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récit de sa rencontre avec Pierre et correspondanceTRANSCRIPT
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Marguerite raconte…
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Mes premières années
Mon nom est Marguerite Davy. On me surnomme
Guite. Je suis née en 1923 à Soissons, ville que je n’ai
pas vraiment eu l’occasion de connaître car mes parents,
André et Marie Gigon, n’y étaient que de passage et
l’ont quittée pour le Mans alors que je n’avais que six
mois.
Ma mère était enseignante et mon père notaire,
mais comme il ne possédait pas sa propre étude, il
exerçait comme clerc auprès d’autres notaires. En fait,
mon grand-père, qui était également notaire, n’avait pas
attendu que son fils obtînt son concours et avait revendu
son étude. Mon père chercha un temps à en acquérir une,
il en visita beaucoup, mais elles étaient toujours très
isolées, ce qui ne pouvait lui convenir car il souhaitait
garder ses enfants auprès de lui et surtout leur épargner le
pensionnat qu’il avait connu et mal vécu durant ses
jeunes années.
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J’eus à peine le temps d’apprendre à marcher et
de commettre mes premières bêtises – comme tremper le
Journal Militaire de mon père dans la soupe - que nous
étions repartis pour Caen d’où ma mère était originaire.
C’est dans cette ville que j’ai grandi et que j’ai mes
premiers souvenirs.
Je ne fus pas longtemps la seule enfant de la
famille. En 1925, j’eus une petite sœur, Thérèse, puis en
1929 le garçon que mes parents avaient tant attendu et
espéré vint enfin : Michel.
Nous vivions dans une grande demeure en forme
de L que maman avait héritée de son père. Elle était si
vaste que nous louions en permanence le dernier étage et
que mes grands-parents paternels purent s’y installer avec
nous, eux vivant au rez-de-chaussée et nous au premier
étage.
Chaque dimanche, l’un des petits-enfants
descendait déjeuner chez les grands-parents, chacun son
tour, un par un, c’était notre habitude ainsi.
A l’arrière de la maison nous avions un jardin
toujours fleuri de magnifiques roses que tout le monde
admirait et qui faisait la fierté de mon grand-père.
J’allais à l’école Saint-Pierre-des-Corps. Une
école qui a complètement disparu pendant les
bombardements. J’y entrai tardivement, en dixième, car
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Maman souhaitait nous garder, ma sœur et moi, le plus
longtemps possible à la maison. C’est d’ailleurs elle qui
nous apprit à lire et à écrire.
Je me souviens très bien de notre premier jour de
classe. Maman nous avait habillées avec un soin tel, nous
affublant de coquets petits chapeaux, que nos petites
camarades de classe se moquèrent de nous. J’ai donc
travaillé beaucoup pour réussir à être première et montrer
aux autres fillettes de quoi j’étais capable. En fait, les
élèves de cette école étaient surtout reconnaissables à la
cape bleu-marine qu’elles portaient et qui faisait partie de
leur uniforme.
A la maison, ma grand-mère m’enseignait le
piano. Elle trouvait que je jouais bien et que j’avais
l’oreille musicale. Chaque jour je passais du temps avec
elle à répéter et faire mes gammes. Ma sœur n’eut jamais
ce privilège et ce fut comme un petit drame pour elle.
Elle ne goûtait vraiment pas cette deuxième place que le
sort lui avait attribuée entre une sœur aînée et un petit
frère très gâté.
Il est vrai que l’on passait tout au petit Michel
malgré ses bêtises parfois très imaginatives. Les jours de
marché aux chevaux, il lui arrivait par exemple de se
poster à une fenêtre et d’envoyer des baquets d’eau sur
les passants. Et puis il était adoré et choyé par la
gouvernante de ma grand-mère qui lui faisait toujours
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tous ses caprices. Au point qu’un jour elle lui remit ma
jolie petite Torpédo adorée, sur laquelle il lorgnait, et
qu’il ne trouva rien de mieux à faire que de me la
démolir ! Je l’ai bien regrettée ma petite voiture !
En 1939, j’avais seize ans. J’allais au lycée
catholique de Saint-Pierre à Caen. Nous avions chez nous
une jeune Anglaise, Monica, qui participait à un
programme d’échanges. Nous nous entendions très bien
et riions beaucoup. Elle était très sympathique et très
drôle.
En juillet 1939 elle vint avec nous en vacances à Saint-
Vaast La Hougue, où des amis de la famille, les Cormier,
possédaient une maison qu’ils nous prêtaient. Cet été là,
le temps fut particulièrement froid, nous étions même
obligés certains jours de faire du feu dans la cheminée.
L’eau de mer était également très fraîche : cela ne
favorisa pas les leçons de natation pour Michel qui, de ce
fait, n’a jamais bien appris à nager.
Début septembre, la menace de la guerre se fit plus forte.
Monica dut repartir plus tôt que prévu. Elle plia bagages
et repartit pour l’Angleterre.
On ne peut pas dire qu’on n’avait pas vu venir les
choses. Mon père et mon grand-père avaient souvent
discuté de la situation. Ils répétaient que ça finirait mal…
Puis le maréchal Pétain reçut les pleins pouvoirs
et signa l’armistice avec les Allemands. Je vis des
bagarres éclater dans les rangs des lycéennes entre les
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partisanes du maréchal et celles qui aspiraient à
poursuivre le combat.
Très tôt en fait nous eûmes connaissance que la
résistance s’organisait de l’autre côté de la Manche. Nous
avions entendu parler du général de Gaulle par nos
professeurs qui s’étaient engagés dans la clandestinité.
Certains d’entre eux s’embarquaient la nuit pour gagner
l’autre côté et faire passer des gens. Parmi eux, mon
professeur d’Anglais, une dame qui avait passé son
enfance en Angleterre. C’était très dangereux, elle
risquait vraiment gros. Je n’aurais jamais pu faire ce
qu’elle faisait, j’aurais eu trop peur.
Ma grand-mère est aussi décédée le 16 octobre
1939. Ce fut un choc. Je n’avais pas imaginé qu’elle pût
nous quitter si tôt. Elle avait 72 ans, un cancer l’emporta
très rapidement.
Pour toutes ces raisons 1939 fut une bien terrible
et triste année.
Pendant l’Occupation, nous allions normalement
à l’école. Bien sûr, nous avions un peu peur des
Allemands et on se dépêchait de rentrer pour ne pas les
croiser.
Caen était entièrement occupée et l’occupant
faisait sa loi. Les hommes étaient réquisitionnés pour
certaines tâches. Je me souviens que certaines nuits mon
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père était contraint d’aller garder les voies de chemins de
fer. Il partait avec son casse-croûte et ne revenait qu’au
matin. Il devait s’assurer avec d’autres hommes que les
voies n’étaient pas piégées. Une fois il fut même emmené
comme otage dans un train de permissionnaires
allemands qui allait de Cherbourg à Amiens. Comme un
train précédent avait été attaqué par la résistance, les
Allemands prenaient avec eux des boucliers humains.
Nous avions toujours peur qu’il arrivât quelque chose à
mon père.
Mon père avait un ami d’enfance qui était
médecin à côté de Pontorson, le docteur Potel. Il nous
envoyait des paquets avec de la nourriture, surtout de la
viande. Tout n’arrivait pas toujours. Malgré tout, grâce à
lui, nous avons certainement moins souffert que d’autres
familles. Et puis maman se débrouillait avec ce qu’elle
avait sous la main. Sa grande spécialité de l’époque
c’était le beefsteak sans viande que tout le monde
trouvait très bon. On n’a jamais compris comment elle le
réalisait, on se contentait de le déguster et de l’apprécier.
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Pierre
Pendant la guerre, j’entrai à la faculté de Caen où je
suivis les cours de lettres classiques. Mes parents m’avaient
transmis le goût des langues anciennes. J’appréciais tout
particulièrement le grec.
Lors d’une retraite religieuse des étudiantes de la
faculté, je fis la connaissance de Zaby Davy qui était, quant à
elle, étudiante en mathématiques. Nous étions assises à table
l’une à côté de l’autre. Nous ne nous connaissions pas du tout.
Dans la conversation, elle me demanda si nous étions
nombreux à la maison. Je lui répondis que non, que nous
n’étions que trois. Elle me dit que chez elle, ils étaient huit
enfants. J’en fus très surprise. Je lui dis : « C’est très bien,
c’est très beau ». Même à l’époque c’était un chiffre
considérable.
Le soir venu, je racontais la chose à maman. Elle me
demanda alors le prénom de la mère de Zaby. Quand je lui
répondis que c’était Charlotte, elle comprit que la jeune
femme avec laquelle j’avais sympathisé était la fille d’une de
ces vieilles connaissances.
Quand ma mère, Marie, était enfant, elle avait dans
son entourage deux Charlotte. L’une, Charlotte Leroi, était la
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gouvernante de la maison, elle aidait ma grand-mère, très prise
par la comptabilité de l’entreprise de mon grand-père, et
s’occupait de maman ; la seconde, Charlotte Leclerc, vivait
avec sa famille à quelques pâtés de maison. Cette dernière
avait sept ou huit ans de plus que maman. Comme Charlotte
passait devant la maison pour aller à l’école, elle prenait
maman au passage chaque matin.
La mère de Zaby était précisément cette Charlotte.
Par la suite, Charlotte Leclerc épousa Paul Davy et s’installa à
Evreux. Mais pendant la guerre, deux de ses enfants étaient
venus à Caen pour leurs études : Zaby, que j’avais donc
rencontrée par hasard, et Pierre, qui était étudiant en médecine.
Maman, qui était très reconnaissante de tout ce que
Charlotte avait fait pour elle par le passé, décida d’inviter ses
enfants à la maison. C’est ainsi que je fis la connaissance de
Pierre. L’invitation fut renouvelée régulièrement par Maman
mais comme Pierre et moi étions deux natures très timides,
nous ne nous parlions presque pas. En revanche, nous nous
regardions beaucoup…
Pierre logeait avec un autre étudiant, M. Fillouse,
dans une maison rue de Bayeux qui appartenait à trois vieilles
filles. Ils les avaient surnommées respectivement Marie
bacouette, Marie torchon et Marguerite cotcotcot. C’était
vraiment tout à côté de chez nous et je passais par cette rue
quand je rentrais de la faculté. Immanquablement Pierre se
trouvait à la fenêtre de sa chambre et me regardait passer sans
mot dire. Je me disais : « Mais il est drôle celui-là, toujours à
sa fenêtre ! ». Je sentais bien qu’il y avait quelque chose mais
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je me refusais à interpréter trop son attitude, j’avais peur de
me faire des idées.
En réalité, et je le sus plus tard, il avait étudié mes horaires et
m’attendait.
Une après-midi, alors que j’étais sur le chemin de la
maison, le père Préel m’aborda. C’était le père d’une de mes
amies. Etonnamment je le rencontrais chaque fois que je
rentrais de la Fac, ce qui m’ennuyait beaucoup. Il s’était
amouraché de moi, il me semble. Ça ne me plaisait pas du
tout. Par chance, ce jour-là, Pierre remontait également la rue
pour rentrer chez lui. Je l’aperçus et accélérai le pas pour le
rejoindre, faussant ainsi compagnie au père Préel qui ne
manqua pas de me dire : « Je vous y prends à courir après les
jeunes gens ! » Pierre et moi avons poursuivi notre route
ensemble, toujours aussi silencieusement.
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Sous les bombes des Alliés
Le jour du bombardement de Caen par les Alliés,
pressentant que nous aurions besoin de provisions, mon père
nous envoya Thérèse et moi chercher du pain. Je faillis y
rester, une bombe tomba presque à côté de la boulangerie. Je
sentis le souffle de l’engin dans ma jupe. Je me mis à courir
dans la rue au milieu des gravats et me réfugiai dans un abri
situé un peu plus loin. Je m’y endormis debout, comme
tétanisée.
Entre-temps Thérèse avait réussi à regagner la maison. Mon
père, ne me voyant pas revenir avec elle, partit me chercher. Il
interrogea des passants qui surent lui indiquer où j’étais. Il me
retrouva dans l’abri, toujours endormie, debout.
Ce fut un vrai traumatisme pour moi. Par la suite, mon père
fabriqua un abri à la maison. Je n’en sortais quasiment plus,
hormis quand Pierre venait chez nous.
Malheureusement, Pierre ne resta pas à Caen, il fut
mobilisé et dût partir à Rouen : l’étudiant en médecine qu’il
était devait s’occuper des blessés. Il passa chez nous pour nous
dire au revoir.
Quelques jours plus tard les Allemands
réquisitionnaient notre maison ; je pensais que je ne reverrais
plus jamais Pierre.
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Pendant près d’un mois, Caen fut bombardée par les
forces alliées qui cherchaient à détruire les voies de
communication allemandes dans les villes et villages
normands. Nous nous étions réfugiés à l’Abbaye aux
Hommes 1 avec des milliers d’autres Caennais.
Les bombardements étaient incessants. Quand les sirènes
retentissaient pour signaler l’imminence d’une attaque, nous
nous précipitions pour descendre à l’abri dans les caves de
l’Abbaye.
Tout allait souvent très vite et il arrivait que certains d’entre
nous ne parviennent pas à rentrer à temps. Un jour, je vis
mourir ainsi une jeune étudiante que je connaissais de vue.
Elle traversait la cour pour rentrer dans l’Abbaye quand elle
fut atteinte par des éclats d’obus. Une autre fois, ce fut mon
père qui fut blessé. Il se tenait derrière une sorte de soupirail
dont la vitre explosa. Il reçut des éclats de verre dans l’œil et
souffrit par la suite d’un décollement de la rétine.
A la libération de Caen, nous fûmes évacués et
envoyés à Barfleur, du côté de Cherbourg, où nous étions
logés à l’hôtel. Je me souviens d’une promenade que nous
1 Pendant la bataille de Caen, l’Abbaye fut transformée en centre d'accueil
de la défense passive. Ce fut le plus important des cinq centres d'accueil, il
abritait une foule de 3 500 personnes début juillet et plus de 8 000 à la mi-
juillet à la veille de la libération de la rive gauche de la ville. Des croix
rouges, fabriquées avec les moyens du bord, étaient disposées sur les murs et
les toits de l’Abbaye, ainsi que dans le parc, afin de signaler cet îlot sanitaire
aux bombardiers ; le secteur était ainsi protégé des bombardements aériens,
mais de très nombreux obus, envoyés par les Alliés, puis par les Allemands,
firent tout de même plus de 50 victimes (21 tués et une trentaine de blessés).
Les réfugiés s'installèrent dans l'abbatiale et dans les anciens bâtiments
conventuels, les dortoirs du premier étage étant réservés aux malades et ceux
du second étage aux personnes âgées impotentes et grabataires ; les caves de
l'abbaye servaient d'abris lors des bombardements.
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fîmes à Cherbourg. La petite plage était entièrement
recouverte de matériel militaire. On ne comprenait vraiment
pas comment ils avaient pu débarquer une telle quantité
d’armements lourds !
Enfin nous pûmes rentrer à Caen. Il ne restait plus
grand-chose de la ville, que ruines et décombres. Notre
maison n’avait pas échappé à la catastrophe. Ce fut un choc
terrible pour toute la famille et un traumatisme profond pour
mes parents. Il ne restait quasiment plus rien de notre chère
demeure. Et puis des pillards étaient passés par là ! Un mur
porteur avait toutefois résisté, ce qui nous permit
d’entreprendre quelques fouilles. On retrouva intacte notre
armoire normande, encore pleine de linges. Elle avait même
réussi à soutenir une partie d’un plafond. Ma mère retrouva
également son argenterie qu’elle avait cachée dans une malle
et enterrée dans la cave en terre.
Pendant cette période, nous étions hébergés à Caen par
des amis de la famille. Michel s’amusait beaucoup. Il allait
voir les Américains et leur demandait du chocolat. Il fit même
la connaissance d’un Anglais, Laurence, qu’il ramena à la
maison. Il s’enticha un peu de moi… Mes parents restèrent
amis avec lui. Il finit par épouser une Suédoise. Il avait
toujours été clair pour lui qu’il n’épouserait pas une de ses
compatriotes, « parce qu’elles font trop mal la cuisine »,
disait-il.
Après quelques mois, les Américains nous
convoyèrent en camion militaire à Paris afin que mon père pût
recevoir des soins pour sa blessure à l’œil. Sur le chemin du
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retour, nous nous arrêtâmes à Evreux pour rendre visite à
Charlotte et à sa famille. J’appris que Pierre venait d’être
envoyé à Cherbourg, chez les Marins. C’était en fait une forme
de sanction disciplinaire. Il n’avait pas été très sage à Rouen :
il s’était octroyé une permission sans consulter ses supérieurs,
ce qui lui avait d’abord valu de dormir en prison militaire. Ça
ne l’avait pas tellement atteint, il s’était dit : « Ça ne fait rien,
je vais pouvoir travailler ». Et puis, de toutes façons, on lui
avait donné les clés de la prison afin qu’il puisse vaquer à ses
occupations pendant la journée. A force de n’en faire qu’à sa
tête, il fut plus durement puni et on l’expédia à Cherbourg.
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C’est alors qu’on s’est écrit…
(août 1945)
Pierre finit par obtenir une permission. Il passa par
Caen, pensant me voir, et tomba sur mon grand-père auquel il
laissa ses coordonnées à Cherbourg.
Je ne savais pas quoi faire. J’avais vraiment très envie
de le revoir. Une très bonne amie à moi, Jacqueline, à qui je
me confiai, me dit : « Je serais toi, j’écrirais ». Alors j’écrivis à
Pierre. J’étais tellement peu sûre de moi que ce fut Jacqueline
qui posta cette première lettre.
La réponse ne tarda pas… Pierre me faisait
comprendre dans sa lettre que mes sentiments étaient partagés
mais qu’il n’avait pas voulu se dévoiler plus tôt, ne s’en
sentant pas le droit car il devait encore terminer son service
militaire et ses études de médecine.
Je lui répondis que j’étais prête à attendre...
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Pierre écrivit à ses parents pour les informer de ses
intentions à mon égard2, puis il profita d’une nouvelle
permission pour passer me voir un dimanche à Caen.
Nous décidâmes de nous balader dans Caen. C’était
assez irréel comme promenade romantique : autour de nous,
tout n’était encore que décombres.
Au début nous étions plutôt gênés et assez silencieux,
même si Pierre, qui était d’un naturel plutôt taquin et prenait
un malin plaisir à me choquer, n’attendit pas que nous fussions
au bout de la rue pour me déclarer que son grand-père s’était
marié trois fois. Il m’expliqua par la suite que celui-ci avait en
fait été veuf par deux fois, d’où ses nombreux mariages…
A force de marcher, nous nous retrouvâmes aux
abords d’une gare désaffectée ; des Américains y flirtaient
avec des françaises. Pierre me dit : « Eux ils savent faire ! »
Nous suivîmes la voie de chemin de fer et, enfin, nous
tombâmes dans les bras l’un de l’autre. C’est comme si
soudainement nous étions seuls au monde…
Puis nous avons refait le trajet en sens inverse, bras
dessus-bras dessous, sans plus nous soucier de rien. Enfin
Pierre repartit par le train.
Le lendemain quelqu’un vint me dire : « Vous étiez
avec un jeune homme hier. »
Notre correspondance reprit de plus belle. Nous nous
écrivions presque quotidiennement des lettres où nous nous
racontions nos journées par le détail ; nous y parlions
2 La lettre de Paul Davy en réponse à son fils se trouve dans la
correspondance de Pierre et Marguerite.
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également de nous-mêmes, de nos qualités et de nos défauts
supposés ou réels ; nous échangions sur Dieu, l’amour, le
couple, et le sens que toutes ces choses confèrent à la vie d’un
être humain. Par délicatesse et sans doute un peu par pudeur,
Pierre et moi nous vouvoyions, un vouvoiement qui a persisté
jusqu’à notre mariage et qui n’a pris fin que parce que Pierre
trouvait snobs ces couples mariés qui se donnent du vous.
Malgré notre timidité respective, nous nous étions promis de
tout oser nous dire, sans jamais rien nous cacher, et c’est sur
cette promesse que notre couple s’est construit et grâce à elle
qu’au fil des années nous avons toujours pu veiller à rester
proches et unis.
Notre correspondance ne put rester secrète très
longtemps dans ma famille. Mon « affreux » frère Michel qui
mettait son nez partout avait remarqué que je guettais le
courrier chaque jour. Pierre m’avait pourtant bien dit de m’en
méfier ! C’est même Michel qui finit par dire à mes parents
que j’aimais bien un garçon…
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La grande famille Davy
Pierre me parlait beaucoup de sa famille, à commencer
par ses frères et sœurs. A la maison, ils étaient huit enfants :
Marie Lucie était l’aînée, puis venaient Jean, Albert, Isabelle
(la Zaby que je connaissais déjà), Bernard, Pierre, Françoise et
le benjamin Georges-Claude.
Ils eurent des trajectoires professionnelles très variées : Marie-
Lucie devint religieuse ; Albert, bijoutier à Mantes ; Isabelle,
professeur de mathématiques comme son père ; Françoise,
institutrice. Georges-Claude est malheureusement décédé à 23
ans des suites de la tuberculose.
Pierre racontait que lorsqu’ils étaient enfants, les
garçons étaient plutôt turbulents parce qu’ils cherchaient à se
faire remarquer et qu’ils allaient parfois jusqu’à grimper sur la
table pour montrer qu’ils existaient. Charlotte, la maman, était
plutôt placide et peu portée sur les questions domestiques. Elle
disait souvent : « On n’a pas huit enfants en n’étant pas
fatiguée ! ». Quant à Paul, le papa, il était assez bohème. Il y
avait donc toujours eu beaucoup d’ambiance dans la grande
maison familiale.
Paul Davy était professeur de mathématiques, un
brillant professeur qui aurait certainement fait une plus
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éminente carrière s’il n’avait refusé un poste plus prestigieux à
Paris. En fait, il ne se voyait pas déménager avec ses enfants et
quitter sa grande maison ébroïcienne pour un appartement
parisien. Il fit donc toute sa carrière à Evreux et eut même le
privilège d’avoir certains de ses enfants en classe. Pierre me
raconta que lorsqu’ils étaient en retard pour rendre leurs
devoirs, ses frères et lui se rendaient dans la salle à manger qui
tenait lieu de bureau à leur père et glissaient discrètement leurs
copies dans la pile. De vrais chenapans !
Paul Davy avait également deux sœurs, Marie et
Isabelle, et un frère, Georges, qui jouaient tous trois un rôle
important auprès des huit enfants.
Georges avait suivi des études de lettres, philosophie et droit à
la Sorbonne.3 C’était un homme brillant, professeur de
philosophie et philosophe lui-même. En 1955, il devint
directeur de la Fondation Thiers, un poste qu’il conserva
pendant 20 ans et qui lui valut de rencontrer des personnages
illustres comme le Général de Gaulle ou le chancelier
allemand Konrad Adenauer au moment de la réconciliation
franco-allemande.
Georges avait quatre enfants. Quand ils venaient à Evreux
pour les grandes réunions de famille, ceux-ci profitaient de ce
dont ils manquaient à Paris : un grand jardin avec des arbres
fruitiers et une grande maison…
L’été, les douze enfants se retrouvaient dans la propriété
familiale de Coutances où vivaient tante Marie et tante
3 En 1905-1906, Georges Davy travailla sous la tutelle du sociologue
Emile Durkheim, alors suppléant de la chaire de Science de
l’Education à la Sorbonne. Cette rencontre marqua sa carrière.
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Isabelle. Tante Marie était la plus âgée des deux sœurs ; c’était
aussi la plus autoritaire, une vraie maîtresse-femme à laquelle
tante Isabelle semblait soumise. Tante Marie commandait et
tante Isabelle faisait la cuisine !
Comme elles n’avaient pas eu d’enfants, elles recevaient
régulièrement à l’année un ou deux des enfants de leurs frères.
Ainsi Pierre y passa deux ans avec son frère Bernard et y fit sa
4ème
et sa 3ème
. Mais il n’apprécia pas particulièrement le
séjour ! Pierre les trouvait bourgeoises, bien plus bourgeoises
que ses propres parents. Avec elles, il fallait toujours être tiré à
quatre épingles, ce dont les enfants de Charlotte n’avaient
vraiment pas l’habitude. Bernard se montra gentil mais Pierre
leur en fit voir de toutes les couleurs. Il avait décidé qu’il ne
répondrait pas à leurs brimades et qu’il ne leur montrerait plus
aucun sentiment. Il tint bon. Il passa deux ans dans un profond
mutisme.
Quand Pierre devint médecin, son statut changea auprès des
deux tantes : elles se mirent à le considérer comme le petit roi
de la famille. Oubliant tous ses mauvais coups, il devint leur
petit chouchou…
Pierre parlait aussi très souvent de l’oncle Gustave, le
demi-frère de Charlotte. Il était né du premier mariage de son
grand-père tandis que Charlotte était le fruit de la troisième et
dernière union. Gustave était un poète-pharmacien qui
possédait une officine à Montparnasse. Il était marié mais
n’avait pas eu d’enfant. Il avait donc beaucoup reporté son
affection sur ses neveux et nièces. Il se montrait très drôle
avec eux, leur racontait des blagues ou leur faisait des petits
dessins humoristiques. Il était vraiment très apprécié et les
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enfants racontaient souvent « les histoires de l’oncle
Gustave ».
Quand il est décédé, Pierre a hérité de ses poèmes et les a
conservés précieusement. Certains ont été écrits pendant la
guerre et sont très touchants 4 ; d’autres sont révélateurs de
l’humour du personnage.
Pierre avait eu une enfance très heureuse dans cette
grande famille. Et quand il m’en parlait à l’époque, il espérait
que nous aurions autant d’enfants que ses parents. Cette
perspective m’effrayait un peu. Je n’étais pas sûre d’avoir
assez d’énergie…
Quand nous nous sommes fiancés en 1945, Pierre me
dit : « Il faudra que je vous présente ma Révérende-Mère. »
Il parlait de sa sœur, Marie-Lucie, qui était rentrée dans les
ordres après avoir été professeur de lycée pendant une courte
période. Pierre était très proche de son aînée. Quand ils étaient
enfants, elle était littéralement en extase devant lui et bien
qu’il fût le plus jeune, Pierre faisait exprès de la faire marcher
et réussissait toujours à lui faire faire des bêtises pour
lesquelles elle seule était punie, surtout par les tantes à
Coutances.
Marie-Lucie était à Orbec à l’époque mais tous deux
s’écrivaient régulièrement. Pierre lui annonça donc la bonne
nouvelle et lui proposa de nous rencontrer. Marie-Lucie était
vraiment très heureuse pour son frère et avait hâte de me
rencontrer.
4 Quelques poèmes de l’oncle Gustave figurent après la
correspondance de Pierre et Marguerite.
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Nous sommes donc partis un week-end en prenant le train à
Caen. J’avais la possibilité de dormir sur place mais Pierre dût
se trouver une chambre dans les environs car il était bien
évidemment hors de question qu’il reste au couvent avec nous.
De ces deux jours je me souviens surtout qu’au retour, pour
regagner la gare d’Orbec, nous sommes passés par un chemin
superbe, dont les bas-côtés étaient tout fleuris, ce qui nous
émerveilla. Pierre me dit alors : « Nous aurons une maison
avec un jardin comme ça ! »
En fin d’année, Pierre vint passer les fêtes de Noël
chez nous. Ce fut notre première longue période ensemble.
C’est pendant ces vacances que j’allai pour la première fois à
Coutances et que je fus officiellement présentée à tante Marie
et tante Isabelle.
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Deux ans de fiançailles
Nos fiançailles durèrent deux ans. Après avoir été
démobilisé, Pierre choisit de finir sa médecine à la Faculté de
Paris. Il m’arrivait d’aller le voir là-bas. J’étais alors accueillie
par Mme Barillet, une amie de ma famille qui avait également
perdu sa maison pendant la guerre et avait quitté Caen pour la
capitale. Mme Barillet s’était beaucoup occupée de moi avant
la naissance de Michel ; comme elle n’avait pas d’enfant, elle
m’avait vraiment gâtée. C’est donc avec plaisir qu’elle me
recevait chez elle à Paris.
En mai 1946, Pierre contracta les oreillons. Il fut
tellement atteint qu’il dût rentrer à Evreux chez ses parents. Il
lui fallut garder le lit pendant près de trois semaines. C’était
très impressionnant car son visage était très gonflé.
J’avais déjà eu les oreillons quand j’étais en 2nde
. A l’époque,
j’avais si bien été isolée pour éviter la contagion que je m’étais
énormément ennuyée. Je n’avais pas envie qu’il arrive la
même chose à Pierre. Je me rendis donc à son chevet et passai
une semaine chez mes futurs beaux-parents. Pierre, alité, ne
quittait presque pas sa chambre. Malgré tout, il était content
parce que j’étais là et que nous pouvions nous voir et nous
parler de vive voix.
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Un jour, alors que je me trouvais dans la chambre de Pierre,
Paul Davy entra dans la chambre de son fils et nous dit : « Ce
n’est pas toujours très bon de rester avec un jeune homme dans
une chambre. » Pierre et moi en avons bien ri car quand
j’allais le voir à Paris, nous étions souvent seuls.
1946 fut aussi l’année où mes parents quittèrent Caen
pour s’installer à Dozulé dans le Calvados. C’est dans cette
ville que je commençai les préparatifs du mariage, qui était
prévu pour septembre 1947, et que je conçus ma robe de
mariée d’après un patron que j’avais choisi. Je n’avais de toute
façon pas grand-chose d’autre à faire.
L’année suivante, Pierre commença son internat à
l’hôpital de Lisieux. Il m’arrivait régulièrement de prendre
mon vélo pour parcourir la trentaine de kilomètres qui me
séparaient de lui.
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Enfin mariés !
(1947-1950)
Notre mariage eut lieu le 13 septembre 1947 à Dozulé.
Ce fut une belle journée plutôt ensoleillée. Je me souviens
qu’il y avait beaucoup de demoiselles d’honneur à l’église.
Les festivités se passaient dans la maison de mes parents.
Deux pièces entières avaient été réservées pour nos invités et
ma mère avait cuisiné pour tout le monde.
Le soir, nous devions quitter Dozulé pour Caen et passer la
nuit chez des amis, les Hurelle, mais quand nous sommes
arrivés, nous n’étions pas en bon état : tous les deux nous
étions malades ! Quand nous sommes allés nous coucher, je
me dis en plaisantant que Maman avait voulu nous
empoisonner…
Après notre mariage, il fut décidé que nous passerions
au tutoiement ! C’est là que Pierre me dit qu’il n’avait pas
envie que nous ressemblions à ces familles bourgeoises où les
couples se vouvoient et où les enfants vouvoient leurs parents.
Ce n’était vraiment pas son genre. Il n’aimait pas les snobs !
Pierre avait pris deux semaines pour notre voyage de
noces. Nous passâmes la première en Bretagne. Nous étions
30
partis en train avec deux vélos pour pouvoir faire de belles
ballades sur place. Nous avons séjourné du côté de Quiberon,
puis à Belle-Ile-en-Mer. Pour une raison que j’ai oubliée, nous
ne sommes revenus à Quiberon qu’avec un seul vélo…
La seconde semaine, nous l’avons passée à Coutances chez les
tantes de Pierre.
Comme Pierre n’avait pas encore achevé son internat,
qui durait deux ans à l’époque, je m’installai avec lui à
Lisieux. Nous habitions dans l’hôpital même, des petits
appartements étant réservés aux internes.
La ville n’avait pas été épargnée pendant la guerre et, en 1947,
elle en portait encore les stigmates : tous les décombres
n’avaient pas été déblayés. Certaines ailes de l’hôpital
n’avaient d’ailleurs toujours pas été complètement refaites.
Mais Lisieux était loin d’être la seule ville concernée. Je me
souviens qu’à l’occasion du repas de thèse d’un collègue de
Pierre, nous étions allés sur la côte et que nous avions pu
constater que tout était bien loin d’être reconstruit.
A Lisieux, je ne restai pas sans activité. Grâce à
Marie-Lucie, j’obtins un poste d’enseignante dans l’institution
privée où elle-même enseignait. J’y appris le latin, le grec et
l’histoire-géographie à des classes de 3ème
, 2nde
et Terminale.
Mais cela dura peu de temps car notre premier enfant, Chantal,
vint au monde le 11 septembre 1948.
31
A Dreux
L’année suivante, nous étions de retour pour six mois
chez mes beaux-parents. Pierre passa ses derniers mois
d’internat à l’hôpital d’Evreux. Notre deuxième enfant, Jean-
Luc, vit le jour dans cette ville, le 9 octobre 1949.
Deux enfants à un an d’intervalle, voilà qui inquiétait
beaucoup Maman. Pendant ma grossesse, elle s’était confiée à
une de ses cousines, qui était par ailleurs pharmacien. Elle lui
avait dit : « Quand même, il faudrait lui dire de faire
attention ! » Cette cousine, qui était connue pour sa bonne
humeur et son humour, lui avait répondu, hilare : « Mais
qu’est-ce que tu veux lui dire ? »
Pierre songeait bien sûr à ouvrir son propre cabinet.
L’oncle de mon père lui conseilla de s’installer à Dreux qui
était une ville qui ne comptait pas encore beaucoup de
généralistes. De plus, cet oncle y possédait une maison qu’il
n’occupait pas et qu’il voulait bien nous prêter. Il fut donc
convenu que nous irions visiter les lieux afin de nous faire une
idée.
32
En 1950, Dreux était encore une ville très mignonne
cernée par la campagne. Rien à voir avec la ville d’aujourd’hui
toute bétonnée, avec ces affreux grands immeubles !
Pierre et moi, nous avions pris le train pour nous y rendre. Il
avait neigé, la campagne environnante et la ville étaient
couvertes de blanc. C’était tout à fait charmant et nous avons
tous deux beaucoup apprécié les paysages.
La maison, quant à elle, était située rue Saint-Denis, une rue
du centre-ville mais par laquelle on gagnait tout de suite la
campagne à l’époque. Elle n’était pas immense mais elle
convenait parfaitement à notre petite famille et l’activité de
Pierre, qui n’eut pas à réfléchir bien longtemps avant de se
décider.
Le 1er avril 1950, nous étions donc installés dans notre
nouvelle maison et Pierre recevait ses premiers patients. Il n’y
avait effectivement que deux ou trois médecins à Dreux et ils
étaient tellement surchargés qu’ils n’hésitèrent pas à envoyer
des patients à leur nouveau collègue. Mon mari a donc eu
rapidement une clientèle conséquente. Le pire, c’était le jour
du marché : les gens affluaient à son cabinet et devaient faire
la queue dans l’escalier. Pierre faisait aussi beaucoup de
visites à domicile, notamment dans les zones un peu plus
rurales.
Je crois que c’est dans ces années-là qu’il dut aller
soutenir sa thèse à Paris. Je l’avais accompagnée avec Chantal,
qui était encore toute petite. Les soutenances se passaient à la
Faculté de Médecine, dans le quartier de l’Odéon. Tous les
étudiants concernés étaient convoqués en même temps.
33
On nous fit entrer dans une pièce très impressionnante,
immense, pleine de messieurs qui attendaient de passer devant
le jury. Malgré le monde, on n’entendait pas une mouche
voler. Quand Pierre fut appelé, Chantal cria « Papa » et courut
derrière lui. Je dus la rattraper et sortir avec elle.
Les doctorants étaient informés le jour même de leur résultat.
Pierre valida sa thèse et passa à autre chose. Il ne garda rien de
ce travail et je ne peux même pas me souvenir du sujet sur
lequel il portait.
A l’époque, je m’occupais du secrétariat de Pierre, y
compris les nuits où il était de garde. Nous avons d’ailleurs
vécu une période particulièrement pénible et fatigante à cause
de ces gardes. Du fait qu’ils étaient si peu nombreux, les
médecins de Dreux avaient décidé que pour que leur tour
revienne moins souvent, et donc pour être tranquilles plus
longtemps, chacun allait faire une semaine complète de garde.
Ils se rendirent vite compte de leur bêtise : ils furent tous
tellement épuisés par ces sept jours et nuits consécutifs
consacrés aux patients qu’ils choisirent de revenir à des gardes
moins longues et plus régulières.
34
35
Rue Saint-Jean
Au bout de quatre ans passés rue Saint-Denis, il nous
fallut penser à déménager, la maison était devenue trop étroite
pour notre famille. Il faut dire que Bruno était né le 12 mars
1951 et qu’Isabelle était prévue pour janvier 1955.
Quelques visites nous suffirent à trouver notre bonheur : Pierre
tomba immédiatement amoureux du grand jardin de la maison
que nous visitâmes rue Saint-Jean et il se décida à l’acheter
sans hésitation. Il honorait ainsi la promesse qu’il nous avait
faite à Orbec quelques années plus tôt.
Pierre a toujours adoré s’occuper de son jardin. Il avait son
potager où il faisait pousser un peu de tout. Et surtout, le jardin
était pourvu d’arbres fruitiers incroyables : des cerisiers, des
pommiers, des pruniers… Quand ils étaient en fleurs, c’était
magnifique.
Le 1er janvier 1955, peu de temps avant notre
déménagement, j’accouchai d’Isabelle. J’espérais qu’elle
serait notre dernier enfant car des semaines après
l’accouchement je me sentais encore très fatiguée. J’avais dit
à Pierre que je trouvais que quatre enfants c’était déjà bien
suffisant. Il s’était montré rassurant, me disant : « Ça va aller
quand même ». Nous ne nous doutions pas que j’étais à
36
nouveau enceinte et qu’Anne-Sophie naîtrait seulement dix
mois après Isabelle, le 23 novembre 1955.
Ces deux grossesses consécutives m’épuisèrent
tellement qu’après la naissance d’Anne-Sophie je partis me
reposer un mois dans le sud avec ma belle-sœur, Françoise, et
une de mes amies. Je laissais Pierre à la maison avec nos
enfants.
A notre arrivée à Cannes, on voyait encore de la neige un peu
partout mais le climat se réchauffa bien vite et le printemps
arriva avec l’éclosion des premières fleurs. C’était vraiment
très joli. Ce n’était pas encore le Cannes d’aujourd’hui même
si les Anglais étaient déjà très nombreux sur la Croisette.
Pierre m’écrivait régulièrement, il me transmettait les
messages des enfants qui le pressaient pour savoir quand
reviendrait leur mère.
Ma fille Anne-Sophie m’a toujours reproché de l’avoir laissée
alors qu’elle n’était qu’un bébé. Pourtant nous ne sommes
parties qu’un mois. Je ne pense pas qu’à cet âge ça ait pu
autant la marquer….
37
La maison médicale
Un des camarades de médecine de Pierre, M. Guillay,
était également venu exercer à Dreux comme généraliste. Ses
débuts étaient laborieux et il peinait à se constituer une
clientèle quand une grosse entreprise s’installa à proximité de
son cabinet et que les ouvriers, frappés par la grippe, se
précipitèrent chez lui l’hiver suivant. Son activité démarra
alors en flèche. Il ne faisait plus que travailler.
Un jour, sa femme en eut assez, elle trouvait qu’elle ne voyait
plus son mari et elle le menaça de divorcer.
Pierre proposa donc à Guillay de s’associer et de s’installer
avec lui rue Saint-Jean.
Cette association s’est poursuivie jusqu’à la retraite de
M. Guillay. Malheureusement le pauvre n’en profita pas
beaucoup : il succomba à des problèmes cardiaques trois ans
plus tard, à 63 ans. Pierre pensait que c’était l’excès de travail
qui avait rendu son confrère cardiaque.
Pour accueillir son confrère rue Saint-Jean, il nous
fallut réaliser des travaux importants dans la maison.
Le simple cabinet de Pierre devint une maison médicale,
séparée du reste de notre habitation, bien que les deux espaces
38
s’emboîtaient et qu’une partie de notre étage se trouvait
directement au-dessus du local professionnel.
Pour ma part, j’ai toujours pensé que le nouvel
agencement avait abîmé notre maison, d’autant que lorsque
Pierre prit sa retraite, il céda les murs de la maison médicale et
que le garage attenant sous le porche devenait passage
commun. Tant que nous étions là, les deux associées qui
succédèrent à Pierre nous laissaient utiliser le garage, mais
quand il fut question, après mon départ, de vendre la maison,
elles firent savoir aux enfants qu’il n’était pas question de
séparer les bâtiments. Tout cela a compliqué la vente de la
maison car il fallait trouver un acheteur qui acceptât la
copropriété.
39
La vie de famille
Pierre travaillait très dur et souvent très tard, surtout
les premières années qui suivirent son installation, quand il n’y
avait pas encore assez de médecins à Dreux. Les choses
s’arrangèrent par la suite mais, malheureusement, pendant
cette période, il ne vit pas beaucoup les enfants. Il rentrait
souvent après 23 heures et bien sûr, ils étaient déjà tous
couchés. Malgré tout, il restait au courant de tout ce qui
pouvait leur arriver car je lui racontais par le menu les
anecdotes du jour et les petites et grandes aventures qu’ils
vivaient à la maison ou à l’école.
Nos enfants avaient chacun leur caractère particulier.
Chantal était une enfant très sage, vraiment pas difficile. Jean-
Luc était plutôt du genre à ne pas s’en faire et il n’était
d’ailleurs pas toujours très sage à l’école. Ses professeurs
disaient : « Il est bien gentil mais il est très dissipé ». En fait,
c’était une amusette, il faisait ce qu’il fallait à l’école, mais
sans plus. Tout le contraire de ses sœurs qui étaient des
bûcheuses très consciencieuses et avaient de très bons
résultats. Bruno était un peu à part dans la famille, il avait une
sensibilité plus littéraire, il était un peu poète. Anne-Sophie
n’était pas toujours très commode. Elle avait son petit
caractère. Un soir qu’elle refusait de manger malgré mes
40
efforts pour la convaincre et que son père rentrait, je me
plaignis à lui en lui disant : « Elle ne veut rien manger, je n’en
peux plus, j’en ai marre ! ». Pierre lui mit une fessée, ce
qu’elle n’a pas digéré.
C’était d’ailleurs exceptionnel car, en général, Pierre était
toujours très gentil et très doux ; mais il est vrai que les enfants
ne devaient pas faire de caprices quand il travaillait. Et puis
quand il parlait, il fallait l’écouter. Il imposait aux enfants de
parler chacun leur tour, il ne supportait pas que tous parlent en
même temps.
Pierre et moi avions de fortes préventions contre la
télévision qui commençait à se répandre dans les foyers
français. Nous craignions tous deux que les enfants y passent
trop de temps et négligent leur travail scolaire. Nous avons
tout de même fini par en acheter une à cause de Jean-Luc qui
souffrait beaucoup de devoir avouer à ses copains qu’il n’avait
pas de poste à la maison.
En revanche, nous n’avions aucune prévention contre
le piano ! Chantal et Jean-Luc prirent des leçons mais tous
deux ne portaient pas le même intérêt à son étude. Chantal
était très assidue, sérieuse et volontaire tandis que Jean-Luc
avait plutôt tendance à faire le « piano buissonnière » : à
l’heure de sa leçon, le chenapan disparaissait et se cachait dans
la pièce de la maison où nous gardions un grand nombre de
petits meubles – pièce qui devint plus tard notre bibliothèque.
Les enfants voyaient très souvent leurs grands-parents
maternels puisqu’après leur retraite, mes parents quittèrent
41
Dozulé et s’installèrent dans la maison laissée vacante rue
Saint-Denis.
A la maison j’étais assistée par du personnel. Je fus
vraiment très bien servie pendant toutes ces années. Encore
aujourd’hui, quand je me plains d’être fatiguée, les enfants me
disent souvent : « Tu es fatiguée ? Mais tu n’as jamais rien
fait ! »
Nous avions une bonne d’origine polonaise, Milka, qui logeait
avec son mari dans la dépendance aménagée dans le jardin.
Elle s’occupait très bien des enfants ; elle était très dynamique.
Il lui arrive encore d’aller voir Isabelle et malgré le cancer du
sein contre lequel elle lutte, elle est encore très énergique. Elle
est vraiment admirable.
J’avais également une personne pour s’occuper du repassage :
Paulette. Un jour, Paulette voulut apprendre l’art du repassage
à Chantal mais celle-ci refusa, lui rétorquant : « Pas besoin,
j’aurai une bonne plus tard ! » ; ce qui ne s’avéra pas vrai.
Il y eut aussi Susette, une Portugaise qui resta à notre service
pendant 17 ans. Elle était très dévouée et toujours d’excellente
humeur. J’en garde un excellent souvenir. J’avais beaucoup
d’affection pour elle mais malheureusement un cancer
l’emporta.
Grâce à toutes ces personnes je restais assez libre, je pus
même officier comme catéchèse pendant mon temps vacant.
En fait notre vie de famille ne se déployait vraiment
qu’au moment des vacances, quand Pierre était pleinement
avec nous. Il s’octroyait un mois entier de congés en été pour
se reposer. Les quinze premiers jours, nous ne le voyions que
l’après-midi : il avait tellement besoin de récupérer qu’il
42
faisait des grasses matinées jusqu’à midi. C’était un peu une
cure de sommeil pour lui. Une fois ces quinze premiers jours
passés, les vacances commençaient vraiment, avec un Pierre
plus dynamique et plus présent.
Pendant cinq ans la famille se rendit en Bretagne, puis Pierre
récupéra une vieille maison familiale à Coutances qui était
louée jusque là et qui nécessita quelques travaux : elle fut
notre lieu de villégiature estivale pendant près de dix-sept ans.
J’y restais tout l’été avec les enfants. Même à Coutances nous
avions du personnel du cru pour nous donner un coup de main.
Nous allions aussi régulièrement aux sports d’hiver dans les
Alpes, dans des stations suisses et autrichiennes. Il nous
arrivait souvent de partir avec des amis, des collègues de
Pierre. Les deux dernières fois, ce fut à Val d’Isère avec notre
fille Isabelle et son mari Patrick. Je m’y suis d’ailleurs cassé la
jambe, ce qui me valut d’être redescendue par hélicoptère.
A présent je ne pourrais même plus aller à la montagne. Je ne
supporte plus l’altitude. Je fais des malaises et je tombe dans
les pommes…
Lors d’un séjour à Saint-François Longchamp, en
1964, nous retrouvâmes tout à fait par hasard la famille
Jacquet qui était descendue tout comme nous à l’ « Auberge
Ensoleillée ». Nous avions fait leur connaissance à Dreux :
tous deux étaient médecins et M. Jacquet avait quelquefois
remplacé Pierre. Nous nous étions perdu de vue après leur
déménagement pour l’Oise.
Après ces retrouvailles inattendues, nous retournâmes
ensemble plusieurs années de suite, à Pâques, à Saint-François
Longchamp. Ce qui ne fut pas sans conséquence pour la vie de
Chantal…
43
Quand les enfants furent tous dans l’adolescence, je
voulus reprendre des études. Je m’inscrivis à l’Institut
Catholique de Paris, rue Assas. Je suivis une formation en
sciences religieuses de 1969 à 1975.
Je n’étais plus aussi souvent à la maison. Je partais en train le
matin, direction gare Montparnasse, et rentrais le soir.
J’obtins le diplôme de l’Institut Supérieur de Pastorale
Catéchétique avec la mention bien le 23 juin 1975.
J’aurais bien aimé poursuivre plus avant mes études
parisiennes mais les enfants, qui me reprochaient d’être plus
souvent à Paris qu’à la maison, me décidèrent à arrêter. Je
continuai néanmoins à enseigner à l’Institut catholique Saint-
Pierre-Saint-Paul de Dreux.
44
45
Les enfants dans la vie active
Petit à petit les enfants volèrent de leurs propres ailes
et quittèrent le nid. Tous surent assez tôt ce qu’ils voulaient
faire de leur vie.
Chantal se maria assez jeune, à 22 ans. Ce qui est
drôle, c’est qu’elle a un peu reproduit le modèle de ses parents
puisqu’elle est mariée à Philippe Jacquet, le fils des deux amis
médecins que nous avions retrouvés par hasard au ski, et
qu’elle connut donc très jeune.
Quand Chantal et Philippe eurent Virginie en 1971, ils firent
de moi une jeune grand-mère de 48 ans très fière ! Ils eurent
Nicolas quelque quatre ans plus tard.
Chantal a exercé jusqu’à la retraite la profession
d’orthophoniste dans un Centre Médico-Psycho-Pédagogique
auprès d’enfants scolarisés.
Jean-Luc voulait être médecin. Ce ne fut pas sans
difficulté car à trois ans, il eut une méningite qui lui laissa des
séquelles au niveau des oreilles. Quand il fit sa médecine à
Caen, certains lui dirent qu’il ne pourrait pas aller au bout,
arguant qu’un médecin a besoin de toutes ses facultés
auditives pour ausculter ses patients. Il n’a pas abandonné, il
46
s’est accroché et, au fur et à mesure, l’appareillage s’est
amélioré, ce qui lui permit d’exercer tout à fait normalement.
Jean-Luc a fait toute sa carrière en Seine-Saint-Denis. Il prit sa
retraite plus tôt que prévu après avoir subi une violente attaque
dans son cabinet qui lui valut un mois d’hospitalisation.
Jean-Luc se maria deux fois. Il eut deux enfants avec sa
première épouse, Joëlle, qu’il avait rencontrée à la faculté de
médecine : Romain est né 1978 et Chloé en 1980. Il n’a pas eu
d’autre enfant avec Michelle, sa seconde épouse.
Bruno était un garçon très doué. Il obtint une licence
de lettres de l’Université de Caen, puis il alla à Paris. Il avait
réussi un concours pour un poste prestigieux au Centre de
Documentation de la Délégation Générale de l’Information,
qui était alors rattachée au cabinet du Premier ministre.
Malheureusement, il s’est donné la mort à 29 ans, en 1980.
Une tragédie pour toute la famille….
C’était un garçon très sentimental. Il avait connu une jeune
fille en 1ère
dont il était tombé éperdument amoureux, mais son
sentiment n’était pas partagé et elle ne répondit jamais à ses
attentes. L’année de son bac, il fit une première tentative de
suicide, mais qui ne l’empêcha pas d’être reçu à cet examen.
Il n’a jamais réussi à passer à autre chose, il n’a jamais pu
surmonter ce chagrin d’amour. Il a poursuivi cette jeune fille
mais il n’y avait rien à faire.
Isabelle admirait son père, alors elle a tout
naturellement suivi ses traces. Comme Jean-Luc, elle fit sa
médecine à la Faculté de Caen mais elle commença à exercer
auprès de Pierre, à la maison médicale, tout en habitant à Anet.
Isabelle et son mari, Patrick, déménagèrent ensuite à
47
Bourdonné, à côté de Houdan. Elle fit pendant quelques
années le trajet Bourdonné/Dreux avant de s’installer
professionnellement à Houdan.
Eux aussi ont eu deux enfants : Sébastien en 1978 et Emilie en
1985.
Anne-Sophie voulait être institutrice. C’est toujours
son métier aujourd’hui. Comme Isabelle, elle n’a pas encore
atteint l’âge de la retraite. Elle enseigne dans une école de
Poissy à des petits de CP-CE1.
Elle s’est mariée à 20 ans avec Eric. Trois enfants sont nés de
leur union : Samuel en 1979, Baptiste en 1980 et Ludovic en
1985.
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49
La retraite
Les gens adoraient Pierre : même s’il n’était pas un
grand bavard, ses patients savaient qu’ils pouvaient compter
sur lui. Quand il prit sa retraite en 1990, il reçut beaucoup de
témoignages d’affection et un patient lui écrivit même un
poème, si bien rédigé et si touchant que nous l’avons conservé
précieusement.5 Beaucoup de Drouais le connaissaient : il
était l’un des plus anciens médecins de la ville et il avait été un
de leurs conseillers municipaux pendant douze ans.
Sa retraite fut pour nous l’occasion d’aller un peu nous
promener mais nous n’allions pas trop loin car au fond nous
n’étions pas de grands voyageurs. Nous avons surtout visité
les hauts lieux de la culture européenne : l’Espagne où nous
sommes allés deux années de suite, d’abord à Ibiza, puis en
Andalousie, et l’Italie – nous aimions beaucoup Rome où nous
sommes retournés plusieurs fois.
Nous profitions aussi de l’appartement à Granville que
nous avions acheté après avoir revendu la maison de
Coutances.
5 Ce poème se trouve en annexe. En fait, il a été écrit en 1980 pour
les 30 ans de carrière de Pierre à Dreux.
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51
La maladie de Pierre
En 2004, on diagnostiqua à Pierre la maladie
de Parkinson. Il fallut faire des travaux dans notre maison car
il n’était plus question que Pierre utilise les escaliers. Tout le
bas, côté jardin, fut refait pour qu’il dispose d’une salle de
bains et d’une chambre au rez-de-chaussée.
Malheureusement son état se dégrada tout de même assez vite.
C’est une maladie vraiment affreuse. Pierre l’a
supportée gentiment, courageusement. Ça m’a beaucoup
marquée, c’est tellement pénible de voir quelqu’un souffrir
sans rien pouvoir faire. Et il a vraiment beaucoup souffert…
Pierre nous a quittés le 13 février 2008.
Je n’ai pu rester longtemps seule dans notre grande
maison de Dreux. Mes filles se sont occupées de me trouver
un appartement à Houdan, tout près d’Isabelle. Mais c’est
difficile, j’ai un peu de mal à m’y habituer. Je ne me sens
vraiment bien que lorsque je suis en vacances chez l’un ou
l’autre de mes enfants. J’aime bien avoir du monde autour de
moi, j’ai les idées plus claires et j’ai l’impression que les mots
me reviennent plus facilement.
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53
La grande famille
Notre famille s’est considérablement agrandie
en quelques décennies. Les petits-enfants ont eu des enfants.
Ce qui est étrange, c’est que mes petites-filles ont eu des filles
et mes petits-fils des garçons. Je me sens très fière de cette
nombreuse famille même si j’ai parfois l’impression que tout
s’accélère très vite. Il y a deux ans j’avais six arrière-petits
enfants ; aujourd’hui j’en ai dix, et ce n’est sans doute pas fini.
Je me sens la doyenne mais il est vrai que je commence à me
perdre dans toutes les ramifications et lors des grandes
réunions familiales, il m’arrive de me dire : « C’est bizarre
toute cette grande famille ! » Oui, c’est étrange de penser que
d’une certaine façon toutes ses branches sont parties de Pierre
et moi…
54
55
En guise de dernier chapitre…
Pour terminer ce livre de souvenirs, nous avons pensé
au fameux questionnaire de Proust que Bernard Pivot avait
l’habitude de poser à ses prestigieux invités. Marguerite s’est
prêtée au jeu… Nous avons adapté le questionnaire à ses
goûts et à ses souvenirs.
Quelle est, selon vous, votre principal défaut ?
Je suis colérique et impatiente. J’ai peur de l’ennui.
Quelle est votre principale qualité ?
Peut-être la gentillesse.
Quel défaut supportez-vous le moins chez autrui ?
Je ne sais pas vraiment.
Quelle est la qualité que vous appréciez le plus chez
autrui ?
L’attention, la prévenance.
Quel est le moment de l’année que vous préférez ?
L’été pour le soleil et la chaleur, les départs en bord de mer.
Quel est votre plat préféré ?
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C’est un dessert : la mousse au chocolat ! Je suis plutôt
« sucré ».
Quel est votre vin préféré ?
Le Bordeaux !
Quelle est la couleur dont vous ne pourriez pas vous
passer ?
J’aime les couleurs chaudes : le jaune, le rouge, l’orange et
toutes les fleurs qui sont dans ces tons.
Dans quelle ville auriez-vous aimé vivre ?
Une ville au bord de la mer. Caen. Ou une ville de Gironde ou
du midi.
Quel est le moyen de transport que vous aimez le plus ?
L’avion. Mon premier voyage en avion, c’était à Ibiza. Ensuite
nous sommes allés en Espagne, en Andalousie.
Quel voyage regrettez-vous de ne pas avoir pu faire ?
J’aurais aimé aller sur la lune.
Si vous pouviez voyager dans le temps, à quelle époque
iriez-vous ?
A la Renaissance.
Quel est votre film préféré ?
J’ai oublié son titre. C’est un film que j’ai vu au cinéma quand
j’étais toute jeune, un film sur la mer.
Quel est votre peintre préféré ?
J’aime beaucoup les impressionnistes, en particulier Monet.
Nous allons de temps en temps nous promener dans ses jardins
à Giverny, en général au printemps.
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Mais mon tableau préféré est la marine que j’ai au salon et qui
appartient à l’école impressionniste.
Dans quel musée rêveriez-vous d’être enfermée pour la
nuit ?
Au musée des impressionnistes : le musée d’Orsay.
Quelles sont vos lectures favorites ?
Aujourd’hui je lis surtout des romans historiques. En ce
moment, par exemple, je lis une biographie de Louis XIII.
Quelles émissions de télévision aimez-vous
particulièrement ?
J’aime bien regarder le sport. L’athlétisme, le patinage, le
tennis. Avec Pierre, nous suivions tous les ans Roland Garros.
Pierre aimait aussi beaucoup les séries policières, ce qui n’était
pas mon cas.
Je regarde aussi tous les jours le journal. En ce moment, on
parle surtout des élections… Je ne peux pas voir Martine
Aubry, comme beaucoup de médecins qui lui reprochent
encore d’avoir mis en place les 35 heures. Quant à François
Hollande, je ne le trouve pas terrible !
Quel héros de roman auriez-vous aimé être ?
Un héros ou une héroïne de Chateaubriand, rêvant devant la
mer.
Si vous ne pouviez garder qu’un seul disque d’un grand
compositeur, lequel serait-ce ?
Je garderai les Nocturnes de Chopin.
Quel est votre plus grand regret ?
Je regrette de ne plus jouer de piano. Mon père et ma grand-
mère étaient de bons pianistes. Je voudrais m’y remettre,
58
comme Chantal qui, depuis qu’elle est à la retraite, prend des
leçons avec un professeur.
Et puis, après le décès de mon mari, je m’étais dit que j’allais
prendre une voiture et faire le tour de France… Je fais plutôt le
tour de mes enfants et petits-enfants. Je suis un peu nomade.
59
Correspondance
Pierre et Marguerite
1945 - 1947
60
61
Lettres de Pierre Davy
1945
Cherbourg, le 15 août 1945
Ma chère Marguerite,
J’ai reçu votre lettre ce midi et je ne veux pas
vous faire attendre la réponse davantage, vous devez être
sur des charbons ardents.
En toute franchise, j’ai largement partagé votre
sympathie ; j’aurais bien été volontiers au-delà si je
n’avais pas encore quatre années d’études à faire après
mon service militaire, dont la durée n’est pas encore
fixée.
Ce délai important m’a obligé à me mettre en
garde contre des sentiments que je ne me serais pas
reconnu le droit de vous avouer si longtemps à l’avance.
Il s’est passé tant de choses ces six dernières années.
Je croyais simplement avoir été prudent et avoir
bien fait puisque voilà un an que nous ne nous sommes
pas rencontrés et que rien ne semblait devoir nous
rapprocher l’un de l’autre ; votre lettre m’apprend que je
m’étais trompé. J’en suis d’ailleurs ravi. Et si vous
croyez avoir le courage d’attendre aussi longtemps,
écrivez-moi, je rattraperai vite le temps perdu.
Quant à vous excuser, il n’en est pas question, je
vous félicite plutôt de la dure décision que vous avez
prise. La seule chose que je regrette c’est de vous avoir
laissée si longtemps dans le doute, je vous en ai dit la
raison, et vous en demande pardon.
62
Je suis encore à Cherbourg, ça fait un mois et
demi, je devais y être 8 jours ! J’attends une autre
affectation mais elle n’arrive pas vite !
Et vous que devenez-vous ? Et toute votre
famille ? C’est moi maintenant qui attends une réponse
mais j’attends avec calme.
Bien amicalement.
P. Davy
Cherbourg, le 20 août 1945
Ma chère Marguerite,
Ce matin j’ai envoyé une demande de sursis
puisque les étudiants ont le droit d’être démobilisés pour
finir leurs études. Je serai rappelé après, j’ai encore un an
et demi de service à faire mais j’aime beaucoup mieux
continuer ma médecine avant d’avoir oublié tout ce que
j’ai appris, bien que depuis le 6 juin 1944 je n’aie à peu
près rien fait, ça ne me fera qu’un an d’arrêt.
Et puis il y a une deuxième raison, encore
meilleure, que vous devinez, c’est qu’un soldat n’a pas
les mêmes empêchements qu’un étudiant pour se marier.
J’espère encore que la direction au service de
santé ne va pas nous garder, ce qu’elle serait pourtant
capable de faire. C’est tellement dans ses habitudes de
garder les gens plus longtemps que dans les autres
armées. A Cherbourg il va rester, paraît-il, un médecin
pour l’armée de terre alors que tout de suite il y en a des
quantités. J’en ai rencontré 7 ou 8 et je n’ai certes pas vu
tout le monde puisqu’eux mangent au mess en ville et
63
que moi je mange avec les officiers de l’hôpital à
l’hôpital.
Je trouve très bien votre proposition de n’avoir
aucun secret l’un pour l’autre, c’est la meilleure
préparation à l’avenir où ce sera chose indispensable.
J’avais bien pensé en recevant votre première
lettre qu’Isabelle était au courant puisque vous aviez daté
du 13 août, date de son passage à Caen. Mais la date de
départ le 14 à 4 heures le matin me laissait un doute.
Elle devait arriver le 13 au soir à 9 heures et n’a
donc pas pu vous prévenir avant ; or je ne pense pas que
vous ayez été mettre la lettre à la gare au milieu de la nuit
et ce n’est pas elle qui l’a mise le matin puisqu’elle
repartait à 7 heures seulement.
Deux solutions :
Simple coïncidence de date, vous n’avez même peut-être
pas vu Isabelle le 13 au soir ;
Le postier a oublié de mettre son tampon à jour avant de
s’en servir.
Voilà comment j’ai essayé de savoir si elle était
au courant. Que vous ayez eu l’adresse à Cherbourg, ça
ne m’étonnait pas puisqu’en venant j’étais passé chez vos
parents et que j’avais vu votre grand-père.
Si j’ai mis un timbre c’est parce que je suis arrivé
après la levée à l’hôpital. Le vaguemestre était déjà parti
et ça aurait retardé ma réponse de 24 heures.
L’autre jour j’ai failli écrire à mes parents et puis
je n’ai pas voulu le faire avant d’avoir votre avis. Qu’est-
ce que vous en pensez ? Il me semble qu’il serait plus
gentil de leur dire nous-mêmes que de leur laisser trouver
seuls, ce qu’ils ne manqueront pas de faire un jour ou
l’autre, si ce n’est déjà fait pour les vôtres. Car j’aime
64
mieux vous dire que Michel par exemple sait
parfaitement à quoi s’en tenir. Vous voyez que je tiens
ma promesse de ne rien vous cacher ! Je me rappelle
maintenant certaines phrases qu’il m’a dites et qui ne me
laissent aucun doute. Surtout ne le disputez pas, il
comprendrait le fin mot de l’histoire mais si vous voulez
qu’il ne sache pas tout, vous devez jouer serré. Dites-moi
ce que vous en pensez.
Hier il y avait ici une grande kermesse pour le
retour des prisonniers. Il y avait beaucoup de monde,
surtout le soir. Figurez-vous qu’il y avait un feu d’artifice
et qu’il n’y en avait pas eu depuis 1938 ou 1939. Il y a
des quantités de gosses qui n’en avaient jamais vu.
Je ne sais pas encore si je rentrerai à Caen ou à Paris,
mais ce sera probablement à Paris. Déjà l’année dernière
j’y aurais été si on avait su à quoi s’en tenir avec les
préparations à Caen. Je croyais que Zabie rentrerait à
Caen et c’est pourquoi j’y étais retourné.
Caen est certainement beaucoup plus sympathique
que Paris comme ville et surtout comme Faculté. A Caen
tout le monde se connaît et c’est la vie de famille. Cette
année il y aurait encore l’avantage de se retrouver mais je
crois qu’il vaut mieux ne pas en tenir compte au moment
de se décider et le faire à froid. C’est mal dit, mais je
pense que vous comprenez ce que je veux dire.
Surtout n’ayez pas peur de me renvoyer mes
lettres avec les fautes soulignées en rouge, ça m’est
arrivé une fois avec l’une de mes sœurs et je ne le prends
pas comme une sottise mais comme une marque
d’intérêt.
Vous avez du travail si vous voulez faire de moi
un homme comme il faut. Vous vous dites paresseuse, on
65
voit que vous ne m’avez jamais regardé de près. L’effort
physique ne me coûte peut-être guère mais le travail
intellectuel c’est tout différent ! J’espère que ça va
changer avec l’aide des prières que je ferai pour vous et
que vous ferez pour moi. Courage ma petite amie et peut-
être à bientôt (quand je quitterai Cherbourg je pourrai
m’arrêter entre deux trains).
P. Davy
Cherbourg, le 24 août 1945
Ma chère petite Marguerite,
J’ai reçu votre lettre ce midi, je n’ai pas voulu y
répondre avant d’avoir travaillé ; à dire vrai ça a marché
tout seul. Je n’ai pas trouvé le temps long comme ça
m’arrive et je ne me suis pas endormi sur mon bouquin,
ce qui m’arrive pourtant, aussi facilement l’après-midi
que le matin ou le soir. Par endormi j’entends parti dans
une douce somnolence, très agréable, où vous avez
maintenant toujours une place importante. Enfin
aujourd’hui j’ai travaillé alors ce soir je peux vous écrire.
Tout à l’heure je vais écrire à mes parents. Je ne
sais pas trop comment leur dire, mais vous allez
m’inspirer. Je vais aussi l’écrire à ma sœur aînée, celle
qui est au couvent, comme ça nous bénéficierons de ses
prières. Quoiqu’elle ait déjà certainement beaucoup prié
sans les connaître pour celles qui seront un jour ses
belles-sœurs. Elle demandera sûrement à vous connaître
et j’espère que vous pourrez venir avec moi à Orbec
quand je re-serai civil au mois de septembre avant la
rentrée de leurs élèves, ce qui est la condition du
logement des dames au couvent. Pour les hommes, tant
66
pis s’ils couchent sous les ponts ! Ils doivent se
débrouiller eux-mêmes.
Entendu pour dimanche prochain. Je communierai
à la messe de 8 heures pour vous, pendant que vous le
ferez pour moi à Caen. Ainsi nous serons ensemble
malgré les quelque 130 km qui nous séparent. Le
dimanche je n’ai pas le choix. Il n’y a que cette messe à
laquelle je puisse aller de façon sûre car « la visite »,
chose sacrée entre toutes, commence à 9 heures 25 ou 30
et n’est pas toujours terminée assez tôt pour permettre
d’aller à la grande messe et les messes de fin de matinée
sont impossibles car on mange à midi et l’hôpital est loin
de toute église.
Pour être un saint je veux bien mais j’en suis
encore loin. C’est tellement plus simple de tirer au flanc.
Surtout dans l’armée où c’est la règle. Enfin c’est
entendu je m’appliquerai dans tout ce que je ferai,
puisqu’être saint c’est essentiellement faire bien tout ce
qu’on fait, car pratiquement on fait de gré ou de force à
peu près tout ce qu’on doit faire. Je ferai donc bien tout
ce que je ferai et je l’offrirai pour « nous deux » et pour
tous ceux qui nous entourent.
