers et fièrement sur la perfection duprocessus de fabrication. “Le papiers’achète en Allemagne, on peut le com-

mander sur Internet. C’est celui qu’utili-sent les meilleures imprimeries pour l’im-pression du papier millimétré dont se ser-vent les architectes.Pour distinguer un vraibillet d’un faux, il faut examiner cinqéléments fondamentaux :1) le filigrane ;2) la bande, ou plaque holographique ;3) le fil de sécurité ;4) l’impression en reliefdu numéro et de la figure ; 5) le moded’impression recto verso ;6) la bande doréesur le verso du billet.”

PETIT PRÉCIS DE FAUSSEMONNAIE EN SIX POINTS

Passons-les donc en revue. 1) Le fili-grane, sur la partie gauche du billet,est reproduit au moyen d’un timbrede couleur grisâtre, humidifié avec unesolution acide. “On obtient ainsi un fili-grane parfaitement dessiné,bien plus facileà réaliser qu’avec les anciennes lires”,explique Carmine. 2) La bande, ouplaque holographique, a été abon-damment vantée en tant qu’élémentde sécurité difficile à falsifier. Sur unebande d’aluminium ordinaire, très fineet bien pressée, le faussaire imprimele dessin, puis colle la bande en la fai-sant soigneusement adhérer au papier-monnaie. L’effet d’arc-en-ciel encontre-jour est identique à celui d’unbillet authentique. 3) Le fil de sécu-rité, quant à lui, est un problème récur-rent. Pour les faux euros, il est repro-duit avec un papier extrêmement findont la nature est identique à celle dupapier utilisé pour la bande. Enrevanche, la valeur et le mot “euro”sont directement imprimés sur lepapier-monnaie. “C’est un travail trèsdifficile que de faire passer le fil argentédans le papier.Mais on le fait faire à desouvriers chinois du textile. Ils sont très pré-cis et très rapides et font tout à la mainavec des pincettes”, raconte Carmine.4) Le relief du numéro et de la figureest ce qu’il y a de plus difficile à repro-duire. Mais les faussaires ont trouvéla solution : une microfibre souvent

utilisée dans la confection, pour lafabrication des fermetures à scratch.La différence avec le vrai papier-mon-naie devient alors imperceptible. 5)Le mode d’impression recto verso,uniquement visible à contre-jour, uti-lise le même procédé que celui du fili-grane, à ceci près qu’il ne suffit pasd’apposer un timbre plongé dans unesolution acide : il faut le presser unenuit entière sous un poids, de manièreà reproduire le dessin mais aussi l’im-pression en relief. Pour imprimer etperfectionner l’aspect d’un millier decoupures, il faut compter de cinq àsept jours. 6) Enfin, sur les billets de10 et de 20 euros, les faussaires repro-duisent la bande dorée en se servantd’un tampon à encre dorée indélébile.

LA POLICE DÉCONTENANCÉE PAR LA QUALITÉ DES BILLETS

Les billets de banque ainsi réalisés onttoutefois une date de péremption,explique Carmine. “Au bout de quelquesmois, le relief et la couleur commencent às’estomper.” Mais distinguer, au premiercoup d’œil, un faux billet en euros fraî-chement imprimé d’un vrai est l’affairede fins connaisseurs.Les faux euros sontparfaits et, si ce qu’affirme Carmine estvrai, il faut attendre qu’ils aient changéde main d’innombrables fois avant qu’ilsne se détériorent, ce qui rend pratique-ment impossible l’identification de leurorigine. “L’avantage des euros est qu’ilsviennent tout juste d’entrer en circulation,explique Carmine. Il ne vient à l’idéede personne qu’un billet bien repassé,brillant,puisse être un faux.Par contre,avecla lire, il suffisait que le billet soit un peuplus brillant pour être aussitôt suspect.” Ilest en effet impératif, pour le circuit desfaussaires, que l’origine des billets nesoit pas décelable. Et, depuis l’intro-duction de l’euro, les forces de l’ordreont du mal à suivre les réseaux. Desréseaux qui, pour le moment, se sontdéveloppés avec l’aval, mais de façonrelativement indépendante, de lamafia locale, explique Carmine. “Sila Camorra se met à investir dans lesfaux euros, je vais devenir plus riche queBerlusconi !” s’exclame-t-il en riant.

De nos jours, un distributeurcomme lui gagne jusqu’à 15 % sur lesventes de faux euros, le reste allant auxateliers de fabrication. Pour le moment,il semble qu’il y ait peu de personnesimpliquées dans ce marché ; même lesdistributeurs sont encore peu nom-breux, ajoute Carmine, “pas plus d’unedizaine dans toute l’Italie”. Je le per-suade finalement de me donner unfaux billet de 20 euros, que j’apporteensuite à un ami banquier en luidemandant de me dire s’il est vrai oufaux. Il le scrute, le hume, le regarde àcontre-jour, le froisse entre ses doigts,puis affirme péremptoire : “C’est unvrai !” Quand je lui explique que c’estune contrefaçon, il reste bouche bée.

Roberto Saviano

europe

LA NOUVEAUTÉ

L’Allemagne recrachele noyau dur■ “Le discours que j’ai tenu en 2000à l’université Humboldt, je le tiendraisdifféremment aujourd’hui”, confieJoschka Fischer au quotidien berli-nois Berliner Zeitung. Ainsi le ministredes Affaires étrangères allemand sedémarque-t-il de son ancienne idéede “noyau dur européen” pour prô-ner “une grande Europe intégrée” quienglobe la Turquie. “Je suis plusconvaincu que jamais que l’Europedoit renforcer ses institutions et laConstitution va l’y aider, assureFischer. Mais, à l’heure de la mon-dialisation et du terrorisme, il fautpenser à l’échelle du continent. Jene partage plus la vision d’une Unionde format réduit. Il y manque ladimension stratégique.”

À L’AFFICHE

John Bruton■ Si tout va bien, ilsera l’incarnation del’Union européenneaux Etats-Unis. Néà Dublin en 1947,John Bruton a étéPremier ministre d’Ir-

lande entre 1994 et 1997 et membrede la Convention européenne. Mais,surtout, c’est un politique habile, quia conservé de très bonnes relationsoutre-Atlantique, où la communautéirlando-américaine est très influente.En le nommant d’ici à la fin de l’an-née à ce poste d’ambassadeur hau-tement stratégique, l’UE veut dans lemême temps rompre avec une tra-dition communautaire. Le temps oùle poste d’ambassadeur, fût-il àWashington, était considéré commeune préretraite lucrative pour leshauts fonctionnaires de Bruxelles estrévolu, assure le quotidien de Dublin,The Irish Times.

LE CHIFFRE

51■ Le ton monte entre Berne etBruxelles. L’enjeu ? La fiscalité del’épargne. Le problème ? La Suisseattend toujours de l’UE une “décla-ration interprétative de l’article 51 dutraité de Schengen”, garantissant quel’entraide judiciaire ne nuira pas à sonsecret bancaire. A défaut, elle serefuse à signer un accord pourtantconclu il y a un an. Cet accord étantle préalable indispensable à l’adop-tion d’une directive sur la fiscalité del’épargne qui doit entrer en vigueuren janvier 2005, l’ECOFIN chercheune issue rapide. Avant le 1er mai. Lasolution se trouve peut-être au Luxem-bourg, suggère le quotidien helvétiqueLe Temps : le grand-duché a bienréussi à concilier l’adhésion à Schen-gen et son secret bancaire.

Vivre à

25

Ellis

Ric

hard

/Cor

bis

Syg

ma

� Dessin d’IngramPinn, Royaume-Uni.

■ L’euro face au dollarLe chancelierGerhard Schröder,à l’unisson avec le Premier ministrefrançais, Jean-PierreRaffarin, a exhortéla Banque centraleeuropéenne à baisser ses tauxd’intérêt afin de faire chuterl’euro face au dollar.“Les politiquespeuvent dire ce qu’ils veulent,commente le quotidien de MunichSüddeutscheZeitung, tout le monde sait que la BCE est jalousede son indépendance.Au mieux, elle ne réagira pas ; au pire, elle fera le contraire de ce qu’il faut.Mais foncièrementle problème estailleurs – dans la réalité de l’économieaméricaine,dans le déficit de sa balancecommerciale.Et là, la BCE n’y peut rien.”

May

k

696p16 2/03/04 19:14 Page 16

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 17 DU 4 AU 10 MARS 2004

GRÈCE

Même les bébésvotent !

Dans 25 des 56 circonscrip-tions électorales du pays, lenombre d’électeurs inscrits

dépasse la population enregistrée parle dernier recensement de 2001. Dansla région de Florina, par exemple,dans le nord de la Grèce, le recen-sement de 2001 relevait 58 998 per-sonnes de tout âge. Or les listes élec-torales font apparaître 85 203 vo-tants ! Rappelons qu’en l’an 2000 lesmêmes listes ne recensaient “que”58 691 électeurs. En quelques an-nées, leur nombre aurait donc aug-menté de près de 45 %. EtonnanteFlorina ! Mais ce qui est vrai à Flo-rina l’est encore plus sur l’ensembledu pays. En effet, toujours selon lerecensement de 2001, la populationgrecque s’élevait à 10 205 148 per-sonnes, tous âges confondus. En tou-te logique, les registres électoraux au-raient dû comptabiliser un maximumde 8 millions d’adultes en âge d’ac-complir leur devoir électoral. Il fautsavoir en effet que la loi grecque ins-crit automatiquement ses citoyens surles listes électorales dès qu’ils attei-gnent l’âge de la majorité. Or, à encroire les listes électorales, ce sontquelque 9 794 594 personnes quisont appelées à voter le 7 mars. Quisont ces 1,8 million d’électeurs detrop ? Les nourrissons ? Les morts ?Les immigrés albanais ?

Après les élections de 2000, laNouvelle Démocratie – qui avait perdude peu – avait déjà soulevé le problème.La droite reprochait aux socialistes duPASOK d’avoir naturalisé à la hâte desdizaines de milliers d’immigrés et deles avoir inscrits sur les listes électo-rales afin de faire pencher la balanceélectorale en leur faveur. Un jugementavait alors innocenté le PASOK. Il s’estavéré que les immigrés naturalisés pen-dant la période contestée avaient unlien de filiation réel avec la Grèce. Celadit, ces naturalisations ne représententpas 1,8 million d’électeurs. Et mêmeen ajoutant les Grecs de l’étranger, lecompte n’y est toujours pas.

Les partis politiques assurent avoirconscience de ces “curieuses” anoma-lies. Ils disent connaître le problèmeet évoquent simplement une “excep-tion grecque”. Pour sa part, le minis-tère de l’Intérieur avance une autreexplication. En effet, explique-il, unGrec est automatiquement inscrit à samajorité sur les listes électorales deson lieu de naissance. Mais, si cettemême personne vit et travaille dansune autre région, elle sera égalementinscrite sur les listes de son lieu de rési-dence, sans qu’aucune démarche soitjamais entreprise pour corriger lesinévitables doublons. CQFD, conclutle ministère, avec satisfaction et un cer-tain soulagement… Cette explicationdemeure cependant un peu courte. Entout état de cause, l’ampleur du phé-nomène mériterait, une fois les élec-tions achevées, un examen plus rigou-reux. Peut-être découvrirait-on alorsune réalité moins… statistique.

Estia, Athènes

696p17 2/03/04 13:18 Page 17

RUSSIE

De bonnes surprises à attendre de Vladimir PoutineDepuis que le président a limogé son Premier ministre, la presse russe se perd en conjectures sur le sens de ce geste. Pour Moskovski Komsomolets, contrairement aux craintes, il annoncerait un dégel politique.

� ElectionsA deux semaines duscrutin présidentiel,fixé au 14 mars,Vladimir Poutineétait toujourscrédité de 70 % desintentions de vote,selon la fondation“Opinion publique”.Face à lui, lescandidats seréclamant del’“oppositionradicale”, lecommuniste NikolaïKharitonov, lalibérale IrinaKhakamada et lepseudo-libéral IvanRybkine, nerassembleraient pasplus de 7 % des voixà eux trois. SergueïMironov, leprésident du Conseilde la Fédération, etle jirinovskien OlegMalychkine, ne sontque des “doublures”de Poutine, selonl’expression de LiliaChevtsova dans lesIzvestia. ResteSergueï Glaziev,vedette deslégislatives dedécembre avec sonparti national-populiste Rodina,qui vise les 10 %,mais dilapide sesforces dans unebataille fratricideavec le coleader deRodina, D. Rogozine.

MOSKOVSKI KOMSOMOLETSMoscou

Le limogeage du Premierministre Mikhaïl Kassianov[le 24 février] n’était que lapremière surprise d’une

série que nous prépare Poutine. Cesquatre dernières années, nous noussommes habitués à un certain style desa part : stabilité, absence de vaguesen économie comme en politique.Mais son second mandat pourrait serévéler très différent du premier.

La plupart des dirigeants desgrandes puissances nourrissent uneobsession : la place qu’ils occuperontun jour dans l’Histoire. Boris Eltsine,par exemple, a passé son temps à rêverde sortir Lénine de son mausolée et dele faire enterrer, de façon à devenir le“fossoyeur du communisme” au senspropre comme au figuré. Il était trèspeiné quand on lui disait qu’expulserun défunt était trop mesquin pour unprésident. Bill Clinton avait un autregenre de souci : il se demandait pour-quoi aucun événement majeur ne sur-venait pendant ses mandats afin de luidonner une occasion d’acquérir l’en-vergure d’un grand homme d’Etat.Poutine ne connaît pas ce genre de pro-blème. La démarche qui lui permet-trait d’occuper une digne place dansnotre histoire est évidente : ce serait dereplacer la Russie parmi les pays lesplus puissants et les plus développés.

A peine avait-il accédé à la prési-dence qu’on l’accusait déjà de ne rienfaire, disant que toutes les réformesqu’il avait initiées ne revenaient qu’àconsolider la “verticale du pouvoir”, oun’étaient que virtuelles. Ces reprochessont en partie justifiés, mais il n’étaitpas non plus très honnête d’attendrequ’il mène des actions décisives aucours de son premier mandat. Lesvraies réformes ne se font jamais dujour au lendemain. Et Vladimir Pou-tine est arrivé au Kremlin sans êtrevraiment préparé à exercer les fonc-tions de président.

Aujourd’hui, tout a changé. Lesconditions pour un grand bond enavant sont meilleures que jamais. Pou-tine peut désormais se prévaloir dequatre années d’expérience du postesuprême. Les prix du pétrole ne ces-sent de grimper. Il n’a aucun adver-saire sur la scène politique russe. LeParlement est prêt à soutenir n’im-porte quelle proposition de l’exécu-tif. Une conjoncture aussi favorablene se rencontre qu’une fois par décen-nie, au mieux. On peut donc imagi-ner que relancer l’intérêt pour la pré-sidentielle n’ait été qu’une des raisonsde l’éviction avant terme de MikhaïlKassianov. Il est fort possible que Pou-tine ait aussi voulu de cette façonpréparer le terrain pour engager desréformes au lendemain de sa victoire.

En quoi pourraient consister cesréformes ? On voit bien l’effort tita-nesque à accomplir dans le domaine

économique : libérer la Russie de sadépendance pétrolière et récréer enfinune industrie concurrentielle sur lemarché mondial. En revanche, cequ’on ne voit pas, c’est comment réa-liser cela. On sait seulement que leprojet d’Igor Chouvalov, le vice-res-ponsable de l’administration prési-dentielle, prévoit de transformer lapolitique sociale, aujourd’hui sourcede dépenses, en “locomotive de lacroissance”.

ÉVITER UNE DÉGRADATION DE NOS RELATIONS AVEC L’UE

On peut aussi imaginer qu’outre lesréformes économiques nous pour-rions bien être les témoins, lors de cesecond mandat, d’un certain dégelpolitique. Cette idée peut semblerparadoxale aux observateurs. En effet,ces derniers mois, le Kremlin a suivila direction opposée, il n’est qu’à sesouvenir de l’arrestation de MikhaïlKhodorkovski [patron de la premièrecompagnie pétrolière russe, Ioukos,jeté en prison pour fraude fiscale,mais aussi, selon certains, victimed’un plan poutinien de dépossessiondes grands oligarques].

Mais ce n’est pas la seule nécessitépolitique à court terme qui pousse leKremlin à entreprendre des réformespolitiques. Pour tous les observateursindépendants, il est clair que la“soviétisation” de la politique russene mène nulle part. Il semblerait quele Kremlin s’en soit lui aussi renducompte. “Russie unie [le parti du pou-voir] est un ramassis de vauriens ! Dansson état actuel, ce parti ressembleau PCUS de 1984 !” Cette phrase n’apas été prononcée par Boris Nem-tsov ou Nikolaï Rybkine [opposantslibéraux], mais par un des fonction-naires les plus influents du Kremlin.

Cet habitué des coulisses du pou-voir a ensuite longuement expliquéque Russie unie allait être “rééduqué”et “civilisé”. Il a ensuite expliqué lanécessité de changements démocra-tiques de façon tout aussi étonnante :“On ne peut pas gouverner un pays enmettant les gens en prison. Personne nepeut espérer rester éternellement au pou-voir. Si nous continuons à agir de lasorte, dans dix ou vingt ans, c’est nousqui nous retrouverons derrière les bar-reaux, nous ou nos enfants !”

Bien sûr, les réformes radicalesprésentent de grands risques. Denombreuses mesures économiquesproposées à ce jour seront forcémentimpopulaires. Il sera encore plus durde procéder à des réformes poli-tiques. Poutine devra lutter contrelui-même, détruire certains élémentsdu système constitué durant son pre-mier mandat. Et ces éléments vontsans doute résister de toutes leursforces. Ainsi, la “rééducation” démo-cratique de Russie unie ne sera pasfacile. Ce parti est plutôt habitué àrééduquer les autres. La médiocra-tie des fonctionnaires sait broyer sanstarder les personnalités qui pensentautrement. Mais le prix de l’inactionest infiniment plus élevé que celui durisque. Si son second mandat res-semble au premier, il est peu pro-bable que Poutine marque l’histoirerusse de son empreinte. Qui nerisque rien n’a rien.

Mikhaïl Rostovki

Mais la logique du processuspolitique montre qu’un certain chan-gement de cap est envisageable. LaRussie actuelle dépend énormémentde l’Occident. Si nos relations avecles Etats-Unis et l’Europe venaientà se dégrader for tement, nousdevrions en payer un prix élevé. Or,en Occident, l’arrestation de Kho-dorkovski a beaucoup terni l’imagede la Russie et de son président. Sides mesures ne sont pas bientôtprises pour arranger les choses, nouscourons tout droit à une aggravationde la confrontation avec l’Occident.Le monde des affaires russe l’ad’ailleurs déjà compris. La plupartdes grosses sociétés qui travaillentavec l’Occident font désormais toutpour prouver leur attachement auxvaleurs démocratiques universelles.En témoigne l’apparition, dans laliste des membres du Comité pourdes élections équitables en 2008[fondé par le champion d’échecsGary Kasparov], du nom d’Oleg Sys-souïev, haut responsable de la plusgrande banque russe. Après la pré-sidentielle, les pouvoirs publicsdevraient s’inspirer de cet exemple.

europe

P O R T R A I T

■ En nommant au poste de Premier ministreMikhaïl Fradkov, actuel représentant pléni-potentiaire de la Russie chargé des relationsavec l’UE, Vladimir Poutine a pris tous les obser-vateurs à contre-pied. Qui aurait pu songer àce technocrate discret en poste depuis un anà Bruxelles ? Le président a souligné ses prin-cipales qualités : “Un homme honnête”, “bonadministrateur”, “fort d’une certaine expériencede la lutte contre la corruption”, autantd’atouts, d’après lui, pour réaliser le “tournantdécisif” annoncé dans son programme élec-toral et dont la réforme administrative consti-

tue la pierre de touche. “Un condensé d’éco-nomiste distingué, de diplomate raffiné et deflic”, c’est ainsi que les Izvestia résument lapersonnalité de Mikhaïl Efimovitch Fradkov, néen 1952 dans la région de Samara, diplôméde l’Institut de construction de machines-outils,et qui a effectué l’essentiel de sa carrière d’ap-paratchik au ministère du Commerce extérieurde l’URSS, puis de la Russie. En 1992, ildevient vice-ministre du Commerce extérieur eten 1997 ministre. Entre 1998 et 2000, il estministre du Commerce, puis est nommé pre-mier vice-secrétaire au Conseil de sécurité.

Entre 2001 et 2002, il dirige le service fédé-ral de la police fiscale. Si l’ensemble de lapresse rappelle ses liens “tacites” avec leKGB, elle précise qu’il est toujours resté uncivil. Elle souligne également qu’il est “mos-covite” et non issu du cercle des “Péters-bourgeois” proche de Poutine et met en avantson image avenante pour l’Occident et le rôlequ’il devra jouer dans le réchauffement desrelations avec l’Union européenne. Mais, sur-tout, les observateurs notent l’“apolitisme”et l’absence d’ambition de cet homme d’ap-pareil, qui laissera Poutine gouverner.

“Un condensé d’économiste, de diplomate et de flic”

� Dessin d’Hachfeldparu dans NeuesDeutschland,Allemagne.

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 18 DU 4 AU 10 MARS 2004

696p18 2/03/04 15:47 Page 18

PUBLICITÉ

Publicite 20/03/07 16:05 Page 56

THE WALL STREET JOURNAL EUROPEBruxelles

Après des semaines de vio-lence et à l’issue d’une ré-volte s’élargissant au fil dutourbillon étourdissant des

jours, Jean-Bertrand Aristide a fui lepays. D’où cette question, expriméeavec autant de résignation que decrainte : que va-t-il advenir mainte-nant d’Haïti ? Pour les Haïtiens, la vieavant Aristide était catastrophique.Durant son mandat, ils n’ont connuaucune amélioration. La vie après luisera-t-elle seulement moins difficile ?

Durant les journées qui ont pré-cédé sa chute, on a entendu parler del’Armée cannibale, puis de bandes vio-lentes qui se faisaient appeler les “chi-mères”, ou encore d’un Front pour lalibération de l’Artibonite, dont le nomfait référence non pas à quelque culteobscur, mais à une vallée située dansle centre du pays. Derrière ces images– que l’on croirait sorties d’un livred’Evelyn Waugh ou de GrahamGreene – se dissimulait une brutaleréalité : Haïti, une fois encore, étaiten guerre contre lui-même.

De bien des façons, les événe-ments du week-end sont les échos dupassé douloureux du pays. Un grouped’esclaves en guenilles avait eu l’au-dace de battre l’armée française avantde proclamer l’avènement d’une ré-publique indépendante en 1804. Cepassé a toujours échappé aux Haïtiensmodernes, si fiers de savoir leur nationplus ancienne que l’Italie, mais quivivent sans espoir d’amélioration ma-térielle dans le pays le plus pauvre del’hémisphère occidental.

Du début du XIXe siècle jusqu’à ladernière décennie du XXe, ce ne futqu’une succession ininterrompued’autocrates à la tête du pays.Tousavaient deux caractéristiques en com-mun : le refus d’accorder des liber-tés au peuple et la volonté, jamaisdémentie, de favoriser les intérêts

d’une élite à la peau claire. En 1986,Haïti s’ouvrit à l’expérience démo-cratique, quand Jean-Claude Duva-lier s’enfuit pour Paris. Son départdonna aux Haïtiens l’occasion dedécouvrir véritablement Jean-Ber-trand Aristide, un homme du peupleà la peau sombre. J’ai pour la premièrefois entendu parler de lui en 1985. Lecourage dont il avait fait preuve enosant dénoncer les excès de Duvalierm’impressionnait. Quiconque s’atta-quait au régime était généralementcontraint de s’exiler pour ne pas êtreassassiné. Mais les désillusions sontvenues par la suite, lorsque j’ai apprisqu’il se présentait aux élections de1990. Pour moi, il était la consciencedu pays ; son domaine, c’était lacontestation, non la reconstruction.J’avais en outre de sérieux doutes quantà la présence d’un prêtre à la prési-dence. Beaucoup se demandent pour-quoi il n’est pas parti plus tôt. Aprèstout, il ne contrôlait plus rien et nebénéficiait apparemment d’aucun sou-tien. La réponse est directement liée àla composition de l’opposition, dirigéeen grande partie par des Haïtiens à lapeau claire, ce qui a permis à Aristidede prétendre de façon rhétoriquequ’en tant qu’Haïtien à la peausombre il éprouverait des difficultésà transmettre le pouvoir à une per-sonne à la peau claire et à rendre ainsile pays aux “forces” mêmes qui ontappauvri son peuple tout au long deson histoire.

Mais, si Aristide n’est pas parvenuà faire basculer l’opinion en sa faveur,c’est d’une part du fait de son maigrebilan et d’autre part parce que ses

adversaires ne sont pas seulementissus de la base traditionnelle de lapetite élite à la peau claire. Parmi sesdétracteurs, on trouve aussi la gaucheintellectuelle, qui a joué un rôle clédans la formation du mouvementpopulaire Lavalas, qui l’a porté aupouvoir il y a quatorze ans, ainsi quedes groupes de femmes, de religieux,et des syndicats qui, une fois ras-semblés, prouvent bien que de toutesparts sa base d’origine s’est retour-née contre lui. Il suffit d’y ajouter lesgroupes qui n’ont jamais été pourlui, comme les chambres de com-merce, et l’on se retrouve avec leportrait d’un dirigeant isolé (et para-noïaque) qui savait qu’il n’en avaitplus pour longtemps.

LA CLASSE MOYENNE HAÏTIENNEDOIT REVENIR

La question fondamentale resteposée : comment résoudre les pro-blèmes structurels profonds du pays,le départ d’Aristide n’étant que le pre-mier chapitre d’une nouvelle crise ?En 1994 comme en 1915, les Etats-Unis ont cru que la solution passaitpar l’intervention militaire. Le pré-sident Bush a annoncé qu’une forcemultinationale serait rapidementdéployée afin de rétablir l’ordre. Dansle pays, beaucoup souhaiteraient quedes élections soient organisées im-médiatement. Il faut néanmoins sedemander si les gens sont prêts pourla démocratie. Ils sont sous le choc,en pleine confusion.

En fait, le moment est venu pourHaïti de considérer son histoire et dese souvenir des paroles de Toussaint

Louverture [héros de l’indépendance]avant sa déportation en France. Ilavait alors affirmé que le pays devaitassurer sa liberté en atteignant la sta-bilité économique, ce qui devait coïn-cider avec une période de transitionmenant de la liberté à l’indépendance.Pourtant, après son départ, Haïti s’estprécipitée vers son indépendance offi-cielle, sans avoir tout d’abord conso-lidé sa liberté.

Voilà pourquoi, aujourd’hui, aulendemain du départ d’Aristide, nousdevrions envisager de consacrer unepériode de un à trois ans à la mise enplace d’une base administrative et éco-nomique, ainsi qu’à celle des insti-tutions de la société civile. Seulementalors, nous serons en mesure de pro-poser de véritables élections et unevéritable démocratie. Bien sûr, cettepériode de consolidation ne se pro-duira pas par magie : les Nationsunies, travaillant avec les deux paysqui ont le plus d’influence en Haïti,les Etats-Unis et la France, doiventimposer une présence policière mas-sive dans la République. Les gen-darmes français semblent être la so-lution la plus évidente, et ce pasuniquement parce que les Américainssont déjà très engagés en Irak, d’oùune pénurie d’effectifs. Pour des rai-sons linguistiques et culturelles, lesFrançais sont mieux adaptés pourcette mission ; politiquement, ils ontbeaucoup à gagner de cette occasionde rétablir leur aura internationale, etce ne serait après tout que justice his-torique, servant de réparation pourles dommages infligés à Haïti par leblocus français au XIXe siècle.

Pour qu’enfin le pays puisse tour-ner cette page, plusieurs forces doi-vent intervenir. La communautéinternationale doit ramener la classemoyenne haïtienne non seulement àla table des négociations, mais enHaïti même. Cette classe moyennea préféré s’installer aux Etats-Unis,où elle a pu prospérer au cours destrente dernières années. C’est à cettediaspora, formée dans les meilleuresécoles américaines et canadiennes,que nous devrions demander d’aiderà sortir le pays de son cercle infernalde violence et de misère. Le gouver-nement Bush, qui veut rapidementtrouver une réponse idoine au départd’Aristide, pourrait commencer parconsulter les Haïtiens d’Amérique.

Garry Pierre-Pierre** Editeur et rédacteur en chef du HaitianTimes, hebdomadaire publié à New York.

L’avenir d’Haïti ? La France a un rôle à y jouer, plaide Garry Pierre-Pierre,rédacteur en chef de l’hebdomadaire des Haïtiens exilés aux Etats-Unis.

amériques●

Le premier chapitred’une nouvelle crise

HAÏTI Questions sur une révolution■ Après le départ du président Aristide, le 29 février, largement salué en Occident, certainesquestions demeurent. ■ Notamment sur les circonstances de sa démission et sur le rôle joué par Washington. ■ Aujourd’hui plus que jamais, la communauté internationale doit aider Haïti.

DOSSIER

■ “Coup d’Etat”“Des militairesentouraientl’aéroport, le palais,la résidence.Il y avait denombreux militairesaméricains”,a affirmé Jean-BertrandAristide à la chaîneaméricaine CNN,au lendemain de son départ.“J’appelle cela un coup d’Etat”,a-t-il poursuivi.De Bangui, la capitale de la Républiquecentrafricaine,l’ex-président a affirmé par téléphone qu’il avait “passévingt heures dansun avion américainavec des militaires”,sans savoir où il se rendait.“Heureusement,cinq ministres[centrafricains]nous ont accueillischaleureusement”,a-t-il conclu.

� Dessin deChappatte paru dans Le Temps, Genève.

� “Ne te brûle pas !”Dessin de Kal paru dans The Economist,Londres.

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 20 DU 4 AU 10 MARS 2004

696p20-21 2/03/04 15:43 Page 20

DOSSIER

FINANCIAL TIMESLondres

La crise haïtienne est unnouvel exemple de mani-pulation cynique d’un petitpays pauvre par les Etats-

Unis, les journalistes s’abstenantquant à eux de s’intéresser à la vérité.Dans le discours médiatique presqueuniversel au sujet de la révolte enHaïti, le président Jean-Bertrand Aris-tide a été présenté comme un auto-crate ayant trahi les espoirs démo-cratiques du pays et par conséquentperdu le soutien de ses anciens par-tisans. Coupable d’avoir “détourné”le résultat des urnes, il aurait refuséavec intransigeance de répondre auxinquiétudes de l’opposition. Ce quil’a contraint finalement à abandon-ner sa charge, sur l’insistance desEtats-Unis et de la France. Malheu-reusement, cette version des événe-ments est extrêmement biaisée.

L’équipe de politique étrangèredu président George W. Bush est arri-vée aux commandes avec l’intentionde renverser M. Aristide, depuis long-temps objet du mépris de puissantsconservateurs américains tels que l’an-cien sénateur Jesse Helms, qui, defaçon presque obsessionnelle, voyaiten lui le deuxième Fidel Castro desCaraïbes. Ces détracteurs ont fulminéquand le président Bill Clinton a per-mis à M. Aristide de revenir au pou-voir, en 1994, et ils ont réussi à impo-ser rapidement le retrait des troupesaméricaines, bien avant que le paysait pu être stabilisé. Pour ce qui est del’aide à la reconstruction, les marinesont laissé derrière eux une douzainede kilomètres de voies carrossables,et c’est à peu près tout. Dans le mêmetemps, la prétendue “opposition”,coterie de riches Haïtiens liés à l’an-cien régime Duvalier et d’anciensagents de la CIA (peut-être encore enactivité, d’ailleurs), s’agitait à Washing-ton pour que la Maison-Blanche fassepression sur Aristide.

En 2000, Haïti organisait des élec-tions législatives puis une présidentielle,d’une portée sans précédent. Les légis-latives ont abouti à une victoire sansambiguïté du parti de M. Aristide, laFanmi Lavalas [Famille l’Avalanche,en créole], bien que certains candidats,qui auraient dû faire face à undeuxième tour, se soient vu attribuerdes sièges. Des observateurs objectifsont déclaré qu’elles avaient dans l’en-semble été une réussite, en dépit de

certaines irrégularités. Plus tard dansl’année, M.Aristide remportait la pré-sidentielle au cours d’une campagnequi, affirment aujourd’hui les médiasaméricains, avait été “boycottée par l’op-position”. En Haïti, les ennemis d’Aris-tide ont entretenu des liens étroits avecla future équipe Bush, qui avait pré-venu le président haïtien qu’elle gèle-rait toute aide à moins, entre autres,qu’il ne s’entende avec l’oppositionpour organiser de nouvelles électionsportant sur les sièges sénatoriauxcontestés. Le bras de fer qui s’ensuivita déclenché le gel de 500 millions dedollars d’aide humanitaire d’urgencede la part des Etats-Unis, de la Banquemondiale, de la Banque interaméri-caine de développement et du Fondsmonétaire international.

QUEL A ÉTÉ LE RÔLE DE LA CIADANS LE COUP D’ÉTAT ?

Ce qu’il y a de désolant, pour ne pasdire de comique, c’est que M. Aris-tide a accepté un compromis, quel’opposition a tout simplement refusé.Le moment n’était jamais idéal pourorganiser des élections du fait, disait-elle, de problèmes de “sécurité”. Quelque soit le prétexte, les Etats-Uniscontinuaient de bloquer l’aide et l’op-position maintenait son veto à unappel à l’aide internationale. Coupéedes sources de financement bilatéralet multilatéral, l’économie haïtienneest partie en vrille.

Nous venons d’assister à uneénième répétition de ce scénario. Lemois dernier, tandis que le pays som-brait dans le chaos, les dirigeants desEtats des Caraïbes invitaient à un com-promis et à un partage des pouvoirsentre Aristide et l’opposition. Une foisencore, le président a accepté, maisl’opposition s’est contentée d’exiger

sa démission. Elle aurait même rejetéles appels au compromis du secrétaired’Etat américain, Colin Powell. Mais,plutôt que de défendre M. Aristide etde dénoncer l’intransigeance de l’op-position, la Maison-Blanche a déclaréque le président avait effectivementintérêt à démissionner.

La facilité avec laquelle les Etats-Unis viennent ainsi de faire tomberune démocratie latino-américaine deplus est suffocante. Quel a été le rôlede la CIA dans les rangs des rebellesopposés à Aristide ? Quelles sommesles institutions et agences gouverne-mentales américaines ont-elles ver-sées pour contribuer à fomenter lesoulèvement ? Pourquoi la Maison-Blanche a-t-elle abandonné la pro-position de compromis des dirigeantsrégionaux qu’elle approuvait encorequelques jours auparavant ? Autantde questions que personne ne pose.

Il est peu probable que la situa-tion évolue désormais comme elle ledevrait. Les Nations unies devraientaider au retour de M.Aristide au pou-voir pour qu’il effectue les deux ansde mandat qui lui restent, en décla-rant sans ambages que les événementsrécents ne sont qu’un coup d’Etat illé-gal. Ensuite, les Etats-Unis devraientappeler l’opposition, pour l’essentielfabriquée de toutes pièces parWashington, à mettre un terme auxviolences immédiatement et sansconditions. Enfin, le versement des500 millions de dollars d’aide, long-temps promis et toujours bloqués,devrait aussitôt commencer. Cesmesures permettraient de sauver unedémocratie mourante et d’éviter unéventuel bain de sang. Jeffrey Sachs**Directeur de The Earth Institute de l’uni-versité Columbia et conseiller spécial dusecrétaire général de l’ONU.

Bush a tout fait pour renverser Aristide, qu’il considérait comme un nouveau Castro, estime l’économisteaméricain Jeffrey Sachs.

Ne pas tomber dans le piège de Washington

■ Par son histoire, sa culture et ses indicateurs socio-éco-nomiques, Haïti ressemble davantage à un pays africain qu’àun pays latino-américain. La crise dans laquelle est plongé cetEtat s’apparente davantage à des conflits comme celui qui,au Liberia, l’an dernier, a entraîné l’intervention d’une forcede paix conduite par le Nigeria, avec le soutien des Etats-Unis,qu’aux situations d’ingouvernabilité sud-américaines, où la“rue” se soulève contre ses dirigeants. De ce point de vue,les pays d’Amérique latine paraissent observer le conflit haï-tien comme s’il avait lieu en dehors du continent, et qu’il neles concerne en aucune façon. Il faut pourtant se rappelerqu’Haïti fut le premier pays d’Amérique latine à conquérirson indépendance, il y a exactement deux cents ans.En outre, si les vingt pays qui composent l’Amérique latineont adopté cette dénomination, ils le doivent en fait à Haïti.Si cela ne tenait qu’aux dix-huit pays d’origine espagnole, onparlerait d’Amérique hispanique. En y ajoutant le Brésil, fondépar les Portugais, on devrait appeler ce continent l’Amériqueibérique. En réalité, c’est l’existence du seul pays d’originefrançaise, à savoir Haïti, qui justifie l’appellation d’Amériquelatine. Le fait que le plan de paix présenté le 26 janvier der-nier soit né d’une volonté commune des Etats-Unis, du Canadaet de la France montre l’incapacité de l’Amérique latine à par-ticiper au règlement du conflit. L’Organisation des Etats amé-ricains [OEA] n’a pas non plus joué de rôle effectif, pas plusque le CARICOM, qui réunit les treize pays des Caraïbes. Unefois de plus, l’inaction de l’Amérique latine laisse les Etats-Unis seuls maîtres du jeu.En octobre 2003, le président de la Bolivie, Sánchez deLozada, a été renversé. L’Amérique latine a critiqué le faitque le gouvernement Bush n’ait pas alloué un crédit de150 millions de dollars – la Bolivie est le pays le plus pauvred’Amérique du Sud – alors qu’une telle somme aurait par-faitement pu être déboursée par des pays comme le Brésil,l’Argentine, le Chili et la Colombie.En réalité, Haïti fait partie de l’Amérique latine par son histoire,sa géographie et sa culture, et ce qui se passe dans ce paysa bel et bien lieu sur notre continent, et non en Afrique. Enquatre ans, nous avons vu le président équatorien Mahuadcontraint à la démission, incapable qu’il était d’enrayer lacontestation des mouvements indiens soutenus par certainescomposantes de l’armée ; ensuite, le président argentin Fer-nando De la Rúa a démissionné sur fond de pillages, deconcerts de casseroles et de répression violente ; en octobredernier, ce fut le tour de la Bolivie, où le président Sánchez deLozada a cédé devant les manifestations des Indiens, des“cocaleros” et des syndicalistes, qui se sont soldées par desdizaines de morts ; aujourd’hui, c’est au tour du président Aris-tide de quitter un pays livré à l’anarchie, au bord de la guerrecivile. Haïti est le pays le plus pauvre d’Amérique latine : sonrevenu par habitant est douze fois moindre que celui duMexique et huit fois moindre que celui du MERCOSUR.Dans ce contexte, les pays d’Amérique latine devraient s’im-pliquer davantage dans le règlement des crises, surtout àun moment où la région passe relativement au second planpour les Etats-Unis. Rosendo Fraga, Nueva Mayoría, Buenos Aires

A N A L Y S E

La coupable inaction de l’Amérique latine

� Dessin de Haddad paru dans Al Hayat, Londres.

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 21 DU 4 AU 10 MARS 2004

696p20-21 2/03/04 15:43 Page 21

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 22 DU 4 AU 10 MARS 2004

� Rébellion“Les militants gays qui ont apporté1 million de voix à George W. Bush en l’an 2000 sont tellement en colère qu’ilsmettent sur pied des organisations et projettent une campagne de communicationcontre un amendementinterdisant le mariage des homosexuels,ce qui pourraitaffaiblir la campagne du président”,rapporte TheChicago Tribune.

LOS ANGELES TIMES (éditorial)Los Angeles

Tandis que le duel entreJohn Kerry et John Edwardspour décrocher l’investi-ture du Parti démocrate

fait les gros titres des journaux etmotive les électeurs anti-Bush, le pré-sident se déclare partisan d’une in-terdiction par la Constitution desmariages homosexuels – une positionqui se justifie peut-être politiquement,mais certainement pas moralementou au regard de l’Histoire. Depuisdeux cent dix-sept ans, les Américainsont proposé des milliers d’amende-ments à leur Constitution, certainsridicules ou malveillants, d’autres ins-pirés par de nobles intentions. Depuisle Bill of Rights [les dix premiersamendements, garantissant notam-ment la liberté d’expression, de reli-gion et de réunion], seuls dix-sept pro-jets ont été examinés par le Congrèset les Etats. Et aucune des mesuresadoptées – même l’insensé 18e amen-dement, qui imposa la prohibition etfut rapidement annulé – n’a introduitla discrimination et l’exclusion dansla Constitution.

ON VERRA APRÈS LES ÉLECTIONS DE NOVEMBRE

Pourtant, c’est ce que ferait unamendement interdisant le mariagegay. Nonobstant les vociférations enfaveur de cette interdiction, le projetaurait du mal à remporter la majo-rité des deux tiers requise dans lesdeux Chambres – première étapevers une ratification. Les chancesd’obtenir le feu vert de 38 Etatssur 50 sont elles aussi extrêmementminces. Si la plupart des Américainsse prononcent contre une légalisa-tion des mariages homosexuels, lesderniers sondages montrent qu’ilssont également hostiles à ce qu’uneinterdiction soit mise sur le mêmeplan que le Bill of Rights. Dans cesconditions, la déclaration de Bushne peut que constituer une réponsepolitique aux quelque 3 000 coupleshomosexuels qui ont sauté sur l’oc-casion de se marier à San Franciscolorsque le maire de cette ville a défiéla législation californienne.

Le président doit encore approuverun quelconque avant-projet d’amen-dement. Et les chefs de la majorité auSénat comme à la Chambre des repré-sentants, respectivement Bill Frist, duTennessee, et Tom DeLay, du Texas,tous deux républicains, se sont empres-sés de dire que l’amendement était siimportant qu’ils prendraient tout leurtemps.Traduction : on en reparleraaprès novembre. Lors de la précédentecampagne présidentielle – lorsqueBush faisait les yeux doux aux modé-rés et aux électeurs indécis –, le mes-sage était bien différent. Interrogé àl’époque, le candidat à la vice-prési-dence Dick Cheney, dont la fille est

lesbienne, assurait qu’il valait mieuxlaisser aux Etats le soin de régler cettequestion. Sa réponse s’inscrivait dansle droit fil de la philosophie de sonparti en matière de droits des Etats.Elle était également logique.

La loi pompeusement intitulée“loi de défense du mariage”, signéeen 1996 par le président Clinton,interdit déjà la reconnaissance auniveau fédéral des mariages entrepersonnes de même sexe et permetaux Etats de considérer commenulles les unions de ce type célébréesdans d’autres Etats. Mais la loi laissesans réponse la question du champde compétence des Etats à l’intérieurde leurs frontières. Les tribunaux nese sont pas encore penchés sur laconstitutionnalité des lois des Etats,

amériques

L’appel du président Bush àune interdiction constitution-

nelle du mariage gay oblige lescandidats démocrates à affron-ter l’un des sujets les plus ex-plosifs des dernières années. Ensoulevant une question qui toucheaux convictions profondes desélecteurs, le président joue surl’opposition aux mariages entrehomosexuels de la même ma-nière qu’en 1968 Nixon avait uséde sa “stratégie sudiste”, laquelleconsistait à apaiser l’agitationque le mouvement pour les droitsdes Noirs avait suscitée chez lesBlancs. Si l’on en juge par l’ava-lanche de louanges qu’il a reçuesde conservateurs influents, sonaction a eu un effet immédiat.“En approuvant un amendementbannissant le mariage gay au ni-veau fédéral, le président Bushjoue un rôle crucial pour la de-fense du mariage aux Etats-Unis”,a ainsi déclaré James Dobson,

le fondateur de Focus on the Fa-mily [Priorité à la famille, un mou-vement de la droite chrétienne]. De l’avis des stratèges démo-crates, l’appel de Bush est judi-cieux à court terme compte tenude l’opposition du public à unelégalisation des mariages entrehomosexuels, mais il n’est passans risque pour un candidat quise targue d’être un “conserva-teur compatissant” doté d’ungrand pouvoir de cohésion. Ce-pendant, les premiers à pâtir deson action seront les démocrateset le candidat qu’ils s’apprêtentà choisir, John Kerry. Sénateurd’un Etat qui se trouve au cœurmême de la lutte pour les ma-riages gays, le Massachusetts,Kerry risque en effet d’être pré-senté comme “encore un de ceslibéraux de gauche de la côteEst” ! Alors que Bush est en trainde soulever une question quipourrait lui rapporter un grand

nombre de voix modérées, Kerrydoit se montrer suffisammenthabile pour rallier ces mêmes voixsans perdre une base qui com-prend des millions d’électeursfavorables à la légalisation desmariages entre homosexuels.Figurant parmi les 14 sénateurs[sur 100] qui ont voté contre laloi de défense du mariage adop-tée sous Clinton, Kerry marchesur des œufs quand il réitère sonopposition au mariage gay touten accusant le président de“chercher à semer la discorde entouchant à la Constitution desEtats-Unis à des fins politiques”.Le problème majeur pour les dé-mocrates sera de maintenir l’éco-nomie et la guerre au centre dudébat, et de ne pas laisser Bushtransformer la campagne en unebataille sur une question de so-ciété où toutes les chances se-raient contre eux. Peter Wallsten,

The Miami Herald, Miami

� What ? Notsticking Around for the Reception ?“Ben alors,les démocrates,vous restez pas pour la réception ?”Dessin de Jeff Danziger,Etats-Unis.