La semaine prochaine nous aurons la visite de
Notre-Dame de Boulogne (29,30,31). J’espère qu’elle
voudra bien faire siens les projets de ses deux enfants que
nous sommes.
Vous me demandez ce que je veux que vous
soyez ! Eh bien, avant tout, ne soyez plus timide. Je sais
ce que c’est que d’être timide et je n’aime pas ça – peut-
être parce que je le suis et que ça me gêne beaucoup alors
tâchez de ne plus l’être. Et moi, qu’est-ce que je dois
faire ?
67
Je vous quitte ma Guite chérie, j’espère vous voir
bientôt.
Je serai démobilisé au début de septembre mais
j’espère « aller chercher mes affaires civiles avant cela ».
Dire qu’au début j’étais libre tous les dimanches !
Pierre
Réponse de Paul Davy à son fils, Pierre
Lundi 27 août 1945
Tu demandes notre consentement pour te marier
avec Marguerite Gigon mais tu ne dis pas si tu as le
consentement de l’intéressée ? Je suppose que oui, sans
quoi notre consentement serait bien inutile. Donc si
l’intéressée accepte, nous acceptons aussi.
« Marguerite » est un nom que j’aime beaucoup et je
serai content que notre nouvelle fille porte ce nom.
J’espère qu’elle a toutes les qualités, ce qui est encore
plus important qu’un joli nom, et je t’approuve tout à fait
de désirer te marier de bonne heure. Je voudrais bien que
nos filles puissent en faire autant, et qu’Albert tarde le
moins possible.
Nous venons de recevoir de bonnes nouvelles de
Zabie, enchantée de son voyage mais nous voudrions
bien en avoir aussi de Bernard. Albert nous a dit que
Bernard avait eu une prolongation de 4 jours mais les 4
jours sont écoulés et Bernard est toujours dans le maquis.
Une lettre que je lui avais écrite a été réexpédiée à
l’envoyeur. J’espère qu’il n’est pas malade (??) C’est
68
bien insupportable les gens qui ne donnent pas de leurs
nouvelles.
Voudras-tu me dire si Marguerite Gigon a la
plume facile ou si au contraire elle laisse sa famille
longtemps sans nouvelles. RSVP (ces initiales ne servent
pas à désigner un parti politique).
Quand tu auras quelques loisirs, parle-nous un
peu de ta fiancée. Sait-elle faire la cuisine ? Tricoter ?
Stopper ? Ecrire à la machine ? Téléphoner ? Conduire
une auto ? Etc. Est-elle musicienne ?
Je t’envoie un peu d’argent puisque tu es dans la
purée. J’espère que l’Etat sera solvable et finira par te
payer tes dettes.
Affectueux baisers de tes deux parents
(actuellement seuls à Evreux). Je ne suis pas en vacances
actuellement, je donne une dizaine de leçons par
semaine.
PS. : Avant de t’engager par des fiançailles officielles, tu
ferais bien de prendre des renseignements sur la santé des
parents, car l’honorabilité ne semble pas faire de doute.
Ta maman qui connaît sa mère ne sait cependant rien au
point de vue santé. C’est elle qui me charge de te faire
cette recommandation tout en pensant que dire cela à un
étudiant en médecine est peut-être superflu, tu y auras
sans doute songé déjà. Aussitôt que tu auras des
renseignements précis sur ce point de vue santé, écris-
nous. On sait combien désastreux a été le mariage de
Pierre Guillot par exemple.
Désires-tu que la chose reste secrète ou bien désirez-vous
des fiançailles officielles prochaines ?
69
Le 30 août 1945
Marguerite chérie,
La fortune sourit aux audacieux, elle sourit aussi
sans doute aux amoureux. L’employé de Caen s’était
payé notre tête, l’express doit arrêter à Evreux et
deuxièmement, j’avais la correspondance à Serquigny
pour Evreux.
Enfin tout s’est bien passé et je suis arrivé ici vers
9 heures 15. Heureusement qu’on a raté le premier, ça
nous a fait une heure et demie de rab.
J’espère que ce soir vous n’avez pas trop le cafard
et que les yeux rouges que j’ai entrevus n’ont pas duré.
C’est dur de se séparer et ça me fait du bien de vous
écrire ce soir.
Ma petite Marguerite, tâchez de retrouver votre
calme d’autrefois. Vous êtes rassurée maintenant ; je
comprends mieux encore maintenant votre état, au fond
vous êtes très nerveuse et vous étiez à bout de nerf, ma
pauvre Guite. Si j’avais su, j’aurais parlé l’année
dernière. Quelle année vous avez dû passer ! Ça me fait
peur maintenant quand j’y pense. Vous avez rudement
bien fait de m’écrire. J’étais loin de soupçonner que vos
sentiments aient dépassé tellement une bonne sympathie.
Vous avez dû me trouver gauche, bête, parce que
vous êtes arrivée déjà beaucoup plus loin que moi. J’ai
l’impression que vous m’aimez encore plus que je ne
vous aime et je crains que vous ne soyez déçue ce soir. Je
me suis senti en retard, vous avez un an d’avance, mais je
mets les bouchées doubles. Mais attention, pas
d’emballement juvénile vous a dit le père, sans cela je ne
70
pourrai jamais vous rattraper, même en courant. Et
surtout vous vous énerveriez beaucoup. Attention hein,
ma petite Guite, laissez-moi vous rattraper. Ce soir, je me
sens en feu : ou bien je vais rêver très agréablement ou
bien je ne vais pas dormir. Je ne sais pas lequel. Moi le
calme. Ça pousse dans mon cœur, je voudrais vous avoir
encore dans mes bras, c’est si bon.
Tâchez de rester bien calme, de dormir la nuit, de
manger régulièrement - ça, il le faut de gré ou de force –
pour dormir c’est plus dur mais pour manger ça dépend
de votre volonté et j’espère qu’elle sera forte, n’est-ce
pas ma grande fille !
Maintenant vous n’avez plus à avoir peur, oui
vous serez ma petite femme chérie, dans bien longtemps
mais courage ça viendra ! En attendant de vous avoir
avec moi toujours pour de vrai, vous me feriez plaisir fou
en m’envoyant une photo, une vraie, une grande, où on
vous voit bien. Quand je vais être civil dans un ou deux
jours, je m’en ferai faire une pour vous spécialement –
avec mes lunettes puisque c’est mon genre de beauté.
Pauvre chou, si je me moque comme cela de vous
c’est parce que je vous aime bien. C’est si bon d’aimer
quelqu’un qui vous aime, maintenant je ne saurais plus
vivre sans cela, j’en avais bien senti le besoin avant mais
pas comme maintenant. Si je m’écoutais, je mettrais 10
lignes de qualificatifs : c’est beau… épatant…
merveilleux…
Mon style n’est pas formidable mais vous
comprenez quand même, n’est-ce pas ?
Je vous remercie de la lettre du Père, elle est bien,
hein !
71
J’ai honte de toutes ces souffrances que je vous ai
imposées égoïstement pendant un an, excusez-moi ! On
est si heureux maintenant.
Maintenant que les premiers sont donnés, on va
pouvoir se dévorer les joues de baisers, je commence le
premier et je vous dirai quand j’aurai fini.
Si on pouvait se revoir bientôt Guite !
Pierre
Le 2 septembre 1945
Ma chère petite fiancée,
J’espérais une lettre de vous pour ce matin mais
mon espérance a été déçue. Celle que vous m’aviez
envoyée à Cherbourg n’est pas encore revenue et comme
je ne serai là que demain soir, ça me fait encore 24 heures
à attendre. Enfin ça ne fait rien puisque ce matin j’étais
avec vous à la messe et à la communion.
A propos maintenant que je serai civil nous
pourrions choisir un autre jour que le dimanche car ça ne
nous demande pas un grand effort supplémentaire de
communier le dimanche puisque nous le faisons tous
deux très souvent.
Ma dernière lettre était un vrai sermon sur le
calme etc. alors cette fois je n’en dis rien, j’en ai
d’ailleurs pris ma part car le soir, et les deux jours après,
je n’avais ni faim ni envie de dormir. Je ne pouvais pas
manger. C’est drôle les réactions du cœur sur l’estomac.
J’ai été à Rouen mais je n’avais pas toutes mes
affaires alors je n’ai pas été démobilisé. J’y retourne
demain lundi et j’espère bien être civil demain soir.
72
L’administration militaire est en bon ordre ! J’ai
reçu une troisième feuille d’appel sous les drapeaux.
J’avais eu la seconde à Cherbourg il y a environ trois
semaines. Je ne désespère pas d’en recevoir d’autres d’ici
quelque temps.
J’ai reçu la lettre que Papa m’avait écrite en
réponse à mon annonce. Naturellement ils acceptent et il
me dit : « Marguerite est un nom que j’aime beaucoup et
je serai content que notre nouvelle fille porte ce nom. »
Plus loin il met : « Désires-tu que la chose reste secrète
ou bien désirez-vous des fiançailles officielles
prochaines ? » Qu’en pensez-vous ? Pour moi, je n’ai
guère d’avis. Des fiançailles si longtemps à l’avance ça
fait drôle et d’un autre côté c’est plus simple que de faire
toujours attention à ce qu’on dit. Si vous avez un avis sur
le sujet, je l’adopterai aussitôt.
J’ai écrit à Jean - Jean c’est l’aîné, celui qui est
marié et est à Paris - pour lui dire et je compte l’écrire
aux autres frères et sœurs un de ces jours.
Je vous ai fait un arbre généalogique sommaire de
la famille pour que vous puissiez vous y reconnaître un
peu quand je vous parlerai de l’un ou de l’autre.
Voudrez-vous m’en faire un aussi de chez vous, pour me
placer votre tante qui m’intimide et vos cousins,
cousines, tantes, oncles dont j’ignore le nombre.
Papa est le deuxième de quatre : tante Marie,
tonton Georges, tante Isabelle. Lequel Georges est marié
à « tante Marie Rose ». Quatre enfants dont trois mariés :
1) Mady devient Mme Jacques Painvain avec un
garçon, Dominique, quelques mois.
73
2) Michel épouse Monique, une fille, Laurence,
quelques mois
3) Nicole devient Mme Jacques Villey avec
un enfant attendu pour septembre
4) Alain, 16 ans.
Les Villey susnommés sont ceux de Caen. Jacques est le
cousin germain du Docteur Raymond Villey.
Chez nous, huit enfants :
1) Marie, religieuse à Orbec
2) Jean épouse Jeanne Hoenig
3) Albert
4) Zaby
5) Bernard
6) Pierre
7) Françoise
8) Georges-Claude
Maman a un frère, tonton Gustave et sa femme tante
Augusta. On dit tonton Georges et tonton Gustave. Il n’y
a pas de noms irréguliers chez les tantes : on dit tante… à
tout le monde.
Ainsi vous trouvez :
- 2 oncles
- 4 tantes
- 4 belles-sœurs
- 4 cousins germains
- 3 cousines germaines
Soit 21 + 3 enfants de cousins germains
74
Ça n’est pas si compliqué que cela.
Mais il est minuit et demain je pars à 6 heures 30
pour Rouen alors je vous dis bonsoir, ma chérie, je vous
embrasse bien fort en vous souhaitant bon courage.
Pierre
Le 4 septembre 1945
Ma Guite chérie,
J’ai été gâté hier soir en rentrant de Rouen.
J’avais cinq lettres dont trois de vous. Celle qui est
passée par Cherbourg et les deux suivantes, toutes deux
datées du 31. J’étais heureux comme un roi. J’ai regardé
tout à l’heure si je trouvais des photos à vous envoyer
mais il n’y en a que des moches et vieilles. Je ne sais pas
ce qu’on en a fait. C’est vrai que depuis la guerre on en a
pris moins mais quand même ! Il y a aussi des pellicules,
je les porterai demain à tirer pour voir ce qu’elles
donnent.
Sur la première, il y a Bernard Marie Lucie et moi. Elle
date de juillet 1940.
La seconde est de 1939, en août : Françoise, Georges-
Claude, Zaby, Alain et moi en train de jouer une pièce de
notre invention. Zaby était proviseur, j’étais professeur et
il y avait trois élèves.
La troisième est de 1938 à peu près : Albert, Georges-
Claude, Nicole, Françoise, moi et Bernard.
75
Ma pauvre Guite c’est tout ce que j’ai trouvé à vous
envoyer ; et pourtant il y en a beaucoup d’autres mais je
ne sais pas où on les a mises.
Cet après-midi je me suis fait photographier
exprès pour vous, j’espère que ce sera bien mais il faut
attendre 15 jours, alors j’espère que je vous aurai montré
l’original avant.
Après demain je compte aller à Paris pour voir un
peu comment ça va s’arranger et tirer des plans sur la
comète, puis je compte aller à Coutances quelques jours
d’où j’irai régler des affaires à Cherbourg. Ils n’ont pas
voulu me payer à Rouen. Et j’espère que je pourrai vous
ramener avec moi pour faire connaissance avec la
famille ; en passant par Orbec car naturellement Marie-
Lucie demande à vous connaître. Elle me demande vos
goûts, je ne sais pas quoi répondre, d’ailleurs je ne les
connais pas et je ne vois pas bien ce que sa question veut
dire. Elle vous le demandera elle-même ou bien elle
regardera. J’espère que vos parents sont rentrés et que
vous serez débarrassée de vos charges de maîtresse de
maison qui vous empêchaient de venir.
Oui je suis trop je-m’en-foutiste, je me l’étais déjà
dit et il n’y a que vous qui me l’avez dit. Ce matin j’avais
une lettre de Marie-Lucie et elle me dit la même chose,
elle me parle de mon « langage qui a l’air d’un peu se
moquer de tout ».
Oui je me moque de beaucoup de choses, de
presque tout, surtout en paroles d’ailleurs et ça me fait
croire que c’est de l’orgueil. C’est si bien porté au
XXème siècle d’être je-m’en-foutiste, surtout dans
l’armée, mais je n’y suis plus.
76
Quand j’avais 12 ans à peu près, je me mettais en colère
tout le temps, et puis je ne voulais jamais céder, ça a du
bon, ça développe le caractère, ça donne de la volonté
mais malheureusement je ne l’ai jamais bien employée
cette volonté. J’ai été deux ans chez mes tantes que je
n’aimais pas du tout et pendant tout ce temps je me suis
habitué à ne rien manifester, ni joie ni peine, c’était idiot
mais c’est comme ça. Si bien qu’il y a des gens qui
croient que je ne ris jamais.
J’aurais mieux fait d’employer ma volonté à
travailler, ça aurait mieux valu. J’essaierai de le faire
maintenant. Avec vous je n’aurai pas besoin de cacher ce
que je pense, mais vous voyez à qui vous avez à faire
dans le fond, j’ai une tête de cochon. Dans l’armée aussi
je commençais à être classé dans ce qu’on appelle les
fortes têtes. C’est pour cela que j’ai été envoyé à
Cherbourg. Quand on me menaçait d’une punition, je
répondais : « Je m’en fous ». Et j’avais l’impression que
c’était vrai. Je suis même sûr que c’était vrai et ça parce
que je voulais m’en foutre. Je me raisonnais pour me
prouver que je m’en foutais parce que je ne voulais pas
céder. Oui, c’est bien de l’orgueil !
Vous voyez pauvre Guite, vous avez un fiancé
orgueilleux. Je ne le savais pas au début de cette lettre
mais maintenant j’en suis sûr. Et ce n’est même pas de
l’orgueil qui sert ; si encore il me faisait travailler mais
non !
Oh Guite, je suis content que vous m’ayez dit ça
parce que vous voyez, vous m’aidez à me connaître
mieux et puis maintenant je pense avec vous. C’est le
meilleur moyen de ne plus faire qu’un et c’est à ça que
nous devons arriver. Si vous saviez comme je vous aime
77
encore plus tous les jours, surtout quand je vous écris.
Mais je suis bête, vous le savez, c’est la même chose
pour vous. Bientôt on pensera tous les deux exactement
pareil, vous voyez, on s’est demandé les photos tous les
deux ensemble. Elles m’ont fait beaucoup de plaisir les
photos, surtout une, c’est celle où on vous voit le mieux.
Et puis il y en a deux où je vous cherchais parce que
j’avais lu « je suis sur toutes » mais naturellement je ne
vous y trouvais pas.
Je vous renvoie la lettre du Père mais avant je vais
la copier, puis je vais me coucher parce qu’il est tard, 2
heures 15. J’ai commencé à relire vos lettres il était
minuit ! Le temps passe si vite avec vous. C’est parce
que je vous aime beaucoup.
Bientôt on osera se parler comme on s’écrit
maintenant, c’est si bon d’avoir quelqu’un à qui on dit
tout, même quand ce n’est pas intéressant.
Vous êtes encore timide car vous me dorez la
pilule, vous mettez quinze lignes pour dire simplement :
« Pierre vous êtes trop je-m’en-foutiste, un peu c’est bien
mais trop c’est trop. » J’aime qu’on me parle
franchement, rudement. Et j’aime tellement mieux les
gens qui disent ce qu’ils pensent au lieu de mentir pour
essayer de faire plaisir comme c’est si fréquent
maintenant. C’est pour cela que votre lettre m’a fait très
plaisir, parce que vous osez me dire mes défauts. Vous
aurez de quoi dire parce que j’en ai, vous verrez quand
les premiers temps seront passés. Ce sera si bon alors de
pouvoir compter l’un sur l’autre pour effacer les petits
défauts au fur et à mesure qu’ils apparaîtront.
Je vous dis bonsoir ma Guite bien-aimée. Je vous
aime chaque jour davantage.
78
Le 8 septembre 1945
Ma chère Marguerite,
Quel pays que Coutances ! Figurez-vous que le 8
septembre il n’y a pas de messe après 8 heures, ni même
à 8 heures. Comme je n’étais pas prévenu, eh bien je ne
l’ai pas eue. Je vais devenir païen, un défaut de plus, non
pas un défaut parce que païen ne veut pas dire mauvais
mais enfin on se comprend. J’espère que les trois jours
qui nous séparent vont passer rapidement. Quelle joie de
vous retrouver pour de vrai parce que se voir un peu
comme on s’est vus, ça n’est pas se voir. Vite qu’on soit
à mercredi. On mettra Thérèse dans le wagon à côté,
comme ça elle ne se moquera pas de nous.
Quand j’ai annoncé notre grande nouvelle à
Françoise, elle n’a absolument pas été étonnée.
J’attendais la réaction puisque c’était la première
personne à qui je le disais de vive voix, mais elle le
savait. J’ai eu beau lui demander, elle n’a jamais voulu
me dire qui le lui avait dit. J’ai cru un moment qu’elle
nous avait rencontrés à Caen car elle devait y être le jour
où j’y étais passé – le 30 août. Elle ne me le dira pas
avant qu’on se voie à Orbec.
Hier, j’ai fait un excellent voyage, c’est un peu
long 4 heures pour faire 100 km mais le principal c’est
d’arriver. Je suis bien tombé, ce soir il y a « réception »
c’est-à-dire que les cultivateurs chez qui mes tantes
étaient réfugiées viennent diner ; la maison est sans
dessus dessous, c’est tordant. Quel dommage que vous ne
soyez pas là, vous verriez la maison vraiment comme elle
est. Il n’y a rien de tel que des préparatifs pour connaître
79
les gens tels qu’ils sont. Je vais tâcher de vous dire ce que
c’est Coutances pour nous.
Tous les ans, nous nous y retrouvions avec mes
cousins et on s’y amusait beaucoup, on en a tous un
souvenir épatant. Mais les hôtesses sont deux vieilles
filles qui, naturellement, ont un caractère particulier,
mais nous aiment énormément. Pour elles, nous sommes
la seule famille et elles ont beaucoup l’esprit de famille.
Elles attachent beaucoup d’importance à des petits faits
qui pour nous ne comptent pas, le « qu’en dira-t-on » etc.
Elles sont bourgeoises dans le sang. Mais
malheureusement, elles aimaient bien à nous abreuver de
sermons dont je n’ai cessé de rire, et je n’ai jamais caché
ce que j’en pensais, au contraire. Quand on est un peu
orgueilleux, on n’aime pas les sermons, surtout quand ils
sont adaptés juste pour vous. Et rien que pour vexer, je
me suis mis bien souvent à faire le contraire de ce qu’on
me prêchait. Vous savez, je suis mauvais et ça aurait pu
mal tourner quand je suis venu chez elles pendant deux
ans. C’est l’âge ingrat, j’étais en 4ème
et 3ème
; alors mes
pauvres tantes en ont vu de toutes les couleurs, surtout
que je suis paresseux et qu’elles auraient voulu que je
travaille autant que mon père et mon oncle.
Heureusement, à cette époque, j’ai commencé à connaître
la JEC et je n’ai pas complètement mal tourné. Pourtant,
au naturel, j’ai bon cœur, je crois du moins, mais quand
j’ai pris quelque chose ou quelqu’un en grippe, alors là je
retrouve ma tête des grands jours. Il y a quelques années,
j’ai découvert que mes sœurs, cousins et cousines
pensaient comme moi, mais ils étaient plus diplomates.
Moi j’ai toujours mis les pieds dans le plat.
80
C’est compliqué un caractère humain. J’ai
toujours mal pris les sermons de mes tantes, peut-être
parce qu’elles faisaient constamment des rapprochements
défavorables avec les siècles passés (orgueil) et, au
contraire, j’ai toujours aimé que les gens que j’aime me
disent mes défauts. Vous savez, vous m’avez fait
beaucoup de plaisir quand vous m’avez dit que vous me
trouviez « je m’en-foutiste » parce que ça m’a montré
qu’on n’était plus timides l’un avec l’autre, au moins par
lettres. Je n’ai jamais osé dire ce que je pensais mais
alors complètement qu’à vous. Avec mes parents j’ai
toujours été timide. C’est parce que je vous aime, je suis
sûr que c’est ça la vraie signature de l’amour. C’est cette
confiance-là qui permet aux époux de ne faire qu’un.
Un de ces jours, j’annoncerai à mes tantes que je
suis fiancé mais je n’ose pas leur dire tout de suite, j’ai
peur du déluge de questions. Et puis il y a mon oncle et
mon cousin Alain qui sont là et je n’ai pas envie de leur
dire, alors je crois que je leur dirai après, par lettre. Elles
y ont droit, comme réparations, que je leur dise tout de
suite. Il y a presque un mois que j’ai reçu votre lettre. Il
me semble que c’était hier, ça donne bon espoir pour
attendre x années. J’arrive au bas de ma page, alors je
vous quitte ma petite Guite chérie. A mercredi et vous
pouvez être sûre que je ne raterai pas mon train.
Pierre Davy
81
Dimanche soir
Guite chérie,
Je vous ai écrit hier, mais au moment de mettre la
lettre, j’ai appris qu’il n’y avait pas de train et donc pas
de levée entre le samedi matin et le lundi, alors je ne l’ai
pas mise et Françoise la portera jusqu’à Caen, ce qui
l’avancera un peu. En effet, Françoise repart demain avec
Georges-Claude, elle restera deux ou trois jours à Orbec
et nous l’y retrouverons mercredi. Dans 48 heures nous
serons ensemble. Je ne vous écris pas une lettre ce soir, je
rajoute seulement un petit mot à ma lettre d’hier. J’aime
bien vous écrire, ce que je vous raconte n’est peut-être
pas toujours intéressant mais ça vous apprend à me
connaître.
Ce matin, je n’ai pas pu aller à 8 h puisque
Coutances n’a pas de messe à cette heure-là, alors je suis
allé à 7 h30, c’était l’heure la plus voisine, c’est bon de
prier ensemble.
Quelle chance de passer quelques jours ensemble,
seulement si on ne veut pas que toute la ville le sache,
nous ne devons pas nous promener bras dessus-bras
dessous. C’est une petite ville et vous savez ce que c’est
qu’une petite ville. Enfin nous aurons le jardin et la
campagne pour prendre nos ébats librement. Je me sens
des envies de vous écrire : je vous aime, je vous aime etc.
pendant deux ou trois pages. Ça me calmerait. Il y a des
moments où je suis presque heureux.
A mercredi, ma Guite. J’irai vous prendre vers 7h
moins le quart rue de Courseulles ou place Saint-Martin.
Votre Pierre qui vous embrasse et qui vous aime.
82
Evreux, le 29 septembre
Ma Guite chérie,
J’ai reçu avec beaucoup de plaisir votre lettre
d’hier soir. Je pense que vous avez reçu la mienne ce
matin. Je donnerai celle-ci à Françoise qui part demain
matin pour Caen, aussi elle ne sera pas longue car il est
déjà plus de minuit et son train est à 7h, or il faut qu’on
soit en avance pour enregistrer tout son matériel.
Aujourd’hui Bernard est rentré à la maison. Le
3ème
démobilisé en un mois. Il va retourner un de ces
jours au grand séminaire qui est replié à Cracouville, à 7
ou 8 km d’Evreux, puisque ses locaux à Evreux sont
détruits depuis 1940.
J’espère que vous n’avez pas commencé Péguy
hier, et que comme ça on lira le même passage en même
temps. Pour que ce soit bien fait, j’ai commencé
aujourd’hui au début. Il faut me discipliner un peu. Je
vous l’offre.
Pour la lettre, je crois que vous feriez mieux
d’écrire. Quand Jeanne était venue, on attendait tous sa
lettre pour voir un peu le genre etc. Là c’est différent
puisque nos deux familles ne sont pas inconnues l’une à
l’autre, mais je crois que c’est préférable. Elle sera lue
avec attention.
J’obéirai, mon cher Gouvernement, j’irai voir de
votre part Anne-Marie Claesen. Sait-elle les liens qui
nous unissent ?
Robert Lefrançois m’a indiqué un nouveau tuyau.
Il y a paraît-il encore une arche de libre sous le Pont
Saint-Michel, c’est un bon filon à exploiter.
83
Aujourd’hui il a fait un temps splendide, une vraie
journée de printemps. Il aurait fait bien bon être
ensemble. Je ne le regrette pas puisque nous l’avons
offert. Mon Dieu, que votre volonté soit faite et non la
nôtre. Nous pensons avec notre cervelle d’humains
imparfaits. Heureusement que votre sagesse divine est là
pour nous donner l’occasion d’efforts que nous ne
chercherions pas de nous-mêmes. Faites-nous sortir de
notre état passif, que nous entrions dans l’actif. Notre
beau chant jéciste dit « Jécistes, en avant ! ». Ayons le
courage de notre idéal. C’est dur de faire passer l’idéal
dans la vie courante mais, mon Dieu, avec vous, ce sera
un jeu d’enfant. Vous aimez bien vos grands enfants.
Bénissez-nous, Seigneur, parce que nous avons péché,
parce que nous pécherons encore, mais surtout parce que
nous essaierons de pécher moins. Bénissez nos efforts,
rendez-les fructueux pour votre plus grande gloire. Nous
vous offrons ensemble nos efforts communs et nos
efforts particuliers. Ça m’ennuie d’aller à Paris, ça
m’ennuie beaucoup, parce que c’est l’inconnu, parce que
je suis timide donc orgueilleux, égoïste, mais je vous
l’offre, nous vous l’offrons ; parce que Marguerite l’offre
avec moi, pour que cette année soit bonne. Ça n’est pas
un diplôme que je vais chercher, c’est une formation que
je veux acquérir. J’aurai dans les mains la vie de vos
créatures. Qu’est-ce que je ferai si je ne sais pas les
guérir, si je ne suis pas un bon médecin ? Et puis je suis
toujours timide, comment réconforter les souffrants, les
malades ? Comment avoir la simplicité voulue pour aider
Marguerite à élever nos enfants comme vous le voulez ?
Non, mon Dieu, je ne dois plus être timide. Je dois être
fort.
84
Marguerite, qui vous représente pour moi sur la
Terre, m’aidera en votre nom. Merci, mon Dieu, de
m’avoir donné ce soutien, un soutien aussi agréable,
aussi bon. Je l’aime de toute mon âme, je vous aime en
elle et je l’aime en vous. Merci mon Dieu. Merci
beaucoup.
Marguerite, je vous remercie de la prière que vous
avez faite dans votre lettre. Vous voyez bien que vous
savez vous ouvrir en notre amour commun pour le
Seigneur. Nous nous aimons d’un amour sain parce que
nous aimons d’un même amour une tierce personne et
que celle-ci est Dieu.
Je pense toujours à vous et je vous aime.
P.Davy
Evreux, le 10 novembre 1945
Ma petite Guite chérie,
Dimanche soir. Nous écoutons en ce moment les
résultats à la TSF – 30% de communistes ! Enfin ce sont
des résultats partiels et peut-être qu’à la fin ça baissera le
pourcentage.
Ce matin j’ai été à la grand-messe puis cet après-
midi nous sommes allés voter – donc rien de
sensationnel.
Je suis arrivé hier soir à 9h15. Le midi j’ai mangé
chez les Gustave mais on s’est mis à table à 1h30 alors !
Puis est arrivée une visite de Mme Guicheux de
Montmartre, vous savez l’amie de maman qui fait du
tricot, si bien que le temps d’aller à la Porte d’Orléans et
retour je n’ai pu me confesser. Je le ferai mardi avant la
85
messe, mais je suis vexé de ne pas l’avoir fait avec vous.
J’y ai repensé trop tard et j’étais pris par mon train.
Enfin, 48h de retard ne paraîtront pas beaucoup.
Ça me fait un peu drôle d’être ici sans vous.
Autrefois, quand je venais à la maison, c’était le bout du
monde. Je n’avais rien de plus à attendre. Mais
maintenant, ici, il me manque quelque chose tant il est
vrai que l’homme laisse tout – famille, parents, etc. –
pour aller vivre avec sa femme. Oui ma petite fiancée
chérie – ma future petite femme chérie. Ce sera bien
chic, n’est-ce pas, ce jour-là, ce temps-là, car ça ne
durera pas un jour mais… toujours.
Je n’ai pas pensé à vous dire l’autre jour pour les
chaussettes. Naturellement oui, mon chou. Comment
vouliez-vous que moi je juge ? Je viens de demander à
Maman, elle a dit oui. J’espère qu’il est encore temps,
sinon tant pis. Je vous embrasse bien fort ma chérie.
Pierre
Mercredi soir, 14 novembre
Ma Guite chérie,
Je viens de travailler une heure, alors je prends
une petite récréation, naturellement ma pensée vole vers
vous tout de suite.
Je revoyais les quelques jours avant le
bombardement. Plusieurs jours je suis allé à la messe le
matin, c’était le moment des examens et, à cette époque,
on a toujours une ferveur spéciale qui, au fond, soit dit en
passant, est un peu factice, on ressemble au type encore
valide et qui demande l’aumône, car si on n’a rien fait
86
pendant l’année, ce n’est pas cette ferveur passagère de
trois jours qui y changera quelque chose. Je repensais
donc à ces quelques jours, à un jour en particulier où je
m’étais mis près de vous, à droite de l’allée centrale.
J’étais content d’être près de vous et pourtant il n’y avait
rien entre nous qu’un pèlerinage datant de 15 jours. Oh !
Guite, je m’en souviendrai toujours. Et puis en remontant
ensemble et sans rien dire, naturellement, on a rencontré
Marie Tortue. Ça devait être le jeudi. Le vendredi Zaby a
été se promener en bateau et le samedi elle partait et
j’avais encore mon examen.
Et le jour de la Pentecôte, j’ai l’impression que ça
vous barbait de faire du vélo et que vous y êtes venue…
Oh Guite, je sens comme je vous aime, avec quel
plaisir je vous serrerai sur mon cœur, ça viendra,
courage, mon petit chou.
Et vous ne saviez pas peut-être que je vous ai
souvent guettée. Vous aviez remarqué que j’étais souvent
à ma fenêtre. Je vous attendais, ma Guite chérie. J’ai
d’ailleurs été récompensé de mes attentes car vos visites
étaient fréquentes les derniers jours. Vous veniez voir les
résultats de Zaby… Tout cela se passait au soleil, c’était
bien plus gai que le temps de maintenant. Et malgré tout
ce que qui se passait sous ses yeux, Mlle Marie Jordonne
voulait vous faire entrer au couvent ! Ah ! La récréation
est terminée. Au travail, c’est demain la colle !
Naturellement il faut que vous mettiez quelque
chose derrière la photo, et quelque chose de bien. Vous
avez 15 jours pour le trouver.
J’ai eu ce soir deux lettres de vous. Je n’avais pas
dit mon nom à la concierge, alors elle voulait simplement
les rendre au facteur ! Folle ma concierge !
87
Complètement folle ! Une lettre de Guite ! La renvoyer,
mais elle est dingo !
Mon Jésus chéri, je vous aime et j’aime votre
créature, ma Guite, de tout mon cœur. Marguerite
matérialise, objective l’amour que j’ai pour vous, mais
c’est vous que j’aime en elle. C’est parce qu’elle est
chrétienne que je l’aime. C’est votre fille, mon Dieu, et
c’est ma sœur et ce sera ma femme ! Ma femme ! Oui,
ma femme. Et je serai son mari et nous serons un devant
vous, solidairement responsables de nous deux et de nos
enfants ! Et de ceux qui nous entourent ! Merci mon Dieu
et bonsoir ma chère, chère fiancée.
P.Davy
7 décembre 1945
Ma Guite chérie,
Ce matin je suis parti avant que le facteur ne soit
passé, alors je n’ai pas encore votre lettre. Je vous écris
avant de rentrer chez moi car la levée m’obligerait à
ressortir mettre cette lettre. Ce matin, je me suis réveillé à
-10 alors je suis arrivé seulement pour l’offertoire. (…)
Ce matin il y a eu du remue-ménage à l’hôpital.
Une infirmière a fait une piqûre d’eau oxygénée à un
gosse de 3 ans au lieu de sérum. 5 minutes après, il était
mort. On lui a fait 36 piqûres pour le ravigoter, mais sans
résultat, et de la respiration artificielle pendant 2 heures,
si bien que je suis sorti de l’hôpital trop tard pour aller
manger à Louis le Grand (j’ai mangé quand même,
tranquillisez-vous). Mais s’il n’y avait que cela ! La
88
pauvre infirmière était… (Je ne trouve plus mes mots, ça
devient grave). Elle a dû l’annoncer à la maman qui
arrivait juste pour prendre des nouvelles. Heureusement
que ces accidents ne sont pas fréquents ! Tout cela ne
vous intéresse pas beaucoup sans doute mais ça m’a fait
un peu impression. Le pauvre gosse. Remarquez, il est
bien tranquille maintenant et ce n’est pas lui qui est à
plaindre. (…)
Ma petite Guite chérie, je ne sais plus quoi vous
dire, j’avais des tas de choses mais ça ne vient pas. Si.
Vous me demandiez ce qu’évoque pour moi la crèche ?
D’abord ça me rajeunit, je redeviens gosse (cf. amour),
ça chauffe un peu le cœur ! Et puis ça m’écrase un peu
aussi. C’est un symbole – il y a de l’inconnu et du grand
de caché là-dessous. Et puis l’influence des vacances et
des cadeaux quand on était tous à Evreux il y a 15 ans !
C’est un peu un mélange de crèche et de temps de Noël
mais les deux sont intriqués ensemble.
Ce que Noël est pour moi maintenant ?
C’est un anniversaire, c’est un don de toute Sa personne
que le Christ a fait ce jour-là :
- Don dans la joie à Noël ;
- Don dans le deuil au Vendredi Saint ;
- Don d’un troisième genre tous les jours à la messe
qui, somme toute, refait les deux précédents.
Jésus vient en nous comme il est venu sur la terre à Noël
il y a 1945 ans. Et il vient sous la forme de pain et de vin
qui figurent le don du Vendredi Saint.
89
Et puis il y a à côté encore cette façon dont les
hommes fêtent cet anniversaire. Tous les petits Jésus de
la Terre que leurs parents rendent heureux ce jour-là. Il y
a une atmosphère de joie qui naturellement m’attire.
Oui, cette joie est juste, raisonnable. Elle est voulue par
Dieu et nous n’avons pas le droit de nous y refuser (le
vieux Scrooge de Xmas Carol). Ça n’est pas une fête
locale, ni nationale mais humaine. Ce jour-là c’est toute
la Terre qui est joyeuse ou du moins la plupart des
hommes sur tous les continents.
Alors, ma Guite, ce jour-là nous serons joyeux,
nous serons ensemble et ce sera Noël. Jésus qui se fait à
notre taille. Jésus le petit enfant. « Laissez venir à moi les
petits enfants ». Alors qu’au fond il est tout aussi bien
Dieu que plus tard. Il est le même exactement qu’à 33
ans. Mais on le sens plus accessible, plus à notre portée.
Pour regarder un Saint qu’on représente adulte ou plus
près de Lui pour regarder la Vierge, on lève la tête. Pour
le regarder Lui en croix, on lève la tête, mais pour
regarder la crèche on la baisse. Il est là tout petit, à notre
portée, devant nous. Fêter la naissance du Christ c’est
très psychologique et puis c’est plus facile pour les petits
enfants puisqu’Il est de leur taille. Et pour les grandes
personnes, ça leur rappelle la foi naïve mais combien
intense de leurs jeunes années ! Vive Noël et soyons gais,
toujours gais avec un sourire, n’est-ce pas ma Guite
chérie ! La petite sœur du petit Jésus qui sera ma petite
femme !
Je vous embrasse bien fort.
P. Davy.
90
1946
4 janvier 1946
Petite Guite chérie,
Je vous écris dans le train, encore la même
comédie, je n’ai pas d’encre.
Le train a une heure de retard alors je tremble. J’espère
que nous arriverons encore avant le départ de celui de
Caen mais ce sera bien juste. Pauvre Guite, si on arrive
après, vous n’aurez rien demain ! J’aurais dû vous écrire
tantôt mais je me disais : je n’aurai rien à faire dans le
train, j’écrirai et je la mettrai en arrivant.
Votre lettre m’a fait bien plaisir, j’étais tellement
certain que vous auriez le cafard, ma petite nerveuse
chérie. Je ne l’ai pas eu non plus mais je me sentais
cependant bien triste.
C’est si bon d’être ensemble. Quand je pense que
dans un mois nous aurons encore 8 jours ! J’ai
l’impression que le Bon Dieu nous gâte un peu ! A nous
de nous montrer dignes.
Guite, je suis bien content de nos vacances mais
dans le fond j’ai l’impression d’avoir perdu mon temps.
On n’a rien fait pendant 10 jours ! Je ne suis pas
pleinement satisfait. Du point de vue, Guite, du
sentiment, ça va, mais du point de vue du travail !!! Il ne
faudra pas que les 8 jours de février soient pareils.
Mon petit chou que j’aime beaucoup beaucoup,
comme ce sera chic quand on aura notre chez nous, à
nous deux, Guite et Pierre ensemble, mariés, chez eux !
On peut bien avoir le courage d’endurer les préparatifs
quand on a un horizon aussi beau ! Ce sera vraiment
91
épatant. On aura du travail pendant 8 jours.
« Compagnons d’éternité » etc. etc.
Ce soir je vrais reprendre mes Evangiles. Alors
c’est Saint Mathieu qu’on prend ? C’est lui que je prends
ce soir. Avez-vous pris la photo ? Je n’y ai pas pensé au
moment où vous avez fait votre valise.
J’espère que votre Davy-Passoire n’a pas oublié trop
d’affaires à Evreux, c’est pourtant une bonne habitude
que j’ai prise. J’espère que vous n’avez pas cherché ma
cravate dans votre taudis. Je l’ai retrouvée, je l’avais
roulée dans l’un de mes gants.
Chou chou chou, ce n’est pas très facile d’écrire,
mon crayon est un peu court. J’ai sommeil alors les idées
ne viennent pas vite.
Ce matin, 1er
vendredi de la semaine du mois et
de l’année, nous avons reçu ensemble le Seigneur Jésus
qui nous a unis une fois de plus.
Demain je me lèverai à 9h car je ne serai
sûrement pas couché avant minuit et demi.
Mon Jésus, donnez-nous le courage de faire
toujours votre volonté. Nous vous aimons de tout notre
cœur, donnez-nous la grâce de manifester toujours notre
amour de vous, notre gaieté, notre religion qui est votre
loi, votre volonté.
Nous vous aimons beaucoup mais augmentez
notre amour l’un de l’autre et de nous deux de vous, que
chacun de nous se prépare pleinement pour que nous
vous bâtissions une belle maison, un chic foyer.
Petit chou chou chou, je vous aime de tout mon
cœur et je vous embrasse. Votre Pierre chéri.
P. Davy.
92
Vendredi 8 janvier 1946
Petite Guite à moi,
Il a dû pleuvoir sur le massif central car il est 9h
et il y a encore de l’électricité.
Est-ce que ça vous intéresse une conférence sur le
marxisme et le léninisme ? Il y en a une le 8 février et j’ai
bien envie de vous y emmener mais ce sera peut-être tard
pour rentrer. Elle commence à 20h45. C’est fait par un
Prof de l’Institut Catholique qui connaît Lénine mieux
que les communistes. C’est lui qui a fait la contradiction
à Pierre Hervé6 l’autre jour.
Ce matin, rien que d’aller à St Paul j’avais déjà
les oreilles toutes mordues par le froid, tant mieux notre
« assemblage » n’en sera que plus fructueux pour notre
éternité. Un petit foyer bien chic qui fasse rayonner le
Christ ! Ce sera épatant. Des enfants pas timides et
chrétiens ne ressemblant pas à leurs parents sur le
premier point et les dépassant sur le second. Oh petite
Guite chérie, ce qu’on sera heureux ensemble. Ça donne
du courage pour se préparer. 13 jours ensemble, ça va
être superbe. Combien de personnes avons-nous à voir ?
De mon côté, 3 ou 4 sera un maximum mais du vôtre !
On visitera tout Paris !
Je m’en vais à l’hôpital, à tout à l’heure,
j’emporte cette lettre, je la finirai en route. (…)
6 Pierre Marie Hervé, né le 23 août 1913 à Lanmeur (Finistère), mort
le 8 mars 1993 à Châtel-Censoir (Yonne), est un résistant,
journaliste, professeur et homme politique français, membre du Parti
communiste français.
93
Je vous aime beaucoup, beaucoup, de plus en
plus. A bientôt. Bon courage. Dépêchez-vous dans St Luc
pour qu’on tâche d’en parler. Ce sera difficile car on
traine un peu. Je vous serre bien fort sur mon épaule et je
vous embrasse de tout mon cœur qui vous appartient pour
toujours. Votre Pierre chéri.
P. Davy
Vendredi 31 janvier 1946
Ma petite Guite chérie,
Voilà, je vous écris avec un stylo neuf que je
viens de construire. Il a une contenance inégalée jusqu’à
ce jour. Simplement j’ai fait une laparotomie et j’ai
enlevé tout l’intérieur, ainsi il doit contenir au moins 60
gouttes. Avant cela j’ai fait mon ménage c’est-à-dire
rangé un peu, tourné le matelas etc.
Ce matin il y a de la neige alors j’ai les pieds
mouillés et conséquemment « rafraîchis ». Enfin, ce n’est
encore pas catastrophique. Cela glisse un peu et les
accidents, bénins en général, sont nombreux.
C’est aujourd’hui notre jour d’adoration et pour
commencer la journée je ne suis pas – oh ! – allé à la
messe. Je me suis réveillé à 9h10. Je vais aller faire une
visite dans une église parce que je ne suis pas allé à la
messe cette semaine, ce qui prouve que malgré de beaux
discours, le fond ne vaut pas cher. C’est véritablement
tout eux et comme adoration, cela laisse à désirer.
Au début de l’année dernière, quand j’allais
manger à Louis Le Grand j’allais tous les jours à St
94
Séverin soit avant, soit après dîner. Par conséquent
depuis un an la qualité n’est pas améliorée.
Et pourtant, on est toujours prêt à s’envoyer des
coups d’encensoir ou presque. Nous nous regardons
pratiquement comme de bons chrétiens ! « Des gens bien
pensants » et même « pratiquants » puis, hélas, on en
arrive à diviser les chrétiens en pratiquants et non
pratiquants. C’est quand même formidable.
Au fond tout cela c’est de l’orgueil. Nous sommes
plongés dans un monde orgueilleux au maximum et dans
le bain, on subit la contagion.
Or Dieu se retire des peuples orgueilleux car
ceux-ci n’ont pas besoin de lui puisqu’ils considèrent
qu’ils se suffisent à eux-mêmes. Mon Dieu, vous vous
êtes retiré du peuple juif mais ne vous retirez pas du
peuple de France !
Nous vous adorons !
Chérie, c’est terrible mais je ne sais pas adorer du
fond du cœur. Des formules toutes faites qui ne veulent
plus rien dire par le fait qu’on les récite par cœur, c’est
tout ce que je suis capable de faire. J’aurais voulu faire
une prière d’adoration avec vous mais je suis sec comme
un coup de trique. Il ne vient rien. Je vais lire des
Psaumes, je crois qu’il y en a la plus grande partie qui est
dans cet esprit. A vrai dire je n’en ai pas lu beaucoup et
ce n’est pas la peine d’avoir tant de prières à sa
disposition quand on n’en profite pas. Au fond quand
nous sommes mollassons, nous sommes complètement
coupables car nous avons des ressources énormes dans
n’importe quel livre de messe et nous avons toujours un
livre de messe à portée de main. Et nous serons jugés en
95
fonction des facilités qui nous ont été données. Alors
notre jugement sera sévère.
Mon Jésus, je vous adore et je vous aime parce
que vous nous avez choisis pour être de votre peuple,
parce que par le baptême vous nous avez fait fils de Dieu.
Je vous aime parce que vous avez donné votre sang, votre
vie, pour nous, pour nous permettre de profiter de votre
bonté infinie. Nous vous adorons dans votre création qui
manifeste de façon éclatante votre force infinie, votre
nature infinie, qui nous permet de sentir toujours votre
présence bienveillante et votre infinie bonté. Je vous
remercie pour toutes les grâces que vous nous avez
données, dont vous nous avez comblés, en particulier
celle de notre connaissance et de notre amour. Oh ! Jésus,
roi du Ciel et la Terre, régnez dans nos cœurs ! Vous êtes
notre chef et notre but suprême. Nous vous adorons dans
votre infinité.
Ma chérie, je vous aime en Jésus.
Lundi 4 mars 1946
Ma petite Marguerite chérie,
J’ai eu ce matin votre lettre de jeudi-vendredi que
je n’avais pas eu samedi, j’aurai peut-être ce soir celle de
samedi-dimanche.
Samedi, je suis resté chez moi bien sagement pour
voir si Zabie passait mais je n’ai vu personne, elle est
venue à Paris vendredi pour se faire inscrire. J’avais son
manteau chez moi et elle devait le prendre chez Tonton
Gustave où je devais le porter mais je ne l’y avais pas
porté alors elle ne l’a pas eu. Puis je suis allé à la gare
96
pour lui porter des affaires à remporter à Evreux mais je
ne l’ai encore pas vue. Heureusement il y avait des
Ebroïciens connus et j’ai confié mon petit paquet à un
voisin. (…)
Alors mercredi on entre dans le Carême ! Qu’est-
ce qu’on fera de plus pendant ce carême ? Les bonnes
sœurs n’écrivent pas ! Les gosses ne mangent pas de
bonbons ! Et les amoureux ?
Je cherchais notre prière d’union et je trouve :
« La grâce de la maternité est une dérivation du cœur de
Dieu qu’il met dans le cœur de la mère afin qu’elle aime
et qu’elle guide ses enfants selon le bon plaisir divin. »
« Est-ce que je ne boirai pas le calice que mon père me
présente. » Math. XXVI, 39
« Faire de temps en temps au cours de la journée une
communion spirituelle comme point de départ d’un
nouvel élan vers Dieu. » D. Col. Mam.
C’est ça que je vous propose, au moins une fois par jour
et plus si on a le cafard ou si on a soif. On a toujours sur
la Terre une messe en train de se dire, une conversion en
train de se faire.
L’autre jour vous me disiez votre avis sur le grand
retour. Savez-vous qu’il entraîne une conversion ou un
retour toutes les 10 minutes ! Ça ne se voit pas faire.
7 000 0000 de consécrations à N.D. etc. mais je ne suis
pas chargé de faire la réclame. (…)
« La véritable piété consiste beaucoup moins dans un
grand nombre de prières et de pratiques que dans la
recherche sincère et loyale de la sainte volonté de Dieu. »
D.Cl.Man.
97
Alors n’est-ce pas « nous faisons (souvent hélas
théoriquement) bien ce que nous faisons », par exemple
on écrit bien quand on écrit une lettre. On la fait bien et
courte plutôt que mal et longue. Oui, pendant le carême,
faisons un effort sur ce point là encore. Le bel ouvrage,
cette qualité essentielle du Français et essentiellement
française, c’est prier de faire quelque chose bien pour
l’amour de Dieu.
Mon amour chéri, faisons des efforts pendant le
carême et puisque nous sommes des hommes, donnons
un sens à nos efforts.
Je n’ai plus, après un si beau sermon, qu’à vous dire à
demain, ma chérie. Adieu donc mon Eugénie. Je vous
embrasse de toute mon âme et de tout mon amour.
Votre Pierre chéri.
PS. : J’ai donné les tickets à Jeanne pour qu’elle touche
le KKO à Nogent car je n’en trouve nulle part à Paris.
Mais vous ne m’avez envoyé que 3 tickets et vous êtes 6,
envoyez donc les autres.
Samedi 30 mars 1946
Marguerite chérie,
Le docteur 79 est en réalité une doctoresse, moi
j’ai le numéro 107. J’ai eu le 79 pendant quelques jours
de vendredi à hier matin c’est-à-dire juste une semaine. Il
était déjà attribué à une jeune fille quand on me l’a
donné. Mais elle était absente assez souvent si bien qu’on
98
ne s’en est aperçu que 8 jours après ! On cherchait tous
les deux le 79 en même temps.
Je n’ai pas beaucoup de courage pour travailler. Je
suis sur mon bouquin mais je pense à une jeune fille plus
qu’à mon anatomie. Il y a des types qui sont très forts et
si vous voulez épouser un externe, je pourrai vous en
citer quelques-uns. Quant à moi, depuis 8 jours, je n’ai
pas fait grand-chose. Quand je rentre de l’hôpital, je suis
fatigué pour le reste de la journée ! D’ailleurs j’ai
toujours sommeil, et travailler quand on a sommeil c’est
bien difficile. Enfin il faut que je vous laisse dans votre
rêve, mais tâchez de ne pas vous tordre le pied en vous
réveillant quand vous vous réveillerez. Pauvre chou ! Je
voudrais bien vous faire plaisir mais vraiment ! Enfin je
vous aime. Je vous aime de tout mon cœur. Et si on n’est
jamais que deux pouilleux, ça n’a pas d’importance
pourvu qu’on s’aime bien. « Nous nous marierons
ensemble, ma charmante, belle Eugénie. »
Enfin je travaille quand même, « on ne sait
jamais » dirait Marguerite si elle était là, la pauvre
pitchoune, mais malheureusement elle est à 180 km et
même un peu plus 210 au moins. Il y a combien de
Dozulé à Lisieux ?
C’est effrayant quand je pense que le concours est
dans 11 jours. Dites-moi sincèrement : pensez-vous que
je serai reçu ? C’est pour savoir s’il faudra prendre des
ménagements pour vous annoncer le résultat. (…) Si j’ai
envie d’être reçu, c’est rien que pour vous car moi je
m’en f… éperdument depuis trois semaines. Non, je ne
m’en fiche pas mais ça me paraît tellement
problématique. Et puisque je ne m’installerai pas dans
une grande ville, ça n’a qu’une importance relative. Le
99
seul avantage c’est que je me donne un plan de travail. Et
puis si j’étais reçu, j’irais perdre mon temps dans un
service rébarbatif et ça me forcerait à faire deux ans de
plus. (…)
Evreux, 1er
mai 1946
Guite chérie,
Quelle vilaine petite fille vraiment ! Ne pas venir soigner
son Pierre. Pauvre chérie, il ne faut pas que je vous dise
cela car bien que le disant en blaguant ça risque
d’augmenter votre peine, surtout dans l’état de nervosité
où je vous ai laissée. Ce n’est vraiment pas facile d’écrire
allongé, je vais m’assoir un peu.
Vous attendez des nouvelles, eh bien voilà. A
droite, ça a continué à enfler et je suis à peu près
symétrique. A gauche, ça n’augmente pas, il y a même je
crois une légère tendance à dégonfler.
Hier, dans le train, j’ai essayé de manger mais j’ai
calé après une demi-tartine. Ce matin j’ai voulu goûter un
gâteau sec trempé dans mon café au lait mais j’ai vite
compris.
Quand je ne mange pas, ça ne me fait absolument
pas mal, j’en suis quitte pour manger des bouillies ou du
potage avec des biscottes bien ramollies. (…)
100
2 mai 1946
Ma petite Guite chérie,
Si vous saviez ce que je suis malade, vous vous
évanouiriez certainement. 37.7° ce matin, 37.5° ce soir.
C’est une catastrophe. Et s’il n’y avait pas la
« contagion », mes trois semaines de vacances
supplémentaires risqueraient bien d’aller à vau-l’eau
mais je suis contagieux.
Quel dommage que vous ne soyez pas là, ça
prolongerait nos vacances !
J’ai été un peu déçu ce matin, j’attendais une
lettre mais elle n’est pas venue, ni ce soir. En fait, ne
voyant pas de lettre, je me suis imaginé des choses
fantaisistes, que vous n’aviez pas reçu la lettre et que
vous preniez l’express de 11h ce matin qui n’arrête pas à
Evreux et que vous vous retrouviez à Paris à 4h. Le train
repartant à 5h moins 20, il arrive ici à 6h30, mais
personne. Celui de Caen est arrivé puisqu’il est 8h15,
mais personne. Je ne sais pas pourquoi je m’acharne à
vous attendre puisque si vous étiez venue, ça aurait été
hier, ou bien ce sera dimanche soir !
Vous voyez que si mes mandibules (Oh
shocking !!) sont gênées dans leur évolution, mon
imagination n’est absolument pas paralysée.
Tout va très bien et je m’arme de patience. Je
dors, je somnole, puis je lis (Candide, Zadig… Le Club
des Culottés, le bouquin scout que j’avais rapporté pour
Georges-Claude et dont on a parlé l’autre jour). Je vous
ai fait un portrait assez ressemblant de votre joli Pierre.
Je croyais avoir désenflé mais la glace ce matin m’a
101
prouvé le contraire. Sur le carton, l’auteur vu par lui-
même dans une glace. Sur ce papier un orthodiagramme
réduit quatre fois. (…)
J’espère qu’une bonne âme va bien vouloir se
charger de ma lettre. Actuellement tout le monde doit
être au mois de Marie. Et notre curé branle doucement la
tête en chantant « c’est le mois de Marie… »
Hier soir les voisins d’en face rouspétaient tant et
plus. Ils sont MRP farouches et justement, par le plus
grand des hasards, il y a eu une panne au moment du
discours de Maurice Schumann, hasard périodique au
moment des sermons de carême. A Paris, au début de
l’année, il y avait aussi de ces hasards au moment des
discours du Général de Gaulle. (…)
Comme je n’ai pas grande activité, je n’ai pas
grand-chose à vous raconter, alors je termine ici ma
lettre. D’ailleurs 9h sonnent et il est temps que j’envoie
mon courrier spécial. Ma petite chérie, je n’ai plus qu’à
vous dire chérie chérie chérie, je vous aime aime aime. Je
vous embrasse de tout mon cœur qui est à vous pour
toujours.
Cent mille baisers de votre Pierre chéri.
Pierre
3 mai 1946
Mon petit chou chéri,
J’ai eu vos deux lettres ce matin. Chic chic chic.
J’attends dimanche avec impatience. J’aurai ma source
intarissable auprès de moi et j’espère bien arriver à la tarir.
D’ailleurs les raisons physiologiques de votre hyperémotivité
seront sans doute disparues et si vous pleurez, ce sera de nous
102
revoir après une si longue séparation ! Pauvre chérie, je vous
fais enrager mais si je n’ai pas pleuré je n’en avais pas moins
un étau qui me serrait les intérieurs. Enfin c’est de l’histoire
ancienne et maintenant nous vivons d’espoir.
Il y avait deux choses qui m’empêchaient de vous
forcer à venir : les élections d’abord puis je me disais si
Michel ou Thérèse les attrapent, Mme Gigon restera toute
seule.
Ça ne grossit plus d’ailleurs, vous pouvez en juger par
mon diagramme. Vous trouvez que plus on a de grosses
oreilles et plus on est beau garçon ! Moi pas. (…)
Donc dans 49 heures…. j’embrasserai tant que je
pourrai et je serai embrassé tout autant. On entendra pchiii…
et les oreilles seront dégonflées comme par enchantement.
Je n’ai pas beaucoup de courage d’écrire à vos parents
et peut-être à Mme Comby !!! Je dois écrire aussi à Paris, au
patron etc. mais je remets tous les jours au lendemain.
En attendant que je le fasse… vous direz bien merci à vos
parents. Je suis confus de leur avoir dispensé aussi
généreusement le germe des oreillons. J’espère que personne
n’en fera usage.
Ma Guite chérie, je vous aime et je vous embrasse. Ma
soupe refroidit sur la table alors je mange vite. Je vous aime
bien bien bien et vous embrasse de même. J’attends dimanche
soir avec impatience.
Votre petit Pierre chéri.
Coutances, le 22août
Ma petite Guite chérie,
J’ai bien reçu votre lettre ce matin, c’est admirable,
elle n’a pas mis longtemps à venir.
103
Il est 10h et toute la maison repose depuis une demi-
heure cependant que j’écris mes mémoires à la façon des
grands hommes de lettres. Ce serait bien mieux de le faire à la
lueur d’une chandelle éteinte, bien plus poétique n’est-ce pas
surtout si j’étais assis sur une pierre en bois. J’en ai écrit 12
pages et je suis à Plancoët. (…)
J’ai toujours votre livret de famille. Dois-je vous le
renvoyer en recommandé ou le prendrez-vous en venant à
Evreux ? De toute façon je le tiens à votre disposition si vous
venez le chercher. Pauvre chou, si vous pouviez venir le
chercher, je serais enchanté mais hélas cela ne dépend pas de
moi.
Zaby se maintient assez faiblement. Je ne sais pas ce
qu’elle a. C’est essentiellement nerveux. Elle est d’ailleurs très
fatiguée et au fond je crois qu’il aurait été plus raisonnable
qu’elle ne vienne pas. Elle était trop fatiguée. J’espère qu’elle
acceptera demain et après-demain de se reposer complètement
et de rester couchée mais avec elle ?
Et vous, mon chou, votre œil vous fait-il encore mal,
et votre dos, et votre ventre, et votre tête ? On croirait que je
m’adresse à une loque humaine, pauvre chou que j’aime
j’aime j’aime.
Hier nous sommes allés à Coutainville visiter les
propriétés de mon capitaliste de frère. 3 hommes, 2 vélos, on
alternait pieds et bicyclette et nous avons mis 1h30 pour 12
bons kms. Le soir, nous avons laissé Georges-Claude à
Coutainville avec Bernard qui y était à demeure car nous
sommes allés faire un tour de barque et avons raté le car de
5h30. Aussi Alain et moi sommes rentrés en vélo.
Ce matin, nous devions y retourner mais un des vélos
était en panne, l’axe des roues avant en trois morceaux. On en
a trouvé un, heureusement et j’ai fini de le poser à midi juste,
alors nous avons dîné et cet après-midi il a crachiné, alors
nous sommes restés à Coutances. Georges-Claude est rentré ce
soir par le car.
104
10h30, tout dort autour de moi et je vais les rejoindre
dans les bras de Morphée. Bonne nuit, je vous embrasse.
Vendredi
Il est l’heure de la levée, je vous embrasse comme je
vous aime c’est-à-dire beaucoup beaucoup beaucoup.
Votre Pierre
Paris, jeudi matin
9h dans le petit jardin de la tour Saint-Jacques.
Le jardin est tranquille mais autour quel va et vient.
Les Halles finissent à peine et Paris entre en ébullition.
Je suis à la porte de chez moi, ils démolissent encore
un bout de mur, alors la poussière m’a chassé. Enfin ils
reboucheront cela ce soir ou demain j’espère.
Actuellement j’ai deux occupations : je travaille et je
pense à ma Guite. Le reste est bien peu de chose. J’aimerais
mieux ne faire que la seconde mais j’ai un petit reste de raison
qui me fait travailler. Ma chérie chérie, je vous aime de tout
mon cœur. Hier nous étions ensemble et demain nous y serons
encore. Et bientôt nous ferons ensemble une retraite épatante
et dans…..nous serons ensemble pour toujours. Nous avons
encore une belle perspective et nous n’avons je crois pas le
droit de nous plaindre, il y a tellement de gens plus
malheureux que nous.
Je sens quelque chose en moi de serré encore,
mais en même temps je sens combien je vous aime et tout
ce que l’avenir nous réserve de joie et de bonheur. D’un
côté je suis tout chose d’une séparation que j’accepte et
que j’offre ; d’un autre côté je suis tout heureux de ce feu
ardent que je sens en moi, c’est ma Guite qui est là. La
105
chanson à Ursule7, si idiote qu’elle soit, n’est pas si…
non au fond, ce n’est pas un feu, c’est une emprise, une
possession. Un feu, si on ne l’alimente pas, meurt ; je
crois que l’amour ne peut pas mourir. Il peut, peut-être,
se transformer en haine mais je crois qu’il ne peut
disparaître. Dieu a créé l’amour pour durer toute
l’éternité et je crois que l’homme aura beau faire et se
démener, il ne peut pas se débarrasser de ce caractère
éternel de l’amour.
En tous cas, pour nous ce problème n’a aucun
intérêt puisque nous nous aimons pour toujours toujours
toujours.
Et je vous embrasse comme je vous aime c’est-à-
dire un embrassement qui dure toujours toujours
toujours.
Votre petit Pierre chéri.
Pierre
Mercredi 27 novembre
Ma Guite chérie,
Je vous envoie un petit roman que j’ai lu l’autre
jour et que je vous recopie. J’ai trouvé qu’il s’appliquait
très bien à vous et je pense que l’auteur vous a connue
autrefois.
7 Chanson de Fernandel dont le refrain est :
« Oh U! Oh Ursule! Pour toi d'amour mon cœur brûle Il faudrait, il faudrait une pompe à vapeur Pour éteindre le feu qui consume mon cœur »
106
Pourquoi « si j’étais à vous pour toujours », est-
ce que vous ne l’êtes pas ? Est-ce que votre parole et la
mienne n’ont plus de valeur ? Vilaine petite peste, je ne
vous lâcherai pas de sitôt !
« Est-ce que je peux tout vous dire ? » : depuis que nous
sommes fiancés, c’est bien la 10ème
fois que je vous
donne libéralement cette permission et j’espère que
demain vous m’aurez écrit de quoi il retourne.
Maintenant que vous m’avez piqué au vif, j’ai le droit
d’avoir une explication ou bien alors je serai fondé à faire
les pires suppositions et muni de cette lettre à vous
« trainer devant les tribunaux ». Ah ! Non, zut ! On n’est
pas mariés alors je ne peux pas vous mener au tribunal.
Je voudrais bien vous « éclairer » mais les
dossiers sont un peu vagues et, comme vous dites, je n’ai
pas l’essentiel. Enfin je vais aller chez le commissaire
faire une déclaration d’autorisation pour que vous
puissiez m’écrire de quoi il retourne.
Lundi soir, je suis allé chez Albert qui était seul.
Zézette est à Evreux. J’y suis retourné hier en sortant de
l’hôpital avec ce qu’il me fallait pour travailler et je n’ai
eu votre lettre qu’hier soir en rentrant.
L’Enigme
Roman
Il était une fois une petite fille, qui vivait
tranquille chez ses parents. Elle avait de beaux cheveux
blonds, de grands yeux profonds où miroitaient la
franchise et….l’amour. Sa sensibilité était profonde, très
profonde, et le jour où elle rencontra l’amour, pour elle la
107
fin du monde était arrivée, sa vie était changée, l’avenir
riant et le passé bien loin. Tout son Romantisme naturel
puisque libéré pouvait se donner libre cours. Et les rêves
à deux, puis avec une petite famille, se pressaient et
s’enchevêtraient dans son imagination féconde.
Le « Toi » aimé était flanqué de toutes les qualités
présentes ou à venir, car s’il ne les avait pas encore
toutes, du moins elle était sûre qu’elles viendraient un
jour. S’appuyant l’un sur l’autre, ils monteraient toujours
pour devenir le ménage parfait. L’attente obligatoire,
imposée par les études, était voilée, éclipsée par l’éclat
du feu nouveau, chaque jour plus ardent.
Ils se voyaient de temps en temps, aux vacances,
mais le rythme exigé par un amour dévorant s’accélérait
chaque jour, et l’attente devint insupportable à l’un
comme à l’autre. Ils s’écrivaient des lettres éperdues et
qui satisfaisaient de moins en moins un besoin d’union
qu’exagérait encore une séparation plus ou moins bien
acceptée.
L’Inévitable arrive, notre petite amie vivait de son
amour dans un monde auquel elle tenait de moins en
moins. Son état psychologique d’amoureuse faisait vivre
son esprit dans un monde fictif où son amour était le
maître incontesté tandis que son corps se débattait sur la
Terre. L’Entente entre le corps et l’âme, qui réalise un
équilibre stable, était rompue, et l’équilibre
concurremment détruit. La dissociation théorique
s’accompagnait d’une dissociation pratique, et notre
malade d’amour présentait physiquement un certain
nombre de symptômes, parmi lesquels je citerai : un mal
particulier à se lever le matin, un manque d’entrain qui
108
freinait sa vivacité naturelle, une humeur irrégulière, j’en
passe et des meilleures.
Son âme, irritée d’une désobéissance du corps,
désobéissance qu’elle se sentait incapable de maîtriser
immédiatement du fait de la dissociation signalée plus
haut, s’énervait et vous imaginez vous-même le cafard
qui s’en suivit.
Le cafard, c’est la décrépitude de l’esprit qui
devient incapable de juger, prend le bien pour le mal et
parfois le mal pour le bien, s’exagère la moindre
difficulté. Ainsi n’est-il pas rare de voir les cafardeux
s’accuser des plus grandes fautes.
Un soir de cafard, notre petite fille écrivait à son
doux ami : « Je voudrais vous dire des tas de choses mais
je n’ose pas. (…) Cela m’aiderait pourtant. » ; « Je me
demande si je peux » ; « Je ne suis pas chic. » ; « Je
n’oserai plus vous regarder en face » ; « J’ai peur de
vous faire de la peine » ; « vous me croyez meilleure que
je ne suis » ; « je voudrais être très très loyale envers
vous ».
Vous attendez un indice au moins, peut-être deux. Eh
bien vous serez déçus, il n’y a rien qu’une mise en page
importante, vous lisez avec inquiétude, vous dévorez
fiévreusement le reste de la lettre, mais non ! L’Esprit ne
commande plus le corps ! Le respect humain l’a emporté,
l’esprit apeuré, mais le corps, la main du corps, a refusé
de transcrire.