ÉTATS-UNIS

Nader, candidatsans influence

Aforce d’apparaître commecelui qui compromet leschances des démocrates de

battre George W. Bush, Ralph Naderpourrait être une force politiquemoins importante qu’en l’an 2000.L’annonce de sa candidature a mis lagauche en émoi. De nombreux dé-mocrates lui imputent la défaite d’AlGore il y a quatre ans. “Il serait dom-mage qu’on retienne surtout de luiqu’il nous a coûté huit années de pré-sidence Bush”, a lancé Terry McAu-liffe, le président du comité natio-nal démocrate.

En 2000, Nader se battait sousles couleurs des Verts, et il remportamoins de 3 % des suffrages. Mais sespartisans, plus à gauche que l’en-semble des électeurs, auraient pufaire la différence dans deux Etatsqu’Al Gore a perdus d’un souffle, laFloride et le New Hampshire, quiont apporté 29 grands électeurs àBush. Selon les politologues, Naderva rencontrer plusieurs difficultéscette année…

Alors que, pour de nombreuxdétracteurs de Bush, la priorité est debattre le président sortant, StuartRothenberg, l’éditeur du RothenbergPolitical Report, ne pense pas “qu’unseul d’entre eux voudrait gaspiller sonbulletin de vote”. De plus, selon unsondage réalisé auprès d’électeurs, en2000, de nombreux votants degauche mécontents des prises deposition de Gore ont soutenu Nader.Or, cette année, les deux grands par-tis ont bien marqué leurs différencessur des questions qui vont de la poli-tique étrangère à la fiscalité, en pas-sant par l’environnement. “Le discoursdémocrate se situe nettement plus àgauche”, constate Charles Cook, édi-teur du Cook Political Report.“Je nepense pas qu’avec le message des démo-crates Nader ait encore grand-chose àdire.” Enfin, contrairement au scru-tin de 2000, Nader n’a pas reçu l’in-vestiture des Verts, qui lui aurait per-mis de se présenter dans 23 Etats.Pour valider sa candidature à l’échellenationale, ses partisans vont devoirréunir plus de 1 million de signatures– et se heurter à d’inévitables obs-tacles juridiques.

Il fut un temps où la gauche avaitfait de Ralph Nader son héros parcequ’il était le champion des droits desconsommateurs, de la protection del’environnement et de la réforme dufinancement des campagnes électo-rales. “Sa haute opinion de lui-même aencore une fois primé sur toute autreconsidération”, déplore Deb Calall-han, de la League of ConservationVoters. Pourtant, la rédaction de larevue de gauche The Nation avaitappelé Nader à ne pas se présenter.“L’écrasante majorité des électeurs quiont des valeurs progressistes… s’est fixéun seul objectif : battre Bush”, écrivaitThe Nation fin janvier. “Toute candi-dature qui risque de détourner de cetobjectif sera condamnée.”

Kathy Kiely, USA Today, New York

ÉTATS-UNIS

Mariage gay : la Constitution ne sera pas amendéeLes homosexuels américains peuvent se rassurer : l’Histoire montre qu’une interdictiondu mariage gay est très improbable. La manœuvre de George Bush est purement électorale.

comme celle de la Californie, quidéfinissent le mariage comme l’unionentre un homme et une femme.

Notre système fédéral considèreles Etats comme des laboratoires pourdes sujets qui, comme le mariage, onttoujours été de leur ressort. Le Mas-sachusetts devrait bientôt autoriserle mariage homosexuel, et l’Ohio l’in-terdire. Mais Bush a agité ses épou-vantails habituels – les “juges mili-tants” et les fonctionnaires dévoyés –pour créer une crise constitutionnelleque les Américains, d’après lui, nepourront résoudre que par un amen-dement à la Constitution. Mais il n’ya pas de crise, seulement un prési-dent enclin à diviser un pays autre-ment plus préoccupé par la guerreet le chômage. ■

P R É S I D E N T I E L L E

Un mauvais coup pour les démocrates

Car

toon

ists

& W

riter

s S

yndi

cate

696p22 2/03/04 14:52 Page 22

THE CHRISTIAN SCIENCE MONITORBoston

Le Sierra Club – la premièreorganisation écologiste amé-ricaine, avec 750 000 mem-bres – est la cible d’une

OPA hostile. Une nébuleuse de défen-seurs des droits des animaux et degroupes anti-immigrants cherche àprendre le contrôle de cette organisa-tion et à en changer la philosophie etl’orientation. Sa méthode : faire élireses propres candidats au conseil d’ad-ministration de l’association. Ils occu-pent déjà plusieurs sièges et entendenten rafler plusieurs autres. Le débatconcerne deux questions fondamen-tales aux yeux des militants écologistes.

Premièrement, il s’agit de savoir sila croissance démographique (laquelle,aux Etats-Unis, passe essentiellementpar l’immigration) est un facteurimportant de la dégradation de l’en-vironnement, car qui dit surcroît depopulation dit pollution accrue et plusgrande consommation de ressourcesnaturelles. Certains affirment que lagénéreuse politique d’immigrationaméricaine fonctionne comme unesoupape de sécurité pour les pays àforte population, incitant ces derniersà négliger leurs problèmes d’environ-nement et ne faisant qu’ajouter auxproblèmes des Etats-Unis.

Pour de nombreux militants éco-logistes, cependant, le Sierra Club n’apas intérêt à prendre position contrel’immigration, notamment parce quecela risquerait de dissuader d’autresprogressistes d’adhérer au mouvementou de le financer. Et beaucoup esti-ment que les organisations écologistes

sont devenues trop élitistes et qu’ellessont coupées des plus démunis, dontbeaucoup sont des immigrés.

En second lieu, il s’agit de savoirsi les droits des animaux – sauvagesou domestiqués – sont aussi impor-tants que la préservation de la nature.Répondre à cette question par l’affir-mative reviendrait à s’aliéner les asso-ciations de pêcheurs et de chasseurs,souvent alliées aux écologistes sur desthèmes comme la préservation desforêts et des marais.

Le débat le plus explosif est deloin celui sur l’immigration, et ils’étend au-delà d’un cercle d’idéalistesbien intentionnés.

Les leaders du courant anti-immi-gration sont principalement des figuresde l’establishment – un ancien gou-verneur du Colorado, l’ex-directeur dela Fondation Black Caucus, le groupede représentants noirs au Congrès et

des professeurs d’université venus detout le pays. Paul Watson, cofondateurde Greenpeace, président de la SeaShepherd Conservation Society [Asso-ciation de lutte contre la pêche à labaleine] et partisan d’une croissancedémographique zéro, a obtenu suffi-samment d’appuis au sein du SierraClub pour être élu l’année dernière auconseil d’administration. Deux autresmalthusiens ont suivi.

Mais des extrémistes de la causeanti-immigration, y compris des for-mations connues pour leurs philo-sophies racistes, sont entrées dans ladanse, appelant leurs partisans àenvoyer des chèques de 25 dollars afinde devenir adhérents et donc de pou-voir voter pour les candidats anti-immigration. Pour Morris Dees, avo-cat des droits civiques, on assiste à une“écologisation de la haine”. Dans unelettre adressée à l’actuel conseil d’ad-ministration du Sierra Club,13 anciens présidents de cette orga-nisation se sont dits “très préoccupéspar l’avenir et la viabilité du club”.

Si l’on tient compte à la fois de lanatalité et de l’immigration, les Etats-Unis ont le plus fort taux de croissancedémographique de tous les pays déve-loppés. Chaque année, les Etats-Unisaccueillent 1 million d’immigrantslégaux, auxquels viennent s’ajouterquelque 700 000 immigrants illégaux.A ce rythme, selon l’US CensusBureau [équivalent de l’INSEE], lapopulation américaine pourrait dou-bler d’ici à la fin du siècle – et près de70 % de cette croissance seraient impu-tables aux immigrants. Certainsmembres du Sierra Club ont poussél’organisation à prendre position sur

l’immigration ; d’autres estimentqu’elle devrait rester neutre.

Depuis sa fondation, en 1892, leSierra Club s’est caractérisé par sastructure démocratique à tous les éche-lons. Ce qui peut se traduire par uneefficacité dans les prises de décision,mais peut également aboutir à des que-relles internes sur la politique à suivre.

A l’heure actuelle, les membres sesont scindés sur la question de l’im-migration. Que ce soit sur des sites webspécifiques, dans des articles, dans lecourrier des lecteurs de certains jour-naux ou encore dans les e-mailsenvoyés aux membres, les deux partiess’accusent mutuellement de manipu-ler le vote du conseil au mépris del’éthique, voire de la légalité – lequelvote doit avoir lieu tout au long dumois de mars et jusqu’à la mi-avril.

Récemment, trois “candidats indé-pendants à sensibilité réformiste”, commeils se désignent eux-mêmes, ont atta-qué en justice le président du SierraClub, Larry Fahn, son directeur, CarlPope, et d’autres membres de la “vieillegarde” directoriale, les accusant d’abusde pouvoir pour avoir influencé l’élec-tion. “Je n’exagère pas en vous disantque leurs tentatives de diaboliser certainsdirecteurs et candidats me rappellent lemaccarthysme”, confie pour sa part BenZuckerman, physicien de UCLA[l’Université de Californie à LosAngeles] et membre de longue date duSierra Club. Partisan de mesures anti-immigration, Zuckerman a été élu auconseil il y a deux ans. Il n’a échappéà aucun des deux camps que JohnMuir, le fondateur du Sierra Club,était lui-même un immigrant d’origineécossaise. Brad Knickerbocker

ÉTATS-UNIS

L’immigration, pomme de discorde chez les écolosLe Sierra Club, l’organisation écologiste la plus influente du pays, fait l’objet d’une étrange OPA : militants anti-immigrants et défenseurs des droits des animaux tentent d’en prendre le contrôle. Explications.

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 23 DU 4 AU 10 MARS 2004

amériques

THE CHRISTIAN SCIENCE MONITORBoston

P etit test : comment s’appellele Premier ministre du Ca-nada ? quelle est la taille dela population de ce pays par

rapport à celle des Etats-Unis ? quiconsomme le plus de doughnuts, lesCanadiens ou les Américains ? Si vousavez répondu dans l’ordre : Paul Mar-tin, dix fois moins importante, et lesCanadiens, félicitations, vous avezgagné. Mais la plupart des Américainsne feraient probablement pas aussibien. Ils en savent en général plus surle Royaume-Uni et l’Europe en géné-ral que sur leur voisin du Nord, qui estpourtant le plus grand partenaire com-mercial des Etats-Unis, son plus grandfournisseur de pétrole et son plusféroce rival en hockey sur glace.

Depuis les années 70, certainesuniversités proposent des coursd’“études canadiennes” qui éclairentles étudiants sur le système politiquedu pays, son histoire, son économie, sasociété, etc. Ces cours ont un peu amé-lioré la situation. Mais une crisemenace aujourd’hui : les professeursrecrutés à l’époque partent à la retraiteet ne sont pas remplacés. Nous ris-quons donc bien de continuer à toutignorer de cet Etat avec lequel nousavons une frontière.

Deux professeurs prévoyants s’ef-forcent d’éviter la disparition de leurspécialité.André Senecal, directeur dudépartement de civilisation canadiennede l’Université du Vermont (UVM), etChristopher Kirkey, directeur du Cen-ter for the Study of Canada de l’uni-versité d’Etat de Plattsburgh [tout aunord de l’Etat de New York, à une

heure de Montréal], ont mis sur piedle “Project Connect” dans le but degarantir l’enseignement de la civilisa-tion canadienne dans les établissementsd’enseignement supérieur. Dans unmonde parfait, disent-ils, ces coursseraient aussi étoffés dans toutes lesuniversités américaines qu’ils le sont àl’UVM ou à Plattsburgh. Mais, dansla mesure où, selon M. Kirkey, seuls55 établissements proposent actuelle-ment ces cours et 10 d’entre eux seu-lement en font une matière principaleou secondaire (ce n’est qu’une optionailleurs), ce n’est pas pour aujourd’hui.

“Les cours de civilisation étrangèreconnaissent un regain depuis les attentatsdu 11 septembre 2001, mais le Canadan’est pas aussi prestigieux que la Chineou la Russie, explique M. Senecal. Deplus, les Américains sont élevés dans l’idéeque le Canada,c’est quelque part en haut,

mais qu’on n’a pas à y penser et certai-nement pas besoin de l’étudier.”

Les étudiants qui assistent à cescours sont parfois surpris par ce qu’ilsapprennent. Pour commencer, nom-bre d’entre eux doivent se faire à l’idéeque le Canada n’est pas “simplementune prolongation des Etats-Unis mais unpays étranger possédant des valeurs cul-turelles différentes des nôtres”, expliqueRaymond Pelletier, directeur associédu centre américano-canadien del’université du Maine. JulianneMcGuire, étudiante de première annéeà l’université d’Etat de Bridgewater, aété frappée par les différences qu’ellea découvertes : “Je ne savais pas du toutque leur système politique était aussi dif-férent du nôtre, et que le Québec tentait dese séparer du reste du pays.Je ne peux pasimaginer que ce genre de chose puisse arri-ver aux Etats-Unis.” Jennifer Wolcott

AMÉRIQUE DU NORD

Après Mars, les Américains découvriront-ils le Canada ?Même dans les universités, le voisin du Nord ne suscite plus guère d’intérêt.

� Dessin de Mike Peters paru dans le Dayton DailyNews,Etats-Unis.

696p23 2/03/04 14:46 Page 23

� InitiativeLe Kashmir StudyGroup est l’un desgroupes d’étudesaméricain qui a le plus d’influencesur la politiqueétrangère des Etats-Unis. Fondépar MohammadFarooq Kathwari, unimmigré pakistanaiset cachemiri,il est à l’origine de la plupart desavancées actuellesdans la région.C’est à la suite de l’assassinat de son fils dans sonpays natal, au débutdes années 90,que Kathwari a décidé de chercherune solution au conflit en suivanttrois principes clés :l’égalité de traitement entreles protagonistes,l’écoute de l’autreet le dialogue.Selon lui,“si l’on veutrésoudre la questiondu Cachemire,il faudra absolumenttrouver une solutionaux problèmeséconomiques de la région”.

ASIA TIMES ONLINEHong Kong

DE KARACHI

Les négociations entre lePakistan et l’Inde, qui sesont déroulées à Islamabaddu 16 au 18 février dernier,

cachent sous bien des aspects le tra-vail en amont qu’effectue Washingtondepuis des années. Les Etats-Unis, deplus en plus actifs dans le sous-conti-nent, ont exercé des pressions consi-dérables sur les gouvernements deNew Delhi et d’Islamabad. Leur rôlea été particulièrement sensible à deuxreprises, lors de des affrontements deKargil, en 1999, et après l’attentat deterroristes pakistanais contre le Parle-ment indien, en décembre 2001. Dansles deux cas, c’est une interventionsans détour de la Maison-Blanche quia empêché les deux pays d’entrer enguerre après avoir massé près de unmillion d’hommes de part et d’autrede leur frontière commune.

Cette diplomatie américaine del’ombre, également appelée “secondevoie”, a contribué à désamorcer plu-sieurs crises jusqu’à aujourd’hui. Legouvernement américain et ses thinktanks, comme le Kashmir Study Group,cherchent avant tout, avec cette poli-tique, à stabiliser les zones où sévissentles militants islamiques, qu’ils consi-dèrent justement comme la menace laplus immédiate au Cachemire. Parailleurs, cette ingérence s’explique parla crainte de voir un mouvement anti-américain s’installer comme les tali-bans en Afghanistan. Favoriser uneévolution de la situation au Cachemire,point le plus sensible de la région, estégalement dans l’intérêt stratégiqueimmédiat des Etats-Unis, car ils pour-raient alors influencer l’échiquier poli-tique local, dominé par l’Inde, le Pakis-tan et la Chine. Dans une large mesure,les Américains persévèrent avec cettestratégie et ont réussi à faire asseoirNew Delhi et Islamabad à la table desnégociations avant que ne commencele grand marchandage pour aboutirà une solution.

Cette seconde voie diplomatiquea démarré vers le milieu des années 90,lors du second mandat du Premierministre pakistanais Nawaz Sharif[renversé par l’actuel dirigeant, PervezMusharraf, le 12 octobre 1999]. Al’époque, des spécialistes américainss’étaient rendus dans la région etavaient rencontré des représentants desdeux pays. Parmi eux, ils avaient sélec-tionné 125 Indiens et 75 Pakistanais,et leur avaient demandé de soumettredes suggestions, qui avaient ensuiteservi à l’élaboration d’un documentintitulé Sur les voies de la paix. Trèslargement diffusé, ce texte avait étéamendé, puis republié sous le titre LaVoie à suivre, et présenté au Premier

ministre de l’époque, Nawaz Sharif,et à son homologue indien,Atal BihariVajpayee, encore au pouvoir aujour-d’hui. A partir de cette date, les deuxpays ont pris conscience de l’impor-tance de cette nouvelle forme dediplomatie et ont adopté une attitudeplus ouverte au niveau officiel. AinsiAnwar Zahid, secrétaire principal deNawaz Sharif, et R. K. Mishra [unjournaliste discret proche du pouvoir],pour la partie indienne, ont-ils alorsété désignés pour lancer plusieurs pro-positions et hypothèses en vue d’unesolution au Cachemire.

UNE FORMULE POUR UNE NOUVELLE PARTITION

Niaz A. Naik, ancien ministre desAffaires étrangères du Pakistan, quia remplacé Zahid à la mort de celui-ci [en 1999], a souvent cité l’exemplede l’Europe, où les rivières et les mon-tagnes peuvent servir de démarcationfrontalière dans les cas litigieux, et aproposé la même solution pour leCachemire. Pour aller à l’encontre decette idée, certaines personnes ont éla-boré la “formule Chenab” [très contes-tée par l’Inde], qui verrait la régionmorcelée en fonction de l’apparte-nance religieuse de la population.Solution qui, apparemment, a la faveurdu président pakistanais, le généralMusharraf, mais pas du Premierministre indien,Vajpayee. La rivièreChenab, qui sépare la vallée du Cache-mire, majoritairement musulmane, desmontagnes du Jammu, zone princi-palement hindoue, servirait de fron-tière entre les deux voisins. La région,actuellement sous administrationindienne et pakistanaise, serait parta-gée : les zones à majorité musulmanepourraient intégrer le Pakistan, tandisque les zones à majorité hindoue etbouddhiste resteraient sous contrôleindien. Si ce plan était mis en œuvre,le Pakistan, outre les districts qu’ildomine déjà, obtiendrait la mainmisesur l’essentiel du Cachemire, dont lacapitale Srinagar. Quant à l’Inde, elleconserverait la majeure partie de la

région du Jammu, ainsi que le Ladakhet des régions adjacentes. Pour l’heure,l’Inde détient 45 % de la zone liti-gieuse, le Pakistan 33 %, le resteappartenant à la Chine.

Dans un rapport récent, “Nou-velles priorités en Asie du Sud : lapolitique américaine vis-à-vis de l’Inde,du Pakistan et de l’Afghanistan”, desconsultants américains ont livré leursconseils sur l’attitude à suivre parWashington. Publié à la fin de 2003,ce document est le fruit de deux ansde travail sous le patronage du Conseildes relations internationales et de l’AsiaSociety de New York. “Compte tenu desdangers inhérents à la rivalité indo-pakis-tanaise latente, les Etats-Unis devraientse montrer plus actifs dans la recherched’une solution pour permettre à ces deuxpuissances nucléaires ennemies de gérerleur différend,y compris sur la question duCachemire”, peut-on y lire. “De plus,enprenant en considération les risques de pro-lifération nucléaire en Asie du Sud, l’exé-cutif devrait s’efforcer de trouver un moyend’intégrer les Etats nucléaires que sontl’Inde et le Pakistan dans le cadre inter-national de la non-prolifération. Dans lemême temps, il devrait veiller à garantirun meilleur contrôle des fuites éventuellesde technologie et de matériel nucléairesensible”, continue le rapport.

Naik et Mishra sont toujours auxcommandes et défendent la secondevoie élaborée par la puissance améri-caine. La proposition de Naik de cal-quer les lignes de démarcation sur lesmontagnes et les rivières est encore àl’étude, mais on s’oriente davantagevers une séparation sur une base pure-ment géographique. Les discussionsse sont depuis peu concentrées surune formule envisageant un transfertde population dans l’éventualité d’unedivision géographique. Alors que lesnégociations de février à Islamabadsont closes, les discussions se pour-suivent encore, et c’est d’elles queviendra tout véritable progrès, à l’abrides caméras et de l’attention desmédias du monde entier.

Syed Saleem Shahzad

asie ●

INDE – PAKISTAN

Diplomatie de l’ombre au CachemireLe récent rapprochement entre Islamabad et New Delhi doit beaucoup aux efforts en coulisse de Washington et à sa seconde voie diplomatique.

NUCLÉAIRE

Séoul déçu parPyongyang etWashington

La deuxième réunion à six surle programme nucléaire de laCorée du Nord [qui s’est te-

nue du 25 au 28 février dernier à Pé-kin et à laquelle participaient les deuxCorées, la Chine, les Etats-Unis, le Ja-pon et la Russie] n’a pas réussi plusque la précédente à rapprocher lesdeux principaux protagonistes, Pyon-gyang et Washington.Toutefois, lespays participants se sont donné la mu-tuelle assurance de poursuivre les né-gociations. Le fait qu’ils sont conve-nus de se retrouver d’ici en juin pro-chain et de mettre en place un groupede travail préparatoire est en effet en-courageant, d’autant que la premièreréunion [en août 2003] s’était termi-née sans aucune promesse de ce type.Les interlocuteurs ont sans aucundoute voulu afficher leur volonté demettre fin à l’actuelle crise.

Néanmoins, les difficultés demeu-rent. Les points les plus sensibles,comme le programme sur l’uraniumhautement enrichi (HEU) ou les com-pensations au gel du programmenucléaire, n’ont pas suscité d’accord,contrairement à ce qu’avait laisséespérer, le premier jour de la réunion,l’attitude plus souple des représen-tants nord-coréens et américains. Leprogramme sur le HEU a constituéjusqu’à la fin le prétexte à une viru-lente polémique. La Corée du Nord,soulevant le problème du champ d’ap-plication du gel ou du démantèle-ment, prétendait qu’un programmenucléaire civil ne pouvait pas fairel’objet d’un démantèlement. “Le résul-tat le plus positif a été que les deux paysont constaté l’importance de leurs diver-gences.”Telle a été la conclusion para-doxale de Kim Kye-gwan, le chef dela délégation nord-coréenne.

Confrontés à de telles divergences,les efforts de Séoul et de Pékin se sontrévélés inefficaces. Pour sauver lesnégociations sur la question de l’ura-nium, les deux gouvernements ontproposé à Pyongyang “une aide éner-gétique en échange d’une déclaration surle gel de tout le nucléaire”, aide àlaquelle la Russie participerait. Maiscette proposition s’est heurtée à ladouble opposition de Pyongyang etde Washington.Avant la réunion, l’ob-jectif du gouvernement sud-coréenétait d’arriver à un premier accord :la déclaration du gel du nucléaire enCorée du Nord en échange d’unegarantie sur sa sécurité formulée parles pays participants. Il avait donc debonnes raisons d’être déçu par l’ab-sence de résultat concret à l’issue dela rencontre. Les six participants doi-vent préparer les prochains pourpar-lers à travers un groupe de travail quidevra discuter de mesures concrètesconcernant la sécurité, les sanctionséconomiques et la politique améri-caine vis-à-vis de la Corée du Nord.

Kim Jong-gon,Hankook Ilbo, Séoul

� Dessin d’Arcadio,Costa Rica.

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 24 DU 4 AU 10 MARS 2004

696p24 2/03/04 15:22 Page 24

JAPON

L’assiette des Nippons moins bien garnieVache folle, grippe aviaire… La sécurité alimentaire préoccupe les Japonais. Du fait de l’interdiction de produits suspects, les habitudes culinaires changent.

� Sondage76 % des Japonaisse disent inquietspour leur sécuritéalimentaire et seulement 4 %d’entre euxn’éprouvent aucunsouci à ce sujet.C’est ce qu’établitun sondage réaliséà la fin du mois defévrier par l’AsahiShimbun. D’après la même enquête,80 % des personnesinterrogées sedéclarent favorablesà l’attitude du gouvernement,qui exige desAméricains la miseen place d’unsystème de contrôleaussi strict quecelui du Japon pourla filière bovine.

NIHON KEIZAI SHIMBUNTokyo

L’alimentation des Japonaisest mise en péril. Face àl’encéphalopathie spongi-forme bovine (ESB) et à la

grippe aviaire, les entreprises sontcontraintes de supporter de lourdescharges afin de garantir la sécurité ali-mentaire. De leur côté, les consom-mateurs comme le gouvernement nesavent plus quels sont les bons cri-tères pour garantir cette sécurité.L’interdiction successive des impor-tations des viandes de bœuf [améri-cain] et de poulet [américain et sud-est asiatique] a mis à nouveau enévidence les problèmes de la mondia-lisation de notre alimentation.

Le 10 février à l’aube, un camionchargé de viande bovine destinée à lapréparation de gyudon [bol de riz avecdes tranches de bœuf] effectuait sadernière livraison à l’un des restaurantsde la chaîne Yoshinoya, à Tokyo. Lelendemain, ce plat bon marché[2,50 euros] et populaire allait dispa-raître de la carte. Un mois et demiaprès l’arrêt des importations de bœufaméricain, les stocks de viande de lachaîne, qui reposaient principalementsur la production américaine, étaientépuisés sans qu’aucune solution deremplacement n’ait été trouvée.Pendant la journée du 10, unequinzaine de succursales de province,assaillies par les clients, se sont viteretrouvées à court de marchandises.Les quelque 980 établissements de lachaîne Yoshinoya fonctionnent désor-mais avec de nouveaux plats, auxquelsleur clientèle n’est pas du tout habituée.

ENTRE SÉCURITÉ ET BÉNÉFICES,LE TÂTONNEMENT CONTINUE

“Nous n’envisageons plus de reprendre lesimportations de bœuf américain”, affirmele PDG, Shuji Abe, catégorique. Grâceà une gestion efficace fondée sur unplat unique, le gyudon, préparé uni-quement avec de la viande américainebon marché,Yoshinoya a réalisé depuislongtemps un taux de bénéfice d’ex-ploitation supérieur à 16 % chaqueannée. Mais, désormais, le “modèleYoshinoya” n’a plus cours. L’achat denouveaux appareils pour la cuisine, ledésarroi des magasins franchisés, etc. :les dommages sont considérables.

Toutefois,Yoshinoya, qui menaitune telle politique risquée, représenteen réalité un cas particulier. Depuis ladécouverte du premier cas d’ESB auJapon, en septembre 2001, la plupartdes fabricants de produits agroali-mentaires et des distributeurs se sontengagés dans la diversification des four-nisseurs en vue d’avoir de multiples“soupapes de sécurité” et de mettre enplace un processus de traçabilité. Lachaîne de supermarchés Aeon vendainsi de la viande bovine de quatre pro-venances différentes : japonaise, amé-ricaine, australienne et du bœuf por-

tant son propre label “Tasmania Beef”,élevé dans sa propre ferme enTasmanie. La production de cetteviande, certifiée par un organisme indé-pendant suisse qui garantit sa qualité,est en perpétuelle augmentation depuisquelques années. Dernièrement, lachaîne en a importé 100 tonnes enurgence pour remplacer la viandebovine américaine retirée des étalages.

Le problème est de savoir dansquelle mesure les entreprises peuventsupporter le coût de la sécurité ali-mentaire dans un contexte de guerredes prix. En septembre 2003 [avant ladécouverte du premier cas américainde “vache folle”], Ito Ham a introduitun système de traçabilité, semblable àcelui de ses produits fabriqués auJapon, portant sur environ 10 % de laviande de bœuf qu’il importe de sesfermes australiennes et néo-zélan-daises. L’interdiction frappant lesimportations de viande bovine desEtats-Unis est donc une bonne occa-

sion de mesurer les effets de la répar-tition des risques, mais Ito Ham hésiteencore à élargir le système. Car, sijamais l’embargo sur les importationsaméricaines est rapidement levé, cesnouveaux investissements évalués à1 milliard de yens ne serviront à rienet risquent de peser sur les bénéfices.Au lieu de se lancer dans des dépensessupplémentaires, Ito Ham a plaidé àla fin de l’an dernier pour une levéerapide de l’embargo.

“Le contrôle centralisé des poissonset des animaux, de la naissance à la finde l’élevage, y compris leur nourriture,garantit la sécurité et, par conséquent,renforce la compétitivité”, affirme lePDG de Nippon Suisan, NaoyaKakizoe. Aussi bien pour l’élevagequ’il possède au Japon que pour ceuxde l’étranger, Nippon Suisan met aupoint et produit lui-même de la nour-riture qui a notamment pour effet deréduire le nombre de morts parmaladie parasitaire. Les poissons quisont élevés par la société sont trèsappréciés sur le marché et illustrentbien le fait que les investissementsvisant à garantir la sécurité peuventdevenir une valeur ajoutée et contri-buer aux bénéfices.

Toutefois, même Nippon Suisana été mis en difficulté de manièreinattendue par l’épidémie de grippeaviaire qui s’est propagée en Asie. Lamise en service de sa nouvelle usinede Thaïlande prévue pour le mois demars a dû être ajournée, et les impor-tations en provenance des usines chi-noises, sur lesquelles l’entreprise acompté pour compenser le manque,ont finalement dû être arrêtéesquelques jours plus tard [en raisondu développement de la maladie enChine]. “Tous les risques sont difficilesà prévoir. Il revient aux dirigeants lesoin d’évaluer la part de dépenses réser-vées à la gestion de ceux-ci”, com-mente Naoyoshi Tamura, consultantchez InterRisk Research Institute& Consulting. Entre sécurité et béné-fices, le tâtonnement continue. �

asie

“SHOKU”LE MANGER

Bien sûr, il y a l’envoi des sol-dats japonais en Irak. Les

négociations avec la Corée du Nord.La privatisation, dès avril, de toutesles universités publiques. Il y a toutcela et bien d’autres événementsencore, graves ou futiles, qui ponc-tuent la vie quotidienne des Nip-pons. Il en est un pourtant qui cha-grine tout particulièrement votrechroniqueur. C’est la disparition dugyûdon du menu des 986 établis-sements que compte la chaîne derestauration Yoshinoya, qui avaitélevé ce simple bol de riz – surlequel sont disposées de fineslamelles de viande de bœuf cuitesà la sauce de soja – au niveau d’unplat national. Ce n’est, certes, pasde la grande cuisine et rien ne dis-tingue ces restaurants d’une simplecantine. Pourtant, quel est l’étudiantfauché, le salarié pressé, qui n’ya pas calmé sa faim, tout heureuxde pouvoir profiter d’un bol bienchaud à toute heure du jour et dela nuit ? Mais, voilà, la viande étaitimportée des Etats-Unis, pays quivient d’enregistrer, on le sait, lespremiers cas d’encéphalopathiespongiforme bovine (ESB). A moinsd’une reprise des importations – ceà quoi s’oppose pour le moment legouvernement Koizumi –, les Japo-nais se voient contraints de tirerun trait sur ce mets paradoxale-ment trop simple pour qu’ils le pré-parent chez eux. Peuvent-ils pourautant se rabattre sur les yakitori,ces brochettes de poulet tout aussipopulaires et bon marché, alorsque la grippe aviaire débarque surl’archipel ? La crise actuelle dumanger, dont la disparition du gyû-don ne constitue que la par tievisible de l’iceberg, alimente unesourde et légitime angoisse : et siun jour le tofu, la délicate pâte desuc de soja, principale source deprotéine végétale, était à son tourdécrété inconsommable ?

Kazuhiko YatabeCalligraphie de Michiyo Yamamoto

LE MOT DE LA SEMAINE

B E S O I N S

■ “Trente pour cent de nos besoins en viande bovine et 20 %de nos besoins en volaille ne peuvent être satisfaits à causedes interdictions d’importation. Cette situation extraordi-naire perdure et nous rappelle une nouvelle fois la fragilitéde notre pays, qui dépend des importations pour de nombreuxproduits alimentaires”, écrit l’Asahi Shimbun. Le quotidien sou-ligne que le taux de l’autosuffisance alimentaire du Japon n’estplus que de 40 % en termes de calories (contre 80 %, à lafin des années 70), l’un des plus bas des pays industrialisés.Les Etats-Unis continuent à exercer leur pression sur Tokyo– qui a interdit les importations de la viande de bœuf à lasuite de la découverte, fin 2003, du premier cas américaind’ESB – pour que le gouvernement japonais revienne sur sadécision, tout en maintenant leurs frontières fermées à laviande bovine nippone depuis le début de la crise de la vachefolle, en septembre 2001. En ce qui concerne la grippeaviaire, après la découverte du second foyer sur l’île méri-dionale de Kyushu, le 17 février dernier, un troisième foyera été détecté samedi dernier près de Kyoto, où l’on a dénom-bré 28 000 volailles atteintes par le virus.

Faible autosuffisance

� “Il nous dit defaire attention à notresanté jusqu’àl’abattage.”Dessin de No-río,Aomori.

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 25 DU 4 AU 10 MARS 2004

696p25 2/03/04 13:20 Page 25

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 26 DU 4 AU 10 MARS 2004

asieCHINE

Un demi-million d’enfants sans abriOn voit partout, dans les villes chinoises, un grand nombre d’enfants qui errent à la recherche d’un abri et quifont des petits trafics pour survivre. Un problème dont les autorités commencent tout juste à prendre conscience.

FAR EASTERN ECONOMIC REVIEWHong Kong

DE SHIJIAZHUANG (province du Hebei)

Xiao Yong est un petit dur.Ce minuscule garçon de13 ans, qui n’a pas froidaux yeux, a quitté sa pro-

vince rurale du Guangxi [proche duVietnam] à l’âge de 10 ans pour lesvilles en plein essor du sud de laChine. Là, le gamin s’est vite méta-morphosé en petit filou. Pendant untemps, il a travaillé pour une bandede faussaires. Armé d’un sourireeffronté et d’un feutre marqueur, ilgribouillait des messages publicitairessur les murs et dans les cabines télé-phoniques pour proposer aux passantsdes faux documents, diplômes sco-laires ou certificats médicaux. Pourchaque message écrit, il se faisait payer0,2 yuan [environ 2 centimes d’euro].Tout ce qu’il avait à faire était d’écrirevite, puis de filer. Par la suite, cachédans un autocar, il est parvenu à péné-trer clandestinement à Hong Kong.“Hong Kong était formidable, raconte-t-il. Je n’avais qu’à me présenter dansune boutique et on me donnait à mangergratis.” Mais le bon temps n’a duréqu’une semaine : la police l’a arrêtéet envoyé dans un centre de détentionsitué à Shenzhen, de l’autre côté dela frontière.

Xiao Yong s’est alors dirigé vers lenord, en suivant le chemin de fer jus-qu’à Shijiazhuang, capitale poussié-reuse de la province du Hebei etimportant centre ferroviaire. Il y côtoiedésormais des dizaines d’autres jeunesdans le dortoir et les salles de classed’un foyer modèle pour enfants sans-abri. Ils ne sont pas les seuls dans cecas. D’après le ministère des Affairesciviles, cité par l’agence officielle Xin-hua et par l’UNICEF, l’agence desNations unies pour l’enfance, lenombre des enfants qui vivent dansla rue en Chine est passé en dix ansde 100 000 à 150 000. Mais, selon destravailleurs sociaux non gouverne-mentaux sur le terrain, la réalité sesituerait plutôt entre 400 000 et600 000 jeunes SDF, et le chiffre necesserait d’augmenter. Alors que lepays abandonne progressivement lecommunisme pour le capitalisme sau-vage, ces enfants représentent un seg-ment de la société qui, comme tantd’autres, est laissé sur le bas-côté.

Dans un contexte de boom écono-mique, des millions de fonctionnairesperdent leur emploi et des millions depaysans, leurs terres. Les systèmes desanté et éducatif – dans la mesure oùils s’adressent aux plus démunis – sonten crise. Dans les régions rurales, lafermeture d’écoles dans les zonesreculées et le coût croissant pour allerdans celles qui restent ouvertes entraî-nent une hausse du taux d’abandondes études.

LA PAUVRETÉ, DÉNOMINATEURCOMMUN DES ENFANTS DES RUES

La société chinoise, en pleine évolu-tion, n’est pas prête à affronter unetelle situation. Pour les autorités, lesenfants des rues ne sont rien d’autrequ’un problème d’ordre public. “Auxyeux des responsables de la sécurité, cesenfants forment un formidable gisementde criminalité”, notait récemmentl’agence officielle Xinhua. Mais, pourTong Lihua, un avocat pékinois spé-cialisé dans la protection infantile,s’occuper de ces enfants et assurer lastabilité sociale sont les deux facesd’un même problème : “Il faut garan-tir les droits de ces enfants pour s’assurerqu’ils ne deviennent pas des criminels.”

Les camarades de classe de XiaYong racontent tous une histoire dif-férente pour expliquer leur présencedans le Centre de protection et d’édu-cation des jeunes et des enfants deShijiazhuang. Certains, comme Li Fu,12 ans, originaire de la localité côtière

de Qinhuangdao, étaient battus parleur père ; d’autres, comme WangXin, qui a 12 ou 13 ans, affirmentqu’ils ont oublié d’où ils viennent.Peut-être le garçon dit-il la vérité oupeut-être a-t-il peur d’être renvoyéchez lui. Et puis il y a ceux qui n’onttout simplement pas de chance. Auprintemps dernier, Kelimu, quin’avait que 6 ans à l’époque, rentraità pied de l’école, dans la ville de Kho-tan, à l’extrême ouest du pays, lors-qu’il fut enlevé par deux adultes. Ilfut emmené à Pékin, où on l’obligeaà vendre des brochettes d’agneau, leplat typique des Ouïgours musul-mans. Chaque fois qu’il faisait unebêtise, on lui criait dessus et on lerouait de coups. Il a finalement pus’enfuir et monter dans un train. AShijiazhuang, la police des cheminsde fer l’a trouvé et emmené au foyer.Il s’y trouve en sécurité, mais bien loinde chez lui. Personne ne comprendsa langue, et les autres enfants semoquent de son chinois hésitant. Aunouvel an lunaire, Kelimu a dit quece qu’il désirait le plus au monde étaitun coup de téléphone de sa mère.

Les enfants sont jetés à la rue pourde nombreuses raisons, mais le déno-minateur commun est la pauvreté,explique M.Tong, un avocat âgé de33 ans qui a lui-même grandi dansune région pauvre du Hebei. “Les vio-lences familiales, l’incapacité des parentsà payer les études des enfants ou à assu-mer leurs responsabilités sont toujours liéesà la misère.”Par de nombreux aspects,les pensionnaires du centre de Shi-jiazhuang ont de la chance. La plu-part des enfants des rues doivent sur-vivre par leurs propres moyens oubien sont obligés de travailler ou demendier pour des bandes organisées: en échange, ils obtiennent de lanourriture et une sorte de protection.Après des décennies de régime com-muniste, il n’existe guère d’organisa-tions charitables ou religieuses pours’occuper d’eux. L’Etat, quant à lui,rechigne à cautionner des initiativesqui échappent au contrôle du Particommuniste chinois. Dans le passé, ilincombait aux organisations com-munistes de base de traiter les pro-blèmes de la famille, mais, de nosjours, celles-ci jouent un rôle beau-coup plus limité. “Il y a dix ans, lasituation n’était pas aussi grave, les uni-tés de travail parvenaient à traiter cesquestions, mais plus maintenant”,constate M.Tong.

Il semble que les autorités localeset nationales commencent à réaliserla nécessité de prendre des mesures.“Plus nous construirons de centres d’ac-cueil aujourd’hui, moins nous aurons deprison à construire dans l’avenir”, adéclaré récemment le maire de Shi-jiazhuang, Zhang Shengye. Selon Xin-hua, on compterait, dans tout le pays,128 centres pour les enfants des rues,mais le ministère des Affaires sociales,en charge de ce dossier, a refusé de

fournir des données officielles pour larédaction de cet article.

Le centre de Shijiazhuang, qui aouvert ses portes en mars 2002 et quia déjà coûté 6 millions de yuan [envi-ron 725 000 euros] aux autoritéslocales, est l’un des plus modernes quiexistent. Il a un côté Potemkine que lepersonnel n’essaie pas de cacher. “C’estune unité de travail modèle”, assure ledirecteur adjoint, M. Guo. Ses 55 pen-sionnaires dorment dans des dortoirschauffés de six lits ; ils disposent del’eau chaude vingt quatre heuressur vingt quatre heures ; et ils mangentde la viande tous les jours. L’école atte-nante possède une bibliothèque, unatelier d’art, un laboratoire de chimieet un autre pour les langues. Outre qu’ilaide les enfants, le centre a un autreavantage : la délinquance juvénile, selonla police, a diminué de moitié dans laville depuis son ouverture.

VICTIMES DE RAFLESPÉRIODIQUES DE LA POLICE

La Chine prend lentement consciencedes droits des enfants. A la suite deschangements apportés au règlementmunicipal de Pékin, le 1er janvier der-nier, la ville doit créer des institutionspour les mineurs victimes d’abus oud’autres problèmes familiaux. En outre,les organismes municipaux doiventséparer les jeunes sans-abri des vaga-bonds adultes. C’est une évolutionimportante du dispositif légal, estimeM.Tong. “C’est la première fois que lesdroits des jeunes SDF sont traités par desarticles distincts dans une réglementation.”Cependant, ajoute-t-il, il faudra encorecinq ans pour que l’Assemblée natio-nale populaire [le Parlement chinois]débatte et vote une réforme en pro-fondeur de la législation nationale.

Par ailleurs, les changements in-troduits jusqu’ici ont eu des résultatsmitigés. En août, une nouvelle régle-mentation est entrée en vigueur, sti-pulant qu’il est de la responsabilitédes parents ou des autorités localesdu lieu de domicile de l’enfant depayer pour retirer celui-ci d’un foyer.Le but est d’humaniser l’ancien sys-tème, où les sans-abri – y compris lesjeunes – sont sujets aux rafles pério-diques de la police et à une expulsionvers leur province d’origine. Mal-heureusement, de nombreux parentsn’ont pas les moyens de payer.

Au centre de Shijiazhuang, ledirecteur adjoint, M. Guo, a finale-ment réussi à prendre contact avec lesparents de Kelimu. Mais les autoritéssupplient le foyer de partager le coûtdu voyage de retour. “C’est impossible,s’exclame M. Guo. Notre bureau desaffaires civiles ne dispose pas d’un bud-get pour ça.” La Ligue de la jeunessecommuniste de la province du Hebeiest finalement intervenue et s’est diteprête à payer le billet d’avion deKelimu – réussissant ainsi à attirerl’attention de toute la presse, écrite etaudiovisuelle. David Murphy

� Dessin de Fermínparu dansEl Periódico de Catalunya,Barcelone.

� W W W . �

Toute l’actualité internationale au jour le jour sur

courrierinternational.com

696p26 2/03/04 13:22 Page 26

THE TAIPEI TIMESTaipei

Cette année, la commé-moration de l’incident du28 février 1947* a étéinoubliable. La scène la

plus touchante a été la chaînehumaine formée d’un bout à l’autrede l’île par des Taïwanais qui se sonttous donné la main à 2 h 28 précises.Plus qu’un sentiment de haine et devengeance, le message que le peuplea voulu transmettre au reste dumonde est son amour et sa foi dansson pays et son désir de paix. Et celaen dépit des tragiques massacres per-pétrés il y a cinquante-sept ans par legouvernement totalitaire du Partinationaliste chinois [le Kouomintangde Tchang Kaï-chek], qui ont servide prélude à des décennies de terreuret de loi martiale.

La vice-présidente, Annette Lu,a parfaitement exprimé ce sentimentà la télévision en disant que “les tra-gédies de l’Histoire peuvent être par-données mais non pas oubliées”. S’ilfaut s’en souvenir, c’est pour pouvoiren tirer les enseignements. L’expé-rience du 28 février nous a apprisl’importance de la démocratie et dela liberté, et la dureté d’un régimetotalitaire. Le peuple taïwanais nerenoncera jamais aux bénéfices de ladémocratie pour adhérer à la dicta-ture de Pékin. Il doit préserver la sou-veraineté du pays. Cette tragédienous a également fait découvrir lesconséquences d’une agression incon-trôlée ; c’est pourquoi nous devonslancer un appel en faveur de la paixet dire non aux missiles chinois.

Les organisateurs et les partici-pants de la chaîne humaine souhai-taient également informer la Chineet le monde entier des précieusesleçons qu’ils avaient tirées des évé-nements, de manière que Pékin nepuisse plus tromper la communautéinternationale sur la volonté dupeuple taïwanais. Les enseignementsde l’incident du 28 février ont pro-fondément marqué les Taïwanais etfont désormais partie de leurs valeursessentielles.

La participation écrasante etenthousiaste au rassemblement du28 février en témoigne. Alors que le

nombre de participants nécessairespour former cette chaîne humaineavait été estimé à 500 000, ce sontquelque 2,2 millions de Taïwanaisqui s’y sont joints, si l’on en croit leresponsable du rassemblement,Huang Chao-tung [1,2 million selonles agences de presse, pour unepopulation de 22 millions d’habi-tants]. Par endroits, la foule était sidense que les gens devaient se tenirsur trois ou quatre rangées. Des mil-liers de Taïwanais d’outre-mer étaientmême rentrés au pays pour prendrepart à l’événement.

METTRE EN ÉVIDENCEL’HARMONIE ETHNIQUE

Mais, aussi surprenant que celapuisse paraître, d’aucuns – partisansdu “camp bleu” [alliance du KMTet du Parti pour le peuple] pour laplupart – ont décrit le rassemblementcomme une manifestation visant àattiser et à exploiter les rivalités eth-niques et la haine. Le jour même dela commémoration, le QG de cam-pagne de Lien Chan, candidat du“camp bleu” à la prochaine électionprésidentielle [le 20 mars] et prési-dent du KMT, et de James Soong,dirigeant du PFP, a voulu adresserune lettre de protestation au prési-dent Chen Shui-bian et à son pré-décesseur, Lee Teng-hui, qui devaientse joindre à la chaîne humaine.

Si, dans le passé, de nombreuxTaïwanais ont considéré l’incidentdu 28 février comme un massacre dela population locale par le régime chi-nois au pouvoir, aujourd’hui, lepeuple – toutes ethnies confondues –a conscience que cette interprétationdes événements était trop simpliste.Tous les habitants de l’île sont taï-wanais. Comme l’ont montré la largeparticipation ethnique et l’invitationd’élus des cinq grandes ethnies taï-wanaises aux côtés de MM. Chen etLee, les organiseurs avaient en faitl’intention, à travers ce rassemble-ment, de mettre en évidence l’unionet l’harmonie qui règnent entre lesdifférents groupes ethniques. L’inci-dent du 28 février ne doit plus êtreperçu comme un sujet tabou ou topsecret, ainsi qu’on le faisait avant quel’ex-président Lee ne présente desexcuses officielles [en 1995].

* L’armée nationaliste du Kouomintangavait écrasé une révolte des natifs de Taïwan,qui réclamaient des réformes politiques.En une semaine, plus de 20 000 personnesfurent tuées dans les combats. Cet incidenta cristallisé la division entre les Taïwanais de souche, originaires de l’île ou installésdepuis deux ou trois siècles, et ceux venusplus tardivement du continent, qui étaientdu côté des troupes nationalistes.

TAÏWAN

Une immense chaînehumaine contre PékinLe 28 février 1947, les forces du Kouomintangmassacrèrent nombre de Taïwanais de souche. La commémoration de cet événement a permisde galvaniser le camp des démocrates.

� W W W . �Toute l’actualité internationale

au jour le jour sur courrierinternational.com

696p27 2/03/04 14:56 Page 27

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 28 DU 4 AU 10 MARS 2004

SYRIE

Les mensonges de l’idéologie militaireDamas s’avoue incapable d’affronter militairement Israël. Pourtant, le ton belliqueux de la Syrie persiste. Et au nom de ce “combat”, le régime continue à étouffer les libertés.

� Pour rassurerPourquoi la Syriedemeure-t-elle au Liban ? se demandemalicieusementAn Nahar. Est-cepour des raisonsidéologiques,économiques,voire stratégiques ? Le quotidien libanaisopte pour les raisonspsychologiques :à l’heure où Damasse sent abandonnépar tous, seule la servilité rassurantedes leaders libanaiscontinue à lui montrerque rien ne change.

AL HAYATLondres

Tout débat sensé sur ledossier de la défensenationale syrienne com-porte trois points incon-

tournables :1. La Syrie n’a pas la capacité del’emporter dans une confrontationmilitaire avec Israël, ni aujourd’huini dans un avenir envisageable.2. Elle ne peut pas non plus aban-donner les territoires occupés parIsraël [le plateau du Golan].3. En conséquence, Damas doitrecouvrer ses droits par d’autresmoyens que la guerre.

Le premier point résulte de l’en-gagement américain à assurer lasupériorité militaire israélienne surl’ensemble du camp arabe, au planqualitatif ; non moins important, lefait qu’Israël possède des armesnucléaires à même de détruire toutesles capitales arabes et de faire desmillions de victimes. La perceptionde cette inégalité militaire est tellequ’elle a récemment été reconnuepubliquement par des officielssyriens.

Le deuxième point est une évi-dence qui n’a guère besoin d’êtreprouvée, tant elle découle de notreexistence même, en tant que com-munauté nationale. Aucune poli-tique, si pragmatique qu’elle soit, nesaurait renoncer à la revendicationsur le Golan. Paradoxe : le premierpoint découle d’une observation

rationnelle visant à séparer le mili-taire de l’idéologique, et voici ladimension idéologique du nationa-lisme qui rentre par la fenêtre.

Ce qui nous mène donc au troi-sième point : nous devons nous tour-ner vers d’autres modes de confron-tation avec l’occupant israélien. Maisquels sont ces autres modes deconfrontation ?

Peut-être faudrait-il d’abordexhiber publiquement la dimensionmilitaire de notre confrontation avecIsraël, sachant que cet Etat a unesupériorité absolue en ce domaine.A force de vociférer, nous finissonspar ressembler à un gringalet exté-nué qui s’entêterait à vouloir mon-ter sur le ring pour défier un cham-pion. La guerre est le plus sûr cheminvers la défaite en l’état actuel deschoses. Mais, plus profondément,ce n’est pas simplement l’idéologiemilitaire mais la logique même deconfrontation qu’il faudrait exhiber.

C’est avec nous-mêmes que nousdevrions nous confronter.Vaste chan-tier, qui exigerait des changementsradicaux sur le plan de la politiqueet des idées. Cela demanderait assu-rément des changements de régimeet de nouvelles perceptions, aussibien géographiques que culturelles.

Si nous ne cherchons pas àprendre part à cette vaste opérationentreprise par les Américains [dedémocratisation forcée du Moyen-Orient], elle se déroulera malgré nouset à nos frais. Car le nationalisme arabeest lié à plusieurs causes : la confron-tation avec Israël, la cause palestinienneou l’aspiration à l’unité arabe. Il n’estdonc pas étonnant que la critique dunationalisme arabe ou son refus pla-cent ses auteurs dans un courant depensée favorable à l’Etat hébreu, pro-américain ou opposé à l’union arabe.

Cela fait quarante ans que notresystème politico-social est axé sur laguerre contre Israël. Le débat natio-

moyen-orient●

� Dessin paru dans The New Yorker,Etats-Unis.

Depuis les années 60, les Syriensconsidèrent les Etats-Unis comme leur grand ennemi. Mais ils les regardentd’un autre œil depuis leur intervention en Irak. D’autant que le régime Assad semble incapable de se réformer.

Ces derniers temps, à Damas, un net chan-gement est perceptible. Il suffit pour s’en

rendre compte de s’asseoir dans l’un de cescafés que fréquentent les intellectuels, d’as-sister à une réunion privée entre opposantsou même d’écouter ce que murmurent les chô-meurs. Ce changement concerne un Etat qui,il n’y a pas si longtemps, portait pour la plu-part des Syriens l’étiquette “ennemi” ; un Etatque les Syriens ne distinguent même plusd’Israël, l’ennemi historique : les Etats-Unis.S’il est bien difficile de repérer une telle évo-lution dans le discours des partis syriens his-toriquement considérés comme “progressistes”et “nationalistes”, on n’a aucune peine à l’en-tendre à la base et chez l’homme de la rue.Depuis peu, les Etats-Unis et leur politique

sont devenus un vrai sujet de débat. Aprèsdes décennies d’idées préconçues, d’extré-misme et de suspicion systématique à l’égardde tout ce qui en émane, l’Amérique est sou-dainement devenue une option envisageable.Comme si une nouvelle Amérique était par-venue à s’infiltrer, pour la première fois de-puis les années 60, à la table des discussionsdans les milieux syriens, en dépit de ses po-sitions dans le conflit israélo-arabe. Désor-mais, certains appellent à l’écouter, d’autresla croient, voire se disent prêts à miser surelle : c’est là un tournant historique. Onpourrait croire que l’action des Etats-Unisen Irak, libérant la population de la dicta-ture de Saddam Hussein et du parti Baas [leparti également au pouvoir en Syrie], est laseule cause de cette évolution. En fait, ce n’estqu’un élément parmi d’autres.Récemment, dans l’un de ces cafés intellos,un journaliste employé pourtant dans un jour-nal gouvernemental levait son verre à la san-té de l’Amérique tout en évoquant ses diffi-cultés dans l’exercice de son métier et la

dureté des conditions de vie. L’un de ses col-lègues se félicitait quant à lui de l’inaugura-tion de la chaîne de télévision par satelliteAl Hurra [Free TV, nouvelle chaîne américainearabophone destinée au monde arabe (voir CIn° 695, du 26 février 2004)]. Il assurait querien ne serait plus comme avant.Dans les réunions privées entre membres del’opposition, ou dans cette voix étouffée desdéçus du système et des chômeurs, on dé-couvre l’arrière-plan qui a nourri cette méta-morphose. La majorité des Syriens pense quel’Etat et le gouvernement sont incapables decombattre la corruption. Et, quand on re-cherche les causes de cette crise de confian-ce, la réponse arrive toute prête, sans appel :“Qui pourrait combattre la corruption, ils sonttous pourris ! Le jeune Untel est le proched’Untel, qui tire les ficelles de l’économie dansle pays, qui pourrait lui faire face ?” Qu’il s’agis-se de la justice, de l’arriération des médias,de la mainmise de certains groupes sur lepays, de la mauvaise répartition des richesses,du chômage, de la bureaucratie étouffante,

de la cherté de la vie, de l’absence de libertéd’expression, dans tous ces domaines, onpeut mesurer la profondeur du désespoir.A un autre niveau, et particulièrement chezceux qui s’intéressent aux bouleversementsde la donne politique au Moyen-Orient, on tendà établir des liens entre la politique extérieurede Damas, ce qui s’est passé en Irak, lesintentions américaines pour la région et lessoucis dus à la situation intérieure de la Syrie.Est-ce là la conséquence du tremblement deterre en Irak ? Ou d’une situation intérieuredésespérément bloquée ? En tout cas, il setrouve des Syriens pour croire à une autre facedu discours américain, celle qui chatouilleleurs espoirs secrets. Le pouvoir, les partisalliés au Baas ont-ils perçu cette nouvelleattirance pour l’Amérique ? Et, d’un bout àl’autre de l’échiquier politique, de la gaucheaux islamistes – aussi endormis les uns queles autres –, ces partis ont-ils des réponsesconvaincantes à apporter aux Syriens et àleur besoin croissant de changement ?

Chaaban Abboud, An Nahar, Beyrouth

C O N T R E P O I N T

Un vent d’américanophilie souffle sur Damas

nal, en tant qu’institution, a été sup-primé au nom de l’imminence dela confrontation militaire. Mainte-nant que la guerre est officielle-ment impossible, pour des raisonsconvaincantes pour tous, cette im-possibilité impose un réexamen radi-cal de notre système politique. Notrepacte national était guerrier paressence (abandonnons notre droit àla différence pour que réussisse lamobilisation contre Israël), il ne peutqu’être rendu caduc par l’impossi-bilité de la guerre. Et, si ce pactedevenu caduc n’était pas remplacépar un nouveau pacte nationalgarantissant le droit à la différence,alors, c’est tout notre système quideviendrait caduc.

L’idéologie officielle syrienne,toute militaire, est en crise. Elle nenous fournit pas les outils nécessairespour concevoir une politique dedéfense raisonnable et, en mêmetemps, elle ne cesse de nourrir l’opi-nion publique de positions belli-queuses.Toute cette agitation déma-gogique, cette obsession de laconfrontation avec l’ennemi, de l’étatde guerre permanente, assure aupouvoir un certain degré de mobi-lisation sociale autour de lui ou, plusexactement, rend la dissension coû-teuse et facile à réprimer. Mais l’es-sence même de la crise de l’idéo-logie officielle est qu’elle ne peutfonctionner qu’en se forçant à ignorerla réalité, celle de la guerre impos-sible.

Yassine al-Hajj Saleh

696p28-29-30 2/03/04 15:25 Page 28

IRAK

Du danger de mélanger loi islamique et ConstitutionLe site arabe Elaph a publié la semaine dernière un violent pamphlet pour récuser l’idée de faire de la charia la principale source du droit. Le Conseil national irakien a finalement renoncé à son projet initial.

ELAPHLondres

Le projet de loi établissant lesprincipes de gouvernancede l’Etat irakien affirme,dans l’article 6, que “l’islam

est la religion officielle de l’Etat et repré-sente une source principale de la légis-lation”. Il ne fait aucun doute que l’is-lam est la religion de la majorité dupeuple irakien ; c’est une vérité quenul ne peut nier ni contredire. Demême, on ne trouvera aucun incon-vénient à ce que l’islam soit l’UNEdes sources d’inspiration du légis-lateur. Quant à être la source essen-tielle des lois qui régentent l’Irak, celane peut que susciter de nombreusesappréhensions et interrogations. Lesdémocrates irakiens se sont toujoursbattus pour que leur pays deviennela patrie de tous les Irakiens, sansaucune discrimination fondée sur descritères d’appartenance ethnique, reli-gieuse, confessionnelle ou sexuelle, nisur des différences de convictions poli-tiques ou philosophiques.

LE CORAN EST UN TEXTE À MULTIPLES FACETTES

C’est pourquoi nous pensons avoir ledroit d’exprimer certaines crainteslorsque l’on décide de considérer “l’is-lam comme principale source de la légis-lation”.Le risque est grand que les isla-mistes s’emparent de ce principe afind’obtenir que la future Constitutionpermanente de l’Irak soit promulguéedans l’esprit de lois édictées il y a prèsde quinze siècles. Lorsque Paul Bre-mer, l’administrateur civil américainen Irak, a confirmé qu’“il n’accepte-rait pas une Constitution qui fasse de l’is-lam LA source principale de la législationen Irak, comme l’exigent certains mem-bres du Conseil de gouvernement”, lesréactions des islamistes ont été fortviolentes. Sadr Eddine el-Qabanji,représentant le Haut Conseil de larévolution islamique irakienne, pourla ville de Nadjaf, a déclaré : “Aujour-d’hui, le pouvoir est au peuple,ce qui signi-fie que nous n’avons pas à tenir comptede concepts forgés à l’étranger, à des mil-liers de kilomètres de notre pays.”

Cela veut dire que, pour les inté-gristes musulmans, la démocratie etl’adoption des chartes internationalesqui affirment le principe des droits del’homme, prohibent l’esclavage et défi-nissent les droits des femmes et de biend’autres catégories encore sont desconcepts importés de l’étranger dontl’application en Irak ne pourra queconduire à un péril majeur ! C’est cequi nous incite à penser que noscraintes sont justifiées et qu’il est denotre devoir d’avertir les Irakiens.Maintenant que le pays s’est libéré dufascisme baasiste, il faut qu’ils sachentce que leur préparent en cachette lesislamistes, concernant la conduite del’Irak nouveau d’après les préceptes dela charia. Nous avons déjà reçu unavant-goût du “déluge” de régressionqui s’abattra sur nous, puisque lesfondamentalistes ont essayé d’abrogerla loi 188 de 1959 sur le statut per-sonnel, une loi qui accordait à lafemme irakienne de nombreux droitset à laquelle même le régime de Sad-dam Hussein n’avait osé s’attaquer.[Le Conseil de gouvernement irakienvient de retirer le projet d’abroger cetteloi.] Les mesures arbitraires que l’onnous prépare n’aboutiront qu’à confis-quer les droits démocratiques et à gou-verner les citoyens avec des lois dupassé, incapables de se mettre au dia-pason des exigences de notre époque.

Les textes religieux de l’islam sontsujets à des interprétations et expli-cations fort divergentes. C’est ce quiexplique que les musulmans se soientdivisés en 73 obédiences. L’imam Ali[quatrième calife, vers 656] avaitd’ailleurs averti les musulmans, dès lespremiers temps de l’islam, en décla-rant que le Coran était un texte à mul-tiples facettes. Quelle version et quelleinterprétation de la charia les islamistesveulent-ils donc appliquer à la conduitede l’Etat ? La version des talibans oubien celle qui avait été jusqu’à récem-ment appliquée au Soudan, ou encorela version iranienne du “primat du reli-gieux” dans l’Etat ? Appliquer les pré-ceptes de la charia reviendrait en fait àabolir le Code pénal irakien ainsi quetoutes les autres dispositions du droitpositif (qui régit la société à l’époque

actuelle). Si l’islam est déclaré LAsource principale du droit dans l’Iraknouveau, quelles en seraient les consé-quences concrètes ? La liste qui suitn’est pas exhaustive :1. Abolition de la loi civile sur le sta-tut personnel.2. Les femmes, qui représentent lamajorité (60 %) de la population ira-kienne, seront traitées comme descitoyennes de seconde classe et pisencore, puisqu’elles sont considérées,du point de vue islamiste, comme“manquant d’intelligence et de religion” !3. Le témoignage d’une femme de-vant les tribunaux équivaudra à lamoitié du témoignage d’un homme,et ce, bien sûr, sans prendre en consi-dération ni ses capacités intellec-tuelles, ni son niveau de science et deconnaissance, ni même ses diplômesuniversitaires.4. Interdiction sera faite aux femmesde travailler à l’extérieur du domicileet, dans le meilleur des cas, descontraintes et des conditions très strictesseront imposées à leur éducation sco-laire et à leur activité professionnelle.5. Le mariage sera imposé aux jeunesfilles et c’est leur tuteur légal (père,frère…) qui choisira leur futur com-pagnon de vie.6. Il sera permis à l’époux de frapperson épouse.7. Le port du voile deviendra obli-gatoire pour les femmes qui serontalors traitées comme des infirmes qu’ilfaut soustraire aux regards et commedes êtres souillés auxquels on ne doitmême pas serrer la main. Preuve àl’appui : par la presse, nous avonsappris récemment que le ministre (isla-

miste) de l’Enseignement supérieuravait refusé, lors d’une rencontre avecune délégation de professeurs de l’uni-versité de Bagdad, de serrer la mainaux femmes qui en faisaient partie !8. Le mariage des filles sera autorisédès l’âge de 9 ans.9. La polygamie sera permise de ma-nière absolue.10. En contravention avec toutes leslois internationales, il sera à nouveaupermis d’avoir des esclaves, et les pri-sonniers de guerre seront traités envéritables esclaves, puisque l’islamn’a jamais prohibé la traite des êtreshumains.11. La main droite du voleur sera cou-pée, puis la main gauche en cas derécidive.12. On appliquera aux crimes d’adul-tère les peines de flagellation et delapidation, comme cela se fait encoredans certains pays islamiques tels quel’Iran, l’Arabie Saoudite et le Soudan.13. Les intérêts sur les capitaux déposésdans les banques seront interdits, inté-rêts que l’on considérera désormaiscomme de l’usure, une faute graveselon l’islam. Or ceci aura pour consé-quence la destruction de l’économienationale et la fuite des capitaux.14. Les programmes et manuels sco-laires seront changés pour se concen-trer avant tout sur les études isla-miques, en conformité avecl’idéologie globalisante. Or c’est exac-tement ce qui s’était passé durant lerégime baasiste de Saddam Hussein,sauf qu’au lieu de l’idéologie natio-naliste on aura désormais affaire àune idéologie religieuse.15. Etudier la philosophie et la plu-part des sciences sociales sera inter-dit, ainsi que la biologie, matières quientrent en contradiction avec la chariaet devront donc être prohibées.16. Les dissections seront doréna-vant complètement interdites dansles laboratoires et les écoles de méde-cine, comme cela a eu lieu dès l’avè-nement de la république islamiqued’Iran, les islamistes considérant ladissection de cadavres comme équi-valente aux mutilations infligées parles criminels aux corps de leurs vic-times.17. Les Irakiens de confession chré-tienne, juive, yézidi ou sabéenne etautres non-musulmans seront consi-dérés comme des dhimmis [croyantsdes religions du Livre, protégés parl’Etat] et donc comme des citoyensde catégorie inférieure, n’ayant pasle droit d’accéder aux postes de pou-voir, ni aux échelons supérieurs del’administration. Ils devront s’ac-quitter d’une jizya [impôt spécial],afin de s’assurer de la protection del’Etat.18. La laïcité, la démocratie, le libé-ralisme et la modernité, ces conceptsimportés de l’étranger, devront êtreinterdits et considérés comme del’impiété et de l’incroyance.

Abdel-Khaleq Hussein

moyen-orient

� Dessin d’AngelBoligan, Mexique.

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 29 DU 4 AU 10 MARS 2004

Cag

le C

arto

ons,

El U

nive

rsal

, M

exic

o C

ity

D E U X I È M E S E X E

■ A la fin du mois de février, sous la pression aussibien des organisations féminines irakiennes quede l’opinion internationale, le Conseil de gouver-nement transitoire irakien a renoncé à abroger leCode de la famille de 1959 qui accordait auxfemmes irakiennes des droits importants. Profi-tant de l’absence de plusieurs membres du Conseil,les islamistes irakiens avaient réussi, findécembre 2003, à faire voter à la sauvette une loiabrogeant ce Code. Une autre victoire attendaitcette semaine les Irakiennes. Le quotidien de Bag-

dad Az Zaman révèle qu’un compromis a été concluavec les islamistes du Conseil de gouvernementpour accorder aux femmes 25 % des sièges du pro-chain Parlement, alors que les Irakiennes repré-sentées dans le Conseil réclamaient 40 % dessièges. Un autre compromis stipule que l’islamn’est qu’une référence parmi d’autres dans la nou-velle Constitution irakienne. Par ailleurs, Al Qudsal-Arabi, nous apprend que Raghad, la fille de l’an-cien dictateur irakien Saddam Hussein, n’a pasréussi à obtenir l’asile politique en Suisse.

Au bonheur des dames

696p28-29-30 2/03/04 15:26 Page 29

THE INDEPENDENTLondres

Dans les centres commer-ciaux de verre et demarbre de Djeddah, uneville saoudienne cosmo-

polite et relativement décontractéeen bordure de la mer Rouge, lesjeunes Saoudiens profitent de l’ap-parition d’établissements gays demieux en mieux tolérés. Certainscentres sont réputés pour être deslieux de drague et on y trouve mêmedes cafés gays. Au nord de la ville, unevilla privée fait office de discothèquegay une fois par semaine. Les jeunesclients – dont beaucoup sont rentrésdes Etats-Unis après les attentats du11 septembre 2001 – disent se ren-contrer par le biais d’Internet.

C’est là tout le paradoxe de l’Ara-bie Saoudite : alors que la sodomie estpassible d’exécution, dans la pratique,l’homosexualité est tolérée. “Je ne mesens pas du tout opprimé”, raconte unjeune homme de 23 ans qui se trouvedans l’un de ces cafés en compagnied’amis saoudiens ouvertement gays,habillés à l’occidentale et parlant cou-ramment l’anglais. “J’ai entendu direqu’après le 11 septembre, un étudiantsaoudien qui allait être expulsé pour desraisons de visa a demandé l’asile politiqueen invoquant son homosexualité”, pour-suit-il, déclenchant le rire de ses amis.“Pourquoi a-t-il agi ainsi ? Ici,nous avonsplus de liberté que les couples hétéros.Contrairement à nous, ils ne peuvent pass’embrasser en public,ni marcher dans larue en se tenant la main.”

Les propositions de réforme saou-diennes, alliées à la volonté du royaume

de se défaire de sa réputation de régimeencourageant l’extrémisme et l’intolé-rance, ont peut-être bénéficié à la com-munauté gay de cette société profon-dément islamique. Peu après lesattentats du 11 septembre, dont lesauteurs étaient pour la plupart des res-sortissants saoudiens, un diplomate deRiyad en poste à Washington a démentiles allégations selon lesquelles leshomosexuels étaient décapités dans leroyaume, tout en admettant ouverte-ment qu’en Arabie Saoudite la sodo-mie était pratiquée “quotidiennement”par des hommes consentants. Mêmele chef de la police religieuse a reconnuultérieurement l’existence d’une com-munauté gay dans le pays.

UNE CULTURE GAY SE DÉVELOPPE CHEZ LES JEUNES

Le traitement réservé aux homo-sexuels a attiré l’attention internatio-nale en janvier 2002, quand un rap-port du ministère de l’Intérieur révélaque trois hommes de la ville d’Abha,dans le sud du pays, avaient été “déca-pités en raison de leur homosexualité”.Le rapport provoqua un tollé en Occi-dent et a été dénoncé par les associa-tions gays et les mouvements dedéfense des droits de l’homme.TariqAllegany, porte-parole de l’ambassaded’Arabie Saoudite à Washington, a aus-sitôt démenti cette version des faits endéclarant que les individus en ques-tion avaient été décapités pour desactes de pédophilie. “Je pense que lasodomie est pratiquée quotidiennement enArabie Saoudite,mais elle n’est pas tou-jours punie par des exécutions.”

Un diplomate occidental en posteà Riyad, informé des détails de l’affaire,

a confirmé que les trois hommesavaient été décapités pour viol. “Ils ontséduit de très jeunes garçons, puis se sontfilmés en train de les violer.Ensuite, ils lesont menacés de montrer les cassettes pourles forcer à leur présenter des amis”, a-t-il indiqué. Si l’homosexualité est illé-gale en Arabie Saoudite, il n’est pastoujours vrai qu’elle soit sanctionnée.Bien que des étrangers homosexuelsaient été expulsés dans les années 90,“aucun Saoudien n’a jamais été pour-suivi pour son homosexualité. En fait,cette notion n’existe pas”, souligne lediplomate occidental. Depuis letumulte suscité par l’affaire des déca-pitations, l’unité des services Internetdu royaume, chargée de bloquer lessites jugés anti-islamiques ou politi-quement dangereux, a laissé les sur-feurs saoudiens accéder à la page d’ac-cueil du site GayMiddleEast.com,après avoir été bombardée de cour-riels de protestation en provenancedes Etats-Unis. Selon A. S. Getenio,directeur du site, l’Arabie Saouditecraignait sans doute la mauvaise publi-cité que lui aurait value le blocage del’accès à son site “à une époque où ellemenait une campagne publicitaire de plu-sieurs millions de dollars aux Etats-Unispour améliorer son image”.

Ibrahim ibn-Abdullah ibn-Ghaith,chef de la police religieuse (le Comitépour la prévention du vice et la pro-motion de la vertu), a reconnu, dansdes termes exceptionnellement mesu-rés, qu’il y avait des homosexuels enArabie Saoudite, tout en soulignant lanécessité d’“instruire les jeunes” sur ce“vice”. Dans un dossier sans précédentde deux pages, le quotidien Okaz révé-lait que l’homosexualité était “endé-mique” chez les lycéennes. Il justifiaitla parution de l’article par une phrasede l’épouse de Mahomet selon laquelle

ARABIE SAOUDITE

Bienvenue à Djeddah, nouveau paradis gayL’homosexualité est officiellement réprimée dans le royaume wahabite. Dans les faits, elle est tolérée, d’autant que le régime cherche à se donner une autre image depuis les attentats du 11 septembre 2001.

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 30 DU 4 AU 10 MARS 2004

moyen-orient

■ L’arrestation en 2001 d’une cinquantaine d’Egyptiens ac-cusés d’homosexualité sur une péniche du Caire, dite QueenBoat, et le scandaleux procès qui s’ensuivit a encouragéd’autres Etats arabes à suivre cette voie pour prouver à leursopinions leurs capacités à préserver la “morale” dans leurpays. C’est ainsi que l’Etat libanais s’est livré la semaine der-nière à une rafle d’homosexuels à Beyrouth. L’information aété rapportée par le quotidien libanais pourtant libéral AnNahar dans des termes dignes d’un autre âge : la police aarrêté des hommes “atteints de déviation sexuelle”, qui avaientdes “pratiques déviantes” et donc sont considérés commedes “délinquants sexuels”. Les hétéros ne sont pas mieux lo-tis. A Bahreïn, une manifestation a entraîné l’arrêt de la dif-fusion sur la chaîne panarabe MBC du Raïs, une Loft Story ara-be qui se tournait à Manama, avec des filles et des garçons,pourtant dans deux ailes séparées d’un appartement qui com-prenait une salle de prière. De vaines précautions qui n’ontpas suffi à apaiser l’ire des manifestants réticents à toute pro-miscuité entre les deux sexes.

R É P R E S S I O N

Puritanisme

“il ne devrait pas y avoir de timidité enreligion”. Le journal évoquait les rela-tions homosexuelles dans les toilettesdes établissements scolaires, les bri-mades subies par les adolescentes quirefusaient les avances de leurs cama-rades et le désarroi des professeursdevant le refus des élèves de changerde comportement.

M. Ghaith a rejeté l’idée d’envoyerses agents enquêter sur place. Armésde bâtons, ceux-ci traquent systémati-quement les hommes et les femmesqui se montrent ensemble en public etqu’ils soupçonnent de ne pas avoir deliens de parenté. “Cette perversion estprésente dans tous les pays”, a-t-il expli-qué au journal. “Ici, ils [les homosexuels]sont peu nombreux.” Sa version est réfu-tée par les professeurs et les élèves quisoutiennent que, en l’absence d’autresexutoires, une culture gay s’est fata-lement développée chez les jeunes.

“Un garçon particulièrement beauobtient invariablement d’excellentes notesaux examens, car il est toujours le favoride l’un ou l’autre de ses professeurs”,explique Mohammed, professeur d’an-glais dans un lycée d’Etat de Riyad. “Jeconnais aussi beaucoup de garçons quiratent délibérément leurs examens de sor-tie pour pouvoir rester avec leurs petits amisplus jeunes.”

Ahmed, 19 ans, étudiant dans uneuniversité privée de Djeddah, affirmeque le fait d’avoir un petit ami au lycéene l’a jamais gêné. Même s’il rejettecatégoriquement l’étiquette de gay, iladmet avoir aussi un “ami très cher”à la faculté. “Ce sont ceux qui n’ont pasd’ami qui sont gênés de l’avouer. Lors-qu’on présente son ami aux copains, onemploie la formule ‘al walad hagi’[le gar-çon qui m’appartient].Au début du tri-mestre,on passe en revue tous les nouveauxpour repérer les plus helou [mignons] eton cherche le moyen de faire leur connais-sance.” John R Bradley

� Dessin d’E.Ampudia paru dans El Mundo, Madrid.

696p28-29-30 2/03/04 15:05 Page 30

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 31 DU 4 AU 10 MARS 2004

MAROC

Les trois jours qui ont fait trembler le royaumeLe drame d’Al Hoceima a fait près de 600 morts. Sur place, on estime que des vies auraient pu être sauvées si l’organisation des secours n’avait pas failli. Le récit de la catastrophe par un témoin oculaire.

� RifLe séisme a raséAjdir, village natald’Abdelkrim, qui, àla tête des Berbèresdu Rif, avait défaitl’occupant espagnolen 1920.A l’indépendance,des révoltes serontréprimées et c’est à Al Hoceima qu’en2001 les autoritésinterdisent un colloque sur les conséquences de l’utilisation parl’armée espagnolede gaz moutardeselon Maroc-Hebdo.

TELQUEL (extraits)Casablanca

MARDI 24 FÉVRIER, 2 H 27

La terre tremble. En quel-ques secondes, des centainesd’habitations cèdent auxsecousses d’une magnitude

de 6,3 sur l’échelle de Richter. Réveillésen plein sommeil, les habitants met-tront du temps avant de réaliser la gra-vité de la situation. L’électricité est cou-pée, les premiers secours s’improvisentdans le noir. Les sinistrés seront leurspropres secouristes, ils ne compterontque sur eux-mêmes. Les premierscorps sont extraits, les blessés sonttransportés à bord de véhicules per-sonnels. Au lever du jour, le spectacleest désolant. Des ruines partout, unepopulation épuisée et une hantise desrépliques, qui auront lieu, plus tard,dans la journée.

IMZOUREN, IL EST 16 H 30L’ambiance est lourde, le ciel bas etcouvert.Vers le centre, une fillette de8 ans a été sortie de sous les dé-combres. Ses parents n’ont pas eu lamême chance et son petit frère de 5 ansest toujours bloqué à l’intérieur. Sesjambes, frêles et bleuâtres, sont visibles.On mettra plus de trois heures avantde le sortir de là… mort. “Nous sommesobligés de tout déblayer à la main pouréviter les bulldozers.A ce rythme, nousn’arriverons pas au centre des décombresavant une semaine”, explique un secou-riste. “D’habitude, on ne fait appel auxbulldozers qu’après avoir perdu tout espoirde retrouver des survivants” , expliqueun pompier qui a déjà apporté son aide

lors de tremblements de terre en Iranet en Turquie. Imzouren, présentécomme un village, est en fait une villepresque aussi grande qu’Al Hoceima.Ici, pas de réseau d’assainissement,ni de routes goudronnées. Quand lanuit tombe, il ne reste plus personne àImzouren, qui ressemble désormaisà une ville fantôme. Ce soir, tout lemonde passe la nuit dehors.

MARDI, 22 HEURES, AL HOCEIMAEn cette soirée plutôt tiède (c’est tou-jours comme ça après un séisme, nousa-t-on expliqué), la ville ressemble àun énorme camping. Certains dormi-ront à même le sol, d’autres sur destapis ou dans des draps. La scène quise répète est désolante. Sous une pluiefine, des files d’hommes, de femmes etd’enfants traînent des pieds au borddes routes, couvertures et chutes deplastique à la main. Dans les rues d’Im-zouren, les recherches se sont arrêtées.Un calme macabre règne sur les ruellessombres, humides et étroites. Plus per-sonne ne s’aventure ici. Les pas réson-nent plus fort. Rien qu’en marchanton a l’impression de faire trembler lesmaisons désertes et fissurées. Les pom-piers ont allumé des feux de camp. Ilssoufflent. L’occasion aussi d’évaluer cequ’il reste à faire. C’est-à-dire tout.

MERCREDI, 6 HEURES,AL HOCEIMADes jeunes rangent leurs draps, un peucomme on fait son lit avant de sortirde chez soi. Et, comme à la maison, lesmères sont les premières debout. Lescafés sont ouverts et la principale ques-tion de la journée sera : y aura-t-il du

pain aujourd’hui ? Les premières aidessont arrivées. Dans la confusion, ondemande aux populations le livret defamille, etc. “Faites votre travail et allezle chercher sous les décombres”, se voientrépondre les quelques officiers surplace. Le ton monte. On apprend quela visite du roi est reportée. “Noussommes restés calmes hier parce qu’on sedisait que l’urgence était de sauver les viesqui pouvaient encore l’être, mais aujour-d’hui nous demandons des solutionsconcrètes”, lance un citoyen en colère.“Nous croyions qu’Arabes et Rifainsétaient pareils. Mais là, nous laisser sansvivres pendant deux jours,c’est de la ségré-gation.”Et un autre de renchérir : “Cetterégion a toujours été oubliée. Si nousavions des routes valables, les secours n’au-raient pas mis autant de temps à arriver.”

10 HEURES, AÏT KAMRAEpicentre du tremblement de terre.En fait, plutôt qu’un village, il s’agit

d’un ensemble très dispersé de mai-sonnettes en pisé. La plupart ont étédétruites. Mohamed Hatmi, un jeuneagriculteur, a perdu ses parents, sasœur et son jeune frère. Pour laénième fois, il retourne pleurer lessiens sur les ruines de la maison fami-liale. A la différence du béton, lesconstructions en pisé tombent d’uncoup, ne laissant aucun espace pourpermettre une éventuelle aération.“La plupart sont donc morts parasphyxie”, expliquera le médecin chefde l’hôpital d’Al Hoceima.

11 H 20, ROUTE D’AL HOCEIMALes habitants bloquent l’unique routequi relie Al Hoceima aux bourgs voi-sins. Les slogans sont répétés enchœur, et en rifain [berbère]. Le pré-sident de la commune promet auxpopulations l’arrivée des aides dansles trois prochaines heures. La routeest libérée sans que pour autant lesmanifestants se dispersent. “On a laisséattendre une population politiquementsensible trop longtemps. Il est normal queça dégénère au bout d’un moment”, ana-lyse un observateur sur place.

14 H 45, DANS LA COMMUNE D’AÏTYOUSSEF OU ALIDeux camions pleins de tentes atten-dent à l’entrée du siège de la com-mune. Les habitants attendent aussi.Dans le bureau du président de lacommune, on discute de la meilleuremanière de distribuer les tentes. Onparle de commission, de PV, decontrôle. Il est 15 heures. L’ultima-tum a expiré. Dehors, des jeunes esca-ladent les camions. Sous une pluiebattante, un camion sera déchargé envingt minutes. Dépassé, un respon-sable militaire lancera : “Les popula-tions ont finalement récupéré ce qui leurétait destiné. Je ne vois rien d’anormallà-dedans.” Le roi arrive le lendemain :à l’hôtel MohammedV, les premiersgardes du corps sont déjà là.

JEUDI, 9 HEURESLe ras-le-bol est maintenant général.Des manifestations populaires dénon-cent la lenteur des secours. “Ce quinous met hors de nous, c’est d’entendrenos responsables affirmer à toutes les télésdu monde que nous ne manquons de rienalors que pas un gramme de riz ne nousest parvenu”, s’insurge ce manifestant.Le ras-le-bol ne concerne pas uni-quement la lenteur des secours maisaussi la question des infrastructureset de “la sensibilité politique du Rif, surl’autel de laquelle toute la région a étésacrifiée”, pour reprendre les motsd’un militant. Le tremblement deterre sera-t-il le déclencheur d’ungrand mouvement de protestationdans le “Maroc inutile” ? De quoifaire trembler le reste du royaume.

Driss Bennani

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 31 DU 4 AU 10 MARS 2004

afr ique●

Le maintien de l’ordre fait aussi partie du système d’aide à mettre en place, rappelle le journal marocain Aujourd’hui.

Après la colère de la terre vient la colère deshommes. Sans toits, déshérités, hagards

sous les morsures du malheur, du froid et de lafaim, les sinistrés déversent leur révolte confu-se sur tout ce qui a, de près ou de loin, un rap-port avec les officiels. Les lendemains de trem-blement de terre se ressemblent partout dansle tiers-monde. Le séisme emporte des vies,mais rarement la misère qui leur servait decadre. Bien au contraire, il l’aggrave en la noyantdans la douleur, celle immense et solitaire dela perte d’êtres chers.Les sinistrés ont besoin dans l’urgence qu’onleur restitue un peu de leur dignité perdue pardes secours soutenus – une tente, une cou-verture, un toit de fortune. Ils ont aussi besoind’une aide alimentaire consistante et distribuéed’une manière ordonnée et efficace. Le séis-

me d’Al Hoceima a frappé une région pauvre,enclavée et où les nerfs des habitants sont àfleur de peau, convaincus qu’ils sont que le sortest injuste et que le destin qui les frappe estcruel. La colère spontanée et légitime répondà la colère de la terre qui s’est dérobée sousleurs pieds. Pillage, anarchie et fronde dansune situation de crise humanitaire n’ont jamaispermis à des secours de s’organiser et ne per-mettent pas, non plus, à la solidarité de s’ex-primer d’une manière optimale. L’aide natio-nale et internationale est là en abondance.Les sinistrés le savent. Mais ce qu’ils ne com-prennent pas toujours, et leur impatience estaussi compréhensible que légitime, ce sontles problèmes difficiles de logistique qu’il fautrésoudre pour que ces aides puissent leur par-venir dans de bonnes conditions. Etat desroutes, météo, faible capacité de l’aéroport,enclavement… Bref, des problèmes malheu-reusement connus dans cette région, que ledrame n’a fait que polariser. La population

d’Al Hoceima a doublé. Tous ceux qui sont de-hors ne sont pas tous sinistrés. Mais ils onttous peur – et cela se comprend – des ré-pliques et refusent de rejoindre leurs habita-tions. De fait, et objectivement, ils deviennenttous éligibles à une aide d’urgence dont lamise en place est obérée à la fois par des dif-ficultés réelles, mais également par l’impa-tience d’une population qui n’hésite pas, toutà son malheur, à détourner, par la violence,une aide de sa destination ou à piller, dansl’anarchie, des camions.Dans une région sinistrée, les impératifs dumaintien de l’ordre font par tie du systèmed’aide d’urgence à mettre en place. Or lesforces de l’ordre sont confrontées à la colè-re d’une population meurtrie, qui peut facile-ment sombrer dans l’anarchie et réduire, parcette attitude, les soutiens dont elle peut bé-néficier. C’est cette équation qui est en traind’être résolue sur le terrain.

Khalil Hachimi Idriss, Aujourd’hui, Casablanca

O R D R E

Une colère spontanée et légitime

Abde

lhak

Sen

na/A

FP

� Imzourène,l’une des localités les plus touchées.

696 p31 2/03/04 15:00 Page 31

ASIA TIMES ONLINEHong Kong

DE KACHGAR (XINJIANG, CHINE)

Les Chinois ont ouvert la Route de la soieau IIe siècle av. J.-C., en partie pourrépondre aux besoins de l’Empire romain.A cette époque, la soie était un plus quiflattait la vanité des sénateurs et des damesvoluptueuses de la cour d’Auguste. La

Chine en profita donc pour exporter de la por-celaine, des laques, de la poudre à canon, desplantes et du papier, et pour importer, entreautres choses, de la laine et du verre de Rome,du lapis-lazuli d’Asie centrale et du vin de Perse.Kachgar, comme Samarcande, plus à l’ouest[aujourd’hui en Ouzbékistan], était une oasis pri-vilégiée où convergeaient deux branches de laRoute de la soie [quand on venait de Chine].Dans cette ville, la “mère de tous les bazars”, l’at-mosphère rappelle encore aujourd’hui les récitsde voyage de Marco Polo. Un énorme embou-teillage de charrettes tirées par des ânes serpentele long des rives boueuses de la rivière Tuman, àcôté de chevaux, de chameaux de Bactriane[appellation antique de la région correspondantau bassin supérieur de l’Oxus, aujourd’huil’Amou-Daria, ancien Oxus], de troupeaux demoutons mélancoliques et de bergers brandis-sant des faucilles et essayant des fers à cheval,des selles et des cravaches. Les allées sablon-

neuses sont couvertes d’amoncellements de tapisde Hotan [ville de la région autonome ouïgouredu Xinjiang (qui signifie “les nouvelles marchesfrontalières”), ancien Turkestan oriental], demontagnes d’épices, de boîtes à dot laquées,de différentes espèces d’animaux morts, de pou-lets et de canards bien vivants, de couteaux deYengisar [petite ville du bassin du Tarin], de cha-peaux aux formes et aux couleurs variées, de potset de casseroles, de fruits, de légumes, de bottesde cheval, de postes de radio d’un autre âge,de bas en soie pakistanais, de toutes sortes d’ou-tils agricoles de bois ou d’acier fabriqués à lamain, et du bric-à-brac propre à tout souk quise respecte. Et la nourriture qu’on déguste dansles échoppes du bazar est délicieuse : du painsaupoudré de graines de pavot ou de sésame, dulahgman [une soupe de nouilles servie avec dumouton et des légumes], des brochettes de foieou encore des bagels ouïgours.