Et si je ne vous avais pas expliqué, cher lecteur ou
lectrice, la raison de cet acte, vous pourriez attendre un
dénouement de Roman Policier. Une fuite. Une
disparition de l’amante au grand désespoir de l’amant qui
se jette à la Seine.
109
Mais non ! Tout cela n’est que du bluff, car nos
héros sont chrétiens, et le dénouement est tout autre.
L’amant qui connaissait l’amante au profond
d’elle-même, et pas comme ces zéros du roman policier,
a vu dans ce désarroi une preuve de confiance et un
sursaut d’amour. Il enrage de ne pouvoir prendre la tête
chérie contre son sein généreux mais offre cette nouvelle
déception pour sa Guite chérie.
Le nom m’a échappé, vous savez maintenant le
nom de l’héroïne et je serais indiscret de continuer.
Lui
NB. : Ils seront mariés, seront très heureux et auront
beaucoup d’enfants comme dans tout roman digne de ce
nom.
Copyright by Davy et Cie
Il y a combien de jeunes filles qui ont rêvé en lisant un
roman et qui ont désiré en vivre un ! Et il y en a combien
qui l’on vécu effectivement !
3 décembre 1946
Guite chérie,
Dimanche
« On ne s’aime jamais comme dans les histoires.
S’aimer c’est lutter constamment contre des milliers de forces
cachées qui viennent de nous ou du monde. » Jean Anouilh
110
Mardi
Je continue sur cette feuille où j’avais marqué une
citation du Carnet de la JEC. Il y en a de pas mal.
Je voulais commencer par vous envoyer des tickets de
savon. Vous en avez sûrement dépensé pour votre
dernière lettre. Et justement je n’en dépense pas, je meurs
d’envie d’être pouilleux. Je me vois très bien faisant les
poubelles ou raclant les ruisseaux. Quel dommage que
vous ne vouliez pas partager une aussi belle existence.
Vous êtes une bourgeoise finie.
Mais vous avez raison, ça fait du bien d’être
secoué de temps en temps. Je vous ai dit souvent de le
faire. « Tout vient à point à qui sait attendre » et c’est
venu. Je vous remercie, je ressens une peine que je crois
salutaire après avoir lu et relu votre lettre. J’aime bien
mieux ça qu’une lettre où vous répétez 36 fois « je vous
aime » parce que ça prouve que notre amour est capable
de résister aux petites intempéries inévitables.
Je voudrais que mon « optimisme béat » ou mon
« je m’enf…tisme » ne minimise pas trop les effets de
cette lettre.
Trop dure ! Non, je ne vois pas de dureté là-
dedans – je n’y vois que de l’amour. (…)
111
1947
Paris, vendredi midi, 3 janvier 1947
Guite chérie,
Si on avait su, j’aurais pu vous attendre car mon
train est parti seulement à 6h50 c’est-à-dire à l’heure du
vôtre.
Il y avait une quantité de soldats de camp
d’aviation qui embarquaient et ils étaient en retard.
L’exactitude militaire. Avec ce brouillard en plus de la
nuit, je n’ai pas pu vous revoir et je n’osais pas laisser
mon jambon tout seul. Il attend paisiblement que je le
porte chez son destinataire.
Mon voyage fut allongé de 25 minutes environ
par l’attente du départ. Et il ne faisait franchement pas
chaud. J’espère que vous êtes chauffés dans votre train !
Je vous aime, ma chérie, et je suis relativement
gai malgré cette nouvelle séparation. Nous nous sommes
quittés avec un grand espoir et une plus complète
confiance dans l’avenir. Il y a de quoi être gai
complètement et pourtant, un petit moment, ça me serrait
mais j’ai vite rétabli la situation.
Non, vraiment, je ne suis pas comme les autres
fois. D’habitude nous nous quittons comme des chiens
battus, avec une attitude passive et démoralisatrice
devant la catastrophe tandis que cette fois j’ai une
impression de puissance, de dynamisme. Nous avons une
attitude active et conquérante qui engendre la joie et le
bonheur. Oui, la vie est à ceux qui savent vouloir. Ceux
112
qui savent vouloir se lever le matin, se quitter sans
chagrin … et vaincre toutes leurs tendances mauvaises.
Nous serons de ceux-là, n’est-ce pas. Ensemble
tout est possible, nous nous transformerons. « Avec notre
ferraille nous forgerons l’acier victorieux. »
Alors en avant, jeunes joyeux actifs conquérants.
Dimanche 5 janvier 1947, 3h30
Guite chérie,
Ah ! Ça va mieux que la lettre précédente que je
viens d’écrire. J’écrivais aux tantes pour le nouvel an et
je n’avais rien de sensationnel à raconter ! J’en ai mis 4
pages quand même mais j’y ai mis le temps.
Heureusement qu’avec vous cela glisse tout seul. Bon !!
Il ne fait pas très chaud et mon âme s’en ressent. Chérie,
chérie, il y a mon cœur qui fonctionne comme une
chaudière de chauffage central.
Si vous êtes en verve, vous devriez mettre un petit
mot aux tantes, elles seraient très flattées, mais ce n’est
pas indispensable et si cela vous embête trop, ne le faites
pas.
Je suppose que les convenances exigent que
j’écrive à vos parents mais… je ne sais pas quoi dire.
Faites-moi un brouillon.
L’autre soir je suis allé porter votre petit paquet
Bd de la Motte-Picquet. J’ai vu Monique, sa mère, sa fille
et son fils. Michel vous réglera par CCP. J’ai laissé le n°
et le prix etc. Alors je transmets tous les remerciements à
qui de droit.
113
Hier, je suis allé comme d’habitude à l’hôpital et
l’après-midi je suis allé à la fac pour le cours de 2h mais
ces messieurs prolongent leurs vacances, alors pas de
cours. Je suis alors rentré chez moi pour avoir une lettre
mais il n’y en avait pas. La poste est évidemment
surchargée de travail et c’est la mauvaise période pour les
amoureux. Le soir, je suis allé présenter mes vœux à mon
cousin André Piquois et j’y ai fait un dîner succulent.
Potage, rillettes, rôti de porc, pommes sautées au beurre,
salade, fruits, 2 mokas, thé, rhum, Calvados vieux, le tout
arrosé d’un Bordeaux généreux. Je vous mets l’eau à la
bouche pour quand vous viendrez car vous êtes invitée la
prochaine fois que vous viendrez à Paris. Je vous
surveillerai sans quoi vous risqueriez de partir sur la tête.
Ce midi, j’ai mangé chez moi car mon oncle
Gustave n’était pas chez lui, alors je me suis cassé le nez
sur sa porte.
Je suis passé chez mon boucher et j’ai mangé un
repas à ma façon. Pâtes, beefsteak et 2 crêpes. Je n’avais
pas de pain car je n’ai pas apporté de tickets, je devais en
prendre chez Tonton Gustave ce midi. Il est parti faire un
remplacement du côté de Grenelle. Ce soir, je vais
m’inviter chez Jean mais auparavant il faut que je porte
cette lettre à Saint-Lazare. Voilà 20 Frs de métro dans
une journée ! Ce n’est pas drôle de vivre à Paris.
J’avais l’intention d’écrire aussi aux filles mais je n’ai
pas le temps, ce sera pour plus tard, une fois de plus. Ma
Guite passe bien avant elles, n’est-ce pas.
Ce matin je suis allé à la messe de 11h et pour
cela je me suis réveillé vers 11h. Mon réveil disait 11h
mais l’exactitude n’est pas son fort. Je suis arrivé un peu
avant l’Epître. Je m’étais réveillé vers 8h30 mais j’ai
114
profité qu’il n’y a pas d’hôpital le dimanche. C’est bien
commode maintenant qu’on donne la Communion à
toutes les messes. Et je commence à être un habitué de
cette messe.
Demain je commence mon nouveau métier.
J’espère que cela rendra et que… vous devinez la suite.
Ce serait quand même épatant. On aurait attendu un
temps raisonnable.
Est-ce que vous avez été une bonne fille
courageuse, gaie et vivante. J’espère que oui, ma chérie
chérie que j’aime. Je voudrais que vous soyez toujours
toujours gaie et heureuse, comme cela on aura un foyer
épatant. En attendant, je vous aime et je vous embrasse
de tout mon cœur.
Votre Pierre.
Mardi 7 janvier 1947
Guite chérie,
Je suis un très très vilain petit voyou car ce matin
je ne suis pas allé à la messe. Mon réveil a sonné un peu
en avance, alors pour ne pas me rendormir, et tout en me
faisant de beaux raisonnements, j’ai allumé mais aussitôt
après il y a eu la panne et je me suis réveillé à 9h moins
le quart si bien que j’étais même un peu en retard à
l’hôpital, d’autant plus que sur la ligne 75 il n’y a pas
d’autobus très fréquemment. Le métro ne va pas plus vite
car c’est la ligne Chatelet-Lilas ou bien alors descendre à
Gare de l’Est mais on met plus longtemps je crois. (…)
Enfin le fait est là, je suis encore paresseux et
mon expérience montre que de beaux projets et de beaux
115
raisonnements ne suffisent pas. Il faut un geste presque
héroïque sans quoi notre « école de la volonté » risque
d’aller à vau-l’eau. Aussi, demain je suis fermement
résolu à obtempérer au signal de mon réveil, même s’il
sonne un quart d’heure trop tôt, parce que j’ai besoin de
me retremper dans le Christ et par lui de vous retrouver.
Hier j’ai fait mes premières armes de voyageur de
commerce. C’est bizarre, avec ces gens que je ne connais
pas, je ne suis pas trop timide. Jusqu’ici les résultats ne
sont pas sensationnels. Enfin un peu de foi et on soulève
les montagnes. Si ce n’est pas cela, ce sera autre chose
mais nous nous marierons bientôt.
J’avais deux lettres hier ! La Poste ne fonctionne
pas si mal pour un 6 janvier, alors quand on nous dit que
la France est pourrie, il faut rire au nez de ces
pessimistes. (…)
Je crois aussi que c’est parce que nous avons fait
miroiter l’espoir de se marier bientôt que les derniers
moments ont été ce qu’ils ont été mais si je n’en ai pas
systématiquement parlé les autres fois c’est parce que
c’est dangereux pour des gens nerveux. Si on s’habitue à
la pensée de se marier en septembre et qu’après on ne
puisse pas pour une raison ou pour une autre, vous
imaginez la déception et l’état dans lequel ça vous
mettrait, ça nous mettrait même, parce que si je suis
moins nerveux que vous, le choc serait quand même
violent. Alors il faut jouir de cet espoir mais sans s’y
adonner trop tant qu’il reste problématique. Or vous
savez qu’il y a encore bien des problèmes à résoudre
d’ici là. Mais, en même temps, cet espoir n’est pas inutile
car il nous stimule certainement. En attendant je vous
116
aime, parce que vous êtes une petite fille joyeuse et que
cette jeune fille joyeuse est justement ma Guite, celle qui
sera ma petite femme pour toujours, qui devra me
soutenir de temps en temps et partager toutes les joies et
toutes les peines, tous les espoirs et toutes les
désillusions, c’est-à-dire tous les événements qui rompent
et qui forment en même temps le train-train de la vie. Or
chacun de ces événements, quand il est vécu et partagé
avec un être aimé, nous unit davantage à cet être si bien
qu’on sera toujours plus « un » jusqu’au jour où nous
serons un pour l’éternité. (…)
Votre Pierre chéri.
Mercredi 15 janvier 1947
Guite chérie,
Mon état d’âme. Eh bien je suis un peu débordé.
Je sens que j’ai un travail fou et j’ai l’impression de ne
pas avancer vite. Pourtant je vais aux cours et entre, je
travaille à la bibli. Le soir je travaille encore de 9 à 12 au
moins mais la qualité doit être médiocre parce que j’ai
cette impression de patinage. Pourtant il faut, si je veux
une bourse, et je le veux, il faut que j’aie de bonnes notes
à l’examen. A l’hôpital c’est un peu pareil, mais tout le
monde en est là car personne n’a encore fait de dermato.
Et puis il n’y a rien de bien précis. Il n’y a pas beaucoup
de signes certains et celui qui n’est pas spécialisé doit
toujours nager.
Un peu avant ma philo j’avais lu un truc qui
disait : « Si en sortant de philo tu te poses des problèmes
117
c’est que tu as fait une bonne année ; si tu sors de philo
en ayant résolu des problèmes, tu as perdu ton temps. »
Je crois que la dermato c’est un peu cela. Il y a
évidemment des exceptions qui confirment la règle.
Au fond si, je sais ce qui me déborde, c’est ce
qu’on espère, c’est de se marier. Cela pose tellement de
problèmes qui sont difficiles à résoudre. Et pourtant nous
le voulons. Quand j’entends dire qu’un tel attend un
appartement pour se marier, ça me fait un petit coup. Et
quand je sors mon portefeuille pour n’importe quelle
dépense je me dis : ce qu’il en faut ! Quand je travaille
ici, j’ai toujours plus ou moins cela derrière la tête et…
Non, je crois que la solution ne vient pas tant de nous que
de Dieu. Il faut avoir une grande confiance et je n’ai pas
du tout de mal à me priver de votre visite parce que j’ai
l’impression que notre sacrifice nous rapproche l’un de
l’autre. C’est en fonction de ces sacrifices que le Bon
Dieu nous unira en septembre ou qu’il ne fera pas
attendre encore.
Les gens diront : ils ont de la veine d’avoir trouvé
à se loger, et nous dirons merci mon Dieu qui nous avez
exaucés mais il ne nous exaucera que dans la mesure où
nous le mériterons. Au fond je ne vois pas de solution
humaine directe. Il doit y avoir dans cette sorte de
découragement une part de désillusion. Au fond je me
croyais déjà riche avec mon journal et mon internat ;
alors cela me donne sans doute un peu de spleen. Nous
sommes toujours pareils, vous voyez, on est bien faits
l’un pour l’autre.
Ce soir je vais aller à Franconville. Zézette est à
Evreux et je devais aller tenir compagnie à Albert. Il m’a
mis un mot lundi et je l’ai trouvé à 9h le soir en rentrant,
118
et hier je ne pouvais pas y aller car je suis allé faire une
petite séance d’affichage. Cela me gêne un peu de vous
dire cela parce que je vois votre réaction. « Peuh ! Ça ne
sert à rien. Je n’y crois pas au fond ! Toutes vos
histoires… » Voilà ce que me dit Guite. Or moi j’y crois,
j’y crois énormément et je considère cela comme un
devoir.
Si je n’avais pas Marguerite avec moi je n’aurais
pas hésité une seconde à m’engager pour l’Indochine au
mois de décembre quand il y a eu de la bagarre. J’ai
l’impression que vous vous seriez dit la même chose
« Peuh ! Babiole. Au fond je n’y crois pas à vos
histoires. »
Il y a des gens qui savent ne pas rendre leur vie
monotone. Pour cela ils sortent d’eux-mêmes. Je ne sais
pas ce qu’ils feraient dans votre cas mais vous le
trouverez peut-être.
Bien sûr vous avez quelque chose à faire toujours
mais il n’y a que les gens qui ont trop à faire qui sont
occupés. Toutes les vieilles filles ont des tas
d’occupations à faire parce qu’elles n’ont rien à faire et
qu’elles attribuent beaucoup d’importance à des tas de
babioles, ce qui fait rire le monde, et c’est cela qui les
différencie du monde. Bien sûr je ne vous compare pas à
une vieille fille, je veux simplement vous dire que moins
on a de choses à faire et plus on en a. C’est pendant les
vacances que j’ai le plus de choses à faire et je n’en fais
aucune.
Je vous quitte, ma chérie, en vous embrassant
bien fort comme je vous aime.
Pierre
119
Paris, le vendredi 19 janvier 1947
Ma Guite chérie,
4h, une petite chambre sombre
Un homme assis écrit…
Un réveil fait tic tac
C’est l’hiver.
Voilà qui est digne d’un poète moderne et quel
Roman à écrire ! Un jeune amoureux vit à Paris loin de
sa fiancée. Ils n’ont pas le sou, alors ils ne peuvent se
marier. Oh ! Mais c’est vrai qu’on en a déjà parlé du
Roman à écrire. Quand on en lit un bien, on a envie de le
vivre et quand on le vit, on a hâte qu’il soit fini. Mais
celui-ci finira, Dire merci, et il finira bien. « Ils furent
heureux et eurent beaucoup d’enfants. »
Et puis ils ne sont pas à plaindre parce qu’ils se
retrouvent quatre fois par semaine tandis que de
nombreux incroyants qui sont séparés tout pareil n’ont
pas cette ressource supérieure, ressource a même un petit
sens péjoratif qui ne me convient qu’à moitié car qui, en
la matière, dit ressource sous-entend « pis-aller » (je ne
sais si ce terme est familial ou général) Or, les joies de
l’union dans le Christ sont un idéal et non un pis-aller.
Et puis je ne les plains pas nos deux jeunes
premiers parce qu’ils sont à l’école de la formation. On
n’est heureux que quand on a conquis son bonheur en
mangeant de la vache enragée pendant un certain temps.
Certains jours mes châteaux en Espagne de
jeunesse étaient bizarres. Alors que ceux de beaucoup de
120
gens sont d’être riches etc., j’ai souvent rêvé d’être
pauvre domestique d’un maître hargneux ou des choses
équivalentes. C’est une vocation bizarre, n’est-ce pas.
Naturellement, comme tout orgueilleux qui se respecte,
j’avais le beau rôle parce que je subissais les injustices
sans rien dire. Hélas ! C’est bien loin de la réalité et si je
m’étais trouvé dans cette situation, je crois bien que
j’aurais réagi tout différemment. Je crois qu’il y a là
simplement un besoin de sacrifice. Vous m’avez dit déjà
que vous sentiez de temps en temps un besoin, analogue,
de sacrifice. C’est bizarre que lorsqu’il se présente on a
souvent beaucoup moins d’entrain à le supporter. Si,
pourtant, je crois que le dernier a été très bien accepté
mais nous avions une aide pour ce faire.
D’ailleurs le sacrifice le plus difficile ce n’est pas
un grand coup de temps en temps mais celui qui n’est
presque rien à faire par soi-même mais devient énorme
par sa répétition. Au fond c’est l’habitude du sacrifice,
c’est toujours pareille école de volonté.
Je ne sais pas pourquoi je pense à cela mais
puisque j’y pense au moment de vous écrire, je vous
l’écris, ça n’est d’ailleurs pas très bien ordonné.
D’ailleurs qu’est-ce que j’ai à dire d’autre que ce
que je pense ? Ce que je fais est réduit ou du moins, si ce
n’est pas réduit, c’est peu varié. Entre l’hôpital le matin
et travailler à la bibli ou chez moi il n’y a pas grande
variété.
Il faudra qu’on sache d’avance quand vous
viendrez pour que je puisse prendre des places dans un
concert ou un théâtre quelconque. Concert romantique
s’il y en a ou Wagner.
121
Je n’ai pas pensé à vous dire que vous êtes reine.
Car je suis roi. On a tiré les rois lundi à Franconville et
vous êtes reine. Je vous félicite de cet heureux événement
et quand je serai riche, je vous paierai une couronne en
or.
J’avais aussi des vœux à vous transmettre de la
part de plusieurs personnes mais je ne sais plus très bien
qui. Et des remerciements de la part de Jeanne. Les gants
sont ric rac et il ne pourra pas les mettre bien longtemps.
Il les a déjà mis pour sortir l’autre jour, petite promenade
dominicale entre Papa et Maman.
Je vous embrasse dans le petit cou de tout tout
mon cœur. Je vous aime.
Pierre.
Vendredi soir
Je suis sidéré. Comment avez-vous lu ma lettre ?
A la lumière d’une chandelle, et assise sur une pierre en
bois. Où Diable êtes-vous allée chercher que je vous
trouvais nouille. Je vous ai écrit au fil de la plume, aussi
je ne sais plus ce que j’ai mis mais je n’ai jamais pensé
que vous fussiez nouille et je ne sais pas comment vous
avez pu penser cela. Quand j’ai lu au début de votre lettre
« ma réaction a été une crise de larmes », j’ai bien
cherché ce qui l’avait provoqué et quand j’ai lu la raison
de cette chose et bien, je n’ai pas compris, même
maintenant après 2h30 de recul. Je ne comprends pas.
J’ai le cœur lourd des gens qui ne pleurent pas
facilement, je voudrais vous serrer bien fort sur moi pour
vous montrer ma vraie pensée et pour consoler ce chagrin
dont la raison m’échappe. Je ne croyais pas vous avoir dit
122
quelque chose de méchant et je pense que c’est un
malentendu ou plutôt mal écrit parce qu’hélas je pourrais
crier de toute ma voix que vous ne m’entendriez pas.
Pauvre chou. Je vous aime bien bien. Enfin, les larmes
nous rapprocheront. Vous vous rappelez, les rares fois où
on a pleuré ensemble ont toujours amené après une
période plus intime.
Voyons le corps du délit : si d’abord se marier
n’est pas aussi compliqué que cela, et j’ai bon espoir. Sur
ce point je reconnais mes torts, même avant votre lettre je
les avais reconnus. Je devais avoir le cafard en vous
écrivant. (…)
Il n’est pas question de vous laisser derrière, mon
chou, parce que vous n’y êtes pas. Nous ne faisons qu’un,
nous sommes ensemble et solidairement responsables de
nous deux.
Est-ce que c’est ce passage qui vous a fait
pleurer ? En tous cas vous ne le comprenez pas avec le
sens que moi je lui donne. Vous considérez cela comme
une attrapade alors qu’il ne comporte pas le plus léger
reproche. (…)
C’est votre dernière lettre qui me disait que votre
vie était monotone entre vos lectures… Et vous sembliez
déplorer cette monotonie. Il est donc naturel que vous
essayiez de rompre cette monotonie car un saint triste est
un triste saint, et la monotonie est une source de maladie
chez les jeunes filles. Par conséquent, vous devez essayer
d’être toujours gaie et vous y étiez résolue ces jours
derniers.
Or il y a des gens gais sur terre. Vous le savez
aussi bien que moi, ces gens gais je ne sais pas comment
ils font mais ils sont gais et leur vie n’est pas monotone.
123
Les gens qui sont toujours gais, quand ils sont loin de
leur bon ami Pierre, arrivent à être gais quand même. Je
ne sais pas où ils prennent leur gaieté ! Voilà, je crois, la
même chose dite sous une autre forme. Mais qu’est-ce
que cela a de triste ? Je ne vois pas ce qui peut déclencher
une crise de larmes ! Je vous conseille de prendre modèle
sur les gens gais et vous pleurez, alors je ne comprends
plus !
Vous êtes habituée, petite mâtine, à ce que ce soit
moi qui travaille, qui pense et qui dise : « Faites ceci,
faites cela ». Alors comme je ne vous ai pas mis la recette
de cuisine habituelle, vous croyez que je ne veux pas
vous la dire ! Simplement je ne la connais pas, je ne sais
même pas s’il y a une recette ou si c’est un état d’âme qui
est expansif. Sur le moment je croyais sans doute que
c’est en sortant de soi-même et, au fond, je le crois
encore qu’on peut être gai, parce qu’en sortant de soi on
change son état d’âme. Vous me disiez au début de cette
lettre : « Je me suis levée tôt (traduisez : j’ai fait un
effort ou, ce qui revient au même, je suis sortie de moi-
même) et je me sentais plus gaie, plus heureuse ».
C’est au fond le même train-train que dans nos
lettres précédentes, dit d’une façon différente et qui, nous
l’avons vu, doit être moins heureuse.
Vous soulignez « je ne sais pas ce qu’ils feraient dans
votre cas, vous le trouverez peut-être ». Puisque je ne le
sais pas, comment pourrai-je vous le dire ? Nous
cherchons quelque chose, moi je ne le trouve pas, eh bien
je souhaite que vous le trouviez ! J’ai beau me creuser la
tête, je ne vois aucune difficulté d’interprétation !
124
Vous deviez avoir mangé des cailloux et être troublée par
une digestion difficile. Pauvre chou, si je vous fais
enrager, ça ne va plus marcher.
Il n’est pas question de vous laisser derrière, mon
pauvre chou, je vous l’ai déjà dit. Quant à vous traiter de
vieille fille, je ne croyais pas que ce que je disais pouvait
vous insulter du tout.
Un petit garçon qui met son doigt dans le nez, on
lui dit : « Si tu continues, ton nez va pousser et il faudra
le porter sur une brouette ». Vous êtes le petit garçon et la
vieille fille, c’est le nez sur la brouette. Est-ce clair !
Vous aviez vraiment les idées noires ou alors je
m’exprime comme un manche à balai. Comment pouvez-
vous penser que je n’ai pas envie de vous voir ! Vous
savez bien ce que j’en pense, vilaine fille, et je crois que
ce n’est pas la peine de vous répondre, d’autant qu’il est
8h10 et que je dois porter cette lettre à Saint-Lazare tout
à l’heure. Mon restaurant va être fermé, alors je me
dépêche de vous embrasser, vilaine fille aux idées noires.
Et tâchez de ne plus penser d’aussi vilaines choses de
votre Pierre qui vous aime beaucoup beaucoup et sera
très heureux, quoi que vous puissiez en penser, le jour où
vous viendrez le voir à Paris.
Les dernières lignes sont écrites dans le métro
alors !!! Je vous embrasse mon chou chéri beaucoup
beaucoup comme je vous aime.
Pierre
125
Mercredi 5 février 1947
Petite Guite chérie,
Alors comme cela vous êtes déçue par ma lettre
de l’autre jour parce qu’il n’y avait pas chérie à chaque
ligne. Je vous ai dit déjà souvent pourtant que j’avais
horreur de ce mot-là. De deux choses l’une, ou je
l’emploie sans y penser avec vous sans y attribuer de
valeur ou bien je le mets à contrecœur parce qu’il ne
traduit pas ma pensée. Je ne peux pas employer le même
mot en vous parlant à vous alors que je l’entends
employer à toutes les sauces par des gens qui ne s’aiment
absolument pas. Les femmes qui font le trottoir n’ont
qu’un mot à la bouche « chéri ». Est-ce que vous pouvez
comparer notre amour au mobile qui fait agir ces
femmes-là ? Et pourtant, à d’autres moments, ma chérie
c’est ma chérie. Et c’est ma Guite à moi. Si, au fond, ce
terme garde sa valeur dans l’intimité ; alors là, ma chérie,
oui, c’est vraiment ce que j’ai de plus cher, mais dès qu’il
y a un tiers, quel qu’il soit, rien que d’entendre ce mot,
cela me fait mal. C’est probablement parce que je ne suis
pas expansif. Les sentiments les plus intimes, cela
s’exprime seul à seul avec celui ou celle qu’on aime. Et
ce qui me gêne c’est en employant ce mot en public de
dévoiler tout le fond de mon âme, preuve justement que
ce mot a une grosse grosse valeur puisque rien que de le
dire, cela traduit toute mon âme.
Ma petite Guite, je vous aime beaucoup beaucoup
et j’espère que vous viendrez bientôt, les Rameaux étant
le 30, le milieu du trimestre c’est le 14, donc le 14 devrait
être le milieu de votre séjour à Paris.
126
Paris, samedi 8 février 1947
Ma Guite chérie,
Pauvre chou, je sais bien que vous avez été
frustrée d’une lettre et j’avais l’intention de vous écrire
jeudi mais je n’ai pas eu le temps. Je prends du retard
chaque jour, alors il n’y a pas de solution possible ! Je
voulais vous écrire mais mercredi soir, je me suis couché
à 2h du matin, alors si je vous avais écrit, cela aurait fait
3h, et je ne pouvais pas jeudi matin. Je ne suis pas allé à
l’hôpital parce que je ne savais pas l’heure, ma montre
est détraquée et 35h par jour environ. Et mon réveil
n’était pas remonté. J’en ai profité pour me laver trois
paires de chaussettes parce que je n’en ai plus et j’aurais
dû aller nu-pieds. J’ai dû écrire à Evreux pour renvoyer
des cartes d’alimentation qu’ils me demandaient et à
Coutances parce que j’ai reçu au début du mois deux
paquets pour lesquels je n’avais pas remercié encore…
faute de temps.
Demain dimanche, la levée est de bonne heure et
je ne vais pas mettre cette lettre ce soir. Pendant les
vacances de Pâques j’écrirai une dizaine de lettres
d’avance, comme cela, quand je serai trop en retard, je
n’aurai que des mots d’actualité à ajouter au bout.
Il paraît que j’écris mal, c’est Papa qui m’a écrit
cela. C’est normal : j’écris trop. Cela me fait mal dans le
bras. L’autre jour où j’avais séché le cours de l’hôpital
j’avais écrit 30 pages dans la journée. Après il reste à les
apprendre. Albert aurait dû se mettre papetier et non pas
horloger, j’aurais dévalisé sa boutique.
127
Votre lettre de ce matin me confond. Je regrette
bien de vous mettre dans cet état par mes irrégularités
épistolaires. Vous avez l’air de croire que j’ai arrangé un
« système » pour ne vous écrire que 3 fois cette semaine,
comme si c’était exprès et prémédité. Vous êtes une
vilaine fille et je ne vous aime pas quand vous êtes
nerveuse. J’aime beaucoup les gens qui savent se
dominer et rester maîtres d’eux-mêmes.
Quand vous me dites que j’ai mon compte, c’est
une erreur. Quatre lettres par semaine, cela ne me suffit
absolument pas et pour que j’aie mon compte, il me faut
la fille qui les écrit pour toujours toujours. Et tant que je
ne l’aurai pas, je serai insatisfait. Et même quand je
l’aurai, ma Guite chérie, il faudra qu’elle ne soit pas
nerveuse, sans cela je la calmerai avec un seau d’eau. Et
pas avec un sot, ni avec un sceau municipal. C’est très
mal d’être nerveuse comme cela et je fais les gros yeux.
Vous avez l’air de vous complaire dans votre
nervosité. « Eh bien, je suis nerveuse comme je suis
blonde ou comme j’ai du poil aux pattes ». Mais je ne
suis pas du tout de cet avis-là. Et quand vous vous jetez
sur le facteur, tâchez de ne pas le renverser ni de lui faire
mal.
Qu’est-ce que ce nouveau verbe : paiser ?
L’impératif donne Paix ! Alors je crois comprendre, et si
la séparation vous « paise » (donne la paix) alors tout est
très bien. J’ai pourtant à moitié peur en employant ce
verbe inconnu de faire un contresens.
En tous cas, comme adoration, cela se pose là ! Je
vous charrie, mon pauvre chou, et comme vous prenez
tout à la lettre, cette lettre risque de vous flanquer encore
le cafard.
128
N’ayez pas peur, ce que je dis c’est pour vous
stimuler et je vous aime bien bien. Alors confions-nous
bien de tout notre cœur au bon Jésus qui saura bien
arranger les choses si nous faisons vraiment des efforts.
Au revoir ma petite Guite chérie, je vous aime
beaucoup et j’espère que vous serez bien sage et moins
nerveuse. Moi aussi je voudrais vous avoir dans mes bras
mais pourquoi désirer ce qui est momentanément
impossible ? Au lieu de cela, pensons à autre chose et
soyons gais, toujours gais.
Si vraiment nous avions Dieu dans notre cœur
nous serions toujours gais, car Jésus c’est le bonheur
infini.
Je vous embrasse encore.
Votre Pierre chéri.
Le 11 mars 1947
Ma petite Guite chérie,
Je vous remercie de vos vœux et j’espère qu’ils
seront exaucés, à partir de maintenant lorsqu’on fait des
vœux à l’un ils s’adressent autant à l’autre, car nos vies
sont liées pour l’éternité. Et tout ce qu’on peut me
souhaiter vous touche autant que moi.
Les résultats de l’externat sont parus et
malheureusement, ou heureusement, au fond je n’en sais
rien, je ne suis pas sur la liste des élus. De Caen il y en a
3 je crois : Dupont, Dercombe (le fils du dentiste) et
Charpentier. C’est Jacques Jean qui m’a apporté cette
nouvelle, lui aussi est collé, ainsi que tous ceux que nous
connaissons et qui se présentaient, sauf un de Paris.
129
Le médecin chef m’a répondu, le nombre des
candidatures était très élevé etc. … ils ne peuvent plus
engager de personnel avant que le service soit établi
définitivement.
Pour l’histoire de l’appartement, cet espoir sera
peut-être comme le précédent, on verra bien !
Je commençais à vous écrire tout à l’heure quand
est arrivée cette visite inattendue dans ce taudis. Tout
était en l’air comme d’habitude mais c’est normal chez
un garçon vivant seul.
Il va voir le film du pèlerinage à Chartres, alors
j’irai probablement avec lui s’il y a des places
convenables à un prix accessible. On verra bien.
Ce matin, j’avais une lettre d’Evreux en plus de la
vôtre. Papa me dit : « Je suppose que Marguerite t’a
dit…. », mais elle ne m’en a pas parlé. Vous n’avez pas
été loquace sur votre voyage. Il faut que j’aie des
nouvelles par un tiers.
S’il y a -5° à Dozulé, il y a au moins 10 ou 15 au-
dessus à Paris. Il fait trop chaud et on se promène en
maillot de bain. Pas tout à fait encore mais presque, il fait
très beau, sauf qu’il a plu cette nuit et aussi, je crois, hier.
Cela fait de la gadouille pour mes chaussettes blanches.
(…)
C’est du beau de rager parce qu’on rate la messe.
Quand on va à la messe, on devrait être dans un tel état
d’esprit qu’on ne rage pas à la 1ère
occasion ! (…)
Vous avez du toupet de me demander pourquoi je
n’ai pas « assez bien » à ma colle ?
Je termine vite parce qu’il est tard et je dois porter
cette lettre pour qu’elle arrive. Je vous embrasse bien
bien fort comme je vous aime.
130
Votre Pierre chéri.
Samedi soir
Ma petite Guite chérie,
Ma fenêtre est ouverte et j’entends le fin
gazouillis ! Hélas… l’horrible charabia des gens du
quartier. Et ach ! ach ! ach !
J’entends aussi un poste TSF qui joue une
musique genre chevaux de bois. Enfin c’est le quartier
qui veut cela.
9h15 c’est une heure sympathique et la nuit
tombante sur une campagne calme, ce serait une joie !
Enfin cela viendra quand nous aurons une belle maison
au milieu d’un parc de grands noyers et châtaigniers !!
Nous passerons ce qui nous restera de soirée à prendre le
frais en nous reposant sous les châtaigniers (attention
dans la nuit on ne doit pas se mettre sous un noyer).
Nous avons encore de belles heures à vivre si
Dieu le veut. Et j’ai pensé à croire que les fiançailles sont
le plus beau temps. Le mieux, à mon avis, doit être les
premières années et au-delà de cinquante ans de mariage
quand on a la chance d’avoir une petite retraite tranquille.
Mais quoi qu’il vienne, nous serons toujours
heureux et nous chanterons par notre bonheur la gloire du
Seigneur aussi bien que le gazou que j’entends
maintenant à la place de la musique de chevaux de bois.
Cet après-midi j’ai passé une colle de TP de Méd.
Op. et j’ai attrapé un « Mal », ce qui n’a aucune
importance d’ailleurs ; ce qui importe c’est l’examen de
131
lundi. J’ai pourtant appris pas mal de choses élémentaires
ces jours-ci, il faut croire que c’est encore insuffisant.
J’étais à travailler à la bibliothèque de la fac, aussi
je ne suis pas allé à la première causerie sur le mariage.
Je suis allé à la seconde, faite par un docteur qui
« expliquait » et ses explications ne m’ont pas appris
grand-chose si ce n’est qu’il mélange centrosome et
chromosome. Vos souvenirs de philo doivent vous
permettre d’être aussi savante que lui.
Ensuite il a chanté les louanges de Mendel parce
qu’il était curé mais, en tant que Français, il aurait pu
faire mention de Wadand qui fit les mêmes découvertes
en même temps et qui a donc exactement autant de
mérite. (…)
Vendredi 25 avril 1947
Guite chérie,
Je vous répondrai un jour à la question sur la
prédestination de l’amour mais je n’ai vraiment pas eu le
temps. (…)
Oui, j’ai lu aussi il y a trois mois dans une
« presse médicale » ou autre journal de même genre un
article sur le relancement du cœur par massages etc.
C’est assez curieux en effet. Ils donnaient des statistiques
assez fortes de réussite. Il s’agissait surtout de malades
atteints de syncope en cours d’opération. J’avais lu cela à
Saint-Louis et je n’avais pas tout à fait fini l’article quand
la sonnette de fermeture m’a obligé à partir. Cela a dû
vous abasourdir car je me rappelle vous avoir dit que
132
l’âme ne quittait pas le corps immédiatement, que je ne
savais pas dans quelle mesure elle la quittait, ce qui vous
avait paru être une horreur digne d’un hérétique.
En réalité, la vie n’est pas bien définie : où
commence-t-elle ou finit-elle ? C’est une flamme, dit-on.
Où est le début et la fin d’une flamme ?
Quand on étudie les animaux inférieurs, il est très
difficile de mettre une limite. Il existe un parasite « la
mosaïque du tabac » que certains auteurs ont classé dans
les minéraux et d’autres dans les végétaux. En effet, on
peut la cristalliser, donc c’est un minéral, et n’ayant pas
été cristallisée, elle peut redevenir parasite du tabac et se
développer. Elle est un exemple parmi tant d’autres. Et la
limite entre les végétaux est encore plus floue car il y a
quantités d’organismes que l’on classe suivant les
époques en végétaux ou animaux. La plupart des
microbes en font partie. Il n’y a donc rien d’aussi
indéterminé que le début de la vie, il est normal qu’on
n’en sache pas plus long sur l’autre bout, et un auteur
dont le nom m’échappe (j’avais lu cela il y a un an peut-
être) disait : « Rien n’est plus sûr que la mort, rien n’est
plus indéterminé que le moment où elle survient ».
L’Eglise de Dieu est donc souverainement inspirée qui,
depuis longtemps, permet d’administrer 20 minutes après
la mort apparente.
Il s’agit simplement de donner une nouvelle
définition de la mort. On considérait comme absolue
l’équation : arrêt du cœur = mort. Les expériences citées
montrent non pas que l’on ressuscite mais que notre
conception de la mort est fausse. L’homme est faillible,
n’est-ce pas. On a bien cru longtemps que la Terre était
carrée, que le soleil tournait autour d’elle, et dans le
133
même domaine de la vie, Pasteur a eu du mal à
démontrer que la génération spontanée n’existait pas.
Si les savants marxistes sont orgueilleux, non pas
d’un orgueil personnel mais d’un orgueil de la science,
de la matière, ils diront : « Nous avons ressuscité » ; s’ils
ne le sont pas, ils diront : « Il reste à donner une nouvelle
définition de la mort ».
Je vous quitte car il faut que j’aille acheter une
enveloppe avant le cours qui est à 5h (j’avais TP de
Pharmaco. de 2 à 4h).
Je vous embrasse bien bien fort.
P.Davy
Mardi 29 avril
Guite chérie,
« Ils seront un »… dans la vie, même en cueillant
du muguet. Dimanche j’étais à Franconville, j’avais
apporté ma pharmaco et, chose extraordinaire, j’ai
travaillé 1h30 dimanche. L’après-midi nous sommes allés
nous promener dans le bois qui dominent la Vallée de la
Seine, pas celui où nous sommes allés avec vous mais de
l’autre côté, en traversant Franconville. Et là nous avons
cueilli du muguet, bas, très fleuri, mais comme il y avait
beaucoup de monde, on le cueillait même en bouton, cela
fleurit très bien dans l’eau avec un peu de sucre ou mieux
de digitaline. J’en ai distrait quelques brins cueillis en
pensant à vous et pour vous, et je les ai rapportés dans
mon portefeuille à votre intention, mais je n’avais pas
beaucoup de temps pour vous écrire hier. Je les ai collés
hier soir sur ces cartons pour qu’ils voyagent bien mais
134
ils ont perdu beaucoup de leur odeur dans mon
portefeuille tandis que le vôtre l’a gardée complètement.
Je vous remercie bien bien bien, il sent très bon.
Vous voyez comme nous sommes un. Nous
cueillons du muguet ensemble sans le savoir.
J’avais mis ma lettre à la poste à Franconville
avant 11h, elle aurait dû partir ! Il n’y a peut-être pas de
levée le dimanche.
Oui, c’est dommage pour les tasses mais on en
trouvera peut-être de mieux encore ! On verra bien.
Même sans tasses à thé on s’aimera bien. Mais vous allez
croire que je les trouvais mal alors que je ne les ai pas
vues donc pas jugées. Vous vous méprenez parfois de
choses comme cela. Ainsi l’autre jour vous avez cru que
je voulais plus de lettres mais je n’y pensais même pas.
Vous voyez des allusions alors qu’il n’y en a pas. Est-ce
que votre amour vous pèse si lourd ? Moi, je le porte
allégrement. Pauvre chérie, on vous donnera de la
quintonine ou quelque autre bonne cochonnerie du genre.
Oui, nous allons profiter du mois de mai mais j’ai
perdu mon chapelet. Il était en deux, il manquait déjà une
douzaine et cette fois, elles manquent toutes.
Heureusement que j’ai dix doigts aux mains, cela tombe
rondement bien.
C’est très bien de rester gaie tout le temps et plus
vous êtes gaie, plus je vous aime, mais évidemment je ne
peux pas vous dire comment parce que les mots peuvent
faire des phrases banales mais ne peuvent pas traduire
des sentiments profonds (à moins d’être un écrivain de
qualité) mais pour un pecnaud c’est bien difficile de
s’exprimer.
135
Oui, je devais vous dire ce que je pense de moi
mais je ne m’en rappelle plus. Pour retrouver, je reprends
vos dernières lettres.
Oui, bien sûr que j’avais deviné qui vous avait
donné un livre, on l’aurait trouvé avec moins de
renseignements.
Non, l’autre dimanche, je ne suis pas allé aux
conférences sans quoi je vous l’aurais dit. Avez-vous pu
lire le papier que je vous avais envoyé ?
210 + 300, cela aurait fait 510 frcs et je les ai mis
de côté mais il n’y a que 300 frcs dessus puisque tant va
la tasse à l’eau… D’ailleurs on aurait bien acheté les 12.
Vous semblez dire que Dieu intervient
directement dans chaque amour qui se forme à la surface
de la terre : « Cette attirance de deux êtres qui ne se
connaissent souvent pas est voulue par Dieu. »
Je crois que cela n’est pas. D’abord parce que si
l’amour est splendide, il est bien des cas dans la réalité
où il est immoral, amour adultère…. (amour qui n’est pas
moins fort). Or je ne crois pas que Dieu y préside, que
Dieu veuille le mal.
Ensuite, je crois que si deux êtres étaient
prédestinés à s’aimer, prédestinés par Dieu, il n’y aurait
plus liberté de la part de l’homme (ce qui entre autre
supprime la responsabilité de l’homme). Or, l’homme est
libre. Cette liberté existe même dans l’appel au
sacerdoce, je crois qu’elle existe, à plus forte raison, dans
le choix de l’époux.
« Dans la pensée de Dieu, nous étions de toute
éternité destinés à être l’un à l’autre ». Je ne crois pas. Je
crois que Dieu savait que nous serions l’un à l’autre, il
savait que nous nous rencontrerions, que nous nous
136
aimerions, cela d’accord, mais ce n’est pas lui qui a
décidé, c’est nous.
Comment le sait-il ? Alors que nous décidons
nous-mêmes. Parce qu’il connaît tous les facteurs de
notre choix. Et puis il y a la question de l’existence du
temps auquel je ne crois pas.
Je crois que, à l’origine, Dieu a créé le monde et
les principes du monde, les principes qui commandent
l’évolution du monde, et qu’il laisse agir. Il se contente
de regarder et de fournir une âme quand ses
collaborateurs, les hommes, ont procréé. Il intervient par
les miracles en ajoutant un facteur ou en exaltant un des
principes qui gouvernent le monde. Une guérison
miraculeuse est obtenue par l’évolution normale de la
matière, évolution précipitée par la volonté de Dieu.
Chaque être ressent une attirance vers ses
semblables mais c’est un phénomène biologique sur
lequel on peut influer. On peut rendre une personne
coléreuse ou…
Dans le cas de l’amour, l’attirance se fait avec un
être de sexe opposé à cause d’un simple équilibre
hormonal et on peut, en changeant cet équilibre, inverser
cette attirance qui devient attirance vers une personne de
même sexe.
La science est la découverte par l’homme des
principes créés par Dieu pour diriger le monde. Comme
ses principes sont infinis, nous n’arriverons jamais à
savoir tout.
La science se présente, à mon avis, comme une
participation à la connaissance de Dieu. Et lorsqu’on
prétend que la science est indépendante de la religion, je
crois que l’on veut retirer Dieu de sa création et qu’ainsi
137
la création, donc la science elle-même, perd tout son
sens.
On s’écarte un peu de la question. Si on met un
rat dans un labyrinthe avec une sortie obscure et une
impasse éclairée, le rat se précipite dans l’impasse
éclairée. L’homme qui fait cette expérience sait d’avance
ce que fera le rat, et pourtant le rat était libre d’aller là où
il voulait. En mettant l’homme à la place du rat et Dieu à
la place de l’homme, on peut comprendre que Dieu sait
d’avance sans influer cependant sur notre volonté.
Le rat a obéi à son instinct, il s’est dirigé vers la
lumière. Tant que le rat est esclave de ses instincts, il
n’est pas libre en réalité, il n’a qu’une liberté théorique
puisqu’en excitant son instinct on influe sur sa volonté.
Mais l’homme possède une intelligence et une
âme en plus du rat et le jour où il saura (chacun en son
fors intérieur) être maître de ses instincts, il sera libre.
Chacun est d’autant plus libre qu’il est plus maître de
lui, qu’il a plus de volonté. Or on est responsable chacun
de soi et de ses voisins. Pour agir, il doit donc s’efforcer
d’être libre.
Ainsi l’homme instinctif se sent attiré vers toutes
les femmes qui ont quelques appâts tandis que l’homme
maître de ses instincts repousse cette attirance jusqu’au
jour où il rencontre celle, ou celui si c’est une femme, qui
l’attire un peu plus que ce qu’il peut réprimer, ou bien
s’il est très maître de lui et qu’il peut tout réprimer, il
choisit librement une compagne, il la choisit « à froid ».
C’est un peu trop mathématique car il y a des
instincts plus forts que les autres, aussi celui qui est attiré
par l’argent résiste à n’importe quelle beauté ou
138
n’importe quel charme, ou valeur personnelle, pour
rassasier son désir d’argent.
Pour savoir qui on aimera, il faudrait connaître
exactement ses besoins, ses désirs, qualités spirituelles,
intellectuelles, envie d’argent, envie de beauté, gaité,
instinct sexuel, orgueil, réussite dans le monde et il y a
une foule de facteurs. Il faudrait les étudier chacun et
chercher quelqu’un qui réponde exactement ou
suffisamment.
Là où la liberté intervient c’est pour choisir les
qualités qui devront entrer en ligne de compte et délaisser
celles qui n’en valent pas la peine.
L’homme est libre d’aimer qui il veut mais Dieu,
qui nous connaît mieux que nous ne nous connaissons
nous-mêmes, connaît d’avance notre choix.
Tâchez de chercher et de trouver une pensée dans
ce long bafouillage. Voilà 1h30 que je suis avec vous et
je n’ai pas travaillé. Maintenant j’ai un cours.
Je tâcherai de savoir ce que je pense de moi dans
une prochaine lettre. (…)
Je vous aime bien bien ma chérie parce que vous
répondez à la fois à mes instincts non maîtrisés et aux
qualités que ma faible volonté avait déclaré comme
essentielles dans l’ordre hiérarchique. (…) Oui, mon
chou, vous êtes mon complément chéri chéri. Pierre.
Le mercredi 30 avril
Ma petite Guite chérie,
Voilà, je suis prêt à partir, 5h25, et il faut que l’on
soit à la Gare du Nord à 6h15. J’ai dix fois le temps mais
139
si je veux que vous ayez votre lettre en temps utile, il faut
que je l’écrive maintenant.
30 avril. Hum, le temps approche, dans 14 jours je passe
la pharmaco. et après les autres à un rythme accéléré,
enfin on verra bien, il ne faut jamais se casser la tête. Je
vous aime, je vous aime. J’ai rêvé de vous cet après-midi.
Vous savez, vous pouvez très bien me parler de notre
installation, ça ne m’empêchera pas de travailler. Ce
jour-là cela faisait boum boum mais j’y pense souvent et
cela m’aurait probablement fait la même chose sur un
autre sujet qui nous soit aussi à cœur.
Hier vous aviez la longueur ! Alors aujourd’hui il
y en aura moins long parce que je n’ai quand même pas
bien longtemps à vous écrire avant de partir.
Ma théorie est probablement fausse sur certains
points, c’est le premier jet et je ne m’étais même jamais
posé cette question à moi-même. J’étais poussé par les
idées qui arrivaient sans avoir le temps de les critiquer.
J’ai l’impression qu’elle est un peu trop… disons
matérialiste, elle ne tient pas assez compte du psychisme
qui a pourtant une part énorme. Le monde est constitué
de matériel et de psychisme (corps et âme) qui ont l’air
d’être complètement séparés à première vue alors qu’au
fond ils retentissent énormément l’un sur l’autre. D’un
côté il y a les matérialistes qui sont gênés par leur esprit
(bien qu’ils ne soient pas toujours spirituels) et de l’autre
les existentialistes qui sont gênés par leur corps.
Entre deux il y a la bonne moyenne où se trouve
la vérité. L’homme, corps et âme. Mais comment
découvrir le lien (la vie ?) entre l’un et l’autre. C’est un
des mystères que la science n’a pas éclairé et n’éclaircira
probablement jamais car cela touche à la nature même de
140
Dieu. L’âme, faite à son image, n’est pas au niveau de
l’homme.
Je philosopherai bien comme cela pendant des
heures. Tout cela, au fond, n’est que du laïus et n’a que
bien peu d’importance : on s’aime bien, c’est l’essentiel.
« J’aurais des tendances » parfois à être porté à
l’existentialisme quoiqu’au fond je ne sache pas grand-
chose de ce sujet.
Ah ! 6h moins le quart en bavardant. Je vous
embrasse bien bien comme je vous aime.
Pierre
Paris le 23 juin
Guite chérie,
Vous n’avez droit qu’à un tout petit mot
aujourd’hui pour vous annoncer que je suis reçu. J’ai eu
raison de ne pas préparer l’oral puisque cela s’est révélé
inutile.
En chirurgie ! On verra jeudi mais je travaille un
peu. Je suis justement à la bibliothèque dans ce but mais
j’ai travaillé juste 1h30 et j’ai écrit à Perrette dont
l’anniversaire est le 25. J’ai donc partagé le papier que
j’avais en deux, une feuille pour chacune. Il faut que
j’aille voir encore à la Sorbonne puisqu’on ne sait pas
quand sera le résultat, on peut l’avoir à tout moment.
Ce matin, j’ai bien reçu votre photo et je vous en
remercie mais j’aime encore mieux la réalité. Le paquet
serait un peu plus gros mais je le préférerais nettement.
Enfin cette photo n’est pas mal du tout, et si elle a le
141
défaut de n’être qu’une photo, personne n’y peut rien.
Mon chou, je vous aime bien.
J’ai eu ce matin une lettre d’Evreux, voici les
projets. Papa et Maman partent à Briançon le 12 juillet et
Bernard le 6, il quitte le poste le 3 juillet. Il n’y a pas de
date prévue pour le retour. Je crois que Georges-Claude
sera à ce moment à son camp dans les Pyrénées.
Ils me demandent si j’irai mais c’est évidemment
impossible. Qu’est-ce que j’irais faire là-bas sans vous ?
5h. Pas de blague, il ne faut pas que je rate la
levée et je dois encore passer à la Sorbonne et mettre une
carte à Evreux. Je vous embrasse bien bien fort.
Pierre
25 juin 1947
Ma petite Guite chérie,
J’écris à Lisieux en même temps qu’à Dozulé, je
viens de voir une annonce : Internat à Lisieux, 3 500
francs par mois, c’est un peu maigre, plus aides
opératoires, au fond c’est peut-être aussi bien que
beaucoup, et puis cela a l’avantage de la proximité.
J’aurai l’avantage de connaître mon homonyme ! On
verra bien. Dozulé-Lisieux, ce n’est pas si loin, aussi
j’écris dès ce soir. Il sera toujours temps après de dire
non.
Autre nouvelle : Zaby, comme on s’y attendait,
est admissible. L’oral commence le 2 juillet, aussi je ne
sais pas à quelle date elle pourra passer si c’est par ordre
alphabétique, elle se trouvera au début !
142
A demain, une lettre plus longue avec mon
résultat. Je vous embrasse. Pierre.
Lisieux, vendredi 11 juillet 1947
Ma petite Guite chérie,
Je n’ai pas grand-chose de neuf à vous annoncer.
Je suis allé ce matin donner une anesthésie pour le 2ème
chirurgien. Je ne l’aide qu’à l’hôpital car il a une
infirmière attachée à sa personne. Elle lui fait des
paperasses pour les expertises, et en se faisant aider par
elle, cela lui permet de lui donner un traitement
convenable.
Tout à l’heure, vers 4h, on va faire une petite
opération. Le métier entre petit à petit.
J’ai écrit hier à Jean pour lui envoyer les photos
que j’ai reçues hier matin. Elles sont très bien mais j’ai
oublié de les lui mettre dans l’enveloppe… Je n’ai plus
qu’à recommencer mais s’ils vont chez le grand-père au
14 juillet, il ne les aura pas pour les lui montrer. Vous
m’en ferez tirer une série, ou bien vous me direz combien
on vous doit pour celle-ci et vous garderez la suivante.
Tiens, je vous dois toujours le sac de Perette mais
l’argent est toujours au Crédit lyonnais à Paris. Si je peux
sortir ce soir, je demanderai un compte dans une banque
ici et je demanderai aussi un compte chèques postaux
nouveau car pour changer d’adresse il faut payer tandis
que pour en avoir un nouveau c’est gratuit. C’est bien
administratif. Enfin c’est comme cela. Ça leur fait un peu
plus de paperasses et puis c’est tout.
143
Je crois que d’après les projets, les parents
doivent arriver à Briançon aujourd’hui. Je crois que c’est
le 10 qu’ils avaient fixé leur départ ou peut-être le 15, je
ne sais plus.
Et vous, mon petit chou, qu’est-ce que vous
devenez ? Il n’y a pas si longtemps que je vous ai vue et
pourtant il me semble qu’il y a un temps fou ! C’est vrai
qu’il s’est passé bien des choses depuis, ne serait-ce
qu’une colle, source d’émotions fertiles et un
changement assez complet dans la vie.
J’entends un cochon sous ma fenêtre (un vrai), je
ne sais pas s’il sera pour nos estomacs ou pour la
kermesse. Car dimanche il y a grande kermesse dans les
jardins de l’hôpital en faveur… je crois… des petits
vieux de l’hôpital.
Je vous quitte pour aller charcuter un peu, non pas
le cochon de tout à l’heure mais deux patients qui sont
peut-être d’impatients patients.
Je vous embrasse, ma chérie, de tout mon cœur à
vous pour toujours.
Pierre
Non datée
Guite chérie,
Finalement je suis de garde aujourd’hui et je
regrette de ne pas avoir pu vous écrire vendredi car vous
auriez pu venir. Mais vendredi vers 2h30 j’ai reçu un
coup de téléphone de papa qui était à Lisieux et je suis
allé le voir au Couvent. Vers 5h j’ai été rappelé à
l’hôpital et je n’ai été libre qu’à 8h moins le quart, si bien
144
que 1/ je n’ai pas pu le conduire au train comme j’en
avais l’intention ; 2/ la levée était faite, la dernière à la
poste est à 7h30. Enfin dans 15 jours, il ne sera plus
question de lettres et ce sera pour de bon. Je vous envoie
le brouillon de la lettre à Célestin, je n’ai guère mis
qu’une demi-heure à la pondre, je croyais que ce serait
plus long.
J’ai l’intention d’aller à Evreux mardi soir et de
rentrer mercredi soir. Je n’en ai pas parlé à Tonton car il
n’est pas venu ce matin mais il ne peut pas refuser. Je
ferai faire ma prise de sang mardi, c’est le mardi qu’on
les fait et on ne les envoie que ce jour-là. J’en ai
d’ailleurs deux à faire pour l’hôpital.
J’ai reçu le projet de contrat et je vais l’envoyer à
Evreux en même temps que cette lettre avec un petit mot
(pas un mot de 5 lettres).
Quand je pense que dans 15 jours environ on sera
mariés ! Enfin que voulez-vous, il faut bien passer par ce
moment embêtant. Tout le monde y passe et on en meurt
rarement.
Il faudrait aussi fixer approximativement le trajet
et les dates exactes de notre petit voyage.
Pour le mariage aussi je ne peux guère vous dire
le nombre de chambres. Il en faut une pour mes tantes
puisqu’elles ne peuvent pas facilement coucher l’une
sans l’autre comme on le projetait l’autre jour.
Remarquez que ceci serait aussi vrai pour Zaby,
Françoise et Zézette en attendant de l’être pour vous.
Je vous embrasse de tout mon cœur. Votre Pierre
chéri à vous pour toujours.
Pierre
145
Dimanche
Guite chérie,
Je crois bien que je répondrai non à Monsieur le
Maire et à Monsieur le Curé si ma future m’abandonne
dès avant notre mariage. Je vous ai attendue hier, je vous
avais même gardé de l’apéritif mode maison et puis
personne. Je reste seul et solitaire dans Lisieux ensoleillé.
Voilà près de quinze jours que je ne vous ai pas
vue. Enfin, dans 13 jours je vous emporterai pour
toujours et de ce jour, finie votre liberté : vous me
suivrez partout, comme cela je ne resterai pas quinze
jours sans vous voir.
Pauvre chou chéri, vous n’avez pas été gâtée
spécialement. J’ai souvent l’intention de vous écrire mais
je ne réunis pas souvent les conditions nécessaires alors
je pense à vous mais vous n’en retirez rien de matériel.
Quand je pense à certaines considérations sur l’amour
détaché que nous échangions, je constate que nous
faisons fausse route. L’amour se manifeste par des faits
matériels et la lettre comme l’embrassement… n’en sont
qu’une preuve supplémentaire. Je voudrais connaître
l’avis des jeunes tourtereaux sur la question. Ils doivent
être comme nous l’année dernière, à disserter sur l’amour
matériel tout en s’embrassant. Mon âme aime ton âme.
Ce qui est d’ailleurs parfaitement réel mais il ne faut pas
dissocier le physique du moral. Il me faut faire un effort
pour ne pas avoir le trac comme la veille des examens.
Au fond on se lance absolument dans l’inconnu et c’est
tout naturel qu’on ait un peu le trac. Ce qui ne serait pas
naturel serait de ne pas l’avoir. Et pourtant si nous avions
146
une confiance totale !!! C’est justement l’évangile
d’aujourd’hui : les lys des champs sont mieux vêtus que
Salomon dans sa splendeur8.
2h sonnent au clocher du village. J’ai mangé tard
parce que la soupe n’était pas cuite. La soupe en
l’occurrence était du chou-fleur à la crème.
Demain, je pense, Dufy sera rentré et je pourrai
peut-être partir mardi et mercredi. Il faudrait que j’aille à
Caen pour trouver mon costume de mariage puisqu’il n’y
en a pas à Evreux. Il est probable que je n’en aurai pas
plus à Lisieux qu’à Evreux. De toute façon je suis
incapable de l’acheter seul, il me faudrait votre concours.
Il y aura encore un monde fou dans le train mais c’est là
une considération auxiliaire. Il faudrait aussi fixer un
itinéraire. Il n’y a pas de train commode pour Dinan. La
plupart descendent sur Rennes directement à partir de
Do. Et je ne sais pas comment nous partirons. Qui vivra
verra.
Peut-être que finalement nous aurons
l’appartement du bas dans le pavillon isolé. Car les
travaux supposent un emprunt et l’emprunt suppose des
imbéciles pour prêter, alors peut-être qu’en attendant
nous pourrions y installer nos pénates.
J’ai reçu la réponse de la faculté. Les examens
seront le 10 et le 15 octobre à 8h le matin. Même chose
qu’en juillet : écrit puis oral, sans savoir le résultat, ce qui
suppose qu’on y retourne, c’est embêtant.
Les Gustave ne sont pas sûrs de pouvoir venir
mais c’est cependant très probable.
Les tantes viennent certainement, ainsi que
Tonton Georges et Tante Marie-Rose. 8 Matthieu 6, 22-33
147
J’avais une lettre d’Evreux, ce que je vous ai écrit
vendredi, qui me le disait, mais impossible de remettre la
main dessus. (…)
André Piquois ne pourra peut-être pas venir. Je
ne sais plus ce que Papa met exactement. Il demande
aussi qu’on l’inspire pour nous offrir un cadeau. Avez-
vous des inspirations ?
Il y a quand même encore quelques petites
questions à mettre au point.
Je vous envoie le contrat, je n’ai pas pu lire la
modification apportée par Maître Sellier. Il y a une clause
pour le cas où j’aurais une clinique… de façon qu’en cas
de décès de votre part on ne puisse pas m’obliger à
vendre. Je ne me vois pas avec une clinique mais sait-on
jamais ?
Je n’ai toujours pas de réponse de Célestin, il
mijote une réponse de longue haleine. J’ai justement
retrouvé le brouillon que je vous avais annoncé l’autre
jour.
J’ai retrouvé la lettre de Papa qui est simplement
restée avec le projet de contrat. De projet pour les faire-
part il n’est pas question, peut-être maman vous a-t-elle
écrit ?
Zaby et Françoise rentrent le 2 septembre.
Georges-Claude est à Coutances. Voilà les dernières
nouvelles et informations. Bernard repeint la véranda.
Quand Henri viendra-t-il ? Je n’en sais rien, il ne tardera
sans doute pas.
Je vais descendre mettre cette lettre à la poste, je
ne sais quand elle arrivera puisque l’autre dimanche, elle
n’est pas partie !
148
Je vous quitte ma petite Guite chérie en vous
embrassant bien bien fort de tout mon cœur qui sera
bientôt à vous légalement.
Votre Pierre
Lisieux, 2 septembre
Guite chérie,
Je vous envoie un mot avant de partir. Je m’en
vais à Evreux. Je vais m’occuper de chaussures, veston,
cravate etc. Je serai parti 48h. Je rentre jeudi. (…) Si je
ne trouve pas tout ce qu’il faut, je pousserai jusqu’à Caen
où vous viendrez me retrouver jeudi l’après-midi. Dans
ce cas je tâcherai de vous téléphoner de façon à vous
prévenir à temps.
Ci-joint la lettre reçue de Célestin. Faut-il
demander un chanoine ? Ou être tout bonnement mariés
par le curé de la paroisse.
Je vous joins également ma feuille de BW9 pour
le cas où cela vous intéresserait. Je ne suis pas
syphilitique.
Mon petit chou chéri, dans 10 jours vous serez
Mme Davy et dans 11 nous serons mariés…
J’ai justement écrit à Evreux pour leur demander
l’essentiel de ce que vous rappelez, nombre d’invités etc.
certificats et compagnie.
Je vous aime mon chou, à bientôt bientôt.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
Pierre
9 Résultat au test de la syphilis.
149
Lisieux, le 3 septembre 1947
Guite chérie,
Je ne trouve pas d’autre papier pour vous écrire, je viens
de terminer mon bloc pour une lettre aux tantes.
Je vais vous téléphoner tout à l’heure au sujet de
mon pantalon. On a trouvé ce qu’il faut à Evreux. J’ai du
moins un veston, des chaussures, des gants. Maman
s’occupe de la cravate et des chaussettes.
Est-ce que vous avez besoin d’une petite fille
pour tenir votre voile parce que Nicole ne sait pas quoi
faire de sa fille. Que peut-on en faire ? Réponse SVP.
Si vous voulez de l’argenterie, Maman peut en
apporter.
Françoise demande que vous gardiez deux rubans
rouges étroits pour faire deux petits nœuds à sa robe.
Est-ce que les gants de Maman et Perette doivent
être longs ou courts ? Car elle n’en a, je crois, que des
courts.
Comment est le chapeau de M. Gigon pour savoir
comment mettre Papa.
Françoise propose de remplacer l’Ave Maria
difficile et peu connu par « Vierge de France Oh notre
Dame… » dont elle a commandé la musique en 6
exemplaires.
Elle demande s’il faut polycopier les chants.
Nota : Dans le silence du matin d’Henri Colas se
trouve fans le livre « Chantez les gars ». Vérifiez-en la
musique car généralement on le chante de travers.
Comme prévu Papa et Maman partent le 12 à 7h
le matin. Ensuite Perette, Zaby, Bernard, Henri et peut-
150
être Zette partent à 3h d’Evreux. Albert et peut-être
Zézette arriveront sans doute le matin (peut-être par
Mézidon !). Les tantes arriveront probablement de
Lisieux où elles passeraient deux ou trois jours avant
pour voir Marie.
Jean ? André Piquois ?
Nicole et Jacques Villez arriveront le matin de
Caen avec ou sans Roselyne suivant votre réponse. Tante
Marie-Rose avec les tantes, très probablement la veille,
peut-être le matin seulement si elles sont à Lisieux.
Voilà tout ce que je peux vous dire de neuf.
Evidemment il reste des points d’interrogation. Je vais à
la gare porter cette lettre pour que vous l’ayez demain et
je vous téléphone tout à l’heure.
Je vous embrasse bien bien fort ma petite femme
chérie.
Votre Pierre
151
Lettres de Marguerite
1945
Caen, le 22 août 1945
Mon cher Pierre,
J’attendais avec impatience votre lettre. J’aime
mieux que vous m’écriviez 43 place de l’ancienne
boucherie, car le courrier arrive à 9h tandis qu’avenue de
Courcelles il passe à midi.
C’est une très bonne idée d’avoir demandé un
sursis. Presque tous les étudiants ont l’air de le faire.
J’espère aussi que la direction du Service de Santé ne va
pas vous garder.
Je n’ai pas vu Isabelle à Caen. C’est une simple
coïncidence. Je lui avais simplement écrit quinze jours
auparavant pour lui demander votre adresse.
Oui, écrivez à vos parents. Il ne faut pas faire de
« cachotteries ». Mes parents le savent en effet. Quant à
Michel, je ne sais pas. Il est bien possible qu’il le sache et
il faudrait en effet jouer serré pour lui laisser ignorer tout.
Ayant déclaré l’autre jour que je ne savais plus un mot de
grammaire grecque, il prétend me la faire revoir et le jour
où je le verrai entre « quatre-z-yeux », je lui en parlerai,
car ce pitre sait quand même être sérieux. Depuis que je
suis rentrée, il ne me laisse pas tranquille une minute et
prétend surveiller mon courrier.
J’aimerais mieux que vous soyez à Caen qu’à
Paris, mais il ne faut pas en effet que ce soit cela qui
influe sur votre décision. J’irai faire des petits voyages à
152
Paris de temps en temps. Je trouverai toujours une âme
charitable – famille ou amis – pour me recevoir.
Vous ne faites pas tant de fautes que cela. Peut-
être en trouveriez-vous aussi dans mes lettres ? Je n’en ai
relevé qu’une belle dans votre première lettre :
« courrage ».
Vous avez autant de travail que moi, Pierre, si
vous voulez faire de moi une femme. Vous savez, je ne
suis pas parfaite, hélas, et je sais bien que je trouverai en
vous l’appui nécessaire.
Ne trouvez-vous pas que nous pourrions avoir une
messe par semaine à laquelle nous communierons l’un
pour l’autre ? Ce serait chic de se retrouver dans
l’Eucharistie ? Surtout nous avons certainement besoin
du Christ l’un et l’autre pour nous aider à être digne l’un
et l’autre, à fondre nos âmes et nos caractères. Mais cela
ne nous est peut-être pas très facile en ce moment ; nous
pourrions prendre le dimanche. Si nous commencions
dimanche prochain ?
Quel couple nous ferons si nous sommes
paresseux l’un et l’autre. Papa m’a fait hier un beau
sermon sur la paresse ; aussi ce matin ai-je fait une
version latine et cela marchait comme sur des roulettes. Il
est vrai que c’était pour vous.
C’est entendu, je prierai ou plutôt continuerai à
prier pour vous, car puisque je ne sais rien vous cacher, je
n’ai pas cessé de le faire depuis l’année dernière,
demandant au Seigneur Jésus de me faire connaître sa
volonté et lui disant que je ne pourrais jamais en aimer un
autre que vous. Et Il a tout arrangé. C’est merveilleux,
n’est-ce pas ?
153
Vous, vous prierez pour que je devienne la femme
que vous voulez que je sois. Dites-moi ce que vous
exigez ?
Je vais me remettre au travail puisqu’il faut que je
me cloître, mais vous êtes là pour m’aider et c’est une
bien bonne présence.
Au revoir, mon Pierre chéri, courage aussi à vous.
Comme je serai heureuse de vous revoir même entre
deux trains.
Affectueusement vôtre,
Marguerite
PS. : Je voudrais encore vous demander quelque chose.
C’est qu’ensemble nous essayons d’être des saints. C’est
dur tout seul, mais à deux c’est plus facile et ce doit être
le rêve de tout chrétien. Bien sûr, avant, nous ferons bien
des bêtises, mais on n’est pas parfait du premier coup.
Courage.
Caen, le 27 août 1945
Mon cher petit Pierre,
J’admire votre courage et vous avoue très
humblement que je ne peux pas travailler avant de vous
avoir écrit. Il est vrai qu’il est déjà tard dans la matinée
pour commencer une version qui demande trois heures.
Ce sera pour cet après-midi.
154
Moi aussi j’ai la maladie du sommeil, mais depuis
que je suis rentrée de Touraine je dors quand même
moins. Je me réveille à 5h tous les matins, c’est pour cela
que j’ai sommeil. Que faut-il faire, Docteur, contre les
insomnies ? Ce n’est pas gentil de se moquer de vous.
Moi aussi, je trouve des somnolences très douces
et agréables, mais il faut lutter.
Vous êtes moins paresseux que moi, vous
travaillez.
Il est vrai que je suis en train de faire une version
grecque qui manque de charme. Mais on ne fait pas ce
que l’on aime, n’est-ce pas ?
Ce qui est terrible avec les études littéraires, c’est
que cela porte trop au dilettantisme. Caprice et fantaisie y
trouvent tout leur soûl et il faut savoir s’imposer une
discipline de travail, ce qui est difficile pour des gens
paresseux.
Je suis sûre que vous aurez très bien su quoi dire à
vos parents. Quant aux miens, ils sont ravis. Maman dit
en riant qu’elle ne vous recevra plus, car vous êtes un
voleur ; à part cela, elle est très contente. Je ne l’ai pas
encore dit à Michel. C’est lui qui m’a donné votre lettre
aujourd’hui et comme il n’est pas bête, il s’est peut-être
demandé qui pouvait m’écrire sans timbre, mais il ne m’a
pas fait de réflexions.
Pendant dix jours, je ferai mon apprentissage de
future maîtresse de maison, car papa, maman et Michel
partent mercredi faire une randonnée dans la Manche,
d’abord à Granville, puis chez un ami de papa qui est
médecin près d’Avranches. Je resterai donc seule avec
grand-père et Thérèse. Pendant ce temps ma tante et une
155
de mes cousines vont venir voir grand-père, ce qui fait
qu’il me faudra nourrir tous ces gens.
Moi aussi j’ai communié à la messe de 8 heures
dimanche. Ainsi nous avons été ensemble, mais il faut
que je vous dise qu’une heure après je n’étais pas
« bonne à prendre avec des pincettes ». Vous voyez que
je suis loin d’être parfaite, mais j’ai pensé à vous et j’ai
rentré mes paroles désagréables.
Oui, c’est vrai, être saint c’est faire tout ce qu’on
sait faire parfaitement ; mais c’est dur. Enfin nous
sommes deux. Vous avez plus le feu sacré que moi. Moi
aussi j’offrirai tout et je ferai pour « nous deux » à ceux
qui nous entourent, à commencer par cette version
grecque : « Le père songe pendant la nuit à son fils ». Le
titre n’est pas très encourageant.
Oui, priez Notre-Dame de Boulogne pour qu’elle
fasse siens nos projets et qu’elle nous aide à monter
ensemble dans l’amour de Dieu puisque cet amour qui
nous unit vient de l’amour même de Dieu.
Vous aviez remarqué que j’étais timide ;
décidément c’est visible. Je fais la guerre à cette timidité
depuis l’âge de 14 ans. J’ai fait des progrès mais ce n’est
pas encore parfait. Surtout j’ai des crises qui me
paralysent parfois. Aidez-moi à ne plus l’être. Je vous
promets de ne pas l’être avec vous. Est-ce que je suis
timide dans mes lettres ? Je vous assure que je vous dis
tout tel que je le pense. Vous non plus alors, vous ne
serez pas timide avec moi, de telle sorte que lorsque nous
nous reverrons nous puissions parler cœur à cœur, sans
aucune gêne.
Ce que je veux que vous soyez : « quelqu’un »
pour que je puisse m’appuyer sur vous – car vous savez,
156
je suis très faible et je me rends parfaitement compte que
vous êtes plus courageux que moi – et devenir quelqu’un
à mon tour.
Moi aussi j’espère vous voir bientôt. Peut-être
viendrez-vous pour la crémaillère, car il est à peu près
certain que nous aurons un logement pour la fin de
septembre 74 rue de Bayeux.
Figurez-vous que toutes mes amies disent que
bientôt je leur apprendrai mes fiançailles. Il faut croire
que c’est écrit sur ma figure. Aussi je vais me cloîtrer ;
mais elles viennent me déranger dans mon cloître sous
prétexte qu’elles ne m’ont pas vue depuis un an, et ce
sont elles qui m’empêchent de travailler. Il faut que je les
mette à la porte. Heureusement c’est mardi le départ pour
le centre JEC à Honfleur. Je ne les verrai pas pendant ce
temps. Je n’y vais pas à cause du départ de mes parents et
de l’arrivée de ma tante.
Je vous quitte, mon Pierre chéri, et vous
communique une lettre d’un Père jésuite que j’ai connu
cette année à Paris et qui est absolument épatant. C’est
d’ailleurs ce qui m’a poussé à vous écrire ; car il trouvait
que c’était déséquilibrant de rester ainsi. Vous voyez que
je ne vous cache rien et que je ne suis plus timide avec
vous. Maintenant j’ai vraiment envie de tout vous dire ;
non, je ne me sens plus gênée avec vous.
Quelle joie de penser que je vous reverrai bientôt.
En attendant, au revoir et bon courage.
Marguerite
157
Caen, le 29 août 1945
Mon cher petit Pierre,
Je n’osais pas vous écrire quand il y avait quelque
chose qui ne marchait pas. Vous voyez que je prends de
l’assurance et que je suis moins timide.
C’est un conseil que je viens vous demander ce
soir.
A me voir au milieu de tous mes bouquins, on
croirait que je travaille toute la journée, mais hélas, ce
n’est pas le cas. Pourtant une fois que j’y suis, cela va
bien, mais il faut s’y mettre.
Depuis longtemps je veux faire une licence
d’histoire, mais mes parents ne veulent pas, et comme je
n’ai pas encore de certificat, je peux encore changer.
Qu’en pensez-vous ? Je n’ai jamais su quoi faire parce
que j’aime tout à peu près de la même façon. C’est
terrible de ne pas avoir de goûts délimités. Après tout,
c’est peut-être bien ce que je veux faire. Je ne sais plus.
Vous allez vous dire que je suis une fille bien
compliquée.
Et puis rien ne va tout de suite parce que je suis
trop nerveuse. Passez-moi un peu de votre calme. Aidez-
moi à acquérir de la volonté. C’est cela qui me manque
pour travailler.
Vous savez, j’ai besoin de vous pour devenir ce
que vous voulez que je sois. J’essaie de vaincre ma
timidité. C’est dur, mais je le fais pour vous faire plaisir.
Je sais bien que c’est idiot d’être timide, que c’est de
158
l’orgueil. J’ai peur qu’on se moque de moi, c’est pour
cela que je n’ose pas et cela me rend encore plus ridicule.
Priez, mon Pierre chéri, pour que je ne sois plus
timide, en un mot que je sois moins bête. Vous
comprenez, j’ai peur d’être timide encore quand je vous
reverrai et cela vous sera désagréable.
Maintenant que je vous ai dit ce que je voulais
vous dire, cela va mieux.
Vous allez peut-être me trouver bizarre, mais il
faut bien que vous me connaissiez telle que je suis avec
tous mes défauts.
Maintenant je vais travailler parce que je suis
soulagée et je vais le faire en union avec vous.
Peut-être verrez-vous Michel à Cherbourg, qui
sait ? Car il sera la semaine prochaine à Querqueville
chez son ami Jean-Charles Lemperière.
Quand pensez-vous quitter Cherbourg ? Vous me
préviendrez, n’est-ce pas ?
Je vous quitte, mon Pierre chéri, pardonnez-moi
tout ce que je vous ai dit, mais il fallait que je vous le
dise pour que ça aille mieux.
Marguerite
A dimanche dans le Christ.
Dimanche soir, 10h
Pierre chéri,
Quelle joie. Aujourd’hui j’ai vécu plus
intensément avec vous. Je vous ai senti plus près. Je vous
159
aime, oh, je vous aime tellement. Chaque jour je réalise
davantage ce que vous êtes pour moi c’est-à-dire tout.
Je voudrais vous dire tout ce qui s’est passé
aujourd’hui mais je ne peux pas. C’est trop difficile à
exprimer. Et puis surtout je suis couchée et je m’endors.
Pourtant si vous étiez là j’aurais une foule de choses à
vous dire, mais je crois que je m’endormirais aussi car
j’ai terriblement sommeil. Alors je dormirais sur votre
cœur, c’est si bon. Je m’endors… Bonsoir mon petit
chéri. A demain. A samedi ! Travaillez bien. Je vous
aime.
Lundi midi
Je reçois deux lettres ensemble. Je suis gâtée.
Vous pouvez juger de ma distraction par
l’énormité des fautes d’orthographe. Cela m’inquiète
parce que j’en faisais très peu.
Je prends successivement vos lettres et j’y
réponds.
Pour votre chambre, faites comme vous voulez, ce
n’est pas moi qui monterai les six étages. C’est plus
agréable, je trouve, de vivre dans une chambre que l’on a
meublé suivant ses goûts. Elle a aussi l’avantage d’être
beaucoup plus près du quartier latin et en tant que
perchoir elle sera plus aérée. C’est à vous de décider mon
chéri, je ne suis encore que votre future moitié.
Si vous allez perdre votre âme dans des bistrots
louches, j’y mettrai bien vite le « holà ».
Mon sac ? Petit curieux, vous le verrez dimanche.
J’ai encore à lui trouver une fermeture adéquate.
160
Pour le concours, vous me direz le dernier canard,
c’est celui-là que je croirai.
Pourquoi ne pourrai-je pas suivre la retraite
comme il faut ? Et ma raison, qu’en faites-vous ? Et ma
volonté ? (hum !!!)
Pour Françoise, il faut que j’aille voir la mère de
mon amie, puisque celle-ci est partie rue Monsieur. Que
de choses à faire avant la retraite !
Vilain garçon qui ne veut pas venir me voir et si
je lui disais de rester c’est bien lui qui serait le premier
attrapé ! Enfin je ne veux plus vous embêter.
Il y a une phrase que je ne comprends pas,
expliquez-moi : « Si vous voulez compter vous devez
être dans les 1 000 en jeu pour être mariée » ???
Je ne veux pas servir de cobaye. J’en ai déjà servi,
ça me suffit.
J’ai honte de voir la courbe de mon moral. Ce
n’est pas bien.
J’aurais bien des choses à vous dire, mais comme
vous ça reste dans mon cœur et ça me serre. Je voudrais
vous embrasser mais je le ferai bientôt. Et puis je me jette
dans vos bras. Serrez bien fort, c’est à vous ce gros
paquet.
J’espère que dimanche vous vous réveillerez plus
tôt pour la messe mais si vous vous couchez en face de
moi, ce dont il est question, je vous réveillerai. Vous
croyez que la courbe de mon caractère est semblable à
celle de mes lettres ? Alors mon petit Pierre, je vous en
souhaite. Il est bien possible que ce soit cela en effet.
Alors vous aurez à me dresser.
Vous avez l’air d’avoir un drôle de propriétaire.
161
Non, le dimanche on ne doit pas travailler mais le
travail intellectuel n’a jamais été défendu ! Paresseuse
qui profite du jour du Seigneur pour contenter sa paresse.
Vous me faites penser aux pharisiens de l’Evangile !
Pardonnez-moi ma méchanceté.
Je comprends que vous ayez eu trop chaud avec
votre chandail il y a quelques jours.
Je vais aller chercher les épreuves cet après-midi.
Vous allez être content.
Il est midi 20, il faut que j’aille manger, alors je
vous quitte en vous embrassant de toutes mes forces
jusqu’à ce que vous criiez.
Votre Guite
Caen, le 31 août 1945
Mon Pierre chéri,
Je ne sais pas si vous êtes comme moi mais je ne
me sens plus gênée du tout.
Comme je ne veux vous faire aucune réserve, il
faut que je vous dise ce que j’ai ressenti près de vous. J’ai
eu une minute le sentiment intense de la présence de
Dieu et j’ai trouvé ça merveilleux.
J’étais invitée chez une amie à dîner, et
contrairement à ce que je vous ai dit, j’avais très faim,
elle m’a simplement dit que j’avais l’air passablement
dans la lune.
Hier soir j’ai pris de bonnes résolutions. Il faut
quand même que je travaille, la vie oisive ne vaut
absolument rien. Le tout c’est de s’y mettre, mais on s’y
162
mettra ensemble. Car vous aussi il faut que vous
travailliez. Y’a-t-il un concours d’externat ? Et pensez-
vous le passer ? Si oui, ce serait peut-être mieux. Vous
allez voir que je vais avoir des ambitions pour vous.
J’ai pensé aussi hier soir que nous étions deux
pour la vie et pour l’éternité et j’ai trouvé cela
merveilleux que nous devions nous sanctifier l’un par
l’autre. C’est épatant quand on y pense.
Est-ce que vous me permettez de vous dire ce que
je vous reproche – oh ! ce n’est pas grave – d’être un peu
trop « je-m’en-foutiste ». C’est avec toute mon affection
que je vous dis cela et j’aime un peu ce « je-m’en-
foutisme », mais pas trop tout de même.
J’espère que vous me pardonnerez mon petit
Pierre, mais je trouve qu’il faut qu’on puisse se dire tout,
même nos défauts.
Dites-moi à votre tour, sérieusement, ce que vous
me reprochez, pour que je me corrige.
Dites-moi aussi quelles conceptions vous avez du
mariage ; je trouve que cela peut être tellement grand.
Je reviens de faire le marché comme lorsque je
serai mère de famille !
Je me demande où vous avez passé la nuit. Je n’ai
pas très bien dormi et je me disais « où est-il ? ». Moi je
pense que vous serez à Evreux quand vous recevrez cette
lettre.
Vous me direz ce que vous faites, ce qu’ont dit
vos parents.
Je réalise un peu plus maintenant que je suis
fiancée et je trouve cela épatant. J’ai bien eu un peu de
peine de vous voir partir, parce que je ne sais pas quand
je vous reverrai mais il faut savoir se quitter. Après tout
163
nous ne sommes pas si loin l’un de l’autre puisque nous
sommes unis dans le Christ.
Je voudrais aussi une photo de vous parce que
cela me fait mal à la tête de me rappeler vos traits et
comme nous ne sommes pas appelés à nous voir souvent,
j’aurai souvent mal à la tête.
Je vous quitte, mon Pierre chéri. Travaillons
comme si nous étions l’un à côté de l’autre et vous
verrez, cela ira tout seul.
A bientôt j’espère.
Marguerite
31 août
Mon petit Pierre chéri,
Merci de votre si gentille lettre, de votre amour. A
mon tour je vous envoie le mien. Oui je vous aime mille
fois plus que moi-même depuis longtemps.
Cela ne m’étonne pas que l’employé se soit payé
notre tête. Tant mieux, puisque nous avons pu ainsi être
plus longtemps ensemble.
Non je n’ai pas le cafard, il faut savoir être
courageux. Même loin vous êtes près de moi quand
même. J’essaie de rejoindre votre âme.
J’essaie de retrouver mon calme mais j’ai du mal
à réaliser que ce à quoi je pensais depuis si longtemps,
comme ne devant peut-être jamais arriver, s’est réalisé.
Je suis trop heureuse pour être très calme. Je déborde de
164
joie et cela se voit puisque tout le monde se demande ce
que j’ai.
Oui, je suis un paquet de nerfs, Pierre, et c’est à
vous de le calmer. Oui, j’étais à bout, je n’en pouvais
plus. Et je me disais souvent : s’il savait dans quel état il
me met, mais après tout, il ne pense peut-être même pas à
moi. Mais malgré des efforts désespérés de volonté, je ne
pouvais pas vous oublier. Je savais à quoi je m’exposais
mais jamais je n’aurais pu en aimer un autre. J’aurais été
finir mes jours je ne sais pas où. Pourtant je me disais
c’est impossible que ce ne soit pas lui et vous voyez le
Bon Dieu a tout arrangé. Vous êtes maintenant mon
Pierre chéri.
Je l’avais dit au Père au mois de mars et il m’avait
dit d’y penser non pas comme une chose certaine mais
comme une chose possible. Il m’avait dit cela
développera votre délicatesse et votre sensibilité. Et
comme j’ai une sensibilité très vive, trop vive parce que
je souffre trop, j’ai pensé à vous encore davantage. Enfin
il faut bien souffrir sur terre. Il paraît que c’est le propre
des nerveux.
Je ne vous ai pas trouvé gauche du tout. Je l’étais
certainement autant que vous, mon petit Pierre. Je vous
aime beaucoup, beaucoup, mais je n’ai pas l’impression
que vous m’aimiez moins que moi. Je ne suis pas déçue
du tout, au contraire, et je crie de tout mon cœur, de
toutes mes forces, que je vous aime. Je vous laisse me
rattraper, mon Pierre chéri, mais il ne faut pourtant pas
que je piétine pour autant puisqu’on doit toujours aller de
l’avant.
165
Pour vous faire plaisir, je vais rester bien calme et
je vais travailler, ce qui va me calmer plus encore,
puisque vous êtes près de moi.
Vous ne trouvez pas que la vie est
magnifiquement belle, passionnante.
Je mange, soyez sans crainte, mais je dors peu et
remue comme une anguille dans mon lit. J’ai pris
l’énergique résolution hier soir de rester sur le dos et de
ne plus bouger, et j’ai dormi jusqu’à 6 heures, c’est bien.
Pour la photo, il faut attendre que papa et maman
soient rentrés : ils voulaient justement m’en faire faire
pour m’avoir à 20 ans. Je vais avoir en attendant les
photos du pèlerinage de Chartes que vous montrerez à
Isabelle. Je suis sur trois. Vous me chercherez.
Oui, c’est merveilleux de s’aimer, c’est si pur, si
purifiant. Moi non plus je ne pouvais pas vivre sans cela,
mais il y a longtemps que je m’en suis aperçu. Pourvu
que je sache vous aimer comme il faut. Comme ce sera
chic de ne plus faire qu’un pour toujours.
Je voudrais répondre au Père, pouvez-vous me
renvoyer sa lettre ; c’est un Père épatant, à tous points de
vue, et d’une intelligence hors ligue.
N’ayez plus honte, mon Pierre chéri, les
souffrances étaient nécessaires. Il y a un an je ne méritais
pas d’être fiancée.
Oui, nous sommes bien heureux maintenant et
quand je pense que cela n’aura pas de fin puisque nos
deux âmes sont immortelles, cela me ravit.
Moi aussi je vous dévore de baisers – avec un
« s » et non un « z », ceci pour vous taquiner
(orthographe !!!).
166
Oui, je vous embrasse comme je vous aime, si
vous savez combien.
Dites bien des choses aimables à Zaby de ma part et à
Françoise aussi.
Marguerite
Caen, 4 septembre 1945
Mon Pierre chéri,
Vous devez recevoir trois lettres de moi, plus
celle-ci.
Moi aussi, dimanche, j’étais avec vous. C’est
chic, n’est-ce pas ?
Oui vous avez raison, nous pouvons choisir un
autre jour que le dimanche pour nous retrouver dans le
Christ. Choisissez celui que vous voudrez, ça m’est égal
puisque j’y vais tous les jours en ce moment, étant donné
que je me réveille à 6h tous les matins, et puis ça me
rapproche de vous. Vous me direz le jour que vous aurez
choisi.
C’est moi qui vais vous faire un sermon. Voulez-
vous manger, monsieur. Si je ne dors pas très bien, je
dévore par contre, et Thérèse s’en inquiète. Mais je crois
qu’il faut renoncer et dormir.
Oui, c’est drôle les réactions du cœur sur
l’estomac, mais il faut se forcer ; ce n’est pas toujours
facile, et je sais que mon voisin de table – Michel –
trouvait cela épatant, lui qui est toujours affamé.
Pour les fiançailles officielles, je suis de votre
avis, si longtemps à l’avance ça fait drôle, mais d’un
167
autre côté c’est plus simple. Enfin j’en parlerai à mes
parents quand ils rentreront.
Depuis mercredi qu’ils sont partis, ils ne nous ont
pas donné signe de vie. Ils se promènent tellement bien
qu’ils en oublient leurs enfants.
Je le dirai à Michel quand il rentrera. J’en
entendrai de toutes les couleurs, mais depuis le temps
qu’il me taquine, je commence à avoir le caractère fait et
je peux vous dire, au dire de tous, que j’ai bon caractère.
Ces dernières vacances encore, j’étais chez des amis qui
ne s’en sont pas privés. Quand je me baignais, le père de
mon amie disait qu’il voyait le niveau de la rivière
monter etc. Enfin on s’est toujours moqué de ma
corpulence, de mes gestes. Michel n’en perd pas un.
Enfin ce n’est pas très méchant. Mais je sais que vous, au
moins, vous serez moins méchant.
Cet après-midi, j’ai l’intention de travailler,
espérons que ce sera plus que l’intention – « l’enfer est
pavé de bonnes intentions ». J’ai un professeur qui me
corrige mes devoirs et il rentre bientôt de vacances, et si
je ne fais rien, il va dire que je me moque de lui. Il va
donc falloir que je m’y mette.
Mon petit Pierre, je pense bien souvent à vous et
cela m’aide. Vous savez, je sens que je deviens calme. Ça
y est. Vous commencez à déteindre sur moi et puis c’est
votre sermon de l’autre jour qui fait son effet. C’est vrai,
je vous dois l’obéissance. Mais ce n’est pas très difficile
d’obéir quand on aime beaucoup quelqu’un.
Je vois que vous ne vous couchez pas de bonne
heure puisque vous m’écrivez à minuit. Il est vrai que
lorsqu’on ne peut pas dormir, c’est bien assommant de se
coucher.
168
A bientôt dans le Seigneur Jésus, quand vous
voudrez.
Ci-joint une lettre de notre maîtresse de division
quand j’étais en 1ère
et philo. Il était bien juste que je lui
annonce mes fiançailles. Sa lettre est très bien, je trouve.
Je vous quitte, mon Pierre chéri, et vous dis à
bientôt.
Je vous embrasse avec toute la profondeur de
l’amour que j’ai pour vous.
Marguerite
Caen, le 28 septembre 1945
Mon Pierre chéri,
Nous sommes très bien arrivés à 10h30 mais j’ai
un mal de tête épouvantable et je suis très vaseuse, aussi
vous m’excuserez.
Michel n’a pas été du tout étonné, mais il a été
surpris parce qu’il ne s’attendait pas au moment. En tous
cas on n’a pas eu besoin de lui dire le nom de mon
fiancé. D’après ce que vous m’avez dit, cela ne m’étonne
pas.
Si vous venez, nous pourrons arriver à vous
coucher, évidemment ce ne serait pas possible pendant
quinze jours mais vous voyez que vous pouvez venir de
temps en temps sans coucher sous les ponts. (…)
Vous remercierez pour nous vos parents de
l’aimable et long accueil qu’ils nous ont fait. Il serait
169
peut-être mieux que je leur mette un mot pour les
remercier, qu’en pensez-vous ?
La séparation a été moins dure que je ne l’aurais
cru. C’est peut-être parce que nous avons bien mis notre
amour dans le Seigneur. C’est chic. Il n’en reste pas
moins qu’il me manque quelque chose.
Demain je communierai pour vous plus
spécialement, pour que vous soyez bien courageux, que
vous travailliez bien, pour que vous soyez un saint.
Je vous aime, je vous aime de plus en plus. Et cet
amour n’aura pas de fin – c’est merveilleux quand on y
pense. J’ai emporté un peu de votre âme chérie et ce
m’est une bien douce consolation. Je vous dirai toutes
mes peines et toutes mes joies et vous ferez de même.
Je n’ai pas le cafard mais il faut que je sois
énergique. Je sais que vous, vous le serez.
Mon Dieu, je vous offre avec Pierre cette
séparation. C’est dur, mais c’est pour vous. C’est
certainement pour notre plus grand bien à tous les deux
puisque vous ne voulez que notre bonheur. Faites que
cette séparation serve à votre plus grande gloire et au
salut des âmes. Donnez-nous cet amour rayonnant dont
nous rêvons. Donnez-nous de vous posséder tellement
que vous transparaissiez à travers nous. Pardonnez-moi
d’avoir déjà envoyé promener quelqu’un tout à l’heure.
Je vous quitte, mon petit Pierre ; c’est aussi une
façon de parler puisque nous sommes toujours unis. Je
pense bien à vous et je me sens très calme. Je crois que
vous avez un peu déteint sur moi de ce point de vue là.
J’attends une lettre demain matin, j’espère que
mon espoir ne sera pas déçu.
170
J’essaie de m’imaginer ce que vous faites en ce
moment ; peut-être veillez-vous, qui sait ?
Au revoir, je vous aime et je vous embrasse avec
tout mon amour
Marguerite
Bien des choses aimables à toute votre famille.
Excusez mon écriture, mais j’écris sur mes genoux.
Au revoir, mille baisers.
Caen, le 29 septembre 1945, 10h15
Mon Pierre chéri,
Merci de votre photo. Je l’aime beaucoup. C’est
mon Pierre bien aimé qui est dessus. Oui, c’est bien son
grand regard droit et sincère d’où l’on voit toute son âme.
J’irai me faire photographier samedi. Car nous
devons aller en pèlerinage à la Délivrance. J’en dois un
pour mon bac de philo ; il est temps de le faire, n’est-ce
pas ? Et j’en profiterai pour aller jusqu’à Luc.
Comment allez-vous faire pour Paris ? Je prie de
tout mon cœur pour que cela s’arrange au mieux.
Oui, j’ai gardé mon calme ; comment ne pas être
calme : je suis à vous et vous êtes à moi. J’ai emporté un
peu de votre âme et la séparation ne peut pas me l’ôter.
Moi aussi, Pierre, j’aime votre âme, votre foi, votre joie,
de plus en plus même. Je vous découvre chaque jour
davantage et c’est pour moi une joie toujours renouvelée.
171
C’est merveilleux, tellement chic. Merci mille fois mon
Dieu, pour notre bonheur.
Moi aussi, j’aimais bien le prénom de Saint Julien
et j’aimais venir y prier le soir quand on ne voyait plus
que la lampe du sanctuaire. Oui, nous aurons à rebâtir
nos pauvres églises détruites.
J’aime aussi beaucoup la France et notre terre
normande. Voyez-vous, nous avons les mêmes goûts.
J’ai lu le passage de Péguy que vous m’indiquez,
mais dans mon livre c’est page 49. Oui, je l’aime aussi
parce qu’il parle de la France. J’ai lu aussi le passage
suivant : l’enfant qui s’endort10
. Je l’aime peut-être
10
Charles Péguy, Rien n’est beau comme un enfant qui s’endort, in Le Mystère des Saints Innocents (1912) Rien n’est beau comme un enfant qui s’endort en faisant sa prière, dit Dieu. Je vous le dis, rien n’est aussi beau dans le monde. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau dans le monde, Et pourtant j’en ai vu des beautés dans le monde Et je m’y connais. Ma création regorge de beautés. Ma création regorge de merveilles. Il y en a tant qu’on ne sait pas où les mettre. J’ai vu les millions et les millions d’astres rouler sous mes pieds comme les sables de la mer. J’ai vu des journées ardentes comme des flammes ; Des jours d’été de juin, de juillet et d’août. J’ai vu des soirs d’hiver posés comme un manteau. J’ai vu des soirs d’été calmes et doux comme une tombée de paradis. Tout constellés d’étoiles. J’ai vu ces coteaux de la Meuse et ces églises qui sont mes propres maisons. Et Paris et Reims et Rouen et des cathédrales qui sont mes propres
172
encore plus. C’est si simple, si frais, si pur. Il est épatant
ce Péguy. Qu’en pensez-vous ?
Entendu, dimanche nous communierons pour nos
cadets. Entendu pour les communions les jours impairs.
Lundi, voulez-vous que ce soit à une intention
particulière : pour que papa trouve vite une situation
ailleurs et qu’ils ne restent pas trop longtemps dans cette
installation précaire. Mercredi : pour que nous réalisions
bien les plans de Dieu pour nous.
Maintenant j’attends vos intentions.
Qu’ai-je fait aujourd’hui ? J’ai lavé votre laine et
l’ai mise à sécher. Je ferai votre chandail en faisant
apprendre à Jacqueline Potel son histoire. Elle me l’a
demandé. Je ne peux pas charitablement lui refuser. Cet
après-midi, j’ai raccommodé mes socquettes. Il y avait
tellement de trous que j’y ai passé trois heures. J’ai eu
l’intention de faire un gâteau pour Françoise demain,
mais je ne le ferai que demain matin. A part cela, j’ai fait
des rangements dans mes affaires et je n’ai pas tout à fait
fini. J’ai envoyé un peu promener Thérèse et Michel.
Voilà mon examen de conscience fait et sans m’en
apercevoir je l’ai fait devant vous. Vous avez le droit de
savoir tout.
palais et mes propres châteaux, Si beaux que je les garderai dans le ciel. J’ai vu la capitale du royaume et Rome capitale de la chrétienté. J’ai entendu chanter la messe et les triomphantes vêpres. Et j’ai vu ces plaines et ces vallonnements de France Qui sont plus beaux que tout. J’ai vu la profonde mer, et la forêt profonde, et le cœur profond de l’homme. (…)
173
Je vais me coucher après avoir fait un « bout de
prières vocales » et une plus longue prière pensée où
vous aurez certainement une grande place puisque vous
êtes inséparable de moi.
Bonsoir mon petit Pierre que j’aime beaucoup,
beaucoup. A demain avant d’aller mettre cette lettre à la
poste. A demain aussi dans le Seigneur Jésus.
Je vous envoie ce soir mille baisers bien
affectueux et vous dis à demain matin après la messe. Je
vous aime.
Marguerite
Dimanche matin, 7h15
Bonjour, mon Pierre chéri, tout à l’heure nous
serons à la messe et nous communierons ensemble.
Comme ça va être chic !
Il y a quelque chose que j’avais oublié de vous
dire à Evreux. C’est de ne pas être médiocre. Je le suis, je
sais, mais j’ai horreur de la médiocrité et veux en avoir
horreur. Etre tiède, oh non !
Il faut être des chrétiens parfaits ou rien du tout,
c’est-à-dire vivre intensément notre christianisme, ce qui
n’empêche pas de rire et de faire le pitre. Vous serez un
saint pitre et ce sera très agréable pour la société.
A toute à l’heure, je vais faire ma toilette.
Mon Dieu, nous vous offrons tous deux cette
journée, elle est à vous.
174
10h
Je reprends cette lettre. J’ai prié avec vous pour
nos cadets.
Dites-moi ce que vous allez faire ; j’ai hâte de le savoir.
Vous êtes sans doute comme l’oiseau sur la branche,
mais confiance en la Providence.
J’ai pris la résolution d’être plus aimable, et
vous ? Mais vous ne serez pas là pour me rappeler à
l’ordre quand je l’oublierai.
Au revoir, mon chéri, si je m’écoutais, j’en
mettrais des pages et des pages encore, mais il faut que
j’en garde pour les autres jours.
Je vous aime, je vous aime de tout de mon cœur.
Quand j’en aurai assez de vous le dire, je vous
préviendrai.
J’aime aussi cette photo quoique sombre parce
que c’est si bien vous.
Je vous quitte pour porter cette lettre à la poste
afin que vous l’ayez demain.
Au revoir mon Pierre chéri, je vous embrasse
comme je vous aime.
Marguerite
PS. : Jacqueline Thierry m’écrit : « Hier j’ai fait un
pèlerinage à Notre-Dame-sur-Vire. J’ai bien prié pour
« vous ». » C’est gentil, maintenant elle ne nous sépare
plus. Elle a raison car nous sommes de plus en plus
inséparables, n’est-ce pas ? Encore beaucoup de baisers.
Guite.
175
Caen, lundi 1er
octobre 1945
Mon Pierre bien-aimé,
Merci encore de cette bonne lettre, de votre
prière. C’est presque une prière d’un bout à l’autre. Vous
êtes formidable. Vous priez bien plus facilement que
moi. Vous êtes bien plus simple. Il faut absolument que
j’y arrive aussi.
J’ai eu votre première lettre après la seconde,
parce que je viens de rencontrer Françoise, place
Malherbe. Elle est allée retrouver « sa petite Eugénie ».
Nous sommes toujours sans logement avec de
plus en plus d’ennuis.
Entendu, demain je prierai avec vous pour votre
frère Bernard. C’est vrai que ce n’est pas rien d’être le
représentant du Christ sur la terre.
Non, je n’ai pas commencé Péguy hier. Je le
commencerai aujourd’hui.
Je vais écrire ce soir à vos parents. Cela me coûte
beaucoup mais tant pis. Je joindrai ma lettre à celle de
maman. Elle écrit à vos parents pour les remercier de
l’accueil qu’ils nous ont fait et pour leur dire combien
elle est contente de vous voir entrer dans notre famille.
Qu’en pensez-vous ? Maman croit que nous pourrions
faire des fiançailles officielles pendant les grandes
vacances prochaines (…)
Cela ne m’étonne pas que Robert Lefrançois vous
ait indiqué une arche du pont Saint-Michel, car il
affectionne particulièrement ce pont. Déjà l’année
dernière quand il n’avait pas de chambre, il avait cherché
quel pont serait le plus confortable et il avait trouvé que
176
ce serait le pont Saint-Michel. Mais ce n’est pas une
solution. Et je souhaite vivement que vous trouviez vite
une chambre.
Je n’ai pas du tout envie d’être la femme d’un
voleur de grands chemins. Pierre, vous n’êtes pas un
voleur. Ne me racontez pas d’histoires – tous
malhonnêtes, je ne peux pas les croire ; je vous connais
trop maintenant pour que cela prenne.
Il fait toujours un temps splendide et demain,
nous allons à la Délivrance au lieu de samedi, et j’en
profiterai pour aller à Luc. Mais la photo sera ratée, car je
ne peux pas arriver à me coiffer.
Oui, mon Dieu, faites-nous sortir de notre état
passif, comme le dit Pierre, donnez-nous une horreur
profonde de la médiocrité. C’est tout ou rien. Donnez-
nous, comme le dit Pierre, le courage de notre Idéal.
C’est dur, mais il faut que nous y arrivions. Aidez-nous.
Fortifiez-nous. Donnez-nous le courage d’être ce que
nous voulons être. Faites que nous soyons francs avec
nous-mêmes. Faites que tous les deux nous travaillions à
votre seule et unique gloire et quand nous aurons
accompli sur la terre votre volonté, donnez la béatitude
céleste à tous les deux car nous sommes unis, vous le
savez bien puisque c’est vous qui nous avez unis.
Donnez-nous d’être fiers de notre foi, donnez-nous un
dynamisme fou. Nous sommes heureux, infiniment
heureux. Ne mettons pas notre foi sous l’éteignoir.
Donnez-nous cette joie profonde qui dilate tout l’être, qui
fait que tout semble léger même les plus cruelles
souffrances. Donnez-nous de vous aimer chaque jour
davantage par notre mutuel amour puisque c’est votre
177
volonté. Faites que notre amour soit toujours plus beau et
qu’il serve à votre gloire.
Mon Dieu, faites que Pierre soit un bon médecin,
qu’il voie en ses malades non seulement le corps mais
aussi l’âme. Il peut faire un bien fou. Il en a l’étoffe.
Fortifiez-le. Je vous promets de l’aider, puisque vous
nous avez créés l’un pour l’autre. Je crois que nous
sommes de plus en plus inséparables. Faites que tous les
deux nous ne soyons plus timides. Aidez-nous, c’est dur,
mais c’est pour vous.
Merci mon Dieu de m’avoir donné Pierre. Avec
lui, c’est impossible d’être médiocre. C’est une mutuelle
action de grâce que nous vous faisons. Nous sommes
tellement heureux.
Cela devient plus facile de prier devant vous.
Merci mon petit Pierre de m’avoir tant aidée. Quel
soutien vous êtes pour moi. Je vous aime de plus en plus.
Vous êtes ce que j’ai de plus cher au monde.
Tenez-moi au courant de toutes vos
pérégrinations. Je veux savoir où vous êtes, ce que vous
faites.
C’est chic, de plus en plus chic, merci mon Dieu.
Et cela durera toujours toujours sur la terre comme au
ciel. C’est formidable quand on y songe. Il y a de quoi
être fou de joie.
Pierre, vous allez peut-être me trouver bébête,
mais je suis follement heureuse ; j’en trépignerai de joie.
Je vous aime, je vous aime.
Moi aussi mon Dieu, je vous aime en Pierre et je
l’aime en vous. C’est la meilleure façon de l’aimer
pleinement, totalement, avec tout moi-même.
178
Au revoir, petit Pierre chéri et à bientôt. Non,
nous ne nous quittons plus, c’est bien pour toujours. Je
vous embrasse comme je vous aime.
Marguerite
Excusez cette écriture, mais je ne sais ce que j’ai et ce
que mon stylo a. L’encre vient trop et je suis obligée
d’écrire à toute vitesse.
Caen, mercredi 3 octobre 1945
Mon petit Pierre chéri,
Décidément Paris n’a pas l’air de vous plaire. Dans le
quartier latin, il y a deux églises assez proches, Saint
Séverin que j’aime beaucoup, elle est en partie romane,
elle devrait vous plaire. Elle est assez sombre et on y prie
très bien. L’autre est Saint Jacques.
Vous ferez à votre tante mes excuses les plus
sincères. Je me souviens en effet avoir marché sur je ne
savais pas quoi le dernier jour où j’ai vu Zaby et ce
devait être un cadre d’après ce que vous me dites. J’en
suis honteuse et confuse et n’oserai jamais paraître
devant votre tante.
Vraiment vous n’avez pas de chance dans vos
pérégrinations. Je prie intensément pour vous. C’est le
seul moyen pour moi de vous retrouver. Je fais aussi
votre chandail et c’est bien doux de travailler pour un
être bien aimé. (…)
Vous avez encore envie d’être au berceau ? Vous
ne serez pas un homme c’est-à-dire un être agissant,
179
pensant. C’est tout de même passionnant d’avoir vingt
ans.
Moi aussi quand je suis perdue, je pense à vous et
c’est fini. C’est quand même chic d’être deux pour
pouvoir s’appuyer l’un sur l’autre. Nous aussi nous
sommes un peu perdus. Nous avons tous les
empoisonnements possibles et inimaginables au point de
vue logement. Papa va peut-être finir par écrire au maire,
ce qui prouve que ça va mal. C’est impossible de vivre à
six dans une pièce sans se gêner. Enfin il n’y a qu’à
offrir. Tous les jours à la messe, je vous offre avec moi et
je me sens plus près de vous. Je pense avec vous, je vous
suis ou j’essaye de vous suivre partout. Je ne pourrais pas
me passer de la messe en ce moment, sans cela je
tomberais folle. (…)
Entendu pour jeudi. J’espère d’ailleurs que le Bon
Dieu aura pitié de son petit Pierre et que la comédie va
finir bien vite.
Courage mon chéri, si vous voulez, on va prier un
peu ensemble.
Mon Dieu, faites que Pierre soit bien courageux,
qu’il ne se sente pas trop perdu dans le grand Paris.
Trouvez-lui bien vite une chambre. Maintenant il a fait
tout ce qu’il a pu. Aidez-le. Donnez-moi d’être pour lui
le soutien que vous voulez. Vous savez combien je
l’aime. Faites que je l’aime comme vous le voulez.
Donnez-nous à tous les deux de ne pas tomber fous avant
notre mariage parce que ce serait une catastrophe. Quand
nous perdons pied, donnez-nous bien vite une bouée de
sauvetage. Faites que nous nous attachions
désespérément à vous.
180
Courage, mon petit Pierre, je vous aime, vous
savez bien que je suis avec vous-même quand nous
sommes loin l’un de l’autre. Pour vendredi, si vous
voulez, nous demanderons au Seigneur Jésus de fortifier
nos deux volontés, qu’il fasse de nous des forts.
Au revoir mon chéri, bon courage. Moi aussi il
me faut du courage pour vivre dans ce taudis où on perd
tout, où on perdrait même la tête si elle ne tenait pas
fortement sur nos épaules.
Michel me parle souvent de son cher beau-frère.
Vraiment cela ne pouvait pas lui faire plus plaisir.
Je vais écrire à quelqu’un que je connais à Paris
qui pourrait peut-être vous louer une chambre. Bien
mieux, j’ai une idée, je vais écrire au Père jésuite très
débrouillard, je vais le faire tout de suite. Au revoir
encore, je vous embrasse, mon chou, comme je vous
aime c’est-à-dire beaucoup beaucoup beaucoup.
PS. : Bien mieux encore. J’écris au Père en question,
mais il serait aussi simple que vous alliez le voir ; il aura
sans doute reçu ma lettre et vous aurez aussi la réponse
plus vite. On le voit le matin à Vanves, 15 rue de Paris.
Prendre le métro d’Issy, descendre à Petits Ménages,
maintenant Corentin Celton. Prendre le boulevard des
Lycées, la rue Normande, tournez à droite et vous
tomberez dans la rue de Paris, près du n°15 : action
populaire.
On le voit aussi l’après-midi 79 avenue de Breteuil
(15ème
). Vous demandez à la concierge (peu aimable) si
le Père Dunand (c’est son nom) est là.
Il n’est pas toujours à Paris, et pour ne pas vous casser le
nez, vous feriez mieux de lui téléphoner le matin, au
181
début de la matinée ou vers midi-1 heure. Vous seriez
plus sûr de le trouver. N° de téléphone : MIC 33-33.
Vous lui direz que vous êtes mon fiancé et que vous
venez de ma part. Il sera certainement très heureux de
faire votre connaissance. Il n’est pas du tout intimidant et
très blagueur.
Mais est-il là en ce moment ? Pour le savoir, téléphonez.
Vous allez dire que j’ai l’esprit d’escalier, car j’ai rouvert
ma lettre pour ce post-scriptum.
Bon courage et bonne chasse. Encore mille baisers bien
affectueux à mon petit Pierre.
Marguerite
Caen, jeudi soir 4 octobre
Mon petit Pierre bien-aimé,
Je vous mets un mot ce soir pour vous envoyer
mon cafard. Vous n’en avez peut-être pas ce soir, mais
cela va me faire du bien de vous dire tout ce qui ne va
pas.
Je suis énervée, si je ne me retenais pas,
j’enverrais tout le monde promener. Je suis fatiguée. Je
me dégoûte moi-même. Je suis orgueilleuse. Je ne peux
pas accepter une observation. Je me rebiffe aussitôt.
Quelle femme vous aurez, mon pauvre Pierre, mais elle a
envie de se corriger et demande que vous l’aidiez.
Je travaille à votre chandail et cela me fait un
plaisir fou, mais pour mélanger les deux couleurs, c’est
182
tout un travail de patience. J’espère que vous n’avez pas
trop froid.
Bonsoir, mon petit chéri, cela va mieux
maintenant que je vous ai dit tout ce qui n’allait pas. Je
me couche parce que j’ai mal dans le dos. Il serait peut-
être plus sage que je me repose un peu et que je n’aille
pas à la messe tous les jours, qu’en pensez-vous ? En
tous cas à demain quand même dans le Seigneur Jésus. Je
ne sais pas ce que j’ai, mais mes parents veulent que
j’aille voir le toubib parce que j’ai tout le temps mal à la
tête, mais il me dira une fois de plus qu’il ne sait pas d’où
cela vient.
A demain, mon chéri, bonsoir.
Vendredi soir, 10h
Excusez ce pâté. Il était tout petit mais c’est une
méchanceté de Thérèse. Je cherchais un buvard et
pendant ce temps, elle l’a étalé. Je l’ai traitée de tous les
noms.
Merci infiniment de votre lettre. Je l’attendais
avec impatience et ce matin, j’ai été bien déçue de ne rien
avoir. Je me suis dit : attendons ce soir.
Vilain moqueur. Qu’est-ce que ça veut dire : « si
les petits cochons ne mangent pas avant » ?
Je suis contente que vous ayez enfin une chambre
en vue.
J’ai écrit à vos parents et cela ne m’a pas tant
coûté.
Je savais que votre oncle Gustave avait été au
mariage de M. Lefrançois, mais j’avais oublié de vous le
dire.
183
Le pèlerinage à la Délivrance est remis à
dimanche et Françoise viendra probablement avec nous.
Si le photographe peut, je me ferai photographier
dimanche ou tout du moins prendrai un rendez-vous.
Oh mon Pierre, vous n’êtes pas malhonnête.
Votre lettre est cousue de fautes d’orthographe,
soit dit en passant. Je suis méchante, n’est-ce pas ?
Quant à nous, la question logement se fait de plus
en plus angoissante.
J’ai sommeil, épouvantablement sommeil, alors je
fais un examen de conscience avec vous.
Pour tout vous dire, ce n’est peut-être pas pareil
pour vous ; je souffre de la séparation plus que je ne
croyais, mais cela fait quelque chose de cher à offrir,
alors tant mieux.
Je vous aime, je vous aime toujours plus.
Aujourd’hui j’ai surtout travaillé à votre chandail
et je mets des lunettes pour ne pas avoir mal à la tête
quand je travaille et le remède n’est pas trop mauvais.
Puis j’ai goûté chez une amie.
J’ai encore été orgueilleuse comme un paon.
Pardon Jésus, Seigneur Jésus, demain j’essaierai de faire
mieux. Vous voyez, je suis loin d’être parfaite. Demain
vous viendrez en moi et cela m’aidera à me rapprocher
de mon Pierre chéri qui me manque tant. Je vous offre
cette souffrance avec lui. Je serai bien courageuse, nous
le serons tous les deux. Merci d’avoir mis Pierre près de
moi pour m’aider. Sans lui maintenant je ne pourrais pas
vivre. Merci. C’est tellement merveilleux d’avoir
quelqu’un sur qui s’appuyer, surtout quand ce quelqu’un
est choisi par vous. Je sens bien que je l’aime de plus en
plus et par là que je vous aime davantage. Mon Dieu, je
184
veux vous crier que je l’aime beaucoup beaucoup, et cela
j’en ai le droit puisque je l’aime en vous et que je vous
aime en lui. Vous savez bien pourquoi je l’aime. Je sens
comme un besoin de me donner totalement sans réserve.
Ce qui me chiffonne quelquefois mon Dieu, c’est de
penser que je pourrais me replier sur moi-même, lui
cacher quelque chose. Non jamais. Mon Dieu, faites
qu’avec lui je sois très très simple. Pierre c’est vous près
de moi. C’est pour l’éternité que nous sommes
ensemble. Je crois que tous les deux, nous pouvons vous
regarder bien en face. Oui, nous sommes à vous
totalement tous les deux, car c’est impossible de nous
séparer. Mon Dieu, pourquoi est-ce que j’ai envie chaque
jour davantage d’être plus encore à lui ? Cela me dévore.
Bénissez ce soir vos deux enfants qui vous aiment.
Unissez-les même dans le sommeil. Je vais dormir à
Caen et Pierre à Paris, mais Pierre-Marguerite cela ne fait
qu’un.
Cette fois mon petit Pierre, je vous avoue en toute
franchise que je peux prier très facilement devant vous.
Vous ne me gênez plus du tout, au contraire. Pouvoir dire
n’importe quoi devant un être chéri, c’est merveilleux :
non, je ne vous cacherai jamais rien. Vous êtes mon petit
Pierre à moi et je suis votre Marguerite à vous toute
entière, sans réserve. Vous pouvez tout prendre. Je ne
m’appartiens plus. J’appartiens à Dieu et à vous
uniquement. J’ai un besoin de don total qui me dévore et
que je ne peux rassasier. C’est épatant de ne plus
s’appartenir.
185
Caen, lundi 8 octobre 1945
Mon petit Pierre chéri,
Je suis gâtée ce matin, 2 lettres soit 10 pages.
C’est chic. Merci de tous les détails que vous me donnez
sur votre vie. Je peux ainsi vous suivre plus facilement.
Moi aussi mon petit Pierre, je sais clairement une
chose que l’on ne pourra jamais m’ôter, c’est que vous
êtes tout pour moi. Oui, c’est chic d’avoir un fiancé,
d’avoir quelqu’un sur qui s’appuyer.
Remercions ensemble le Seigneur de vous avoir
aidé. Il ne pouvait pas vous laisser coucher sous les
ponts, mon petit chéri. (…)
Ma santé ? Elle va bien à part quelques petits
détails qui me font traiter de piquée par ma famille.
Depuis quatre jours, mon pouce droit n’a plus qu’une
demi-sensibilité. C’est original, mais désagréable. Mon
rhume semble enfin terminé. Je dors et mange bien.
Nerveuse ? Je le suis de temps en temps. Mais on ne peut
pas être parfait du premier coup.
Dans Péguy, (…) l’examen de conscience n’est
pas mal. Cela m’a fait bien rire.
Hier enfin, nous avons fait notre pèlerinage
familial. Nous sommes rentrés à 2h claqués. J’ai fait rire
tout le monde avec ma façon de marcher tellement j’avais
mal aux pieds. Je ne savais pas comment poser les pieds
par terre. J’ai prié beaucoup pour vous, de toutes mes
forces et je me suis aperçue une fois de plus que vous
étiez tout pour moi.
Un chasseur a failli nous prendre pour cinq lapins
et nous lui avons chanté sottises. Nous avons reçu à
186
quelques mètres de nous une grêle de plombs. Un peu
plus et vous ne me revoyiez plus. Il est vrai que ça ne
m’aurait peut-être pas tuée. Il y en a des idiots sur terre.
Aussi ce matin je me suis reposée et n’ai pas été à
la messe. Mais il me manque quelque chose. Tantôt j’irai
faire une visite au Saint Sacrement, cela me fera du bien.
Vous auriez dû recevoir une lettre aujourd’hui,
mais je l’ai envoyée chez votre frère, ne sachant pas
toutes vos pérégrinations. Pauvre petit Pierre, ce n’est pas
de ma faute. Non je n’ai pas reçu d’intention. Mais j’en ai
pris une.
Comme vous je crois que l’amour n’est pas au
plan de l’homme. D’ailleurs tout amour vient de Dieu,
qui est l’Amour même, l’Amour par excellence.
Je comprends l’amour ainsi : comme un don de
Dieu qui doit retourner à Lui.
En tous cas, nous sommes faits pour aimer ; l’être
humain normal tend de toutes ses forces vers l’amour.
Amour devrait être synonyme de Charité.
Oui, l’amour est certainement sur un plan
supérieur. C’est normal d’ailleurs. Mais il me semble
qu’il nous paraît ainsi parce que nous n’en voyons le plus
souvent que les caricatures. Je ne sais pas si vous
comprendrez très bien ma pensée. Il me semble que ce
n’est pas très clair.
Aimer en Dieu, c’est participer à la vie même de
Dieu puisque le Père et le Fils engendre perpétuellement
l’Esprit Saint qui est l’amour du Père et du Fils.
Je ne me souviens pas si nous avons parlé de la
communion des Saints et du Corps mystique au
pèlerinage. Le Corps mystique est le thème du prochain
pèlerinage à Chartres.
187
Ce qui est merveilleux, c’est de pouvoir se dire
que l’un et l’autre nous sommes membres du Corps
mystique du Christ et par là unis intimement à lui. C’est
cela qui me fait, qui doit nous faire, supporter la
séparation.
Vous allez me gronder et cela m’ennuie, mais je
ne me suis pas encore fait photographier. Quelle idée
aussi de m’envoyer à Luc. Enfin j’irai sans faute cette
semaine.
Vos photos d’identité vous ressemblent vraiment
de très loin. Cela vaut à peu près celle qu’il y a sur ma
carte de jeunesse musicale.
Votre tante ne m’a peut-être pas trouvée timide à
côté de Zaby, mais c’est tout. Je suis hélas encore timide.
Et puis il y a des gens qui m’intimident moins que les
autres. (…)
Peut-être irons-nous habiter Rouen quelques
années, deux ou trois, si nous trouvons un logement. Si
nous avions un logement nous partirions tout de suite. En
effet, papa a envie de rentrer dans le notariat. Grand-père
n’a jamais voulu lui céder son étude et par conséquent
qu’il soit notaire. Il l’est de titre, comme un avocat sans
cause. Un notaire de Rouen lui offre une situation
intéressante et il la prendrait s’il avait un logement. Papa
ira à Rouen samedi voir un peu. Il se remettrait ainsi au
notariat et dans quelques années, quand Michel aura fini
ses études secondaires, il achèterait une étude à la
campagne ou alors fonderait un cabinet fiscal près de
Paris. Voilà les derniers projets !!!
En tous cas Rouen n’est pas trop loin de Paris ni
d’Evreux, c’est le principal. Et puis, là-bas, je ne connais
188
presque personne, on n’aurait pas besoin de se cacher.
Enfin ce ne sont que des projets.
Ce premier vendredi du mois de septembre, nous
avons été à la messe ensemble et certainement des gens
nous ont remarqués qui se sont empressés de le dire aux
uns et aux autres. Car il y a des gens qui le savent et qui
n’ont pu le savoir autrement. Ce que les gens peuvent
être bêtes quand même, cancan etc.
Merci mon Dieu de m’avoir donné mon fiancé.
J’avais besoin de quelqu’un sur qui m’appuyer. A qui je
puisse tout dire. Pouvoir lui ouvrir mon âme toute grande
sans réticence, ce que c’est chic. Lui dire toutes mes joies
et toutes mes peines, tout ce qui me gêne et me tracasse.
C’est patient un fiancé, et au moins le mien l’est. Faites
que je sois plus simple avec lui pour qu’il n’ait pas
besoin de tout m’arracher avec un tire-bouchon. Merci de
l’avoir fait pitre. Merci de l’avoir gardé pur. J’avais
tellement peur de tomber sur n’importe qui et vous
m’avez trouvé un garçon épatant. Est-ce que je méritais ?
Non peut-être, mais c’est parce que je suis faible. Ce qui
est merveilleux, c’est de vous voir en lui. Je ne peux vous
séparer. Impossible de penser à Pierre sans penser à vous,
impossible de penser à vous sans penser à Pierre. C’est
dilatant, c’est merveilleux. Merci de l’immense joie que
vous m’avez donnée, que vous me donnez. Merci de
m’avoir donné Pierre.
Au revoir mon petit chéri que j’aime. A bientôt.
Je vous embrasse de toutes mes forces.
Votre Marguerite
189
Caen, mardi 9 octobre
Mon Pierre bien-aimé,
(…) Demain ou plutôt samedi, je veux une lettre,
j’ai dit. Je deviens autoritaire. Mais si vous ne voulez pas
m’écrire, ne m’écrivez pas. Je n’ai eu que deux lettres
cette semaine, ce n’est pas beaucoup. Si vous m’écrivez
vendredi, j’aurai la lettre samedi.
Au revoir mon petit Pierre bien aimé. J’ai moins
mal à la tête alors cela va mieux. Mais il faut que j’aille
chez le toubib demain et ça me barbe. L’autre jour c’était
chez le dentiste et il m’a fait un mal. Heureusement je
l’ai offert pour vous. S’il n’y avait pas vous, je ne
pourrais pas vivre. D’ailleurs ce n’est pas pour rien que le
Bon Dieu vous a mis près de moi. Vous êtes chic, chic. Je
vous aime énormément et je suis follement heureuse,
malgré un cafard passager. Maintenant je vous dis ce que
je pense, comme je le pense, sans timidité. Quand ça va
mal, je pense à vous, vous êtes devenu la respiration de
ma vie. C’est épatant. Et puis il y a du soleil aujourd’hui
alors je vois tout en rose.
Je vous aime mon Dieu dans votre création.
J’aime ce ciel sans nuage, ce soleil radieux et je déteste la
pluie. Elle est pourtant nécessaire. Alors je l’aime pour
son utilité. Merci mon Dieu d’avoir fait le monde si beau.
Quelle merveilleuse harmonie et dire que l’homme
s’ingénie à la détruire. Que sera le ciel alors ? Je vous
offre le rire de cette journée, à Vous, à Pierre. Vous savez
combien je l’aime, mon petit Pierre chéri, c’est vous qui
avez voulu que je l’aime. Je vous le donne. Vous savez
pourquoi je l’aime. Il est chic, très chic. Dites-lui qu’il
190
m’aide à être chic. Je suis un monstre en ce moment.
J’envoie promener tout le monde. Pardon. Aujourd’hui je
serai plus sage. Je suis comme une enfant gâtée. Je le suis
aussi. Voilà, vous m’avez trop gâtée.
Au revoir mon Pierre que j’aime follement. Je
vous embrasse en vous serrant très très fort jusqu’à ce
que vous criiez.
Votre Guite
Vendredi 12 octobre
Mon Pierre chéri,
Je ne me gêne pas, quand je n’ai pas de papier à
lettre sous la main, je prends n’importe quoi.
Quand Pierre Davy se pose professeur de français,
il ferait bien de ne pas faire de fautes d’orthographe :
« évidemment », il faut 2 « m », monsieur. Je suis
méchante. C’est parce que je viens de relire votre
dernière lettre. Taquinerie en passant.
Aujourd’hui, journée épatante, ensoleillée, de
quoi vous mettre du baume dans le cœur pour huit jours.
Je viens de ranger vos lettres par ordre
chronologique et j’ai constaté qu’il y en avait 16, c’est un
petit commencement.
Ce matin, messe à 8h dans le bureau de l’abbé,
très sympathique. J’ai eu quelques distractions. Je me
trouvais en face d’une caricature de l’abbé fumant sa
pipe. Alors j’ai ri intérieurement. Mais je pense que le
Bon Dieu ne m’en veut pas pour cela. Ce soir, réunion à
191
5h avec l’abbé sur la béatitude « Bienheureux les doux ».
Vous voyez que j’ai l’intention de refaire la JEC.
Aujourd’hui j’exulte de joie. Je ne sais pas
pourquoi et c’est ma joie que je vous envoie, mon fiancé
chéri. Joie débordante peut-être parce que j’ai communié
ce matin, parce qu’il fait merveilleusement beau, parce
que je vous aime, parce que je suis fiancée, un mélange
indescriptible de choses qui comblent mon âme. Alors je
vous envoie ce mélange. Il faut bien que vous le
partagiez. Qui pourrait le partager sinon vous ?
J’ai oublié aussi de vous envoyer un trèfle à 4
feuilles trouvé par maman sur la route de la Délivrance
dimanche et qu’elle vous offre. C’est sa spécialité. Je
n’en ai jamais trouvé, mais elle, elle tombe toujours
dessus.
Je vous écris aujourd’hui pour vous envoyer ma
joie uniquement. J’avais besoin de la communiquer à
quelqu’un. Il fallait que le trop plein s’évacue. Je suis
heureuse à cause de tout le bonheur que vous me donnez.
Je ne pouvais pas en rêver de plus grand ici-bas.
Mais pendant que je vous écris, votre chandail
n’avance pas. J’ai encore les ¾ du dos à faire. C’est
terrible, je suis tout le temps dérangée. Mais quand
quelqu’un vous dérange, on doit toujours répondre : « Je
t’attendais », n’est-ce pas ? Quand on a une once de
charité.
Merci mon Dieu de la grande joie que vous me
donnez aujourd’hui. Demain ou après-demain, ce sera
peut-être le cafard. Vous me connaissez. Vous savez bien
que je ne sais pas garder de mesure. Aidez-moi à être
toujours égale. Dites à Pierre qu’il m’aide à y arriver.
Lui, il se maîtrise beaucoup plus facilement que moi. Il
192
est vrai que c’est un garçon. Et les garçons sont souvent
plus rassis que les filles. Donnez-moi un peu de son
calme. Au fond je suis calme, mais je déborde de joie,
joie de vivre. C’est beau la vie, c’est magnifique malgré
toutes les souffrances, à cause de ses souffrances et aussi
de ses joies. C’est un mélange de joie et de souffrance
qui fait qu’elle est passionnante. Donnez-nous de vivre
pleinement. Oui, donnez-nous la grâce d’une vie pleine,
remplie pour que lorsque vous aurez jugé que notre tâche
est finie en ce monde, nous n’ayons pas les mains vides.
Faites que Pierre et moi, nous vivions intensément.
Merci de nous avoir unis pour votre plus grande
gloire.
Au revoir mon Pierre bien-aimé. A bientôt. Je
vous aime de toutes mes forces, de tout mon cœur, avec
tout mon être.
Votre future
PS. : Peut-être vous écrirai-je un peu plus souvent qu’il
n’est convenu : quand ça déborde, il faut que je vous le
communique tout de suite. Au revoir mon petit chou.
Mardi 16 octobre 1945
Mon grand Bébé parisien chéri,
Moi aussi je suis passoire. A l’instant où je vous
écris, je pense que c’est l’anniversaire de la mort de ma
grand-mère paternelle aujourd’hui et je n’y ai pas pensé
dans ma communion ce matin. Pourtant elle le méritait,
193
car elle m’aimait beaucoup et je l’aimais beaucoup. Elle
est morte le 16 octobre 1939.
Je ne comprends pas ce qui se passe. Vous vous
plaignez comme moi de ne pas avoir de lettres. Pour moi,
je vous écris généralement par retour et mets une lettre
vers 5h à la poste. La recevez-vous le lendemain ? Quant
à vous, je ne comprends pas du tout ce que vous faites.
Ou plutôt si, je comprends pourquoi je suis plusieurs
jours sans lettre, c’est parce que vous les mettez à la boîte
le lendemain matin au lieu du jour. Normalement je
reçois vos lettres le lundi, le mercredi et le vendredi, ou
le jeudi et le samedi, mais quand je suis trois jours sans
lettre, ça ne va plus. Il faudrait s’arranger pour qu’il n’y
ait jamais plus de deux jours. (…)
Et puis c’est parce que vous oubliez de mettre vos
lettres à la poste que je n’ai pas de lettres, « tête percée ».
Soyez un peu charitable. Pardon de parler sur ce ton.
Mais les oublis arrivent à des gens très bien. (…)
Pardonnez-moi de vous avoir donné le cafard la
semaine dernière. Cette semaine je ferai tout mon
possible pour que vous ne soyez pas sevré de lettres (…)
Mlle Lefrançois m’écrit ce matin qu’elle vous
invitera un jour un dimanche à déjeuner avec Robert car
elle voudrait connaître « le grand garçon sympathique qui
va devenir le mari de sa petite Guite ».
J’espère que vous ne serez pas timide, car elle
n’est pas du tout intimidante et je suis loin d’être timide
avec elle. Pour tout dire, je manque souvent de respect.
C’est « ma grande girafe ». Je lui avais trouvé une petite
sœur au zoo et je lui demande quelquefois des nouvelles.
194
C’est maintenant à peu près sûr que nous irons à
Rouen. Mais il faut que je demande si on peut y faire
histoire. Merci pour toutes vos connaissances.
Oui, vous avez raison, le Bon Dieu est bien bon.
Il y a des moments où je me demande si je vibre
au même unisson que vous. Je le voudrais tant. Mais j’ai
l’impression que vous aimez encore plus le Bon Dieu que
moi. Pourtant je l’aime. Oh ! Aidez-moi Pierre. J’ai
besoin de vous, très besoin. Je vous aime, je vous aime.
J’ai soif de vous, parce qu’en vous, il y a Dieu, il y a la
Trinité tout entière.
Mon Dieu, apprenez-moi à vous respecter en lui.
Oui, je vous aime en lui et je l’aime en vous. Si j’ai si
soif de lui, c’est parce que j’ai soif de vous qui êtes en
lui.
Je ne peux pas vous dire ce que j’éprouve. C’est
impossible. Je vous aime tellement que je ne peux pas
exprimer cet amour.
Mon Dieu, merci de m’avoir donné Pierre, d’avoir
permis que je l’aime à ce point en vous. Il est tout pour
moi en ce monde. Merci de m’avoir donné ce
merveilleux appui pour vous aimer. Avec lui, je vous
aimerai encore plus que je ne vous aime.
Purifiez chaque jour davantage notre amour pour
que nous soyons bien vôtre.
Comme dit Pierre, nous ne serons pas tout à vous
comme des prêtres ou des religieuses, mais après tout, on
ne peut être aussi saints. La sainteté s’accommode de
tous les genres de vie. Vous nous voulez à vous tous les
deux, ensemble. C’est votre volonté, alors c’est très bien.
De tout notre cœur nous nous donnons totalement à vous.
195
Mon petit Pierre, je vais vous faire part de
quelque chose. Si vous comprenez ce qui se passe,
expliquez-le-moi. J’ai l’impression qu’en moi il y a duel
entre l’amour humain et l’amour divin. C’est une
impression et je ne dois pas y faire attention. J’aime
pourtant beaucoup le Bon Dieu et quand je me raisonne,
je me dis qu’au fond c’est normal que je vous aime plus
sensiblement que Dieu, si on peut dire. C’est parce que je
sens moins mon amour pour Dieu que pour vous que cela
me fait cette impression. Au fond question de sensibilité,
donc il ne faut pas y attacher d’importance. Croyez-vous
que tout est dans l’ordre ? Je vous demande cela parce
que vous n’avez pas l’air comme cela. (…)
J’envoie moins promener les autres. Mais vous, ce
n’est pas pareil mon petit Pierre. De vous, je crois que je
supporterai tout. Mais pour vous faire plaisir, je vais me
corriger.