Quelque 100 000 nomades et villageoisconvergent chaque semaine vers ce rêve d’ethno-logue qu’est le marché dominical de Kachgar.Des barbiers munis de longs rasoirs aiguisés tra-vaillent avec solennité en pleine rue. La foule sepresse devant les écrans de karaoké. Avec leurlongue barbe en pointe, leur chapeau richementorné, leur grande cape sombre et leurs bottesnoires, les Ouïgours imposent leur marque. Cegroupe ethnique est issu du grand peuple turc[ou türük, issu des monts Altaï], qui a dominé

●en couverture

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 32 DU 4 AU 10 MARS 2004

TURKMÉNISTAN

OUZBÉKISTAN

KAZAKHSTAN

AZERB.

CHINE

Vers Lanzhou et

Xi’ an (ancienne capitale

de la Chine)

Vers Damas,Alep, Antioche,et la mer Méditerranée

(ex-Ecbatane)(ex-Bactres)

(ex-Cherchen)

Désert

de Gobi

Désertde Karakoum

Désertdu Taklamakan

P L A T E A UD U T I B E T

CHINE

TURKMÉNISTAN

TADJIK.

OUZBÉKISTAN

KIRGHIZISTAN

AFGHANISTAN

PAKISTAN

AZERB.

INDE

IRAN

MONGOLIE

RUSSIE

KAZAKHSTAN

Région autonomeouïgoure du XINJIANG

Tachkent

BichkekAlmaty

Astana

Douchanbé

Kaboul Islamabad

Kachgar

Aksou

Tourfan

Loulan

Hami

0 750 km

MechhedMerv

BoukharaAchgabat

Téhéran

Hamadhan

Ouroumtsi

Kouldja

Hotan

Samarcande

Balkh

Dunhuang

Qiemo

MERCASPIENNE

Merd’Aral

Lac Balkhach

Lop Nor

Syr-Daria

Amou-Daria

■ Qui n’a jamais rêvé de suivre les traces de Marco Polo sur la fameuseRoute de la soie ? Le grand reporter PepeEscobar vient de parcourirune partie de cet itinérairemagique, entre le désert du Xinjiang, dans l’extrême ouest de la Chine, jusqu’aux rivesde la Caspienne, au Turkménistan. ■ Etape après étape, il décrit un patrimoineculturel glorieux sur fond de paysages splendides. Mais il nous fait aussi découvrir les réalitésd’aujourd’hui, avec lapoussée des nationalismes, le bouillonnement des sociétés secrètes islamistes et les promesses d’un sous-solgorgé d’hydrocarbures. Une région instablequi peut s’embraser à tout moment.

Sur la Route de la soie■ EchangesAttirés par des gainsimportants, unnombre croissant depaysans du Xinjiangpartent travailler au Kazakhstan,au Kirghizistan et en Afghanistan,trois pays voisins de la régionautonome ouïgouredu nord-ouest de la Chine. SelonLe Quotidien du peuple, l’organeofficiel du Particommuniste chinois,les autorités localesdu districtautonome kazakhd’Ili, près de Xining,au Xinjiang,viennent de signerun accord avec une région du Kazakhstan pour l’envoi de3 000 travailleurs,qui devraientcultiver7 000 hectares de terres pendant trois ans.

S.

P. G

illet

te/C

orbi

s

Du Xinjiang à la Caspienne

� Dans la vallée du Fergana, à cheval entre le Kirghizistan, le Tadjikistan et l’Ouzbékistan.

696p32-43 2/03/04 16:01 Page 32

l’ouest et au sud de la ville, on ne rencontre quedésert et steppes. Dans les montagnes qui bor-dent l’autoroute de Karakorum, on rencontrequelques nomades tadjiks et kirghizes vivantdans des yourtes. On n’est pas loin, non plus,du col de Khunjerab [à 4 934 mètres d’alti-tude], qui marque la frontière avec le Pakistan,la ligne de démarcation entre le monde chinoiset le sous-continent indien, entre la Chine etl’Occident, et par où passait l’une des variantesde la légendaire Route de la soie.

Un tel attroupement, chaque semaine, sur lemarché de Kachgar est un vrai cauchemar pourle régime de Pékin, surtout depuis que le mou-vement indépendantiste ouïgour a été déclaréennemi numéro un par l’Etat chinois – unennemi plus dangereux encore que les Tibétainssécessionnistes et les partisans du gouvernementen exil du dalaï-lama, établi à Dharamsala,en Inde. Ce peuple turcophone n’a jamais étéinfluencé par les raffinements de la culture médi-terranéenne ou de celle de Byzance. Et, pouraggraver les choses, sa culture a été dévastée parla politique de la table rase du président Mao.Pour tous les Ouïgours, les principaux enne-mis – à l’intérieur du pays comme à l’extérieur –restent les Hans. Mais ils sont incapables de sedéfinir comme une nation et pensent en termesde région de naissance et non d’Etat. D’ailleurs,quand on leur demande d’où ils viennent, ilsrépondent par des formules comme : “Je suis unkachgarlik” [littéralement, un “dur du désert”].En fait, Kachgar, ville médiévale imprégnéed’histoire et de légendes et dernier bastion de laculture ouïgoure, n’attend rien de la Chine.

Xinjiang signifie littéralement “nouveaudominion”, Pékin étant en l’occurrence le domi-nateur et les Ouïgours les dominés. Avant l’ar-rivée du communisme, la région était connuecomme le Turkestan oriental. Il y a deux milleans, la dynastie des Hans, redoutant les no-mades turcs, y avait déjà établi une garnisonmilitaire. Mais ce n’est qu’en 1759 que la régiona été annexée à la Chine par les Mandchous.Pour Pékin, l’objectif stratégique a toujours étéle même : isoler cette partie de l’Asie centraledes “Turcs” [ou Türüks, originaires de l’Altaï],les ennemis historiques des Chinois. Cepen-dant, une certaine insubordination n’a pu êtreévitée : les Ouïgours se sont révoltés contreles Hans à plus de quatre cents reprises. Larégion a même été indépendante pendant decourtes périodes, mais Mao a fini par utiliser lamanière forte en envoyant des légions de Hans“civiliser” le Turkestan oriental [devenu le “Tur-kestan chinois”]. En 1949, les dominateurs nereprésentaient même pas 10 % de la popula-tion locale, aujourd’hui ils excèdent les 50 % etleur proportion ne cesse d’augmenter.

Chargé du sable du désert, de la poussièredes vieux tapis et de la fumée des feux de char-bon, l’air que l’on respire donne l’impression dese trouver dans une autre réalité, celle d’une vieillephoto pâlie du XIXe siècle. La ville vit encoreau temps des vieilles charrettes à ânes, deschiches-kebabs bien gras, du lait de jument fer-menté et des prières quotidiennes à la mosquéeId Kah, aux sculptures si suggestives, la plusgrande de Chine occidentale et l’une des plusimportantes d’Asie centrale. Ici, la schizo-

la Mongolie aux VIIIe et IXe siècles. La plupartdes femmes portent des écharpes multicolores,mais certaines ont la tête recouverte d’un tcha-dor ou d’un épais foulard de couleur marron.

La majorité des habitants de la région sontmusulmans, mais ils n’ont découvert l’islamqu’aux Xe et XIe siècles, non pas par l’intermé-diaire des Arabes, mais par une dynastie turco-perse établie à Boukhara [aujourd’hui en Ouz-békistan]. Au XIIIe siècle, Gengis Khan pritKachgar, avant que Timur le Boiteux (égale-ment appelé Tamerlan) ne règne sur la ville, auXIVe siècle. Les Européens n’y ont mis les piedsque cinq siècles plus tard. A la fin du XIXe siècle– époque qui marque l’apogée du Grand Jeucolonial entre l’Empire russe et l’Empire bri-tannique –, les explorateurs anglais disaient qu’ilexistait peu de régions habitées aussi reculéeset aussi inaccessibles que le Sin-kiang [Tur-kestan oriental, aujourd’hui région autonomeouïgoure du Xinjiang, en Chine]. Cette affir-mation reste toujours vraie, la région étant sépa-rée de la Chine par le désert de Gobi. Aujour-d’hui encore, les Hans [ethnie majoritaire enChine] ne comprennent pas qu’un étrangerveuille aller au-delà des “limites acceptables”,à l’ouest de l’extrémité de la Grande Muraille.

En effet, Kachgar est situé aux confins dela Chine. Nous sommes à plus de 4 000 kilo-mètres de Pékin et nous avons deux heures dedécalage horaire par rapport à la capitale chi-noise. Bien que l’heure de Pékin soit censées’appliquer à l’ensemble du territoire chinois,tout le monde, ici, vit à celle du Xinjiang. Onn’aperçoit pas un seul Han dans le bazar. A

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 33 DU 4 AU 10 MARS 2004

� Bazar grouillant de Hotan,situé au sud-est de Kachgar.La région autonomeouïgoure du Xinjiang,une des plus pauvres de la Chine, connaîtaujourd’hui un taux de croissancesupérieur à 10 %.

Dav

id M

cLai

n/Au

rora

/Cos

mos

696p32-43 2/03/04 16:01 Page 33

phrénie culturelle est la norme. Il y a la vieilleville ouïgoure (kadimi shahr) et la ville han (yangishahr). Si la vie des Ouïgours est rythmée par lamosquée Id Kah, le lieu de rencontre favori desHans reste l’incontournable place du Peuple, oùl’une des plus grandes statues de Mao jamaisédifiées évoque la gloire éternelle des masses. CeMao géant est le symbole orwellien du conqué-rant appartenant à une civilisation plus organi-sée et plus avancée sur le plan technologique. Laplace grouille de soldats chinois promenant leursbelles dans leurs vêtements années 70, qui, com-parés aux tenues du marché ouïgour, ont unaspect résolument postmoderne. On ne peuts’empêcher, non sans une certaine mélancolie,d’établir un parallèle avec Lhassa, la capitalesacrée du Tibet, où une affreuse place du Peuplea été également aménagée en face de l’imposantPotala. Dans le Xinjiang comme dans la régionautonome tibétaine du Xizang, le fossé culturel,linguistique, religieux, architectural et même gas-tronomique est infranchissable.

Communiquer avec les Ouïgours est uncauchemar. Ils refusent de parler le mandarin,la langue de la puissance colonisatrice, et nes’expriment que dans leur propre langue, chosetout à fait légitime. D’autant que cette langueest celle que l’on utilisait jadis à la cour desempereurs mongols. Il est presque miraculeuxde trouver à Kachgar quelqu’un comme Ali,un Ouïgour d’une trentaine d’années qui a faitses études à Pékin, dirige une compagnieminière et ne parle pas trop mal l’anglais. Aprèsquelques tasses de thé, il finit par nous expli-quer pourquoi une révolte contre ses bienfai-teurs oppresseurs lui paraît inévitable : “Vous,les journalistes et les touristes, vous croyez toujoursles mensonges de la Chine. Il n’y a pas d’inves-tissements au Xinjiang, où vit une majorité d’entrenous. Il y en a seulement dans les zones où les Hanssont majoritaires. Le Xinjiang est pourtant la plusriche province de Chine. Nous possédons beaucoupde pétrole : il y a plus de 80 milliards de barils deréserves dans le désert du Taklamakan.Nous avonsaussi du gaz et de l’uranium. Mais les Ouïgoursn’en profitent pas.Les Chinois prennent tout.Avez-vous vu des hommes d’affaires occidentaux à Kach-gar ? Bien sûr que non, il n’y a que des randon-neurs, des gens qui n’ont pas d’argent à dépenser.Dans toute la Chine, on parle de développement.Ici, il n’y a que du chômage. Un jour, les gens fini-ront par dire : ‘Ça suffit !’ C’est cette exaspérationque Pékin taxe de ‘sécessionnisme’ ou, pis encore,de ‘terrorisme’.”

Les résistants ouïgours n’ont pas de dalaï-lama pour faire la une des journaux, mais ils nese laissent pas intimider : ils font exploser desbombes, commettent des attentats, et leur mou-vement est très actif à Istanbul et en Allemagne.La diaspora ouïgoure établie dans les anciennesRépubliques soviétiques d’Asie centrale – unesource de financement potentielle pour ce quel’on qualifie souvent de futur “Ouïgouristan” –compte plus de 400 000 personnes. Au débutdes années 90, le Kazakhstan a autorisé deuxmouvements séparatistes à s’établir à Almaty,la capitale de l’époque [aujourd’hui déplacée àAstana, dans le nord du pays], mais la Chinede Jiang Zemin a lancé une forte offensive diplo-matique auprès du Kazakhstan et du Kirghi-zistan. Les deux gouvernements se sont mon-trés très complaisants et ont réprimé les bureauxdes deux organisations en question, arrêté ceuxqui critiquaient Pékin et laissé leurs frontièresouvertes au commerce mais pas aux transfertsde fonds, d’armes et d’instruments de propa-gande destinés aux Ouïgours vivant sur le ter-ritoire chinois.

** *D’OUROUMTSI (XINJIANG, CHINE)

Capitale de la région la plus occidentale dela Chine, aux confins de la civilisationselon Pékin, Ouroumtsi [ou Ürümqi]offre un spectacle surréaliste. Située à

3 000 kilomètres de la capitale chinoise, cetteville est littéralement au centre de nulle part– c’est-à-dire au sud des montagnes couron-nées de neige de la chaîne du Tian Shan et aunord de l’hostile désert du Taklamakan, dont lenom signifie en ouïgour : “On y entre, mais onn’en sort pas”. Ouroumtsi est une métropoleartificiellement créée, importée du littoral orien-tal chinois, abritant plus de 1 million d’habi-tants, dont 90 % de Hans transplantés de forcepar le régime communiste et 10 % de volon-taires ouïgours rêvant de s’enrichir très rapi-dement. Dans les rues, les panneaux de signa-lisation sont à la fois rédigés en idéogrammeset en caractères arabes. Contrairement à ce quise fait dans le reste de l’Asie centrale, les chauf-feurs de taxi d’Ouroumtsi utilisent vraimentleur compteur. La monnaie – le yuan chinois –est extrêmement stable et la principale agencede la Banque de Chine est impeccable. Si Kach-gar vit encore à l’ère de l’encre et du papier,Ouroumtsi est déjà dans celle du numérique etprésente tous les signes de la colonisation cul-turelle chinoise : des grands magasins qui ven-dent des articles industriels bon marché, desgratte-ciel qui poussent comme des champi-gnons, des grues, des chantiers et une pollutioninfernale. Bien évidemment, tout est réglé surl’heure de Pékin, y compris le soleil, qui se lèveofficiellement à 8 heures. Partout, l’impres-sionnant pouvoir de l’Etat central est palpable.

On ne voit aucun Ouïgour dans le centre-ville, si ce n’est des mendiants ou des vendeursde poupées de mauvais goût proposées commesouvenirs. En fait, la plupart d’entre eux ont étéchassés vers la banlieue, en bordure du désert,mais les mosquées sont pleines à craquer. Pour-tant, les Ouïgours, qui sont des nomades, nesont pas particulièrement religieux, mais l’is-lam leur permet d’exprimer leur détresse. Dela même manière qu’ils ne parlent que leur

propre langue, ils ne prennent pas de taxisconduits par des Hans et ne mangent que de laviande halal. Les jeunes n’écoutent pas lamusique pop chinoise et lui préfèrent la guitarecorrosive d’Akbar Kahriman. Au marché d’Er-daoqao, des centaines d’étals vendent les mêmesarticles que ceux exposés à Kachgar. Le quar-tier est un modèle réduit et aseptisé de Kach-gar construit par les Hans, avec une mosquée,une rangée de statues de chameaux (plus un enchair et en os pour les photos des touristes), dela musique d’ambiance (Natalie Imbruglia oude la pop chinoise, mais surtout pas d’airs ouï-gours) et une “place de la Joie” de 5 000 mètrescarrés. On ne peut pourtant pas dire que l’en-droit soit très joyeux.

Plus que de la colère, c’est un profond sen-timent de tristesse qui est gravé sur le visagedes vieux Ouïgours, affligés par la disparitionde leur culture et incapables de ramasser neserait-ce que les miettes du “grand banquetmatérialiste han”. Pékin a supprimé toute aideà ce qu’il est convenu d’appeler les “minori-tés ethniques”. Le seul Xinjiang en compte 12 :en dehors des Ouïgours, qui représentent 42 %de la population, il y a notamment les Huis (ouDounganes, musulmans chinois), les Mand-chous, les Mongols, les Kazakhs, les Kirghizes,les Tadjiks, les Ouzbeks et les Tatars. Quand onest ouïgour et que, par miracle, on a décrochéun emploi dans une entreprise chinoise, on nepeut fréquenter les mosquées. Sur nombred’entre elles, des inscriptions en arabe en inter-

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 34 DU 4 AU 10 MARS 2004

Région autonomeouïgoure duXINJIANG

C H I N E

INDE

AFG

HA

N.

Désertdu Taklamakan

Al t a

ï

Bassinde Dzoungarie

Lop Nor

Désert

de Gobi

K u n l u n S h a n

Ti a n S h a n

TADJIKISTAN

Tari m

PAK

ISTA

N

0 500 km

KAZAKHSTAN

MONGOLIE

KIRGHIZ.

Col deKhunjerab4 934 mK a r a k o r u m

Almaty Ouroumtsi

Qiemo

Hami

Loulan

Kouldja

Kachgar

Aksou

Hotan

Yarkand

Dunhuang

TourfanYengisar

Différents itinéraires de la Route de la soie

en couverture ■ PatrimoineOn considèrecommunément quela Route de la soieavec ses différentesvariantes a été“ouverte” auIIe siècle avant notreère par le généralchinois Zhang Qian.L’appellation “Route de la soie”n’est toutefoisapparue qu’au XIXe siècle sous la plume d’un géographeallemand, le baronFerdinand vonRichthofen. En1988, l’UNESCO adécidé de préserveret de mettre envaleur le patrimoineque constituent ces itinéraires en lançant un vaste projet,intitulé “Routes de dialogue”.Dans ce cadre, desspécialistes denombreux pays ontparticipé à plusieursexpéditionspermettant de revivre l’aventure de ces caravaneslégendaires.Le projet, achevé en 1998, a donnénaissance à cinq instituts de recherche,dont l’Institutinternationald’études sur l’Asie centrale,à Samarcande(Ouzbékistan),et l’Institutinternationald’études des civilisationsnomades,à Oulan-Bator(Mongolie).

Syl

vie

Fran

çois

e

696p32-43 2/03/04 16:03 Page 34

disent l’accès aux adolescents, un règlementtout à fait absurde qui n’a rien à voir avec la loiislamique.Toute manifestation publique estinterdite aux membres de cette communauté.Selon un négociant en couteaux de Yengisar,ceux qui s’aventurent à parler d’indépendanceà Ouroumtsi sont arrêtés sur-le-champ.

En fait, Pékin ne s’intéresse qu’à la promo-tion d’un Xinjiang “mystérieux” à des fins tou-ristiques, et la région doit se contenter d’un sta-tut de parc à thème. En mars 2000, le régimechinois a officiellement adopté un plan ambi-tieux de “développement à grande échelle del’Ouest”. Le principal objet de cette campagnemassive est de réimplanter des millions de Hanssupplémentaires dans la région. Les autorités neseraient pas trop mécontentes si, à long terme,cette politique poussait une grande partie des7,5 millions d’Ouïgours et des 1,3 million deKazakhs vers les pâturages plus instables des ex-Républiques soviétiques d’Asie centrale. Maoparlait souvent du risque de voir un jour un “ter-rible chaos” régner en Chine et on peut dire quePékin est aujourd’hui animé du même esprit, carle Politburo sait bien que les Ouïgours et lesautres “minorités” représentent moins de 6 %de la population du pays (1,3 milliard d’habi-tants), mais occupent plus de la moitié du terri-toire national. La plus grande peur de Pékinest que, dans un futur pour le moment lointain,de nouvelles alliances entre les responsableslocaux et les milieux d’affaires redessinent la carteéconomique de la Chine, comme cela s’est déjà

produit à plusieurs reprises dans le passé. Depuisl’implosion de l’Union soviétique et la naissancedes nouvelles Républiques d’Asie centrale, leXinjiang, presque aussi grand que l’Europe del’Ouest, a accueilli un flux constant d’immigrésen provenance du Kazakhstan, de l’Ouzbékistanet du Kirghizistan. Ce faisant, les deux moitiésdu Turkestan historique [occidental, “russe”,et oriental, “chinois”] ont commencé à s’unifier,évolution vue d’un mauvais œil par Pékin, quitient à des frontières bien délimitées et surveilléespar des patrouilles militaires. Mais, au milieu deces immenses régions montagneuses, il est impos-sible de parler de frontières précises.

** *D’ASTANA (KAZAKHSTAN)

Le Kazakhstan est une République immenseet, pour l’essentiel, vide (il ne compte que14,8 millions d’habitants), mais son sous-sol recèle au moins 100 milliards de barils

de pétrole et 2,5 milliers de milliards de mètrescubes de gaz. Le pays attire aujourd’hui plus de70 % des investissements étrangers directs enAsie centrale.

Presque quatre siècles après que les tribusnomades kazakhes, sous la férule de leur légen-daire fondateur, Alach Khan, ont quitté le sudde la Sibérie [région du lac Balkhach] pour lesvastes steppes du Kazakhstan actuel, Nour-

soultan Nazarbaev, paysan descendant de laGrande Horde [confédération venant du Sémi-retchié, au sud du lac Balkhach], ancien lutteur,ancien apparatchik, ex-premier secrétaire duParti communiste du Kazakhstan, est le premieret unique président du Kazakhstan depuis 1991.Il rêve de faire de son fief le centre de l’Eurasie,dont le joyau serait sa capitale,Astana, créée pardécret [en janvier 1998]. “Kazakh”, veut dire“écumeur des steppes” [et aussi “homme libre”,d’où vient également le mot russe “cosaque”],et Noursoultan Nazarbaev est le roi incontestédes steppes.

Astana, qui s’est d’abord appelée Tselino-grad, puis Akmola, était à l’origine une forteressecosaque fondée en 1830, un village endormi situéprès des régions nord du pays, qui sont peupléesde colons russes. Après les vagues de colons etde masses prolétaires, ce fut au tour des bureau-crates de déferler, jusqu’à ce que la ville abrite900 000 habitants. Mais ils ne l’aiment pas : ilspréféreraient résider à Almaty ([ex-Alma-Ata],l’ancienne capitale du pays et la cité la plus cos-mopolite d’Asie centrale.Almaty est située dansune agréable oasis surplombée par l’impres-sionnante chaîne des Tian Shan, près de la fron-tière chinoise. Les diplomates non plus n’aimentguère la nouvelle capitale : dix ambassades seu-lement ont quitté Almaty. La ville d’Astana, elle,est considérée comme une véritable désolation,avec ses étés torrides, ses hivers terribles, à lamerci des vents furieux qui retransformaientrégulièrement en steppe les champs de blé nésde la volonté de Nikita Khrouchtchev. MaisNazarbaev n’en a cure. Le budget annuel consa-cré à l’embellissement de la ville est aussi impor-tant que celui de la défense. Partout, des affichesde style soviétique proclament que “la renais-sance d’Astana est celle du Kazakhstan”. Les fonc-tionnaires, eux, noient leur tristesse dans la bièretout en continuant de rêver d’Almaty.

Le nouveau centre administratif est un per-pétuel chantier. En son cœur se dresse uneénorme sphère de verre dorée, posée sur d’im-posantes colonnes métalliques : symbole de layourte kazakhe traditionnelle, abandonnéedepuis longtemps par la majorité de la popu-lation largement urbanisée, mais toujours unabri essentiel pour les paysans collectivisés etsemi-nomades qui se fondent dans la natureavec leurs troupeaux. A l’intérieur de la sphèrese tient une sorte d’autel de marbre au-des-sus duquel trône une plaque d’or et de pla-tine marquée de l’empreinte d’une main. Cellede Nazarbaev, bien sûr. Un guide nous invite à“placer nos mains sur celles du grand homme”.Aussitôt retentit un hymne patriotique, com-posé par… vous savez qui. La possibilité qu’ily ait un autre président et, par conséquent, uneautre main à sculpter et un autre hymne à écrireéchappe totalement à notre guide solennel etglacial : “Nous n’avons qu’un seul président.”

Le seul et unique président et son ministèredes Affaires étrangères ne se privent d’ailleursjamais de rappeler qu’ils se livrent à un balletsans équivalent, plus connu dans le jargon diplo-matique local sous le nom de “politique multi-vectorielle” pour plaire à la fois aux grandespuissances russe, chinoise et américaine. Leprésident contrebalance avec sagesse sa coopé-ration militaire avec l’allié traditionnel russe(dans le cadre d’un pacte de sécurité collectiveincluant également l’Arménie, la Biélorussie,le Kirghizistan et le Tadjikistan) par un accordde coopération militaire de cinq ans avec

SUR LA ROUTE DE LA SOIE

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 35 DU 4 AU 10 MARS 2004

�Voyage éprouvantd’Ouroumtsi à Kachgar,dans la régionautonome ouïgouredu Xinjiang.Aujourd’hui, sur la Route de la soie,les échangescommerciaux ont lieudans un sens unique :les produits chinoisinondent les anciennesRépubliquessoviétiques d’Asiecentrale.

696p32-43 2/03/04 16:06 Page 35

les Etats-Unis. Le Kazakhstan continue àdévelopper ses propres forces armées, ainsiqu’une flotte pour patrouiller sur la mer Cas-pienne, qui, d’après le ministère de la Défense,grouille “d’armes, de drogues et d’immigrés clan-destins”. Car la nouvelle Route de la soie est,entre autres choses, la principale voie d’ache-minement des drogues asiatiques vers la Rus-sie et l’Europe occidentale.

** *DE TASH RABAT (KIRGHIZISTAN)

Des millions de personnes de par le monderêvent de voir une telle merveille : un cara-vansérail isolé et fortifié datant du XVe siècle(et restauré au début des années 80) qui

se dresse à 3 500 mètres d’altitude dans unepetite vallée à l’écart de la route principale quimène au col de Torugart [3 752 m]. La frontièrechinoise n’est qu’à 100 kilomètres de là.TashRabat est sans doute le caravansérail historiquele mieux préservé entre Xi’an [au centre de laChine] et Petra [au Liban]. Pendant l’hiver, ilest enfoui sous la neige. Nasrya, une lycéenne de17 ans, en est la gardienne solitaire. Elle vit dansune petite ferme avec ses trois chiens, au milieude ses “amis” : des bouquetins, des moutonsMarco Polo, des aigles et des loups.

Ici, on peut facilement voyager dans le tempset s’imaginer à l’âge d’or de la Route de la soie[de 1000 av. J.-C. à 1500 apr. J.-C.], avec la val-lée piquetée des yourtes des nomades en été,sillonnée par des caravanes de chameaux trans-portant de la soie, de la porcelaine, du papier,du thé, des ustensiles en laque, des herbes médi-cinales, du parfum, des pierres précieuses, del’or, de l’argent, de l’ivoire, du jade, de la laine,du verre coloré des rives de la Méditerranée, duvin, des épices et bien d’autres choses.

La nouvelle Route de la soie se révèle à toutjuste une quinzaine de kilomètres de là. A la findu XXe siècle, le président kirghize Askar Akaevs’est beaucoup remué pour vendre à l’Europel’idée d’une nouvelle Route de la soie qui feraitpotentiellement du Kirghizistan une étape cléentre la Chine, la Russie et l’Europe. Le pro-blème, c’est qu’à cette époque Akaev s’inté-ressait avant tout à la coopération économique,alors que l’Union européenne (UE) était pluspréoccupée par les violations des droits del’homme, le pouvoir des mafias locales, l’aug-mentation du trafic d’héroïne au Kirghizistan etle fondamentalisme islamique dans la vallée duFergana, partagée entre le Kirghizistan, le Tad-jikistan et l’Ouzbékistan. A présent, l’UE et lesEtats-Unis sont totalement impliqués dans lalutte contre les mafias des trafiquants de drogueet le fondamentalisme islamique.

Aujourd’hui, plus personne ne parle desdroits de l’homme. Et le potentiel commer-cial de la nouvelle Route de la soie demeureinexploité. Elle ressemble plus à une rue à sensunique par laquelle la Chine exporte vers l’Asiecentrale toutes sortes de biens manufacturésà des prix défiant toute concurrence. Dans lacapitale kirghize, Bichkek, on trouve unimmense marché chinois. Les commerçantsfranchissent le col de Torugart chargés de dol-lars et reviennent avec des monceaux de mar-chandises chinoises bon marché. Les bandits lesavent très bien : en mars dernier, ils ont atta-qué et dévalisé un bus rempli de commerçants

chinois pleins aux as. En fait, la plupart des Kir-ghizes pratiquent encore l’“économie grise”,plus connue sous le nom de marché noir. Leurpays a besoin d’investissements étrangers pourexploiter ses importantes ressources en or, encharbon et en uranium. Mais, pour cette “Suissede l’Asie centrale” sans équivalent dans toutela région, la source la plus réaliste de devisesétrangères passe par le tourisme, malgré les tour-opérateurs russes qui arnaquent les touristesétrangers en les considérant comme de simplestiroirs-caisses ambulants.

** *DE NARYN (KIRGHIZISTAN)

Haut perché dans la chaîne des montagnesAlatau, qui constitue la branche nord desTian Shan [chaîne de montagnes quisépare la Chine et le Kirghizistan], le “lac

tiède” d’Issyk-Koul, entourée d’une oasis depuisdes siècles, est connu pour sa température trèsdouce, qu’il doit à une importante activité ther-male, à sa légère salinité et à son extrême pro-fondeur (plus de 800 mètres). La rive nord estparsemée de plusieurs sanatoriums, dont l’Au-rora, un délicieux monstre de l’époque sovié-tique. Il doit son nom au légendaire croiseur quitira, en 1917, les premiers coups de canon de larévolution d’Octobre à Saint-Pétersbourg. Grâceaux établissements de ce type, on peut aller à laplage alors qu’on est à des milliers de kilomètresde l’océan. Non loin de là, près de la ville deKarakol, se trouvent la tombe et un musée dédié

à la mémoire de Nikolaï Prjevalski, le légendaireexplorateur russe qui, de 1871 à 1884, se ren-dit dans les coins les plus reculés de la Mon-golie, du Tibet, des Tian Shan, du lac Lob Nor[dans le bassin du Tarim] et du désert du Tak-lamakan [dans la région autonome ouïgoure duXinjiang, ancien Turkestan chinois]. La valléede Karkara [à l’est du lac d’Issyk-Koul] est l’an-cienne résidence d’été du grand conquérantTamerlan [ou Timur Lang, qui régna sur larégion de 1395 jusqu’à sa mort, en 1405].

Durant l’été, on peut entreprendre la plusspectaculaire excursion en hélicoptère qui sepuisse faire sur cette planète, en survolant lapartie centrale des Tian Shan jusqu’au pic KhanTengri [6 695 m], près de la frontière chinoise.La ville de Naryn est l’un des carrefours clésde la nouvelle Route de la soie. Autour d’un théet d’un bol de laghman – nouilles accompagnéesde viande et de légumes –, le chef de la policelocale nous raconte qu’il ne se fait pas de sou-cis au sujet du fondamentalisme islamique, maisqu’il est plutôt préoccupé par le trafic d’héroïneen provenance de l’Afghanistan et du Tadjikis-tan voisin. Malgré le style tape-à-l’œil de la mos-quée locale, financée par les wahhabites saou-diens, il n’y a pas trace d’islam radical dans lesparages. A l’extérieur de Naryn, l’éblouissantpaysage est le territoire des nomades, parseméde quelques cavaliers qui chevauchent libre-ment en s’occupant de leurs troupeaux devantun spectaculaire panorama de montagnes cou-ronnées de neige. Le désert de l’Arizona paraîtbien fade en comparaison, et ce spectacle auraitrendu John Ford fou.

Les fameux guerriers scythes qui résistèrent

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 36 DU 4 AU 10 MARS 2004

en couverture

� Au cœur desmontagnes du TianShan, à plus de 2 000 mètresd’altitude, les semi-nomades kirghizess’installent sous leursyourtes durant lesmois d’été pour fairepaître leurs troupeaux.

Syl

vie

Fran

çois

e

696p32-43 2/03/04 16:06 Page 36

vaillamment à la marche d’Alexandre le Granden Asie centrale, au IVe siècle avant notre ère,étaient les premiers habitants du Kirghizistan.De nombreux tertres funéraires scythes se trou-vent autour du lac d’Issyk-Koul, où les archéo-logues découvrent fréquemment d’extraordi-naires trésors d’or et de bronze. C’est au Xe siècle,puis au XIIIe siècle lors de l’expansion de l’em-pire de Gengis Khan, que les ancêtres des Kir-ghizes ont quitté la Sibérie pour s’établir dansles Tian Shan. Le Kirghizistan faisait d’ailleurspartie de l’héritage de Djaghataï [1227-1242],le deuxième fils de Gengis Khan [1167-1227].

Aujourd’hui encore, malgré l’urbanisationprogressive, on peut observer, au cours des céré-monies traditionnelles, l’inimitable chic kirghize :les invités et les bureaucrates du gouvernementen costumes traditionnels et coiffés de l’ak kal-pak – un couvre-chef en feutre blanc – vont à unmoment donné se mettre en selle et partir chas-ser avec un aigle doré ou un faucon blanc per-chés sur leurs épaules. La traditionnelle yourtenomade (bosuy en kirghize), chaude en hiver,fraîche en été, légère et transportable, demeurele nec plus ultra des prouesses de la technologienomade. Contrairement aux Kazakhs, urbani-sés, qui ont oublié leur yourte, les Kirghizes,chaque fois qu’ils le peuvent, particulièrementen été, se précipitent vers les jiloos (pâturagesd’été) et y montent leur yourte. Il faut trois moisà un maître artisan de Naryn pour confection-ner une “miniyourte”, qui est la réplique exactede son modèle grandeur nature, et il faut un anà une famille de cinq membres pour fabriquertous les éléments d’une yourte démontable. Desexperts peuvent la monter en deux heures.

On peut aisément avoir une vision roman-tique et exaltée du pays, mais la vie des nomadeskirghizes a toujours été extrêmement dure.Aprèstout, 94 % de la superficie du pays est couvertede montagnes (dont 41 % au-dessus de3 000 mètres). Autre particularité, les habitantssont moins de 5 millions, tandis que leurs trou-peaux de chevaux, de bœufs et de moutons sontcinq fois plus nombreux.Tout comme les Kaza-khs, les Kirghizes furent progressivement repous-sés par les colons russes vers des zones monta-gneuses reculées, et la plupart des nomadesrésistèrent aux Soviétiques jusqu’en 1929. Ilsfurent finalement forcés de se sédentariser aucours de la campagne de collectivisation radicaledes années 30. Les pogroms de Joseph Stalinedécimèrent les élites locales et très peu denomades adhérèrent ensuite au Parti commu-niste (PCUS).

Le Kirghizistan n’est pas un pays tourné versle passé. Si la nouvelle Route de la soie com-merciale tarde à se matérialiser, la “Route dela soie de l’éducation” est en train de devenirrapidement un postulat viable, grâce à l’Uni-versité de l’Asie centrale (UCA), qui se proclame“la première institution privée d’enseignement supé-rieur à être internationalement agréée”. L’idée estvenue de Karim Agha Khan IV – chef suprêmed’une partie des ismaéliens [musulmans chiitesfidèles à Ismaël, fils du sixième imam, écarté, àtort selon eux, de la succession du Prophète ; ilscroient à l’avènement final d’un septième imamcaché] – et de son Réseau de l’Agha Khan pourle développement [fondé en 1967], qui promeutdepuis Genève “la conscience sociale de l’islam autravers d’actions institutionnelles”.

Le but affirmé de l’UCA est le “développe-ment durable de l’économie et des sociétés dans lesrégions montagneuses”. Elle œuvre pour éviter lescénario catastrophe qui s’est déjà produit par-tout ailleurs en Asie centrale, avec ses capitalesvictimes de l’explosion démographique, où seretrouvent des millions d’immigrants involon-taires, pour la plupart des jeunes hommes, sansqualification, sans emploi, paupérisés, désorien-tés et sujets à la violence. Les dirigeants de l’UCAinsistent sur le fait que “les dommages pour lesrégions montagneuses seraient également tragiques.Des communautés anciennes qui ont maintenu deprécieuses traditions depuis un millénaire en mour-raient. De riches corpus de savoir pratique et philo-sophique seraient détruits.Les régions montagneuses,dont des pays entiers dépendent pour l’eau et pourd’autres ressources,perdraient leurs protecteurs natu-rels et leur éminent savoir. Des environnements fra-

giles seraient exposés à de nouveaux cycles de dégra-dation. Les rares habitants qui resteraient dans lesmontagnes deviendraient des recrues idéales pour lestrafiquants de drogue, les extrémistes religieux ou desseigneurs de guerre de la même espèce que ceux quiont détruit l’Afghanistan et le Tadjikistan depuisquelques décennies.” L’UCA est une institution pri-vée, indépendante, laïque et qui adhère aux cri-tères internationaux. Les admissions se font enfonction du mérite, et les frais de scolarité varienten fonction des revenus de leur famille. En fait,cette initiative ambitieuse surclasse tous les pro-jets alambiqués de la Banque mondiale.

Le principal campus de l’UCA est installéà Khorog, perché dans les montagnes du Pamirdans la région autonome du Haut-Badakhchan,dans l’est du Tadjikistan. Les deux autres se trou-vent à Naryn, au Kirghizistan, près des TianShan, et à Tekeli [petite ville du sud-est du Kaza-khstan]. Les présidents du Kirghizistan, AskarAkaev, du Kazakhstan, Noursoultan Nazarbaev,et du Tadjikistan, Emomali Rakhmonov, ont toussigné avec l’Agha Khan un traité internationalratifié par leurs Parlements respectifs au sujetde l’établissement de ces universités. L’AghaKhan a fait un don de 15 millions de dollars,mais d’autres investissements s’avèrent néces-saires. La Banque mondiale ainsi que la Banqueasiatique de développement, l’Agence améri-caine pour le développement international etl’Union européenne devraient également s’im-pliquer. John Herring, un Américain qui est ledoyen du campus de Tekeli, s’est engagé avecenthousiasme pour une durée de trois ans. Aucours d’une visite à Naryn, il a déclaré qu’ils’agissait “soit du projet le plus visionnaire de toutel’Asie, soit d’une folie totale”. Dans ce projet, onvoit l’islam dans ce qu’il a de meilleur et de pluscréatif et on s’attaque à la racine de tous les pro-blèmes – le manque d’éducation – au lieu des’en prendre à ses inévitables conséquences : letrafic de drogue et le terrorisme.

** *D’OCH (KIRGHIZISTAN)

Un éternel sourire narquois flotte sur seslèvres. Arborant une barbe naissante, vêtude son épais manteau noir traditionnelouzbek, d’une paire de bottes noires et

d’un bonnet blanc, Alisher (c’est un pseudo-nyme) semble soit déprimé, soit doté d’uneextrême assurance, à moins que ce ne soit lesdeux. Ce jeune homme d’environ 25 ans ne sortpas d’une fruste madrasa de campagne : il asuivi une formation universitaire et n’a aucunbesoin de fréquenter une école religieuse. Pour-tant, il est sans emploi. Par bien des côtés, et enraison du seul pouvoir de sa foi, il est plus dan-gereux qu’un candidat à l’attentat suicide. Ali-sher fait partie du mouvement islamique Hizbut-Tahir [HUT, Parti de la libération islamique].Aux yeux d’un régime d’Asie centrale aussirépressif que l’est celui de l’Ouzbékistan, c’estun terroriste. Si c’est le cas, il représente lemodèle du terroriste du futur.

Après de tortueuses négociations menées parl’intermédiaire d’un interprète kirghize, Alishera accepté de nous parler du HUT dans une chay-khana [salon de thé] située au cœur du Jayma,le bazar légendaire d’Och, où une foule de Kir-ghizes, d’Ouzbeks et de Tadjiks achètent et ven-dent toutes les marchandises imaginables.

SUR LA ROUTE DE LA SOIE

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 37 DU 4 AU 10 MARS 2004

Lac Issyk-Koul

Pic KhanTengri

(6 695 m)

Col de Torugart(3 752 m)

Vallée du

Fergana

Tachkent

Bichkek Karakol

Almaty

Tash Rabat

Och

Kachgar

Différents itinéraires

de la Route de la soie

AksouAksou

Khorog

Douchanbé

Région autonomeouïgoure

du XINJIANG

Région autonomedu HAUT-BADAKHCHAN

T

ia

n

Sh a

n

0 250 km

M t s A l a t a u

Syr-Daria

P am

ir

TADJIKISTAN

KAZAKHSTAN

CHINECHINECHINE

OUZB.

Vers Tekeli, Ouroumtsi

Vers

Sam

arca

nde

Vers

Sam

arca

nde

Naryn

K I R G H I Z I S T A N

■ LoulanIl y a deux mille ans,la ville de Loulan(voir carte p. 34),située sur la riveouest du lac Lop Nor– s’étendant alorssur 12 000 km2

contre 500au XXe siècle –,dans le bassin du Tarim,était la capitale d’un riche royaume éponyme qui tirait sa prospérité des échangescommerciaux est-ouest. Le royaume a soudainement et mystérieusementdisparu vers le VIIe siècle.En février 2003,une équiped’archéologueschinois a découvertdes tombes pilléeset endommagées.Ils y ont trouvé de magnifiquespeintures muralesreprésentant des hommes et des chameaux,ces dernierssymbolisant la puissancemarchande duroyaume de Loulan.

696p32-43 2/03/04 16:07 Page 37

Un haut-parleur débite d’une voix mono-corde les résultats de la loterie et égrène leshoraires de départ à destination des villagesenvironnants – ralliés par des minibus brin-guebalants qui comportent 18 places, mais oùpeuvent s’entasser jusqu’à 40 personnes avecleurs marchandises. A l’étal d’un vendeur decassettes, les accords de guitare de CholboldayAlibaev évoquent un lien direct entre GengisKhan et le blues du delta du Mississippi.

Selon les légendes, la ville d’Och aurait étéfondée par Salomon ou par Alexandre le Grand.De l’avis de tous ceux que vous pourrez inter-roger dans le bazar du Jayma, elle est de toutemanière “plus ancienne que Rome”. Le gouver-nement kirghize d’Askar Akaev a décidé en l’an2000 qu’Och allait célébrer son trois millièmeanniversaire, mais cela n’empêche pas qu’à l’ap-proche de l’hiver, sous les chutes de neige et uncrachin glacial presque quotidien, la ville pré-sente un visage bien peu engageant. Il n’y a pasque des marchands qui se rassemblent aubazar ; on y rencontre aussi des groupes de per-sonnes à bout d’espoir vendant le lot habituelde poupées cassées et de chaussettes élimées– des paysans venus à la ville en s’attendant àtrouver le paradis.

Les rues sont plongées dans une obscuritétotale dès la nuit venue, les trottoirs sont défon-cés, la vie économique semble se résumer auxétals du marché, et l’on cherche en vain les signesde la présence d’un Etat central. Environ la moi-tié des habitants d’Och sont ouzbeks, mais cettepopulation n’a pas la moindre représentationpolitique dans la capitale du Kirghizistan, Bich-kek.Tous les regards sont tournés vers l’Ouzbé-kistan et la fertile vallée voisine du Fergana. Oril se trouve qu’Och a été coupée de cette valléepar la géographie démente de Joseph Staline ; etcette frontière absurde, qui court à moins d’unedemi-heure de la ville, a été rendue plus her-métique encore par le régime ouzbek intransi-geant du président Islam Karimov.

La plupart des membres du HUT, commeAlisher, appartiennent à l’ethnie ouzbèke, maisvivent dispersés entre l’Ouzbékistan et les Répu-bliques voisines. Karimov ne tolère tout simple-ment pas ce qu’il considère comme de l’isla-misme radical. Il mène une guerre impitoyablecontre le Mouvement islamique d’Ouzbékis-tan (MIO) – qui s’était allié aux talibansafghans –, qui fait preuve de la même férocité.Quant aux militants du HUT, des milliers d’entreeux (plus de 100 000 d’après ses porte-parole)croupissent aujourd’hui dans les geôles ouzbèkesou dans d’autres prisons d’Asie centrale. LeHUT n’est pourtant pas le MIO [qui sembleaujourd’hui très affaibli]. Les partisans du MIOsont essentiellement des paysans appauvris vivantdans la vallée ouzbèke du Fergana, une zone den-sément peuplée qui comprend les villes deNamangan, Andijan, Kokand et Fergana. LeHUT attire plutôt ce qui tient lieu d’intelligent-sia urbaine d’Asie centrale : des étudiants qui ontterminé leurs études et se trouvent dans l’im-possibilité d’obtenir un travail décent.

Le HUT – dont le quartier général clandes-tin est aujourd’hui probablement installé en Jor-danie – s’est lui-même défini, dans un commu-niqué publié sur son site Internet, comme “unparti politique qui s’abstient de lancer des actionsmatérielles”. Il est considéré, partout en Asie cen-trale, comme un mouvement islamique illégal.Tel que nous le décrit Alisher, il s’agirait avanttout d’une énorme machine prosélyte qui – en

tout cas jusqu’à présent – n’a jamais eu recoursà la guérilla.Au Kirghizistan, on a accusé le mou-vement d’être l’auteur de deux attentats récents,l’un sur un marché de Bichkek, l’autre dans unbureau de change d’Och, mais sans que lamoindre preuve soit présentée.

A la base, le HUT est une société secrètepanislamique, fondée en 1953 en Arabie Saou-dite et en Jordanie par un Palestinien, le cheikhTaqiuddin an-Nabhani, qui a étudié à la célèbreuniversité cairote d’Al Azhar. Les écrits du cheikhAn Nabhani ont conservé une influence pré-pondérante : pour le HUT, elles constituent lalettre de la loi. Le cheikh déteste les “démocratiesdépravées” que l’Occident impose aux paysmusulmans et défend le principe d’“un seul Etatrassemblant l’ensemble du monde musulman” [lecalifat]. Non sans habileté, il trace un lien entrela grande expansion que l’islam a connue auVIIe siècle grâce au djihad et la possibilité d’unenouvelle poussée islamique au XXIe siècle, quivoit les musulmans “soumis à la torture,à la pro-pagande et aux sanctions aussi bien internes qu’ex-ternes” – ce qui décrit assez bien la situation enAsie centrale. Il identifie clairement l’islam à unerévolution mondiale permanente : rencontre deLéon Trotski et du saint Coran. “Il s’agira d’unerévolution pacifique qui fera s’écrouler les régimesd’Asie centrale”, souligne Alisher.

Imaginez un monde dans lequel les “sectespaïennes” telles que le bouddhisme et l’hin-douisme seraient interdites, au même titre queles “sectes islamiques”comme le chiisme ou l’is-maélisme. Un monde dans lequel seuls les musul-mans, les juifs et les chrétiens – les “peuples duLivre” – seraient autorisés à pratiquer leur foi.Un monde dans lequel toutes les questions reli-gieuses seraient réglementées par la charia, selonl’interprétation du hanafisme [l’une des quatreécoles juridiques sunnites]. Un monde danslequel les pays non islamiques seraient confron-tés à un choix implacable : rejoindre le califatmondial ou acquitter une taxe. Et subir l’attaquemilitaire du califat en cas de non-paiement decette taxe.Voilà le monde tel que l’envisage leHUT. Oubliez la démocratie – tout autant quele capitalisme, le socialisme ou le nationalisme,qui sont autant de “notions occidentales dépravées”.La démocratie telle qu’elle est pratiquée dansl’Union européenne est considérée comme une“farce”. Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et Israëlsont “l’œuvre du diable”– même si on leur offraitla possibilité d’intégrer le califat. A la trappe lecinéma, la musique, l’art moderne, les vidéos derap, le fast-food et les chats sur Internet. Quantaux juifs, ils seraient invités à déguerpir car “ilsn’ont pas leur place en Asie centrale”.

L’inconscient collectif de l’Asie centrale pour-rait sans doute envisager sans hostilité ce nouvelordre politique où le calife, élu par une choura(conseil islamique), serait une sorte de GengisKhan contrôlant l’ensemble du système poli-tique, l’armée, l’économie et la politique étran-gère. Seul problème : la langue officielle seraitl’arabe. Or presque personne ne parle arabe enAsie centrale. L’émir du djihad – équivalent d’unministre de la Défense – se chargerait de menerla guerre sainte contre les récalcitrants du mondeinfidèle. Dans ce paradis version charia, lesfemmes devraient toujours être voilées hors dechez elles ; et juifs et chrétiens n’auraient le droitde boire de l’alcool “qu’au sein de leurs commu-nautés respectives”.

Au fond, la vision du monde qu’a le HUTn’est pas si éloignée de celle véhiculée par Al

Qaida. Pourtant, le HUT jouit d’une immensepopularité, non seulement en Asie centrale, maiségalement en Turquie, en Egypte, au Pakistan etdans le Maghreb.Aujourd’hui, le HUT est actifdans une bonne quarantaine de pays [dont lesEtats-Unis et le Royaume-Uni]. Alisher prendsoin de préciser que le HUT est égalementopposé aux chiites. Comme les juifs, tous leschiites d’Asie centrale – qui forment d’assezgrosses communautés dans le sud de l’Ouzbé-kistan et l’est du Tadjikistan – se verraient euxaussi contraints de partir. Boukhara et Samar-cande, les cités mythiques de la Route de la soie,possèdent d’importantes minorités chiites. Cetteidée défendue par le HUT heurte de plein fouetla tradition de tolérance qu’a toujours professéele soufisme, en quelque sorte l’islam de l’Asiecentrale. Ce mysticisme islamique tolérant estné en Asie centrale et en Perse à la suite des inva-sions arabes.

Le trône de Salomon, la “Tour de pierre” quidomine Och et qui a de tout temps accueilli lesvoyageurs sur la Route de la soie, est le deuxièmesite de pèlerinage d’Asie centrale, car il est pos-sible que le prophète Mahomet y ait prié. Le prin-cipal site est la tombe du mystique et saint soufiBahauddin Naqshbandi, située à proximité deBoukhara. L’intolérance du HUT est la preuveque son idéologie est une importation arabe quine prend même pas la peine de relier le Moyen-Orient aux véritables problèmes qui se posenten Asie centrale. N’importe quelle conversationau bazar Jayma d’Och révèle que les vraies ques-tions ne tournent pas autour des chiites ou dessunnites, mais qu’elles concernent le chômage,l’inflation et le manque d’éducation.

Alisher explique que le HUT est générale-ment organisé en daira (cellules) clandestinesde cinq hommes, opérant en Ouzbékistan, au

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 38 DU 4 AU 10 MARS 2004

en couverture �

� Dans un salon de thé à Boukhara.Ici, Oussama Ben Laden n’est pas très populaire.

Gue

orgu

i Pin

khas

sov/

Mag

num

■ SamarcandeLe seul nom deSamarcande évoqueles splendeurs de l’Asie centrale.Quand Alexandre le Grand y est arrivéen 329 av. J.-C., il aconfié à ses prochesqu’elle était encoreplus belle que dansson imagination.Largement détruitepar les hordes de Gengis Khan,en 1220, la ville a été rapidementreconstruite,devenant la capitalede l’Empire du grandconquérantTamerlan. Longtempsconsidérée comme le centre de l’univers, la ville a ébloui tous lesvoyageurs, àcommencer parMarco Polo. LeRegistan, ensemblede trois madrasasrecouvertes de tuilesturquoise, reste leplus beau symbole de la ville ouzbèke.

696p32-43 2/03/04 16:08 Page 38

Kirghizistan et au Tadjikistan. Si elle a arrêté descentaines de militants, la police secrète ouzbèken’a toutefois pas réussi jusqu’ici à mettre la mainsur un seul de ses responsables. La direction duHUT est restée jusqu’à présent invisible : aucunephoto, aucune archive, aucune adresse, seule-ment une avalanche de livres, de pamphlets etde tracts traduits de l’arabe en kirghize, en ouz-bek, en dari [forme du persan] et en russe, repro-duits par impression informatique et diffusés parun réseau clandestin couvrant toute l’Asie cen-trale. Il y a aussi des affiches et des shabnamas[“lettres nocturnes”] glissées discrètement sousles portes à la faveur de l’obscurité.

Bien que le HUT n’ait commencé à infil-trer l’Ouzbékistan qu’au milieu des an-nées 90 grâce à un Jordanien établi à Tachkent,Alisher assure que ses idées se sont propagéescomme un feu de broussailles (ou comme unvirus) dans les parties kirghizes et tadjiks dela vallée du Fergana. A lui seul, l’Ouzbékistanpourrait abriter plusieurs centaines de milliersde sympathisants. Alisher attribue la popularitédu HUT au Kirghizistan au mélange de pau-vreté et de corruption officielle, et au fait quele gouvernement de Bichkek ignore totalementles problèmes de la région.

Comme Al Qaida, le HUT recourt massi-vement à Internet et aux technologies numé-riques pour propager sa propre version de lamondialisation : non pas celle du néolibéralisme,mais celle d’un système mondial unique fondésur la charia.

Les Ouzbeks urbanisés vivant dans la capi-tale,Tachkent, affirment que le modèle pour-rait être celui de l’Empire ottoman – modèleque les Ouzbeks panturcs peuvent facilementimaginer dans la mesure où la plupart d’entreeux suivent avec attention ce qui se passe à

Ankara et à Istanbul. Mais Alisher reste dans levague lorsqu’il s’agit de préciser les politiquessociale et économique que mettrait en œuvrece califat mondial. Alisher nie avec véhémenceque le HUT soit lié d’une manière quelconqueà Al Qaida, aux talibans ou au MIO. OussamaBen Laden est cependant un personnage extrê-mement populaire dans la vallée du Fergana,car “il soutient tous les mouvements islamiquesd’Asie centrale”. Alisher fait là écho à ce quipourrait être la position officielle du HUT :reprocher à Ben Laden d’avoir lancé le djihadcontre l’Occident de façon prématurée, expo-sant ainsi les militants de toutes tendances àl’impitoyable répression occidentale.

** *DE LA VALLÉE DU FERGANA (OUZBÉKISTAN,KIRGHIZISTAN ET TADJIKISTAN)

La clé de l’avenir réside dans ce qui va se pas-ser dans la vallée du Fergana, laquelle esten fait une gigantesque oasis, longue d’unpeu moins de 300 kilomètres, et dotée,

comme le savaient déjà les Grecs et les Persesd’il y a deux mille ans, des meilleures terreset du meilleur climat d’Asie centrale. L’endroitest le principal centre de production de soie enAsie centrale. La racine du problème actuel pro-vient de ce que l’ex-Union soviétique y a imposéla monoculture du coton : aujourd’hui encore,la vallée présente un chapelet ininterrompu dechamps de coton entourés de mûriers et ponc-tués de vergers et de villages isolés. Le collec-tivisme agro-industriel reste la norme. Le flancoriental de la vallée – c’est-à-dire les régions deNamangan et d’Andijan en Ouzbékistan et

celles d’Och et de Jalalabad au Kirghizistan –est extrêmement conservateur. Et, pour cou-ronner le tout, Andijan est le centre de la pro-duction pétrolière ouzbèke. Karimov fait toutce qu’il peut pour compliquer la vie de la val-lée : Och n’est qu’à deux heures de route deFergana, mais les deux villes sont séparées parune frontière difficile à franchir, et aucune ligned’autocar directe ne les relie.

Les innombrables propositions, dont celledu Programme des Nations unies pour le déve-loppement (PNUD) ou celle de la FondationSoros, en vue du développement de la vallée duFergana ont toutes insisté sur le même point :il s’agit d’une région intégrée, d’une unique val-lée où vivent plus de 10 millions de personnes,et non d’un agrégat de trois régions dépendantde trois Etats différents. Il sera impossible demoderniser l’ensemble de l’infrastructure agri-cole et industrielle de la vallée tant qu’y prédo-minera une mentalité d’assiégé. Et la paralysieactuelle est imputable à Karimov. L’ONU, laFondation Soros, la Fondation Agha Khan, l’or-ganisation non gouvernementale Acted, toutesont été empêchées par les autorités de Tachkent[la capitale de l’Ouzbékistan] d’investir dans desprojets qui auraient bénéficié à l’ensemble dela vallée. Elles ont la possibilité de mettre enœuvre des projets spécifiques au Kirghizistan ouau Tadjikistan, mais pas en Ouzbékistan : la posi-tion de Karimov est que la vallée du Fergana neconnaît aucun problème économique.

Les fidèles du HUT ne sont pas des candi-dats à l’attentat kamikaze. Ce sont, à l’instar d’Ali-sher, des idéalistes souriants. Dans leur djihadpacifique, une guerre de conversion tendant versun monde idéalisé exempt de tous les problèmesordinaires, ils sont prêts à patienter mille ansavant d’annexer l’Occident à leur califat. Pour-tant, des tracts récemment saisis au Tadjikistanrévèlent d’ores et déjà un changement de ton :s’ils dénoncent toujours les Etats-Unis commeune menace globale qui ne pourra être neutra-lisée que par l’instauration du califat, ils sontdésormais plus viscéralement antiaméricains etappellent à la guerre sainte contre l’Occident.

Il n’existe pas à proprement parler de viepolitique en Asie centrale et, pour l’immensemajorité des habitants, l’avenir économique seprésente sous un jour très sombre. Les militantsdu HUT savent que le temps travaille pour eux.Comme le font les néoconservateurs deWashington, ce serait prendre ses désirs pourdes réalités que de penser qu’il suffit de

SUR LA ROUTE DE LA SOIE

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 39 DU 4 AU 10 MARS 2004

OUZBÉKISTAN

KIRGHIZISTAN

KIRGHIZISTAN

TADJIKISTAN Och

Namangan

AndijanAndijan

KokandKokand

Andijan

Kokand

Tachkent

Fergana

Jalalabad

Syr-Dar

Syr-Dariaia

Syr-Daria

Naryn

0 100 km

Différents itinéraires de la Route de la soie

VA

LL É E

D UF E R G A N A

■ SécuritéSoucieux deminimiser lesrisques terroristeset séparatistes, despays de la région (la Chine,le Kazakhstan,le Kirghizistan,l’Ouzbékistan,la Russie et leTadjikistan) se sontengagés depuis1996 dans un effortde coopération.Après avoir créé unestructure informellebaptisée Groupe de Shanghai – dontl’objectif affichéétait de régler les problèmesfrontaliers et sécuritaires en vue de favoriserles échangeséconomiques –, lessix gouvernementsont décidé à l’occasion d’un sommet,à Shanghai,en juin 2001,de prolongerl’expérience en mettant sur piedl’Organisation de coopération de Shanghai (OCS),qui est dotée depuisle 15 janvier dernierd’un secrétariatpermanent installéà Pékin. Devenueune véritableinstitution politico-militaire régionale,l’OCS exerce unecertaine influencesur les pays voisins.L’Inde, le Pakistan,l’Iran et la Mongoliepourraient la rejoindreprochainement.

696p32-43 2/03/04 16:08 Page 39

conditionner l’aide militaire aux régimesd’Asie centrale à une plus grande transparence,à une diminution de la corruption et à l’ins-tauration d’un Etat de droit pour rendre cesrégimes plus malléables. Si la répression conti-nue de sévir aussi durement, les djihadistes,pour l’instant pacifiques, pourraient tôt ou tardtroquer leurs tracts contre des bombes.

** *DE BOUKHARA (OUZBÉKISTAN)

Un dicton dit que trois voyages à Boukhoro-i-Charif (Boukhara la Noble), ce “pilier del’islam”, valent un pèlerinage à La Mecque.Marco Polo a écrit qu’il s’agissait de “la

meilleure ville d’Asie”.Quant à lord Curzon, vété-ran du Grand Jeu [qui a opposé pendant prèsd’un siècle la Grande-Bretagne à la Russie pourle contrôle de la région], il la considérait comme“la ville la plus intéressante du monde”.

Dans ce foyer culturel et religieux de l’Asiecentrale, Oussama Ben Laden n’est pas trèspopulaire. “Tuer des innocents, c’est une violationdes principes de l’islam, m’a déclaré un imam local.Pourquoi n’ordonne-t-il pas à sa propre armée decombattre les infidèles ?” Ben Laden est un Arabewahhabite d’Arabie Saoudite. Les habitants deBoukhara sont des Tadjiks, qui parlent le tad-jik, même s’ils se disent ouzbeks [en fait, ils sontaujourd’hui citoyens de l’Ouzbékistan]. Cultu-rellement, cela signifie qu’ils sont orientés versla Perse. Boukhara ainsi que la ville, plus grande,de Samarcande ne font pas partie du Tadjikistanmoderne à cause de Joseph Staline et de sa ten-dance malsaine à redessiner les cartes. Depuisles IXe et Xe siècles, en tant que capitale de l’Em-pire samanide, Boukhara a été annexée au fabu-leux héritage artistique perse. Et, depuis leXIVe siècle, elle est le domaine de prédilection dusoufisme, doctrine mystique de l’islam.

Islam Karimov, actuel dirigeant de l’Ouz-békistan, n’est pas très aimé non plus, à en croireles grandes familles commerçantes locales. Maiscela n’a rien à voir avec la religion. La corrup-tion et l’incompétence du gouvernement sonten cause. A la fin du mois de novembre 2003,Karimov et son entourage se sont rendus engrand équipage à Boukhara, pour la réouverturedu lieu de naissance et de la tombe, méticuleu-sement restaurés, du saint soufi du XIVe siècleBahauddin Naqshbandi, fondateur de la tariqa(confrérie) soufie la plus importante d’Asie cen-trale. A l’occasion de la visite présidentielle, lecomplexe a été fermé aux pèlerins pendant deuxjours. La télévision d’Etat a abondamment redif-fusé le discours de Karimov vantant les vertusde tolérance de Naqshbandi. “Il n’a même paseu à payer”, se moque l’héritier d’une famille demarchands. “La restauration a été financée partrois cheikhs, dont un qui vit en Amérique.” Abri-tant deux antiques mosquées, un délicat mina-ret qui penche, une cour ornée d’un bassin depierre où un jeune mollah dit des prières selonles requêtes des pèlerins et le tronc mort d’untrès vieux mûrier qui remonterait, dit-on, jus-qu’à Naqshbandi en personne, le complexe estl’un des plus sacrés, des plus sereins et des plusauréolés de ferveur du monde islamique.

Le soufisme trouverait son origine chez lespeuples animistes de Sibérie. Des chamans serendirent jusqu’en Turquie, l’un des plus ancienscentres de développement du soufisme, ou jus-

qu’en Afghanistan, où ils finirent par s’installerdans des temples dans les montagnes de l’Hin-dou Kouch. Le mot “soufisme” tel que nous leconnaissons vient du latin sufismus et nous a ététransmis par un universitaire allemand duXIXe siècle. L’initiation au soufisme se fait avecl’aide d’un pir (maître) au sein d’une tariqa.

La confrérie la plus importante est celle deNaqshbandi, fondée en 1317. Naqshbandi veutdire “peindre”, au sens de “celui qui fait des pein-tures comparables à la science divine”. Aux yeuxdes docteurs de la foi musulmans, Naqshbandiest une tariqa du Turkestan, avec des ramifi-cations significatives au Turkestan occidentalmême (les ex-Républiques soviétiques d’Asiecentrale), en Chine, à Kazan (au Tatarstan, enRussie), en Turquie, en Inde et sur l’île de Java,en Indonésie. Elle serait également très activedans d’autres régions de Russie. Il s’agit de laseule confrérie soufie qui fasse remonter lesracines de sa connaissance au tout premier gou-verneur musulman, Abou Bakr, ce qui signi-fie qu’elle est directement liée au prophèteMahomet et à l’imam Ali [gendre du Prophète].

Le soufisme – les Boukharans ne se lassentpas de le répéter – incarne l’essence panthéistede la religion et de la philosophie islamiques. Ila absorbé des influences telles que le néopla-tonicisme, le judaïsme, le christianisme, lezoroastrisme et le bouddhisme. Mysticismeascétique d’une extrême pureté intellectuelle,son enseignement, pour tenter de le résumeren une phrase, pourrait être quelque chosecomme : “Eclairer en nos cœurs la mémoire dunom de Dieu.” Le défunt maître soufi IdrisShah y voyait une association de l’idéologie, dela science, de l’art et de méthodes de dévelop-pement humain. Il nécessite une rigoureuseautodiscipline et une grande liberté d’esprit. Lesoufisme a envisagé le conditionnement humaindes siècles avant Sigmund Freud et Carl Jung.L’analyse sexuelle freudienne a été précédée deneuf cents ans par le maître soufi Al Ghazalidans L’Alchimie du bonheur. La théorie desarchétypes jungiens a quant à elle été exposéepar le maître Ibn al-Arabi. Le derviche soufi

Hujwiri parlait en termes techniques de l’iden-tité entre le temps et l’espace près de mille ansavant Albert Einstein. Et les soufis ont formuléles principes d’une science de l’évolution plusde six cents ans avant Charles Darwin.

La vieille ville de Boukhara, qui date de la findu XVIe siècle, et donc d’avant les Russes, évoquele souvenir de la Route de la soie. L’ancienne citéétait essentiellement un gigantesque marché,avec des dizaines de bazars et d’auberges, plusd’une centaine de madrasas et plus de 300 mos-quées. Sous le règne postsoviétique de Karimov,il en reste un enchevêtrement encore impres-sionnant de bâtiments, dont certains font l’ob-jet d’ambitieux travaux de restauration. Mais lesmadrasas, elles, sont fermées, ou transforméesen inoffensives auberges à touristes qui ne ris-quent pas de faire du prosélytisme.

Alexandre le Grand est venu, a vu et a vaincu.Il a même détruit Boukhara. Les Arabes sontarrivés au VIIIe siècle, puis les Samanides [perses],au IXe. A l’âge d’or, à l’apogée des lettrés musul-mans, le plus représentatif a sans doute été AbuAli ibn-Sina, ou Avicenne, dont le canon médi-cal fit autorité en Europe jusqu’au XVIIe siècle.Succombant à la rage destructrice de GengisKhan, Boukhara fut rasée en 1220.Avec Tamer-lan (qui domina l’Asie centrale de l’après-Gen-gis et dont l’Ouzbékistan a fait un héros natio-nal), la ville connut une certaine renaissance auxXIVe et XVe siècles.Au XIXe, Boukhara devint unepièce maîtresse du Grand Jeu entre les Empiresrusse et britannique. Paradoxe fascinant, ce sanc-tuaire islamique, perpétuellement plein à cra-quer de doctes religieux, a régulièrement été sousla coupe de tyrans sanguinaires. Au XIXe siècle,la région était la plus violente d’Asie centrale.Des émirs comme Nasroullah Khan, surnommé“le Boucher”, manifestaient un grand intérêtpour les têtes tranchées, dont les plus célèbresont peut-être été celles de deux agents britan-niques du Grand Jeu [qui étaient venus lui pro-poser une alliance] exécutés au pied de l’Ark, laforteresse de Nasroullah Khan, en 1842.

Aujourd’hui, le Registan, qui s’étend devantla forteresse et où les émirs successifs exhibaientleurs atrocités, n’est plus qu’une place paisibleque traversent des sages barbus dans leurs man-teaux ouzbeks molletonnés, en route pour lemarché aux tapis. L’ouzbek est la langue offi-cielle, mais la plupart des habitants parlent letadjik. Ils refusent souvent de parler russe, lalangue du négoce. Les marchands les plus entre-prenants rêvent de parler japonais pour pou-voir mieux s’attaquer aux plus dispendieux destouristes. Le cinéma est une source intarissablede devises. Les Boukharans adorent voir leurville en arrière-plan d’un film russe à la JamesBond, succès du box-office. Et une équipe amé-ricaine est venue il y a peu tourner des scènesde nuit à l’intérieur de l’époustouflante mos-quée de Kalon, datant du XVIe siècle, pourThe Keeper, inspiré de la vie du poète persanOmar Khayyam [v. 1050-v. 1123].

Le mysticisme tolérant de Naqshbandi neplaît guère aux wahhabites, qui, s’ils le pou-vaient, condamneraient les jeunes filles de laville à pourrir en enfer. Ces dernières, chiitestadjikophones, ne cessent d’affirmer que, si ellesavaient de l’argent, la première chose qu’ellesferaient serait d’entreprendre un pèlerinage àLa Mecque. Mais elles n’écoutent pas les muez-zins qui les appellent du haut des minarets. Ellesleur préfèrent Andy, superstar de la pop ira-nienne qui vit à Los Angeles. Elles ne portent

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 40 DU 4 AU 10 MARS 2004

en couverture

■ Les gigantesques réserves pétrolières et gazières de l’Asie centrale nelaissent personne indifférent. Les Etats-Unis et la Russie mènent de grandesmanœuvres géostratégiques pour essayer de se réser ver la meilleurepart de ces ressources mais bien d’autres acteurs poussent aussi leurspions : l’Union européenne, la Chine, le Pakistan, l’Iran, la Turquie, etc. Pourasseoir leur emprise sur cette zone, les Etats-Unis ont poussé cinq desanciennes Républiques soviétiques à former une association indépendantede la Russie, le GUUAM (Géorgie, Ukraine, Ouzbékistan, Azerbaïdjan, Mol-davie), et ont ouvert des bases militaires dans la région (en Ouzbékistan etau Kirghizistan). Mais l’opération a vite trouvé ses limites, notamment avecle retrait de l’Ouzbékistan. La Russie, de son côté, a su retisser des liensavec le Kazakhstan et proposer de vastes plans de coopération économiqueà la Chine. La bataille entre les deux parties se joue autour de la construc-tion de gigantesques réseaux d’oléoducs et de gazoducs tournés les unsvers la Méditerranée, les autres vers l’océan Indien ou vers le Pacifique Lesgrandes entreprises pétrolières sont aussi à la manœuvre. Les groupes ENIet Royal Dutch/Shell viennent ainsi de signer, fin février, un contrat déci-sif avec le gouvernement kazakh pour exploiter les ressources de Kacha-gan, le plus grand gisement de pétrole au monde avec ses 38 milliardsde barils de réserves. Cet accord comble à la fois Shell, dont les réservesfaiblissent, et le Kazakhstan, qui entend tripler sa production d’ici à 2015pour atteindre un seuil de 3,2 millions de barils par jour.

L E N O U V E A U G R A N D J E U

Après la soie, les hydrocarbures

� ■ RetournementsDe 1992 à 1997,le Tadjikistan a été déchiré par une guerre civile qui a fait près de150 000 morts. Auxtermes d’un accord,les principaux chefs de la rébellionavaient étéamnistiés et occupaient des postes àresponsabilité dansl’administration du pays. Une partie de ces ex-rebellesayant décidé, il y aun mois, de formerune “coalitionpolitiqued’opposition”contre le présidentEmomaliRakhmonov, ils ontété brusquementdémis de leursfonctions et ontimmédiatement fait l’objet depoursuites. C’estnotamment le casde Gaffor Mirzoïev,qui dirigeait lagarde présidentielle.Celui-ci vienttoutefois, nouveaucoup de théâtre,d’être nommé à la tête de l’Agencetadjike de lutteantidrogue.Ce retournement de situation illustrel’instabilité de la viepolitique locale.

696p32-43 2/03/04 16:15 Page 40

jamais le hidjab, seulement des écharpes colo-rées et des vêtements occidentaux. Elles rêventd’aller en Europe. Elles n’apprécient même pasles légendaires dessins des tapis de Boukhara.Ce qu’elles aiment, ce sont les dessins “euro-péens”. Malgré tout, la vie sociale reste régen-tée. Les filles ne peuvent pas sortir seules enboîte, sous peine d’être considérées commeétant de mauvaise vie. Une fille de Boukharaest censée se marier tôt, vivre chez elle et avoirbeaucoup d’enfants. Dans un mariage tradi-tionnel, l’homme achète la maison, une belledemeure dans le centre de la vieille ville ne coû-tera que l’équivalent de quelque 12 000 euros,mais la femme doit apporter tout ce qui consti-tue le ménage, des meubles aux bijoux.

Nous sommes quand même bien loin du

temps où le seul soupçon d’indécence pouvaitentraîner la mort de la coupable, précipitée duhaut du minaret de la mosquée de Kalon, le plusgrand d’Asie centrale, édifié en 1127 et si remar-quable que Gengis Khan lui-même s’abstint dele détruire. A Boukhara, la légende raconte quela seule personne à avoir échappé à ce trépas futl’épouse d’un riche marchand.Avant d’être jetéedans le vide, elle demanda au bourreau que saservante lui apporte les robes que son mari luiavait offertes en cadeau. La servante vint avecles quarante robes et les empila sur la place.L’épouse monta au sommet du minaret, sautasur les vêtements et survécut. Impressionné,l’émir lui laissa la vie sauve. Ainsi la traditionveut-elle que chaque homme, par simple pré-caution, fasse présent de quarante robes à safemme le jour du mariage. Il n’est donc pas éton-nant que personne – dans les bazars psyché-déliques de la soie, à Boukhara et dans les envi-rons – ne connaisse le mot chômage.

** *D’ACHGABAT (TURKMÉNISTAN)

Ici, avec 1 dollar, on n’achète pas une bouteilled’eau minérale, mais 25 litres d’essence : c’estl’incarnation des rêves les plus fous de la “junteBush-Cheney”, pour reprendre l’expression de

Gore Vidal. Sur les marchés du Turkménistan,on peut se procurer 1 kilo de caviar bélouga toutfrais sorti de la Caspienne pour 100 dollars. Unchameau se vend 200 dollars et une épouse entre2 000 et 5 000 dollars. Cette oasis qui s’étendsur de fabuleuses ressources naturelles, fait l’ob-jet de la plus jalouse des surveillances de la partd’un Big Brother un peu déjanté, ou plutôt d’un

Big Father, le “président à vie” SaparmouradNiazov, avatar asiatique absolu du Roi-Soleil. Et,grâce à son président, la capitale, Achgabat, oudu moins son centre, est moderne et aseptisée.

Le climat frais et désertique rappelle l’Ari-zona ou le Nevada. On se croirait dans une sortede Las Vegas d’Asie centrale, comme sur le Ber-zengi, boulevard flanqué d’hôtels postmodernesclinquants, en réalité des résidences d’Etat,toutes vides. La nuit, Achgabat, littéralement la“cité de l’amour”, donne l’impression d’avoirsurgi d’un délire hallucinogène. Les secteurs del’eau, de l’électricité, du gaz et du sel sont sub-ventionnés. Le salaire moyen correspond à peuprès à 40 euros par mois. Le prix d’un appar-tement de style soviétique nouveau ne dépassepas les 4 000 euros, soit autant qu’un magni-fique cheval de la race akhal-teke. Mais pas-ser un appel téléphonique à l’étranger coûteune fortune, et Internet est désespérément lent.

Niazov aime à se présenter comme le turk-menbachi, le “père de tous les Turkmènes”. Gen-gis Khan et Louis XIV n’auraient rien trouvé àredire à sa méthode : il n’y a pas d’opposition,ni laïque, ni islamique, pas de partis politiques.De plus, les médias sont totalement contrôlés ettous les rassemblements, quels qu’ils soient, sontinterdits. Dans les prisons, l’usage de la tortureest courant, et la dissidence est passible de mort.Cette présidence autoritaire, héritée de l’Unionsoviétique, se caractérise par un culte de la per-sonnalité qui rendrait vert de jalousie n’importequel spécialiste de la communication de Hol-lywood ou de Washington. Le turkmenbachi, quiressemble un peu à une star enrobée de tele-novela mexicaine, est omniprésent. Statues, por-traits, plaques, affiches et manuels scolaires, ilest toujours là, souriant, jamais menaçant,comme Saddam Hussein autrefois. Il adore

SUR LA ROUTE DE LA SOIE

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 41 DU 4 AU 10 MARS 2004

Boukhara

TachkentTachkent

SamarcandeSamarcandeSamarcande

IRAN

AFGHANISTAN

TAD

J.

KAZAKHSTAN

0 400 km

Achgabat

KerkiMary

Merv

Turkmenbachi

Mechhed

Boukhara

Balkh (ex-Bactres)

Désert duKarakoum

Région duKhorezm

Désert duKyzylkoum

Amou-Daria

Syr-Daria

ME

R

CA

SP

IE

NN

E

Canaux

T U R K M É N I S TAN

O U Z B É K I S T AN

Nisa

Mts Kopet Dag

Différents itinéraires de la Route de la soie�

� Porte de la villefortifiée deBoukhara. La vieilleville, datant du XVIe siècle,évoque le souvenir de la Route de lasoie. L’ancienne citéétait essentiellementun gigantesquemarché, avec des dizaines de bazars et plus de 300 mosquées.

Bru

no B

arbe

y/M

agnu

m

696p32-43 2/03/04 16:12 Page 41

en couverture les fêtes. Il a donc institué le jour du Cheval,

le jour du Soleil, le jour des Bijoux, le jour duTapis, le jour du Melon, et ainsi de suite.

Signé du turkmenbachi, le Roukhnama– sous-titré Réflexions sur les valeurs spirituelles desTurkmènes – n’est pas un ouvrage religieux, maisplutôt “une vision du monde systématique, essencede tous mes objectifs politiques, économiques et per-sonnels, empreinte de sens civique, et qui peut êtreutilisée dans différents secteurs de la société”, à encroire la traduction anglaise certifiée produitepar les services des publications de l’Etat. Selonles autorités, seul cet ouvrage peut faire le lienentre le passé et le présent turkmènes. Passanttour à tour de l’exégèse historique à l’exaltationromantique, son auteur nous éclaire sur biendes points. Il nous apprend que, selon la volontéde Dieu, “turk signifie ‘essence’ et que iman signi-fie ‘lumière’.Par conséquent,Turkiman, autrementdit ‘Turkmène’, veut dire ‘fait de lumière, dont l’es-sence est lumière’.” Il ajoute que les Turkmènessont des descendants du prophète Noé. Leurorigine “se trouve dans le khanat oghouze [auxalentours de la mer d’Aral].Quarante clans répar-tis en vingt-quatre tribus sont à l’origine de la nationturkmène.” Une nation “dont l’héritage est aussibeau que celui de la Grande-Bretagne, de la grandenation indienne et de la grande nation chinoise”.Le Roukhnama est donc la “parole révélée” pourles 5,7 millions de descendants de ce peuple decavaliers nomades qui dominèrent les sables dudésert pendant des siècles, attaquant les cara-vanes de la Route de la soie, faisant des incur-sions en Perse, en Afghanistan et en Russie enquête d’esclaves. Ils étaient, pour les générauxrusses qui furent amenés à les combattre pen-dant le Grand Jeu [au XIXe siècle], la meilleurecavalerie légère du monde. Ce qui n’a riend’étonnant :Alexandre le Grand lui-même che-vauchait un pur-sang akhal-teke.

Les Turkmènes sont peut-être répartis envingt-quatre tribus, mais la direction politiquedu pays a été monopolisée par les deux plusimportantes, les Teke et les Yomout. Après l’ef-fondrement de l’URSS et l’indépendance, en1991, le turkmenbachi a juré qu’il ferait du Turk-ménistan “un nouveau Koweït”. On en est loin.D’après un homme d’affaires local, l’élite, richeet peu nombreuse, se compose “d’Arabes,de gensdu pétrole et du gaz, et de représentants des autori-tés”. Environ 70 % de la population vit avec àpeu près 1 dollar par jour. Pourtant les mariagessont toujours fêtés en grande pompe, et lesmœurs nomades se sont simplement adaptées àla vie urbaine. Deux yourtes dressées près d’unerangée de grils à chachliks [brochettes de mou-ton] devant un immense restaurant, le Goulous-tan, illustrent cette combinaison de tradition etde modernité. Les femmes, couvertes de bijouxpar kilos, sont assises à l’écart des hommes etdansent dans leur coin. Pendant ce temps, dansles deux hôtels cinq étoiles de la capitale, des ten-tatrices turkmènes et russes, adeptes de la libertéd’entreprise, s’attaquent à une poignée d’hommesd’affaires étrangers, histoire d’améliorer la balanceextérieure du pays… Plus sérieusement, le savoir-faire européen est très apprécié dans le pays.Bouygues, le géant français du bâtiment, est jus-tement en train de construire un nouveau com-plexe ministériel, tandis que les Italiens, eux, ven-dent des machines-outils pour l’industrie textileainsi que leurs compétences gastronomiques : lecuisinier présidentiel, qui est également chef dansun des hôtels cinq étoiles, a été tout spécialementrecruté dans la péninsule.

A la sortie de la ville, le caravansérail de Tol-kouchka s’étend à perte de vue. Dans ce qui estprobablement le plus grand de tous les bazarsd’Asie centrale, les conteneurs remplacent lesyourtes et l’atmosphère est saturée de pop russe.Beaucoup d’étrangers viennent ici à la recherched’un tapis turkmène parfait et arrivent parfoisà le trouver, vendu par une jolie représentanted’une tribu turkmène. Ces jeunes filles, emmi-touflées dans des écharpes colorées, sont paréesde leurs lourds bijoux. Depuis des générations,elles ornent leur visage et leurs mains desmêmes dessins fabuleux que ceux figurant surleur précieuse marchandise. Mais les plus bellespièces d’artisanat ne se trouvent généralementpas là. Dans son petit bureau au fond du muséedu Tapis, la responsable des permis d’exporta-tion a interdiction d’accorder la moindre auto-risation de sortie concernant une pièce ayantplus de trente ans sous peine d’être pendue parle turkmenbachi en personne. Sur le ton de laplaisanterie, les Russes du pays vous diront quetrois denrées sont extrêmement difficilesà exporter : les chevaux akhal-teke (mais avecde l’argent arabe on finit toujours par sedébrouiller), les tapis anciens (mais les diplo-mates peuvent les passer en contrebande par lavalise diplomatique) et les filles turkmènes(“Mais en donnant 50 000 dollars à qui il faut,c’est possible”, nous assure-t-on).

A Achgabat, les hommes d’affaires russesracontent aussi que le turkmenbachi “était rouge,puis est devenu vert”, référence à sa transforma-tion, digne d’un caméléon, de secrétaire du Particommuniste du Turkménistan métamorphoséen pieux musulman. Il a construit une grandemosquée dans son village natal et a déclaréqu’elle abritait la Kaaba turkmène. Il fait main-tenant édifier ce qui devrait être la plus grandemosquée du monde. En fait, celle-ci ressembleplutôt à une centrale nucléaire. A quelquesheures de la capitale, de l’autre côté des mon-tagnes du Kopet Dag qui dominent Achgabatsous le ciel du désert, se trouve Mechhed, villesacrée de l’Iran chiite qui accueille les pèlerinsvenus de toute l’Asie centrale pour se recueillirsur la tombe de l’imam Reza, huitième succes-seur d’Ali, le gendre du Prophète. Selon lesRusses, le turkmenbachi et ses ministres de-vraient plutôt refaire les routes catastrophiquesqui relient la frontière ouzbèke, située à l’est,à la Caspienne, dans l’ouest du pays, et luttercontre la corruption endémique qui paralyse lapolice plutôt que d’ériger des palais de marbre.

L’absence frappante de personnel qualifiédans le pays est en grande partie due au trem-blement de terre qui ravagea le pays en 1948.Si impensable que cela puisse paraître, cet évé-nement est passé inaperçu alors qu’il a réduitla ville en poussière et causé la mort de110 000 habitants. Joseph Staline a d’ailleursproclamé qu’il n’y avait pas eu de séisme.Tou-jours est-il que la majorité de la classe moyenneturkmène a disparu à cette occasion. Niazovlui-même en a subi les conséquences, puisqu’ila grandi dans un orphelinat soviétique. Aujour-d’hui encore, le Turkménistan dépend dans unelarge mesure de la puissance intellectuelle russe.

Plus de 75 % de l’étendue de la Républiqueest désertique. Pour s’en convaincre, il suffit degrimper à bord d’un Antonov russe branlantdatant des années 50, dont la cabine est ornéede l’incontournable portrait du turkmenbachi,et de survoler le Karakoum, le “désert de sablenoir”, aussi impitoyable que le Taklamakan,

dans le Xinjiang chinois. Contrairement àSamarcande et aux autres villes qui jalonnentla Route de la soie, Achgabat n’a été bâtie qu’en1881, après la soumission des Turkmènes parles Russes. Mais, même dans la ville moderne,on ne peut ignorer la présence de l’Histoire.Nisa, forteresse du puissant Empire parthe, quirégna sur l’Iran, l’Irak et la Turquie pendant sixsiècles [à partir de 247 avant notre ère], n’estqu’à 15 kilomètres de là.

Les ruines de Merv, capitale du fabuleuxEmpire achéménide [de 549 à 330 av. J.-C.],elles, sont situées à 360 kilomètres à l’est, prèsde la morne ville soviétisée de Mary. Le zoroas-trisme, la religion officielle de l’Empire sassa-nide jusqu’à la conquête musulmane, auVIIIe siècle, est peut-être né dans le Khorezm,cette région du Turkménistan qui a donné l’al-gèbre au monde, ou à Merv. Les Chinois, quidécouvrirent les enseignements de Zarathous-tra en voyageant le long de la Route de la soie,y voyaient un “culte de la Roue de feu céleste”.Visiter les ruines de Merv, c’est voir l’Histoireen marche : une strate grecque du IIIe siècleav. J.-C., une strate sassanide, puis turque, duIIIe au VIIe siècle, une strate arabe dès leVIIIe siècle, et enfin une strate seldjoukide[période de domination turque allant de 1071à 1299] à partir du XIIe siècle. D’ailleurs, le turk-menbachi sait parfaitement que son pays doituniquement à son emplacement stratégiqued’avoir pu résister à Alexandre le Grand, à Gen-gis Khan, à Tamerlan, aux émirs sanguinairesde Boukhara, au protectorat russe et enfin austalinisme.

Vers le sud, la frontière afghano-iraniennen’est qu’à huit heures de route en Lada. Huitheures, c’est également le temps qu’il faut pour

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 42 DU 4 AU 10 MARS 2004

Jam

shid

/Web

ista

n

■ L’auteurBrésilien d’origine, legrand reporter PepeEscobar parcourt leMoyen-Orient, l’Asiecentrale et l’Asie du Sud en tous sensdepuis denombreuses années,publiant depuis1999 ses enquêtessur le site Asia Times Online<http://www.atimes.com>, de HongKong. Il était par exemple en Afghanistan en août 2001 pour s’entreteniravec le commandantMassoud,le dirigeant de l’opposition anti-talibans, quinzejours avant que cedernier ne soitassassiné. Il a étéparmi les premiersjournalistes à entrerdans Kaboul après leretrait des talibans,en novembre 2001.Il a égalementcouvert l’interventionaméricaine en Irak.