Si ça vous donne le cafard, je ne vous écrirai plus
quand je l’ai. Pourtant il ne part que lorsque je vous l’ai
envoyé. C’est chic, c’est épatant. Je vous en enverrai
sûrement d’autres. Mon pauvre Pierre, j’ai envie de tout
mettre sur votre dos, de mettre mon âme à nu
complètement pour que vous me connaissiez bien et que
vous ne soyez pas déçu. Je crois maintenant que je
pourrai vous parler de tout sans me faire trop prier. Je
veux devenir très simple, de plus en plus simple pour
vous faire plaisir, pour que vous n’ayez pas de mal à me
connaître, pour que nous soyons plus qu’un. Oh ! Etre un
tout à fait sans aucune réserve : au fond, c’est de cela que
j’ai soif. Etre un pour toujours dans le Seigneur Jésus,
pour la terre et pour le ciel. Cela suppose, pour y arriver,
un oubli total de soi. Hélas, nous sommes tellement
196
égoïstes. Il faudrait que nous arrivions l’un vis-à-vis de
l’autre à une parfaite transparence. Qu’en pensez-vous ?
Je vous quitte, mon chéri, pour que cette lettre
parte et que vous l’ayez demain. Vous me direz si elle est
arrivée le 17.
A bientôt, mon Pierre chéri. Je vous embrasse de
tout mon cœur en vous serrant très très fort (moralement,
spirituellement…).
Votre Guite
Mardi soir, 16 octobre 1945
Mon petit Pierre bien-aimé,
Ce soir je voudrais me jeter dans vos bras parce
que j’aurais beaucoup de choses à vous dire. Mais c’est
impossible. Je ne peux le faire que par l’intermédiaire de
Dieu, alors je me jette en lui pour vous retrouver.
Impossible de vous trouver ailleurs.
Mon Dieu, merci de faire le trait d’union. Ce soir
je voudrais être près de Pierre pour prier avec lui, car j’ai
une envie folle de prier. C’est drôle les effets de l’amour,
de l’amour compris en vous.
Seigneur Jésus, aidez-moi à être digne de Pierre,
digne de son âme. Je vous adore en lui. Pouvoir faire une
minute abstraction de sa personne humaine pour ne plus
voir que son âme habitée par vous. De vous voir l’un et
l’autre, c’est merveilleux.
Plusieurs fois, près de lui, en pensant que vous
étiez en lui, j’ai éprouvé pour lui un immense respect. Au
fond je ne sais pas vous chercher en dehors de lui. Et
197
maintenant je concilie très bien l’amour que j’ai pour
vous et celui que j’ai pour lui. Pour qu’il n’y ait pas de
duel entre ces deux amours, il ne faut pas vous séparer
tous les deux. Aussi tout est dans l’ordre.
Merci encore de m’avoir donné Pierre. Je ne sais
pas comment vous remercier, comment vous prouver ma
reconnaissance ? Par un amour vécu bien
chrétiennement. Aidez-nous à être des chrétiens 100%.
Pas un christianisme de bigote, à l’eau de rose ou
raplapla, mais un christianisme intensément vécu. C’est
dur peut-être, mais nous sommes deux, deux qui nous
aimons assez pour pouvoir nous aider mutuellement à
être ces chrétiens parfaits que vous voulez.
Mon Dieu, faites que je sois plus forte pour que
Pierre puisse s’appuyer sur moi. C’est moi qui m’appuie
sur lui. Qu’est-ce que je lui donne en retour. Je sens bien
que je suis plus égoïste que lui. Il se donne davantage et
plus intensément. Moi ce ne sont que des velléités et des
belles paroles. Aidez-moi à lui faire de ma personne un
don effectif.
Pardon ce soir pour toutes mes bêtises de la
journée. Passez l’éponge, vous êtes tellement bon.
Pardon surtout pour cet orgueil qui ne veut pas plier.
Demain ce sera mieux, je vous le promets. Je suis faible.
Aidez-moi à être plus forte. Pardon avec Pierre pour que
nous soyons bien ensemble.
A demain. Bonsoir mon petit Pierre. Si vous aviez
été présent, ça aurait été pareil (quel français !). C’est
cela qui est merveilleux. Vous voyez, votre fiancée fait
de petits progrès (elle ne se donne pas de coup de pied).
Ainsi la prochaine fois que nous nous reverrons, ça
marchera tout seul.
198
Ce soir, nouveau rhume : j’aurai l’air intelligent
sur la photo !
Mercredi, 3h30
Quelle joie ! Encore une lettre ce matin : mardi-
mercredi, cela fait déjà deux pour la semaine. Merci mon
petit Pierre. Merci de votre amour. Puisque vous ne criez
pas encore alors je vous serre encore plus fort sur mon
cœur jusqu’à ce que vous criiez. Mais je ne vous
entendrai pas alors je peux continuer.
Nous ne sommes pas encore partis à Rouen, papa
devait y partir en janvier pour y prendre sa situation, mais
il ne pourra probablement pas, alors cette situation lui
échappera peut-être. Car les caisses d’allocations
familiales vont être nationalisées prochainement et il n’y
aura plus qu’une caisse unique par département et en ce
moment, il y en a trois. Celle de papa sera dissoute et il
est question, c’est même certain, de donner d’assez
grosses indemnités aux directeurs allant jusqu’à un
million pour les plus âgés. Evidemment papa voudrait en
bénéficier, ce qui retardera notre départ.
En tous cas, Thérèse et moi allons avoir une
chambre indépendante au 4 rue de Bayeux, après bien
des complications. Il n’y a pas de cheminée, donc pas de
feu. Mais on verra si on ne pourra pas mettre un tuyau
débouchant sur une fenêtre. Enfin on verra.
Je vous quitte, mon chéri, pour que cette lettre
parte. Je vais porter votre chandail à Michèle Lempérière
qui le déposera chez ses cousins rue Denfert-Rochereau.
Je vais lui demander l’adresse exacte et je vous l’enverrai
199
aussitôt. Vous pourrez le prendre à partir de vendredi
matin. Au revoir, je vous embrasse de tout mon cœur.
Guite
Vendredi 19 octobre1945
(…) Merci aussi pour votre explication. Elle est
très claire, vraiment c’est impossible de ne pas
comprendre et je la crois tout à fait orthodoxe.
Maintenant j’ai très bien compris et vous pourrez vous
rendre compte que le duel a cessé. Ce qu’il ne faut pas,
c’est chercher Dieu en dehors de l’être aimé, mais au
contraire en lui. Ainsi tout duel cesse et on arrive à une
parfaite stabilité. Vraiment maintenant j’ai compris
l’ordre de Dieu. Alors ça va. Je comprends parfaitement
que l’amour humain soit très fort puisqu’en effet c’est le
plus grand des amours terrestres. Il a été voulu par Dieu
ainsi. Il est pur, grand et noble puisqu’il nous élève vers
lui et au fond nous donne des ailes. Je ne me reconnais
pas du tout. L’année dernière j’étais tout autre. Et c’est
normal.
Vous avez l’esprit très clair, c’est épatant. Je ne
suis pas bouchée en maths au point de ne pas comprendre
votre explication mathématique.
Si j’avais à choisir entre Dieu et vous, je ferais
exactement ce que vous pensez et il en serait de même
pour vous, je pense.
La sensibilité sert quelquefois dans l’amour de
Dieu. Il arrive parfois qu’on sente sa présence.
Evidemment si on ne se basait que là-dessus, notre foi
serait peu solide. C’est de la confiture, si vous comprenez
200
cette comparaison. Il est relativement facile de le sentir
dans sa créature et dans sa création. Il ne m’est pas du
tout difficile de le voir en vous. Je n’ai pas du tout envie
d’écraser ma sensibilité.
Et puis il est normal que nous nous témoignions
notre affection. Nous avons un corps. « Qui veut faire
l’ange fait la bête », disait Pascal. Oui, il faut nous
prendre tels que nous sommes.
Merci donc pour votre cours de philo. Il est très
intéressant. (…)
Merci Pierre de votre sévérité. Continuez. Vous
avez raison. Je me suis regonflée près de vous et je n’ai
plus envie de pleurer. Mais j’ai encore un vague cafard,
une angoisse, je ne sais pas pourquoi, alors je vous
l’envoie.
Au revoir, je vous embrasse bien bien fort.
Votre Guite
Maintenant je ne m’analyse plus. J’irai droit à vous,
comme à Dieu, mais il y a des choses que je n’oserai plus
vous dire. Je vous assure que tout ce que je vous dis est
vrai. Et puis je vous aime c’est tout.
Samedi matin 20 octobre 1945
Mon petit Pierre,
J’ai une fois de plus oublié mon papier à lettres.
Mais cela n’a pas d’importance, n’est-ce pas ?
Oui, Pierre, j’ai l’impression quoi que vous en
pensiez que je vous aime comme il faut. Je vous aime en
201
Dieu et soyez sûr pas plus que Dieu. Je sais parfaitement
que l’acte d’adoration n’est dû qu’à Dieu et je ne suis pas
idolâtre, je crois. Ce serait dommage d’ailleurs.
Non, vous n’envoyez pas dire ce que vous pensez,
mais j’aime cent fois mieux cela et cela fait du bien
parfois d’être secoué. Oui, j’ai quelquefois regardé un
homme et je les ai souvent trouvés bêtes, grossiers, etc. et
j’avoue que pour moi vous n’êtes pas un homme comme
les autres, mais ne croyez pas quand même que vous êtes
le seul. Si je vous ai demandé de m’acheter « Etoile au
grand large » de Guy de Larigaudie c’est pour vous
l’offrir et vous verrez que ce garçon avait une trempe peu
ordinaire. C’est un livre que j’aime beaucoup.
Et vous ? Avez-vous regardé quelquefois une
fille ? Que voulez-vous, c’est normal que l’on chérisse
les gens. Sachez quand même que je sais être dure. Vous
ne vous en doutez peut-être pas, vous vous en apercevrez
peut-être un jour. Sous mes airs tendres, je ne le suis pas
toujours. Je le suis seulement avec les gens que j’aime
énormément. Je sais que ce n’est pas vous aimer que de
vous bercer de douces illusions. Tout ce que je vous ai
dit, je l’ai pensé en vous comparant à d’autres. Il me
semble cependant que je vous ai dit plus de défauts que
vous ne m’en avez dits.
En effet, je ne dois pas vous féliciter pour votre
travail. 2 heures c’est vraiment peu. Alors je pense que
nous nous marierons à 80 ans comme prévu, Pierre. Ce
que je dis, je le pense vraiment. Il faut absolument
travailler davantage. Vous le pouvez. Vous devez avoir
suffisamment de puissance de travail et puis, c’est une
question de volonté. Et quand vous voulez, vous êtes
202
volontaire, cabochard même. Soyez cabochard pour votre
travail.
Donc finies mes admirations puériles. Je vous
promets de vous secouer, tant pis si je ne suis pas très
tendre. Il est vrai qu’avec vous, elle reprendra vite le
dessus cette paresse. Je ne vous serre sur mon cœur,
alors, que si vous travaillez et comme je suppose que
vous allez le faire très courageusement, je vous serre très
fort pour vous donner du courage.
Merci pour la vache qui regarde passer un train.
Cela me rappelle une image qu’il y avait dans la petite
histoire de Bainville : une fille avec une natte dans le dos,
les bras et les doigts écartés, se pâmant d’admiration
devant un tuf-tuf antédiluvien.
Je vais donc essayer de vous regarder avec les
yeux de la raison et faire taire mon cœur puisque vous le
voulez. Ce sera la meilleure façon de vous aimer. Je
rengaine mes compliments pour des jours meilleurs. (…)
Pour l’éducation des enfants, ils ne seront pas
gâtés, soyez-en sûr, j’ai horreur des enfants mal élevés.
Quand vous aurez encore des reproches à me faire et cela
ne fait pas l’ombre d’un doute, je referai un chandail pour
éponger !!!
Vous pensez bien que je ne suis pas encore bête
au point de croire que ce que vous me dites est par
animosité. Non, mon chéri, pas encore à ce point-là ! (…)
Au revoir, mon chéri. Soyez sûr que je ne vous en
veux pas, au contraire. Je vous aime encore bien plus.
(…) Au revoir. Je vous embrasse bien bien fort.
Votre Guite
203
Mercredi 24 octobre 1945
Mon petit Pierre chéri,
Savez-vous qu’en tant que « vache » j’appartiens
à l’espèce des ruminants ? Aussi ne vous étonnez pas si
j’ai ruminé la lettre dont on ne parle plus. Je suis
méchante, n’est-ce pas ?
C’est très joli toutes ces histoires mais vous ne me
dites pas quand vous avez l’intention de venir ?...
Moi aussi je pense à vous tout le temps et c’est
merveilleux. Oui, je pense aussi que ces séparations sont
très formatrices et je n’envie absolument pas les vieilles
filles. (…)
Mon petit Pierre, continuez de m’écrire tout ce
qui vous passe par la tête. Même si c’est désagréable.
Cela me fait du bien vous savez. Moi aussi je suis
orgueilleuse et si vous me faites des compliments, je le
serai encore plus. Aujourd’hui je me sens bien à l’aise
avec vous et je vous redis que je vous aime follement, de
plus en plus. Bientôt je ne pourrai pas vous aimer plus. Si
pourtant, mais alors qu’est-ce que ce sera dans l’avenir ?
Si je ne communiais pas tous les jours, cela n’irait pas,
car c’est la seule façon de m’unir à vous puisque je
m’unis au Christ qui vit en vous. Au fond, quand on y
pense, c’est merveilleux l’Eucharistie. Mon petit Pierre,
nous en vivrons autant qu’il nous sera possible.
Oui, pouvoir tout se dire dépasse tout le bonheur
que je croyais possible. Pouvoir se vider complètement
dans une autre âme, c’est vraiment merveilleux.
C’est vous maintenant qui allez dire : « tellement
gentille, tellement ceci, cela » ! Voulez-vous rengainer
204
vos compliments. Oh ! Pardon, c’est vrai, on n’y pense
plus. (…)
Pierre, je ne voudrais pour rien au monde vous
rendre orgueilleux et je ne servirai mes compliments que
lorsque vous les aurez vraiment mérités. Ne croyez pas
que malgré mon admiration je vous trouve parfait.
Vous êtes molasse, moi aussi. Quel couple de
limaces ! Il faut que ça change. Non, pas de mollasseries,
c’est horrible les gens qui se trainent. Je ne sais si vous
êtes comme moi mais j’ai une profonde aversion pour les
mollusques.
Travaillez mon chéri. Vous allez me trouver
rasante si je vous le dis tous les jours.
Merci aussi pour la « petite vacharde ». Je n’ai
pris la résolution de me taire que lorsqu’on me faisait des
observations méritées ou non, mais pas avec vous, voyez-
vous. Il faut bien que je vous montre que je suis
quelquefois méchante, sans cela vous me croiriez trop
bonne.
Hier soir j’avais un cafard fou. J’ai eu envie de
vous l’écrire et puis je ne l’ai pas fait. Je vous aime
énormément. Je voudrais vous embrasser, me jeter dans
vos bras. Au fond me faire choyer ! Quelle horreur ! Quel
monstre je suis ! Il faut que je sois courageuse.
Evidemment on est bien près de vous. Si je vous dis cela
c’est pour que vous voyiez à qui vous avez affaire. Je me
rends compte que je suis égoïste. Pierre, est-ce normal
d’avoir envie de se faire choyer ? Répondez-moi bien
franchement, les yeux dans les yeux.
Mon Dieu, puisque notre amour est humain au
fond, c’est normal qu’on ait envie d’être avec l’autre. Je
vous offre cette soif de lui pour votre plus grande gloire,
205
pour être plus près de vous : oui, je vous aime vraiment,
mon Dieu. Et puis vous êtes venu ce matin en moi et
vous nous avez unis. Alors je suis très heureuse. Il y avait
un mariage à la messe ce matin et j’ai pensé au nôtre. Ce
sera, Jésus, épatant, puisque c’est vous qui nous mariez ;
puisque ce jour-là vous vivrez tout entier en chacun de
nous. Préparez-nous bien tous les deux, nous en avons
grand besoin. C’est tellement grave.
Au revoir, mon chou bien-aimé. Oh ! Je vous
serre très très fort sur mon cœur jusqu’à ce que vous
criiez.
Votre Guite à vous tout entière.
Pierre, dites-moi encore ce que vous trouvez de mal en
moi. Je vous dirai ce que je trouve de mal en vous.
Mardi 30 octobre 1945
Mon Pierre chéri,
Je vous aime, je vous aime, c’est le cri de mon
cœur en ce moment.
Vous pouvez m’écrire, maman viendra me porter
vos lettres et ce n’est que mercredi soir que je rentre me
sanctifier.
Dites-moi alors à quelle heure vous arriverez, car
vous viendrez sans doute d’Evreux.
Pour changer, j’ai mal à la tête et cet après-midi je
vois le dentiste.
Oui, c’est cela, on demandera aux saints du ciel
de nous aider à être saints. Pierre, pourquoi pas ? Après
206
tout, il n’y a que cela qui compte. Etre sainte avec vous,
mon petit Pierre, ce sera épatant. Je vous aime de plus en
plus. Et cet amour remplit tellement mon cœur que
j’aime être seule, seule avec Dieu et avec vous. Pendant
ces deux jours de retraite, au fond ça va être chou, on va
n’être que tous les trois. Mon petit Pierre, vous allez prier
pour que j’y voie clair, puisque vous avez dit que je ne
me connaissais pas. Aidez-moi. J’ai soif de vous, bien
soif. Vous êtes ma seule raison d’être en ce monde. Il
faut qu’ensemble nous travaillions au règne de Dieu.
Pierre, je pense quelquefois, si nous n’avions pas
la foi ? C’est une grâce de l’avoir. Nous serions cent fois
moins heureux sans elle. Merci mon Dieu de nous avoir
donné la foi.
Je ne peux pas vous dire tout ce que je ressens. Je
me sens à vous pour toujours et cela me ravit, toujours,
toujours, est-ce vrai une chose pareille. Que ce sera chic
le jour de notre mariage : pouvoir se dire ça y est, c’est
pour toujours, toujours.
J’ai eu les photos hier. Ce n’est pas bien
merveilleux, mais je suis toujours très mal en photo parce
que je suis très nerveuse. Vous verrez que ce n’est pas un
chef-d’œuvre. Je ne suis bien que lorsqu’on me prend
sans que je le sache et sans que je m’en aperçoive. Vous
n’avez qu’à le faire un jour.
Mon petit Pierre, donc je crois que vous êtes fait
sur le même modèle que moi et je m’aperçois qu’au fond
un cœur de garçon n’est pas différent d’un cœur de fille.
Je fais des découvertes ! Après tout, il n’y a pas tant de
différences. Une âme de garçon et une âme de fille sont
de la même essence. Au ciel, il n’y aura plus ni garçons
ni filles. Vous allez rire de mes découvertes un peu
207
naïves mais tant pis. Il n’y a que vous à en rire, alors ça
m’est égal.
Je vous aime……………..énormément.
Je feuillette « Etoile au grand large » de Guy de
Larigaudie et je tombe sur un passage que j’aime bien :
« Le terrassier et le moine devraient avoir la même
pensée : mon Dieu, faites que j’accomplisse ma vocation.
L’un doit s’efforcer d’être un bon moine et l’autre d’être
un bon terrassier. Leurs destinées ne sont point
différentes. Chacun mettant en œuvre ses capacités et ses
dons s’accomplit lui-même et par là travaille à la gloire
de Dieu. »
C’est vrai que chacun doit accomplir pleinement
sa vocation. Nous nous aiderons mutuellement. Ce n’est
pas pour rien que nous nous aimons et ce n’est pas pour
rire. C’est grand, profondément sérieux, ne trouvez-vous
pas ?
Au revoir, mon Pierre que j’aime infiniment. A
bientôt, quelle joie immense et profonde. A jeudi dans le
Seigneur Jésus.
Je vous embrasse bien bien fort et je vous aime
comme il n’est pas possible de vous aimer plus, c’est-à-
dire de toutes mes forces, de toute mon âme, de tout mon
cœur.
Votre Marguerite
Voici un autre passage de Guy de Larigaudie intitulé
« Jeunes filles », vous me direz ce que vous en pensez. (Il
s’adresse aux garçons).
« Les jeunes filles sont l’image précieuse de notre mère
lorsqu’elle avait notre âge. Petites ou grandes, blondes
208
ou brunes, elles sont claires, nettes et saines, et Dieu lui-
même doit sourire lorsqu’Il les voit passer.
Plus tard seulement, lorsque tu seras plus mûr, tu
découvriras parmi elles la femme de demain.
Aujourd’hui considère-les simplement comme de
franches compagnes.
Une éducation faussée nous a trop souvent appris à ne
voir dans la femme qu’une occasion de péché, au lieu d’y
déceler une source de richesses.
Mais, sœurs, cousines, amies, camarades ou cheftaines,
les jeunes filles sont les compagnes de notre vie, puisque
dans notre monde chrétien nous vivons côte à côte, sur le
même palier.
Sans doute la camaraderie entre garçons et filles est
chose infiniment délicate, qu’il faut mener avec prudence
et régler chacun pour soi à sa propre mesure.
Mais c’est un manque à gagner que de négliger ce don
de Dieu que sont les vraies jeunes filles.
Elles ont une vertu de pureté dont le rayonnement nous
est salutaire, à nous qui devons batailler sans cesse pour
maintenir cette même pureté.
Si elles savent se tenir à leur place – et c’est d’elles
uniquement que dépend, en leur présence, la tenue des
garçons – leur influence peut être profonde.
Il n’est que de voir sur une plage ou à la piscine les
jeunes gens cherchant à éblouir les jeunes filles. Un
regard admiratif, un sourire suffisent pour donner à un
garçon le coup de fouet d’amour propre qui le fera
sauter, malgré sa crainte, du haut du plongeoir.
Pourquoi, sur un plan différent, ce même renfort et ce
même sourire ne donneraient-ils pas à ce garçon plus de
lumière et de cran dans sa vie ?
209
La chanson d’une eau vive entraîne loin du marais. La
présence des jeunes filles grossièretés et lourdeurs –
certaines d’entre elles, rencontrées aux heures
mauvaises, vous clarifient littéralement l’âme.
Nous sommes de grands garçons maladroits et patauds,
les jeunes filles nous forment à la politesse et à la
courtoisie – leur présence nous allège et rétablit
l’équilibre.
Nous sommes trop cérébraux. Les jeunes filles
comprennent d’un seul coup ce que nous disséquons
péniblement avec notre raison. Leur présence est un
apaisement. Elles sont un sourire et une douceur.
Mon Dieu, faites que nos sœurs les jeunes filles soient
harmonieuses de corps, souriantes et habillées avec goût.
Faites qu’elles soient saines et d’âme transparente,
qu’elles soient la pureté et la grâce de nos vies rudes,
qu’elles soient avec nous, simples, maternelles, sans
détours ni coquetteries.
Faites qu’aucun mal ne se glisse entre nous et que,
garçons et filles, nous soyons les uns pour les autres une
source, non de fautes, mais d’enrichissement.
Dimanche 4 novembre 1945
Mon Pierre bien-aimé,
Pas de cafard ce soir, simplement un certain malaise
parce que je n’ai pas été assez simple avec vous. Aidez-
moi, je vous en supplie. C’est trop bête. Je manque de
volonté. Il faut que vous arriviez à obtenir de moi la
spontanéité. Ce serait tellement mieux.
210
Je retrouve tout ce que je voulais vous dire ce
matin et en plus, les quelques notes que j’ai prise sur une
instruction du Père qui traitait de l’amour.
Je voulais donc vous dire, vous savez à peu près
tout :
1) Comment envisageons-nous la chasteté avant le
mariage.
2) L’éducation des enfants
3) Faire de ce sacrifice qu’est la séparation et
l’attente un approfondissement de notre amour
4) Quand nous avons soif l’un de l’autre, offrir cette
soif pour la gloire de Dieu. Penser que nous
serons pour toujours l’un à l’autre, quand Il lui
plaira.
Voilà les quelques notes sur la préparation au
mariage. Il s’agit de préparer une chic vie, une vie
joyeuse :
Chasteté : se faire une très grande idée du mariage et de
l’amour. Donner la vie est au premier chef participer à
l’œuvre de la création. Le mariage est donc une chose
sainte, sacrée.
Le 6ème
commandement nous défend de détruire l’ordre
établi par Dieu.
La chasteté comporte de véritables sacrifices. L’âme
vraiment chaste se prépare une belle vie, un chic foyer, se
fortifie le caractère.
Moyens : Croire que la chose est possible, avoir
confiance en Dieu. Prier intensément. Prier la Sainte
Vierge. Avoir un grand idéal, de grands désirs intenses,
211
éperdus (désir d’apporter au fiancé ou à la fiancée et aux
enfants quelque chose d’intact). Pratiquer d’avance le
don de soi.
Préparations du cœur : Garder son corps et son cœur.
Savoir nous conserver pour pouvoir mieux donner
ensuite.
Un sentiment ne dure que pénétrer de volonté.
Se préparer à être épouse et mère (ça, ce n’est pas pour
vous, mais comme vous êtes curieux !!! [Vilaine fille,
vous allez dire]) : sourire envers et contre tout, s’oublier.
Il faudra se sacrifier pour le mari et les enfants.
L’amour conjugal n’est qu’un aspect de l’amour qui fait
toute vie chrétienne.
Voilà, mon petit Pierre, ce que je voulais vous
dire. Quant à la résolution, je la cherche toujours.
Seigneur Jésus, nous vous offrons ensemble cette
séparation ou du moins faites qu’elle serve à votre plus
grande gloire, à l’approfondissement de notre amour en
Vous. Mon Dieu, nous vous l’offrons de tout notre cœur.
C’est dur (pour moi toujours), mais il faut que ce soit dur.
Cela fait mal un peu, mais tant mieux. Vous avez tant
souffert Jésus. Comme homme vous avez pu dire, j’ai
mal à la tête. Cela a bien dû vous arriver. Vous avez
écrit : Père, s’il se peut, que ce calice s’éloigne de moi.
C’est parce que vous souffriez trop. Quand vous avez su
Lazare mort, vous avez pleuré parce que vous l’aimiez.
Alors vous comprenez bien notre sacrifice. Aussi nous
vous l’offrons totalement. Faites qu’il donne à Pierre le
courage de travailler. A moi aussi. Nous nous
abandonnons tous les deux totalement. Nous vous
212
donnons notre amour. Unissez-nous quand vous voudrez.
J’aime Pierre encore plus. Toujours plus. C’est comme
cela que vous voulez que je l’aime, mais pour lui-même.
Bon courage, mon petit chéri. Je vous aime
follement, vous savez combien.
Je vous embrasse avec toute mon affection et tout
mon amour.
Guite
Mardi 6 novembre 1945
Mon Pierre bien-aimé,
Pas de lettre ce matin. Fiat. Vous deviez être très
pris hier. Mais je me sens plus courageuse depuis que
nous nous sommes vus. Je voudrais vous dire ce que je
ressens. Mais c’est impossible, cela m’étouffe. Oh je
vous aime ! Je vous aime de plus en plus. Je viens
d’embrasser la chère photo. Oui, Pierre, vous êtes plus
que ma future moitié et moi plus que votre future moitié.
J’ai l’impression d’avoir gardé un peu de votre âme. Oui,
c’est vrai, je vous porte un peu en moi. Quelle joie !
Alors nous pouvons bien être séparés puisque je vous ai.
Et puis il faut toujours sourire. Ensemble, pendant cette
séparation, nous nous préparerons à Noël. Quelle joie si
le premier janvier nous pouvons tous les deux l’un à côté
de l’autre offrir notre année tout entière au Seigneur.
Ainsi nous vivons d’espoir. Mais on a toujours l’espoir
de se revoir. Alors en avant.
Pendant que j’y pense, quelle est la nouvelle
adresse de Zaby ?
213
Je vous quitte, mon Pierre chéri, et vous
retrouverai ce soir.
3 heures
Je viens de retrouver deux pellicules où je suis. Je
me souviens que les positifs n’étaient pas trop mal, mais
je ne les ai plus. Elles sortent des décombres, aussi je me
demande si elles sont encore bonnes, qu’en pensez-
vous ?
10 heures
La journée s’est bien passée, calme et joyeuse.
Vous étiez en moi mon chéri. Ma joie et mon bonheur
augmentent de jour en jour. Merci mon Dieu.
Bonsoir mon petit Pierre, je tombe de sommeil. Je
vous serre bien fort sur mon cœur. A demain.
Samedi 10 novembre
Mon Pierre chéri,
(…) Au fond, quand on y songe, c’est formidable
d’être maman. Aidez-moi, mon Dieu, à me préparer à
cette grande tâche faite de renoncements nombreux.
C’est fini, je ne m’appartiens plus. Je vous appartiens,
vous savez bien, vous m’avez donné à Pierre et, plus tard,
il me faudra m’oublier encore totalement pour ces petits
que vous nous donnerez.
214
Alors je vous dis avec Pierre merci mon Dieu
pour toutes les souffrances et tous les sacrifices que vous
nous réservez. Nous sommes deux à les supporter. Oui,
c’est vrai, il est juste que nous attendions, que nous
souffrions. Notre vie sera plus belle.
Pierre, je ne sais pas si vous êtes comme moi,
mais c’est fou ce que j’ai changé depuis que je suis
fiancée. Non, je ne me reconnais plus. Ce que j’étais
avant et ce que je suis maintenant, c’est totalement
différent et à tous points de vue. C’est vous qui avez
apporté ce changement. C’est quand même chic. Oh oui,
Pierre, j’ai conscience que je suis bien à vous, que vous
étiez le seul à qui je puisse appartenir pour toujours.
Nous étions faits pour aller ensemble. C’est épatant.
Chaque jour je fais des découvertes sur la beauté et la
profondeur de l’amour chrétien. Pierre, avec l’aide de
Dieu, nous aboutirons à un amour d’âmes entre elles.
Elles sont déjà bien unies, nos âmes, mon Dieu, resserrez
encore plus cette union. Ainsi nous serons forts. Et quand
on sera vieux, nous ne ferons plus qu’une seule âme,
avant aussi espérons-le.
Pierre, vous êtes pour moi un don magnifique de
Dieu.
Nous allons commencer à emménager la chambre
du 74 et nous nous usons la cervelle pour savoir
comment y mettre le plus de meubles possible ! C’est
compliqué la vie. Dans un mois notre terrain sera
déblayé. Ils ont enlevé la clôture que vous avez vue. Il va
falloir que nous y allions voir tous les jours, car on
récupérera peut-être quelques petits objets et ça fait
toujours plaisir. Et puis notre terrain déblayé, on pourrait
peut-être mettre une baraque sur le terrain et ainsi nous
215
serions tranquilles et dirions « Zut à tout le monde »,
comme dit papa.
Mon petit Pierre, ce sera la volonté de Dieu. Au
fond nous ne voulons que Sa volonté. Il y a des jours où
je me dis comment pourrions-nous vivre sans Dieu. Mais
c’est une grâce d’avoir la foi.
Au revoir, mon chéri. Travaillez-bien. Lundi,
c’est la journée chargée il me semble, je penserai bien à
vous.
Je me sens plus courageuse, parce que vous êtes
courageux. Alors courage encore.
Je vous aime et je vous embrasse de tout mon
cœur.
Votre Guite
Dimanche soir 11 novembre
Mon Pierre chéri,
Tout le monde m’embête, que n’êtes-vous là pour
me défendre ? Je n’ai rien dit parce que je ne voulais rien
dire. Ils m’ont dit ce soir que je serai une piètre femme
d’intérieur parce que la soupe était trop salée et qu’il y
avait soi-disant de la terre dedans ! J’ai pensé que mon
petit Pierre ne serait pas si difficile. (…)
J’ai retrouvé samedi trois petites poupées. Ce sont
trois spécimens de la collection. J’en avais entre 15 et
20 ! Je vois que je retombe en enfance (…)
Mon Dieu, bénissez Pierre. Il est à vous, mais il
est aussi un peu à moi. Je veux l’aimer toujours plus, être
digne de lui. Et puis ce soir mon cœur brûle pour lui,
216
alors je vous offre cette soif d’amour pour votre plus
grande gloire.
Mercredi 14 novembre, 5 heures
Mon Pierre bien-aimé,
(…) Mon petit Pierre, est-ce que vous connaissez
bien votre Evangile ? Moi pas et je trouve que c’est une
lacune. Ne croyez-vous pas qu’on pourrait l’étudier un
peu ensemble ? Mais c’est peut-être trop vous demander,
alors je me débrouillerai toute seule. Dites-moi
simplement ce que vous en pensez.
Que vous dire encore ? Vous allez croire que ça
m’embête de vous écrire ! Non, mais tout ce que je veux
vous dire reste dans mon cœur et ne peut pas sortir. Est-
ce que vous me permettez d’être indiscrète avec vous ?
Quand vous m’aurez répondu, je vous poserai les
questions que je veux vous poser.
En attendant, je vous aime de tout mon cœur. Au
fond je suis encore timide avec vous. Mais je crois que ce
n’est plus pour longtemps.
Je vous aime, mon chéri, plus que moi-même et
vous embrasse.
Guite
PS. : Et puis non, je crois que je n’ai pas le droit d’être
indiscrète. Il y a un jardin secret que je dois respecter. Je
n’ai pas le droit d’y pénétrer.
Au fond je ne sais pas au juste jusqu’où va l’intimité. Je
vous aime. Au fond je n’aurais pas dû vous dire cela
217
peut-être. C’était le fond de ma pensée. Non, je n’ai pas
le droit de pénétrer dans le coin de votre âme seul à seul
avec Dieu.
Si je vous ai dit cela, c’est parce que je sens un besoin
plus grand d’intimité. Vous comprendrez j’espère ce
« jus informe ». C’est un cadeau que je vous fais. Mais
cette fois je crois avoir trouvé la cause de mon malaise,
de mes cafards. C’est tout simplement parce que je sens
un besoin plus grand d’intimité. Mais, au fond, elle sera
ce que le Bon Dieu veut qu’elle soit. Mon petit Pierre,
maintenant que je vous ai livré mon angoisse, cela va
mieux. C’est à vous de résoudre le problème. Vous allez
me dire que je suis une fille insupportable. J’ai peut-être
rêvé quelque chose d’irréalisable. Là-dessus je me cache
la tête sur votre épaule pour ne pas voir votre réaction. Je
vous aime, je vous aime de plus en plus. Je voudrais
tellement faire un avec vous. A demain.
Samedi 17 novembre 1945
Mon Pierre chéri,
Comment se fait-il que jeudi vous n’ayez pas eu
de lettre puisque je vous ai écrit tous les jours. C’est
votre concierge qui doit être fautive. Pauvre chou, cela
vous apprend à être courageux.
Quant à moi, je suis toujours enrhumée, c’est un
véritable bonheur. Et ce matin j’ai entrepris de chanter en
faisant le ménage en cuisine. C’est une belle réussite.
Pour compléter votre collection de photos je vous
envoie celle de ma communion où je n’ai pas l’air
maligne. J’ai l’air d’une vache qui regarde passer un
218
train. Et puis une autre. Je vous dirai si vous pouvez la
garder quand la maison sera déblayée. Si on retrouve les
albums à photos, elle sera en double, donc vous pourrez
la garder. Quelle est la 3ème
qui est « passablement
moche » ? Sur celle où il y a Thérèse et moi, je dois avoir
9 ans.
Moi aussi cela m’arrive d’avoir l’esprit creux. Je
crois que ça arrive à tout le monde.
Vous aimez mieux les petites filles que les petits
garçons ? Et moi je préfère les petits garçons
évidemment, mais depuis longtemps d’ailleurs car j’ai
fait le catéchisme aux deux et les filles étaient plus
insupportables que les garçons, surtout moins franches.
Je sais bien que dans les milieux populaires, les enfants
sont spécialement mal élevés.
Oui, bébête, l’histoire de Normandie ne me
passionne pas au point de suivre le cours.
Mon professeur d’Histoire du Moyen-âge est à
tendance communiste, communiste même. (Ce qui est
intéressant à étudier dans l’histoire de la Normandie est
la naissance du prolétariat). Evidemment c’est un
historien. Quant à M. Contamine, il serait à tendance
monarchique, orléaniste. Louis-Philippe est notre plus
grand roi. Ce n’est pas un historien impartial. A part cela,
ses cours sont passionnants.
Oui, je crois que lorsque je vous envoie un
sourire, je le fais ; mais je ne ris pas toujours en vous
écrivant. (…)
Tous les matins je suis tiraillée entre la messe et
mon lit : résultat, j’arrive toujours en retard à la messe.
Vous voyez que mon courage est quelquefois défectueux.
Pourtant je ne veux pas céder. Ce serait de la mollesse.
219
Se lever d’un seul bond à l’heure dite est le meilleur
moyen de passer une bonne journée. Puisque mon heure
de lever est 7h30. Debout même s’il fait froid ! Tous les
jours, je me lève à 7h45-7h50. Mais il faut que ça
change. Samedi prochain j’ai envie d’aller me confesser.
Je fais des progrès sur l’an dernier. Ça permet de faire le
point, c’est mieux, ne trouvez-vous pas ?
Vous me disiez l’autre jour que vous étiez plus
courageux depuis que vous étiez fiancé, moi aussi.
L’amour est tout de même une grande force. Il y a le
désir de devenir quelqu’un de bien par amour pour
l’autre, pour être digne de lui et ça, c’est stimulant. Ce
qui ne veut pas dire que je suis toujours courageuse ! Car
avoir le cafard, c’est manquer de courage.
A cet après-midi.
Lundi 19 novembre
Pierre chéri,
(…) Pierre, je crois qu’il est nécessaire que nous
nous connaissions à fond pour vivre la vie que nous
avons rêvée. Cette interpénétration n’est peut-être pas
obligatoire ; mais si on veut que notre union soit un
amour parfait, je crois que c’est nécessaire, et puis je ne
conçois pas le mariage autrement. Mon désir le plus
grand est de connaître votre âme à fond et que vous
connaissiez la mienne de même. Alors puisque c’est d’un
commun accord, nous pouvons nous permettre d’être
nous-mêmes l’un avec l’autre. Oui, nous voulons faire un
pour l’éternité. Alors nous pouvons y aller.
220
On étudie l’Evangile ensemble ? Par où
commence-t-on ?
J’ai eu peur de vous demander un effort parce que
je ne vous connaissais pas à fond. Mais cette lettre me
révèle bien des choses sur votre caractère. Pour vous dire
toute la vérité, puisque je ne dois et ne veux rien vous
cacher, je ne vous croyais pas si foncièrement religieux.
Comment ai-je pu penser une chose pareille ? Pardon
d’avoir douté de vous.
Pardon de vous avoir fait mal. Oui, pardon de
vous avoir fait de la peine. Non, vous ne m’avez jamais
rien refusé. Je savais pourtant que vous étiez capable
d’efforts. Je sais maintenant à qui j’ai affaire, à
quelqu’un.
Ce que vous avez remarqué à Notre-Dame, je l’ai
remarqué à Montmartre. Les gens ne parlent pas. Tout
juste. Mais déambulent sans même voir que le Saint
Sacrement est exposé perpétuellement. Ils n’ont même
pas un regard pour Celui qui, lui, les regarde. De vrais
chrétiens qui pratiquent intégralement leur christianisme
il en est bien peu maintenant. Est-ce que nous en serons ?
Ne soyez pas honteux parce que vous n’avez pas osé dire
votre chapelet les bras en croix, je n’aurais pas eu plus de
courage, alors soyons honteux tous les deux de n’être pas
capable de braver le respect humain. (…)
J’arrive à ce que vous attendez avec impatience,
mais je vous ai fait trainer en longueur, mon pauvre
Pierre, par manque de courage peut-être.
1) Aimez-vous la Vierge ? Oui, certainement. Vous
dites plus facilement votre chapelet que moi.
Alors apprenez-moi à l’aimer. Je l’ai surtout aimé
221
pendant le débarquement. Pourtant c’est notre
maman du ciel.
2) Quelles sont vos réactions devant un beau
paysage, en un mot devant la beauté ? Vous allez
vous demander pourquoi je vous demande cela.
C’est parce que je veux arriver à vous connaître.
3) Aimez-vous la pureté ? Tout ce qui est sans
mélange etc.
4) Comment comprenez-vous le sacrement de
l’Eucharistie ? A quoi correspond-il en vous ?
Si je suis trop indiscrète, Pierre, dites-le-moi.
Vous pouvez aussi l’être avec moi.
Je me pose aussi cette question. Mais je me
demande si elle est réalisable. Je ne crois pas. Peut-être
certains pourraient la réaliser, mais la majorité des gens ?
Plus tard arriver à nous ouvrir l’un à l’autre nos
consciences ?
J’ai peut-être rêvé d’une trop grande union. Je
n’en sais rien et quand je déraille, mon petit Pierre,
remettez-moi dans le droit chemin. C’est votre rôle. (…)
Ce que vous êtes pour moi ? Pas un garçon.
Quand Michel était petit, il n’aimait pas les dames et
quand on lui disait que maman était une dame, il disait
non ce n’est pas une dame, c’est ma maman. Eh bien,
vous, c’est la même chose. Vous n’êtes pas un garçon,
vous êtes mon fiancé, c’est-à-dire mon compagnon de
toute éternité, l’âme sœur, avec lequel je ne dois plus
faire qu’un.
Pierre, je crois que le Bon Dieu nous demande
d’être très unis, vous ne croyez pas ? Il n’aurait pas mis
222
en nous cette soif d’union spirituelle, si ce n’était pas sa
volonté.
Alors à mercredi dans le Seigneur Jésus. Je vous aime
encore bien plus, toujours plus, et regrette amèrement de
vous avoir fait de la peine. Pardon.
Courage pour le lever du matin et le travail.
Naturellement vous êtes absous.
Je vous quitte, cette fois en vous embrassant bien
bien fort et en vous envoyant tout mon amour.
Mon Dieu, faites que nous soyons des chrétiens
parfaits.
Au revoir, Pierre chéri, je vous aime.
Votre Guite
Vendredi, 11 heures
Mon Pierre chéri,
Que vous êtes moqueur, vilain garçon, mais c’est
ce qui fait aussi votre charme (…)
Si, Pierre, je crois tout ce que vous me dites et si
vous étiez là en ce moment, je pleurerais. Vous croyez
que je n’ai pas confiance en vous ? Oh si, mais il y a des
moments et vous allez m’arracher ce qui me fait mal de
vous dire parce que cela va vous faire de la peine. Alors
pardon, je vous aime tant, mais ce n’est pas ma faute si je
pense cela quelquefois, c’est de la faute de maman et
autres personnes. J’ai trop souvent entendu dire que les
hommes étaient des animaux, alors malgré toute la
confiance que j’ai en vous, quelquefois j’ai peur. Oh non,
Pierre, vous n’êtes pas un animal, d’abord vous êtes un
223
chrétien. Rassurez-moi. Non, vous ne ferez jamais de
bêtises. Je vous aime, ôtez-moi cela de la tête. Et puis
maintenant je vous connais suffisamment pour me rendre
compte à qui j’ai affaire. Pardon de vous avoir dit cela, je
ne voulais pas vous le dire, c’est vous qui m’avez forcée
à vous le dire : « Il y a quelque chose qui vous gêne ? »
C’est mal de ne pas l’avoir dit plus tôt ? Pardon alors, je
vous aime. Je voudrais que vous soyez là. J’ai une envie
folle de pleurer ; Pierre chéri, pourquoi est-ce que j’ai eu
peur ? Rassurez-moi. Faites-moi comprendre que je suis
bébête. Pourquoi ai-je pensé à cela une minute ?
Pierre, maintenant il n’y a plus rien du tout, maintenant
vous pouvez lire à fond dans mon âme. Je vous l’ouvre
tout entière, vous êtes mon chéri à moi. Mais si, j’ai
confiance en lui. Mon Dieu, pourquoi avoir fait cette
injure à celui que vous m’avez donné. Je sais bien qu’il
est pur et c’est pour cela que je l’aime. Mais on nous a
tellement dit que c’était rare qu’un garçon reste pur que
j’ai douté une minute. Douter de lui, pauvre Pierre, cela
va lui faire de la peine. Alors, Jésus, vous le consolerez
en lui disant que j’ai une grande confiance en lui,
immense maintenant.
Oui, Pierre, vous avez raison, on va parler du
sacrement du mariage, pour que nous puissions en
profiter au maximum.
Et puis, mon petit Pierre, on est aussi bébêtes l’un
que l’autre. Cela ferait du bien tout de suite de se jeter
dans les bras l’un de l’autre.
Oui, Pierre, j’ai triché, je n’ai pas pris le temps de
lire vos questions avant de lire vos réponses. Pardon de
ne pas avoir fait ce que vous me demandiez.
224
Pierre, cette fois je vous ai dit ce qui me gênait.
J’ai une soif ardente de pureté, et puis vous aussi, je sais
bien.
Le Père m’avait dit un jour : « Le plus beau
cadeau qu’un garçon puisse vous faire, c’est le don
intime de sa personne, car je vous assure que cela aura
été pour lui la source d’immenses sacrifices ».
Pierre, je crois que maintenant cela ne me gênera
plus de parler de tout cela avec vous. Non, il n’y a plus
de gêne entre nous, de mon côté du moins, car du vôtre il
n’y en avait sans doute pas. Oh je vous aime, Pierre, je ne
peux pas dire combien.
Ce matin, nous avons été ensemble. Savoir que
vous communiez avec moi, que nous avons à la même
heure le même Jésus en nous, c’est merveilleux.
Alors on va se confesser ce soir. (…)
Alors je vous quitte. Vous voyez que maintenant
tout est limpidité et transparence entre nous, et
maintenant je n’ai plus envie de pleurer mais je suis très
heureuse et ce bonheur c’est vous qui me le donnez, mon
chéri.
Au revoir et à demain. Je vous aime et vous
embrasse bien, bien fort.
Votre Guite
3 heures. Encore un billet : J’ai honte de vous envoyer
cette lettre : avoir pu penser une minute une pareille
chose. Oh mon chéri, je vous aime. Mais je vous l’ai dit
parce que nous nous sommes promis de n’avoir jamais de
secret l’un pour l’autre.
225
Et puis je me chamaille avec Thérèse parce qu’elle prend
toujours mon Evangile. Je le lui laisse, il est moche. J’en
voudrais un comme le vôtre, comme celui de Françoise,
c’est le même je crois.
Mardi matin, 27 novembre
Mon petit Pierre chéri,
Oui, au fond c’est formidable l’Eucharistie. « Si
vous recevez bien le corps du Christ, vous êtes ce que
vous recevez. » Au fond on n’y pense pas assez. On
reçoit Jésus machinalement souvent. Oh Pierre ! J’aime
communier avec vous. On est tellement plus unis après.
Un jour que nous devrons communier ensemble, le jour
de Noël ou au 1er
janvier par exemple, on tachera de
préparer très bien, ensemble, notre communion. Et si
nous communions avec pleine conscience de ce que nous
ferons, je crois qu’on sera très unis. Ce sera très chic.
Oui, il n’y aura plus d’hommes ni de femmes au
Ciel, c’est pour cela qu’il faut que notre union spirituelle
soit très grande ; celle-là, elle durera l’éternité. Et
puisque les amitiés de la terre doivent se continuer au
Ciel, à plus forte raison notre union spirituelle qui ne sera
autre chose qu’une grande amitié. J’espère que vous allez
comprendre ce que je veux dire. Par exemple, pour moi,
vous serez la seule personne à qui j’aurai livré mon âme,
alors fatalement je serai plus encore à vous qu’aux autres.
D’ailleurs c’est normal que l’union spirituelle demeure
toujours puisque cela se passe entre nos âmes qui sont
immortelles. Au fond l’union charnelle ne soit servir qu’à
augmenter l’union des âmes. Union des corps, des cœurs,
226
des esprits, des âmes doivent se compénétrer intimement.
C’est ainsi que je comprends le mariage. Et puis soyez
sûr que si notre amour est chrétien, il ne se bornera pas à
la terre. On arrive bien à vivre l’un près de l’autre tout en
étant à 230 km l’un de l’autre, alors à plus forte raison au
Ciel.
J’espère que vous vous y retrouverez quand même
dans tout ce charabia.
Et puis c’est le Christ qui nous a unis, c’est fatal
que notre union demeure au-delà de la terre. Pierre, nous
serons un en lui alors, corps et âmes ; nous ne pouvons
vraiment pas être plus unis.
Ce matin, je me suis bien levée et j’ai demandé à
Jésus que ma communion vous serve directement puisque
nos âmes sont unies, tout de l’un appartient à l’autre.
Donc j’ai demandé à Jésus qu’il entre un peu en vous
bien que vous ne l’ayez pas reçu.
Je vais moins vite que vous à lire Saint Marc, j’en
suis au chapitre V. Quand je vous ai dit : étudions
l’Evangile ensemble, voilà l’idée qui m’était venue : lire
les quatre évangiles d’un bout à l’autre pour les connaître
en entier et pouvoir en parler en connaissance de cause et
se dire l’un à l’autre ce qu’on pense de tel ou tel passage
qui nous a frappés ou bien encore étudier tel ou tel
caractère de Jésus à travers son Evangile, mais avant de
faire cela, il faut avoir lu les quatre en entier pour avoir
une idée d’ensemble.
En tous cas je me mets à prendre goût à
l’Evangile, je crois que je ne l’ai jamais tant aimé. C’est
forcé avec vous ! Pour ma part, cela me calme de lire
l’Evangile. On sent tellement la douceur de Jésus. Un
passage que j’aime énormément c’est « la tempête
227
apaisée ». Au fond c’est vrai, nous n’avons pas besoin
d’avoir peur puisque Jésus veille et pourtant nous
sommes bien souvent comme les apôtres. Au fond c’est
formidable la vie chrétienne, il y a de quoi être fous de
joie. Je suis immensément heureuse mon petit Pierre, je
vous aime tellement. Et puis votre cadeau de dimanche
m’a fait tellement plaisir ! Il faut qu’elle soit belle notre
vie. Pierre, si nous sommes ainsi unis intimement,
n’importe quelle tuile pourra nous tomber sur la tête et
nous dirons : fiat. C’est quand même plus facile à deux
que tout seul. Tout seul on a tendance à s’endormir
confortablement dans son fromage comme le « rat qui
s’est retiré du monde » de La Fontaine. A deux on
pourrait le faire aussi évidemment, mais quand on ne le
veut pas, c’est plus facile : deux volontés sont plus fortes
qu’une. Mais évidemment, ce sera toujours l’effort. Tant
mieux après tout, ce n’est pas tellement drôle d’être
toujours dans ses pantoufles.
J’ai lu le « Christ, vie de l’âme », j’avais peut-être
17 ans ; au fond j’étais trop jeune et je n’en ai pas retiré
grand-chose.
J’ai lu hier un passage sur l’amour que j’ai trouvé
très beau, il faudra que je vous le copie.
Mon petit Pierre, je vous aime de plus en plus. Je
suis tellement heureuse d’être à vous. Pierre, vraiment le
jour de notre mariage sera un bien beau jour. Je vous
aime mon petit Pierre chéri et je vous embrasse bien bien
fort.
Votre Guite
228
Mardi, 3h30
Mon petit Pierre chéri,
Voici le passage que je voulais vous copier :
« Ô amour de l’homme et de la femme, consacré par
Dieu.
Amour profond comme l’âme même.
Amour paisible et sûr. Tu progresses dans la lumière par
la croissance de chaque âme en Dieu.
Amour qui connais toutes les indulgences, toutes les
délicatesses, toutes les prévenances, amour fort.
Pur amour, riche de toute une humanité épanouie et
transfigurée par le souffle de la charité.
Tu es dans l’épreuve l’abri sûr, le roi inébranlable ; tu
exaltes et tu portes, tu relèves et tu préviens. Sans cesse
tu fais vibrer le meilleur de nous-mêmes. Tu dilates
l’âme à la mesure du monde Tu l’inities
merveilleusement à la communion universelle dans le
corps mystique du Christ. Tu es pour chacun, comme le
sacrement de la Présence de Dieu.
Amour qui fais de deux êtres une seule chair. Qui les
cimente et les enracine l’un à l’autre par une longue suite
de peines et de sacrifices. Tu les appelles à cette
mystérieuse communion qui fait de deux êtres un seul
cœur, un seul esprit, une seule humanité pour une œuvre
commune, dans l’amour de Dieu. Tu t’incarnes
merveilleusement dans cet être de chair sorti de leur
chair, promesse de sainteté. Tu les fais un dans le
Seigneur et c’est pourquoi le Seigneur est en toi. Tu les
unis, tu les fonds si bien l’un en l’autre qu’il en sort pour
chacun une nouvelle humanité en laquelle ils se
229
découvrent étrangement parents. Et chacun porte l’autre
en lui, si étroitement uni qu’il ne s’en distingue plus.
Mais tu n’asservis pas. Jamais tu ne brises ni n’imposes.
Tu repousses comme sacrilège toute tyrannie, fût-elle
admise de plein gré. Tu es respect et amour de la
personne. Tu n’assimiles pas le plus faible au plus fort,
mais tu les corriges l’un par l’autre, tu les conjugues
harmonieusement, comme deux cordes sur le même
instrument. Par toi, le souffle délicieux de la chaleur
éveille en chaque âme sa propre personnalité, la stimule
et l’épanouit. Par toi chacune marche vers sa plénitude et
peut découvrir au travers de la vocation commune sa
vocation unique, ce nom par lequel Dieu appelle chaque
âme pour l’éternité.
Ô amour, sacrement d’union et de sainteté. »
Vendredi 30 novembre
Pierre chéri,
Pourquoi me faire peur ainsi, vilain petit garçon !
Vraiment je me demandais quelle était cette tuile et
j’étais très inquiète.
Oh ! Mon vilain bourgeois ! Dire que je l’aime quand
même. Je voudrais bien pouvoir travailler ainsi. Mais
dans les conditions où nous sommes ce n’est guère facile.
Mais il faut tout accepter. Mon Dieu, c’est dur d’accepter
de ne plus avoir de maison. Pierre, vous savez combien
ça m’est dur. Il faut bien une croix, n’est-ce pas ? Et puis
une compensation. J’ai l’amour, ce merveilleux amour
qui me lie à vous, mon chéri. Oui, « chacun porte l’autre
en lui si étroitement uni qu’il ne se distingue plus ».
230
Pierre, c’est vrai cela et ce sera de plus en plus vrai.
L’année dernière à Paris, je ne me rendais compte de ce
qu’était la vie des sinistrés que lorsque je venais en
vacances.
Que voulez-vous qu’on fasse à Noël dans un
pareil taudis ? Pierre, je ne suis pas bien courageuse.
Mais je vous assure que je n’ai guère d’idée. Si on avait
une maison ce serait très facile. Donnez-moi alors des
idées, mon petit chéri, j’ai à moitié le cafard. Non, je ne
veux pas l’avoir. Dans trois semaines j’aurai mon Pierre
avec moi, à moi, à moi toute seule. Hier soir j’aurais
voulu mettre ma tête sur votre épaule et oublier tout en
vous. Mais ce n’est que pour vous trois semaines. Je vous
aime de plus en plus chaque jour. Depuis l’autre jour,
vous savez, mon amour a encore grandi. Vous dire à quel
point je vous aime, ce n’est pas possible. Je crois que le
lundi 21 décembre, je vous sauterai au cou, tant pis pour
le public de connaissances. D’ailleurs il n’y en aura peut-
être pas. (…)
Le passage sur l’amour est tiré d’un livre que M.
F. Comby m’a prêté et qui s’appelle « Le Sacrement est
grand : témoignage d’un foyer chrétien ». Mais je ne sais
plus l’auteur. Il me semble que c’est Christian ou quelque
chose dans ce goût-là.
Oh chéri ! Noël avec vous, mon Pierre bien-aimé,
recevoir Jésus ensemble. Nous ferons alors la crèche dans
notre cœur. Pierre, ça va être chic. Mon Dieu, merci pour
la grande joie que vous allez nous donner. On vous dira
merci ensemble.
Alors on va essayer de faire quelque chose quand
même, mais je vous assure que ce taudis me dégoûte.
231
Je me suis levée en trainant ce matin. Il faisait
froid et pourtant j’étais réveillée depuis 7 heures.
Pas encore confessé ! Oh ! Le vilain bourgeois !
Vous mangerez bientôt des cheveux blonds. Je
vous en donnerai à manger autant que vous voudrez. J’ai
soif de vous, très soif, mon petit Pierre. Ça me serre. Oh !
Je vous aime ! Au revoir, mon chou.
PS. : J’ouvre ma lettre parce que j’ai oublié de vous dire
que le bouquin de Thérèse était arrivé. Voulez-vous
qu’on vous rembourse tout de suite ou bien à Noël ? Ce
sera comme vous voudrez : ça fait 188 frcs.
J’ai parlé à Michel et à Thérèse de la veillée de Noël.
Thérèse n’a pas l’air très emballée parce que le taudis ne
lui semble pas adéquat. Michel va réfléchir. Il trouve que
c’est possible de faire quelque chose. Moi aussi
d’ailleurs. Alors on tachera de trouver quelque chose de
bien. On fera une répétition le lundi 24, dans notre
chambre du 74 rue de Bayeux, comme cela personne ne
s’en apercevra. Car, au fond, ça leur ferait plaisir. Ils ont
tellement d’embêtements en ce moment.
Quel rôle vous donnera-t-on, mon petit chou ? On
réfléchira. On fera une veillée avant la messe de minuit et
après la messe un petit réveillon, mais c’est l’œuvre de
maman. Car c’était la coutume avant la guerre.
Alors à demain, mon Pierre chéri. J’espère que tous ces
châteaux en Espagne se réaliseront.
Le terrain est à peu près fini de déblayer mais cela ne
nous donne pas une maison.
Encore mille baisers jusqu’à ce qu’il y ait un trou dans
votre joue.
Votre Guite
232
Dimanche soir, 2 décembre
Pierre chéri,
Dans trois semaines, je me dirai : il arrive demain.
Je ne pense plus qu’à cela, j’ai bien le droit, n’est-ce pas,
puisque cela ne m’empêche pas de faire ce que j’ai à
faire. Quelle joie !
J’ai pensé avec Michel à la veillée de Noël.
Quelles chansons appropriées pourrions-nous chanter ?
Et que tout le monde sache ? Michel lirait un conte de
Noël : les trois messes basses d’Alphonse Daudet, par
exemple. Cela lui irait très bien. Vous, vous nous
donneriez un numéro, je ne sais pas quoi. Enfin tout cela
est à mettre au point. On ferait une crèche, il nous reste
quelques personnages que Michel a retrouvés dans les
décombres. Saint Joseph a la tête coupée mais Michel en
rachètera un ainsi qu’un petit Jésus. Enfin on essayera de
faire quelque chose.
Journée pluvieuse. On a joué au bridge. J’ai été
pas mal dans la lune, évidemment vous comprenez. Mon
petit Pierre prenait de la place, une grande place. Je
l’aime tellement.
J’ai sommeil, alors je vous dis à demain. Bonsoir,
petit chéri, je vous aime bien et vous embrasse.
Lundi soir
Mon Pierre chéri,
Première journée de bibliothèque. Ce n’est ni trop
foulant, ni trop barbant. Nous étions avec trois ou quatre
233
vieux crabes pas trop désagréables. J’ai fait la fiche des
deux livres de biochimie médicale de Polonowski. Alors
j’ai pensé à vous bien sûr. Evidemment trois semaines à 4
heures par jour nous suffiront, mais si nous n’en faisions
que 2 heures, cela ne serait pas trop désagréable.
J’ai travaillé un peu ce soir. Je vais commencer à
devenir sérieuse.
A chaque fois que je regarde votre tableau
« Pierre-Marguerite au sortir de leur mariage le jour de
leur mariage », je me tords absolument. Vous êtes d’une
largeur ! Et moi microscopique à côté. C’est vraiment à
garder.
Le frère d’une de mes amies s’est marié
dernièrement et ils sont unis au point que sa femme signe
de son prénom + celui de son mari et le nom de famille
évidemment. Comme si je signais « M. P. Davy ». Est-ce
qu’il faudra que je fasse comme cela ? Ce n’est d’ailleurs
pas la première fois que je vois cela. Je ne sais pas
pourquoi je vous dis cela. C’est parce que j’y pense.
Ce soir, j’ai bien sommeil, alors je vous dis
bonsoir, mon Pierre chéri. Dans trois semaines vous serez
là. Ce sera la veillée de Noël. Plus que 21 jours. Je
décompte les jours, c’est très amusant. Elle est bête,
n’est-ce pas ? Mais vous l’aimez votre bébé. Je ne serai
plus bébé quand j’aurai des petits enfants, du moins je
l’espère. Et puis c’est normal d’attendre avec impatience
ce que l’on a de plus cher au monde.
Alors bonsoir, à demain, mon caricaturiste chéri.
Décidément il est doué pour tout, cuisine etc. Ce sera
bien agréable d’avoir un petit mari comme cela. Comme
il sera gentil mon petit mari et comme je l’aimerai. Je
l’aime tant déjà, mon fiancé chéri.
234
Mais bonsoir, je laisse courir mon cœur, pourtant
j’ai sommeil. Dodo, il est 9h15 et il faut que je remonte
la rue de Bayeux pour aller me « pioter ». Oh ! Je vous
fais concurrence ! C’est pour vous montrer que je suis
dégourdie ! Je ris en vous écrivant cela, d’un large
sourire que je vous envoie.
Sur ces imbécilités, cette fois bonsoir et à demain.
Je vous aime.
Guite
Mercredi soir, 4 décembre
Mon petit chéri,
Je relis votre lettre de ce matin et dois vous
avouer franchement que je ne sais pas grand-chose sur la
médaille miraculeuse et que j’ai trouvé affreuse la
chapelle de la rue du Bac.
Jeudi, 3h15
Je continue cette lettre commencée hier (oh !
horreur !) pendant le cours d’histoire du Moyen-âge.
Alors j’écoute d’une oreille. Mais je n’ai pas d’autre
moment pour vous écrire aujourd’hui. Ce matin, je
n’avais pas de lettre, peut-être en aurai-je une ce soir, du
moins je l’espère. Enfin, j’accepte.
Ce midi, nous avions à déjeuner une cousine. Elle
voulait me voir à tout prix pour voir comment était la tête
d’une fiancée. Elle voudrait bien vous connaître. C’est
Mlle Caresmel dont je vous ai déjà parlé. Elle connaît des
235
tas de gens qui connaissent vos tantes. (Tandis que
Robert Guiscard et son fils Bohémond bataillait, dit le
professeur) Vous voyez que j’écoute quand même.
Je ne pouvais tout de même pas laisser mon petit
Pierre sans lettre. (Bohémond aurait été le vainqueur de
l’Empereur à Durazzo, mais c’est faux). Vous voyez
comme je suis attentive.
Mon petit Pierre, pour ce qui est de la sainte
Vierge, je vous en reparlerai à tête reposée.
Je vais vous faire la description du cadre où je me
trouve. A la table devant moi, 5 filles ; à ma table, 1 fille,
2 garçons et moi. A la table de derrière, 1 homme marié
(40 ans à peu près). C’est maigre comme assistance.
Pendant que je vous écris, le professeur pense que je
gobe tout ce qu’il dit (Ce mariage était consanguin, dit le
professeur, mais cette fois je ne sais plus ce dont il
s’agit). Je vais vous scandaliser. Ne pas suivre pendant
un cours ! C’est mal, n’est-ce pas, mais j’ai froid aux
pieds. En secondaire, je n’ai presque jamais suivi un
cours, à part les cours de Cosmo en philo parce que je ne
mettais jamais le nez dans mon bouquin. Alors j’attends
un sermon de votre part, ou vous manquerez à tous vos
devoirs. (Nous sommes donc ici en pleine querelle des
Investitures, les belligérants sont Pascal II et Henri V.)
Je continue de suivre.
Au tableau est écrit : de Papareschi, Pierleoni,
Frangipani, Crescenzo, filius ursi. A droite du tableau, un
grand plan de Paris ; au-dessus du tableau, une vue de
Metz au XVIIe siècle ; à gauche du tableau, une bataille
navale avec en scène des bateaux genre « Soleil royal »,
donc probablement XVIIe siècle. Plus à gauche, une vue
du Louvres au XVIIe siècle. A droite de la pièce, une
236
bibliothèque avec trois ou quatre bouquins qui se battent
en duel. A gauche, un poêle avec un grand tuyau, tout ce
qu’il y a de plus esthétique ! Dans le haut des murs, une
guirlande de petits dessins, art primitif. (C’est à cette
date que nous voyons apparaître le manuscrit le plus
ancien de la Chanson de Roland – Quelle date ?) Je ne
suis pas, alors à tout à l’heure. Le cours est fini. Je rentre
en vitesse voir si j’ai une lettre.
Vendredi matin, 13 décembre
Mon Pierre chéri,
En même temps que votre lettre j’ai une lettre de
Françoise qui m’envoie la photo. Il est mignon mon
Pierre chéri. Je l’aime bien et puis on voit bien ses yeux
que j’aime. Les miennes devront être de cette taille.
Françoise me dit qu’elle partira en vacances le 29
seulement, alors je lui dirai de venir passer Noël avec
nous. Elle est en maternité et me donne des détails sur les
nourrissons.
Je vous écris dans l’unique pièce et je suis seule
avec grand-père souffrant. Il est dans le fauteuil et je ne
le trouve pas bien du tout. J’avoue que je ne suis pas
rassurée. Je voudrais bien que maman rentre.
Pauvre petit chéri, vous n’avez pas de lettre
mercredi.
Mon petit Pierre, si vous aviez été là aujourd’hui,
j’aurais pleuré dans vos bras. Ce n’est pas du tout votre
lettre qui m’a fait pleurer. C’était vraiment un mélange
d’un tas de choses.
237
Pour la veillée, on commencera à la préparer
vendredi soir. Cela suffira, je pense.
Vous m’appelez « ma poulette chérie », eh bien,
moi, je vais vous appeler « mon oiseau chéri » (c’est
mieux que poulet) comme la tsarine Alexandra appelait
dans ses lettres le tsar Nicolas II. Ne vous moquez pas de
moi ! Je vois déjà le coin de vos lèvres se plisser. Je sais
à qui j’ai affaire.
Ce matin, nous étions ensemble, mon chéri. Et
dans dix jours, ce sera la même chose. Pierre, est-ce
qu’on ira souvent à la messe pendant les vacances ? Je
continuerai d’y aller, mais m’y accompagnerez-vous tous
les jours ou seulement à vos jours habituels ? Ce sera
comme vous voudrez. Vous trouverez peut-être que ça
fait trop. Pourtant je ne crois pas et j’ai peur de vous faire
de la peine en disant cela. Est-ce que je vous connais
assez pour que je vous pose cette question ? Bien sûr,
petite sotte, qu’il m’accompagnera. Ce qui m’a fait dire
cela, je ne sais pas. Peut-être parce que j’ai peur de vous
donner une indigestion de religion.
Je vous aime, mon Pierre bien-aimé. Quelle joie
profonde pendant les vacances de Noël !