DR

696p32-43 2/03/04 16:13 Page 42

rallier les rives de la mer Caspienne.Avec ses mil-lions de milliards de mètres cubes de gaz natu-rel, le Turkménistan est le troisième plus grandproducteur et le deuxième exportateur de gaznaturel du monde. C’est donc à juste titre quele “père de tous les Turkmènes” est fier de saRépublique gazière. Mais il est égalementconscient qu’il est obligé de se tourner vers lesud – et vers Téhéran – s’il veut sortir le pays deson isolement continental et l’arracher à sadépendance vis-à-vis de la Russie. Dans le cadred’un accord de troc, Achgabat exporte du gazvers le nord-est de l’Iran, qui à son tour vend dugaz extrait dans le golfe Persique pour le comptedu Turkménistan. Ce n’est donc pas un hasardsi les marchés turkmènes regorgent de mar-chandises iraniennes, qu’il s’agisse de bas de soieou de sodas. L’élite turkmène adore d’ailleursfaire du shopping et fait toujours une halte atten-

due à Dubaï, dans les Emirats arabes unis. Maisla Russie ne relâche jamais la pression. Mos-cou soutient que le gaz turkmène doit êtreexporté vers les autres pays de la Communautéd’Etats indépendants [CEI, regroupant lesanciennes Républiques soviétiques sauf les Etatsbaltes], et enfin vers l’Europe, par le biais du sys-tème de gazoducs russes, le tout pour une misère.La plupart des Etats de la CEI sont dans unesituation économique catastrophique et, commeils ne paient jamais leurs factures, Achgabat estrégulièrement obligé de couper le robinet.

En fait, la politique étrangère du turkmen-bachi est loin d’être aussi délirante que le lais-seraient présumer les facéties du personnage.L’Arche de neutralité, structure de marbre de75 mètres de haut qui se dresse en plein centrede la capitale, symbolise le principe central dela position turkmène. Surmontée d’une sta-

tue dorée du turkmenbachi, saluant les brasouverts les montagnes et son peuple, elle reposesur trois pieds, pour rappeler la solidité du tri-pode utilisé traditionnellement pour faire la cui-sine. En théorie, cette politique de neutralitépréserve le Turkménistan des interférencesrusses et des ingérences des pays voisins. Quandles talibans étaient au pouvoir en Afghanistan,le turkmenbachi entretenait des relations à lafois avec les étudiants en religion soutenus parle Pakistan et avec l’Alliance du Nord, qui avaitle soutien de Moscou et de Téhéran. Les dissi-dents politiques et les partisans turkmènes d’unislam radical ne pouvaient donc pas se repliersur l’Afghanistan et, aujourd’hui encore, on nesignale aucune activité clandestine islamiste auTurkménistan. Quant à l’opposition politique,elle est en exil à Moscou. Le chef de l’Etat n’adonc pas trop à s’angoisser.

Cette stabilité nous amène naturellementà la question du libre-échange. Sur la nouvelleRoute de la soie, il serait logique que la frontièreouzbèke soit la plus importante stratégiquement,puisque c’est de là que les biens venant de Tur-quie et d’Iran sont ensuite redistribués vers laplupart des Etats de la région. Mais ce n’est pastout à fait le cas. D’un point de vue administratifet politique, l’ex-URSS concevait l’Asie centralecomme un ensemble de quatre Républiques,l’Ouzbékistan, le Turkménistan, le Kirghizistanet le Tadjikistan, délimitées par la Sogdiane perse,devenue la Transoxiane (le “pays au-delà del’Oxus”) après l’arrivée des Turcs, c’est-à-direla région située entre l’Amou-Daria [l’antiqueOxus, qui prend sa source dans le Pamir, enAfghanistan, et se jette dans la mer d’Aral] et leSyr-Daria [ancien Iaxarte, fleuve qui prend sasource au Kirghizistan, sous le nom de Naryn,pour aller se jeter lui aussi dans la mer d’Aral].A ces quatre Républiques le destin politique aajouté le Kazakhstan. Dans un sens plus géné-ral, l’Asie centrale s’inscrit dans la civilisationturco-iranienne, matrice de cultures et de languesallant d’Istanbul à Delhi et d’Ispahan à Bou-khara. D’un dialecte à l’autre, d’un mode musi-cal à telle ou telle variation plus lente, du bleusombre au turquoise de telle ou telle céramique,il n’y avait jamais eu de frontières clairementdéfinies jusqu’à ce que ces jeunes Etats fassentde leurs petites différences des principes d’ex-clusion, à la fin du XXe siècle. D’ailleurs, jus-qu’en 1994, la limite entre l’Ouzbékistan et leTurkménistan était faiblement matérialisée : toutjuste une chaise et une table sur le bord de laroute, plantées en plein désert. Maintenant, c’estune véritable frontière, gardée par des douanierssoupçonneux qui pratiquent des contrôles inter-minables et qui contraignent tout le monde,même les résidents du coin, à franchir à pied leno man’s land de 2 kilomètres qui sépare désor-mais les deux pays.

A Achgabat, tout le monde y pense maispersonne n’ose se poser la question : y aura-t-il une vie après le turkmenbachi ? Les hommesd’affaires pensent qu’il est peu probable queson fils lui succède. Quant aux Russes qui ontdes passeports turkmènes, ils craignent d’êtrechassés par l’ultranationalisme ambiant. Le chefdu pays ne détient assurément pas le feu divin,mais son règne ne serait peut-être pas le piredes régimes pour sa jeune République gazières’il apprenait à distribuer les fruits de sa nou-velle richesse. Quoi qu’il en soit, quand tout vamal au Turkménistan, on peut toujours trouverla paix en lisant le Roukhnama. Pepe Escobar

SUR LA ROUTE DE LA SOIE

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 43 DU 4 AU 10 MARS 2004

■ La Route de la soie a joué un rôlemajeur dans les échanges commerciauxet culturels entre l’Asie et l’Europe. Ilexiste désormais de nombreux espacesqui lui sont consacrés sur lnternet. Le sitede la Silkroad Foundation <www.silk-road.com/toc/index.html> est de ceux-là.Il offre une présentation historique de cetaxe, avec notamment des cartes et unechronologie très complètes. Le magnifiquesite chinois Dunhuang Shiku <www.dun-huangcaves.com/index_flash.html> pré-

sente pour sa part la cité de Dunhuang,au Xinjiang, qui fut l’un des centres cul-turels et religieux les plus actifs pendantcette période. Il permet d’admirer lesmagnifiques fresques bouddhiques desgrottes de Mogao (ou “grottes des millebouddhas”), proches de Dunhuang, ache-vées au XIVe siècle, grâce à des présen-tations et à des animations de très hautequalité. Une autre exposition vir tuelle<http://depts.washington.edu/uwch/sil-kroad/exhibit/index.shtml>, due à l’Uni-

versité de Washington, étend le champd’observation à l’ensemble des régionstraversées par cette route, soulignantainsi son importance pour l’ensembledes cultures concernées. C’est d’ailleurspour retrouver cette dynamique que levioloncelliste de renommée internatio-nale Yo-Yo Ma a lancé, en 1998, le SilkRoad Project <www.silkroadproject.org>,dans le but de favoriser les échangesentre les artistes venus de cette partiedu monde.

I N T E R N E T

Voyages culturels virtuels

� Préparation de la parade militaireà l’occasion de la fêtede l’indépendance du Turkménistan,dans la capitaleAchgabat,le 10 octobre sous le regard de SaparmouradNiazov,le turmenbachi,ou “le père des Turkmènes”,président à vie.

696p32-43 2/03/04 16:13 Page 43

THE NEW YORK TIMESNew York

La Grèce a un nouveau projet pour mettre un termeà près de deux cents ans de frustrations : profiterdes Jeux olympiques d’été de 2004, qui se dérou-leront à Athènes, pour contraindre le Royaume-Uni

à lui restituer les fameux marbres d’Elgin. L’histoire desfrises qui ornaient jadis le Parthénon est bien connue.En 1806,Thomas Bruce, septième comte d’Elgin, lesrachetait aux Turcs pour les ramener à Londres.Aujour-d’hui exposées au British Museum, les sculptures sontdepuis inlassablement réclamées par la Grèce. L’unedes raisons avancées par les autorités britanniques pourne pas céder est que la Grèce ne dispose pas d’un espacedigne de conserver les vénérables sculptures. La pol-lution atmosphérique est telle à Athènes qu’il est detoute façon hors de question de replacer les marbressur le Parthénon proprement dit.

En réponse, le gouvernement grec a donc lancé unconcours international pour construire un nouveaumusée au pied de l’Acropole, et sélectionné le projet deBernard Tschumi. Le célèbre architecte suisse, en col-laboration avec l’architecte grec Michael Photiadis, l’aremporté grâce à un projet baigné de lumière, au moder-nisme discret, qui a été préféré aux formes triangulairesde Daniel Libeskind et à la structure ovoïde du japonaisArata Isozaki. Certes, le musée accueillera des centainesd’œuvres de l’Antiquité, mais sa véritable raison d’être,c’est la galerie vitrée du dernier étage, qui doit servird’écrin aux marbres. Décalée selon un angle de 23° parrapport à l’axe des niveaux inférieurs, la galerie sera trèsprécisément alignée sur le Parthénon, que l’on aper-cevra trois cents mètres plus haut. Les sculptures, dis-posées sur toute la largeur d’un rectangle de 21 x 58 m,seront agencées exactement comme elles l’étaient il y adeux mille cinq cents ans, au fronton du temple – qui,de l’avis de M.Tschumi, “a eu plusd’influence sur la civilisation occiden-tale que tout autre bâtiment”. Cela dit,le retour des fameux marbres, sculp-tés il y a plus de deux millénaires,est loin d’être acquis, même si ledossier constitué par la Grèce contrele British Museum ne manque pas d’arguments. Denombreux historiens de l’art se sont, par exemple, éle-vés contre la présentation londonienne des frises, quine respecte pas l’ordre des séquences sculptées. Lesjuristes se sont joints au chœur des critiques, contestantla légitimité de l’acquisition de lord Elgin. Des diplo-mates ont pour leur part souligné que ces statues incar-naient “l’essence de la Grèce” – pour reprendre l’expres-sion de l’ancienne ministre de la Culture grecque MelinaMercouri –, qu’elles constituent donc un cas particu-lier, radicalement différent de tous les autres débats surl’art et la propriété artistique.

Le nouveau musée devait donc être la meilleuresolution possible. Mais, ironie du sort, la structureconçue pour mettre un terme à cette longue contro-verse est elle-même devenue objet de polémique. Surles choix esthétiques du nouveau bâtiment, par exemple,les avis sont partagés. Certains Athéniens auraient pré-féré voir un monument de style classique. Une solu-tion que Bernard Tschumi a refusé d’envisager car, dit-il, “il aurait été vain de vouloir rivaliser avec une

construction qui a atteint un tel degré de perfection”. Avecses sols réalisés dans le même marbre que celui du Par-thénon et ses colonnes de béton élancées rappelant lessolides chapiteaux doriques du grand temple antique,son projet évoque le patrimoine grec sans pour autantl’imiter servilement. “Il s’agissait de montrer que l’on peutrenouer avec le passé tout en restant résolument contem-porain et en échappant à tout sentimentalisme, explique-t-il. Il y avait une précision mathématique dans l’ouvragedes anciens Grecs. Je me suis efforcé d’atteindre une préci-sion équivalente.” Le projet s’est ensuite heurté à l’op-position plus véhémente d’un certain nombre d’ar-chéologues. Le site du musée recouvre en effet les ruinesd’un village du VIIe siècle avant J.-C. dont la fouille,selon l’archéologue en chef de l’Acropole, “pourrait jeterun éclairage nouveau sur la haute antiquité athénienne”.

Prévenant ces critiques, Bernard Tschumi ad’ailleurs prévu de poser le premier niveau de son muséesur des pilotis, au-dessus du site archéologique. Uneastuce architecturale qui permettra aux archéologuesde poursuivre leurs fouilles. De plus, la plus grande par-

tie de ce niveau d’accès sera vitrée, afin que les visiteurspuissent admirer le site de fouilles sous leurs pieds.L’idée de bâtir ainsi “devrait plaire aux archéologues”,pense l’architecte. “Aucun vestige au monde n’aura mieuxété mis en valeur”, assure-t-il, précisant que la factionhostile à son musée “n’est pas représentative de la com-munauté des archéologues grecs”. L’an dernier, un groupede chercheurs grecs a pourtant réussi à convaincre leConseil d’Etat, la plus haute juridiction du pays, d’in-terrompre les travaux dans la partie la plus sensible dusite, baptisée “zone rouge”.

Le projet a également suscité une levée de boucliersparmi les riverains. Le site se trouve en effet au cœurdu quartier de Makryianni, hérissé depuis les an-nées 70 de sordides barres d’habitation. Or les habi-tants n’avaient aucune envie de voir apparaître sousleurs fenêtres un complexe de 18 500 m2, craignantque, “pour le prix d’un billet d’entrée au musée, les visiteurs[n’]aient une vue plongeante sur leurs salons”. Mais l’an-cien doyen de l’école d’architecture de l’universitéColumbia est un homme accommodant. M.Tschumisait ce que signifie affronter les politiques. Sa premièreréalisation majeure fut le parc de la Villette à Paris, l’undes“grands projets” de François Mitterrand. Il lui a falluquinze ans et cinq Premiers ministres pour l’achever.“Ce que j’ai appris, c’est qu’il faut donner du temps autemps”, dit-il – maxime qui, comme il le souligne, estparticulièrement savoureuse en français. En mars 2003,Bernard Tschumi a ainsi passé trois jours dans la capi-tale hellène à arpenter le site choisi en compagnie desarchéologues, inquiets, et à “négocier l’emplacement dechaque colonne”. De grandes canalisations en béton ontété dressées à l’endroit où seront érigées ces colonneset le champ de fouilles a été comblé avec du sable.Lorsque le musée sera achevé, il suffira de retirer lesable pour que les archéologues retrouvent leur siteexactement dans l’état où ils l’ont laissé.

reportage ●

À ATHÈNES, AU PIED DE L’ACROPOLE

En attendant les frises du Parthénon

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 44 DU 4 AU 10 MARS 2004

Depuis deux siècles, les Grecsréclament aux Britanniques les marbres d’Elgin. Pour forcerle destin, ils ont commandé à l’architecte Bernard Tschumiun magnifique écrin de verre.Un projet qui suscite à son tour la polémique.

� Les fameuxmarbres d’Elgin,réclamés par la Grèceet exposés au BritishMuseum de Londres.

Brit

ish

Mus

eum

, Lo

ndon

, U

K/B

ridge

man

Art

Lib

rary

696p44-45 1/03/04 18:28 Page 44

Entre-temps, alors que les Jeux approchent à grandspas, le gouvernement grec s’emploie activement à faireavancer le projet. En décembre dernier, il a fait adop-ter en urgence une loi accordant le permis de construireau musée – une initiative inédite, et un rien expéditive,visant à court-circuiter les autorités locales et les jugestatillons. En juillet 2003, la police avait reçu l’ordre defaire évacuer les appartements condamnés du quartierde Makryianni afin de faire place à la nouvelle struc-ture. A en croire la presse locale, les habitants ont toutjuste eu le temps de réunir leurs affaires personnelles.L’une des figures de proue de l’opposition au nouveaumusée, Eleni Gika, aurait même été expulsée manumilitari pour avoir refusé de quitter son appartement.

M. Tschumi rappelle toutefois que les résidentsexpulsés ont été “généreusement dédommagés”, et ajoute :“La roue de l’Histoire continue de tourner.L’Acropole a elle-même été bâtie sur le site d’un temple plus petit.Toutes les

villes sont le résultat de superpositions historiques et archi-tecturales. S’il en était autrement, New York serait encoreaujourd’hui un village indien.”

Mais la grande affaire de ce nouveau musée reste lesmarbres du Parthénon et l’intransigeance du BritishMuseum. Pour faire fléchir les Britanniques, Athènes amême été jusqu’à proposer d’autres objets antiquesen échange, et même de faire du nouveau musée del’Acropole une annexe de l’institution londonienne :peine perdue. Dans sa dernière déclaration, le direc-teur du British Museum, M. MacGregor, n’hésitait pasà rappeler que “seul notre musée est à même de rendre plei-nement justice à l’importance mondiale des sculptures duParthénon". En clair, la construction du muséed’Athènes n’est pas près de faire changer d’avis le sour-cilleux directeur londonien. Bernard Tschumi, lui, seveut résolument optimiste. “Je suis intimement convaincuque, le jour où le musée sera achevé, les marbres reviendront.”

Mais, pour que le nouveau muséede l’Acropole puisse faire évoluerla situation, encore faudrait-il qu’ilsoit construit. Certains, dans lacapitale grecque, assurent que lestravaux commenceront sérieuse-ment dans les prochains jours. Autant dire qu’il estd’ores et déjà irréaliste d’espérer boucler le projet avantla date butoir des Jeux olympiques. Comme un athlètequi se serait entraîné toute une vie pour se fouler lacheville à la veille de la compétition, le nouveau muséede l’Acropole a donc déjà laissé passer une occasionunique de faire sensation. Le 13 août prochain, quandla flamme olympique sera ravivée, le nouveau muséene devrait être qu’un gigantesque trou béant. Pourl’heure, seule une grue témoigne d’un semblant d’ac-tivité sur la partie la moins problématique du site.

Fred A. Bernstein

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 45 DU 4 AU 10 MARS 2004

C O M M E N T A I R E

Le retour des marbres du Parthénon est une cause sacrée, c’est entendu. Mais,pour y parvenir, il faut une véritable volontépolitique, s’emporte I Kathimerini.

B eaucoup de bruit pour rien". Paraphra-ser Shakespeare est ce qui convient

encore le mieux à l’af faire du retour desmarbres du Parthénon, qui fait subitementla une des journaux britanniques et du NewYork Times [voir ci-contre]. Paradoxalement,tout Grec qui a suivi l’affaire et s’est battupour la cause sacrée du rapatriement desfrises du Par thénon ne peut qu’être d’ac-cord avec… le directeur du British Museum.

M. Nil Mac Gregor, en effet, a raison de s’enprendre, dans les pages du Sunday Tele-graph, à cette “luxueuse et coûteuse cam-pagne de relations publiques” qui tente deconvaincre le public britannique de l’oppor-tunité de rendre les fameuses sculptures.Mais le citoyen grec ne peut, en revanche,suivre le conservateur lorsqu’il ajoute que“le British Museum demeure le bon cadrepour exposer les marbres ; puisque l’art grecappartient au patrimoine mondial”.Il faut savoir se mobiliser pour défendre cer-tains intérêts majeurs, et celui-ci en est un.Le retour des marbres à Athènes afin qu’ilspuissent rejoindre l’ensemble architectural

du Parthénon par le biais de la salle du nou-veau musée de l’Acropole est une évidenceet une juste cause. Malheureusement,toutes les campagnes de soutien et tous lescommentaires des médias étrangers n’ychangeront rien. L’opinion publique grecquen’y prête d’ailleurs plus grand intérêt. Il suf-firait que les marbres soient “prêtés” à laGrèce pendant l’olympiade pour que la pla-nète entière se rende compte de la beautédu monument enfin reconstitué et pour queleur retour définitif devienne inéluctable.En réalité, plus qu’une énième campagne depresse, il faut une volonté politique authen-tique, voire une volonté d’affrontement avec

les autorités britanniques. Or, en cette périodepréélectorale, la question du retour desmarbres du Par thénon n’est évoquée paraucun dirigeant politique, de droite commede gauche. Et cela va très certainement durerjusqu’aux élections du 7 mars. Les candidatsont d’autres priorités que d’arracher lesmarbres du Par thénon, si froidement sur-veillés par des geôliers profanes, à leur soli-tude et à leur lointain emprisonnement. Lacampagne de presse actuelle n’aura été, unefois de plus, que “beaucoup de bruit pourrien". Comme le dit le proverbe grec : “Là oùtrop de coqs font cocorico, l’aube tarde àse lever “! Eleni Bitsika, I Kathimerini, Athènes

Shakespeare et les coqs grecs

�Vue virtuelle du futur musée del’Acropole, construitpour accueillir,à terme, les frises du Parthénon.

DR

696p44-45 1/03/04 17:34 Page 45

THE INDEPENDENTLondres

Ce matin-là, quand le lycée de Columbine fut secouépar des tirs et des explosions provoqués par deuxde ses élèves, deux cultes naquirent. L’un est lié àCassie Bernall, rêve incarné de l’Amérique pro-

fonde : belle, blonde et fervente chrétienne. Le 20 avril1999, Eric Harris s’est frayé un chemin à coups de cara-bine dans la bibliothèque, a collé le canon de son armesur le front de Cassie, puis, avec un sourire, lui a lâché :“Tu crois toujours en Dieu,maintenant ?” D’une voix ferme,elle lui a répondu que oui, et il a pressé la détente.Quelques jours plus tard, des autels votifs faisaient leurapparition dans tout le pays, dédiés à “Cassie la mar-tyre”. Ses parents ont écrit un best-seller, She Said Yes[Elle a dit oui], qui la compare aux martyrs des premierstemps de l’ère chrétienne, morts pour leur foi. On recenseaujourd’hui plus de 7000 sites Internet qui lui sont consa-crés, et plusieurs églises portent son nom.

Mais le drame de Columbine a accouché d’unautre culte, tout aussi puissant aux yeux de ses fidèles.Celui-là prospère dans une autre Amérique, parmi lesexclus, les égarés, les rejetés qui en conçoivent de lahaine. Là, Eric Harris et Dylan Klebold ne sont plusdes meurtriers, mais des vengeurs héroïques. Des mil-liers d’adolescents les considèrent comme des exemples,pour des raisons que résume parfaitement MelissaAndersen, une jeune fille de 17 ans qui gère depuis l’Iowaun “site de fans” d’Eric et Dylan. “Si je trouve qu’Eric etDylan ont été cool de faire ce qu’ils ont fait, c’est parce qu’ilsse sont révoltés, m’explique-t-elle. Ils étaient constam-ment harcelés et,même s’ils en ont régulièrement parlé autourd’eux, ils savaient que personne ne ferait rien, à moins deprendre l’affaire en main.Après le 20 avril, les élèves les pluspopulaires des écoles américaines ont laissé tranquilles ceuxqui ne l’étaient pas. Ils ont eu peur qu’une de leurs victimesne déclenche un autre massacre dans leur école.”

En tant qu’antihéros, la “Mafia des trench-coats”,comme les surnommait la bande des sportifs du lycée,a autant d’impact que le personnage d’Alex DeLargedans Orange mécanique. Et ils ont l’avantage d’avoir existé.Des forums de discussion intitulés “I love Eric andDylan” comptent des milliers de participants. Des sitescomme “En mémoire d’Eric et Dylan” – l’un d’entre euxallant même jusqu’à encourager les adolescents à arbo-rer des rubans en “signe de soutien” si “vous souhaitezne pas oublier leurs gestes”– reçoivent la visite de centainesde milliers d’internautes.

Eric et Dylan semblent désormais appartenir à cettepériode floue, entre la fin de la guerre froide et les atten-tats du 11 septembre 2001, quand les pires menaces pourla sécurité des Etats-Unis venaient de l’intérieur. Le néo-nazi Timothy McVeigh posait une bombe à OklahomaCity [tuant 168 personnes, le 19 avril 1995] et des ado-lescents dérangés commettaient sept massacres dans desétablissements scolaires. Lorsqu’on revient aujourd’huisur les articles de la presse de l’époque, il est frappant deconstater à quel point les questions que l’on se posaitalors étaient les mêmes que celles suscitées par les atten-tats de Manhattan et de Washington : comment cela a-t-il pu arriver ici ? Pourquoi nous haïssent-ils ?

Cinq ans plus tard, tout débat sur Columbine seheurte aux cultes. Les causes de la tragédie y sontnoyées. Elephant, le film de Gus Van Sant inspiré dudrame, est hypnotique, la caméra s’attarde sur le jeunaturaliste des acteurs longuement, lentement, sansjuger, ce qui magnifie l’horrible absurdité des meurtres.Mais c’est également un film d’une rare vacuité, quidécrit un massacre dans un lycée sans chercher à l’ex-pliquer. Les personnages d’Eric et Dylan sont grossiè-rement ébauchés. On devine qu’ils sont intelligents, ilsjouent du Beethoven et regardent de longs documen-taires, mais on ne les voit jamais en contact avec leurscamarades, ni avec leurs familles. Sur le plan moral, les

tueurs sont neutres, tout comme leurs victimes. On sortdu cinéma aussi perplexe quant aux motivations desprotagonistes qu’avant d’avoir vu le film.

Pourtant, un court moment, dans les jours qui ontsuivi le massacre, il a été possible d’entr’apercevoir deséléments de réponse, qui nous permettent de com-prendre le culte morbide dont Eric et Dylan font l’objet.L’image du lycée de Columbine en tant qu’établisse-ment idéal peuplé de saints et pris pour cible par desdémons s’est délitée alors que, dans la ruée médiatiqueprovoquée par le carnage, des récits filtraient décrivantla vie d’Eric et Dylan dans l’établissement. Un de leursamis, Brooks Brown, expliquait alors : “La vérité, c’estque notre lycée n’était pas cet endroit merveilleux dont toutle monde parle.Beaucoup de gens y viennent avec un senti-ment de peur… On passe son temps à se demander si quel-qu’un ne va pas venir vous cogner.” Comme l’assurait unautre de leurs amis : “Ils étaient haïs, donc, ils ont haï enretour.” La rumeur prétendait que les deux garçonsétaient homosexuels, ce que Van Sant indique claire-ment dans son film. Evan Todd, joueur de football ethéros local, a ainsi déclaré aux journalistes que “Colum-bine, c’est un bon établissement, correct. Ici, la plupart desgosses rejetaient ces rebuts qui touchaient à la sorcellerie etaux poupées vaudous. Bien sûr qu’on se moquait d’eux.Mais à quoi on s’expose quand on vient à l’école avec descoupes de cheveux bizarres ? Il n'y a pas que les sportifs,c’est toute l’école qu’ils dégoûtaient.C’étaient des homos quise tripotaient. Quand on veut se débarrasser de quelqu’un,en général, on se moque de lui.”

Les témoignages de cet ordre ont très vite disparude la couverture médiatique, en partie par respect pourles familles des victimes. On a craint, semble-t-il, quecertains en concluent que les victimes (prises appa-remment au hasard) auraient d’une façon ou d’uneautre mérité d’être tuées. Aussi violent soit-il, aucunharcèlement, physique ou verbal, ne peut servir de jus-tification à un massacre. Pourtant, confrontés à un choixentre le fondamentalisme conformiste de Cassie et la

enquête ●

CINQ ANS APRÈS LA FUSILLADE DE COLUMBINE

Les tueurs sont devenus des hérosEric Harris et Dylan Klebold,qui ont tué 13 personnes dans leur lycée, sont l’objetd’un culte morbide sur Internet.Pour les ados américainsvictimes de brimades à l’école,ils sont désormais despersonnages emblématiques .

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 46 DU 4 AU 10 MARS 2004

Ric

k M

aim

an/C

orbi

s S

ygm

a

� Dylan Klebold

AFP

AFP

� Eric Harris.

696p46-47 1/03/04 17:35 Page 46

rage persécutée d’Eric et Dylan, il est terriblement facilede comprendre pourquoi trop de gens finissent paréprouver de la sympathie pour ces derniers. Dans Ver-non God Little [Le Bouc hémisphère, éd. du Seuil],DBC Pierre imagine un certain Jesus qui n’est pas sansrappeler Harris et est présenté comme une personna-lité vaguement messianique, qui pense trouver larédemption dans ses meurtres.

Comme d’autres, DBC Pierre suggère qu’il ne fautpas voir dans Eric et Dylan des monstres démoniaquesmais des éléments d’une culture plus vaste qui, dans saquête d’une impitoyable imposition de la conformité,s’exprime par la violence et le harcèlement endémiques.“Le système des lycées américains est incroyablement cruel”,constate Alice James, une consultante de 23 ans qui afait sa scolarité aux Etats-Unis, au Royaume-Uni eten France. “C’est vrai, tous les adolescents ont tendanceà se regrouper en bandes, et ils peuvent se montrer méchants.Mais le système américain est différent pour deux raisons.Premièrement, il est extrêmement hiérarchisé. Dans lesétablissements britanniques, il y a des groupes différents quise méprisent les uns les autres,mais il n’y a pas de logique dehiérarchie. Les fans de hip-hop peuvent haïr les amateursde pop, mais ni les uns ni les autres ne sont universellementconsidérés comme ‘meilleurs’ou plus haut dans l’échelle sociale.Dans les lycées américains,ça ressemble à un système de castes.Ce sont les sportifs qui dominent, et tout le monde le sait. Ilssont incontestablement au sommet, tandis que les ‘tarés’ – àsavoir n’importe qui d’un peu différent,comme Eric et Dylan –sont mis au bas de l’échelle.”“La deuxième grande différence,poursuit Alice James, c’est que la hiérarchie que se créent lesadolescents est renforcée par les parents et par la directionde l’établissement, qui décernent des récompenses à la ‘reinede la promo’et à l’équipe de football.Si la plupart des parentsfrançais considèrent les relations sociales de leurs adolescentscomme un peu insignifiantes, voire légèrement comiques, lesparents américains prennent ça incroyablement au sérieux.Ils éduquent leurs gamins pour qu’ils deviennent pom-pomgirls ou athlètes, et ils sont clairement déçus quand leur pro-géniture n’y parvient pas. Les 'tarés' n’ont donc pas seule-ment l’impression d’échouer aux yeux de leurs camarades,mais pour toute leur vie.”

C’est par des films d’une sous-catégorie que l’onpourrait appeler l’“humour ado” que la nature bru-tale des lycées américains et la raison de la sanglanterévolte d’Eric et Dylan sont le mieux expliquées. Cettevague a commencé en 1988 avec Fatal Games (Hea-thers), où Winona Ryder et Christian Slater incarnentdes exclus qui tissent des liens avec une jeune fille obèseet par conséquent persécutée, assassinent les blondesévaporées et concluent le film en faisant exploser le lycéeet tous ses occupants. Les films d’humour ado suiventsouvent le même schéma : on nous montre l’exclusiontotale de quelqu’un qui est considéré comme un “loser”,puis le scénario s’inverse (généralement par la violence).On retrouve ce thème dans de nombreux films, de Bellesà mourir (Drop Dead Gorgeous) à But I’m a Cheerleader.Ils représentent la vengeance de ces gamins, intellos bou-tonneux que tout le monde évitait et qui ont fini pardevenir scénaristes à Los Angeles, laissant les vedettesde leur lycée devenir garagistes et femmes au foyer dansun bled perdu quelque part en Arizona. Eric et Dylanne se sont pas laissé cette chance, et cette possible façonde se venger n’est même pas envisagée par les membresde leur culte officieux.

Plusieurs survivants du massacre ont rapporté queles deux tueurs répétaient sans cesse : “Alors, enfoiré deminable,ce soir,c’est un beau soir pour mourir.” Judith Alpert,qui enseigne la psychologie appliquée à l’Université deNew York, explique qu'“en traitant leurs victimes de'minables', une insulte qui semble avoir été utilisée à leurencontre, ils plaçaient les victimes dans les rôles que leurs pairsles avaient contraints d’endosser. Ils prenaient ainsi l’ascen-dant sur eux.Plutôt que de leur sentiment d’abandon, d’iso-lement et de faiblesse, c’est probablement davantage de leurforce terrifiante que l’on se souviendra.” Johann Hari

■ DrameLe 20 avril 1999,à Littleton, dansl’Etat du Colorado,Eric Harris,18 ans (à gauche),et Dylan Klebold,17 ans, fontirruption dans leur lycée armés de fusils, d’armesautomatiques et de bombesartisanales.Tirant au hasard,ils tuent 12 élèves et 1 professeur,et blessent23 personnes avant de se donnerla mort.Cette tuerie a entraîné un grand débat sur les armes à feuaux Etats-Unis,qui a culminé avec la marche de plus de200 000 mères de famille à Washington,en mai 2000,et qui est à l’originedu film de MichaelMoore Bowling for Columbine.Mais le débat est largementretombé après les élections de novembre 2000,où de nombreuxpartisans du contrôle des armes à feu ont été battus.

� Page d’accueil du site de la “Mafia des trench-coats”,un groupe raciste,adepte des jeux de guerre et d’Internet.Eric et Dylan enétaient très proches,sans en faireformellement partie.

696p46-47 1/03/04 17:37 Page 47

HELSINGIN SANOMATHelsinki

Les manches de ma doudoune bruissent contre l’im-mense mur de glace alors que j’essaie de me frayerun passage dans l’étroit couloir. Partout je bute surdes voies sans issue qui m’obligent à revenir sur

mes pas. Les murs droits, gelés et glissants augmententmon sentiment d’impuissance et d’emprisonnement.Non, je ne suis pas au beau milieu d’un cauchemar :je me promène dans Penal Colony [Colonie péniten-tiaire], l’œuvre conjointe de Yoko Ono et de l’architectejaponais Arata Isozaki. Nous sommes à Rovaniemi,capitale de la Laponie finlandaise, dans le Grand Nordfinlandais. Le labyrinthe de glace et de neige imaginé parl’artiste conceptuelle et l’architecte de renom est aunombre de la quinzaine d’œuvres présentées jusqu’au31 mars dans le cadre d’une exposition aussi originalequ’éphémère : le Snow-Show. Apriori, rien de novateur dans cettedémonstration magistrale d’infra-structures glacées présentées surdeux sites : à Rovaniemi, donc, prèsdu cercle polaire, mais aussi à Kemi,à une centaine de kilomètres plusau sud, au fond du golfe de Botnie.Les expositions de ce genre, d’ungoût souvent douteux, sont fré-quentes partout où les conditionsclimatiques le permettent. Mais, àla différence du kitsch habituel deces manifestations, le Snow-Showse veut une véritable manifestationd’art contemporain. Et, quelquesjours après l’inauguration, la dé-monstration semble faite.

L’œuvre d’Ono et d’Isozaki estsans aucun doute celle qui m’a leplus marqué, mais celle de KikiSmith et Lebbeus Woods nousplonge dans un univers pictural fa-buleux. L’artiste et l’architecte ontimaginé une sorte de patinoire etont placé sous la glace un câble delumière dorée qui serpente sur plu-sieurs niveaux. Le long du parcours lumineux se dé-coupent en transparence des figures de sylphides, dessilhouettes de sorcières et quelques astres esseulés.Dans la nuit polaire, l’œuvre est d’autant plus capti-

vante. A l’inverse, les Lanterns ofUrsa Minor [Lanternes de la PetiteOurse], réalisées par Saija Hollmén,Jenni Reuter et Helena Sandman,en collaboration avec l’artisteconceptuel Robert Barry, gagnentà être découvertes en plein jour, entransparence. Debout à l’intérieurde ces cylindres de glace translu-cides, on commence par étudier lestextes gravés par Robert Barry,puis, immanquablement, on envient à contempler la glace elle-même : ses rugosités changeanteset les bulles d’air emprisonnées parle gel. Par temps nuageux, l’intimitéprotectrice de ces cylindres est en-core renforcée.

“La nature éphémère de l’expo-sition apporte un caractère unique àces œuvres d’art. Pour les visiteurs etles artistes, il ne restera de ces instantsque des photographies et des souve-nirs”, explique l’artiste Saija Holl-mén.“Nous étions entièrement libresdans la mesure où l’œuvre n’était pasvouée à être permanente. Ne serait-ceque parce qu’aucune paperasserien’était nécessaire, comme c’est la règledans l’art public ou l’architecture.”“Comme tout allait se perdre, ajou-te Kiki Smith, nous n’avions rien àperdre et nous sommes allés très loindans l’expérimentation.” Pour unebonne partie des artistes, la neige

et la glace étaient des matériaux inédits. Pour certainsla maîtrise de ces surfaces glacées a d’ailleurs pris uneplace primordiale. C’est le cas pour Top Changtra-kul et Lot-ek, à Kemi, qui ont cherché à colorer les pa-rois de leur projet. Selon le bâtisseur en chef de l’évé-nement, Seppo Mäkinen, l’œuvre la plus difficile à réa-liser a été celle de Zaha Hadid et Cai Guo-Quiang. Unobjet gigantesque, tout en courbes, évoquant un ca-nyon et composé de deux structures dont les formesvertigineuses se répondent l’une l’autre. L’une est enneige, l’autre en glace.

Les couples artiste-architecte, principe même del’exposition, se sont parfois constitués d’eux-mêmes,alors que d’autres ont été suscités par le commissaireprincipal de l’exposition, Lance Fung. L’architecte fin-landais Juhani Pallasmaa a ainsi travaillé en collabo-ration avec la Britannique Rachel Whiteread. Pallas-maa a conçu une simple construction rectangulaire enneige. Pour découper l’espace intérieur de cette sorted’abri tiré au cordeau, Rachel Whiteread s’est, pour sapart, inspirée de l’architecture des cages d’escalierde l’Est londonien. “J’ai toujours été persuadé que lesarchitectes peuvent apprendre des artistes à affiner certainesparties plus émotionnelles de leur travail.D’un certain pointde vue, l’architecture s’est normalisée, explique Pallasmaa,et les artistes peuvent nous aider à corriger cette tendance.”Il ne reste que quelques semaines pour visiter leSnow-Show de Kemi et Rovaniemi. A moins qu’untemps trop clément n’oblige à fermer l’exposition plustôt que prévu. Hannu Pöppönen

cul ture ●

■ ProjetA l’avenir, le Snow-Show devrait avoirlieu tous les ansdans des pays et surdes sites différents.Pour 2005, la villed’accueil n’est pasencore choisie, mais,en 2006, l'expositions’installera à Turin,à l’occasion des Jeuxolympiques d’hiver.Le Snow-Show a sonsite Internet : <www.thesnowshow.net>.

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 48 DU 4 AU 10 MARS 2004

DE L’ART CONTEMPORAIN PRÈS DU CERCLE POLAIRE

Pour quelques semainesencore, la Finlande accueillele Snow-Show, une expositionréalisée en neige et en glace,mêlant architecture et art conceptuel. Récit d’une réussite doublée d’une prouesse technique.

L’une est en glace, l’autre en neige

� Lanterns of UrsaMinor, de Hollmén,Reuter, Sandman,avec Robert Barry.

� Penal Colony,d’Arata Isozaki,avec Yoko Ono.

� Red Solid,de Future Systems,avec Anish Kapoor.

Leht

ikuv

a/S

ipa

696p48 1/03/04 17:38 Page 48

THE NEW YORK TIMES (extraits)New York

L es Etats-Unis ont longtemps étéle seul grand marché de consom-mation de masse du monde.Pour atteindre tous ces consom-

mateurs, les industr ies étaientcontraintes d’exercer leurs activitésà l’intérieur du pays. Et elles pou-vaient le faire de façon très rentableparce qu’elles réalisaient des écono-mies d’échelle, c’est-à-dire que cha-cun des articles qui sortait d’unechaîne de montage était moins cherà produire que le précédent. Larichesse générée – qui s’est traduitepar une augmentation des bénéficeset des salaires – a fait des Etats-Unisla nation la plus puissante de la pla-nète pendant près d’un siècle. Aucunpays n’avait réussi à les rattraper jus-qu’à présent. Mais, aujourd’hui, lemonde assiste à l’émergence d’unmarché concurrent, en Chine, dontle 1,2 milliard d’habitants offre desperspectives de consommation à uneéchelle bien plus énorme qu’auxEtats-Unis.

De l’avis des économistes, il fau-dra cependant attendre une ou deuxgénérations avant que ce potentiel nesoit réalisé, en supposant qu’aucuneperturbation politique ou écono-mique ne vienne torpiller le proces-sus. Quoi qu’il en soit, une classe deconsommateurs se développe rapi-dement dans le pays : de plus en plusde Chinois achètent des téléphonesportables, des réfrigérateurs, desordinateurs, des voitures, des jouets,des meubles, des postes de télévision,des avions de ligne et des vêtementsde grands couturiers. Et plus ce mar-ché prend de l’envergure, plus laChine devient un problème pour lesEtats-Unis. Non seulement parceque son développement aura pourconséquence l’exode de dizaines demilliers d’emplois américains, maisparce que la possibilité de faire deséconomies d’échelle permettra à la

Chine de garder ces emplois, mêmesi les salaires locaux finissent paratteindre les niveaux américains.

“L’idée selon laquelle Dieu voulaitque les Américains soient destinés à êtreplus riches que le reste de l’humanité pourl’éternité est de moins en moins crédibleau fur et à mesure que le temps passe”,note Robert M. Solow, Prix Nobeld’économie. Cette prétention améri-caine à la richesse et à la puissancesuprêmes remonte à Theodore Roo-sevelt et à Woodrow Wilson. Or voilàqu’aujourd’hui la Chine vient com-promettre l’influence singulière queles Etats-Unis ont exercée jusqu’àprésent sur le monde. Pékin peut deplus en plus se permettre de faire lasourde oreille aux exigences améri-caines, et les représailles économiquesl’inquiètent de moins en moins. Peuà peu, la Chine supplante les Etats-Unis en tant que principal partenairecommercial de plusieurs pays d’Asie,dont la Corée du Sud. Cette évolu-tion porte atteinte non seulement aupouvoir économique de l’Amériquedans la région, mais aussi à son pou-voir militaire.

LE CHANTAGE COMMERCIAL DE WASHINGTON VA S’AFFAIBLIR

L’ascendant de la Chine va très cer-tainement augmenter avec le déve-loppement de son marché intérieur,et elle va petit à petit remplacer lesEtats-Unis dans leur rôle d’acheteuren dernier ressort – celui qui estcapable de soutenir l’économied’autres pays en absorbant massive-ment leurs biens et ser-

vices. Pendant soixante ans, ce pou-voir d’achat a procuré à Washingtonune position dominante dans lesnégociations commerciales et dans lejeu politique. Mais son emprise com-mence à s’effriter.

Pour conserver leur influence– ainsi que leur pouvoir militaire –, lesEtats-Unis ont traditionnellementmenacé d’instaurer des quotas d’im-portation et des droits de douane afind’empêcher l’extérieur d’avoir accèsà la poule aux œufs d’or qu’est leconsommateur américain. Mais, avecl’affirmation de la Chine en tant quemarché de substitution, les restrictionsaméricaines sur les importationsd’acier européen ou d’agrumes brési-liens, par exemple, n’ont plus le mêmeimpact. Pourquoi s’inquiéter d’uneexclusion éventuelle du marché amé-ricain si la Chine fournit un nombreamplement suffisant d’acheteurs ?

La consommation de masse ajoué un rôle capital dans l’image quel’Amérique a d’elle-même. Commel’a souligné l’historien de l’économieAlfred Chandler, Microsoft et Intels’enrichissent aujourd’hui grâce auxéconomies d’échelle, comme l’avaitfait Ford il y a un siècle grâce au tra-vail à la chaîne. Les chaînes fabri-quent un millier de copies du logi-ciel Microsoft Word ou des pucesIntel en à peine peu plus de tempsque les cent premières, n’ajoutantque quelques centimes au coût de laproduction initiale. La conception etla mise au point des produits sontdéjà payées, ainsi que la plus grandepartie de la main-d’œuvre.

Il devient alors extrêmementimportant d’écouler cetteproduction. Si les ventesaugmentent de 20 % par ansur le marché chinois et de5 % seulement sur le marchéaméricain – plus mature, voi-re saturé –, alors, la tentationsera de plus en plus grandepour Microsoft et Intel de

f a i re de laChine unvéritable

centre deproduction à partir

duquel ils exporte-ront aux Etats-Unis,

devenus un marchésecondaire.

Dans cette nouvel-le donne, le marché de

masse américain survivra etse développera, mais celui de

la Chine grandira encore plus

vite, ce qui incitera Microsoft et In-tel à rester dans ce pays, même si lessalaires grimpent au niveau améri-cain. Car la productivité résultant deséconomies d’échelle (c’est-à-direl’augmentation du rendement par ou-vrier) génère un chiffre d’affaire quipermet largement de mieux rétribuerles ouvriers tout en faisant grossir lesbénéfices, une excellente raison pourrester sur place plutôt que de partirpour des contrées où les salaires sontplus bas.

LE XXIe SIÈCLE NE SERA PAS AMÉRICAIN

Il sera également de plus en plus ten-tant pour les entreprises américainesde transférer leurs départements derecherche et de marketing en Chine.“Plus les Chinois deviendront riches etplus leurs goûts se rapprocheront de ceuxdes habitants des pays du premiermonde, plus les entreprises qui installentleurs usines en Chine (essentiellementdans le but d’exporter à partir de là-bas)seront amenées à produire pour le mar-ché local”, précise Richard Nelson,économiste à l’université Columbia.“C’est ce qui commence à se passer.” Lapart de la Chine dans la productionmondiale de biens et de services apresque doublé depuis 1991. Selonle Fonds monétaire international(FMI), elle atteint aujourd’hui12,7 %, rattrapant les 15,7 % del’Union européenne et s’approchantdes 21 % des Etats-Unis.