Pour les fiançailles, ce serait peut-être aussi bien,
si évidemment nous avons un logement, de les faire aux
grandes vacances prochaines car ça commence à être le
secret de polichinelle. Qu’en pensez-vous ? Evidemment
pour nous, ça ne changera rien bien que maman prétende
que des fiançailles officielles engagent davantage. Mais
mon petit Pierre, je ne crois pas que nous puissions nous
engager plus. D’ailleurs, il y a encore le temps et ce fichu
logement.
238
Je vous aime de plus en plus chaque jour et ce
n’est pas parce que ce sera officiel que je vous aimerai
plus. Je ne crois pas.
Si Françoise est là à Noël, elle va pouvoir nous
donner des tuyaux. Je vais lui écrire ce soir. (…)
Au revoir, mon Pierre chéri. La semaine
prochaine, dernière semaine de séparation. Quelle joie !
Au revoir. A demain, ou plutôt pour vous à lundi.
Je vous embrasse de toute mon âme.
Votre Guite
Caen, le 15 décembre
Mon Pierre chéri,
Je me mets en frais aujourd’hui. Je prends mon
beau papier pour vous le montrer. Et puis je vous envoie
ma photo. Mais l’enveloppe ne sera pas bien belle car la
photo de va pas dans une enveloppe ordinaire, et je suis
obligée de retourner celle que vous m’avez envoyée
aujourd’hui, qui est plus grande.
Maman a reçu ce matin une lettre de votre maman
les invitant à venir à Lisieux le 2 janvier. Elle dit que les
femmes iront coucher à Lisieux la veille pour laisser la
place aux hommes venant de Paris. Elle dit à maman :
« Je vous demande Marguerite pour l’envoyer au
couvent ! » Que dites-vous de cela, mon petit Pierre ?
Vous n’avez donc pas de réveil pour vous
réveiller toujours si tard ? C’est vrai, j’oubliais que mon
Pierre était un dormeur.
239
Je ne vois pas très bien Zaby faisant la grève !
Moi je ne l’ai pas faite. D’ailleurs je n’étais pas à la
bibliothèque ce jour-là.
Vous êtes un sage. Mais moi j’ai beau me
raisonner, je ne suis pas très calme. Je dors assez mal. Et
c’est mon Pierre qui m’empêche de dormir.
Non, ce quelqu’un que vous verrez à Noël, je ne
le connais pas ! Vous le connaissez peut-être mieux que
moi, c’est bien possible. C’est drôle mais moi aussi je
verrai quelqu’un que j’aime beaucoup beaucoup à Noël.
Mais je ne vous dirai pas qui c’est, parce que vous seriez
jaloux. C’est un gentil petit garçon. Oh ! Il vous
ressemble un peu, c’est pour cela que je l’aime. Il a des
lunettes, un petit nez légèrement en trompette ou un pied
de marmite, je ne sais, avec une oreille plus petite que
l’autre. Des belles dents blanches quand il les lave, un
petit sourire ironique au coin des lèvres, des cheveux en
bataille le matin quand il se lève. Il est débraillé quand il
fait son jardin, sélect quand il va dans le monde. Bref, un
charmant petit garçon qui fait tout mon bonheur. Qui est-
ce ? Eh bien, c’est mon Pierre chéri. C’est une devinette à
la Monsieur de la Palisse.
Si je vous ai dit d’acheter « Compagnons
d’Eternité », c’est pour que nous le lisions tous les deux,
alors vous pouvez commencer. (…)
Aujourd’hui j’ai trotté en ville pour le Noël de
mes parents. J’ai trouvé celui de maman, j’irai le
chercher lundi ; il reste celui de papa. Je ne sais ou plutôt
nous ne savons pas trop quoi lui donner. Enfin on verra.
Mon petit Pierre, je vous dis à demain matin avant
d’aller porter cette lettre.
240
Bonsoir, bons baisers. Je vous embrasse bien bien
fort.
Guite
Mercredi soir dans mon lit
Mon Pierre chéri,
Je suis toute tendue vers vous ce soir, oh ! mon
Pierre bien-aimé, car le jour tant espéré approche.
Demandons au petit Jésus qu’il bénisse notre séparation.
Vous savez, je crois que vous serez obligé de me
donner une autre photo parce que j’ai peur de dévorer
celle-là. Heureusement (pour la photo) que je pourrai
vous dévorer pour de bon dans cinq jours.
Le docteur est venu voir grand-père ce soir. Il est
à 39°6 et fait une forte bronchite. Rien d’inquiétant pour
le moment, a-t-il dit. Papa en a profité pour lui montrer
ma gorge qui me fait toujours mal, mais un peu moins
quand même. J’ai un petit catarrhe pharyngé. Ça vous dit
quelque chose ? Voilà ma maladie grave ! Il va dire
« nouille-nouille, elle en verra d’autres ». (…)
Dimanche, si vous voulez, nous offrirons toute
notre journée à Marie-Lucie.
Bonsoir, mon Pierre à moi, mon petit Pierrot
chéri, que j’aurai bientôt la joie d’embrasser. Vous savez,
j’en ai perdu l’habitude, alors je ne sais plus. Enfin on
verra.
Oh ! Je vous aime, je vous aime, mille et mille
etc. fois. Bonsoir. A demain. Baisers.
Guite
241
1946
Caen, le 3 janvier 1946
Mon Pierre chéri,
Heureuse surprise, je n’attendais pas de lettre ce
matin, mais mon Pierre chéri a pensé à moi quand même.
Il est bien mignon mon petit Pierre.
Contrairement à ce que je pensais, je n’ai pas eu
le cafard hier soir, mais j’étais très heureuse, vous êtes
tellement en moi mon chéri. Oui, j’ai l’impression de
vous avoir plus intimement en moi, d’avoir votre vie
dans la mienne et d’avoir mis la mienne dans la vôtre.
C’est bien bon, c’est très chic. Je crois, voyez-vous, que
depuis ces vacances de Noël passées ensemble, nous
sommes encore plus près l’un de l’autre, et vous ? Non,
je n’ai pas du tout le cafard. Je suis infiniment heureuse
et je pense au mois de février. Ce sera chic encore,
toujours plus chic, n’est-ce pas mon chéri ? La vie est
belle, splendide, mon petit Pierre, belle à cause de ces
joies, belle aussi à cause de ses sacrifices. Nous avons
offert ensemble notre séparation, alors le Bon Dieu a
voulu que ce soit moins dur. J’ai l’impression de m’être
un peu rassasiée de vous, d’être pleine de vous. Oh ! Je
vous aime tant mon Pierre.
Après vous avoir quitté hier soir, nous sommes
allés dîner et avons très bien dîné. Notre train en effet
était un peu en retard et surchauffé comme le vôtre. Nous
étions à 11 heures à la maison. Je me suis couchée à plus
de minuit et pour une fois, ô horreur, j’ai fait la grasse
matinée. Je me suis levée à 10 heures. C’est honteux,
242
n’est-ce pas ? Mais je suis d’aplomb maintenant et je vais
pouvoir reprendre ma vie normale.
Il fait tellement froid dans les amphis que j’ai
commencé par sécher un cours cet après-midi. Je vais y
aller simplement à 4h30.
Je me sens calme, tout près de vous et de Dieu.
Merci, mon Dieu, de m’avoir fait paraître moins
dure la séparation. Faites qu’il en soit de même pour
Pierre, mais je sais bien qu’il est courageux. Aidez-le
dans son travail. Faites que cette nouvelle rencontre de
février soit encore plus belle, puisqu’à chaque fois que
nous nous voyons notre amour grandit. Seigneur Jésus,
nous sommes à vous tous les deux. Aidez-nous à ne faire
que votre volonté.
Merci de m’avoir permis de passer ces vacances
avec Pierre, ce que j’ai de plus cher au monde.
Mon petit Pierre, je vais vous quitter. Je mettrai
un mot ce soir à vos parents, car maman y ajoutera aussi
un petit mot.
Je vais me remettre à l’Evangile. N’oubliez pas de
retourner chez Pagès voir si « Etoile au Grand Large » est
réimprimé. C’est encore une partie de vos étrennes, je
voudrais bien qu’il soit là.
Au revoir, mon chou bien-aimé, à demain.
Remerciez bien vos parents pour moi en attendant que je
le fasse.
Je vous embrasse de toute mon âme.
Votre Guite chérie
243
Caen, le 8 janvier
Mon petit Pierre chéri,
J’ai enfin toutes vos lettres. Lundi, celles du 3 et
du 6. Mardi, celles du 5 et du 7. La poste pourrait faire
attention quand même. J’ai en même temps une lettre de
ma cousine qui me dit ceci : « J’ai vu mon futur cousin
hier, mais j’ai bien regretté qu’il ne soit pas venu avec
toi, il aurait été moins gêné. Téléphone-moi quand tu
seras à Paris pour me prévenir du jour où tu voudras
venir me voir. » Mais ce n’est pas de sa faute s’il a été
gêné, mon petit chéri, c’est de la faute de maman. A sa
place, j’aurais été tout aussi gênée.
Moi aussi, je suis contente de nos vacances, mais
je ne suis pas pleinement satisfaite. Au fond, on aurait pu
travailler ensemble. En février, j’apporterai du travail,
des cours à revoir par exemple. D’ailleurs quand vous
serez à l’hôpital, je pourrai travailler.
Oui, ce sera chic quand on aura notre chez nous.
Il est possible que nous commencions à le bâtir
matériellement en février. Oui, je crois qu’on aura du
travail pendant ces huit jours. On m’invite à coucher
partout en banlieue, mais de Paris je n’ai pas encore de
réponse. Des amis m’invitent à Draveil pour couvert et
coucher, avec vous bien sûr. On pourra y aller un jour,
mais il sera encore intimidé. (…)
Ce que j’ai gagné pendant les vacances ? Un plus
gros morceau de vous. Quand j’aurai tout avalé, alors je
serai rassasiée !
Elle est capricieuse votre Guite, mais Saint Luc
c’est celui que vous préférez : il était peintre et médecin.
244
C’était le plus cultivé des évangélistes. Après tout, c’est
moi qui le dis. Saint Jean c’était peut-être autant.
La vieille poussière ne me manque pas. La salle
de lecture en est pleine. Alors il faut que je me console
d’avoir été paresseuse parce que vous l’avez été ! Nous
sommes deux monstres ! C’est vrai que c’est dur de sortir
du lit quand il fait froid. Mais plus on attend, plus c’est
dur.
J’en suis à ma 77ème
lettre. Cela commence à faire
et ce n’est pas fini !
Pas mal vos tracts. Au fond c’est le but de tout
chrétien qui veut vivre son Evangile. On est chrétien ou
on ne l’est pas. L’être à moitié, quelle horreur ! Hélas,
c’est pourtant ce que nous sommes le plus souvent. Le
Christ doit avoir quelquefois honte de nous, vous ne
trouvez pas ?
Oui, mon Pierre chéri, il le faut, nous avons le
devoir de bâtir un foyer chrétien, très chrétien. Il sera
d’autant plus heureux, joyeux, qu’il sera plus chrétien. La
joie, c’est le Christ qui nous la donne. Au fond nous
devons déborder de joie, Pierre, parce que nous avons le
Christ : pourquoi avons-nous le cafard ? (Plutôt pourquoi
ai-je quelquefois le cafard ?) C’est que je ne suis pas
encore une sainte. Car « un saint triste est un triste
saint ». Mais c’est mon petit Pierre qui fera de moi une
sainte puisqu’il a charge d’âmes : la mienne d’abord. Et
moi je m’emparerai de la sienne. Puis après, nous aurons
en plus celles de nos petits avec leur caractère différent.
Comme il faudra être compréhensifs et psychologues
pour les découvrir chacun, et les aider, les former. Enfin
ce sera une tâche magnifique ! Etre papa et maman !
C’est le plus beau nom que l’on puisse nous donner,
245
n’est-ce pas ? Et puis on sera gais chez nous, n’est-ce
pas ? Ce sera chic, chic. Il faudra que nos âmes restent
toujours jeunes pour être très près de celles de nos petits.
C’est si beau une âme d’enfant. Un jour nous aurons
d’abord un bébé dans les bras, un petit être candide, pur,
qui ne connaîtra pas le mal, dont le regard sera si
lumineux. Pierre, comme ce sera chic. Mon Pierre à moi,
le Bon Dieu nous réserve bien des joies, bien des
sacrifices aussi. Tout cela, c’est pour sa gloire, son
unique gloire. Oui, nous devons former des saints : alors
commençons par l’être nous-mêmes. C’est dur peut-être,
cela demande des sacrifices, mais en avant ! Avec le
Christ on peut tout.
Pierre, comme je suis heureuse de vous appartenir
à vous tout seul. Oui, le Bon Dieu nous a créés l’un pour
l’autre, pour une union merveilleuse et sans fin.
Mon Dieu, aidez-nous à ne pas être égoïstes, à ne
pas garder uniquement pour nous cette grande joie, ce
grand amour que vous nous avez donné de connaître.
Donnez cette grâce à beaucoup d’autres afin que la
France redevienne chrétienne par ces jeunes foyers
chrétiens.
J’irai me confesser samedi. Au revoir mon chou
bien-aimé, mon petit Pierre à moi, mon fiancé chéri. A
demain et à dans à peine un mois.
Je vous embrasse de tout mon cœur qui vous aime
infiniment.
Votre Guite chérie
PS. : J’ai soif d’un don total de plus en plus grand et je
m’encroûte, ce n’est pas normal. C’est pour cela que j’ai
246
le cafard. C’est quand ma soif ne correspond pas à la
réalité. Voilà. J’espère que vous comprendrez quand
même votre Guite compliquée. Et puis vous comprenez
toujours.
Je m’aperçois que je vous aime encore plus
qu’hier. Oui, je vous aime toujours plus et ce n’est pas
une mollasse que je veux vous donner mais une âme bien
purifiée.
Don total à vous, c’est ce qui me fait rêver, mais
je veux être digne de vous. Comme je ne veux pas me
donner à moitié, vous aurez tout ou vous n’aurez rien. Je
vous promets de faire des efforts. Je vous aime parce que
vous me demandez des efforts. Je vous aime parce que
vous m’aimez vraiment.
Cette fois au revoir. Il faut que je coure vite porter
ma lettre, sans cela vous ne l’aurez pas, mais vous serez
fiat.
Mille baisers. Guite
Vendredi soir, 18 janvier
Pierre chéri,
J’étais en train de relire les lettres de cette
semaine, avant je regardais votre photo, mais résultat :
nostalgie. Tout mon être se tend vers vous, mon Pierre
chéri, je vous aime, je vous aime profondément. Oui,
c’est un sentiment qui sort du plus intime de mon être. Je
sens comme je vous aime. Mais cela reste étouffé en moi.
Je sens que je vous aime en Dieu et je lui parlais de vous
tout à l’heure en lui demandant de faire de vous un saint.
Votre âme, elle me passionne. Je la voudrais tellement
247
belle. Pierre, c’est formidable d’aimer. Il y a des
moments où je sens combien votre âme m’appartient et
combien la mienne vous appartient. Non, je n’ai pas
encore réalisé toute la beauté de l’amour. Je voudrais
pouvoir vous dire tout ce qui se passe en moi en ce
moment mais c’est intraduisible. Je vous offre cette
nostalgie. Elle est joie et souffrance. Mais vous
comprenez bien.
Mon Pierre, je ne veux pas vous aimer à moitié, je
veux vous aimer vraiment, comme le Bon Dieu veut que
je vous aime. J’aime le regarder en vous. Au fond de
votre regard, votre âme, c’est un miroir. Il est tellement
droit votre regard, mon chéri. Oh ! Pierre, j’aime votre
droiture. Ce que j’ai aimé en vous, ce sont vos yeux, ce
sont eux qui m’ont attirée. Je les aime vos chers petits
yeux parce que c’est vous que je vois en eux. Pierre, mon
chéri, vous resterez toujours droit, un garçon loyal. C’est
tellement laid le mensonge. La chose qu’il faudra
apprendre avant tout à nos enfants, c’est à ne pas mentir.
Ma nostalgie se passe, si tant est qu’elle puisse se
passer, parce que je vous envoie le trop plein de mon
cœur ; sans cela, il éclaterait. Pierre, je vous aime
beaucoup, énormément, follement et je vous embrasse de
même.
Votre Guite chérie qui a quelquefois des « crises », même
quand vous n’êtes pas là, parce que vous n’êtes pas là,
petit chou que j’aime.
Mon petit Pierre, j’ai encore quelque chose à vous dire.
Si je savais qu’un jour vous deviez perdre votre belle
droiture, cela me ferait un chagrin fou. Mais je sais bien
que non.
248
Samedi soir, 19 janvier
Mon petit Pierre chéri,
Bien sûr que je veux bien aller à la conférence sur
le marxisme. Ce devrait être intéressant.
Moi aussi, le matin, quand je vais à la messe, j’ai
les oreilles qui me piquent, mais cela ne fait rien, n’est-ce
pas ?
Oh ! Mon Pierre chéri, on sera follement heureux
ensemble. Vous ne trouvez pas qu’on était faits l’un pour
l’autre, faits de toute éternité pour être l’un à l’autre.
Alors préparons-nous bien, tous les deux ensemble, pas
chacun de notre côté, ainsi l’adaptation sera facile. (…)
Demain je vais sans doute à Bayeux avec Thérèse
et des amis, et dimanche prochain, je serai avec mon petit
Pierre.
J’ai laissé Saint Luc depuis quatre jours. Je
deviens païenne sûrement. Mais je l’emporterai à Paris.
A demain, en Jésus. On lui demandera de faire de
nos deux âmes une seule âme qui l’aimera beaucoup.
Vous ne trouvez pas que l’amour oblige à se
dépasser ? C’est formidable. Mais il ne faudra pas que
nous nous endormions dans notre béatitude. Mon petit
chéri, toujours plus haut, comme vous me le disiez dans
une dernière lettre, toujours plus haut ensemble.
Mon petit Pierre à moi, je vous serre bien fort sur
mon cœur qui vous appartient pour toujours. Si vous
voulez, on va faire un échange. Je vous prends votre
cœur et je mets le mien à la place. Je suis bien sûr d’en
avoir pris un gros morceau de votre cœur, mon petit
Pierre, à chaque fois, j’en emporte un peu plus. C’est
249
quand même merveilleux de tant s’aimer. Si on n’était
pas chrétiens, on ne s’aimerait pas tant. C’est parce que
le Christ Jésus est dans notre amour que nous nous
aimons tant. Alors il faut que nous l’aimions de plus en
plus.
Maintenant j’ai l’impression très nette d’avoir
beaucoup changé depuis cinq mois, et vous ? Oui, vous
faites maintenant partie intégrante de moi et moi de vous.
Je sens que vous êtes désormais inséparable de moi. Et
cela est délicieux. (…)
Je vous embrasse, mon petit chéri à moi, comme
je vous aime.
Votre Guite chérie
Mercredi 23 janvier
Petit Pierre chéri,
Il tombe de la neige mais elle fond, alors il n’y en
aura peut-être plus samedi.
Vous avez le cafard aussi, mon petit chou. Non,
ce n’est pas cela que nous avons : nous avons soif l’un de
l’autre. Alors mon petit Pierre, quand c’est ainsi, offrons
cette soif au Bon Dieu. Elle est très ardente parfois, mais
Lui, à ce moment-là, si nous savons nous tourner vers
Lui, saura nous rassasier. Et puis dans trois jours, nous
serons ensemble, courage mon petit chéri. (…)
Pierre, le Bon Dieu n’est peut-être pas très content
de nous. Mais c’est tellement dur de vivre comme nous
vivons, c’est presque impossible de travailler dans cette
pièce. On va peut-être nous enlever une ou deux
armoires. Nous aurons ainsi un peu plus de place. Quant
250
aux baraques, celles qui sont arrivées ont été attribuées à
la campagne. Pour Caen, on attend toujours et on peut
attendre encore longtemps, a-t-on dit à papa à la mairie.
Enfin, que la volonté de Dieu soit faite.
Quant à vous, mon petit Pierre, courage pour
votre travail. Si vous ne travaillez pas, nous ne nous
marierons jamais. Je crois que si je n’avais que mes
études à faire, je travaillerais. Mais, évidemment, il y a
mille autres choses en dehors dont un homme n’a pas à
s’occuper. Il faut bien que j’aide un peu maman, Thérèse
ne le faisant pas ou peu, sans cela elle n’y arriverait pas.
Remarquez que cela me sert autant et même plus pour
mon avenir que ma licence d’histoire. Dites-vous, mon
chéri, que si j’épluche des pommes de terre et repasse, si
j’apprends de l’histoire, je le fais pour vous. Alors à votre
tour, travaillez un peu pour moi. C’est vous qui êtes mon
moteur, mon petit chou. Oui, c’est terrible d’être
flemmard. J’en parle en connaissance de cause et le Bon
Dieu a uni deux flemmards, certainement pour qu’ils se
secourent mutuellement.
Si je fais beaucoup de fautes d’orthographe, c’est
parce que je pense trop à vous et que je ne fais pas
attention. Avant ce n’était pas comme cela, et mon petit
Pierre en fait autant. Nous formons un couple bien
imparfait. Mais nous voulons nous dépasser nous-mêmes
et avec l’aide du Seigneur Jésus, nous y arriverons. Avec
lui, on peut tout.
Vous pouvez me manger si vous voulez, mais je
crois que je vous mangerai autant. Savoir lequel des deux
survivra.
Je sais bien, mon petit Pierre, que vous resterez
droit et je n’ai pas peur. Je vous aime, je vous aime, mon
251
petit chéri. Moi aussi j’aspire à la joie de vous embrasser.
Mais courage, un jour ce sera pour toujours, toujours.
Alors offrons toutes nos misères pour le jour heureux où
le Bon Dieu nous unira l’un à l’autre pour l’éternité.
Voyez-vous, nous ne sommes pas encore assez prêts pour
nous donner totalement l’un à l’autre. Aidons-nous
mutuellement, c’est tellement chic. (…)
Cette fois, je vous quitte, à bientôt mon chéri
mignon, mignon, que j’aime infiniment, que je porte en
moi, au plus intime de mon être. Je vous embrasse
comme je vous aime.
Votre Guite chérie
Mercredi soir, 13 janvier
Mon petit chéri,
J’ai honte de moi et quand je vais vous dire ce qui
m’est arrivé, vous allez avoir honte de votre Guite. Ce
midi, je me suis mise en colère au point d’en trembler.
C’est bien la première fois que cela m’arrive et j’en
rougis en vous écrivant. Voilà, Thérèse a une éruption sur
la figure, c’est tout simplement de l’acné, mais on croyait
que c’était la rougeole et j’ai déclaré que je ne voulais
pas coucher avec elle. Là-dessus on m’a traitée – c’est-à-
dire Thérèse, maman et grand-père – de froussarde. Je ne
ferai jamais rien dans la vie etc. etc. et comme votre
Guite est un peu fatiguée et que son amour propre a été
vexé, elle ne se possédait plus. Naturellement elle a
fondu en larmes et a pensé à son petit Pierre. Mais c’était
252
fait. Ce soir, cela va mieux et elle a retrouvé son
optimisme.
Vous vous rappelez, vous me disiez souvent le
soir que j’avais de la fièvre parce que j’avais les mains
chaudes. Ce soir, cela me fait pareil. J’ai pris ma
température et j’ai 37°5, est-ce de la fièvre, docteur ?
Quelle est la normale ?
A demain, mon petit chéri, mais il fallait bien que
je vous dise que j’étais un monstre.
Je vous aime et vous embrasse malgré ma
méchanceté.
Votre Guite
10 heures du soir
Ce soir, j’ai les larmes aux yeux, mais c’est de
bonheur que je pleure. Oui, on peut me dire tout ce que
l’on voudra, on ne m’ôtera jamais mon bonheur, mon
grand bonheur que je cache là au fond de mon cœur. Mon
petit Pierre, c’est fou ce que je suis heureuse. Vous savez,
je crois que nous avons fait encore un grand pas dans
l’intimité. C’est beau, c’est magnifique, c’est dilatant. Je
vous aime. Chéri, il m’est facile de vous rejoindre par
delà ces 230 km qui nous séparent. Oui, je vous vois à
votre table de travail et bientôt vous dormirez. Vous êtes
si mignon quand vous avez les yeux clos. Oh ! Mon
précieux petit bébé. Je vous envoie toute ma joie, tout
mon bonheur, il est vôtre puisque c’est vous qui me
l’avez donné, mon fiancé chéri.
Merci, mon Jésus, pour cette union que vous
voulez chaque jour plus intense, plus profonde. Pardon
d’avoir été une vilaine fille aujourd’hui. Mais vous
253
m’avez redonné la joie. Je vous offre le travail de mon
petit Pierre avec le mien. Et dans une heure nous
dormirons tous les deux, ensemble, du même sommeil,
sous votre regard. Pierre et Marguerite dormant sous le
regard de Jésus, après lui avoir demandé pardon de leurs
bêtises.
Bonsoir, mon petit Pierre, à demain mon trésor
chéri.
Je vous embrasse en vous faisant un grand trou
dans la joue.
Guite
Mercredi soir, 20 février
Mon chéri,
Je suis couchée et je pense à vous. Je pense à
l’intention de la journée.
Oui, prendre conscience de nos devoirs de fils de
Dieu, de ce qu’exige notre filiation divine. Tout doit
remonter vers le créateur. Pierre, est-ce que vous savez
faire un acte d’adoration, c’est-à-dire vous reconnaître
comme la chose de Dieu. Je crois que ce n’est pas si
difficile que cela. Je l’ai fait avec vous un jour, le 1er
janvier, vous vous rappelez notre communion. J’ai adoré
vraiment Jésus en vous en faisant abstraction pour un
instant de votre personne. Mon petit Pierre, c’est épatant
d’être enfant de Dieu. Quand je pense qu’un jour, ces
petits êtres à qui on donnera la vie seront des fils de
Dieu. Oui, ce sera merveilleux. Pierre, cela me rend folle
de joie d’avance. Oui, ce qui compte, c’est Dieu ; en
dehors de lui, tout est vain. Il faut que nous le
254
comprenions bien tous les deux. Avec vous, mon petit
Pierre, pour toujours, il faut que dans le ciel nous soyons
deux mains jointes qui glorifieront Dieu éternellement.
C’est pour cela qu’il nous a unis. C’est beau, c’est
magnifique, il n’y a pas de mots pour le dire, oh ! mon
trésor chéri à moi, à qui je peux tout dire, parler de
n’importe quoi.
J’ai sommeil, alors bonsoir, mon petit chou, à
demain. Je vous embrasse et je vous aime.
Guite
Lundi matin, 25 février
Mon Pierre chéri,
Pas de lettre, fiat. Il y en aura peut-être une cette
après-midi. Un sacrifice de plus ou de moins : on n’est
plus à cela près. La chose qui importe est de bien
accepter, mais c’est quelquefois dur.
Il nous est arrivé hier soir un accident comique.
Comme j’avais changé de manteau, j’avais oublié de
prendre la grande clé du porche. Nous étions donc à la
porte et pas moyen de se faire entendre, car dans cette
maison, personne ne se dérange. Alors où coucher ?
Deux solutions : chez les Rousseau ou chez les Comby.
Nous voilà en route. Nous sonnons d’abord chez les
Rousseau. Marie-Claude nous répond à son grand
désespoir, Guy, Antoinette et les petits sont là, donc la
maison est au grand complet. Alors nous entrons chez les
Comby. Marie-Françoise étant partie à Paris vendredi, sa
chambre était libre. Nous montons, frappons à la
255
chambre de Cécile. Pas de réponse, elle dormait depuis
longtemps. Heureusement, tout le monde dormait sauf
Jean, qui était couché mais lisait. Alors il dit qui est là ?
On se nomme, on ouvre la porte et évidemment il ne peut
s’empêcher de rire. C’était drôle, tout en n’étant pas
drôle. Sans plus de frais il nous dit de gagner la chambre
de Mimi et voilà la fin de l’histoire.
C’est peut-être comique mais ce n’est pas plus
drôle que cela. Maintenant papa cherche activement, car
les D… nous demande tous les jours quand nous aurons
une baraque, ce qui veut dire… D’autre part, papa et
maman ont visité une maison américaine. C’est un peu
camelote, gentillet cependant, mais beaucoup trop petit, 3
pièces, et beaucoup trop bas de plafond pour que nous
puissions y mettre nos meubles. Une seule solution
alors : quitter Caen pour juillet. Alors mon petit chéri, il
faudra mobiliser le ciel, il finira bien par entendre. Si
vous saviez ce que c’est dur parfois. Non, vraiment, avec
toute la bonne volonté du monde, on n’en peut plus. Tout
le monde maigrit à vue d’œil. C’est claquant. Et puis, il y
a des limites à tout. Enfin, prenons patience, le Bon Dieu
se laissera toucher certainement. Il faut avoir une
confiance illimitée en lui. Ce qui est dur, évidemment,
c’est de trouver en même temps situation et logement,
mais rien n’est impossible à Dieu. Peut-être que nous
n’acceptons pas assez bien, c’est pour cela qu’il nous fait
attendre.
A bientôt, mon trésor chéri, je finirai cette lettre
cette après-midi car j’aurai peut-être une lettre, sinon
j’irai la porter à la poste. Il suffit qu’elle soit mise avant 6
heures pour que vous l’ayez le lendemain. Avez-vous
reçu toutes mes lettres de la semaine dernière le matin ?
256
Car la moitié de la semaine je les ai mises le matin,
l’autre moitié l’après-midi.
A tout à l’heure. Je vous aime de toute mon âme.
Votre Guite
Mardi 4h, 26 février
Mon petit chéri,
Je travaille soi-disant à la bibliothèque (pour être
reçue) et je repense à votre lettre de ce matin que j’ai
sous les yeux.
Je trouve la réponse à « Comment Dieu a-t-il créé
le monde sans rien ? » très claire et satisfaisante. La
seconde question « Comment Dieu parfait a-t-il pu créer
le mal imparfait » m’a souvent été posée par mon cousin
et j’ai bafouillé pour la résoudre. Je crois comprendre
assez bien. Vous dites : « Là je comprends moins parce
que les hommes reçoivent de façon imparfaite, d’accord,
mais parce qu’eux-mêmes sont imparfaits, et c’est Dieu
qui les a créés !! » Je crois comprendre, car si nous
sommes imparfaits, c’est parce que nous l’avons voulu.
Dieu créa les hommes dans un état de perfection
préternaturelle et de bonheur. Après la faute,
évidemment, l’ordre était changé. Je ne sais pas si je
comprends bien le problème du mal. J’ai peu lu sur ce
genre de question. Dieu n’a pas voulu le mal, mais c’est
l’homme qui par sa faute l’a fait entrer dans le monde. Il
a été créé libre. Je crois qu’il faut remonter aux sources
premières.
257
La salle à manger est arrivée hier soir, nous
n’avons plus qu’à trouver une maison !
Je vais être sage et travailler bien gentiment,
comme une grande fille. Alors à demain, mon chéri. Je
vous aime de tout mon cœur.
Votre Guite
Mercredi 3h15, 27 février
Mon chéri,
(…) Hier soir, la réunion avec l’abbé était très
intéressante. Elle portait sur les valeurs intellectuelles de
la femme, valeurs de cœur, etc. A vrai dire, nous n’avons
eu que les valeurs intellectuelles et l’équipe avait fait une
sérieuse enquête près des garçons et des filles non
jécistes de leur année.
Pour beaucoup, la femme est moins intelligente
que l’homme. La vérité est que son intelligence est
différente, beaucoup plus intuitive. La femme
intellectuelle pure est insupportable. Heureusement, il y
en a peu. Pour eux, elle ferait mieux de rester chez elle à
faire de la pâtisserie etc. (ce qu’ils sont gourmands).
Enfin la plupart ne supportent pas que leur femme mette
son nez dans leurs affaires, ce qui a fait bondir l’abbé
quand on lui a dit que c’était des réflexions de jécistes.
« Ce n’est pas cela que je leur ai appris et je vois très
bien d’où cela vient, ils se sont faits vider de la JEC
l’autre jour » etc. mais je n’ai pas le temps de m’étendre
plus longtemps, sans cela mon petit Pierre n’aurait pas de
lettre.
258
Hier soir et aujourd’hui, je me sens très près de
vous, mais au fond c’est vrai. Car pour nous, mon chéri,
c’est la communion parfaite, tout au moins c’est ainsi que
nous l’entendons. Quant à dire que je me mêlerai
sérieusement de vos affaires professionnelles, non ; je ne
serai pas qualifiée pour et surtout je devrai être discrète
vis-à-vis de votre secret professionnel, mais en dehors de
cela, il y a bien des choses où je pourrai vous aider et
vous de même, ce sera chose facile puisque c’est déjà
commencé. Nos âmes ne sont-elles pas très près l’une de
l’autre, et cela est de plus en plus vrai. Je vous aime, mon
chéri, chaque jour davantage. (…)
Au revoir, mon petit trésor, mon chéri, mon petit
garçon très calme, fait exprès pour sa Guite qui n’est
qu’une grande nerveuse, mais à votre contact je
deviendrai vite calme, j’ai déjà fait des progrès. C’est
tellement reposant de vivre près de vous. Vite une
maison où l’on puisse recevoir, où vous puissiez coucher.
Je vous quitte, mon bien-aimé, en vous
embrassant de toute mon âme qui est dans la vôtre.
Votre Guite chérie
Vendredi midi, 1er
mars
Mon petit chou,
J’espère que le microscope ne vous a pas fait trop
de mal aux yeux l’autre jour.
Quant à vos colles, la prochaine sera mieux, n’est-
ce pas mon petit chou. Je suis contente que votre poids
259
n’ait pas changé. Je n’ai pas envie de vous voir malade,
j’aime mieux vous voir travailler.
Vous avez une façon de décrire votre position
qu’il faut se tire-bouchonner la cervelle pour
comprendre, mais vous l’avez fait exprès, vilain taquin !
Mais j’aime bien cela et si je lis vos lettres en public, on
me voit rire parfois et j’entends souvent « Comme c’est
drôle » (…)
Oui, mon petit Pierre, c’est une très bonne idée :
on devrait avoir tous les jours une prière commune
d’union. Mais laquelle, chéri ? Vous devez avoir une
idée, communiquez-la moi. Non, cela ne ferait pas double
emploi avec saint Luc. Il faudrait que ce soit une prière
d’union intense, je ne sais pas quoi, mais quelque chose
qui nous rapproche davantage, une prière que l’on dirait
quand on aurait soif l’un de l’autre. C’est une très bonne
idée, mais je ne sais pas quoi. Comme fille j’ai l’esprit
analytique et vous, comme garçon, vous l’avez
synthétique. Alors tachez de faire synthèse de mes idées
fouillées. A vrai dire, je ne vous en donne pas beaucoup.
C’est plutôt quelque chose que je sens et que je ne peux
pas exprimer.
Dans saint Luc, j’en suis au chapitre XI. (…)
« Dieu créa les hommes dans un état de perfection
préternaturelle ». Voilà ce que j’avais mis. Non, l’homme
n’a pas été créé parfait, sans cela il serait semblable à
Dieu. Mais je ne comprends quand même pas très bien.
Vilain petit garçon timide qui n’ose même pas
poser les questions qui le tracassent.
Chéri, si vous voulez, on ira se confesser samedi 9
mars pour votre anniversaire qui est le dimanche 10, et ce
260
jour-là, l’intention sera vous, cela ne pourra pas être
autrement.
La salle à manger a été mise dans l’arrière
magasin de Mlle Duthilleul en attendant qu’elle serve.
Il existe quand même des femmes intellectuelles
pures ! Cécile Morette11 par exemple, mais elles sont
rares. Alors si j’avais été médecin, vous ne m’auriez pas
épousé.
Non, il ne faut pas que le mari et la femme soient
trop identiques. Ils sont faits pour se compléter. Ma
spécialité ?! Hum ! C’est une spécialité à la Dilettante.
Ce qui n’est pas mieux pour cela, car j’ai une forte
tendance au dilettantisme. Si je me mets à vous parler
grec quand je serai gâteuse, vous ne trouverez peut-être
pas la plaisanterie à votre goût. Mais soyez tranquille,
mon petit chou, je vous ferai un gentil petit intérieur où
vous serez heureux de vous reposer. Ah ! Mon petit chou,
ce sera tellement chic de vous faire plaisir. Un homme
aime bien trouver un « chez lui » agréable. Et puis il y
aura toujours quelques petits gâteaux dans un coin, pour
soigner votre gourmandise.
Il est tombé quelques averses de neige ce matin,
mais elle ne tient pas.
Ce matin, j’ai communié avec vous, mon chéri.
Mais j’avais l’esprit gelé.
Au revoir, mon petit trésor à moi, mon Pierre que
j’aime de tout mon cœur, de toute mon âme et que j’aime
plus qu’hier encore.
Je vous embrasse, mon chéri, de toute mon
affection, tout mon amour.
Votre petite Guite 11
Mathématicienne et physicienne française, née en 1922
261
Lundi 4 mars 1946
Mon petit Pierre chéri,
J’espère que vous aurez aujourd’hui toutes les
lettres en retard, mon pauvre chéri.
Votre cantique ne m’emballe pas spécialement
non plus. Il est peut-être mieux chanté que lu.
Elle est terrible cette Françoise mais cela ne
m’étonne pas beaucoup car c’est une fille qui ne sait pas
se ménager. A propos, vous ne m’avez pas dit quand était
sa fête.
Dans saint Luc, j’en suis toujours au chapitre XI
parce que je n’ai pas lu depuis huit jours.
De quoi est tirée votre phrase « Tout amour… »
etc.
Vous savez, j’aime bien les lettres de mon Pierre,
même quand elles sont courtes.
Avec la vôtre, j’ai une lettre du Père Bernard qui
n’est pas réjouissante du tout. « Quant à votre travail
actuel, je suis tout à fait d’avis qu’il faut le poursuivre,
tout d’abord parce que vous n’êtes pas encore mariés et
que (je vais vous faire bondir) il peut se présenter des
catastrophes mondiales qui vous empêchent de réaliser ce
rêve. Ensuite parce qu’une culture un peu plus poussée
ne vous fera pas de mal dans votre vie conjugale et
familiale. Si vous proposiez de cesser uniquement pour
dépanner votre famille, je dirais peut-être oui. Mais j’ai
peur qu’il y ait une tentation de paresse à la Gigon dans
cette hésitation à continuer et je me méfie ! »
A propos de l’âme qui n’est pas dans le temps,
voilà ce que dit ce Père : « Quant à vos délicieuses
262
divagations sur la vie dans le temps ou hors du temps,
elles n’ont rien d’hérétique, mais elles sont un peu
naïves. Elles sont exactes en ce sens que notre âme en un
certain sens vit déjà hors du temps (puisque le temps est
lié à la matière) mais vous aurez bien des occasions, mes
pauvres enfants, de vous apercevoir que vous n’avez pas
encore abordé aux rivages de l’éternité purement et
simplement ! rien qu’en étant obligés d’attendre 2 ans
pour vous marier… Vous vous rendrez compte que le
temps est une réalité qui ne se laisse pas oublier ! »
Je vais vous renvoyer votre cantique. C’est très
beau, mais tout cela on peut le demander au Bon Dieu
sans chanter un cantique. J’ai peut-être tort, mais en
principe je n’aime pas beaucoup les cantiques, cela me
paraît souvent mièvre.
Pierre, votre Guite est une vilaine fille, car elle
vous cache quelque chose, c’est mal, n’est-ce pas ? Et
bien, voilà, je ne vous envoie pas la lettre du Père bien
qu’elle pourrait vous profiter autant qu’à moi parce que
je lui ai posé une question à laquelle il me répond et que
j’ai peur que cela vous fasse de la peine que je lui aie
demandé cela. Remarquez que cela me gêne et que si
vous me dites que cela ne vous fait aucune peine, je vous
l’envoie. Pourtant il me semble vous connaître assez,
mon chéri, pour savoir que cela ne vous fera rien. J’ai
voulu me faire éclairer et de fait j’ai parfaitement
compris quelque chose que j’avais compris avant, mais
dont je voulais avoir la certitude par quelqu’un d’autorité.
Il est vrai que vous n’aimez pas les jésuites ! Je n’en
connais que deux, mais ne sont pas tels que vous les
jugez.
263
Je reviens au cantique, est-ce que Marie-Lucie le
trouve bien, elle doit être plus apte que nous à juger les
cantiques.
Ce soir, je vais à la surprise-party de M.F. Comby
et M. Comby étant scandalisé hier soir (en riant, je crois)
parce que j’étais fiancée. Et que lui fiancé, il n’aurait pas
fait cela, ce à quoi Mme Comby lui a dit : « Vieux
jaloux », mais je lui ai dit que j’avais votre autorisation et
que ce n’était pas chose habituelle chez moi.
Evidemment je pourrais aller danser toutes les semaines à
l’A pour m’entrainer et cela, je ne le ferais pour rien au
monde. Je passe pour un phénomène, car il y a quand
même encore pas mal de gens qui ne savent pas que je
suis fiancée. Quand on me demande pourquoi je n’y vais
pas, je réponds que j’ai sommeil, fatigue etc.
Mon petit Pierre, je vous quitte pour aujourd’hui.
A demain. Est-ce que vous allez à la messe ces jours-ci ?
J’ai confiance, un jour nous nous marierons, ce
n’est pas pour rien que le Bon Dieu nous a fiancés.
Au revoir, mon petit chéri, je vous embrasse avec
toute la tendresse de mon cœur qui vous appartient.
Votre petite fiancée. Guite
PS. : Est-ce que vous jeûnez mercredi ?
Vendredi 8 mars
Mon petit Pierre chéri,
Une lettre hier soir et une lettre ce matin. Au poil,
pour employer une expression qui vous est chère.
264
Votre passage lyrique n’avait rien de mal, au
contraire ; en lisant votre lettre, je me suis trouvée
transportée je ne sais où. Je croyais lire du
Chateaubriand. (…)
Mais oui, mon petit Pierre, en effet, vous n’êtes
pas un caillou. Tiens, je n’y avais pas pensé. Quel solide
foyer nous allons bâtir ensemble, surtout avec une pierre
de cette qualité, une pierre précieuse, n’est-ce pas. Il sera
inébranlable comme le roc. Mais au fond c’est
merveilleux de s’appeler Pierre, c’est ce qu’il y a de plus
solide. Il est vrai que ça ne résiste pas toujours aux
bombardements, à part cela ça tient. L’érosion aussi dans
nos pays pluvieux l’attaque parfois, mais ce n’est rien.
Mon petit chéri, vous avez un très beau nom.
Merci pour la sainte Bécassine. Je vois que le
saint Bécasson est dimanche. Si vous voulez, nous
prierons dimanche à cette intention. Dieu sait combien ce
petit Bécasson nous est cher !!!
Oui, mon petit Pierre, bon anniversaire. C’est le
premier que je vous souhaite, alors je vous le souhaite
avec toute la profondeur de l’amour que j’ai pour vous.
Je vous envoie toute mon affection, tout mon cœur pour
que vous soyez heureux, très heureux ce jour-là.
Dimanche on priera pour le Bon Dieu accorde à
mon petit Pierre toutes les grâces qui lui sont nécessaires
pour être un parfait chrétien, pour être un bon médecin
aussi, pour être plus tard un bon époux et un bon papa.
Oui, mon petit Pierre est sans cervelle puisqu’il
oublie tout. Heureusement qu’il aura une petite femme
pour lui rafraîchir la mémoire de temps en temps.
Ce n’est pas trop mal votre dernière colle, cela
pourrait être encore mieux ! puisque vous me dites que je
265
suis aussi paresseuse que vous et ce n’est pas peu dire !
Oui, mon chéri, je crois que nous en possédons une
certaine couche tous les deux ! Que seront nos enfants ?!
Votre appartement serait très bien, un peu petit
cependant, mais à quoi cela servirait-il d’habiter Paris si
papa n’a rien à y faire ?
Figurez-vous que nous avons failli aller à Ecos
(Eure) mais la place est prise et c’était la pleine brousse.
Enfin il paraît qu’il sera plus facile de se loger à
l’automne, même à Caen, car on construit 1 000 maisons
en dur, + les baraques, mais les baraques sont beaucoup
trop petites pour nous : 3 pièces + 1 cuisine pour un loyer
de 18 000 frs probablement. Nous aimons mieux pour le
même prix une belle maison. De toute façon, nous
n’avons pas envie de rester à Caen. Papa resonge à
Rouen. Il parait qu’on peut encore se loger, difficilement
évidemment, à Bois-Guillaume. Enfin on verra bien. En
tous cas, nous aspirons à une grande maison, comme
celle de Pontorson presque ; nos rêves sont évidemment
trop grands mais s’ils se réalisaient en plus petit ce serait
déjà très bien.
Bien sûr, pauvre petite fille qui n’a pas de
chambre pour y mettre seulement la photo de son Pierre
où bon lui semble.
Si vous me peignez la figure en noir, je vous la
peindrai en rouge, car les peaux rouges doivent parler à
peu près le même jargon que les noirs.
Oui, chéri, vous avez raison, ce n’est pas
commode de prendre la même heure, alors on prendra
l’heure qui conviendra le mieux à chacun. Oui, on n’a
pas soif toujours à la même heure.
266
Oui, chéri, la lettre du Père confirme bien ce que
nous avons dit. Oui, chéri, on en reparlera. J’aime votre
lettre parce qu’elle me met à l’aise, elle est simple
comme vous, petit Pierre, je vous aime. Non, mon petit
chou, je ne me suis pas trouvée gênée à proprement
parler par votre conduite. J’ai simplement réalisé quelque
chose que je savais sans le savoir. En tout cas, cela ne
m’a pas du tout choquée. D’ailleurs le Père dit bien que
cela n’a rien de choquant et c’est normal d’ailleurs. Cela
m’a travaillée parce que j’avais peur qu’il y ait quelque
chose de ma part et c’est pourquoi j’en ai parlé au Père
pour être plus sûre. Je ne peux pas arriver à lire le nom
du bouquin que me conseille le Père, et vous ?
Vous êtes mon petit chou, et moi je suis votre
grand bébé, voilà, mais un bébé qui commence à grandir
et à être un peu moins naïf.
Je vais vous poser une question indiscrète : quelle
lettre avez-vous commencé par lire, la mienne ou celle du
Père ? Cela à titre de renseignement psychologique, pour
voir jusqu’où peut aller la curiosité ou si elle sait se
retenir. Ce n’est pas bien gentil de vous poser une
question comme cela et tout compte fait, c’est de la
curiosité de ma part. Mais c’est pensé et c’est dit, alors
vous avez droit de savoir.
Encore bon anniversaire, mon petit Pierre chéri.
Je vous aime beaucoup, beaucoup, de tout mon cœur, de
toute mon âme et je vous embrasse de toutes mes forces.
Votre petite Guite chérie
267
Lundi matin, 18 mars
Mon trésor chéri,
C’est le printemps et cela me rend ivre ; j’ai les
jambes en coton et la tête qui branle, et hier j’allais de
travers. Je suis ivre d’amour.
Je n’ai pas de lettre ce matin, mais le concours en
est cause sans doute et c’est très naturel, à moins que je
n’en aie une cet après-midi. J’ai reçu simplement vos
journaux.
Hier j’avais résolu de travailler et deux démons
tentateurs sont venus me chercher pour me promener et je
me suis laissé tenter : il faisait si beau et comme nous
étions trois fiancées, nous avions le cœur gai. J’allais de
travers, vraiment, je ne sais pas ce que j’avais. Je sais
bien que nous avons emprunté la voie ferrée, alors c’était
plus difficile de marcher. Jean Comby me disait :
« L’histoire a vraiment l’air de t’intéresser », ce à quoi je
répondis : « Enormément, mais je fais une promenade
hygiénique ». Il ne manquait que vous. Mais vous étiez
dans mon cœur.
J’ai lu un peu vite la réponse au fameux pamphlet
pour vous donner mon opinion. Je trouve normal qu’il y
ait eu une réponse, mais je trouve qu’une affaire comme
cela n’est pas faite pour faire du bien à la religion et je
me suis empressée d’emmener ces journaux dans ma
chambre pour que papa ne tombe pas dessus parce que ça
le mettrait hors de lui. Alors ce n’est pas la peine. Il y a
des choses sur lesquelles je serais d’accord avec l’auteur
du pamphlet, mais je ne peux pas vous donner vraiment
d’avis, ayant lu trop hâtivement la brochure. Il faudrait
268
que je la relise, mais je crois que c’est à propos de
l’apostolat du milieu. En France, les classes sociales sont
très marquées et vouloir les fondre est une utopie.
Remarquez qu’il y a effort dans ce sens du côté de la
classe moyenne, mais la classe ouvrière ne veut rien
entendre : elle a son orgueil de classe et dédain de la
classe bourgeoise.
Exemple. La JIC de Saint Julien ne marchait pas parce
que tout était mélangé et il y avait jalousie de la part des
petites employées. « C’est toujours les nobles qui sont à
la tête. » Ce n’était pas des nobles pour cela, mais vous
voyez l’esprit. On a bien essayé de les faire participer au
commandement, mais elles n’avaient pas la culture
nécessaire. Et à Saint-Etienne où c’est séparé, cela
marche très bien. Je crois vraiment à l’apostolat du
milieu par le milieu. Il faut tenir compte des différences
de culture et d’éducation. Le mélange marche chez des
enfants de 7 à 12 ans, et encore chez les filles beaucoup
moins. En tous cas chez les Louveteaux, on a fusionné
les deux groupes, c’est-à-dire le populaire et l’autre, et il
y a accord parfait parce qu’il y a une véritable charité de
la part des « bourgeois », si on peut dire. Et remarquez
qu’on ne peut pas toujours le faire. Cela dépend des
garçons à qui on a affaire.
Tout cela est très joli mais une chose est certaine,
c’est que je vous aime énormément quoi que vous
pensiez, que vous fassiez. D’ailleurs, au fond, nous
pensons la même chose. (…)
Il est 3 heures, mon petit Pierrot, et il fait un
temps splendide. C’est pour vous donner du courage pour
le concours. Alors mardi on priera bien pour vous. En
269
tout cas, si ça ne sert pas directement au concours, cela
servira à autre chose, à vous convertir de votre paresse
peut-être. Vous allez dire « elle peut prêcher ». Oui, mais
je prends un peu du sermon pour moi. Je prêche pour
nous deux.
Maman est très fatiguée en ce moment.
Evidemment, avec la vie qu’elle mène, ce n’est pas très
étonnant.
Mon petit chéri, je vous aime bien.
5h15. Pas de lettre, alors fiat, mais cela me prouve que
vous avez travaillé, alors je suis contente. Vous êtes un
petit chou chéri et je vous quitte en vous embrassant bien,
bien fort comme je vous aime.
Votre petite Guite à vous
Evidemment l’intention de mercredi, c’est votre examen.
Mardi matin 19 mars, Saint-Joseph
Mon petit Pierrot chéri,
Vous n’êtes pas si bête que vous en avez l’air. Vous
verrez pourquoi dans la suite. En tout cas, je vous aime
bien parce que vous dites les choses carrément et que
l’on sait à quoi s’en tenir.
J’ai deux lettres aujourd’hui. Alors je suis
contente et puis il fait beau, les petits oiseaux chantent.
C’est merveilleux.
Figurez-vous que nous avons le choix comme
résidence entre : Boulogne s/mer ; Pont St Pierre (Eure) ;
270
Dozulé ; Meaux (40 km de Paris !) ; Lorient. Peut-être
que rien n’aboutira. Enfin on verra bien.
Si on vous croit mort, alors vous travaillez.
D’ailleurs, quand vous voulez quelque chose,
généralement vous le faites. Si vous avez donc décidé de
travailler, vous avez exécuté votre décision. Au moins,
celui qui se prépare pour décembre sera reçu, j’espère. Il
l’aura bien mérité. C’est vrai, c’est demain le grand jour.
Je prierai bien pour vous, mon trésor.
Vous me passez votre distraction, ainsi hier soir
j’ai emporté machinalement la clef de l’armoire et je suis
rentrée à 7 heures. Maman me demande ce que j’ai fait
de la clef, je lui dis que je ne l’ai pas et que c’est
certainement Thérèse qui l’a. Thérèse arrive, je lui dis :
« Tu ne peux pas faire attention, on ne peut rien faire à
cause de toi », et tout en disant cela, je sors la clef de ma
poche. Ça vaut à peu près votre lettre. Ce doit être l’excès
de travail intellectuel.
Je suis de votre avis et de celui de Jacques Villey
pour mettre les enfants en classe. Les mettre un peu tard
a cependant des inconvénients, ça peut les retarder dans
leurs études à moins qu’on arrive à les mettre bien à
niveau de la classe dans laquelle on les met.
Je viens d’être dérangée par Mlle Caresmel qui
nous a apporté une livre de beurre. Ça tombe de tous les
côtés, alors venez vite pendant qu’on peut faire des
gâteaux. Elle aura une petite intention pour vous demain
et elle m’a fait enrager naturellement.
Oui, mon petit Pierre, nous nous aimons pour la
vie et cela c’est épatant. Oui, un seul et unique grand
amour.
271
Je ne vous gronde pas du tout pour avoir envoyé
des tracts à Françoise Chapuis, mais étant donné qu’elle
est assez prise, je ne sais si elle aura pu aller à cette
réunion.
J’espère que vous n’avez plus mal à l’œil, ni la
fourmi dans les pieds.
C’est cela, mes lettres sont maintenant qualifiées
de roman-feuilleton.
J’imagine ce que peut être un gros plat de nouilles
amorphe. Cela doit faire un ensemble charmant. Non, je
ne serai pas un plat de nouilles.
Je vois que vous êtes un garçon intelligent : « Il
n’a pas été question d’en vouloir à mort aux jésuites ».
Ce serait dommage en effet d’avoir des partis pris tels.
Mais je sais que vous n’avez pas de parti pris.
Pour vous dire exactement ce que j’ai reçu en
plein estomac, il faudrait que j’aie vos lettres de la
semaine dernière et elles sont dans ma chambre. En tout
cas, je me souviens de ceci qui m’a fait quelque chose, je
ne me rappelle plus la phrase exacte mais en parlant des
jésuites, vous avez dit : « Ils bavent tellement ils sont
furieux de ne pas être à la tête de l’unité », quelque chose
comme cela.
Vous n’avez pas compris ce que j’ai voulu dire.
En nous donnant totalement l’un à l’autre, nous nous
donnons à Dieu. C’est-à-dire que nous faisons à Dieu le
don total de nos deux personnes unies. C’est bien le don
des deux ensemble que j’entendais. Voilà,
quoiqu’intelligent, vous êtes bête.
Apathie, amorphe, etc., oui, pan dans l’estomac ;
heureusement que cela vient de vous et je ne me rebiffe
pas parce que c’est vrai. Oui, donnez-moi votre maladie,
272
mon chéri, je la veux, donnez-la moi. Il y a quelque
chose de très juste dans votre lettre, ce n’est peut-être pas
tout à fait de vous parce que c’est peut-être un propos de
l’Abbé : « Ce qu’un homme cherche auprès d’une femme
c’est la douceur et la délicatesse qui sont reposantes après
l’effort… ; ce qu’une femme cherche près d’un homme
c’est la force, l’énergie, le courage. » C’est vrai, très vrai,
et oui, encore plus vrai : « Et quand il n’y en a pas assez,
elle le flatte pour le développer ». Oui, vous n’êtes quand
même pas trop bête. Il y a des gens qui m’ont dit que
vous n’aviez pas l’air commode. Vous ne saviez sans
doute pas cela. Oui, mon chéri, je vous veux fort parce
que je veux être forte et j’ai l’impression très nette – sans
vous flatter – que vous avez fait des efforts dans ce sens.
Vous êtes plus volontaire peut-être. Je ne sais pas, mais il
y a quelque chose qui a changé en vous.
Oui, c’est vrai, la femme a besoin d’admirer son
mari. A ses yeux, il est toujours parfait. Cela n’empêche
pas que j’aie une culotte, monsieur, et que si vous voulez
la voir, l’hiver prochain, j’en mets une comme la vôtre.
Et à nous deux ! Non, j’aime mieux rester à ma place et
vous à la vôtre. Mais au fond, c’est peut-être vrai que
vous n’avez pas l’air commode. C’est que vous ne vous
laissez pas faire.
Oui, j’admire, mais je vois quand même bien les
défauts. Quant à la maman en admiration devant un
laideron ! Peut-être, mais le papa est capable d’en faire
autant.
Certainement l’amour a une base physique
indéniable, ce qui pour beaucoup est essentiel.
Oui, mon petit morceau de Bon Dieu, je vous
aime comme tel, c’est vrai, je vous aime beaucoup,
273
beaucoup. Oui, j’aime votre personne entière, corps et
âme. Voilà, c’est tout et cela me suffit. En tout cas,
l’amour tel que nous le connaissons est bien beau,
capable de nous dépasser nous-mêmes et de nous élever
jusqu’à Dieu, vous ne croyez pas ?
J’ai un commencement de paralysie du côté
gauche ! Ça va mal. Je ne peux plus me tourner. Enfin ce
n’est pas grave.
Courage pour demain, mon chéri. Quand vous
recevrez cette lettre, vous serez sans doute débarrassé. Je
vous envoie tout mon amour, tout mon cœur, toute mon
âme. Je serai avec vous demain.
Vous me direz le 23 quand vous pensez venir.
Au revoir, mon petit chéri. Je vous embrasse de
tout mon cœur.
Votre Guite chérie
Dimanche matin, 23 mars
Pierre chéri,
Je me suis levée du pied gauche ce matin, j’ai
commencé par me chamailler avec Thérèse à propos d’un
chiffon à chaussures. Il est fait seul pour les chaussures
de Mademoiselle, vous pensez : mes chaussures sont trop
sales ! Alors j’ai éclaté, mais c’est fini.
Si « tomber la tignasse » veut dire aller chez le
coiffeur, allez-y vite, parce que je ne vous aime pas avec
les cheveux dans le cou.
274
Nous nous marierons probablement à la
campagne. Cela ne vous fait rien je pense. Il faut que je
vous raconte l’histoire en long et en large.
Papa est allé à Dozulé hier et cela semble bien
s’emmancher, dio gratias ! Nous aurons la réponse
définitive vendredi à cause du logement. Il n’y a qu’une
maison de libre, qui sera libre bientôt, mais il faut accord
avec le propriétaire et nous saurons cela vendredi. Nous
ne pourrions vraiment trouver mieux, surtout en ville.
Pensez : 12 pièces, nous n’aurions même plus assez de
mobilier pour meubler tout. Donc 12 pièces, plus garage,
commun, jardin pour – devinez – 4000 ou 5000 frs.
Vraiment les loyers à la campagne ne sont pas chers.
Comme cela vous pourrez venir tout le temps que vous
voudrez. C’est la 2ème
maison sur la route de Rouen en
venant de Caen. Si cela se fait, nous partirions au début
de juillet. Vous viendrez nous aider à déménager si vous
voulez ? Si vous êtes libre, ça me fera plaisir. Vous
voyez, tout a l’air d’aller. Il n’y a qu’à avoir une
confiance illimitée en la Providence.
Il y aussi à Dozulé l’un des deux médecins qui est
un cousin germain du Père Bernard et qui est un type
épatant aux dires du notaire. Il est extrêmement dévoué,
va à la messe tous les jours, a une nombreuse famille…
Ça serait chic quand même…
Il se fait un petit chocolat au lait sans moi, le
vilain, et moi alors ? Mon petit chou que j’aime, vous
avez bien le droit pourtant. Je vois que vous avez du lait
en poudre, vous ne pourriez pas nous en avoir. (…)
Pour en revenir aux jésuites, si j’ai de la
sympathie pour eux, si j’aime beaucoup le Père Bernard,
cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de jésuites qui
275
déraillent. Alors je n’approuverai pas pour cela votre
jésuite en question.
Oui, mon petit Pierre, votre lettre est encore un
peu embrouillée, c’est pour cela que ce n’est pas très clair
dans mon esprit.
J’espère que dans votre lettre de demain vous me
direz quand vous venez.
Si vous trouviez aussi un fouet pour battre les
œufs, cela nous serait utile, mais vous n’allez pas savoir
où trouver cela. Il faudrait peut-être mieux que vous
demandiez à Jeanne.
Je vous quitte, mon chéri, car nous avons
quelqu’un à déjeuner et il faut faire cuisine et rangement
dans notre pauvre taudis qui, si Dieu le veut, se
transformera bientôt en palace.
Au revoir, mon chou, à bientôt, très bientôt,
j’espère ; je voudrais bien vous voir dimanche prochain ;
enfin fiat ! Je vous embrasse avec toute mon affection et
je vous aime de tout mon cœur.
Guite
Dimanche midi, 30 mars
Mon chéri,
Quelle vilaine encre, je crois que je vais être
obligée de prendre un crayon.
Pour la maison, en effet, on a l’accord du
propriétaire, mais maintenant l’occupant ne veut plus
s’en aller. Il a dû être mis en demeure de partir par la
mairie. Nous n’aurons la réponse que demain, mais nous
276
tremblons un peu. Enfin, il faut avoir confiance. Si cela
ne se fait pas, papa ne retrouvera jamais une occasion
pareille.
Il fait toujours un temps splendide, et dire que
vous travaillez par ce temps. J’ai d’ailleurs aussi
l’intention de travailler aujourd’hui. Je vais aller me
promener un peu avec Michel ; il veut que je prenne sa
jolie bobine en photo. À côté des nôtres, c’est un
sacrilège ! Thérèse est en week-end et papa et maman
vont aller à Vaucelles au concert d’orgue. Donc les
oiseaux sont libres.
Du mercredi saint au samedi, Thérèse ira à
Solesmes avec les guides, alors je peux bien partir aussi.
D’ailleurs maman a dit cela l’autre jour pour me faire
marcher. (…)
Au revoir, petit chéri, que j’aime, j’aime, j’aime.
Oui, vous aviez raison de me dire l’autre jour que mon
foyer était toute ma vie. Je ne vis que pour cela, en vue
de cela. C’est vraie et unique vocation, ce qui ne veut pas
dire que je serai toujours à nettoyer mes casseroles.
Travaillez bien mon chéri, dans 15 jours vous
serez récompensé, puisque vous aurez de nouveau votre
petite Guite sur votre cœur.
Je vous embrasse comme je vous aime et je vous
envoie toute mon âme.
Votre Guite chérie
277
Mardi 2 avril
Mon Pierre chéri,
Je commence ma lettre avant d’avoir reçu la
vôtre. Est-ce qu’il faudra que j’emporte un chapeau pour
Pâques ? Ça m’embête.
Pouvez-vous voir aussi si vous trouvez aux
Belles-Lettres « La Traduction du Latin » de Marouzeau.
Et puis nous rapporter encore du lait en poudre si
vous trouvez.
Après tous ces détails matériels, parlons d’autres
choses.
Il fait toujours un temps splendide ; à Pâques il
fera peut-être encore beau, ce sera chic.
J’ai votre lettre, comment se fait-il que vous
n’ayez pas eu de lettre hier matin, je l’ai mise comme
d’habitude, mon pauvre chéri.
Enfin, pour Dozulé, papa a vu le notaire hier, il ne
reste qu’un seul espoir. La maison d’à côté est celle du
greffier et elle doit avoir 12 pièces également. Le greffier
est mort déporté en Allemagne et sa femme a trouvé une
situation à Dives, la maison est donc libre, mais pour
qu’elle puisse vendre le greffe, il faut qu’il y ait un
logement avec. Alors on envisage de couper la maison en
deux, papa verra cela samedi avec la propriétaire. C’est le
seul espoir, autrement il faut y renoncer. Espérons alors
que cela pourra se faire et prions de tout notre cœur. Si
cela ne se fait pas, papa cherchera encore à la campagne
car c’est quand même le moyen de se loger. Dozulé est
un patelin sinistre, c’est pour cela que c’est difficile : il y
a un quart du bourg de détruit. En ville, à Caen, c’est
vraiment impossible. A l’automne, sans doute ce sera un
278
peu plus facile, mais comme c’est au plus offrant, il y a
des loyers qui atteignent 35 000 et 40 000 frs. C’est de la
folie. D’ailleurs le loyer d’une baraque est de 12 000 frs
pour 3 pièces et une cuisine, + 8 000 frs d’assurance.
Donc 20 000 frs quand on a un terrain. Quand on n’en a
pas, il faut louer en plus un terrain et cela atteint
facilement 35 000 frs. Tout cela pour dire que la
campagne est plus avantageuse. (…)
Au revoir, mon trésor chéri, je vous embrasse
bien, bien fort sur vos deux petits yeux pleins d’amour.
Votre Guite
Samedi 6 avril, 9h du soir
Mon Pierre chéri,
Une bonne nouvelle, nous allons maintenant à
Dozulé. Nous partagerons sans doute la 1ère
maison en
question : 6 pièces et on tachera de faire la cuisine dans
l’office. Donc 2 pièces au rez-de-chaussée, 2 pièces au
1er
, 2 pièces au second. A moins qu’on ne s’en trouve
une autre de libre. Alors Deo gratias ! Voilà ce que c’est
que d’avoir confiance, du moins vous, parce que vous
m’avez tellement attrapée parce que je n’ai pas de
confiance que je n’ose plus dire que j’ai confiance. Alors
remercions ensemble le Seigneur.
Ce soir, je n’en peux plus ; je suis comme vous, je
suis presque incapable de penser. J’espère que
maintenant vous pouvez penser. Vite les vacances pour
qu’on se repose ensemble. Je travaillerai pendant que
vous ferez le jardin.
279
Oui, le Père Riquet parle avec talent. Oui, mon
chéri, nous devons vivre de Dieu et rien que de lui, et
cela ensemble, et c’est ce qui est merveilleux.
Pour ce qui est de l’amour conjugal, c’est
certainement le plus fort, je crois. Vous savez, maman
n’a certainement pas entendu ce que j’ai dit parce qu’elle
aurait relevé, soyez tranquille. Je l’ai dit bas à dessein.
C’est vrai que je vous aime plus que tout, mais cela ne
m’empêche pas d’aimer maman ; ce n’est pas le même
amour. Celui que j’éprouve pour vous est plus vif, plus
exclusif. C’est normal d’ailleurs. Je vous aime d’autant
plus que j’ai un immense besoin d’affection qui n’a
jamais été assouvi ; vous vous rendez compte que je suis
très sensible et maman pour nous quand on était petits
était un véritable croquemitaine. Elle avait résolu d’être
très sévère avec ses enfants parce qu’elle s’était fait
chahuter par des élèves ; demandez à Mlle Lefrançois ce
qu’elle en pense. Alors elle s’est dit – elle nous l’a dit
plus tard – que si elle ne changeait pas, ses enfants la
chahuteraient aussi. Evidemment elle est tombée dans
l’excès contraire, surtout d’ailleurs parce qu’elle était
malade et nerveuse. Elle va d’ailleurs beaucoup mieux.
Mais, petits, nous aimions beaucoup mieux papa et
surtout Michel le faisait sentir. Elle a dû en souffrir.
Heureusement, quand nous avons réfléchi un peu, nous
avons rétabli la situation.
Oui, chéri, pour un enfant, sa mère c’est tout ;
mais, au fond, l’amour maternel est à base de sacrifices et
une maman ne doit jamais aimer ses enfants pour elle,
mais pour eux, et accepter que l’amour qu’ils lui ont
donné passe à un autre. Je trouve que c’est le sacrifice
perpétuel presque de l’amour maternel, son
280
désintéressement qui fait sa beauté. Et j’espère quand je
serai belle-mère ne pas être aigrie. Je ne sais si vous
comprenez tout ce bafouillage, car tout le monde parle
autour de moi et j’ai du mal à rassembler mes idées.
Certainement l’amour maternel et l’amour
conjugal sont d’ordre différent. Je crois qu’un garçon
aime plus sa mère qu’une fille. Au fond, il y a presque
toujours deux femmes dans la vie d’un homme, sa mère
et sa femme. J’ai vu la réaction de papa à la mort de ma
grand-mère. Je me rappelle comme si c’était hier la seule
parole qu’il ait prononcée : « Ça y est, elle est partie…
maman » et il a éclaté en sanglots. J’avais 16 ans et cela
m’a beaucoup frappée. Remarquez que si maman
mourait, j’aurais certainement beaucoup de chagrin.
L’amour que j’ai pour vous n’est pas du tout le même. Il
est plus profond, plus total. Non, au fond ce n’est pas
comparable. Il n’en reste pas moins qu’il est parfaitement
normal, on me l’a toujours dit, d’aimer son fiancé plus
que tout, après Dieu. Alors mon chéri, je vous aime,
après Dieu, plus que tout. Pierre chéri, je vous appartiens
pour toujours, c’est cela la différence. Et puis non, ce
n’est pas comparable.
Vous avez raison, chéri, de me faire des
observations. En effet, cela peut faire souffrir maman de
s’entendre dire cela. Je l’entendrai dire à mon tour quand
je serai maman. Au fond on doit tout à sa maman. Quelle
joie de penser qu’un jour je serai maman. Pierre, je
voudrais que ce soit bientôt. Je ne peux pas voir un bébé
sans envie. C’est formidable. Déjà avant d’être fiancée, je
rêvais d’être maman, mais maintenant plus que jamais.
Mais cette fois, je sais que cela viendra un jour.
281
Pierre, vous auriez presque pu être maman, vous
ne comprenez pas mal du tout. Alors vous me comprenez
et moi aussi je vous comprends de plus en plus. Quelle
joie ! Je suis toute heureuse. Je vous aime et vous
embrasse bien, bien fort. A demain en Jésus.
Votre petite fiancée
Dimanche 7 avril
Mon petit chéri,
Je vous aime ce matin beaucoup, beaucoup, plus
qu’hier, toujours plus.
Nous emménagerons entre le 8 et le 16 juillet.
Je relis votre lettre. Mon chéri aime bien
s’excuser, mais pourquoi au fond ne seriez-vous pas reçu
en fin d’année. Une colle ne veut rien dire et j’espère
bien que vous serez reçu quand même.
Il y a une heure, nous étions ensemble, vous à
Notre-Dame, moi à Saint-Etienne, mais c’était le même
Jésus.
Au revoir, mon petit trésor chéri, je vous
embrasse de tout mon cœur qui vous aime toujours,
toujours. Dans quelques jours ils seront ensemble et si
Dieu le veut, ce sera encore un nouveau pas dans
l’amour. Ce sera encore plus beau, n’est-ce pas mon petit
Pierre ? Voyez-vous, depuis que je vous ai vu je me sens
plus forte, parce que vous m’avez montré mes défauts,
merci mon chéri ; si vous saviez comme je vous aime.
Cette fois, à demain. Cette après-midi, je vais à un
282
concert spirituel à Saint-Etienne par Marcel Dupré12
,
organiste de Saint-Sulpice.
Alors à bientôt, encore mille baisers bien
affectueux sur chacune de vos joues et sur vous yeux
pleins d’amour.
Votre Guite
Caen, 1er
mai
Mon petit malade chéri,
Qu’est-ce que votre Guite a fait depuis qu’elle
vous a quitté. Elle a surtout pleuré et pleuré encore, car la
source est intarissable. Vous comprenez, j’ai ravalé toute
la journée mes larmes, surtout à partir de 5h, et comme je
ne voulais pas pleurer dans la rue, j’ai fait des efforts
surhumains, tant et si bien qu’après la réaction fut très
forte. Ce qui m’a fait de la peine, c’est de vous voir partir
seul ; si je m’étais écoutée, je serais partie avec mon
ticket de quai. Vous savez, c’était très dur. Et voilà
qu’aujourd’hui, il n’y a pas de courrier. Alors je ne sais
comment va mon petit Pierre, et je continuer à pleurer.
Mais depuis midi, il semble que la source s’assèche un
peu bien que j’aie les yeux mouillés en vous écrivant.
Mais ce ne sont plus des torrents. Tout le monde a voulu
s’apitoyer sur mon sort et ça remue le fer dans la plaie,
c’est tout. Il n’y a que mon petit Pierre qui puisse me
consoler. Alors écrivez-moi une longue, longue, longue
lettre. Mais je suis égoïste, car mon petit Pierre a peut-
12
Marcel Dupré, né à Rouen le 3 mai 1886 et mort à Meudon (Hauts-de-Seine) le 30 mai 1971, était un organiste, improvisateur, pédagogue et compositeur français.
283
être autant de chagrin et comme c’est un homme qui se
possède, il a su se maîtriser, car j’ai bien vu qu’il était
ennuyé. Mais c’est vrai, vous êtes ma force : je vous l’ai
demandé l’autre jour. Oh ! Comme je vous aime mon
Pierre.
Et puis, lui, il est couché par-dessus le marché,
c’est encore moins drôle. J’essaie de me représenter mon
chéri, dans sa chambre ou celle de Georges-Claude. Est-
ce que vos oreilles ont encore grossi ? Si oui, vous allez
devenir un beau garçon.
Voyez-vous, j’ai surtout une grosse déception. Je
me voyais tellement bien partir avec vous. Ce serait
tellement délicieux de vous dorloter, vous monter vos
repas, être à vos petits soins. Plutôt que de recevoir de
vous un bouquet de fleurs, voyez-vous, j’aimerais mieux
me dépenser pour vous. Il y a quand même dans mon
amour un besoin de don, de don sous toutes ses formes à
l’être aimé, chéri.
Maman m’a expliqué hier soir les raisons de son
refus momentané : si elle avait vraiment su que ça ne
gêne pas votre famille, elle aurait dit oui, mais elle ne
pouvait pas le savoir. C’est vrai que j’aurais peut-être
dérangé vos parents. Et puis elle m’a dit que même si
j’étais partie avec vous, j’aurais été à Paris à la Pentecôte.
Alors on est réconsilliées (ça ne s’écrit pas certainement
pas comme cela, mais je suis tellement vaseuse que je ne
sais plus rien).
Donnez un peu de cran à votre Guite. Pourtant
elle en a quelquefois, mais ce matin 2ème
déception
puisqu’il n’y avait pas de courrier. Et puis hier soir Mimi
m’avait dit pour me consoler : « Demain tu auras une
lettre et il te dira de venir ». Et les facteurs se reposent ?!
284
En tout cas si Mimi doit avoir les oreillons, elle les aura
car en plus elle m’a embrassée et comme je dois être
porteuse du germe !
Enfin j’espère que cet après-midi mes yeux ne
seront plus rouges et que mon nez n’occupera pas toute
ma figure.
Avez-vous remercié vos parents pour moi ? C’est
aussi une des raisons pour lesquelles maman a dit non.
C’est parce que je n’avais pas écrit. Dites-moi s’il faut
que j’écrive.
Bon courage mon petit malade, je vous dorlote
par la pensée et vous embrasse sur vos deux oreilles,
certaine que ça les fera dégonfler. Dites-moi tout ce que
vous faites, comme cela je serai avec vous.
Au revoir, vous n’allez pas être trop fier de votre
Guite, mais c’est elle, telle qu’elle est, sans détour. Elle
vous aime follement, alors son cœur souffre. Je vous
embrasse de toutes mes forces.
Votre petite fiancée Guite.
Je n’ai pas le courage de travailler, j’ai plutôt mal au
crâne et je me sens terriblement seule, il me manque
mamour.
Le 2 mai
Mon petit Pierre chéri,
Votre Guite est obligée de se poser un cas de
conscience : aller vous voir aujourd’hui ou voter. Mais
comme ma conscience et celle de mon Pierre me disent
285
de voter, j’obéis et offre ce sacrifice pour lui, pour la
France. Alors au lieu de partir jeudi soir, je partirai
dimanche à 5h. Que pensez-vous de ma décision ?
J’avais l’intention de partir ce soir, papa et
maman voulaient bien, mais je suis allée me renseigner à
la mairie à l’instant et ne peuvent voter par
correspondance que les militaires, réfugiés et gens du
genre. Alors encore un petit fiat, mais dimanche soir je
vous embrasserai sur vous deux mignonnes grosses
oreilles, à moins qu’elles n’aient diminué. Je suppose que
vous passerez encore toute la semaine prochaine chez
vous, alors il ne sera pas trop tard. Qu’en pensez-vous ?
Dites bien merci à votre maman de me permettre
ainsi d’aller embrasser mon petit malade et passer encore
quelques jours avec lui.
Quel dommage que vous soyez parti si vite. Vous
auriez vu des changements. Figurez-vous qu’on nous a
enlevé hier la grande bête d’armoire qui était à droite en
entrant et nous avons mis la nôtre à la place et, entre la
fenêtre et l’armoire, le divan de Michel. Ce qui fait que
nous avons beaucoup plus de place. On ne reconnaît plus
la pièce. Cela fait moins taudis.
Je ne suis plus triste puisque j’ai la perspective de
revoir mon bien-aimé dans deux jours et fiat pour ces
deux jours.
Dormez bien mon petit chéri et reposez-vous.
Dans deux jours je viendrai déposer une grosse bise sur
chacune de vos joues et viendrai voir si mon petit malade
est bien sage.
Dites à Françoise que je serai ravie de partager sa
chambre.
286
A bientôt mon chéri que j’aime. Je vous écrirai
demain encore pour que vous ne vous ennuyiez pas. Je
vous embrasse de tout mon cœur.
Votre Guite
Caen, le 3 juin
Mon Pierre chéri,
Eh bien voilà, je suis collée, tant pis, tant mieux,
c’est le Bon Dieu qui l’a voulu ainsi, alors j’ai confiance.
Oh oui ! Mon bon petit Pierre, j’ai confiance en Dieu,
davantage peut-être depuis que je suis fiancée, parce que
je sens et je vois combien vous avez confiance. Mais
c’est vous qui avez raison, alors nous aurons tous les
deux une inébranlable confiance en lui et nous bâtirons
notre foyer là-dessus.
Pour Chartres :
1) J’arriverai vendredi. Dites-moi si quelqu’un
viendra au train à Evreux sinon je prendrai le 1er
.
2) J’irai coucher chez Mlle Lefrançois. Si vous
pouviez voir les heures de train pour Bondy à la
gare de l’Est, depuis 6 h du soir, cela
m’arrangerait. Téléphonez simplement.
3) A quelle heure à peu près rentre-t-on à Paris le
lundi de Pentecôte ? Si je prends le train gare de
l’Est à 23h10, je crois que cela ira. Si je prenais
celui-là, Mlle Lefrançois m’attendrait à la gare.
Ce n’est pas si commode de coucher à Paris mais
tant pis, et ce n’est pas plus loin au fond que la
287
Porte de Saint-Cloud, l’ennui c’est le train à
prendre.
4) Faut-il apporter du ravitaillement ?
5) Viendrez-vous me chercher à la gare, sinon où
dois-je vous retrouver et à quelle heure ?
Bien sûr que si, je vous dirai tout ce qui me
tracasse. Je vous aime tellement et surtout j’ai tellement
confiance en vous que je vous dirais n’importe quoi. (…)
Je sais bien que les équipes ne sont pas mixtes,
mais cela ne fait rien, car on est par équipe uniquement
sur la route. C’était comme cela l’an dernier. Les
réunions de chapitres étaient mixtes. Et puis les chapitres
marchent ensemble quand même, filles devant, garçons
derrière, ou inversement. (…)
Je viens de rencontrer Marguerite Fleury avec
Thibault bras dessus-dessous. Ils ne se cachent pas non
plus. Thibault est admissible en sociologie et logique, et
Marguerite en grammaire et philologie, et elle va être
licenciée, et on me fait honte avec cela.
Vous acceptez quand même une Guite qui n’est
pas toujours travailleuse. Mais je vais travailler, travailler
à me former une personnalité, à me vaincre. C’est encore
le principal des travaux, qu’en pensez-vous ? Me former,
pour vous, pour mes enfants, avec votre aide, mon chéri ;
si vous saviez comme cela me stimule.
Que c’est chic d’être votre fiancée, moi aussi j’ai
hâte d’être à vous et que vous soyez à moi, que nous ne
fassions qu’un pour travailler au règne de Dieu. Chéri,
c’est chic déjà d’être deux, c’est plus facile de monter, ne
trouvez-vous pas.
288
Je vous aime, je vous aime, je vous aime
follement.
Aujourd’hui j’ai la migraine naturellement.
Au revoir mon chéri, à bientôt ; je vous vous
embrasse bien, bien fort, de toute mon âme, de tout mon
cœur à vous pour toujours, toujours.
Votre Guite chérie
Mardi 11h, 19 juin
Mon chéri,
Comme je suis heureuse que vous soyez reçu.
Oui, vous avez raison, il faut avoir confiance. Cela vous
réussit. C’est la meilleure méthode, je pense. J’espère que
vous serez reçu aussi en bactério et au dernier examen.
Tous les gens se marient, c’est embêtant, et j’ai
deux lettres de félicitations à faire. Thérèse se défile
devant son travail. C’est aussi embêtant qu’une lettre de
condoléance.
Figurez-vous qu’une amie « guide » de Thérèse a
eu l’audace de dire, en voyant votre photo, que vous
aviez l’air bébé. Oh ! Je l’étranglerais. Elle n’a pas dû se
regarder. Et puis l’air ne fait pas la chanson.
J’ai beaucoup de choses à faire, alors je vous
quitte, mon chéri. A demain. Moi aussi je suis bien
contente de vous avoir vu.
Vous m’écrivez : « A demain matin puisque c’est
mardi et nouveau régime ». Est-ce que c’est une corvée
pour vous ? Je trouve que vous dites cela d’une drôle de
289
façon. Ce n’est peut-être pas vrai du tout et ça fait drôle à
lire.
Au revoir, chéri, je vous aime, je vous aime
beaucoup, beaucoup.
Et comment va votre paresse ?
Je vous embrasse comme je vous aime.
Votre Guite chérie
Caen, le 27 juin
Mon Pierre chéri,
Bien vous irez à Vezelay avec Thérèse, car je ne
pourrai y aller. Je n’ai plus le sou et papa et maman le
paie à Thérèse, mais moi, il ne faut pas y compter. Je vois
que je ne vous verrai pas en juillet. C’est dur mais faites
ce que vous voudrez.
J’allais vous dire de venir le 6 ; le déménagement
ne sera sans doute pas comme prévu le 10 et le 11 mais
sans doute 10 jours après car papa n’a pas encore de
successeur, alors il se trouvera juste pendant les fêtes à
Vezelay. Vous ne serez même pas là pour mon
anniversaire. Enfin tant pis puisque vous voulez voyager.
Vous allez dire que je ne suis pas gentille. Mais
évidemment, cela me contrarie, surtout parce que je ne
peux pas aller avec vous. Pour le déménagement, on sera
fixé demain. Alors si c’est vers le 20, Thérèse partie, il
faut que je reste. Mais si vous avez envie d’aller à
Vezelay, allez-y, ce sera un gros sacrifice pour moi.
Tachez alors de me faire le plaisir d’être reçu à
votre dernier examen.
290
Et puisque vous allez à Jouy le 15 juillet de toute
façon, je ne vous verrai pas. Vous ne viendrez sans doute
pas le 6 pour repartir si vite. Alors allez. C’est à
contrecœur que je vous dis cela et si vous voyiez votre
Guite tout de suite, ce n’est pas une Guite chic que vous
verriez mais une Guite contrariée, et contrariée par son
petit Pierre, mais il faut que je prenne sur moi. J’aurai
toute la corvée du déménagement et emménagement, et
après je serai claquée. Et puis quand me ferez-vous mes
piqûres, la semaine des quatre jeudis sans doute !
Vous voyez comme votre Guite est vilaine. Elle
est jalouse tout simplement parce que son petit Pierre
veut aller se promener et qu’elle ne peut pas. Enfin on
verra bien. Et puis cela m’est égal.
J’espère que vendredi vous m’annoncerez que
vous êtes reçu.
Pensez-vous aussi que nous ferons une route en
Bretagne ou est-ce tombé à l’eau ?
Enfin fiat. Je sais bien qu’une fiancée et un mari
peuvent se faire quelquefois de la peine sans s’en rendre
compte, alors vous comprenez que je ne vous en veux
pas.
Et puis ma lettre vient aussitôt après avoir lu la
vôtre, c’est une première réaction. Et vous voyez qu’elle
n’est pas chic. Pardon alors d’avoir été dur. Je vous aime
quand même.
Non, en y réfléchissant, si vous voulez vraiment
aller à Vezelay, allez-y ; j’en fais le sacrifice. Il faut que
je sois chic. Je m’étais fait une joie de vous avoir le jour
de mon anniversaire. Tant pis, je passerai outre. Comme
vous voyez, c’est la 2ème
réaction.
291
Enfin je vous quitte, mon chéri, en vous disant
que je vous aime bien et en vous embrassant bien fort.
Guite
PS. : On n’aura peut-être pas besoin de vos caisses mais
je vous le redirai en temps.
Dozulé, le 22 août
Mon Pierre chéri,
Votre lettre est partie de Coutances hier à 5h et je
l’ai aujourd’hui, j’en suis restée « baba ». Je croyais que
les lettres mettraient plus de deux jours à joindre ce
patelin. Il paraît qu’en mettant une lettre pour Paris à 7h
du soir à Dozulé, elle est à Paris le lendemain matin. Je
retiens cela, n’est-ce pas.
Mon petit Pierre, vous n’avez pas de pardon à me
demander, j’ai été tout aussi vive et désagréable avec
vous, alors à mon tour, pardon. Demander pardon à l’être
qu’on chérit le plus au monde est-ce possible ? Oui
pourtant. On peut être désagréable avec celui qu’on aime
le plus. Au fond, Pierre, j’ai un peu honte. Il y a de notre
faute à tous les deux. Je voudrais tant que notre union
soit un accord parfait. J’ai pourtant un désir de plus en
plus grand d’être à vous totalement. Est-ce parce que je
suis de nouveau loin de vous ? Je ne sais pas, mais je
vous aime, je vous aime.
Pierre chéri, elle est quelquefois rude votre écorce
et j’arrive à oublier ce qu’elle renferme alors que je sais
ce qu’il y a au fond. C’est bête mais c’est ma sensibilité
292
qui réapparaît quand mon Pierre me dit des choses
désagréables.
Pierre chéri, ne croyez-vous pas que nous
pourrions reprendre nos messes pour finir nos vacances ?
Comme c’est vite passé les vacances quand même et dans
22 mois nous nous marierons, je l’espère du moins.
Vous me direz quel jour et à quelle heure il faut
que je me trouve à la gare de Caen.
Maman me prie de vous demander ce qui vous
ferait plaisir en remerciement de tous les services que
vous nous avez rendus pendant le déménagement et qui
n’étaient pas dus. Quelque chose d’utile peut-être tant
qu’à faire. Vous allez encore me dire « je ne sais pas ».
Creusez-vous bien la cervelle, quelque chose qui serve à
votre profession ou autre, je ne sais pas moi, ou quelque
chose dont vous avez envie, cherchez bien.
Alors mon chéri, je vous quitte. Je viens de laver
pas mal d’affaires et j’ai encore envie de dormir. Il est
4h30 ! J’ai faim à moitié, soif surtout.
Amusez-vous bien, reposez-vous, grossissez, cela
ne vous fera pas de mal.
A bientôt, dans 8 ou 9 jours maintenant. En
attendant, je vous aime beaucoup, beaucoup, mon chéri,
et vous embrasse de tout mon cœur.
Votre Guite chérie
Dozulé, 31 août
Mon chéri,
Il y a un an, vous vous souvenez, deux amoureux
se jetaient dans les bras l’un de l’autre après une longue
293
promenade pendant laquelle ils s’intimidaient l’un l’autre
et ne savaient quoi se dire. Souvenir heureux, début
d’une intimité qui ira sans cesse croissant, n’est-ce pas
mon chéri !
En attendant, voilà notre séparation prolongée de
quelques jours. Qu’est-ce que 5 jours dans une vie ? Au
fond il faut être raisonnable, n’est-ce pas ? Donc à
vendredi mon chou ; je partirai avec maman et les
Dépaquit, maman devant aller à Caen ce jour-là. Je
n’arriverai sans doute pas avant 10h30-11h à Caen.
Avez-vous toujours l’intention de vous arrêter à Caen et
de reprendre le train du soir ? Pourquoi avez-vous retardé
votre départ ? Cela va vous faire rentrer plus tard à Paris
et à l’externat ?
Figurez-vous que Thérèse trouve que nous serons
fiancés trop longtemps et que nous ferions bien de nous
marier pendant les vacances prochaines, sans cela l’un
des deux plaquera l’autre, réflexions faites sans doute
après le camp. Oh horreur ! Que pense-t-on de nous ?
Quelle idée les autres se sont faite de notre amour ? Se
plaquer l’un l’autre. Ce n’est pas possible, mon Pierre
chéri. Ils ont jugé sur l’extérieur.
N’est-ce pas mon petit Pierre qu’on s’aime
beaucoup, beaucoup, toujours plus ?
J’ai fini ma robe, alors Albert peut se marier
quand il voudra et nous pouvons nous « fiancer » quand
nous voudrons.
Il me reste les manches de votre chandail à faire,
mais il me faut l’homme.
Une idée me vient. Je suppose que vous avez
retardé votre départ parce que vos parents sont arrivés à
294
Coutances. D’après vos dernières lettres, ils ne me
semblaient pas y être. (…)
Je vous quitte, mon chéri, car il est 6h passées et
si je veux que vous ayez cette lettre lundi, il faut que je
me dépêche.
Au revoir, chéri, mon trésor, mon chou, mon
Pierrot, mon petit Pit, mon Pitchou, celui que j’aime le
plus au monde.
Je vous embrasse de tout mon cœur qui est dans le
vôtre.
Votre Guite
Dozulé, samedi 28 septembre
Mon petit Pierre chéri,
Je viens me reposer près de vous, car depuis ce
matin je n’arrête pas, puisqu’il y a réception demain.
Marie-Claude et Marie-Françoise se sont invitées pour
demain, alors j’ai accepté bien sûr et quand j’ai dit cela à
maman, il y avait déjà un invité : le professeur de Michel.
Alors toute la matinée, j’ai fait des petits gâteaux. Et tout
l’après-midi du ménage. Il y a encore un gâteau à faire ce
soir.
Bénie soit la lumière ! Voilà enfin l’électricité
revenue.
L’autre jour sur le quai de la gare, Zaby m’a
demandé quand seraient nos fiançailles. Alors je lui ai
fait la sempiternelle réponse : que je n’en savais rien, et
que ça pourrait être pendant les vacances de Noël si cela
ne dérangeait pas votre famille. Qu’en pensez-vous ?
Tout le monde me tanne avec cela et pour leur faire
295
fermer la bouche, je leur dis que ce sera à Noël. Si cette
date vous agrée, parlez-en à vos parents, mais que ce soit
comme vous voudrez.
Il fait encore aujourd’hui un temps radieux. Il
ferait bon de se promener bras dessus, bras dessous, à
travers cette jolie campagne. Mais non, pas de rêves
idiots, puisque la réalité est. Mon Pierre est à Paris, le nez
dans ses bouquins. Sa Guite est à Dozulé, mais d’esprit
bien souvent à Paris, et elle se dit qu’aujourd’hui il fait
bien étouffant à Paris et qu’un air de campagne
rafraîchirait un peu son bien-aimé.
Figurez-vous que votre Guite a été paresseuse ce
matin. Elle n’a pas été à la messe et a oublié de faire sa
prière au petit Jésus. Qu’elle est païenne, n’est-ce pas ?
Cependant elle s’efforce d’être gentille et douce, et
constate avec satisfaction – je me gonfle – qu’il y a un
certain progrès. Ce progrès, elle l’envoie à son Pierre,
elle le lui offre de tout son cœur. C’est pour lui les efforts
de sa Guite et pour elle les efforts de son Pierre.
Mon petit chéri que j’aime profondément, mon
petit chéri, profondément ancré en moi, je vous aime. Je
voudrais vous dire ce que je ressens, tout l’amour que
j’éprouve, vous dire ce qu’est cette force extraordinaire
qui me soulève, ce que vous êtes pour moi. Oui, vous
êtes tout pour moi sur cette terre, vous êtes celui qui a été
placé exprès à côté de moi par le Seigneur sur cette terre,
vous êtes mon Christ particulier et je suis le vôtre. Je sens
combien nos âmes se correspondent désormais. La prière
ne m’est plus difficile. Je sens m’envahir de toute part
cette immense confiance en Dieu. Et cela vient de vous,
mon chéri. Oui, je me rends compte que c’est à votre
296
contact que j’ai compris qu’il fallait avoir confiance et
c’est délicieux.
Pierre, je vous aime, je vous aime. Oh non
l’amour qui nous unit ne peut pas mourir : je le sens de
plus en plus fort.
J’ai reçu une lettre de Madeleine Préel qui me
demande de prier pour elle. Je le ferai bien sûr, mais
comment ne pas associer à ma prière la moitié de mon
âme. Alors notre communion de mardi sera pour elle,
n’est-ce pas ?
Au revoir, mon chéri, je vous embrasse avec tout
l’amour que je sens en moi.
Votre fiancée chérie. Guite
PS. : Le Dr Linglin m’a fait une piqûre hier soir.
Rassurez-vous : il a eu du mal à trouver la veine, mais ne
m’a piquée qu’une fois ; il a simplement cherché la veine
un peu. En enfonçant l’aiguille, il ne m’a absolument pas
fait mal. C’est sans doute que son aiguille est meilleure,
plus pointue.
Lundi 30 septembre 1946
Mon petit Pierre chéri,
Depuis vendredi sans nouvelles, cela m’a semblé
horriblement long. Mais c’est nous qui l’avons voulu.
Une lettre le samedi ne serait quand même pas de trop.
Vous allez attraper un rhume si votre chambre est
toujours ouverte, car aujourd’hui il ne fait pas très chaud.
(…)
297
Pouvez-vous arriver à trouver ce qu’il y a eu de
plus ces derniers quinze jours que nous avons passé
ensemble ? Je ne sais pas trop, mais il y a quelque chose
de plus. Mon chéri, c’est formidable. Notre intimité s’est
peut-être, s’est sûrement, resserrée. Mais il y a un petit
quelque chose de plus impossible à exprimer. C’est
épatant de tant s’aimer. Au fond si notre cœur souffre de
la séparation, vous ne trouvez pas qu’il demeure au plus
intime de nous-mêmes une joie et un bonheur sans
mélange que rien ne pourrait nous ôter. Il y a cette joie
profonde d’être l’un à l’autre pour toujours, cette
espérance de don total qui nous force à nous dépasser
nous-mêmes.
Pourquoi voulez-vous être détaché de la terre ?
C’est normal que l’on veuille être avec ce que l’on a de
plus cher au monde. Alors bon courage, mon chéri, nous
offrirons ensemble nos efforts de travail et de caractère.
Je sens toujours ce même feu qui me dévore. Je
vous aime ardemment. Je crois que cet amour qui me
dévore va me dévorer encore longtemps et même
davantage chaque jour. Si vous saviez comme je me sens
prise maintenant, quelle place vous avez en moi. Mais cet
amour, je veux le mettre en Dieu, je veux que plus il
augmente, plus Dieu ait sa part. Pierre, comme c’est chic,
chic, épatant, merveilleux. Je voudrais vous
communiquer cette joie profonde qui me donne tant de
calme.
Je pense au bien que pourra nous faire une retraite
ensemble. Comme ce sera chic.
Tranquillisez-vous, mon chéri que j’appelais un
mauvais toubib. Aujourd’hui, le Dr Linglin a fait
exactement comme vous. Il a piqué deux fois. C’est la
298
faute de mes veines qu’on ne voit pas et comme j’allais
tomber dans les pommes, il m’a allongée et désormais il
me fera mes piqûres allongée. J’en ai encore deux cette
semaine et trois la semaine prochaine, et ce sera fini.
Hier nous avons bien reçu nos invités. Les
gâteaux étaient délicieux et je me promets de
recommencer pour mon Pierre.
Je vous quitte pour l’instant mon petit chéri. A ce
soir ou demain.
Pour les photos, je ne pense pas les donner à
développer ici. Pour cela, il faudrait que j’aille à Caen, et
encore, chez Burge, ils n’en prennent plus pour le
moment.
Bon courage, petit chou que j’aime. Travaillez-
bien.
Albert se marie-t-il toujours le 21 octobre ?
Lundi soir
(…) Donc je continue mon journal. Demain il faut
que j’aille voir Jacqueline Lecoeur, depuis le temps
qu’elle veut me voir. Michel qui était naturellement ce
soir encore avec son inséparable François m’a dit que s’il
faisait beau, nous irions à la mer avec la petite voiture.
Quel dommage que mon Pierre ne soit pas là. Mais pas
d’attendrissements imbéciles. Cela remplacera
Coutainville.
Le Dr Linglin qui emmène souvent quelques-uns
de ses enfants quand il fait ses visites en campagne a
emmené cet après-midi Michel avec ses deux garçons.
Michel est revenu à peu près converti à la médecine. Déjà
l’autre jour il nous a dit : « Si je passe facilement mes
299
deux bacs, je fais médecine ». Mais aujourd’hui, c’est
encore plus impératif.
Avec un mari et un frère médecins, il n’y aura
qu’à attendre le dernier soupir.
Pauvre chéri que j’aime et que je fais enrager.
Mon chéri, si vous saviez comme cela me coûte
de n’avoir qu’une lettre tous les deux jours, mais je
tiendrai bon pour que mon Pierre soit reçu à l’externat.
En ne m’écrivant que tous les deux jours, cela lui fait
perdre moins de temps, il l’emploie à travailler pour que
le sacrifice de sa Guite qui est aussi le sien soit
récompensé.
Je suis couchée, il est 10h15. Sur la petite table, il
y a la grande photo de mon Pierre. Là-bas sur l’étagère,
une quantité de photos de mon Pierre. Et puis dans la
grande photo, je regarde les yeux de mon chéri et je
m’enivre d’eux. Oh mon Pierre chéri, chéri, je vous aime
de tout mon être. J’ai faim et soif de vous. Cet amour me
dévore. Je ne sais pas comment vous dire, mais mon
cœur est en feu. Et c’est mon Pierre qui y a mis ce feu.
Bonsoir petit chou. Je vous serre bien fort sur mon cœur.
Votre Guite à vous
Jeudi 3 octobre
Mon chou,
Je m’installe confortablement pour répondre à
votre lettre et voir si je vous ai bien compris.
En tous cas, j’aime cette lettre car c’est mon
Pierre, un morceau de lui. Merci mon chéri. Cela me fait
tant plaisir de recevoir un morceau de mon Pierre.
300
Je vais vous raconter, avant, mes petites histoires
pour me consacrer plus longtemps aux vôtres.
Tous l’après-midi d’hier, nous nous sommes
promenées. Il faisait délicieux. Nous sommes allées avec
la petite voiture Lecoeur à 3km où nous avons passé
l’après-midi chez des amies, toutes anciennes élèves de
St Pierre. C’était épatant. Il faisait chaud et j’ai tricoté et
avancé les socquettes de mon Pierre. C’était d’ailleurs un
véritable atelier de tricot. Car l’une faisait un chandail à
son mari, lequel a près d’1m90 je crois. Alors cela
représentait un morceau. L’autre faisait un chandail à son
fiancé, la troisième des socquettes à son fiancé. Vous
devinez laquelle.
Maman est toute heureuse d’avoir sa machine à
laver : 6 000 frs, c’est quand même moins cher qu’une
neuve et elle est comme neuve.
Michel est parti lundi en pension, alors comme
j’ai reçu cette lettre hier, je n’ai pu lui souhaiter sa fête de
votre part.
Mais revenons à votre lettre. Pardon, monsieur. Je
sais coudre. Je pense qu’il s’agit de la doublure du
blouson. Une doublure se coud à grands points sans quoi
elle tire, mais comme mon Pierre enfile cela à toute
vitesse, évidemment il fait tout craquer.
Mon petit Pierre, je crois qu’il est normal que ce
vide fait en nous par la séparation nous porte vers Dieu,
puisque cela nous fait souffrir ; il est normal que nous
offrions cette souffrance à Dieu, que nous lui en parlions.
Non, Dieu ne me fait pas l’effet d’un bouche-trou.
D’ailleurs je ne prie pas mieux depuis la séparation, mais
depuis le jour où je vous ai dit que j’avais du mal à prier.
De vous l’avoir dit m’a soulagée et depuis ça va bien. Si
301
vous étiez là, vous ne me reconnaîtriez pas, car je ne me
reconnais pas moi-même. Je suis bien plus calme et plus
douce surtout. De temps en temps, il y a bien des accrocs,
mais il y a un grand progrès. Je sens que c’est en dehors
de moi, que je n’y suis pas pour grand-chose. Je ne sais
pas quelle est la force qui me pousse.
Mais je n’ai pas encore fait de chemin de croix. Je
n’ai même pas envie de me confesser, uniquement
d’ailleurs parce que je ne veux pas me confesser au curé.
Il paraît que ce n’est pas formidable.
Mon petit Pierre, vous me dites : « J’ai peur de
vous aimer aussi pour vous ». Si votre amour était
complètement désintéressé, vous seriez un saint. J’aime
follement votre âme, j’aime Dieu en vous, à travers vous,
je crois quelquefois plus que du bout des lèvres, mais il
me semble aussi vous aimer un peu pour vous-même.
Quant à dire que vous faisiez fausse route, je crois
aussi, mais pourquoi me demander pardon, mon chéri.
Vous savez bien qu’il y a longtemps que vous êtes
pardonné. Et puis, écoutez, ce n’est pas pour vous
encenser mais ces derniers quinze jours, c’était presque
bien. Et puis je vous comprends. Je me rends compte que
c’est très fort. Pourquoi voulez-vous que je ne comprenne
pas ? C’est parce que je suis physiquement et
psychiquement différente de vous. Mais à force de
pénétrer dans un garçon, on finit bien par le comprendre,
si différente qu’on soit. Il y a un an, bien sûr, je ne vous
aurais pas compris, mais cette année je crois comprendre.
Vilain petit garçon qui me prend pour une imbécile !
Il est vrai que vous allez peut-être me dire : elle
croit avoir compris mais elle se fourre complètement
dedans. Evidemment j’ai relu plusieurs fois votre lettre
302
pour saisir votre pensée, mais cette fois je crois que ça y
est.
En tous cas, mon petit Pierre devient radoteur, car
je trouve au début et à la fin de la lettre la même citation.
Voilà ce que je retiens de cette lettre : c’est que
vous voudriez être un saint et que vous déplorez de ne
pas l’être parce que vous dites : « Si nous voulons que
notre amour ne soit pas fantôme ou illusion à l’œuvre,
nous devrions être en quête d’efforts à faire et nous avons
souvent de la peine à faire à ceux qui se présentent à nous
et nous sont presque imposés ». Alors tachons de faire
joyeusement ceux qui nous sont imposés, après on s’en
imposera quand on sera bien entraînés. Et puis, mon
chéri, nous sommes l’un près de l’autre pour nous aider,
nous épauler, et c’est bien chic. Je vous aime, aime, aime,
d’un grand amour qui n’exclut pas Dieu, je vous assure.
Au fond il nous a bien gâtés, alors notre vie devrait être
une perpétuelle action de grâce.
Question fiançailles ? Quand vous aurez fini de
me faire marcher, vilain garçon ?!
Voici mon élaboration, pour dire comme vous.
Intimité stricte, c’est-à-dire parents, frères et sœurs. Etes-
vous partisan d’inviter ceux qui sont mariés ? Pas de
faire-part. A quoi cela servirait-il ? Tout le monde le sait.
Maman voudrait qu’on ait une messe. Nous pensons à la
messe de minuit suivie d’un réveillon à la pâtisserie, et
dans la cheminée une grosse bûche. Qu’en pensez-vous ?
Evidemment tout cela si votre famille l’agrée. Si elle ne
veut pas le jour de Noël, eh bien un jour entre Noël et le
jour de l’An. Je trouve que ce serait sympathique le jour
de Noël. Nous pourrions coucher tout le monde sauf vos
303
parents. Mais il y a un hôtel très bien et on s’arrangera
toujours avec même les amis et connaissances.
Comme bague c’est autre chose. Je ne sais pas ce
que vous voulez m’offrir, alors je trouve très délicat de
dire mes goûts ; si vous voulez, je vous dirai cela à Paris
et puis, au fond, je n’ai pas de goûts très arrêtés. J’aime
assez le genre de celle de Zézette, mais je vous dis, je ne
sais pas du tout. Quand vous m’aurez apporté un choix,
je vous dirai ! Pauvre chou que je fais enrager. Quant à la
taille de mon doigt, je l’ignore. Ce doit être celle de la
petite bague qu’Albert m’a donnée. Comment voulez-
vous que je vous donne la taille de mon doigt ? Je ne sais
pas comment ça se mesure.
Je n’ai plus que 4 piqûres à faire et le docteur a
toujours autant de mal à trouver mes veines. Il me semble
que j’ai moins mal à la tête quand même bien
qu’aujourd’hui j’aie des névralgies.
Au revoir, mon chéri que j’aime. A demain en
Jésus. Thérèse se morfond sur son examen et voudrait
trouver un mari, alors on lui demandera d’envoyer un
gentil mari à Thérèse.
A demain, mon chéri, je vous aime et vous
embrasse de tout mon cœur.
Votre Guite
PS. : Merci infiniment pour vos salutations et vos
salutations les plus délicates etc. Je suis très touchée.
Mon journal finit ici.
304
Mardi 12 novembre
Mon chéri,
Je ne sais pas si c’est une excellente punition de
priver l’autre de lettre quand on ne s’est pas confessé,
surtout maintenant qu’on ne s’écrit plus que tous les deux
jours. Mon chéri, jusqu’en janvier nous maintiendrons cet
état de chose. Après on verra. En tout cas s’il me fait
plaisir de vous écrire plus souvent, je peux le faire. Pour
moi. Je crois que c’est nécessaire. Voyez-vous, j’ai
l’impression de vivre moins intimement avec vous. Nos
lettres qui, étant plus rares, devaient être plus profondes,
n’ont rien gagné ou peu de choses en profondeur. C’est
dommage. Au fond depuis jeudi, je ne sais pas ce que
vous avez fait à part dimanche. Enfin on en reparlera. En
tout cas vous ne changez rien jusqu’à l’externat.
Ce matin je suis allée à la messe et cela m’a fait
du bien. J’ai prié intensément pour vous, d’autant plus
que toute la nuit j’ai pensé à vous dans mon sommeil très
agité. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mais c’est la première
fois que cela m’arrive depuis 15 mois, c’est-à-dire le
début de nos fiançailles. Peut-être que je vais faire
comme vous : somnoler ? C’est par sympathie, voyez-
vous.
A 3h30, je prends mes fonctions de mère de
famille13
jusqu’à vendredi soir. Déjà hier soir j’ai couché
la dernière pour apprendre à l’emmailloter. Elle a pleuré
un peu mais s’habitue à moi et me flanque des gifles, la
vilaine ! Alors je ne pourrai aller à la messe mercredi et
13
Marguerite garde les enfants du couple Linglin parti à Paris pour les funérailles d’une nièce.
305
vendredi. J’irai samedi à la place. Vous irez pour moi
aussi.
Hier soir, le Dr Linglin m’a prêté un bouquin qui
me semble très bien ; j’en ai peu lu encore mais ce que
j’en ai lu m’a plu : « Ce que Dieu a uni », de Gustave
Thibon. Déjà Marie-Françoise Comby m’en avait parlé,
mais comme elle le lisait, je n’ai pas pu le prendre.
Le docteur m’a demandé aussi si j’attendrais votre
thèse pour me marier. Je lui ai répondu que j’espérais que
non, mais que je ne savais pas quand.
Là-dessus il m’a demandé si vous voudriez être
interne dès janvier, par exemple, chez les gardiens de la
paix : je ne sais comment s’appelle cet hôpital, mais c’est
celui des gardiens de la paix. Il y a été interne. De son
temps il n’y avait pas de concours, il suffisait d’avoir 14
inscriptions, croit-il se rappeler (…). Si cela vous plaisez,
dites-le moi et il ferait le nécessaire. Autant que ses amis
et connaissances servent à quelque chose, m’a-t-il dit.
J’oublie de vous dire que c’est de la chirurgie, petite
chirurgie. Mais vous ne pouvez faire cela qu’en attendant
autre chose. En 1936, il était payé 500 frs par mois, logé,
nourri. C’est tout ce que j’ai à vous dire sur ce sujet.
Vous ferez comme vous voudrez bien sûr. Puisqu’il m’a
proposé cela, vis-à-vis du docteur il est plus joli que je
vous en parle car il me demandera une réponse
prochainement. Avez-vous 14 inscriptions ? (…)
Je vais aussi aller tout à l’heure chez le bijoutier
pour mesurer mon doigt.
Oui, mon chéri, c’est vrai qu’on sent très bien
qu’il faut laisser tout pour celui avec lequel on doit vivre
toujours. Mais quand c’est son Pierre, c’est bien doux,
n’est-ce pas ?
306
Noël ! C’est dans plus d’un mois encore.
Courage. Courage. Un peu plus de huit jours seulement
que je vous ai quitté et cela me paraît un monde. Je crois,
chéri, que cela tient au peu de nouvelles que j’ai eues de
vous. Une lettre mardi, jeudi, dimanche, une ce matin.
Mais en ce moment je ne vous en demande pas plus,
seulement que chacune m’apporte un peu plus de mon
Pierre et quelques mots qui me le donnent.
Dans cette courte lettre, il y a un petit passage qui
est bien lui, ce qu’il ressent, celui-là je l’aime bien et cela
me suffit.
Je crois, mon chéri, sans orgueil, que l’on peut
dire que nous nous aimons bien comme il faut, ne croyez-
vous pas ?
Au revoir, mon chéri. Cette nuit, je serai peut-être
réveillée par Claire. Elle crie quelquefois paraît-il. Alors
je penserai à nos petits enfants de plus tard et à vous
naturellement ; et puis si je ne dors pas mieux que la nuit
dernière, je passerai la nuit avec vous.
Je vous quitte, mon petit chéri que j’aime de tout
mon cœur et je vous embrasse avec toute mon affection
et ma tendresse.
Votre Marguerite
PS. : Le bijoutier est aimable comme une porte de
prison : « Nous ne prenons la mesure du doigt que si
nous vendons la bague ; si vous avez une bague qui aille,
envoyez-la ». C’est ce que je fais puisque je vous envoie
un colis. Alors vous trouverez la petite bague d’Albert au
milieu des chaussettes. Elle va très bien. Au revoir, chéri.
J’espère que la bague suffira sinon, eh bien, j’irai à Caen.
307
Dites-le-moi. A Caen nous connaissons deux bijoutiers
qui le feraient certainement volontiers.
Je vous embrasse encore mon chéri.
Votre petite Guite chérie
Dozulé, le 28 novembre
Mon petit Pierre chéri, chéri,
Merci infiniment pour votre petit roman. Je vois
que vous connaissez fort bien votre héroïne.
Je vous ai écrit l’autre jour sous le coup du cafard.
Voilà pourquoi j’avais les idées si noires.
Eh bien voilà, tout simplement, puisque vous avez
le droit de savoir. Vous vous souvenez sans doute le jour
où on a manqué la messe de dimanche, que je ne savais
pas faire la différence entre un péché mortel et un péché
véniel. Il ne faut pas grand-chose, vous savez, pour me
mettre sans dessus-dessous. C’est un acte d’humilité et de
courage que je fais, mon chéri, mais je sais que vous
saurez certainement quoi me répondre, et puis je vous
aime tellement. Eh bien, voilà, quelque temps avant mes
règles, je ressens parfois des sensations violentes, je ne
sais pas comment vous dire. En réalité je n’aime pas cela
parce qu’en même temps ça me fait mal au ventre. Mais
au fond il y a une sorte de plaisir et j’ai toujours peur de
faire mal. Alors quand ça m’arrive, ça me rend malade.
Ça me prend tout d’un coup et cela se suit d’un état
nerveux excessif. Mais l’autre jour j’ai eu peur de m’y
complaire et j’ai pensé à mon Pierre. Alors je me suis dit
que j’étais une petite fille horrible et que mon Pierre ne
308
se doutait pas de cela. C’est pour cela que je n’osais pas
le regarder, que je n’osais pas lui dire, et j’en avais
pourtant bien envie de peur qu’il ne me croie plus
parfaite que je ne le suis. Depuis j’ai communié parce
que je me suis dit que ça ne me faisait pas mal.
Voilà, c’est tout, mon chéri. Dites-moi ce que
vous en pensez. Ça me fait du bien de vous dire cela. Je
me sens plus près de vous. Oh oui ! Pierre ! Vite qu’on
soit mariés pour que je puisse vous avoir sous la main
quand il y aura quelque chose qui n’ira pas.
C’est quand même formidable les liens qui nous
unissent, car je ne dirais cela à personne d’autre. Oui,
c’est formidable.
Je crois que vous connaissez vraiment votre
Guite. Elle a toujours peur de faire un péché grave et tout
pour elle est une montagne. Heureusement qu’elle a un
Pierre solide et qui sait la remettre en place. (…)
Je vous aime bien, bien, mon petit Pierre.
Dimanche, c’est le 1er
dimanche de l’Avent, qu’est-ce
qu’on va faire de plus pour préparer Noël ?
Mon chéri, j’ai très confiance en vous. Oh oui, je
vous aime. Je vous sauterais bien au cou tout de suite.
Oui, vous êtes mon Christ particulier, mon compagnon
d’éternité. On ira au ciel ensemble, n’est-ce pas mon
chéri.
Je vous quitte, non je vis avec vous, je voudrais
vous en écrire des pages et des pages sur ma joie d’être à
vous. Pierre, je repose un peu sur vous puisque je vous ai
tout confié. Je me sens libérée et étrangement à vous pour
toujours, toujours, toujours.
309
Un de ces soirs, je reprendrai ma petite famille
pendant que le docteur et sa femme vont chercher les
bagages des parents de madame qui arrivent pour 3 mois.
Au revoir mon chéri. A demain en Jésus.
Comment va votre travail pour l’externat ? En tous cas,
vous avez encore le temps d’écrire des romans. Je vous
aime et vous embrasse de tout mon cœur qui vous
appartient pour toujours.
Votre Guite
Dozulé, le 30 novembre
Mon petit Pierre chéri, chéri,
Mon chou, venir choisir une bague est beaucoup
demandé. Si je veux retourner à Paris l’année prochaine,
il ne faut pas que j’en demande trop. D’autant plus que
maman vient de commander nos étrennes : deux sacs.
Cela fera 5000 frs, alors je n’ose pas en demander trop.
J’ai entièrement confiance dans le goût d’Albert.
S’il faut absolument la mesure de mon doigt, je pense
aller à Caen vendredi avec maman et me la faire prendre.
Quant au choix de la bague, cela m’est
complètement égal qu’elle soit en or gris. L’alliance, on
verra plus tard. Je connais beaucoup de jeunes mariés qui
ont une alliance en or jaune et une bague de fiançailles en
or gris. Je ne trouve pas que cela fasse tellement ridicule.
Mais, entre nous, la couleur de l’alliance après tout est un
détail ; du moment que nous serons mariés ! C’est vrai,
c’était pour avoir la même que vous. Eh bien si je la
prends en or gris, vous la prendrez en or gris aussi, bien
310
que ce soit moins bien pour un homme, mais c’est une
question de détail.
Quant au genre, celles qu’Albert m’avait
montrées me plaisaient bien. J’aime bien celle de Zézette.
Vous n’aurez qu’à me faire un croquis. Je crois vraiment
que ma présence n’est pas nécessaire. Voilà ma
préférence : « genre Zézette ». Comme cela vous êtes
renseigné. Si je ne vous ai pas dit mon goût jusqu’ici,
c’est parce que je n’osais pas.
Quant au mobilier Léon XIII, je ne crois pas que
Léon XIII, pape du XIXe siècle, n’ait jamais créé un
style. Pauvre chou, vous avez dit cela comme vous
m’auriez dit zut – sans e, soit dit en passant. (…)
Pourquoi êtes-vous fier de moi ? Parce que je fais
des bêtises ? Ou parce que j’ai du cran ? (Le mot est un
peu fort)
Oui, mon chéri, la première fois que j’ai eu mes
règles, j’ai été troublée de façon analogue et comme je
n’étais pas prévenue, vous imaginez ce que cela a pu
faire. Puis j’ai été des années sans rien éprouver. C’était
le calme plat et cela recommence seulement depuis à
peine deux ans. A vrai dire peu fréquemment, surtout au
moment où je suis le plus nerveuse, comme cette fois-ci.
C’est épouvantable le degré de nervosité. Je dors d’un
sommeil très agité. Vous savez, ce n’est pas drôle d’être
nerveux. Oui, au fond cela tient uniquement à l’état
nerveux. Et ça vraiment, on n’y peut rien. Je me rends
parfaitement compte que c’est en dehors de moi.
Seulement pour réagir, quand on est nerveux, c’est
épouvantable parce qu’on réagit trop brutalement. Quand
je suis très nerveuse, au lieu de se chasser c’est obsédant,
311
alors que si j’étais calme, cela partirait comme c’est
venu.
Non, mes règles n’ont pas toujours été
douloureuses, heureusement. Cela dépend uniquement du
degré de nervosité et de fatigue. Au fond je me demande
si c’est très bon pour la femme de brosser au pied, et
comme je le fais tous les jours, c’est peut-être trop. Cette
fichue cireuse n’en finit pas d’être cassée.
Enfin, assez sur ce sujet qui, comme vous le dites,
n’a rien de passionnant. Mais je suis toute heureuse d’y
voir clair et je m’explique des tas de choses que je ne
m’expliquais pas avant. Je croyais que les autres n’étaient
pas comme moi et je me croyais pervertie.
Grâce à mon Pierre, j’ai compris. Il est quand
même bien temps.
Oui, on peut bien dire un rosaire pour le 8
décembre, c’est-à-dire 5 chapelets dans la semaine. Cela
nous fera du bien de prier la Sainte Vierge, ne croyez-
vous pas ? La semaine prochaine, on prévoira pour
l’autre semaine.
Je suis occupée à faire les « Noël » de tout le
monde. Et il faut que je fasse cela en cachette, ce n’est
guère facile.
Si nos fiançailles sont à Noël, votre maman
m’avait promis je ne sais plus quels arbres fruitiers ;
peut-être pourrait-elle les apporter puisqu’on aura le
jardin à partir de décembre.
Mon chou chéri, chéri, je vous aime bien, bien,
bien, et demain je recevrai Jésus avec mon Pierre et il
nous guérira de toutes nos misères.
Merci mon chéri, vous êtes chic, chic. Il est vrai
que vous n’avez pas de mal à comprendre puisque vous
312
êtes garçon. Merci mille fois. Moi aussi je suis toute
heureuse de vous l’avoir dit. Je me sens plus près de
vous, plus à vous.
Oui, chéri, on sera inséparables. Et puis quand
nous nous aimerons bien au-dessus de nos corps, quand
notre amour – il l’est déjà – ne sera plus qu’un grand
amour d’âmes entre elles, quand nous aurons tellement
pénétré en l’autre qu’on ne fera plus qu’un éternellement
avec lui, comme ce sera chic. Oui, mon chéri, je crois, je
suis sûre qu’un jour il en sera ainsi, que notre âme
entraînera notre corps. C’est ce qu’il faut d’ailleurs.
Alors merci Seigneur de nous avoir promis l’un à
l’autre. Merci pour cette union qui devient chaque jour
plus intime. Faites qu’elle ne serve qu’à votre plus
grande gloire.
Je vous embrasse, mon chéri, comme je vous
aime, et vous savez combien.
Votre petite Guite
Vous avez rétabli le calme en moi et c’est une grande
chose. Merci mille fois.
Dozulé, le vendredi 13 décembre 1946
Mon Pierre chéri,
C’est bien la peine d’avoir tant pensé à vous et
d’avoir eu le trac toute la journée d’hier et la matinée
d’aujourd’hui jusqu’à l’arrivée du facteur !
Non, je ne sais pas le résultat car si vous ne savez
au juste ce que vous avez mis ou pas mis, vous ne pouvez
313
pas savoir. Il se passe quelquefois des choses tellement
extraordinaires aux concours qu’on ne peut rien savoir.
Et puis on voit toujours les bêtises et on ne voit que cela.
Je me souviens du français au bac. En français, j’ai eu
depuis le début jusqu’à la fin une petite envie et je n’ai
pas osé demander à sortir, si bien que j’ai trépigné sur ma
chaise pendant 3 heures. Inutile de vous dire qu’au bout
de 3 heures j’ai eu du mal à savoir ce que j’avais mis. J’ai
eu l’impression d’avoir fait un devoir déplorable. J’ai eu
11.5. En latin, j’étais poursuivie par deux contresens,
alors je ne pouvais pas avoir la moyenne ; j’ai eu 12. En
grec, j’avais mis une bizarrerie, je ne sais plus laquelle, et
ça me chiffonnait ; j’ai eu 11.
On verra bien le résultat, mon chéri, et si vous
êtes collé, vous recommencerez, ce dont vous n’avez
guère envie. Mais vous pouvez toujours essayer jusqu’à
la fin de votre médecine.
On voit que vos muscles écrivassiers ne
fonctionnent plus car j’ai eu bien du mal à lire et je dois
dire que j’ai renoncé à déchiffrer certains mots.
Quant à vos agents d’affaires, cela pourrait être
intéressant si c’était quelque chose de sûr et de durable,
et surtout si ça n’entrave pas vos études. Sans cela, c’est
lâcher la proie pour l’ombre. Mais n’oubliez pas avant
toute chose d’aller à la maison de santé des gardiens de la
paix de la part du Dr Linglin voir de quoi il retourne.
C’est l’assistant qu’il connaît mais je ne me rappelle plus
exactement son nom, c’est quelque chose comme Lubin.
Cela fait 15 jours qu’il a écrit. Il serait peut-être temps
d’y aller. Vous verrez bien ce qu’ils vous diront. Mais il
faut y aller, même si ça ne doit pas marcher, rien que par
politesse pour le Dr Linglin. Je vous ferai faire sa
314
connaissance car il a envie de vous connaître. Vous
verrez qu’il est très sympathique.
Si par hasard, mais ce n’est peut-être pas possible,
vous pouviez combiner votre internat et votre agence
d’affaires, ce serait encore plus intéressant.
A ce que je vois, je vous vois du 25 décembre au
3 janvier. C’est bien « maigrichon ». Vous ne m’avez pas
l’air tout à fait emballé. « Si ça marchait, ma Guite !! »
Alors quand donc, si ça marche, envisagez-vous notre
mariage ? Je peux vous dire tout de suite que papa et
maman feront des difficultés si nous nous marions en juin
ou juillet car ils veulent aller à Lourdes, et maman veut
faire sa saison à Luchon. Elle en a d’ailleurs grand besoin
car sa santé empire. Alors il faut que ce soit avant ou
après !!! Mais prévenez-moi car j’ai un tas de choses à
faire et quand nous serons pour nous marier, j’aurais
encore plus de choses à faire. Maman est en train de
monter mon trousseau mais il y a pas mal de choses à
faire. Enfin on en reparlera !!! Soyez tranquille, je ne me
fais pas d’illusions parce que je n’ai pas encore envie de
dégringoler trop vite, comme vous dites. En tout cas, si
ça marche, vous pourrez toujours mettre de l’argent de
côté pour notre voyage de noces !
Je suis moins énervée. C’était votre concours qui
m’énervait et vous offrez à votre Guite une déception,
vilain garçon ! Quant à l’oisiveté, j’ai autre chose à faire.
Je ne sais pas comment j’arriverai à tout faire pour Noël,
et puis il va y avoir la pâtisserie pour nos fiançailles etc.
et grand ménage pour Noël, c’est-à-dire en plus de tous
les jours. Carreaux, glaces etc.
M.F. Comby se fiance aussi le 1er
janvier. Ils
seront 20. Nous, combien sera-t-on ?
315
Je vais à Caen dans huit jours pour une réunion
des anciennes de St Pierre et j’aurai encore un tas de
courses à faire.
Tout le monde m’a demandé si vous étiez content
de votre concours, ce à quoi j’ai répondu en lisant le
passage de votre lettre concernant l’externat. (…)
D’ici Noël j’ai à faire, je doute que tout soit fait :
service à thé pour maman ; une robe à maman ; une
chemise de nuit pour Thérèse ; un chemisier à maman ; et
le dessus de lit des parents. Je n’y arriverai jamais. Je fais
avec le reste de la laine de Jeanne des petites moufles à
Robert. Il en restait juste de quoi faire une paire de
moufles, mais évidemment ce n’est pas cela qui me prend
du temps. J’espère qu’elles lui iront.
Au revoir, mon chéri chéri. Dites-moi quand
arriveront vos parents et vous-même pour qu’on leur
retienne une chambre à l’hôtel et pour que maman voie
M. le curé.
Je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur
à vous tout entier.
Votre Guite
Jeudi soir, 19 décembre
Mon Pierre chéri,
Je vais à Caen demain, alors je commence ma
lettre. Je ne pourrai répondre à votre lettre de demain
puisque je l’aurai seulement demain soir.
Mon chéri, dans quelques jours vous serez là.
Comme ce sera chic.
316
Il est impossible d’avoir une messe à nos
intentions le jour de Noël. Alors ce sera le 24. Maman a
demandé comme intentions : les défunts des deux
familles. Vos parents s’y uniront de cœur.
Nos irons à la messe de minuit, ferons un petit
réveillon en famille. Est-ce que cela vous va ? Et le jour
de Noël, un déjeuner convenable. On tachera de créer une
atmosphère sympathique.
Le temps semble s’adoucir légèrement. En tout
cas, on chauffera partout : cuisine, les Bourdon nous la
prêtent pour ce jour-là. Heureusement, car ils ne s’en
servent pas et ne s’en serviront jamais, ce qui nous fait
pester. Donc feu dans la cuisine, salle à manger, escalier
et les chambres.
Quant à vous, mon chéri, vous ne serez pas plus
mal puisque vous coucherez dans la salle à manger où on
fait du feu en continu.
Voilà mon chéri les dernières nouvelles. Mais
vous arriverez bien avant Noël. Alors… on a le temps
d’en reparler.
Il paraît que la messe de minuit sera bien.
Là-dessus, bonsoir mon chéri, à demain. Vous
communierez tout seul car je suis obligée de prendre le
car de 8h, M. Depaquit étant à Paris.
Alors à bientôt, mon chéri, chéri. Je vous
embrasse de tout mon cœur à vous pour toujours.
Guite
317
Vendredi, 2h30
Mon chéri,
J’ai fait tout Caen pour trouver des fleurs. Je n’ai
trouvé que du gui. Mimi me dit qu’ils mettront des
feuillages. Nous en prendrons dans le jardin.
Thérèse rentre avec moi ce soir.
Au revoir mon petit chou. A bientôt. Je suis un
tout petit peu nerveuse car le jour de votre arrivée
approche, mais j’espère que vous m’aimez bien quand
même.
Je vous embrasse comme je vous aime.
Votre Guite
318
1947
Dozulé, le 4 janvier 1947
Mon Pierre chéri, chéri,
Comme je veux étrenner mon beau papier à
lettres, c’est par vous que je commence.
En voyant le train dans la direction de Paris, je me
doutais que c’était le vôtre. On aurait encore pu se voir
10 minutes puisque j’ai attendu 10 minutes. Enfin, peu
importe, à 10 minutes près, le sacrifice était fait. Dans le
train d’Evreux à Serquigny, il ne faisait pas chaud, ce
n’était pas chauffé, et à attendre le train de Rouen j’ai
attrapé l’onglée aux pieds ; heureusement le train de
Rouen était bien chauffé.
Moi aussi je me sens relativement gaie. Je suis
très heureuse, mon chéri. Qu’avons-nous fait de plus
pendant ces vacances pour que nous soyons si heureux ?
C’est certainement parce que nous avons parlé avenir,
mon chéri. Mais hier soir, une fois couchée, j’ai eu une
petite crise de larmes, mais je me suis reprise bien vite.
Tout en me sentant près de vous j’ai réalisé quand même
que j’avais perdu la chère présence. Mais je suis
redevenue gaie tout de suite, parce qu’au fond j’étais
heureuse.
J’ai demandé à papa si un étudiant avait droit à la
prime de la mère au foyer. Il faut qu’il soit salarié. Un
interne peut la toucher puisqu’il est salarié. Enfin on
verra.
Mon chéri, vous avez la réputation d’être un
grand timide. Marie-Claude a dit à Thérèse qu’elle vous
319
connaissait cette fois tel que vous étiez, parce que l’autre
jour vous vous étiez déridé. Mais le docteur Linglin a dit
à papa qu’il avait l’impression qu’il vous avait gelé, que
lui ayant été très timide comprenait cela, mais qu’une
autre fois il faudrait vous dégeler. Vous voyez comme
vous êtes encore un petit garçon timide.
Oui, mon chéri, comme vous je suis persuadée
que la vie est à ceux qui savent vouloir. Alors, comme
nous voulons fermement nous marier, nous nous
marierons. Sachez vouloir aussi ne plus être timide.
Oui, mon chéri, une attitude active vaut
infiniment mieux qu’une attitude passive. Au fond pour
être heureux il faut regarder toujours en avant. Je crois
que c’est cet avenir qui s’ouvre devant nous qui fait toute
notre joie et notre bonheur. Au fond, ce sera peut-être
bien de partir, mais qu’est-ce que cela fait puisqu’on
s’aime bien. Et puis on est deux, mon chéri, alors on est
plus fort.
Comme vous je sens en moi un dynamisme fou.
Qu’est-ce qui peut bien nous avoir ainsi donné des ailes.
Et quand les gens sont cafardeux près de moi, cela me
gêne parce qu’ils ne sont pas à l’unisson avec moi. Mais
je sais que là-bas, à 230 km, mon Pierre vibre au même
unisson, et cela me donne une joie ineffable de savoir que
nous sommes unis dans la joie.
J’ai bien pensé à aller à la messe ce matin mais je
me suis réveillée trop tard. Alors on reprend nos messes
du mardi, mercredi, vendredi, et notre évangile de St
Jean.
Je garde le bon pour des étrennes, mais vous avez
mis : « à toucher avant le … » ; il fallait mettre une date.
Alors je vous retourne le bon. Quand vous aurez mis une
320
date, vous me le renverrez, comme cela, munie de mon
bon, mes parents me laisseront aller !
Mon chéri, je suis avec vous toute la journée. Ma
vie, toutes mes actions, sont faites en fonction de mon
Pierre. Oui, nous dépendons bien l’un de l’autre.
Comme ce sera chic quand on sera mariés. Je
vous aime chaque jour davantage, mon chéri.
Je vous embrasse de tout mon cœur qui vous
appartient pour toujours.
Votre Guite
A dimanche, c’est-à-dire à demain dans le Christ Jésus.
Nous lui demanderons aussi de faire le pont encore
davantage entre nous deux.
Dozulé, samedi 11 janvier
Mon chéri,
Ce n’est pas la peine de retenir de place pour le
concert ou théâtre. Devinez la tuile qui nous arrive. Enfin
j’espère que ça ne se passera pas comme cela. Là-dessus
mon moral a pris une formidable bûche. Justement vous
parlez de sacrifice, en voilà un qui pourrait compter, mais
je ne peux me résoudre à ne pas vous voir avant Pâques.
Mon chéri, il faut qu’on se marie ou alors l’année
prochaine, je pars à Paris.
Voilà : Paule Laversière a la malencontreuse idée
de se marier le 15 février et justement je voulais aller à
Paris à cette époque. Et comme je sors tout le temps,
chacun son tour. Comme cela entraînera des frais :
321
cadeau etc., papa ne marche pas pour les deux. Voilà la
tuile. Il faut en plus que je lui prête ma belle robe. S’il
n’y avait que cela encore ! Elle en a pourtant une très
bien mais elle aime mieux la mienne. J’ai 1300 frs, je
peux me payer le voyage, mais comme ils étaient
réservés à payer quelque chose pour notre mariage !
Maman entend qu’ils soient employés à cela, mais le
dernier mot n’en est pas dit.
Vous parlez de sacrifice, eh bien ça pleut de tous
côtés, mais je n’avale pas la pilule si vite que cela. « Ton
Pierre, tu le vois souvent tandis que Thérèse sort moins
que toi ! » C’est forcée, elle n’a pas de Pierre. Et puis
peut-être y trouvera-t-elle l’âme sœur. Moi je veux très
bien qu’elle y aille. J’en serai ravie pour elle. Mais je
veux voir mon Pierre aussi.
Il n’y a plus qu’une solution : se marier.
Madame Rousseau trouve qu’on pourrait très bien
se marier en septembre parce que son fils s’est bien
débrouillé. Ils étaient aidés un peu par les deux familles
mais pas beaucoup. Enfin on verra, on a confiance.
En attendant les gros sacrifices, mon chéri, il y a
les petits qui comptent encore plus : pour moi le lever du
matin en est un chaque jour répété. C’est terrible. Encore
ce matin, je me suis levée à 9h15 et je suis furieuse après
moi. Je ferais bien de reprendre l’habitude d’aller à la
messe tous les jours, cela me ferait du bien.
Vous aviez des rêves bizarres, mon chéri. Moi je
n’ai jamais rêvé de choses comme cela. J’ai rêvé d’être
riche, mais de tout donner aux pauvres et, plus bizarre
encore que vous, j’ai rêvé d’être une sainte, une drôle de
sainte, allez, puisque tout le monde me disait : « Quelle
parfaite petite fille ! » C’est peut-être après avoir lu des
322
livres comme Anne de Guigné 14
et Guy de Fongalland15
.
Bref, je me croyais sur les autels, rêves non moins
orgueilleux que les vôtres.
Mais dans la réalité, c’est tout autre chose. A vrai
dire, je ne rêve plus maintenant de pareilles choses. Je ne
rêve que d’être une bonne mère de famille et de me
marier bientôt.
Mon chéri, faisons et acceptons parfaitement les
petits sacrifices quotidiens, ce sont les plus durs et on
verra après.
Je suis très heureuse d’être votre Reine, mon
chéri, et que vous soyez mon Roi.
Au revoir, mon chéri. Mon moral remonte un peu
en vous écrivant et puis, après tout, j’ai confiance.
Au revoir. A demain dans le Christ. Je vous aime
et vous embrasse de tout tout mon cœur.