Cette évolution a beau être spec-taculaire, le point de bascule estencore bien loin, nuance StephenS. Roach, économiste en chef de labanque d’affaires Morgan Stanley.“Aujourd’hui les Chinois sont des pro-ducteurs. Ils ont encore beaucoup de che-min à faire avant de devenir desconsommateurs de masse, commente-t-il. Leur revenu n’est pas suffisant.Ils licencient encore 8 à 9 millions detravailleurs par an dans le cadre de laréforme des entreprises publiques, et ceux-ci n’ont pas de filet de protection.” Etencore moins de pouvoir d’achat.

Même ainsi, estime Rober tM. Solow, les Etats-Unis ne pour-ront pas retrouver l’accès privilégiéaux bénéfices et aux revenus qui leura été donné par leur vaste marchéinterne. L’Amérique va devoir fairecomme tout le monde et s’habituerà perdre autant qu’à gagner au jeude l’économie mondiale. Finalement,le XXIe siècle a peu de chances d’êtrele “siècle américain”.

Louis Uchitelle

L’irrésistible attraction du marché chinois

économie●

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 49 DU 4 AU 10 MARS 2004

CONSOMMATION ■ La Chine est en passe de devenir le premier marché de masse de la planète. Ce qui vaimmanquablement accélérer les relocalisations industrielles au détriment des Etats-Unis.

� Dessin de CatyBartholomew parudans Business Week,New York.

■ économieConsultants privés pourmammouths publics p. 50

Vous êtes viré ?Ça se fête ! p. 50

■ multimédiaRoustavi-2, la télé qui adéboulonné Chevardnadze p. 52

■ écologiePlan vert pour chômeurs p. 53

■ sciencesDes rats de laboratoirequi crèvent l’écran p. 55

Une peau transgéniquepour les grands brûlés p. 55

intel l igences●

696p49_50 1/03/04 17:39 Page 49

SÜDDEUTSCHE ZEITUNGMunich

P our Roland Berger, c’est en 1994que les affaires avec l’Etat ontvraiment démarré.A l’époque, ceconsultant en entreprise muni-

chois s’était vu attribuer par son amile ministre-président SPD du Land deBasse-Saxe, un certain Gerhard Schrö-der, le contrat portant sur le dévelop-pement d’un concept permettant desauver l’usine aéronautique de Lem-werder, que le groupe Daimler avaitl’intention de fermer. Berger publiaun document établissant que, mal-gré ses 1 200 emplois, l’usine étaitcondamnée. Depuis, impossible d’en-visager le monde politique sans Ber-ger. Que le chancelier, le gouverne-ment, la Bundeswehr ou l’Office(récemment rebaptisée Agence) fédé-ral pour l’emploi aient besoin d’aide,et le consultant le plus connu d’Alle-magne répond présent. Berger réalisedésormais 6 % de son chiffre d’affairesgrâce aux fonds publics.

Même le cabinet multinationalMcKinsey, qui domine le marchéallemand, fait de plus en plus souventdes affaires avec l’Etat. “Le secteur sedéveloppe”, déclare Jürgen Kluge,responsable de la société pourl’Allemagne. Ainsi, sur les quelque1 000 consultants allemands quecompte McKinsey, 40 à 50 travaillentconstamment avec le service public.“Le conseil auprès de l’administration

affiche une nette progression”,confirmeKlaus Reiners, de la Fédération desconsultants en entreprise. Chaqueannée, cette croissance se situerait auxalentours de 6 ou 7 %. Le volume deces commandes représenterait envi-ron 1,4 milliard d’euros, soit 9 % duchiffre d’affaires du secteur.

DES CONTRATS ATTRIBUÉS SANS APPEL D’OFFRES

Car l’Etat fédéral, les Länder et lesmunicipalités sont confrontés à unproblème général : comment réduireles coûts de l’administration ? C’estlà qu’interviennent les petits géniesdu conseil. “Les autorités recherchent lesavoir-faire qui permet d’obtenir demeilleurs résultats avec des appareils plé-thoriques”,explique Jobst Fiedler, res-ponsable chez Roland Berger descontrats passés avec l’Etat. “Nous pou-vons leur apporter notre expérience duprivé.”“Pour surmonter la crise finan-cière, il faudra un Etat allégé”, ajouteFiedler, qui, pendant six ans, a étédirecteur des services de l’adminis-tration municipale de Hanovre. Si

l’administration était soumise à uneréorganisation aussi méticuleusequ’exhaustive, les caisses de l’Etatpourraient, à partir de 2010, écono-miser 25 milliards d’euros par an.

Les affaires avec le secteur publicsont donc florissantes. Ce qui tombebien, car les consultants sont à larecherche de nouvelles sources derevenus, les contrats avec le privéétant en recul. En outre, alors que lescontrats avec l’industrie accusent desfluctuations sensibles, le secteurpublic, lui, représente un marché decroissance stable. Pour se vendre, lesconsultants mettent dans la balanceleur expérience des relations avec lesgrandes entreprises d’Etat. Lesconcurrents de McKinsey concèdentainsi que, si la Deutsche Post, avecses 380 000 salariés, est aujourd’huiune société efficace, c’est grâce aurôle décisif qu’a joué ce cabinet.

Pour l’Association des contri-buables, cependant, le penchant del’Etat pour les consultants va trop loin.“Il y a tout ce qu’il faut comme spécia-listes dans les ministères”, se plaint un

représentant de l’association. A Ber-lin, l’opposition aussi s’insurge. D’au-tant que ces contrats sont régulière-ment attribués sans appels d’offresà l’échelle européenne, ce qui estpourtant prescrit à partir d’un mon-tant de 200 000 euros. A en croireune étude réalisée par Booz AllenHamilton, en l’an 2000, les deux tiersdes contrats publics ont été attribuésà des sociétés de conseil sans appelsd’offres.

Le secteur se défend. “Je tiens àmettre en garde contre l’hystérie collec-tive qui tend à se manifester dès que l’onprononce l’expression ‘contrat d’audit’”,déclare Rémi Redley, président del’Association fédérale des consultantsen entreprise. Pour lui, le débat ne“manque pas d’hypocrisie”, le dégrais-sage de mammouths comme l’Agencefédérale pour l’emploi étant “irréali-sable sans expertise externe”.

Quoi qu’il en soit, il faut soulignerque Roland Berger occupe dans cedomaine une position particulière.Personne n’a autant de succès que leMunichois, qui, s’il est proche duchancelier, n’hésite pas non plus àdonner des conseils à Edmund Stoi-ber, ministre-président du Land deBavière. “On constate que Berger obtientun grand nombre de contrats publics”,rappelle un représentant de l’Asso-ciation des contribuables. “Berger ales bonnes connexions”, renchérit l’unde ses concurrents chez McKinsey.

Discrètement, tranquillement, dit-on dans le milieu, Berger aurait tisséun réseau de contacts dans les muni-cipalités, les Länder et les ministères,siégeant dans de nombreuses com-missions ; il aurait su convertir ce tra-vail systématique en contrats lucratifs.Il ne faut donc pas s’étonner si l’un deses concurrents se laisse aller à cetteréflexion mordante : “Berger, il fait plusdans le relationnel que dans le conseil.”

Karl-Heinz Büschemann

RESTRUCTURATION ■ En Allemagne,les cabinets de conseil ont trouvé la poule aux œufs d’or : le secteurpublic, qui est en pleineréorganisation. Cette tendanceinquiète certains contribuables.

Des consultants privés pour dégraisser les mammouths publics

i n t e l l i g e n c e séconomie

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 50 DU 4 AU 10 MARS 2004

LA VIE EN BOÎTE

DE VERONA (NEW JERSEY)

Christoph Grieder rayonne au milieu des45 invités – amis, parents, anciens

collègues – qui lui por tent un toast. Unaccordéoniste joue un air enlevé. Lesenfants courent un peu partout dans le jolipavillon, au bord de l’eau. Tout ce mondefête-t-il une promotion ? Pas du tout. Onest en pleine “cérémonie de compressiond’effectifs”, un nouveau rituel étonnant quiapparaît aux Etats-Unis. Au cours de cetévénement qui va bien plus loin qu’un potd’adieu, un “célébrant” fait prononcer à lapersonne licenciée des vœux relatifs autraumatisme qu’elle vient de subir. “Accep-tez-vous cette expérience et voulez-vousvous en souvenir consciemment commefaisant partie intégrante de votre vie ?”demande solennellement Charlotte Eulette.“Oui”, répond sur le même ton M. Grieder.Alors que près de un chômeur sur quatreaux Etats-Unis est à la recherche d’un em-ploi depuis plus de six mois (la plus forte

proportion depuis 1983),nombreux sont ceux quicherchent un nouveaumoyen de soigner leuramour-propre mis à mal.Ressasser sa rancœuraprès la perte d’un em-ploi entame les chancesd’en trouver un autre,puis de le garder. C’estainsi qu’est née l’idée decérémonies destinées àaider les victimes d’unlicenciement à s’en re-mettre plus rapidement.M. Grieder, musicothérapeute, a organiséson rite de transition afin de saluer sespropres réalisations professionnelles etsa capacité à surmonter l’épreuve d’un li-cenciement survenu en février 2003.Après avoir travaillé près de six ans dansun centre médical, ce père de deux en-fants avait peur du chômage. Pendant des

mois, il a souffert d’in-somnie. Après 26 en-tretiens d’embauche, ila fini par décrocher unposte dans un autrehôpital, en août dernier.“Tout ce que l’on perd– même un emploi – estune petite mor t, ex-plique-t-il. J’ai ressentide la colère, je me suissenti nié, je suis tombédans la déprime.” Mais,grâce à la cérémonie, ilpeut “tourner la page”.

“C’est ça qui est formidable avec les êtreshumains. Ils se secouent et repartent del’avant”, se félicite Mme Eulette. L’inven-trice de ces cérémonies dirige la CelebrantUSA Foundation, branche américaine d’unmouvement australien. Une dizaine d’of-ficiants formés par cette fondation ont déjàcélébré des centaines de rites personna-

lisés marquant la guérison d’un cancer,une adoption, un divorce ou d’autres évé-nements marquants.Certains spécialistes de la gestion de car-rière doutent de l’ef ficacité de cetteméthode pour aider les chômeurs. Ses par-tisans sont “des gens qui disposent d’unpeu trop de temps et d’argent”, ironiseRichard Pinola, PDG d’un cabinet de reclas-sement. “Si vous voulez donner une fête,pourquoi pas ! Mais profitez-en pour étof-fer votre carnet d’adresses et inviter despersonnes dont vous avez envie de fairela connaissance. Au lieu de vous conten-ter d’écouter vos proches répéter que vousêtes quelqu’un de bien.”Il n’empêche, M. Grieder pense que sa fête– facturée 322 euros et payée par un ami –a renforcé sa capacité à gérer à nouveausa situation de chômeur. “La prochaine fois,promet-il, je ne me laisserai pas chuter dansla dépression.” Joann S. Lublin,The Wall Street Journal Europe (extraits), Bruxelles

Vous êtes viré ? Ça se fête !

� Dessin de Gallardo paru dans La Vanguardia, Barcelone.

� Dessin de Glückparu dans Die Zeit,Hambourg.

696p49_50 1/03/04 17:40 Page 50

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 51 DU 4 AU 10 MARS 2004

emploi●

o p p o r t u n i t é s

Groupe de dimension internationale, numéro 1 dans ledomaine du contrôle par rayons X des bagages et des conteneurs dans les aéroports et les ports. La forte croissance du Groupe amène SMITHS HEIMANN (45 M €,150 personnes) à rechercher un :

CHEF DE SERVICELOGISTIQUE & TRANSPORT

Mission : Rattaché au Directeur Département Achats, vous êtes responsable :

• de la gestion des magasins.

• de la gestion et tenue des stocks.

• de la logistique interne et externe

Profil : De formation supérieure en logistique, vous possédez une expérience de 8 à 10 ans dans cedomaine et maîtrisez parfaitement les aspects internationaux.Vous maîtrisez l’anglais et connaissez lesystème ERP de SAP, Excel, Word et Outlook.

Poste basé à Vitry sur Seine 94

Au sein du département Achats/Logistiques H/F

Adresser CV + lettre de candidature + photo à : SMITHS HEIMANN -Mme Carole Blain - 36, rue Charles Heller – 94400 Vitry-Sur-Seine ou par e-mail : [email protected]

TECHNICIENS INSTALLATIONET MAINTENANCE

H/F

Mission : Intégrés au sein de notre Département Service Clients, vous avez la responsabilité de la maintenance de nos installations chez nos clients.

Nous vous offrons la possibilité d’évoluer dans un poste motivant sur du matériel High-Tech.

Profil : Techniciens supérieurs en électronique/informatique/automatisme, vous avez une expériencesignificative (3 à 5 ans minimum) dans la maintenance des accélérateurs linéaires intégrés dans nossystèmes radioscopiques. Vous maîtrisez les logiciels de bureautique, vous avez des notions demécanique et vous parlez l’anglais courant. Vous possédez le permis B.

Vous êtes autonome, motivé, disponible et mobile (déplacements en France et à l’étranger à prévoir).

Temps Plein - CDI

Vous cherchez un stage, dans le cadre de votre cursus, dans l’univers des médias et de la communication ?

Une expérience de vente d’espaces publicitaires vous tente ?

Vous êtes en Ecole de Commerce, en BTS Force de Vente ou suivez une formationUniversitaire et souhaitez évoluer pendant quelques mois dans unerégie d’un grand groupe publicitaire international.N’hésitez plus,

faites nous parvenir votre CV + une lettre demotivation détaillée ainsi que vos dates dedisponibilité par courrier à : Médias & RégiesEurope, Gilles Risser - 9/11, rue Blaise Pascal92523 Neuilly-sur-Seine cedex ou par e-mail :[email protected]

À LA RECHERCHE DE LA PERLE RARE ?

C h a q u e

semaine,

vous ouvre sa rubrique

EMPLOI/OPPOREMPLOI/OPPORTUNITÉSTUNITÉS

Une puissance de frappe incomparable

• 180 000 exemplaires,

• + 100% de diffusion en 10 ans.

Pour un lectorat haut de gamme

• Haut niveau d’éducation (Bac + 4/5),

• Plus d’ 1 013 000 lecteurs,

• 355 000 lecteurs cadres.

Un lectorat unique à l’image du titre

• Traitement original de l’information,

• Ouverture d’esprit Internationale,

• Vision Mondiale de l’actualité.

www.futurestep.fr

Contrôleur de gestion marketing (H/F)Rouen

Des marques originales et prestigieuses (Nutella, Kinder, Tic Tac, Mon Chéri, Ferrero Rocher, Raffaello) ont forgé la réussite incontestable de notre société. Afin de faire face à son développement, Ferrero France ( CA : 653 millions d'euros, 800 personnes , filiale d'un groupe international,CA : 4,55 Md d'euros, 15500 personnes), spécialisée dans le domaine de l'agroalimentaire et leader sur le marché de la confiserie-chocolaterie,recherche un contrôleur de gestion marketing.

Membre du service Contrôle de Gestion , vous intervenez en tant qu'expertauprès de la Direction Marketing. Vos missions s'articulent autour du suivipermanent des résultats, tableaux de bord, de l'accompagnement duprocessus de planification, de l'analyse des résultats financiers desmarques, et des études de rentabilité. Vous mesurez et analysez les écartsentre prévisions et réalisations et recommandez les actions correctrices.Vous réalisez des études à la demande et vous vous positionnez en aide à la décision auprès de la Direction opérationnelle.

Agé de 28 à 32 ans, vous êtes diplômé d'une ESC avec une spécialisationfinancière et justifiez d'une expérience solide dans le contrôle de gestionmarketing et/ou commercial dans le secteur agroalimentaire. Vos compé-tences techniques, votre maîtrise des systèmes d'information, ainsi quevotre force de conviction sont les clés de votre succès.

Pour répondre à cette opportunité, merci de vous enregistrer dèsmaintenant sur notre site ou d’écrire en précisant la référence FCCC12652 à Christoph SCHWARZKORN/FERRY FUTURESTEPBP 151 - 92205 NEUILLY CedexFax. 01 41 43 82 99

ci n°696 1/03/04 17:41 Page 1

KOMMERSANT-VLASTMoscou

Q uelques jours avant le renverse-ment d’Edouard Chevardnadze[le 23 novembre 2003], Rous-tavi-2, la chaîne de télévision la

plus regardée de Géorgie, avait dif-fusé un documentaire de quatre-vingt-dix minutes sur la chute durégime Milosevic dans son émissionCourrier de nuit. Ce film retraçaitl’action de l’opposition yougoslave,mécontente des é lect ions quivenaient d’avoir lieu. On y entendaitdes discours enflammés d’opposants,on y voyait des rassemblements, desmarches de protestation, des dra-peaux avec un poing serré sur fondblanc, des gens qui scandaient :“Dosta e !” [Ça suffit !]. Ce soir-là,les plus grands commentateurs géor-giens étaient invités sur le plateau del’émission avec des chefs de l’oppo-sition, pour commenter le film etcomparer les événements relatés avecl’actualité géorgienne.

Le lendemain, place Roustaveli,où se rassemblaient depuis plusieursjours les adversaires du présidentChevardnadze, on vit apparaître à peuprès les mêmes drapeaux que dans ledocumentaire, un poing serré surfond orange. Ce symbole gagna viteles blousons des jeunes, et le soir lamajeure partie de la foule répétait enchœur : “Kmara !” [Ça suffit !], enlevant le poing. Le mouvement dejeunes radicaux Kmara était unecopie du mouvement de jeunes serbesOtpor, et il avait été créé dès leprintemps 2003. Mais c’est bel etbien le film diffusé par la chaîneRoustavi-2 qui a montré à la Géor-gie comment il fallait s’y prendrepour faire chavirer le pouvoir.

UNE RADICALISATIONAPPRÉCIÉE DES GÉORGIENS

Suivant à la lettre le scénario you-goslave, des manifestants venant detous les coins du pays ont alorsconflué vers Tbilissi. Les marches deprotestation, que les journalistes deRoustavi-2 couvraient depuis diversendroits de Géorgie, étaient censéesmontrer qu’il était impossible dereculer, que l’action devait aller jus-qu’à son dénouement. C’est effecti-vement ce qui s’est passé. Quelquesjours plus tard, l’opposition inves-tissait le Parlement, et tout le pays,qui suivait les événements en directsur Roustavi-2, pouvait voir lesgardes du corps d’Edouard Che-vardnadze, paniqués, évacuer le pré-sident de la tribune. Enfin, c’est cette

chaîne qui a lancé l’expression “révo-lution des roses” pour désigner lesévénements géorgiens.

Le départ si peu glorieux du vieuxprésident, on le voit, a essentiellementété l’œuvre de Roustavi-2. Cettechaîne privée est née le 1er juin 1994dans la ville de Roustavi, avant d’êtrefermée, au bout de un an, privée d’au-torisation d’émettre. Douze mois plustard, elle récupérait sa licence. Elles’installait alors à Tbilissi en prenantle nom de Roustavi-2. Elle ne tardapas à faire l’objet de nouvelles tra-casseries, les autorités affirmant unefois de plus que l’entreprise n’étaitofficiellement qu’une agence d’infor-mation et de publicité, ce qui ne luidonnait pas le droit de gérer unechaîne de télévision.

Ses prises de position radicales larendirent vite très populaire. En 1997,malgré l’opposition du “parti pro-russe”, un groupe de jeunes politi-ciens pro-occidentaux dirigé parMikhaïl Saakachvili fit passer une loiobligeant les grandes chaînes russesqui émettaient en Géorgie à payer desimpôts sur leurs recettes publicitaires.Cela eut pour effet de chasser du paysles chaînes russes ORT, NTV et RTR.Depuis, on ne peut plus les voir quesur le câble.

Pour Roustavi-2, ce fut le débutde l’âge d’or : il ne restait plus quela chaîne d’Etat pour lui disputerl’ensemble du marché publicitaire dupays, qui représente aujourd’hui unemanne de 2 à 3 millions de dollars[de 1,6 à 2,4 millions d’euros] par an.A l’échelle géorgienne, ce sont dessommes importantes, surtout si onconsidère que Roustavi-2 emploiemoins de 50 personnes. La chaîne n’apas tardé à recevoir une aide de500 000 dollars, octroyée par lesEtats-Unis, qui lui a permis d’amé-liorer sa qualité de transmission et decouvrir une large part de la surfacedu pays. Des professionnels améri-cains sont arrivés à la rédaction pourenseigner le journalisme et le mana-

gement à l’occidentale. Roustavi-2 estdevenue la première télévision géor-gienne à émettre par satellite, à pou-voir être captée en Europe et auProche-Orient. Cette chaîne, quicritiquait violemment le pouvoir, necessait de gagner en popularité. Lors-qu’elle se mit à diffuser des séries ani-mées satiriques du genre Dardoubala,qui raillaient le président Chevard-nadze, le mécontentement des auto-rités fut porté à son comble, mais ilétait trop tard pour entreprendre quoique ce soit contre celle qui avaitéchappé à leur contrôle. Depuis 1998,Roustavi-2 était devenue la chaîne laplus regardée du pays.

L’HEURE EST À LA RECONQUÊTE DE L’OPINION

Cela n’avait pas empêché quelquestentatives d’intimidation. Le pré-sentateur le plus célèbre de la chaîne,Guéorgui Sanaïa, fut assassiné dansson appartement pendant l’été 2001.Arrêté quelques mois plus tard, lemeurtrier se révéla être un fonc-tionnaire du ministère de l’Intérieur.A l’automne de la même année, leministère de la Sécurité d’Etat géor-gien tenta de saisir les documentscomptables de la chaîne, accusant defraude Erossi Kitsmarichvili, sondirecteur général et copropriétaire.Roustavi-2 sut exploiter cette histoiresans retenue, en diffusant la perqui-sition en direct. Plusieurs milliers depersonnes descendirent dans la ruepour défendre leur télévision, essen-tiellement des étudiants qui récla-maient le départ de Chevardnadze.Cela aboutit à une démission en blocdu gouvernement. A partir de ce jour,les relations entre le pouvoir et lachaîne dégénérèrent en une véritableguerre, qui s’est achevée par le retraitdu président géorgien.

En Géorgie, la plupart des genssont persuadés que sans Roustavi-2,qui a fait de Chevardnadze l’hommeà abattre, la dernière crise politiquese serait terminée, comme les précé-

dentes, par un arrangement. De nom-breux commentateurs géorgiens affir-ment aujourd’hui que, même aprèsla falsification avérée du résultat deslégislatives de novembre 2003, leschefs de l’opposition étaient prêts àun compromis. Mikhaïl Saakachvili,Nino Bourdjanadze et Zourab Jvaniaavaient rencontré Edouard Chevard-nadze à plusieurs reprises afin detrouver un terrain d’entente. Mais lachaîne n’était pas d’accord. Aprèschaque rencontre entre les chefs del’opposition et les dirigeants en place,les journalistes menaçaient presqueouvertement de ruiner la carrièrepolitique de ces opposants s’ils abu-saient de la “confiance naïve et sincèredu peuple pour s’entendre avec le régimecriminel de Chevardnadze”. La chaîneappelait à la révolution, et ennovembre les adversaires de Che-vardnadze affirmaient finalement :“Nous ne céderons pas.”

A ce moment-là, Roustavi-2 étaità peu près la seule chaîne à prendreparti pour une révolution. Les jour-nalistes avouaient sans complexe uti-liser leur influence médiatique pourpréparer l’opinion à la nécessité d’uncoup d’Etat et à l’avènement d’unenouvelle ère. “Je ne serai pas objective”,avait déclaré Eki Khoperia, présen-tatrice de Courrier de nuit et chef duservice information de la chaîne.“Comment être objective alors que desmilliers de personnes stationnent dans lefroid et sous la pluie pour réclamer unechance d’avenir et la réalisation de leurdernier espoir : envoyer aux oubliettes unpouvoir honni ?”

Mais aujourd’hui l’euphorie despremières journées postrévolution-naires commence à retomber. Lessondages montrent que le crédit deconfiance accordé à la chaîne a net-tement chuté au cours des trois der-niers mois. Les spectateurs ont puremarquer que, depuis les événementsde novembre, Roustavi-2 s’est faiteprudente, et que les reportages sen-sationnels sur la vie des dirigeants surfond de Géorgie dépérissant de misèrene sont plus à l’ordre du jour. ErossiKitsmarichvili reconnaît sa défaite surle plan professionnel. Il sait que la par-ticipation de Roustavi-2 au change-ment de pouvoir s’est traduite par uneperte de confiance des téléspectateurs,mais il promet de redresser la barre.“Nous avons présenté les événements deTbilissi de façon partisane, mais nousallons tenter de reconquérir la confiancedu public en critiquant le nouveau gou-vernement”, explique-t-il. Evidem-ment, la rédaction va vouloir regagnerles positions perdues, et le nouveaupouvoir va sans doute, dans un pre-mier temps, lui offrir son aide. Le pré-sident sera obligé de le faire, pour nepas risquer d’être comparé à son pré-décesseur. Mais il est peu probableque la chaîne critique le nouveau gou-vernement avec autant d’ardeur quel’ancien, puisque c’est elle qui l’a portéau pouvoir. Elle ne retrouvera doncvraisemblablement pas sa popularité,et devra accepter de payer le prix desa victoire politique.

Olga Allenova, Mamouka Revazichvili

TÉLÉVISION ■ Sans l’impulsion et la participation active de la chaine, la “révolution des roses” n’aurait sans doute pas eu lieu. Aujourd’hui, plus prudente,elle perd peu à peu sa crédibité dans la population.

Roustavi-2, la télé qui a déboulonné Chevardnadze

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 52 DU 4 AU 10 MARS 2004

mult imédia●

i n t e l l i g e n c e s

■ InitiativeLe 13 mars aurontlieu les Assises de la presse écriteet de la jeunesse,à l’initiative de Graines de citoyens.Il s’agit d’inciter les jeunes à trouverdes repères de citoyenneté dans la lecture de la presse écrite.La manifestationaura lieu au Palaisdes congrès de Bordeaux.Inscription gratuite :<www.grainesdecitoyens.net>.

� Dessin de Tiounineparu dansKommersant,Moscou.

696p52 1/03/04 17:43 Page 52

THE CHRISTIAN SCIENCE MONITORBoston

DE FRANSCHOEK (AFRIQUE DU SUD)

U ne nouvelle recrue manie unetronçonneuse à la base d’un pin,entaillant le tronc prudemment.Une dizaine d’hommes et une

femme le regardent faire à distance.Debout derrière lui, son formateur,Sakhumzi Sidukwana, donne le signal.Tout le monde se recule et, au derniercoup de tronçonneuse, l’arbre dedouze mètres de haut s’abat sur le sol.M. Sidukwana regarde d’un air satis-fait le spécimen abattu, couché à côtéd’une pile d’autres arbres. “Ce nou-veau groupe fait des progrès”, lance-t-il.Il y a quelques semaines, tous ces sta-giaires étaient encore au chômage.Aujourd’hui embauchés dans le cadredu programme Working for Water,financé par le gouvernement, ils vontêtre payés pour faire la guerre aux pinset aux autres plantes invasives quimenacent la biodiversité et les res-sources en eau de la région.

Ce programme emploie des chô-meurs de longue durée pour éliminerles plantes destructrices qui colonisentles coteaux et les berges des coursd’eau ; pour la première fois, on tentesystématiquement de venir à bout desorganismes connus sous le nom d’es-pèces invasives [elles viennent d’unautre écosystème et prolifèrent audétriment des espèces autochtones].En effet, chaque année, des plantes etdes animaux (notamment des insectes)voyagent en grand nombre d’un conti-nent à l’autre, ce qui a souvent desconséquences désastreuses. Certainesespèces sont introduites en tant qu’ani-maux domestiques ou plantes orne-mentales, tandis que d’autres, commela fourmi d’Argentine et le crabe chi-nois, vont d’un continent à l’autre enaccompagnant les produits d’impor-tation ou traversent les océans dansles cales des cargos. Les plantes inva-sives coûtent à l’économie américaineenviron 7 milliards de dollars par an.

En Afrique du Sud, des arbrescomme le pin d’Amérique et l’acaciad’Australie comptent parmi les plantesles plus destructrices, notamment dansle sud-ouest du pays, région d’uneextraordinaire biodiversité dominéepar le fynbos, un arbuste propre à cetterégion. Le fynbos recouvrait autrefoisles coteaux de cette pittoresque valléeviticole, mais les arbres étrangers– importés à l’origine pour l’exploita-tion forestière commerciale – ont colo-

nisé de vastes étendues, menaçant à lafois la biodiversité et les ressources eneau. Les espèces invasives occupentaujourd’hui environ 8 % des terressud-africaines. Des envahisseurs assoif-fés, comme le gommier bleu austra-lien, qui consomment bien plus d’eauque les plantes autochtones de cetterégion sujette à la sécheresse, assèchentles rivières et les ruisseaux dans cer-taines zones. Leur présence accroîtainsi les risques d’incendie et a été àl’origine de feux dévastateurs sur lespentes de la montagne de la Table(proche du Cap) en 2000. “C’est sansdoute un problème d’une échelle compa-rable au réchauffement de la planète”,assure Guy Preston, responsable duprogramme Working for Water et éga-lement président du Global InvasiveSpecies Project (GISP), un partena-riat international créé en 1997, ayantson siège au Cap.

21 000 EMPLOIS CRÉÉS, LA MOITIÉ POUR DES FEMMES

Fondé en 1995, Working for Watera été conçu à la fois comme uneaction contre des espèces destruc-trices et comme un programme socialdu type New Deal. C’est désormaisle plus grand projet de création d’em-plois du gouvernement et il fait tra-vailler plus de 21 000 personnes, ycompris des handicapés et d’anciensdétenus. Plus de la moitié des par-ticipants sont des femmes, commel’exige le gouvernement. Des pro-grammes comme celui-ci proposentun nouveau modèle de lutte contreles espèces invasives dans le monde,note Guy Preston, et grâce à un nou-veau projet financé par la Banquemondiale, le GISP va commencer cemois-ci à coordonner la lutte contrece problème à l’échelle mondiale.

Cependant, les salaires proposésdans le cadre du programme Workingfor Water sont peu élevés, et le travaildifficile, voire dangereux, préciseM. Preston. Dans certains cas, deséquipes sont déposées en hélicoptèreau sommet de montagnes pouréliminer les plantes indésirables.D’autres descendent en rappel lelong de falaises pour attaquer lespoches de végétation les plus inac-cessibles. Ici, à Franschoek [provincedu Cap-Occidental], les stagiairesvont déboiser une grande zoneautour de la rivière Groot Berg, où

un barrage sera construit pour ali-menter la ville du Cap en eau.

Les stagiaires, lorsqu’ils débutent,touchent l’équivalent d’environ 5 dol-lars par jour. En moyenne, les parti-cipants gagnent 150 dollars par mois,soit à peine de quoi nourrir une famille.“Certes, les gens devraient gagner plus,mais, d’un autre côté, s’ils étaient mieuxpayés,nous ne pourrions pas avoir autantde participants”, commente M. Pres-ton. M. Sidukwana, le formateur quidirige les nouvelles recrues, expliquequ’il aime son travail. Il aide les gens àacquérir des compétences qui leur per-mettent de subvenir à leurs besoins, etil en tire une grande satisfaction.

Florah Manundu a été embauchéeil y a trois ans, après avoir été au chô-mage pendant un an et demi.Aujour-d’hui, elle est à la tête d’une équipe deonze personnes. Au départ, elle étaitcontente d’avoir trouvé du travail, maiselle ne comprenait pas pourquoi onl’avait recrutée pour abattre des arbresà la tronçonneuse. “Aujourd’hui, je medis que je sauve le monde”, dit-elle avecun sourire. “J’essaie d’empêcher lesespèces étrangères de boire toute l’eau.”Jusqu’à présent, en Afrique du Sud,plus de 1 million d’hectares ont étédébarrassés des plantes invasives. Maisce n’est encore qu’une faible part desterres occupées par la végétation étran-gère. “Nous avons bien avancé,mais lesarbres poussent plus vite qu’on ne lescoupe”, reconnaît M. Preston.

Megan Lindow

SOCIÉTÉ ■ En Afriquedu Sud, un programmed’éradication des plantes invasivesest l’occasion d’insérer socialement les chômeurs, les handicapés et les anciens détenus.

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 53 DU 4 AU 10 MARS 2004

i n t e l l i g e n c e sécologie

Plan vert pour les chômeurs de longue durée CorailL’Australie s’inquiète de la finprochaine du corail de la GrandeBarrière, conséquence du réchauffement climatique (les coraux sont extrêmementsensibles à la température de l’eau). L’industrie du tourismecraint en particulier la chute de la fréquentation des côtes, qui se traduirait par la perte de 12 000 emplois, explique The Sydney Morning Herald.Cela n’empêche pas l’Australie derefuser de signer le traité de Kyoto.

■ Le Pentagone vient de remettreau Congrès américain un rapportselon lequel le réchauffementclimatique pourrait représenter “un danger plus grand encore que le terrorisme”, avecsécheresses catastrophiques,famines récurrentes et émeutesassociées. Pourtant, nous apprendle magazine Grist, la Maison-Blanche reste sourde. Sa porte-parole, Dana Perino, déclare : “Je n’ai pas vu [ce rapport], je ne l’ai pas lu, et je ne veux faireaucun commentaire. Ce que j’en aicompris, c’est qu’il s’agit d’unscénario, et non d’un diagnostic ;d’une prophétie, et non d’une basesolide pour une nouvelle politique.”

VautoursAlors que les populations de vautours ont chuté de plus de 95 % en Inde et dans d’autrespays du Sud-Est asiatique (voir CI n° 643, du 27 février2003), les chercheurs proposentenfin une explication : il sembleraitqu’un médicament anti-inflammatoire, le diclofénac, causela mort des rapaces. En Occident, ce médicament est utilisé contreles rhumatismes et les douleurschez l’homme, mais n’est pasdonné aux animaux. En Asie, il est donné au bétail parce qu’il n’est pas cher. Il contaminedonc les charognards, signale The New York Times, en causant une insuffisance rénale fatale chez ces oiseaux.

EN BREF

� Dessin de Nico,Suisse.

CW

S

Un horssérie trèspeopleet trèspolitique

696p53 1/03/04 18:31 Page 53

THE NEW YORK TIMESNew York

P our des savants qui viennent dejeter un gigantesque pavé éthiquedans la mare des sciences, lesprofesseurs Woo Suk Hwang et

Shin Yong Moon ont l’air bien dé-tendu. Hwang, âgé de 51 ans, etMoon, son aîné de cinq ans, tous deuxmembres de l’Université nationale deSéoul, en Corée du Sud, viennentd’annoncer qu’ils ont réussi à clonerun embryon humain et à en extraireune lignée de cellules souches. Ils siro-tent un Coca et prennent des pho-tos des journalistes qui les intervie-went. “C’est un moment formidable”,lance Hwang, le directeur du projet.“Si j’avais su que l’on m’interviewe-rait aussi souvent, j’aurais un peu plusrévisé mon anglais”, ajoute Moon.

Leon R. Kass, conseiller du pré-sident Bush pour les questions debioéthique, a dit qu’il souhaitaitque les recherches comme cellesque vous pratiquez soient inter-dites. Quelle est votre réaction ?WOO SUK HWANG Nous n’avonsjamais eu l’intention de créer desbébés humains clonés, mais de trou-ver les causes de maladies incurableset d’offrir de nouvelles solutions pourdévelopper des remèdes.SHIN YONG MOON Le Pr Hwanget moi avons appelé à une interdictiondu clonage reproductif. Nous ne sou-haitons pas que des gens utilisent nostechniques pour produire des êtreshumains. Nous invitions tous les paysdu monde à préparer dès que possibleune loi interdisant le clonage humain.En tant que scientifique, je pense qu’ilfaut interdire le clonage reproductif.

Que pensez-vous qu’il advien-drait des sciences aux Etats-Unissi le clonage était interdit soustoutes ses formes ?MOON Si tous les types de clonagehumain étaient interdits ici, cela pose-rait un problème à la science améri-caine. La recherche sur les cellulessouches [que facilite le clonage] est trèsimportante pour comprendre les méca-nismes fondamentaux du développe-ment humain. Elle joue également ungrand rôle dans l’évaluation de nou-veaux médicaments. Cela aurait pourconséquence de freiner et d’empêcherle développement biotechnologiqueaux Etats-Unis, du moins en partie.

Rencontrez-vous des difficultésavec votre propre gouvernementvis-à-vis de vos travaux ?HWANG Si la Corée interdisait larecherche sur le clonage thérapeu-

tique, nous serions obligés de nousinstaller dans d’autres pays où elle estautorisée : à Singapour, en républiquepopulaire de Chine, peut-être enGrande-Bretagne. Mais j’espère quele gouvernement coréen nous don-nera l’autorisation de poursuivre cetype de recherche. Pour l’instant, nousmarquons une pause de courte duréepour réfléchir à ce que nous allonsfaire par la suite. Nous aimerions endiscuter avec notre gouvernement.Ensuite, nous reprendrons nos tra-vaux.Vous savez, près de la moitié denotre équipe est composée de chré-tiens, à commencer par le Dr Moon,qui est méthodiste. Au labo, nousavons débattu des raisons de nos tra-vaux. Nous nous sommes posé unequestion : y a-t-il un moyen de déve-lopper des traitements pour certainesmaladies incurables sans le clonagethérapeutique ? Notre réponse : il estde la responsabilité d’un scientifiqued’effectuer ces recherches, car c’estpour une bonne cause.

Quelle est votre tradition reli-gieuse, Pr Hwang ?HWANG Je suis bouddhiste, et je n’aiaucun problème philosophique avecle clonage. Et, comme vous le savez,la base du bouddhisme veut que lavie soit recyclée par la réincarnation.Sous certains aspects, je pense, le clo-nage thérapeutique recommence lecycle de la vie.

Etes-vous issus de familles aisées ?HWANG Non, nous étions trèspauvres. Ma ville natale se trouve dansune région rurale très isolée. Monpère est mort quand j’avais 5 ans.C’était pendant la guerre de Corée.Ma mère a dû s’occuper toute seulede ses six enfants. Dans les années quiont suivi la guerre, les conditions devie de l’ensemble de la populationrurale étaient très, très dures.MOON Permettez-moi de vous endire plus, puisque le Pr Hwang et moiavons le même âge, bien que je viennede la classe moyenne. Juste après laguerre de Corée, nous n’avions rienà boire ni à manger. Les premiersmots d’anglais que j’aie jamais pro-noncés étaient : “Hello, give me achocolate !” [Bonjour, donnez-moi duchocolat !]. C’était ce qu’on disait aux

GI. Tout le monde souffrait de lafaim. Nous n’avions rien. La seulesolution pour réussir dans la vie,c’était d’étudier avec acharnement.Donc, le Pr Hwang a reçu une excel-lente formation parce que c’était unjeune homme très travailleur. Il selevait tous les matins à 4 h 30 et tra-vaillait jusqu’à minuit. D’ailleurs, ille fait toujours.

Pr Hwang, votre intérêt pour leclonage peut-il en partie s’expli-quer par vos origines pay-sannes ?HWANG Oui. Je me suis occupé desvaches dès mon plus jeune âge.Encore aujourd’hui, je suis capablede communiquer avec elles, juste enles regardant dans les yeux. C’estpour cela, entre autres raisons, queje me suis intéressé au clonage ani-mal : je vois comment il permet derésoudre beaucoup de problèmespour les paysans. Certaines vachessont destinées à la production de lait,d’autres de viande. En 1999, grâceau clonage, notre labo a réussi à créerune vache bonne pour les deux pro-ductions, une sorte de supervache.Puis, en 2002, nous avons réussi àcloner des porcs miniatures stériles,dont les organes peuvent servir à desxénogreffes sur les humains. Nousavons récupéré les cellules soma-tiques des porcs et nous y avonsinséré certains des gènes immuni-taires humains. Forts de ces succès,nous avons pensé que le momentétait venu de tenter le clonage thé-rapeutique pour soigner des mala-dies humaines incurables comme lamaladie de Parkinson et les blessuresaffectant la moelle épinière.

Pour créer cet embryon cloné quia servi à développer une nouvellelignée de cellules souches,16 Coréennes ont fait don de242 ovules. Comment avez-voustrouvé ces remarquables volon-taires ?HWANG En Corée comme partoutailleurs, on trouve des jeunes femmesqui s’intéressent au clonage théra-peutique. Quelques-unes avaiententendu parler de nous et nous ontcontactés par e-mail. De plus, il nousest arrivé de faire des conférences sur

nos travaux. A l’issue de nos pré-sentations, certaines ont tenu à nousrencontrer pour discuter en détail dece qu’impliquait une donationd’ovules. Nous les avons soumisesà des examens physiques et psycho-logiques. Nous leur avons demandési elles comprenaient ce que nousnous efforcions de faire. Et nous leuravons laissé la possibilité de changerd’avis.

Vous n’êtes pas les premiers bio-logistes à tenter ces expériencesde clonage humain. Qu’avez-vousfait de différent ?HWANG Nous avons eu recours àune méthode de compression pourextraire le noyau de l’ovocyte. Et ceen endommageant le moins possiblel’ovule, ce qui n’était pas facile car lesovules sont très, très collants. Ensuite,nous avons utilisé un délai d’acti-vation différent pour reproduire lafécondation, ainsi qu’un milieu deculture spécial pour la croissance del’ovule reconstitué.MOON En fait, il y a quelque chosede particulier dans le laboratoire duDr Hwang. C’est lié à notre culturecoréenne. La micromanipulation quenous avons effectuée est un travailtrès fastidieux. Mais dans cette par-tie du monde les gens sont trèspatients, ce qui nous a aidés. Noschercheurs avaient un sens presquezen de la concentration. Ils étaientcapables de rester dix heures aumême endroit pour manipulerprécautionneusement les ovules.Presque comme de la méditation.HWANG Je pense aussi, et je suistrès sérieux, que l’habileté de nosdoigts de Coréens a joué un rôle.Nous mangeons avec des baguettesen métal, qui sont très glissantes. Dèsle plus jeune âge, nous sommes habi-tués à nous en servir.

Quelles seront les répercussionséconomiques de vos travaux ?Allez-vous gagner de l’argent ?HWANG Nous avons déposé unedemande internationale de brevet(PCT) pour la technique que nousavons développée et pour les cellulessouches de l’embryon humain cloné.L’université détiendra 60 % du bre-vet. Les 40 % restants iront auxautres collaborateurs. Le Dr Moon etmoi n’y participeront pas parce quenous sommes professeurs.

Refusez-vous l’argent afin quel’on ne puisse jamais mettre endoute vos motivations ?MOON Oui. En Corée, le respect quientoure le professorat est un peu dif-férent de celui qui existe à l’Ouest.Le Pr Hwang récolte les honneurs,pas l’argent.

Pensez-vous obtenir le prixNobel ?HWANG Pas maintenant. Selon moi,si la jeune génération accomplit samission et utilise ce que nous avonsfait pour elle, alors, peut-être. Nos tra-vaux ne sont qu’un commencement.

Claudia Dreifus

BIOLOGIE ■ Les deux Sud-Coréens qui ont récemment réussi à clonerun embryon humain et à en extraireune lignée de cellules souchescommentent leurs travaux avec une certaine fantaisie.

Le clonage humain, une activité très zen

sciences●

i n t e l l i g e n c e s

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 54 DU 4 AU 10 MARS 2004

� Dessin deFerguson paru dansle Financial Times,Londres.

■ TravaillerLes 40 chercheursde l’équipe de WooSuk Hwang et ShinYong Moontravaillent au coudeà coude dans unpetit laboratoire de10 mètres sur 10,au sixième étaged’un bâtimentdiscret de Séoul.De nombreuxconcurrentstrouveraient ridiculeleur budget (moinsde 2 millions dedollars par an),mais pour Hwang“l’abnégation dansla pauvreté estparfois plus efficaceque la paresse dansl’abondance”.Interviewé par Newsweek,il poursuit : “Il n’y a aucunsecret à notresuccès. Notrephilosophie est simple : pas de samedi,pas de dimanche,pas de vacances.Seulementtravailler.”

Bar

ry S

wee

t/EP

A/S

ipa

Bar

ry S

wee

t/EP

A/S

ipa

� ShinYong Moon.

�Woo Suk Hwang.

696p54 1/03/04 17:52 Page 54

NATURELondres

U n film plusieurs fois primé a créédes stars inattendues : des ratsde laboratoire. Il s’agit d’undocumentaire qui montre com-

ment se comportent 75 rats de labo-ratoire lâchés dans une cour de fermede l’Oxfordshire. A la grande surprisedes chercheurs biomédicaux, ces ron-geurs retrouvent très rapidement lesavoir-faire de la vie sauvage.

Au départ, Manuel Berdoy, unspécialiste du comportement animalde l’université d’Oxford, n’avait pasl’intention de faire un documentaire.Il était simplement curieux de savoirsi les rats de laboratoire conservaientcertains de leurs instincts sauvages. Ila donc pris 75 rats dociles qui ontpassé leur vie en laboratoire et les alâchés dans la nature.

Berdoy s’attendait certes à ce queles rats s’adaptent à leur nouvel envi-ronnement, mais il a été très surprisde la rapidité avec laquelle ils l’ontfait. Presque aussitôt, les rongeurs onttrouvé de l’eau, de la nourriture et destrous pour se cacher. En quelquesjours, ils ont créé des hiérarchiessociales. Au bout de quelquessemaines, ils avaient tracé tout un

réseau de chemins à travers la colo-nie. Les femelles se sont aussitôtpréparées pour leur gestation en cher-chant de la nourriture et en la stoc-kant, alors qu’elles avaient toujoursété nourries avec des boulettes.

“Dans leurs cages, les rats de labora-toire ne font que trottiner ; là, en très peude temps, ils se sont mis à bondir commedes rats sauvages”,note Paul Flecknell,un chercheur vétérinaire de l’univer-sité de Newcastle, qui a vu le film.

Ces résultats ne vont pas sur-prendre les éthologues, admet Fleck-nell, mais de nombreux chercheurs

biomédicaux ont été stupéfiés par lefilm. La plupart d’entre eux partentdu principe qu’un animal qui vit enlaboratoire depuis deux cents géné-rations est incapable de se débrouillerseul dans la nature.

“On a beau extraire l’animal de lanature, il la garde en lui”, assure Ber-doy. Ce dernier a filmé l’expériencepour apporter un petit plus lorsqu’ila présenté son travail. Ses images onttant plu qu’il a décidé de les monterpour en faire un film documentaire,qu’il a intitulé : Le Rat de laboratoire,une histoire naturelle.

Le documentaire a conquis unepartie du monde du cinéma, décro-chant des prix au Jackson Hole Wild-life Film Festival (Etats-Unis) – sou-vent considéré comme l’équivalent duFestival de Cannes pour les films denature – et au festival Living Europe(Suède). “Je ne m’attendais pas à untel succès”, reconnaît Berdoy.

A en croire Flecknell, ces obser-vations laissent à penser que les ratsauraient de meilleures conditions devie en laboratoire si leur environ-nement était plus proche de l’étatsauvage. “Les chercheurs ne tiennentpas compte du côté sauvage de ces ani-maux, et leur bien-être s’en ressent”,estime Flecknell.

On pourrait concevoir des cagesressemblant davantage à des champsen y disposant des bâtons à ronger etdes tunnels à traverser.Toutefois, untel enrichissement de l’environnementnuirait, semble-t-il, au bon déroule-ment des expériences. Une cage com-plexe tend à produire davantaged’animaux individualisés, offrant unepalette de comportements plus large,commente Flecknell. Résultat : il estplus difficile de distinguer entregroupes témoins et groupes expéri-mentaux, ou de discerner des ten-dances en matière de comportement.

Pour éviter de tels écueils, les cher-cheurs devraient utiliser un plus grandnombre d’animaux, reprend Fleck-nell. Il en résulte d’ailleurs le dilemmemoral suivant : vaut-il mieux mettreen cage moins de rats dans de mau-vaises conditions ou bien davantagede rats dans un meilleur environne-ment ? Personne n’a encore la réponseà cette question, conclut le chercheur.

Mark Peplow

ÉTHOLOGIE ■ Un film documentaireremarqué montre comment des rongeurs domestiqués depuisdeux cents générations retrouventleur comportement sauvage dèsqu’ils sont lâchés dans la nature.

Des rats de laboratoire qui crèvent l’écran

LA SANTÉ VUE D’AILLEURS

Le corps humain est recouvert d’environdeux mètres carrés de peau. Ce tissu

multicouche sert d’enveloppe, de protec-tion et de voie de communication entrele corps et l’extérieur. Sans lui, après unebrûlure notamment, l’organisme seraitexposé à la déshydratation et aux infec-tions. Lorsque la surface détruite est supé-rieure à 60 %, les lésions sont mortellesà moyen terme. Jusqu’à présent, le trai-tement des brûlures consistait à grefferdes morceaux de peau saine prélevés surle corps du patient. Mais ce système n’estpas applicable lorsqu’une grande partie dela peau a été détruite.Une équipe de chercheurs espagnols a ce-pendant mis au point une nouvelle tech-nique “permettant de régénérer toute l’en-veloppe cutanée à partir d’un petit échan-tillon de peau prélevé sur le patient”,affirme José Luis Jorcano, directeur du la-boratoire de recherche sur la peau du CIE-MAT (Centre de recherches énergétiques,environnementales et technologiques), àMadrid. Le procédé consiste à extraire deuxtypes de cellules, les kératinocytes, for-mant la partie superficielle de la peau, quiest aussi la plus dure, et les fibroblastes,

servant à régénérer le derme, c’est-à-direla couche profonde, à partir d’un morceaude tissu cutané de deux centimètres car-rés seulement.Le milieu dans lequel les cellules sontmises en culture est également fourni parle patient : il s’agit de son propreplasma, la partie liquide dusang, qui ne contient niglobules rouges, nileucocytes, ni pla-quettes. On y cul-tive des fibro-blastes afin d’ob-tenir de la fibrine,l’un des éléments debase de la cicatrisation.Cette méthode permetd’accélérer le processus de répa-ration de la peau : d’après lesrésultats présentés dans la revueTransplantation par les cher-cheurs, la sur face de peaurégénérée est dans les meilleursd e s c a s m u l t i p l i é e p a r10 000 en vingt-cinq jours [pouratteindre deux mètres carrés].Il est ainsi possible de procéder

plus tôt à l’autotransplantation, qui est laseule solution permettant à la victime deretrouver une vie normale. “Etant donnéque tous les éléments utilisés proviennentdu patient, on évite le risque de rejet dû

à l’introduction de substances étran-gères telles que le colla-

gène de bovin, quiest utilisé à l’heu-re actuelle”, pré-cise Marcela delRío, pharmacien-

ne au CIEMAT.Au dire de Jorcano,

il ne s’agit que d’unepremière étape. “On

peut affiner le procédé en ef-fectuant des manipulationsgénétiques lorsque les cel-lules sont en culture, explique-t-il. Ainsi, nous cherchons ac-tuellement le moyen d’incorpo-rer des facteurs favorisant lavascularisation du derme.”L’idée est d’introduire dans lescellules en culture des gènes im-pliqués dans l’angiogenèse (for-mation de vaisseaux sanguins).

Le nombre de cellules cultivées étant trèspetit, ces gènes se reproduiraient àchaque division, facilitant l’appor t d’élé-ments nutritifs aux couches profondes dela nouvelle peau. Cette possibilité repré-senterait un véritable progrès car elle fa-voriserait la reconstruction du derme, lapartie la plus complexe de la peau. SelonJorcano, on peut également envisager decultiver de la peau et de la manipuler gé-nétiquement pour qu’el le produised’autres substances, comme des anti-biotiques, ce qui constituerait une nou-velle méthode d’administration de médi-caments, similaire aux patchs cutanés.La technique élaborée par le CIEMAT pré-sente en outre des avantages esthé-tiques. A l’heure actuelle, la méthode uti-lisée dans le traitement des brûlures estla greffe en filet, qui consiste à préleverdes bandes de peau et à les étirer. Lapeau obtenue est non seulement plusfine et plus fragile, mais elle ressembleà une mosaïque. Le résultat obtenu grâceau nouveau procédé est plus uniforme.Quarante patients en ont déjà bénéficié,et Jorcano a déposé une demande debrevet. Emilio de Benito, El País, Madrid

Une peau transgénique pour les grands brûlés

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 55 DU 4 AU 10 MARS 2004

● sciences

i n t e l l i g e n c e s

� Dessin de Meritxell Duranparu dansLa Vanguardia,Barcelone.

� Dessin de Tyto Albaparu dans El Periódico

de Catalunya, Barcelone.

696p55 1/03/04 17:54 Page 55

THE INDEPENDENTLondres

Dans l’esprit de la plupart d’entre nous, laville de Belfast est encore marquée par lesdécennies de conflit entre catholiques etprotestants et les images de désolation qui

ont accompagné ces années de plomb. Qui sedouterait, par exemple, que les couches les plusaisées de la population ont un goût immodérépour les champagnes les plus chers ? Dans uneboutique de vins et spiritueux du sud de Belfast,la bouteille de dom-pérignon ne coûte pas moinsde 75 livres [105 euros]. “Je n’arrive plus à satis-faire la demande”, fait mine de se plaindre legérant. “Les étagères sont littéralement dévalisées.”Certains ont visiblement bien réussi malgré les“troubles”, voire, dans certains cas, grâce à eux.Du côté du comté du Down, les rives sud du Bel-fast Lough sont émaillées de terrains de golf etde yacht-clubs. L’opulence est telle que ce quar-tier, à l’embouchure du fleuve Lagan, a été rebap-tisé la Gold Coast, la rive dorée. Ici comme dansles plus beaux quartiers de Belfast, les maisonsles plus cossues se négocient à près de 1 millionde livres [1,5 million d’euros] et les BMW et lesMercedes sont monnaie courante.

Dans l’enceinte même de la capitale, l’élé-gance du sud de Belfast a transformé LisburnRoad en terrain de jeu pour les femmes riches duquartier voisin de Malone. Bordée de belles bou-tiques de luxe, l’avenue a ostensiblement été colo-nisée par la haute bourgeoisie. Au déjeuner, cesdames sirotent des expressos, pignochent despaninis et taquinent des salades allégées. Lesgrandes marques sont de rigueur. “Ce qui frappe,ici, c’est la classe”, fait remarquer un visiteur depassage. Nombre de ces élégantes rentrent toutjuste d’une escapade en Afrique du Sud, ets’émerveillent encore de la modicité des prix del’immobilier en ces terres australes, où elles envi-sagent d’ailleurs d’acquérir une maison. D’autresne font que faire escale dans leur bonne ville deBelfast, entre deux séjours au soleil.

L’autre bout de l’avenue, tout près du centre-ville, est investi par les étudiants. Contrairementà leurs aînés, qui dans les années 60 avaient tra-versé une brève phase contestataire, les étudiantsd’aujourd’hui se sont détournés de la politiquepour se concentrer sur leurs études et les loisirs.De jour, ils courent d’une salle de classe à uneautre, et le soir, comme les résidents de la verteMalone, ils se retrouvent dans des petits coins dusud de Belfast, bien loin des foyers conflictuels dela capitale. Une préoccupation que semblent par-tager presque toutes les couches de la population.

Il y a par exemple ce qu’on appelle ici le “syn-drome de Belfast-Est”, expression qui désigne lemode de vie des quartiers protestants, dans l’estde la ville. Sans être particulièrement aisés, ceshabitants vivent à distance respectable – géogra-phiquement et psychologiquement – des quartiers“à problèmes”. Comme beaucoup de leurs com-patriotes d’Irlande du Nord, ils parviennent éga-lement à échapper aux répercussions économiquesdes événements. Cette relative prospérité, ils ladoivent en bonne partie aux milliards de livres que

les gouvernements britanniques successifs se sontemployés à injecter année après année dans lesrouages économiques locaux. Londres a toujoursété, en effet, persuadé qu’il n’y avait d’autre choixque de maintenir même artificiellement une éco-nomie dévastée par la violence.

Ces subventions ont alimenté la neutralitébienveillante de nombreux protestants des quar-tiers est, qui sont peu à peu devenus les citadinsles moins politisés. Ils sont, par exemple, des mil-liers à n’avoir jamais mis les pieds dans l’ouest deBelfast, dans les quartiers catholiques. De plus,la manne venue de Londres a quelque peu atté-nué les effets de la disparition de ce qui a toujoursfait l’orgueil de “Belfast-Est” : les gigantesqueschantiers navals, où ne planent plus aujourd’huique les fantômes du passé. Le dock dans lequela été construit le Titanic est aujourd’hui unméchant terrain vague, envahi par les mauvaisesherbes, les flaques d’eau et les cabanes à outilsrongées par la rouille. Par une journée pluvieuseet froide, je n’y ai croisé qu’une seule âme quivive : une femme qui fumait sa cigarette à l’en-trée de l’un des rares bâtiments encore occupés.

L’industrie navale, qui à la grande époqueemployait des dizaines de milliers d’ouvriers, nerassemble guère aujourd’hui plus de 200 per-sonnes. C’est pourtant dans ces chantiers que lesprotestants d’ici se sont forgé leur image de tra-

vailleurs acharnés et farouchement indépendants.Mais, depuis des années, la conscience protes-tante et unioniste s’étiole irrémédiablement, etcette communauté a eu bien du mal à retrouverses marques après avoir perdu une grande partiede son pouvoir économique et politique. Samsonet Goliath, le nom de baptême des deux gigan-tesques grues jaunes qui jadis dominaient ceschantiers navals prospères, se dressent désormaisau beau milieu d’un champ de ruines. Elles conti-nueront toutefois de faire partie intégrante dupaysage urbain, car les autorités locales veulentles préserver et en faire les monuments symbo-liques de la grande époque industrielle.

Les édiles espèrent faire de ce site un lieu aussiimportant pour l’avenir de la ville qu’il l’a été pourson histoire, et ont mis en place un important pro-gramme de modernisation de ce “quartier du Tita-nic” – car Belfast reste étrangement fière d’avoirconstruit le paquebot au sinistre destin. Amé-nager ces quelques hectares à l’abandon pour enfaire une ville moderne promet certes d’être unetâche titanesque, précisément, mais le long dufleuve les promoteurs ont d’ores et déjà construitdes immeubles futuristes sur d’autres lotissements,où certains appartements s’arrachent à près de250 000 livres [348 000 euros]. Deux grandscentres de loisirs ont déjà été bâtis : le WaterfrontHall et l’Odyssey Centre, où l’équipe locale dehockey sur glace, les Belfast Giants, attire la foule.

Belfast-la-Neuve côtoie la vieille ville. Le Water-front Hall, tout de verre et de métal étincelant,se trouve juste en face du palais de justice, encoreaujourd’hui protégé par une enceinte ingénieu-sement conçue pour atténuer le souffle des bombes.Cette merveille technique n’a pas servi depuis desannées, mais quelques incidents isolés viennentparfois rappeler aux habitants du quartier desombres souvenirs.

De l’autre côté du fleuve s’étire Short Strand,une enclave impénétrable qui fut en 2002 le théâtrede violents affrontements religieux. En 2003, desartistes ont profité d’un été d’accalmie pour mon-ter une exposition sur cette frontière : les portraitsde 40 écoliers de la ville, gravés sur une grandeplaque métallique, ont été agencés pour former lemot “hope” [espoir]. Au même moment, des cou-vreurs installaient des tuiles ignifugées sur les mai-sons de la ligne de démarcation, au cas où lesespoirs des enfants ne seraient pas réalisés. Belfastétant ce qu’elle est, les idéalistes cohabitent donctoujours avec des esprits plus circonspects. La plu-part des enfants de Belfast fréquentent encore desécoles séparées, mais ils sont tout de même 5 %à être scolarisés dans des établissements mixtes,dont certains ont pris racine dans les quartiersles plus difficiles. D’autres initiatives intercom-munautaires fleurissent dans toute la ville, maispassent largement inaperçues.

Quelques signes, mineurs mais significatifs,témoignent d’une évolution des mentalités : on aainsi vu récemment deux agents de policepatrouiller devant l’Europa,qui fut jadis l’hôtel leplus bombardé d’Europe. Ce qui rendait ce spec-tacle exceptionnel était le moyen de locomotionde ladite patrouille : le vélo. Une décontractionque l’on n’avait plus vue au sein des forces de

LENDEMAINS DE GUERRE

Que vive Belfast-la-Neuve !

voyage ●

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 56 DU 4 AU 10 MARS 2004

Après des années de conflit sanglant, la capitale nord-irlandaise reprend des couleurs. Des cafés s’installent dans d’anciennes zones de guerre, des quartiers entiers se métamorphosentet la prospérité est au rendez-vous.

0 100 kmIRLANDE

Derry

Dublin

IRLANDE DU NORD (R-U)

U l s t e r

Quartiers à majorité...

Quartiers mixtes

Espaces verts

protestante

catholique

BELFAST LOUGH

Laga

n

Vers la prisonde Maze

Short Strand

Quartier de Carnmoney

Quartier de Shankill

Quartier de Falls

Centre-ville

COMTÉDU DOWN

COMTÉD’ANTRIM

Lisbu

rn R

oad

Docks

Docks

Waterfront Hall

Queen’s University

Odyssey CentreOdyssey Centre

Antri

m R

oad

0 2 km

Sources : “The Independent”, <www.irelandstory.com>

Quartier de Malone

696p56-57 1/03/04 19:33 Page 56

police depuis des dizaines d’années. Il y a peuencore, la police ne se déplaçait qu’en fourgonblindé, à l’épreuve des balles et des bombes. Nosdeux hirondelles portaient, certes, un revolver àla ceinture – l’idéalisme étant une fois de plussagement mâtinée de circonspection –, mais,conformément à la nouvelle politique de détente,le gilet pare-balles avait disparu.

Dans les années 60, l’hôtel Europa était enpleine zone de guerre.Aujourd’hui, il abrite un res-taurant chic et est entouré d’immeubles de bureauxmodernes et chatoyants. Quelques routards s’aven-turent parfois jusqu’ici pour s’entre-photographierdevant l’entrée de l’hôtel. Sans doute doivent-ilsscruter la façade à la recherche de la moindre traced’éclat d’obus. Peine perdue. Mais d’autres quar-tiers de la ville demeurent moins avenants. Il y adans la partie nord de Belfast de nombreux îlotsmiteux, qui sont secoués pratiquement au quoti-dien par d’âpres affrontements religieux. Autourde la ville de banlieue de Carnmoney, les loyalistes,qui refusent de voir s’installer de plus en plus decatholiques, ont récemment incendié l’église catho-lique locale. Ils sont, de plus, responsables dedizaines d’attaques contre des maisons particu-lières et même de quelques assassinats.

Du côté d’Antrim Road, qui rejoint le centre-ville, les autorités se demandent comment sauver

le quartier délabré de Shankill, bastion de la lignedure du loyalisme. Les chiffres révèlent sans com-plaisance l’ampleur du problème créé par ledouble fléau de la misère et des organisationsparamilitaires. Près de 80 % des chefs de familleet 60 % des jeunes de moins de vingt-quatre ansn’ont aucun diplôme. Ici, on ne boit pas de dom-pérignon et nombreux sont ceux qui se droguent.Ce quartier n’a touché aucun dividende de la paix– au contraire, en fait, puisque depuis quelquesannées les chefs des organisations paramilitairesse sont rabattus sur ces fiefs, où ils se livrent autrafic de drogue, s’entre-tuent et contraignent descentaines de familles à quitter leur foyer.

A la morosité du Shankill protestant fait viteplace l’énergie bouillonnante du quartier catho-lique de Falls, résolument tourné vers l’avenir.Cela transparaît dans les fresques murales, quioffrent un aperçu de l’état d’esprit prévalant ici.“Les fresques républicaines ont radicalement évolué”,explique Bill Roston, journaliste qui connaît bienl’Irlande du Nord. “Les fusils s’y font plus rares,sauf lorsqu’elles sont réalisées à la mémoire des mortsrépublicains. Mais, comme chacun le sait, on dressetoujours des monuments aux morts lorsqu’une guerreest finie.”Les républicains ont laissé les “troubles”derrière eux pour s’engager dans de nouvellesactivités, à commencer par la politique. L’exemplede Paul Butler est éloquent : ce candidat du SinnFéin aux élections provinciales du 26 novembredernier se bat pour reconvertir en musée la pri-son désaffectée de Maze [près de Lisburn], oùlui-même a passé quinze ans derrière les barreaux,pour le meurtre d’un policier. “Je veux que mesenfants puissent la visiter et tirer la leçon des erreursdu passé.C’est une autre façon de tourner la page surtout ce conflit”, estime-t-il.

Y ALLER ■ Aucune compagnie ne dessert Bel-fast directement à partir de Paris. Il faut géné-ralement changer à Londres ou à Manchester,que ce soit par Air France <www.airfrance.fr>,British Airways <www.ba.com> ou British Mid-lands <www.flybmi.com>. Le prix minimum estde 220 euros aller-retour, mais peut grimperjusqu’à 500 euros. La solution la plus écono-mique reste tout de même de se rendre àDublin par Aer Lingus <www.aerlingus.com>, lacompagnie nationale irlandaise, ou Ryanair<www.ryanair.com>, la compagnie à bas coût,pour une somme minimum de 60 euros aller-retour, et de prendre un autocar de la compa-gnie Bus Eireann <www.buseireann.ie>, quirelie Dublin à la capitale de l’Irlande du Nordtoutes les deux heures. Le trajet coûte moinsde 20 euros et prend deux petites heures.

SE LOGER ■ A Belfast, il y en a vraiment pourtous les budgets. La capitale nord-irlandaisecompte plusieurs auberges de jeunesse, quivous accueilleront pour une dizaine d’euros parjour et par personne. Proche du centre-ville, TheLinen House propose des chambres installéesdans une ancienne fabrique de lin. Pour un bud-get d’une cinquantaine d’euros la nuit, les Bed& Breakfast du quartier de l’université, commele Botanic Lodge Guesthouse, sont aussi unebonne option. En revanche, les hôtels sont fran-chement chers. Il faut compter au minimum100 euros pour des hôtels sans véritablecachet. Exception à la règle : l’hôtel McCaus-lands, deux anciens entrepôts réunis ; cet hôtelluxueux coûte un minimum de 225 euros lanuit, mais il les vaut largement.

MANGER ■ On ne vient généralement pas à Bel-fast pour la gastronomie. Reste quelques incon-tournables britanniques, le fish and chips oule shepherd’s pie, arrosés du symbole irlan-dais par excellence, la bière. Un seul restau-rant nord-irlandais retient l’attention : Michael

Deane’s, en plein centre-ville, l’unique res-taurant trois étoiles Michelin de la province. Leguide français recommande tout particulière-ment un menu d’une simplicité exquise :coquilles Saint-Jacques sautées, petitesasperges et ail nouveau ; agneau local auxcarottes, au foie gras et à la cannelle ; en des-sert, une roulade de chocolat, vanille et cerises.

SORTIR ■ Si les Nord-Irlandais ne sont pas defins gourmets, ils font en revanche honneurà leur réputation de fêtards. Belfast comptequelques pubs fabuleux, dont le Crown LiquorSaloon, en face de l’opéra. Son intérieur destyle victorien est simplement magnifique. Pluspittoresque, le Kelly’s Cellars est un lieu his-torique de rendez-vous estudiantin. Il a ouverten… 1720. Belfast regorge aussi de bars etde clubs tendance, comme Irene and Nan, leBar red, Milk ou The Fly.

L’ensemble des informations pratiques sur la région, enrichi de liens, peut être consultésur le site de Courrier international :

courrierinternational.com

c a r n e t d e r o u t e

■ A voirDisons-le d’emblée,Belfast est une vieille villeindustrielle.Toute son histoireest relatée au musée del’Ulster, à deux pasdu magnifiquecampus de laQueen’s University.Le Belfast des“troubles” se visiteaussi grâce aux Black Taxis, cestaxis londoniens qui,aux pires heures des affrontementsdans les quartierscatholiques de l’ouest et dunord de Belfast,ont remplacé les transports en commun.Pour s’informer sur les autres lieuxà visiter, le plussimple est de seconnecter sur le siteInternet de l’officede tourisme de Belfast,<http://www.gotobelfast.com>.

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 57 DU 4 AU 10 MARS 2004

Les patrouilles à véloont remplacé

les fourgons blindés

� Le tout nouveaucentre culturelWaterfront Hall, surles bords de la Lagan.

� Comme toute villebritannique qui se respecte, Belfastcompte quelques pubsincroyables comme le Crown LiquorSaloon.

Ric

hard

Cum

min

s/C

orbi

s

H&

D Z

iels

ke/L

AIF-

REA

696p56-57 1/03/04 19:48 Page 57

le l ivre ●

CHRISTOPH HEIN AU SUMMUM DE SON ART

Haber est un être peu loquace, et cela seremarque dès l’école. Il est arrivé à Guldenbergà l’âge de 10 ans, après que ses parents ont dû quit-ter Breslau [aujourd’hui Wroclaw, en Pologne],et il est aussi peu aimé que tous les autres expul-sés [des anciens territoires allemands perdus à l’is-sue de la Seconde Guerre mondiale]. La RDAne les considérait pas officiellement comme tels,mais comme des “personnes ayant changé de lieu derésidence”. Ils n’en tirèrent guère profit, car les popu-lations locales ne voyaient dans ces réfugiés de l’Estque de misérables Polacks.

On a rarement vu, dans la littérature alle-mande, une telle précision dans la description dessouffrances ressenties par ceux qui avaient perduleur Heimat, leur patrie, par suite de la guerre.Christoph Hein sait de quoi il parle : il est lui-même arrivé à l’âge de 6 ans de Silésie (en tantqu’“enfant ayant changé de résidence”) dans lapetite ville de Bad Düben, en Saxe, qui sert demodèle à Guldenberg. Il a raconté tout cela endétail dans son roman autobiographique paru en1997, Dès le tout début [Métailié, 2003, pour latraduction française]. Mais, cette fois, il élargitl’horizon pour brosser une peinture de la sociétéqui s’étend du milieu à la fin du XXe siècle, de1950 à l’après-chute du Mur. Christoph Heinn’accorde pas plus d’importance à cet événementmajeur qu’aux grands moments historiques pré-cédents : l’insurrection de juin 1953 (un blindéau village) et la construction du Mur, enaoût 1961 (l’occasion pour Haber de fairequelques bonnes affaires dans le business desdéparts à l’Ouest), ne font guère impression surcette population majoritairement paysanne.

Le lecteur arpente allégrement toutes cesdécennies grâce aux cinq narrateurs. D’ailleurs,jamais Christoph Hein n’a autant glissé d’anec-dotes comiques et de petits épisodes de la vie quo-tidienne au fil des pages.A Hambourg, il a enthou-siasmé le public en lisant le passage où Haber,dépassant finalement sa rancœur contre la sociétéprovinciale puisqu’il a réussi à se faire une placeau soleil, est séduit par la sœur de sa future épouse.L’épisode est raconté du point de vue de la jeunefille. C’est le rôle que l’auteur sait le mieux jouer :raconter une histoire en se glissant dans la têted’une femme. Christoph Hein est un maître dela simulation. Volker Hage

* Ed. Suhrkamp, Francfort, 2004 (à paraître courant 2005aux éditions Métailié).

DER SPIEGEL (extraits)Hambourg

Christoph Hein sillonne actuellement les terresgermanophones pour présenter son nou-veau roman, Landnahme*[littéralement prisede territoire], en compagnie des person-

nalités les plus prestigieuses. C’est Ulrich Wickert[présentateur vedette du journal télévisé de lachaîne publique ARD] qui l’accompagnait récem-ment à Hambourg, et d’autres s’apprêtent à fairede même. Cette tournée littéraire devrait être unjeu d’enfant pour Christoph Hein, car c’est unremarquable roman qu’il présente, le meilleur qu’ilait jamais écrit. Il s’agit d’une fresque grandioseretraçant un demi-siècle de vie dans une petite villede province est-allemande. Un chef-d’œuvre desimulation d’oral history, autant dire un mélangede peinture historique vue d’en bas et de trans-mission orale du passé, par le truchement de cinqnarrateurs qui récapitulent leur vécu.

Avec Landnahme, le romancier revient à sesorigines, tant sur le plan formel que thématique,historique et biographique. Son domaine de pré-dilection, c’est la prose prêtée à un personnagedans la peau duquel il se glisse – ce qu’il avaitsi bien su faire dans son récit L’Ami étranger paruen 1982 [Métailié, 2001, pour la traduction fran-çaise], qui connut l’année suivante un succèsconsidérable à l’Ouest. Déjà, le récit, apparem-ment détaché, d’une femme médecin d’une qua-rantaine d’années, avait parfaitement pointé lestraits les plus sensibles de la vie quotidienne sousle régime du socialisme réel.

Mais c’est du roman La Fin de Horn, paru en1985 [Métailié, 1999, pour la traduction fran-çaise] que Landnahme se rapproche le plus. Déjà,on y trouvait les monologues de cinq personnagesqui en évoquaient un sixième, retrouvé pendudans une forêt. L’action se déroulait au milieudes années 50 à Guldenberg, un lieu fictif situéen RDA, que l’on retrouve dans Landnahme, demême que l’un des cinq protagonistes. De nou-veau, les personnages esquissent le portrait, sousdes angles différents, d’une sixième personne,sans voix celle-là. Ces cinq personnages ne per-dent jamais de vue leur propre histoire : deuxfemmes ont eu une relation (purement sexuellepeut-être) avec Bernhard Haber, le héros deLandnahme, et trois hommes ont croisé son che-min pour des raisons soit professionnelles, soitamicales, soit fortuites.

Le grand écrivain allemand fait son retour avec le magistral Landnahme.Des années 50 à l’après-chute du Mur, il retrace un demi-siècle de vieprovinciale en RDA, vue à traversl’histoire d’un rapatrié de Silésie.

é p i c e s & s a v e u r s

BOLIVIE ■ Comme unepierre sur la soupe

Quand tu iras à Potosí, il faut que tu goûtesla soupe de kalapurka”, avait-on dit à AlexSeverich. Quand il est arrivé dans la ville

impériale, il n’a pas pu résister à la tentation,et s’est rendu chez Mme Eugenia pour goûter lasoupe à la pierre brûlante qu’on lui avaitconseillée à Cochabamba.A 9 heures du matin, l’établissement est encorefermé. Une heure plus tard, la porte s’ouvre etles gens commencent à envahir la salle. Peuaprès, on sert des boissons fraîches et du maïs.Mais le plat principal se fait attendre. Dansla cuisine, doña Eugenia Rodríguez a l’air de sebattre avec les marmites. Elle distribue le tra-vail à ses collaborateurs et surveille le feu despierres. Elle se sent bien. Elle est la reine deson monde bouillant.Eliseo, son mari, s’occupe des clients. Derrièrele comptoir, il écoute les plaintes : “Bon, ça yest, doña Eugenia ? Ça fait une demi-heurequ’on attend. Vous avez qu’à mettre la pierredans la soupe, et c’est prêt.”Les plaisanteries engendrent l’inquiétude. Jesús,le fils aîné de doña Eugenia, fait enfin son entrée.Poussant la porte des coudes, il s’avance versles tables. Sur le plateau chargé de quatreassiettes encore bouillantes, il appor te lafameuse kalapurka. A 57 ans, doña Eugenia per-pétue la tradition que lui ont léguée sa mère etsa grand-mère. Cela fait quinze ans qu’elle aouvert son restaurant, au coin de la rue Her-manos Ortega et de l’avenue Santa Cruz.Trouver la recette de la kalapurka est une mis-sion impossible, même si doña Eugenia laisseéchapper quelques mots. “Les pierres, il fautles chauffer à feu vif. C’est avec ces pierresqu’on cuit la kalapurka. Quand c’est fini, onmélange les autres ingrédients.”Le palais ne trompe pas. On reconnaît le goûtdu maïs, de la fève, du petit pois, de la pommede terre, du piment. Mais ce n’est pas tout. Legoût piquant de la soupe annonce un élémentsecret, indéchiffrable. Mario Peñaranda, l’undes habitués, explique que la pierre de la soupeest unique en son genre. Il s’agit d’une rochegrise, dure et difficile à effriter. Ses amis leconfirment, avant de préciser qu’on ne la trouveque dans le lit du Mikulpaya (province de Potosí).Doña Eugenia est prudente. “On la choisit. Cen’est pas n’importe quelle pierre. Elle est idéalepour le feu.” La cuisinière sait que le succèsde son commerce dépend du secret. “Les gensviennent du monde entier, du Mexique, du Bré-sil, des Etats-Unis”, assure-t-elleAlex a un for t appétit. Bon, il faut dire qu’ilest de Cochabamba. Quand il a terminé sa kala-purka, il ne reste que la pierre dans l’assietteen terre cuite. “Quand je serai rentré, conclut-il, je conseillerai à tout le monde de venir goû-ter la soupe à la pierre de doña Eugenia.”

La Razón, La Paz

■ BiographieNé en 1944,en Silésie, ChristophHein a grandi dansune petite ville de Saxe, dans l’Allemagne de l’Est. La RDA ne permettant pas à ce fils de pasteurde faire des étudessecondaires,il fréquente un lycéede Berlin-Ouestjusqu’à laconstruction du Mur, en 1961.Il rejoint alors sa famille, installéeà Berlin-Est, où il exerce diversmétiers (ouvrier,libraire, assistant à la mise en scène),tout en faisant des études de philosophie.Au départdramaturge,Christoph Hein se tourne à partir de 1980 vers la nouvelle avec son recueilInvitation au leverbourgeois(Alinéa, 1989),puis vers le roman.Considéré commel’un des plus grandsécrivains allemandscontemporains,Christoph Hein a reçu de multiplesdistinctions, dont le prestigieux prix Heinrich Mann,de l’Académie des sciences,en 1982.

Le destin d’un enfantd’expulsé

Cib

ylle

Ber

gem

ann/

Ost

kreu

z/R

apho

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 58 DU 4 AU 10 MARS 2004

696p58 1/03/04 20:36 Page 58

Et voici les cyberbonnes, reines de l’aspirateur et de l’ordinateur

Les cyberbonnes attaquent :ces chasseuses de virus,plumeau en main, sont aussi

redoutables avec une sourisqu’avec une serpillière. Sur le mar-ché des travaux à domicile de HongKong, pour faire face à la concur-rence, une nouvelle vague defemmes de ménage débarquent.Douées en informatique, elles peu-vent non seulement nettoyer lesappar tements, mais, en outre,elles savent que Power Point n’estpas une marque d’aspirateur.A en croire certaines, la mention“capacités en informatique” est entrain de très vite devenir un élémentindispensable du curriculum vitæd’un demandeur d’emploi, toutautant que l’efficacité aux fourneauxou un balai à la main. Pour satis-faire la demande, les formations eninformatique se multiplient. Tousles élèves d’un cours, par exemple,sont des employés de maison,essentiellement originaires des Phi-lippines, mais aussi d’Indonésie.Certains employeurs financent cesformations afin que leur personnelpuisse participer aux travaux infor-matiques à domicile, mais ils enparlent rarement car les contratsstipulent que ces employés ne sontà Hong Kong que pour ef fectuerdes travaux ménagers. Les plushabiles représentants de la pro-fession, aussi à l’aise quand ils’agit de préparer un dîner pourdouze personnes, de nettoyer lamaison ou de résoudre un pro-blème d’entrée d’une disquettedans l’ordinateur, pourraient gagnerjusqu’à quatre fois le salaire men-suel moyen à Hong Kong, soit3 270 dollars [380 euros].La demande en personnel capableà la fois de dégivrer le réfrigérateuret de faire un back-up du disquedur a augmenté parallèlement aunombre d’utilisateurs d’ordinateurset à celui des enfants qui fontdésormais leurs devoirs sur écran.Les habitants de Hong Kong sont

parmi les plus informatisés dumonde : les deux tiers des foyerssont équipés. Souvent, les deuxparents ont des journées très char-gées, et de nombreuses famillesde la classe moyenne ont recoursà du personnel de maison pour par-ticiper à l’éducation des enfants.“Je connais des gens à qui on a ditqu’ils devaient s’y connaître eninformatique”, déclare Florencia,femme de ménage de 36 ans, ori-ginaire des Philippines. “Ils n’yconnaissaient rien, donc ils étaientinutiles.” Quand les enfants de lamaison où elle travaille, âgésde 11 et 8 ans, ont un problèmeavec l’ordinateur, c’est Florenciaqui accourt. Elle crée et imprimedes af fiches pour la famille chi-noise. D’autres domestiques sesont vu demander de gérer destableurs, de remplir des formu-laires en ligne et de traquer lesnouveaux virus.“Ils peuvent récupérer de nouvellesrecettes sur Internet, aider lesenfants à faire leurs devoirs, pré-parer des envois pour le bureau”,explique Moira Macpherson, quidonne des cours au personnel demaison à la YMCA de Hong Kong etqui en a vu défiler des milliers danssa salle de classe depuis le débutde son activité, en 1994. Pour beau-coup, ces capacités servent detremplin pour trouver un meilleuremploi aux Etats-Unis et au Canada.Après les bouleversements liés àl’épidémie de SRAS et le fléchis-sement de la situation économique,les gens de maison ont été les pre-miers à être licenciés. Certains deshabitants les plus riches de la villeont réduit leur personnel de moitié,et la concurrence pour les postesest sans pitié entre les quelque140 000 employés philippins quitravaillent dans le secteur à HongKong. Certains sont déjà d’un bonniveau d’éducation et ont suivi descours dans un centre informatiquelocal, qui est en relation avec l’uni-

versité de Manille. De l’autre côtéde la frontière, à Shenzhen, enRépublique populaire proprementdite, les employés de maison quis’y connaissent en informatiquepeuvent gagner environ 205 eurospar mois, soit presque autant quece que peuvent espérer toucher dejeunes diplômés en tant quecadres. Mais quelques-uns se sontrebellés contre cette mutation deleur profession. “Il y a trop de pres-sion”, constate Sally Yip, une Phi-lippine de 47 ans qui vit à HongKong depuis quinze ans et quis’est forgé une réputation d’effi-cacité tant pour les travaux ména-gers qu’en informatique. “Je ren-trais chez moi avec un mal decrâne, je me disputais avec monmari. On m’a proposé un postedans un cabinet d’avocats inter-nationaux, mais j’ai refusé. Çan’avait rien à voir avec leur offre”,conclut-elle. “J’aime m’occuper desbébés et faire le repassage.”

Paul Peachey, The Independent, Londres

insol i tes ●

COURRIER INTERNATIONAL N° 696 59 DU 4 AU 10 MARS 2004

HumanismeIl est indien et s’appelle Voltaire.Ou plus exactement BiswanathRamachandra Champa SwapnajiTaslima Voltaire. Voilà un an, il afondé le Par ti des amoureux(Lover’s Party), qui vient d’entreren lice pour les législatives dansl’Etat de l’Orissa. Les candidatsdevront “affirmer solennellement,et par écrit, leur attachement à unordre sociopolitique sans caste,sans prêtres, sans religion, fondésur l’humanisme et une vision glo-bale de l’écologie”. La préférencesera donnée aux militants mariésou s’apprêtant à convoler. Ancienprofesseur de sciences politiques,aujourd’hui à la retraite, M. Voltairemilite depuis des lustres pour lesmariages d’amour, par le biais deson organisation anticaste.

(The Asian Age, New Delhi)

Le coup du chapeauLes parents de James Hayter, avant-centre de troisième division, sontpartis dix minutes avant la fin dumatch Bournemouth-Wrexham. Dom-mage pour eux : leur rejeton, entrésur le terrain à la 84e minute, a mar-qué 3 buts en 104 secondes.Richard et Mary Hayter voulaientéviter les embouteillages.

(The Daily Telegraph, Londres)

Noir, c’est noirIls étaient six à bord. Les deux médecins, le technicien hospitalier et lestrois pilotes ne sont jamais arrivés à destination. Le Cessna a percutéune montagne avant d’arriver à l’hôpital sarde de Cagliari. Son précieuxchargement – un cœur de femme – a été retrouvé. En vain. L’organe étaittrop endommagé par le choc pour pouvoir être transplanté.

(La Repubblica, Rome)

CivismeDénoncer les clandestins, c’est simple et gratuit, grâce au numérovert (1 800 009 623) mis en place par le gouvernement australien.“Les citoyens australiens apportent une immense contribution à laprotection de nos frontières et au respect de la loi. Ces dernièresannées, nous avons trouvé 6 000 personnes grâce à des informationsémanant de la population”, s’est félicitée la ministre de l’Immigrationaustralienne, Amanda Vanstone. (The Age, Melbourne)

SexehumanitaireFinancer la contraception despauvres en assouvissant la libidodes riches : tel est le credo du pré-sident d’Adam & Eve, le plus grosvendeur de produits pornogra-phiques en VPC au monde. Enachetant un vibromasseur, de lalingerie fine ou une vidéo X, lesquelque 4 millions de clients dePhilip D. Harvey ne se doutent pasqu’ils participent à la promotion duplanning familial et à la lutte contrele sida dans le tiers-monde. Har-vey réinvestit la majeure partie deses profits dans DKT, l’ONG qu’ilpréside et qui fournit des contra-ceptifs à un prix modique en Asie,en Afrique et en Amérique latine.

(La Presse, Montréal)

“Love andpeace”Ramil Safarow a tué son cama-rade de classe Gurgan Makarianà coups de hache. Le lieutenantazerbaïdjanais et sa victime, unofficier arménien, suivaient uneformation dispensée en Hongriepar l’OTAN – dans le cadre dupartenariat pour la paix.

(Rzeczpospolita, Varsovie)

RonflementLe Parlement norvégien s’attaque au problème du ronflement – sur lesplates-formes pétrolières. Karin Andersen, députée de la gauche socia-liste, réclame des cabines individuelles pour le personnel des exploita-tions offshore en mer du Nord. Certains employés sont tellement gênéspar le ronflement de leurs collègues qu’ils manquent cruellement de som-meil, ce qui met en péril la sécurité des installations, proteste la parle-mentaire. (Aftenposten, Oslo)

La turlute tueSi la masturbation aide à prévenir le cancer de la prostate, la fellationet le cunnilingus peuvent causer des cancers de la bouche. Telle estla triste conclusion d’une équipe de l’université américaine Johns Hop-kins. Les chercheurs, qui ont comparé 1 670 patients ayant un can-cer de la bouche avec 1 732 volontaires sains, estiment que certainscas de cancers buccaux pourraient être causés par le virus du papil-lome humain, responsable d’une infection sexuellement transmissible.Ils ne préconisent toutefois pas de changement de comportement. Cetype de tumeur, en effet, est rarissime. Une personne sur dix milleseulement est touchée chaque année, et la majorité des cas sont pro-bablement liés à d’autres plaisirs que les rapports oraux – le tabac etl’alcool, notamment. (New Scientist, Londres)

■ � On s’arrache cette eau de Cologne dans les parfumeries de Lahore, au Pakistan.

Baby bluesLes Roumaines avortent plus qu’elles n’accouchent. Fin septembre,

le pays avait enregistré 161 958 naissances, contre 169 900 IVG.

(La Libre Belgique, Bruxelles)

DétourPour connaître les horaires des trains Londres-Bristol, téléphonez en Inde.

Quelque 150 000 personnes appellent les services de renseignements

des chemins de fer britanniques chaque année. A partir du mois d’avril,

la moitié de ces communications seront traitées dans des centres d’appel

indiens, à Bangalore pour British Rail et à Bombay pour Ventura. Ces

deux compagnies sont les derniers grands groupes à délocaliser leurs

services de renseignements, après les banques comme HSBC et Abbey

et la compagnie d’assurances AXA. Selon les syndicats, ces changements

ont coûté 50 000 emplois au Royaume-Uni.

(The Times of India, New Delhi)

DR

696p59 2/03/04 19:12 Page 59

PUBLICITÉ

Publicite 20/03/07 16:05 Page 56