Votre Guite chérie
14
Anne de Guigné est née le 25 avril 1911 et décédée 11 ans plus tard, le 14 janvier 1922, en odeur de sainteté. Elle fut déclarée Vénérable par le pape Jean-Paul II en 1990. 15
Guy de Fongalland a vécu également 11 ans, entre le 30 novembre 1913 et le 24 janvier 1925. Il fut célèbre dans l’Entre-Deux-Guerres comme modèle d’enfant saint. Un procès en béatification fut ouvert dans les années 40 mais sans succès.
323
Lundi soir, 27 janvier, 9 h
Mon petit Pierre chéri,
Je crois bien que mon encre est gelée dans mon
stylo !
Il fait – 10, alors nous nous sommes décidés à
prendre nos quartiers d’hiver c’est-à-dire que je couche
en bas, dans les draps de mon petit Pierre, et papa et
maman dans ma chambre, mais cela ne va que lorsque
Thérèse et Michel ne sont pas là.
Il gèle partout. Dans la chambre des parents : – 5 ;
dans la mienne : – 2. Mais elle est plus facile à chauffer
que l’autre. Dans la laverie, il y a de magnifiques dessins
dans l’évier. Sous le robinet, une délicieuse montagne de
glace. Espérons que ce temps changera quand j’irai à
Paris.
Cette nuit, je vais sans doute encore faire des
rêves roses, car la nuit dernière, je me suis réveillée dans
les bras de mon Pierre. Seulement je suis tombée de haut
quand j’ai vu que ce n’était pas vrai. (….)
Oui, mon chéri, une retraite ce sera épatant.
J’espère quand même qu’il fera plus chaud car en ce
moment nous grelottons littéralement. Enfin, fiat, n’est-
ce pas. Seulement je pense qu’il faut aussi offrir le froid
pour le mois de septembre car ainsi l’an prochain, nous
aurons chaud tous les deux.
Mon petit chéri, je vous quitte pour ce soir en
vous serrant bien bien fort, mon chéri que j’aime. Oui,
j’ai hâte d’être à vous totalement pour toujours, toujours.
Je vous embrasse de tout mon cœur.
Guite
324
Le 6 février 1947
Mon petit Pierre chéri,
Oui c’est bête d’aimer me faire dorloter, mais
j’aime bien quand vous me dites « chérie » et que vous le
pensez. Oui je vous comprends parfaitement de garder ce
mot pour l’intimité. Puisque ce mot traduit toute votre
âme, gardez-le pour les heures d’intimité, de cœur à
cœur. Vous avez raison. Ne le dites que lorsque vous le
pensez vraiment, mais je ne vous cache pas que lorsque
vous me le dites quand nous sommes tous les deux et
qu’à ce moment je sais que vous le pensez vraiment, ça
me fait un plaisir fou. Il en est de même pour moi
d’ailleurs : j’aime vous le dire quand je vous ai tout près
de moi ; je ne vois rien d’autre à vous dire quand je suis
parfaitement heureuse de vous sentir là. Donc il ne faut
pas le profaner et le garder pour nos heures de seul à seul.
Oui, mon « chéri » que j’aime, je viendrai bientôt.
Je serais bien partie le 14 mais papa et maman vont à
Caen ce jour-là. Papa ne peut remettre puisque c’est pour
aller au (mot illisible) et qu’il est convoqué avant le 15.
Il faudrait quand même fixer une date. Je
m’arrêterai à Evreux pour déposer les deux sacs et
prendre votre linge, mais je suis obligée d’y coucher et
maintenant il n’y a plus que le train du soir qui y arrête.
Alors partir le samedi ? Avec le dimanche c’est peut-être
ennuyeux. Ou partir le dimanche. Dites-moi à quelle
heure il faut que j’arrive à Paris pour que vous veniez me
chercher ?
D’un autre côté, avez-vous envie de m’emmener
au théâtre, concerts etc. ? Si oui, il faudrait peut-être que
325
j’emmène une robe propre, alors j’aurais bien emmené
celle des fiançailles que je n’ai pas mise ce jour-là parce
qu’il faisait trop froid. Mais comme Thérèse va au
mariage de Paule le 15 et qu’elle est obligée de coucher à
Cherbourg, elle ne rentrera que le dimanche soir. Je
partirais le lundi soir ; mais ma robe n’est peut-être pas
nécessaire. Remarquez que si je tiens à l’avoir c’est parce
qu’elle est invitée à deux surprises-parties et que j’ai peur
qu’elle la mette. (…) Enfin, affaire de chiffon qui ne
vous intéresse pas. A ce propos, nous étions invités tous
les deux à la surprise-partie Comby, mais comme vous ne
pouvez pas venir et que je vais à Paris, c’est très simple.
Vous voyez que Thérèse va trois fois dans le monde aux
jours gras, alors je peux bien me payer de l’intimité avec
mon Pierre. Ne trouvez-vous pas que c’est juste et j’aurai
certainement autant de plaisir qu’elle.
Ce matin, j’ai reçu une lettre de Thérèse Cormier,
mariée à Aunay s/Odon. Elle nous invite Thérèse, vous et
moi, à venir la voir aux beaux jours, soit Pâques, parce
qu’ils s’ennuient dans leur trou où ils ne voient que le
médecin et sa femme avec lesquels ils sont d’ailleurs
cousins. Elle a eu une fausse couche de quelques
semaines à Noël et était absolument désolée. Alors je lui
avais écrit pour la consoler. Elle me dit des choses qui
me font terriblement envie, la vilaine. Enfin j’espère que
cela viendra un jour. Elle me dit qu’elle ne désire qu’une
chose, c’est d’attendre à nouveau un bébé. « Tu
connaîtras un jour cette joie d’être dans l’attente, il n’y a
rien de plus délicieux, malgré les petits malaises
passagers. »
326
Au fond, oui, ce doit être épatant. J’en rêve
quelquefois, mais je sais bien qu’un jour ce sera vrai,
n’est-ce pas mon chéri, chéri. (…)
Oui, des assiettes à 15 frs, c’est intéressant si elles
ne sont pas mal. Avez-vous trouvé une mine de couverts
et d’assiettes ?
Pourquoi voulez-vous que nos enfants aient
sûrement la scarlatine ? Parce que vous le leur
rapporterez ?
Merci pour l’assimilation de mon esprit à une
savate.
Mon chéri, je me suis mal expliquée ; bien sûr que
non je ne mets pas Dieu réellement dans toutes mes
actions, hélas. Ce que je voulais vous dire, c’est qu’on a
toujours en soi la présence latente de Dieu et que si on
faisait plus attention, il serait plus facile de le mettre dans
tous nos actes. Je ne suis pas une sainte, hélas, et vous
aurez fort à faire pour en faire une de moi.
Chéri, on tachera tous les deux que cette présence
de Dieu latente en chacun de nous ressorte plus souvent à
la surface de nous-mêmes. Ce que je voulais dire, c’est
qu’il n’est pas loin de nous. Mais c’est nous qui sommes
loin de lui.
Mon chéri, je me range à votre avis et j’accepte et
comprends la théologie à bon marché de mon Pierre dont
la raison est plus logique, l’esprit plus équilibré que les
miens.
Vous ai-je dit que j’avais trouvé dans quels esprits
vous classer ? Les esprits positifs, qu’en pensez-vous ?
Alors à demain, 1er
vendredi du mois. Et à bientôt
pour de bon, mon chéri, chéri que j’aime. Je vous
embrasse bien bien fort en attendant de le faire
327
réellement de toute mon âme. Oui, quelquefois je vous
embrasse de toute mon âme, vous savez, en mettant tout
moi-même.
Votre Guite qui n’est pas parfaite du tout.
D’ailleurs vous le savez bien.
Guite
PS. : Pensez-vous à la retraite ?
Dozulé, mercredi 12 février
Mon Pierre chéri,
Je n’ai pas de lettre ce matin, mais après la
première déception, j’ai dite vite « fiat » pour que cette
nouvelle rencontre soit belle, pour qu’elle soit un
avancement, pour qu’on s’aime plus et aussi pour que
vous soyez content de votre Guite, parce qu’elle s’est
dominée. Puisque dimanche nous serons ensemble, ce
n’est pas un drame. Mon Pierre avait trop de travail pour
m’écrire.
Vous me direz en gros ce que vous avez fait
depuis dimanche, mais je le saurai peut-être demain.
Ce matin, je suis allée à la messe et j’ai communié
pour vous, pour cette prochaine rencontre, et avec vous
peut-être si vous avez entendu votre réveil. J’ai essayé de
réaliser mieux que Jésus était en moi et il m’a aidée
davantage à dire « fiat », voyez-vous, et puis j’ai essayé
aussi de vous retrouver. Mais bientôt je vous aurai, alors
j’accepte tout.
328
Mon chéri, je vous aime de tout mon cœur.
J’aime, après tout, faire un sacrifice que vous m’imposez.
Je vous aime.
J’ai reçu hier une lettre de Zaby16
qui me dit de
prévenir quand j’arriverai, alors je vais écrire aujourd’hui
que j’arriverai samedi soir. Elle me dit qu’elle croit
qu’elle est moins contagieuse en ce moment, que c’est à
la fin et au début que c’est le plus. Qu’en pensez-vous,
docteur ? Mais ça m’est bien égal.
Aujourd’hui il refait froid. Enfin, tant pis, je pars
quand même. Mon Pierre me réchauffera et je le
réchaufferai.
Mon chéri, je vous quitte. A demain. A dimanche,
je ne sais quelle heure. A vendredi avant, dans le
Seigneur Jésus. On lui confiera ensemble, si vous voulez,
cette nouvelle rencontre pour qu’elle soit chic, épatante.
Je vous embrasse avec tout mon amour et toute mon
affection.
Vote Guite
Caen, le 6 mars 1947
Mon petit Pierre chéri,
Je n’ai réalisé que je vous quittais que lorsque je
suis passée devant le contrôleur, mais le coup fut rude. Je
me suis dit : « Mais je ne vais plus le voir ! ». Enfin, dans
trois semaines je le reverrai. Alors ! Et puis il faut bien
que nous fassions un peu carême.
16
Zaby avait alors la scarlatine
329
J’ai mal dormi cette nuit, mais j’ai dormi ce matin
dans le train. J’ai fait hier le voyage debout.
Heureusement que je n’allais pas jusqu’à Evreux.
J’ai fait toutes vos commissions à vos parents.
Votre maman m’a réquisitionnée pour dans trois
semaines, c’est-à-dire que j’arriverai à Evreux le jeudi
avant les Rameaux, car le baptême de Robert est fixé au
lundi de Pâques très probablement. Jean vous l’a peut-
être dit hier.
Bernard ira je pense prochainement à Paris,
puisqu’il m’a demandé quand vous étiez libre.
J’espère que mon petit chou est bien sage, qu’il
travaille comme un ange et qu’il ne se fera plus jamais
collé. Mais c’est sa Guite qui en est cause.
Les vacances de Pâques seront donc comme
prévu : la Semaine Sainte à Evreux et la Semaine de
Pâques à Dozulé.
Mon petit chou, je vais certainement m’habituer à
ne plus vous avoir, mais je suis un peu dépaysée : je me
sens toute drôle. Après quinze jours, évidemment c’est
normal que ça me semble tout drôle.
Votre papa m’a demandé si vous m’aviez menée
au théâtre, concert, etc., alors je lui ai dit oui.
Zut, il se remet à faire froid. Ce matin, en partant
d’Evreux, il faisait chaud et voilà le vent qui remonte au
nord. Enfin il paraît que ce n’est que jusqu’au 10.
Mon chéri, je me sens à moitié vide, oui
dépaysée. Je me sens vraiment drôle. Alors ma lettre va
être creuse. Si je vous aime infiniment, je vous aime plus
encore, car je crois vous connaître vraiment mieux. J’en
ai l’impression du moins. Je commence à connaître mon
Pierre compliqué et cela me fait bien plaisir. Il y a peut-
330
être entre nous un peu trop de familiarité mais j’ai
l’impression que ce n’est pas un mal, car si nous étions
guindés l’un avec l’autre, nous nous connaîtrions
certainement beaucoup moins. Cela ne vous fait pas cette
impression ?
Et puis, mon chéri, je vous aime bien, bien.
Merci Seigneur, pour cette nouvelle rencontre.
Elle a été pour nous un avancement dans la connaissance
mutuelle et je crois que c’est une bonne chose. Nous vous
offrons ce carême, ces trois semaines qui nous séparent,
pour qu’elles soient une bonne préparation à la fête de
Pâques, pour que cette fête soit pour nous comme pour
votre Eglise joie et rayonnement.
Courage, mon chéri. A demain dans le Christ. Je
vous embrasse de tout mon cœur qui vous appartient
totalement.
Votre Guite, qui sera gaie, je l’espère.
Dozulé, le 7 mars
Mon petit Pierre chéri,
Fait-il chaud à Paris ? Si oui, j’y retourne tout de
suite. Tiens, voilà une pénitence de Carême, le froid.
J’espère que vous me direz si vous avez eu votre
examen ou colle ?
Regardez comme votre Guite sait encore bien sa
leçon : 7 vertèbres cervicales, 12 dorsales, 5 lombaires, 5
sacrées, 6 coccygiennes. Ah ! Peut-être bien que je le
saurai toute ma vie parce que c’est mon Pierre qui me l’a
appris.
331
Mon chéri, comme vous j’ai eu une impression de
mécontentement causée par la solitude. Ça fait drôle de
ne plus être deux quand on l’a été quinze jours et il faut
le temps de retomber sur ses deux pieds. Au fond je suis
bien, bien contente.
Quelles questions aurions-nous dû approfondir
que nous avions ébauchées ? Je ne vois plus de quoi il
s’agit. Quel progrès cette fois-ci ? Pour moi, j’en note un
sensible. Je vous connais mieux, vos réactions, tout votre
être. Je vois à qui j’ai affaire. Je me suis rendu compte à
quel point vous étiez orgueilleux. J’ai aussi découvert
davantage quel était votre idéal. J’ai l’impression d’avoir
un peu pénétré dans ce domaine fermé, hermétiquement
fermé quelquefois : je suis entrée dans mon Pierre
compliqué. Voilà le progrès que je note pour moi, et il est
énorme.
Mais ce n’est peut-être pas cela que vous voulez ;
c’est un progrès pour les deux ? Alors plus de simplicité
de part et d’autre, je crois. Oh bien sûr, comme vous le
dites, nous avons encore été mou-mou. Mais on ne se
corrige pas du premier coup. Evidemment, il y a encore
un gros effort à faire sur ce point. Intimité trop grande ?
Je ne sais pas.
Votre maman m’a parlé du voyage éventuel à
Briançon ? Je me suis dit si, par exemple, on se mariait
au début de septembre, ils auraient dû mettre leur voyage
dans la seconde quinzaine de septembre au lieu de juillet.
Ça aurait été notre voyage de noces. Il est vrai que tout
cela n’est qu’à l’état de projet, aussi bien mariage que
voyage. Dieu seul sait.
Oui, mon chéri, ce serait bien chic si on se mariait
au mois de septembre, mais… Il faut avoir confiance.
332
Pendant le reste de carême, je veux (faites comme
moi si vous voulez) être gaie, joyeuse, pour préparer
Pâques, qui est la fête de la joie par excellence, et aussi
pour mon Pierre puisque c’est cela qu’il aime. Jusqu’ici
cela va, voyez-vous, je reste optimiste. Dans trois
semaines d’ailleurs, nous finirons notre carême
ensemble. Vous savez que pour moi, rester optimiste
suppose que je me surveille. Et puis, comme je suis
gourmande, je veux faire quelques sacrifices du côté
gourmandise. Est-ce que cela vous plaît ? Sinon donnez-
moi un sacrifice commun. Car pour vous, rester optimiste
et joyeux, c’est moins dur.
Je vous aime, mon chéri, on sera tellement
heureux ensemble, et c’est pour le bonheur mutuel que je
veux prendre comme résolution de carême la gaieté.
Il paraît que j’ai mauvaise mine et l’air fatigué.
Qu’est-ce qu’ils racontent tous ces gens-là ? Pourtant on
a été sages. Mais l’air de Dozulé va me ravigoter.
Bon courage à vous aussi, mon chéri. Je pars à
Evreux. Le jeudi de la Passion, c’est bientôt, n’est-ce
pas ?
Travaillez bien et mangez aussi car vous me faites
l’impression de manger quand vous avez le temps.
Au revoir. A dimanche encore dans le Christ.
Nous lui offrirons cette joie immense de s’appartenir l’un
l’autre car c’est une bien grande joie.
Ce vendredi saint, on pourra refaire le même
sacrifice que l’an dernier en essayant de le tenir plus
longtemps, car c’est un vrai sacrifice, et puis aussi une
affaire de volonté. Alors on ne s’embrasserait que le
matin pour se dire bonjour et le soir, bonsoir. Et puis le
jour de Pâques, on s’embrasserait toute la journée !!!
333
Cette fois je vous quitte, en vous embrassant bien,
bien fort comme je vous aime.
Guite
Lundi 14 avril 1947
Mon petit Pierre chéri,
Je vous écris du jardin, à l’endroit où nous avons
joué aux dominos samedi.
Il est 3h30, alors vous êtes maintenant à Paris.
Mon cœur est tout triste. J’agis un peu comme un
automate. Je me sens bizarre, il me manque la moitié de
moi-même. Après chaque séparation c’est toujours ce
même déséquilibre. Je vous ai embrassé ce matin et puis,
pstt, plus personne, alors je me sens drôle, seule. C’est si
bon d’être avec vous. J’offre, ou plutôt nous offrons, ce
sacrifice ensemble pour que, bientôt, nous soyons
toujours ensemble. Et puis dans un mois nous serons sans
doute de nouveau ensemble, mais je ne vivrai dans
espoir-là que dans huit jours. Tout de suite, c’est le choc
de la séparation, et à chaque séparation c’est aussi dur,
plus dur même, car on s’attache davantage l’un à l’autre.
Que vous dire ? Que je retiens mes larmes pour
que rien ne paraisse. Il me faudrait un bouquin très
absorbant.
Il fait beau encore, mais sans vous ce n’est plus
pareil. Pour moi le soleil est plus pâle et les insectes qui
volent autour de moi sont énervants. Demain, déjà, ce
sera mieux sans doute.
334
Je vous aime, mon Pierre chéri, ma chère moitié,
ma moitié inséparable, tellement inséparable que
lorsqu’elle n’est plus là, tout mon être est déséquilibré.
Je suis allée à la messe après vous avoir quitté. Je
crois que j’ai prié également comme un automate. Après
j’ai commencé à ranger vos chères lettres, sans doute
pour saisir quelque chose de vous, je ne sais pas.
Et puis non, il faut être gaie, très gaie, parce que
c’est la volonté de Dieu. Dans un mois je vous verrai et
dans quelques mois, je serai peut-être votre femme, s’il
plaît à Dieu.
Bon courage à vous aussi, mon chéri, bon courage
pour vos examens. Tenez, offrez-les-moi comme
étrennes. Je serai très heureuse.
Dites-moi ce qu’il faut que je fasse pour vous
aider.
Pierre, je voulais vous demander quelque chose
avant de partir et je ne l’ai pas fait. Croyez-vous qu’on a
été chic hier soir ?
Je voudrais vous suivre partout. J’essaie de me
demander ce que vous pouvez bien faire en ce moment.
Si l’autre pouvait savoir quand on lui écrit, ce serait bien
chic, car quand on écrit à quelqu’un, on lui parle. Alors
en ce moment, je passe un petit moment avec vous, mais
vous, vous ne le savez pas.
Je vous aime de tout mon pauvre cœur bien seul.
Je vous envoie toute mon âme. Pierre, savez-vous
pourquoi je n’étais pas contente hier soir quand on s’est
demandé ce qu’on pensait des vacances ? Parce que j’ai
peur qu’on soit des médiocres. Mon chéri, il faut
absolument que tous les deux nous travaillions notre
volonté.
335
Au revoir mon petit chéri. Bon courage. Je vous
embrasse comme je vous aime, vous savez combien.
Votre petite Guite chérie
Maintenant j’attends votre lettre.
Le 21 avril 1947
Mon petit Pierre chéri,
Aujourd’hui, deux lettres, chic. Mon sacrifice de
samedi a été récompensé. Mais je ne suis pas contente
après moi, parce que je voulais aller à la messe ce matin
pour mon Pierre et j’ai été paresseuse. Alors si mon
Pierre est tombé sur une question qu’il ne savait pas et
s’il est collé, c’est de ma faute.
Oui, c’est dommage que ces conférences sur le
mariage n’aient pas eu lieu quand j’étais à Paris.
J’aime mieux être à aujourd’hui qu’à il y a huit
jours. J’avais trop le cafard.
Je n’ai pas du tout été déçue par ce que vous
m’avez dit de la beauté. J’ai très bien compris votre
pensée et je suis entièrement de votre avis sur ce sujet. Et
je ne suis pas assez sotte quand même pour me croire la
plus belle des femmes ! Ce dont je me f……
complètement. Du moment que mon Pierre m’a aimée
telle que le Bon Dieu m’a faite, c’est très suffisant. Cela
veut dire que je ne suis pas horrible, c’est tout.
Evidemment la beauté morale est infiniment plus
nécessaire. Si c’est pour cela que vous avez pris votre
Guite ??? Elle a pourtant tous les vices.
336
Comme vous, je crois, en effet, qu’on ne dit pas
« je l’aime parce que ceci, parce que cela », mais je
l’aime : elle a ceci, elle a cela. C’est quand même drôle
l’amour, cette force qui nous porte vers un être dont on
ignore tout, qu’on soupçonne simplement avoir les
qualités requises.
Ce que je pense, voyez-vous, c’est bien qu’il y a
quelque chose de divin dans l’amour. Cette attirance de
deux êtres qui ne se connaissent souvent pas est voulue
par Dieu. C’est lui sans doute qui crée l’étincelle. Je ne
sais pas ce que vaut cette explication, mais c’est ce que je
pense. Par exemple, dans la pensée de Dieu, nous étions
de toute éternité destinés à être l’un à l’autre. Dans la
vocation religieuse, le Bon Dieu appelle bien tel ou tel.
Eh bien, dans l’amour humain, c’est le Bon Dieu qui crée
l’attirance de ces deux êtres. J’espère que vous
comprendrez, car j’ai l’impression de n’avoir pas très
bien dit ce que je pensais. Ce doit être encore confus.
Pourquoi ? Je suis romantique mais non. Est-ce
que vous aimez les Romantiques ? Après tout, vous, vous
l’êtes un peu aussi sous vos apparences d’être insensible.
Moi non plus je ne crois pas que les fiançailles
soient le plus beau temps. Quand on sera mariés et qu’on
aura un petit enfant, mon chéri, vous ne trouvez pas que
notre amour sera élargi et que ce sera bien plus beau
encore ? Et puis c’est vrai après tout, quand on s’est
beaucoup aimés, quand on n’a vraiment fait qu’un, la
vieillesse doit être belle. Oh, mon chéri, on ne sera jamais
étranger l’un à l’autre.
Alors mon pauvre chou, vous avez eu mal à votre
colle. Je tremble pour l’examen. Enfin…
337
En effet, cette conférence sur le mariage
n’apprenait pas grand-chose.
Vilain garçon qui ne fait que sa fantaisie ! C’est
honteux. Hum ! Et moi qui prêche bien.
Ce sera chic quand même mon Pierre, j’en rêve
tous les jours, vous savez. Mon Pierre, aussi, c’est le plus
gentil de tous les petits garçons. C’est vrai, pour moi, il
est l’unique. Et être à lui pour toujours, c’est un vrai rêve.
Mais je suis déjà à lui ; bientôt peut-être le Sacrement
consacrera ce don. Comme ce sera chic. Je rêve de ne
plus faire qu’un totalement avec vous, mon chéri, et
vous ? Ce sera chic, chic. Il y a de quoi être follement
heureux. (…)
Il me semblait que j’avais encore quelque chose à
vous dire mais je ne sais plus quoi. Oui, on devrait dire
tous les jours à la Sainte Vierge une dizaine de chapelets
en lui demandant que notre mariage soit bientôt, et par
conséquent tout ce qu’il faut pour qu’il ait lieu.
Au revoir, mon Pierre chéri. Encore quelque
chose. J’ai l’impression de laisser un peu la Sainte Vierge
de côté, et vous ? C’est dommage, il faut que je me
reprenne. Elle est si puissante.
Bon courage maintenant pour l’examen de
Pharmaco.
Je vous embrasse bien fort comme je vous aime.
Votre petite Guite
338
Mercredi 23 avril
Mon petit Pierre chéri,
Je voulais vous écrire hier pour vous dire toute ma
joie de vous voir reçu à l’examen de Med. Op. Mais j’ai
été prise toute la journée. Le matin par ma bibliothèque
et l’après-midi chez le Dr Linglin. Mme Linglin étant à
Caen, elle m’avait confié la garde des trois derniers.
C’était la première fois que je manipulais un aussi petit
moutard : 3 semaines, et ma foi, ce n’est pas plus
compliqué qu’à 3 mois et au-delà. Vous voyez,
maintenant je suis mûre pour être maman.
Donc mon chéri, je suis très contente que vous
soyez reçu. J’essaie d’écrire mieux parce que si vous ne
pouvez pas lire, c’est que j’écris mal.
Alors il faut que je vous dise qui m’a donné un
livre. Eh bien voilà, c’est quelqu’un de très, très, très
gentil. Pour donner un livre à quelqu’un, il faut être très
gentil. Qui est-ce ? Eh bien voilà, c’est Jacq. Thierry,
alors ne soyez pas jaloux. Qui pensiez-vous que c’était ?
Ce que je pense de vous, mon chéri. Eh bien
voilà :
1) Que vous avez des défauts comme tout le monde ;
2) Que j’en viendrai à bout de ces défauts, parce que
je sens en vous un désir de bien-faire et que vous
comptez sur moi comme je compte sur vous. Et
c’est cela que je trouve formidable, épatant.
Pouvoir s’appuyer l’un sur l’autre, pouvoir se
connaître à fond et s’aider à mieux faire, c’est
chic cela.
339
3) Ce que j’aime en vous, c’est votre désir d’aider
l’être aimé à se perfectionner. J’aime bien quand
vous me reprenez, parce que je sais que vous
m’aimez vraiment.
Et puis ce que j’aime en vous, oh, il ne faut pas
que je vous le dise, je vais vous rendre
orgueilleux, c’est que vous êtes peu égoïste. C’est
qu’avec vous, on peut pratiquer la charité du
Christ. Oui, mon chéri c’est cela que j’aime en
vous. Je trouve que c’est un peu le fond de votre
caractère : quand vous me parlez de Jeanne, ou
autre, c’est cela que je sens en vous.
Ce que je n’aime pas en vous :
1) Votre volonté n’est pas aussi forte que je le
croyais et que je le voudrais. Remarquez que je
n’ai rien à dire. Il faudrait que nous la travaillions
ensemble.
2) Vous êtes paresseux, mais cela dépend de la
volonté. C’est terrible mais nous avons un peu les
mêmes défauts.
3) Et puis vous êtes trop taquin, mais cela je l’aime
bien quand même.
Au fond, ce que je vous reproche, c’est un manque de
volonté que vous êtes capable d’avoir. Voyez-vous, j’ai
toujours rêvé d’avoir un mari volontaire, ce qui ne veut
pas dire autoritaire, pour qu’il m’aide à acquérir de la
volonté.
Voilà ce que je pense de vous en ce moment. Et je
vous aime de tout mon cœur.
Finalement, êtes-vous allé aux conférences sur le
mariage dimanche ?
340
Cela ne fait pas 510 frs pour les tasses mais 210
pour six. Pour 12 cela ferait 420 frs. Mais je croyais que
vous ne vouliez pas dépasser 250 frs, alors je n’en ai
demandé que six, si toutefois il en reste encore, car elles
partaient comme des petits pains.
Bon courage, mon chéri, pour la Pharmaco.
J’espère que vous aurez la même chance et que, pendant
les vacances, vous n’aurez pas de soucis d’examen.
Avez-vous trouvé un appartement ? Moi non, et
les gens me rient au nez quand j’en parle. Enfin maman
n’a pas encore écrit à ses connaissances. Il faut que je la
fasse se presser. Il paraît qu’on trouve plus facilement
des appartements meublés, mais c’est plus cher. Il faudra
peut-être que nous nous contentions de votre chambre.
L’idéal ce serait de trouver un internat où on veuille bien
me prendre. Au fond je suis encombrante, n’est-ce pas
mon chou ?
Bon courage. A bientôt. Je vous embrasse en vous
serrant bien fort comme je vous aime.
Votre Guite pour
toujours, toujours,
toujours toujours,
toujours, toujours,
toujours, toujours
Jeudi 24 avril 1947
Mon petit Pierre chéri,
« J’en lirais bien dix par jour ». Si je comprends
bien, cela veut dire : « Ma petite Guite, écrivez-moi plus
341
souvent ». Je me trompe peut-être mais j’ai l’impression
que c’est cela. Il est vrai qu’au fond moi je n’ai que cela
à faire, vous écrire, et cela me fait passer un petit moment
avec vous, c’est bien agréable. (…)
Certainement qu’hier soir mon Pierre faisait
« dodo » avant moi. Devinez à quelle heure je me suis
couchée ? Ce matin, à 1h30. Qu’est-ce que j’ai bien pu
faire jusqu’à 1h30. Eh bien voilà, hier soir M. et Mme
Linglin sont venus prendre une tasse de thé. Mme Linglin
est repartie à 10h30 donner à boire à son fils et le docteur
a bavardé jusqu’à 1h15. A minuit, il a dit : « Oh, il faut
que je m’en aille », et papa lui a dit qu’on ne s’ennuyait
pas. Alors voilà. Nous avons parlé d’un tas de choses.
Entre autre que le Père Bernard a failli venir prêcher une
retraite pascale à Caen. Il compte bien venir un jour ou
l’autre, a-t-il dit à son cousin, si bien qu’il viendra peut-
être nous marier.
Et puis savez-vous que les Russes ressuscitent des
gens morts accidentellement par des massages du cœur,
et surtout par injection de sang en ouvrant la carotide et
la jugulaire. Des médecins russes ont essayé sur des
morts (accidentellement), morts depuis 5mn à une demi-
heure. Il y en a qui ont vécu quelques heures, d’autres qui
sont revenus à la vie et qui ont eu des enfants. Il y a
même un médecin russe qui a tué trois de ses amis pour
les ressusciter après, ce à quoi il est arrivé. Je ne me
serais pas prêtée à l’expérience ! Vous voyez, on a parlé
d’un tas de choses. Le docteur a vu cela dans une revue.
Cela pose le problème de la séparation de l’âme et du
corps. Quand l’âme quitte-t-elle le corps ? Il nous passera
l’article. Il y en a de drôles de choses sur la terre. Bientôt
342
on ne mourra plus. Il est vrai que cela ne doit pas pouvoir
se faire sur des gens morts de maladie ou d’usure.
Moi je veux que vous soyez reçu à tous vos
examens, aussi bien la patho que les autres. Si vous êtes
reçu en patho et que vous estimiez ne pas la savoir
suffisamment, ça ne vous empêchera pas de la revoir
pendant les vacances, mais vous n’aurez pas de soucis
d’examen.
Alors bon courage pour la pharmaco. Je
comprends très bien que ce ne soit pas marrant. Quand
passez-vous l’examen ?
Mon chéri, s’il plaît à Dieu, dans quatre ou cinq
mois on sera peut-être mariés. Il faut vivre d’espoir. C’est
ça qui me fait vivre. Six mois. Enfin on ne peut pas
savoir avant juillet, alors ça se décidera vite. Peut-être
que l’année prochaine vous aurez une femme de ménage.
Elle vous prendra 25 frs de l’heure parce que c’est vous,
sans cela ce serait 30 frs. (…)
Votre Guite
Samedi 26 avril 1947
Mon petit chou chéri,
Je suis bien contente que vous soyez reçu à votre
examen de stage. Mon Pierre travaillait 12 heures. Oui,
ça alors, ça me renverse, et si je n’avais pas été assise, je
me serais assise par terre !!! Pauvre chou va, je me
moque de vous et je vous aime bien. Voyez-vous quand
vous m’écrivez que vous êtes reçu à un examen, ça me
fait le même effet qu’à vous. Je suis toute heureuse. C’est
343
presque comme si c’était moi qui étais reçue tellement on
fait un, mon chéri.
Quand repassez-vous l’examen de stage de
Dermato ?
Oui, mon chéri, au fond vous n’étiez pas si
hérétique que cela quand vous disiez que l’âme ne
quittait pas immédiatement le corps.
Mon chéri, vous ne savez pas de quoi je prends
conscience en ce moment ?
Au début de nos fiançailles, chaque jour était pour
moi un émerveillement, je réalisais petit à petit que
j’étais fiancée et c’était très doux, très agréable.
Maintenant j’ai réalisé que je suis fiancée. Cela ne
m’étonne plus. Je suis habituée, pour ainsi dire, à cet état
de chose que je considère d’ailleurs comme un pis-aller.
Ce dont je prends conscience en ce moment, c’est de mon
bonheur, de cet immense bonheur qu’est de vous
appartenir sans réserve, de cette joie profonde que
procure l’union de nos cœurs, de nos âmes. Oui, il y a
vraiment de quoi être follement heureux, n’est-ce pas ? Je
ne peux pas vous dire exactement ce que je ressens, parce
que c’est difficile à exprimer, c’est une joie que je n’ai
jamais ressenti aussi fortement. Cela me donne envie de
sauter, chanter. Et cette joie, elle vient de vous. Je vous
aime, mon chéri. Je suis à vous.
C’est difficile, au fond, de s’analyser. Comprenez
comme vous pourrez. Mais je suis sûre que vous
comprendrez. Il y a quand même une petite ombre dans
ce bonheur. C’est que vous n’êtes pas là, mais je la
surmonte en me disant que bientôt je le reverrai et puis
que bientôt, peut-être aussi, ce sera pour toujours.
344
Bon courage, mon chéri, quand commencez-vous
votre stage d’accouchement ? Je croyais que ce serait un
peu plus tard. Il est vrai que le 1er
mai est jeudi. Mais je
ne comprends pas alors comment vous pourriez prendre
huit jours vers la Pentecôte puisque vous serez en stage.
Je croyais que ce stage était obligatoire ? Remarquez que
je serai ravie de vous voir, mon Pierre, mon petit chou,
mon chéri. Oh, je vous dévorerai bien, surtout que la
ration de pain va être diminuée, alors pour compenser, je
mangerai bien un morceau de mon Pierre, comme cela on
serait plus un. Qu’elle est bête, hein ! Mais je l’aime bien
mon Pierre.
A demain dans le Seigneur Jésus. Aujourd’hui je
suis allée à la messe pour remplacer hier.
Au revoir mon petit chou chéri, je vous embrasse
bien bien fort comme je vous aime.
Votre petite Guite chérie
Dozulé, le 5 mai 1947
Mon petit Pierre chéri,
Tellement paresseux qu’il délaisse sa Guite ! C’est joli.
Si c’était à cause de votre travail, ce serait différent, mais
d’après ce que je comprends c’est pure paresse. « Après
dîner, j’ai travaillé et écrit à Evreux et à Coutances. Je me
suis couché à minuit en me disant demain j’aurai ma
matinée pour écrire à Guite, et ce matin…. » Eh bien ce
matin, j’ai eu la flemme.
Hier nous avons passé une bonne journée. Marie-
Claude est venue hier et repartie ce matin. C’est
345
dommage que vous ne puissiez encore faire de
remplacements. Son frère prend un remplaçant du 15 juin
au 15 juillet. Ce sera pour l’année prochaine.
Papa et maman sont allés à une vente à
Bénerville près de Deauville et pendant ce temps la
famille Linglin est venue nous demander ce que nous
faisions. Nous avions décidé d’aller cueillir du muguet
dans le bois mais il ne restait que ce qu’on a bien voulu
nous laisser. Thérèse a tout emporté, si bien que je
voulais vous en envoyer un brin et je n’en ai pas. Puis
nous avons continué dans le bois jusqu’à Clermont d’où
l’on a une vue magnifique. On voit Mézidon, Falaise,
Caen, La Délivrance, la mer entre St Aubin et Houlgate.
C’était vraiment très joli. Nous sommes revenus par la
petite chapelle de Clermont (XIe s.). C’était vraiment
ravissant, mais nous avons marché de 3h30 à 7h30 sans
nous en apercevoir et sans nous arrêter, si bien que nous
nous sentions tout de même un peu fatigués, surtout
Denis avec ses petites jambes, car nous avons bien fait 14
km. Alors Michel et le docteur se sont relayés pour le
porter sur leur dos, mais c’était fatigant. Et nous avons
bien dormi cette nuit. J’ai rêvé à vous. Je pleurais toutes
les larmes de mon corps parce que vous repreniez le
train.
Maman part prochainement à Luchon. Elle ne sait
pas si c’est avant ou après la Pentecôte. J’espère que ce
sera après.
Oui, mon chéri, on va demander de tout notre
cœur au Bon Dieu de nous donner un logement.
J’espère que vous aurez bien su votre colle de
pharmaco.
346
Vous avez commencé votre nouveau stage
puisque vous êtes allé à la Pitié ?
Je baille comme une carpe. Je vous envoie quand
même une petite fleur cueillie au cours de la promenade.
A demain dans le Christ Jésus. Oui, on reparlera
de notre logement.
Je vous aime, mon chéri, malgré votre paresse,
mais je ne sais pas pourquoi j’aime un paresseux, c’est
peut-être pour le convertir.
Bon courage. Je vous embrasse bien bien fort
comme je vous aime.
Votre Guite chérie
PS. : Papa et maman ont rapporté de la vente un bassin
pour nous en très bon état : 20 francs. Ils se sont dit que
ça pourrait toujours servir ! Moi j’aurais préféré autre
chose.
Mercredi 20 mai
Mon petit chéri,
Je partirai jeudi maintenant que j’ai pris mes
dispositions pour. Il est probable que vous arriverez un
peu avant moi.
Alors, vous ne mettez au monde que des garçons !
Peut-être que c’est ce que vous aurez un jour ! Dieu m’en
préserve, quelle calamité !!! Surtout des garçons comme
mon Pierre ! (…)
J’espère que cette fois-ci vous serez reçu à
l’examen de stage de Dermato.
347
Chic, après demain nous serons ensemble. Je suis
toute à la joie de vous revoir.
Ce matin, quand je revenais du marché, il y a un
jeune homme qui m’a suivie et me voyant seule à la
maison, il est entré et m’a tenu compagnie jusqu’au
déjeuner après avoir allumé toutes les lampes. Vous
devinez que ce jeune homme n’est pas très
compromettant. Il a 3 ans. C’était Denis Linglin. Alors
vous êtes rassuré. Il faut bien que je vous fasse un peu
enrager.
A jeudi mon chéri, je suis bien contente.
Je vous aime de tout mon cœur. Pierre, se revoir
encore une fois, je suis folle de joie.
A bientôt. En attendant de vous embrasser et de
vous serrer bien fort sur mon cœur, je vous embrasse de
toute mon âme.
Votre Guite
Dozulé, le 31 mai 1947
Mon petit Pierre chéri,
Oui, il fait une chaleur torride et je vous plains de
tout mon cœur. J’aime bien la chaleur mais il ne faut pas
abuser.
En rentrant hier soir, après avoir lu votre lettre,
j’ai eu l’impression moi aussi de recevoir une douche, car
d’après ce que vous m’aviez dit, je croyais bien que vous
seriez reçu. Mais au fond, cela ne me choque qu’à
moitié : jeudi matin, j’ai trouvé que vous n’étiez guère
dans votre assiette : chaleur, séparation, examen,
348
beaucoup de choses pour abrutir complètement mon
Pierre. Au fond vous vous êtes peut-être un peu démonté.
Mais si vous le saviez bien, vous n’aurez pas trop de mal
en octobre. Croyez-vous que si vous êtes collé, c’est à
cause de moi ? Je ne le crois pas. Enfin tant pis, mon
chéri. Seulement je voudrais bien qu’il fasse moins chaud
pour que vous soyez reçu aux autres examens et que vous
n’ayez que la pharmaco à repasser. En tout cas, mon
chéri, je suis tout près de vous et je vous aime bien, bien.
Je ne crois pas que cette chaleur dure très
longtemps, car aujourd’hui, j’ai bien mal à la tête.
Malgré votre colle en pharmaco, pourra-t-on se
marier quand même ? Quand on sera mariés, je ne vous
empêcherai pas de travailler ; pendant que vous
travaillerez, je ferai mon tricot. A mon avis, ce n’est pas
du tout la même chose de se voir tous les jours ou
quelques jours par mois.
Oui, bien sûr qu’on arrivera bien à se débrouiller.
Le jour où je serai sûre qu’on se marie, j’écrirai pour
demander quelques leçons. Pour bien faire il faudrait que
j’écrive au début de juillet.
Thérèse Morival se marie le 6 septembre, et ils
trouvent que c’est bien long. Nous, on trouve que cela
viendra vite depuis deux ans. Comme tout est relatif !
J’ai également une lettre du Père Bernard qui me
donne approximativement son programme de vacances.
« Je sais seulement que je dois être en Ile-de-France du 2
au 7 août pour un centre national du droit de la JEC-
garçons. Si votre mariage avait lieu vers le 10 août, ce
serait une chance de plus pour que j’y sois. Ensuite, je
serai probablement en Allemagne. Peut-être, pourtant,
viendrai-je à Versailles après le 15 août. Du 1er
au 15
349
septembre, je serai sûrement en Allemagne pour une
rencontre internationale de sociologues catholiques
d’abord, pour un camp d’étudiants franco-allemands
ensuite, donc mauvaise période pour que j’aille à
Dozulé ! »
Avec cela, il faudrait choisir le 10 août, la fin
août, ou après le 15 septembre. Enfin on verra.
D’un autre côté, papa et maman resteront au tout
début de juillet. Papa ira rejoindre maman à la moitié de
sa cure, comme cela, au fond, je ne serai guère que 4
semaines seule. Finalement il n’y a pas besoin que vous
preniez de billets pour Luchon, on les prendra de Caen.
Alors, vous allez être très riche.
Je suis sur une piste de pyjama pour vous dans les
800 frs. Votre maman m’a dit qu’il vous en fallait
absolument deux.
Je pensais tout à l’heure qu’on pourrait faire un
petit voyage de noces en Bretagne dans une petite
crique ; tous les deux, ce serait très chic. Pour cela, tout
compte fait, je ferai la robe de maman et elle me donnera
le prix de la façon, et ça je le mettrai à notre voyage de
noces. Ce sont mes petits projets.
Simone Habert (Mme Dorly) m’a demandé jeudi
ce qui me ferait plaisir. Elle a envie de nous offrir des
assiettes à dessert ou un joli plat à gâteaux. Elle va nous
gâter.
A demain donc dans le Seigneur Jésus. On lui
offrira notre déception et on lui confiera notre avenir.
J’ai confiance, vous savez mon chéri. Il me
semblait que j’avais quelque chose d’autre à vous dire,
mais je ne vois plus quoi. Evidemment, il doit faire frais
dans le métro, mais les distractions ne manquent pas.
350
Enfin, je vais bien prier pour que les trois examens se
passent bien. Bon courage, mon trésor chéri. Je vous
aime et vous embrasse de tout mon cœur qui vous
appartient pour toujours.
Votre Guite
Dozulé, le 8 juin
Mon petit chéri,
C’est tout ce que je trouve dans la maison comme
papier pour vous écrire.
Oui, en effet, au bord de la mer il faut un temps
merveilleux. Hier, le Dr Linglin est venu nous débaucher
et nous sommes tous allés à Cabourg en auto et
bicyclettes prendre un bain délicieux. C’était absolument
épatant. Au moment d’entrer dans le bain il s’est mis tout
à coup à faire plus frais et je me suis dit chic le temps se
rafraichit, mais ce n’était qu’au bord de l’eau. En rentrant
dans les terres, il faisait plus chaud et aujourd’hui, il fait
le même temps qu’hier. Pauvre chéri, je vous plains bien.
Vous n’imaginez pas ce que la mer était chaude,
bien plus chaude qu’à Erquy au mois d’août. Le sable
nous brûlait littéralement les pieds. Si on avait pris un
bon bain ensemble, mon chéri ! Mais hélas ! Un jour cela
arrivera. Nous avions emporté notre tente et c’était très
confortable pour s’habiller et se déshabiller.
Je voudrais bien que ça rentre un peu dans votre
tête. Qu’allons-nous devenir sans cela. Alors il faudra
dire adieu à notre plus cher désir. Il paraît qu’il est
admissible de se faire coller en pharmaco mais pas en
351
patho. Le Dr Linglin travaillait au Luxembourg dans un
coin bien ombragé, quand il faisait très chaud.
Evidemment la météo n’est pas mal, mais on est dérangé.
Cela ne m’étonne pas qu’il fasse frais dans la salle
à manger d’Albert. Ici, dans la salle à manger où il fait
relativement frais, il y a 24-26°. Dehors, 28-30°. En ce
moment, il y a pas mal de vent ; il est un peu plus frais et
le soleil se cache.
Hier, le Dr Linglin a voulu me prendre en photo
pour vous, mais j’ai bien peur que ce ne soit pas réussi.
Que voulez-vous faire avec le soleil dans les yeux ? Il y
en a une autre avec Claire sur mes épaules.
Nous avons « tué le temps » agréablement comme
dit Michel. Et je pensais à mon Pierre qui se liquéfiait sur
son bouquin.
Mon chéri, à demain dans le Seigneur Jésus. Je
vais prier tous les saints du Paradis pour qu’il pleuve
parce qu’il faut absolument que mon Pierre soit reçu.
Je vous quitte mon petit chou. Je ne pense qu’à
une seule chose. Vous devinez laquelle…. Si on veut,
nous y arriverons bien.
Bou courage, mon petit chou. Vous êtes là dans
mon cœur. Je vous aime, je vous aime.
Je suis en train de me demander s’il faut que je
mette un mot à vos parents. Je ne peux pas le faire
aujourd’hui puisque je n’ai pas de papier convenable.
Je vous embrasse, mon chéri, bien bien fort,
comme je vous aime, pour toujours.
Votre Guite
352
Mardi 17 juin 1947
Mon petit chéri,
Moi aussi je suis très très contente de cette
nouvelle ; mais notre projet de nous marier en août va
peut-être tomber dans le lac si vos parents sont à
Briançon fin juillet. En tout cas, le principal c’est que
nous nous marions. Et tout cela m’émoustille. Je
commençais à l’être déjà par notre prochain mariage. La
nouvelle de Zaby m’émerveille un peu plus. L’an
prochain vos parents auront une demi-douzaine de petits-
enfants ! Ils rattraperont tonton Georges et tante Marie-
Rose.
Quand même mon chéri, vous pensez qu’on
pourrait être mariés au mois de septembre ! Moi ça me
faut un drôle d’effet. Ça va être épatant mon chéri.
On se mariera peut-être ensemble ! Seulement
maman qui est superstitieuse dit que lorsque deux
couples se marient ensemble l’un des deux est
malheureux. Histoire de bonnes femmes.
J’espère que malgré tous ces événements qui
rompent la monotonie des jours, vous potassez bien votre
obstétrique.
En ce moment Michel est en plein travail. Que
fait-il ?
Alors on va prier pour eux, n’est-ce pas ?
Bientôt on ne s’y reconnaîtra pas dans les beaux-
frères, les belles-sœurs, les cousins, les cousines…
Il fallait que chez vous il y ait quelqu’un qui
épouse un prof de maths. Et c’était à Zaby que cela
revenait. Ils pourront mathématiser ensemble ! Et si nous
353
avons des enfants trop bouchés, ils auront grand-père,
oncle et tante pour les déboucher ! Si bien que ce seront
certainement des savants !!!! (…)
Je vous aime, mon chéri, de tout mon cœur. (…)
Je vous quitte, mon Pierre, espérant avoir demain
le résultat de la patho. med.
Bon courage. Je vous embrasse, mon chéri, bien
bien fort comme je vous aime, en attendant d’être à vous
pour toujours.
Votre Guite
PS. : Je n’ai pas encore pris ma dernière photo ! Je vais la
prendre cette semaine car je prête l’appareil à papa et il
part lundi.
Vendredi 20 juin 1947
Mon Pierre chéri,
Alors j’attends patiemment comme vous le
résultat de vos examens.
Allez-vous maintenant chercher quelque chose
plus activement ? Ou avez-vous encore beaucoup de
travail ? C’est vrai qu’il y a les oraux éventuels.
Le bachot s’est pas passé, je crois, aussi bien que
possible. Comme Alain, il est moyennement satisfait. En
français, ça a marché. Il possédait bien son sujet. Mais on
ne peut guère compter là-dessus, car cela dépend des
correcteurs. En latin et grec, il y a deux contresens dans
chaque version. Peut-être arrivera-t-il à la moyenne
quand même, car les versions n’étaient pas très faciles,
sans être très différentes. En math, il a fait tout ce qu’il
354
pouvait espérer faire : la question de cours et une
question et demie du problème sur 4. Il doit pouvoir avoir
la moyenne avec cela. Alors comme il se sent sur la
tangente, il va préparer son oral.
Quant à Thérèse, elle passe demain. Elle travaille
et a travaillé comme une folle à coup d’orthédrine et
d’une autre drogue dont j’ai oublié le nom et qui fait,
paraît-il, encore mieux. Elle vise à faire ce que fait l’une
de ses compagnes. Elle dort 3 heures par nuit. Mlle veut
tout savoir, alors évidemment, dans ce cas, il faut en
mettre un coup, et après l’écrit il y a encore 15 jours à
travailler pour l’oral. Elle est vraiment folle. Mme
Comby a dit à papa hier qu’à son avis, elle travaillait
beaucoup trop, elle ne se donne pas une minute de répit
au point qu’elle n’a pas été commandée le sac de
Françoise parce que ça lui aurait pris un quart d’heure !!
Ce n’est pas possible, elle est dingo. Seulement je suis
furieuse parce que Françoise n’aura pas son sac en temps
voulu. Résultat : cela lui agit sur les nerfs. C’est tout juste
si elle a voulu recevoir papa hier. Au bout de 5 minutes
elle lui a fait sentir que cela suffisait etc. Vous voyez le
genre. Elle est maigre comme un clou. Elle va se
détraquer complètement. Heureusement que c’est la
dernière année !! Elle a dû faire commander le sac
aujourd’hui par Cécile Comby.
Papa part lundi pour Luchon, car maman
commence à s’ennuyer. Elle maigrit beaucoup, dit-elle.
Le résultat de Michel est le 27. (…)
J’étais très nerveuse ces derniers temps mais j’ai
compris pourquoi et aujourd’hui cela va mieux. Ce
matin, je me suis réveillée au moment où vous me disiez
« Il ne faut pas ». Je ne sais pas quoi.
355
En tout cas, mon petit chou, je vous aime bien
bien.
Moi non plus je ne vois pas Zaby mariée, mais au
fond pourquoi pas ? J’aimerais quand même les voir.
Bon courage encore pour cette fin d’année, mon
chéri à moi pour toujours.
Vous ne savez pas à quoi je pense. Ce sera épatant
de vous avoir toujours près de moi, surtout de ne plus se
quitter, mon chou, mon chéri à moi. Vous devriez avoir
des ailes, vous viendriez m’embrasser comme cela, et
aussitôt vous revoleriez vers Paris. Je suis bête hein ! En
attendant, je vous embrasse bien bien bien fort comme je
vous aime.
Votre petite Guite
Vendredi 27 juin 1947
Toutes mes félicitations à Zaby. J’espère que cette
fois elle décrochera l’oral.
Michel attend patiemment en faisant l’imbécile le
résultat qu’on lui téléphonera dans la soirée.
J’oublie le principal. J’oublie de vous dire
combien je suis heureuse que vous soyez reçu à l’écrit de
path. chirurgicale. Après ces examens, vous allez pouvoir
m’écrire de longues lettres.
Les parents se fichent complètement de nous.
Depuis lundi que papa est parti, pas de nouvelles. Pas de
nouvelles, bonnes nouvelles !
Oui évidemment, Lisieux ce ne serait pas mal
comme situation, quoique un peu loin de Paris. Lagny
serait mieux pour Paris. On verra bien. On arrivera peut-
être bien à se marier un jour quand même. Les vacances
356
en Dordogne, ce ne serait pas mal non plus, si vous étiez
en 5ème
année. Oui, on arrivera bien à se débrouiller.
Courage.
Vilain garçon qui me fait enrager. Alors votre
neveu a encore des feux de dents. Avec des dents ce doit
être un grand garçon.
Oui, c’est vrai que vous écrivez de plus en plus
mal. Au début de nos fiançailles, vous écriviez bien,
maintenant j’ai parfois du mal à vous lire.
Bien sûr que tous nos projets se réaliseront.
Pourquoi pas ? C’est tordant d’être comme l’oiseau sur la
branche. Cela force à avoir confiance. Chéri, si dans 3
mois ou 2 mois on était mariés, ce serait chic. Moi aussi
je rêve beaucoup, mais au fond, bientôt peut-être, ce ne
sera plus un rêve. Je vous aime, mon chéri. Oui, tous les
deux tout seuls dans la vie ! Quand même, quand on y
pense. Mais j’ai confiance, vous savez, on ne peut pas
rester éternellement fiancés.
Ce matin, nous avons eu de l’orage et cette après-
midi, il fait beau et moins chaud.
Ce matin il n’y avait pas de messe mais on a
distribué la communion. Alors j’ai prié pour mon Pierre,
pour nos progrès. C’est drôle quand je pense à l’avenir.
J’ai le trac, et vous ? J’ai le trac également aujourd’hui
pour Michel. Lui, il l’a certainement moins que moi.
C’est bizarre. Ce n’est pourtant pas moi qui passais le
bachot.
Si le résultat est donné avant la levée, je vais vous
le mettre, et Alain ?
Mon chéri, je vous aime bien, bien. Oui j’ai hâte
d’être au mois d’octobre.
357
En attendant ce résultat, je vais aller me promener
avec Michel et le Dr Linglin jusqu’à Hotot-en-Auge. Au
retour j’espère qu’il sera donné.
5h : Nous sommes à Hotot et nous avons vu tout ce qu’il
y avait de beau dans le pays : l’Eglise et … le train qui a
fait l’admiration de Denis.
Mon chéri, chéri, je vais vous quitter. A dimanche
dans le Seigneur Jésus. On lui demandera de nouveau de
bénir tous nos projets et surtout qu’ils se réalisent bien
vite. Demain, j’irai cette fois me confesser. Il vaut mieux
ne pas attendre que cela fasse des mois.
Excusez mon écriture mais j’écris sur mes
genoux.
Je vous embrasse, mon chéri, comme je vous
aime, c’est-à-dire de tout mon cœur qui vous aime.
Votre Guite
Pierre et Marguerite se sont mariés en septembre
1947
358
359
Témoignage de
reconnaissance d’un patient
du docteur Pierre Davy
360
361
Anniversaire
A Monsieur le docteur Davy avec sa profonde
reconnaissance, Pierre LE BRONEC
C’était au mois de mars, en mil neuf cent cinquante,
Etant reçu médecin, quittant votre ville d’Evreux,
Jurant de soulager l’humanité souffrante
Veniez jeune et confiant vous établir à Dreux.
Alors qu’un beau matin, appelé à la maison
Pour visiter ma mère, pas tellement brillante,
Vous nous avez produit une si forte impression
Que nous eûmes vite fait de faire connaissance.
Et puis, vous observant, mais sans en avoir l’air,
J’avais perçu tout de suite votre grande douceur :
Vous entendre parler sortait de l’ordinaire.
Je vous avais jugé un homme de grande valeur
Depuis ce matin-là et pendant des années
Mon épouse et moi-même devenions vos clients
Soignant en même temps toute la maisonnée
Venant quand il fallait, toujours à bon escient.
Et je tiens à vous dire toute ma reconnaissance
Pour les soins éclairés donnés pendant treize ans
A ma mère jadis de santé chancelante
Qui, grâce à vous, atteint ses quatre vingt dix ans.
Ce qui frappe chez vous : une tranquille assurance
Mettant en pleine confiance toute votre clientèle
Un diagnostic très sûr, toujours sans défaillance
Font que les gens qui viennent vous restent tous fidèles.
Mais il faut reconnaître parmi vos qualités,
En plus de votre science, un dévouement constant.
362
Disponibles pour tous et sans partialité
De jour comme de nuit, étant toujours présent,
N’épargnant pas votre peine, pour encore vous dévouer
Jadis à deux reprises, ce qui n’est pas si mal,
Vous trouviez le moyen d’aller le soir siéger
Parmi les membres du Conseil municipal.
Nous vous avions élu avec une foi certaine,
Conscients de votre valeur du point de vue médical.
Il arriva qu’un jour, ingratitude humaine,
La mairie changea de mains, mais en beaucoup plus mal.
La mairesse est despote, mégalomane, sectaire.
Certains des conseillers lui ayant résisté,
Madame fit une colère, ils n’eurent plus qu’à se taire.
Elle s’arroge tous les droits, et eux n’ont qu’à plier.
Mais vous continuez d’assumer votre tâche
Avec un air aimable reflétant la bonté.
Moi je subis des ans l’irréparable outrage
Mais on ne peut pas être et puis avoir été.
C’est par cette poésie que j’ai voulu marquer
Vos trente ans parmi nous : un bel anniversaire,
Et j’en profite aussi pour encore vous souhaiter
De longues années à vivre, un second trentenaire.
Dans quelque temps, hélas, ma vie sera finie
Grâce à vous, je l’espère, ce n’est pas pour demain.
J’irai encore vous voir, n’en soyez pas surpris,
Mes forces déclinant, j’aurai besoin de soins.
Puis arrivera pour vous un jour la Retraite
Où vous vivrez tranquille en toute sérénité
Auprès de votre famille, heureuse et satisfaite,
Couronnement d’une vie de travail acharné.
Mais aujourd’hui, je tiens à vous faire un aveu :
De vous avoir connu fut pour nous un bonheur
363
La preuve n’est plus à faire, dans toute la ville de Dreux,
De tous les praticiens vous êtes le meilleur.
Je voudrais pour finir, si cela se pouvait ?
Que votre successeur soit à votre ressemblance,
C’est la grâce et l’espoir que l’on puisse espérer.
Pour cela il nous faut croire en la Providence.
Fait à Dreux, le 2 mars 1980
Pierre Le Bronec
364
365
Quelques poèmes
de l’oncle Gustave
366
MON PERE
I
Mon père, c’est pour toi que ces vers sont écrits,
Je les ai si longtemps corrigés et mûris,
Que leur style, pourtant bien timide et bien gauche,
Ne rappelle plus rien de la première ébauche.
J’aurais voulu trouver un modèle d’esprit
Pour apprendre comment un compliment s’écrit,
Comment on peut ouvrir tout simplement son âme
Sans les vains ornements du rhéteur qui déclame,
Il me semblait toujours ne pouvoir exprimer
Combien j’ai de bonheur à te voir et t’aimer,
Ni combien j’ai senti pour toi, depuis l’enfance,
S’éclairer le respect et la reconnaissance.
Je t’aimais comme on aime un protecteur tout puissant.
Alors que je n’étais qu’un être languissant,
La tendresse pliait devant ma fantaisie.
Moi, je te trouvais fort et beau, sans jalousie.
Ta présence rendait le mal moins douloureux,
Quand la fièvre abattait mon regard langoureux,
Ta gaîté soutenait mon pauvre corps débile ;
J’écoutais tes conseils comme on croit l’Evangile,
Je ne vivais qu’en toi, je voyais par tes yeux,
Tous tes contradicteurs me semblaient odieux ;
Heureux âge ou la foi se donne sans critique.
Tu fus mon premier culte et le moins despotique.
367
Depuis, j’ai raisonné par moi-même, ou l’ai cru ;
Mon esprit s’est orné, mon savoir s’est accru.
J’eus d’autres ambitions que de suivre ta trace,
Je t’ai même jugé parfois avec audace.
Faut-il t’en attrister ? Ô ! Père tu conclus
Que nos esprits heurtés, ne se pénètrent plus ?
Tu crois sentir en moi comme une impatience
De faire prévaloir ma jeune expérience…
Je t’aime d’un amour profond, tendre et discret,
Non par stricte devoir, mais par un doux attrait,
Non par un acquiescement au fait de ma naissance,
Mais d’esprit, mais de cœur, en pleine connaissance.
Je te juge si droit quoiqu’il puisse en coûter !
Modeste par principe, indulgent par bonté.
Même en la discutant, je conçois ta pensée ;
Je la reconnais belle et désintéressée…
Mais, depuis quatorze ans, tant de maîtres adroits
Ont moulé, loin de toi, mon esprit en leurs doigts
Qu’ils ont développé ma critique naissante
Au point d’en faire une manie envahissante.
Est-ce un bien ? Un grand mal ? C’est très bénin surtout ;
Un tout petit penchant qui s’infiltre partout,
Mais pas en profondeur, pas au fond de mon âme.
C’est parfois un regret furtif, jamais un blâme ;
C’est le goût de te voir jeune toujours, et beau ;
Mon maître, mon mentor, mon guide et mon flambeau.
368
II
C’est la sourde rancœur contre la destinée
Qui ne peut t’épargner le poids de chaque année.
Si je t’épluche alors d’un regard anxieux.
Te scrutant, te palpant, attristé, soucieux,
Quand je crois voir de l’âge un présage apparaître,
C’est besoin de savoir et crainte de connaître.
Non ! Ce n’est pas à toi, mon ami, mon papa,
Que vont ses mots trop vifs dont l’accent te frappa ;
C’est au destin méchant, implacable qui fait
S’effriter l’idéal d’un modèle parfait.
Tu résumais pour moi le seul exemple à suivre
Et je souffrirais trop de te voir te survivre
Et fléchir sous le fait des ans accumulés
Comme un chêne aux rameaux par les étés brulés.
Je sais que ma tendresse anticipe – importune –
Que je cherche la terre en regardant la lune.
Modeste, je devrais me contrôler d’abord.
Je conseille un plus sage et suis un fou. J’ai tort ;
J’ai tort de te lasser à vouloir te reprendre
Quand je devrais surtout chercher à te comprendre.
Pourquoi parler d’hiver dès la belle saison ?
Non, tu n’es pas vieilli, de corps ni de raison,
C’est toi qui, dans les champs, me fatigue à la marche ;
Tu parais, près de moi, solide comme une arche
De ce tant vieux Pont Neuf qui défia les temps
Et qu’on cite en exemple aux pauvres aigrotants.
369
Pardonne à ma jeunesse, à mon excès de zèle.
Moi te froisser ? Jamais ! Moi, rougir, – lâcheté –
Lorsque tu connaitras l’âge et l’infirmité?
Jamais ! Jamais ! Grand Dieu ! Plutôt mourir de honte
Que rougir du malheur que le sarcasme affronte,
Que tomber (esprit faux) dans le hideux travers
D’un cœur bas et mesquin, orgueilleux et pervers.
Puisses-tu vivre assez, veillé par ma tendresse,
Pour atteindre les bords de l’extrême vieillesse ;
Même si tu devais glisser à petits pas
Vers trop d’infirmités, je ne les verrais pas ;
C’est ton cœur que mes yeux contempleraient, avides
De retrouver en toi, souvenirs du passé,
L’ami qui, sur ce cœur, m’a tant de fois pressé.
J’ai retrouvé ces vers en fragments désunis
Sur des feuillets épars, chiffonnés et jaunis,
Dans un tiroir secret à serrure branlante
Où, depuis quarante ans, ils dormaient dans l’attente.
370
III
Celui qu’ils ont chanté ne l’ai a jamais lus.
Peut-être eut-il souri s’il les avait connus.
Je n’ai jamais osé, dans ma pudeur craintive,
– Par peur de chagriner et par fierté native –
Je n’ai jamais osé les mettre sous ses yeux.
Et maintenant mon père a regagné les cieux.
Timides vers, tracés d’une main maladroite.
Mais cependant jaillis d’une intention si droite !
Toi qui les inspiras, tendre mai, tu n’es plus.
Pour toi, le bon lutteur, les temps sont révolus.
Après quatre-vingts ans d’une vie accomplie,
Tu reçois ton tribut pour la tâche remplie.
Le seigneur exauça mon vœu, dans sa bonté :
Ta vieillesse fut douce et sans infirmité.
Il daigna t’épargner une lente agonie ;
Tu t’éteignis d’un souffle, et, ta course finie,
Tu mourus à ta table, un matin, sans effort
Pour entrer doucement dans la paix et la mort.
Voilà bientôt vingt ans ! Mais ton souvenir plane,
Préservé, moi vivant, de l’oubli qui profane.
Il m’imprègne et me guide et souvent me soutient.
Nous sommes séparés, mais je suis toujours tien,
Je pense encore pour toi, plus qu’autrefois peut-être,
Bien souvent je te sens dans mes gestes renaître !
371
Et plus je me sépare, en vieillissant aussi
Des goûts de ma jeunesse exempte de souci,
Plus j’évolue en apprenant ce qu’est la vie,
Et plus mon esprit prend la route qu’a suivie
Ton esprit clairvoyant, sage et désabusé.
Car, à son tour, mon enthousiasme est bien usé
Et si mes traits sont, paraît-il, ceux de ma mère,
Mon regard triste, et le pli de ma bouche amère,
Mes rides retombant en sillons infléchis :
C’est toi ! Toi qui revis, qui m’inspires des gestes,
Des mots, des sentiments. Nos hérédités restent.
Et mêle, avec les ans, je reviens à tes goûts,
Malgré tout, d’éléments étrangers entre nous ;
Etudes et travaux, et soucis d’autre sorte.
Mais, de te ressembler, cela me réconforte.
A marcher sur ta trace, il me semble n’avoir
Que mieux suivi le vrai chemin du vrai devoir.
Ah ! La critique est loin, qu’en ma folle jeunesse,
Je t’adressais alors par excès de tendresse !
Comme l’a dit Sacha – mot toujours de saison,
Cri d’amour et de foi : Mon père avait raison !
372
A MA MERE
Lac d’opale, endormi sous un ciel pâlissant,
Impalpable brouillard où s’estompent les âges
Et que perce l’éclat des gemmes du couchant,
Silencieux abîme où sombrent les images.
O, lac du souvenir, stagnant sous les roseaux
Et les blancs nénuphars de ma candide enfance !
J’ose à peine voguer et glisser sur tes eaux
Et plisser ton miroir que mes rames offensent.
J’y cherche un chant, un rêve, une ombre d’autrefois,
Le souffle ranimé d’affections perdues,
L’écho lointain – sans timbre, hélas ! A chère voix
Le passé ressurgi, la présence rendue…
En ce clair paysage aux décors irréels,
Je vois, dans l’eau profonde ou flottant sur la rive,
Une ombre séraphique, – ange immatériel –
Qui cependant vécut sur terre, ardente et vive :
Image de tendresse infinie et d’amour :
Ma mère ! – ma maman ! – que j’ai si peu connue,
Qui remonta si jeune au céleste séjour
Et dont me sont si peu de traces parvenues !
J’avais quatre ans à peine, au matin de ta mort ;
Je me souviens pourtant ; et ta photographie
Soutient mes yeux d’enfant ; mais j’ai comme un remord
De retrouver si peu d’elle-même dans ma vie.
373
Combien as-tu manqué, mère, à l’enfant chétif
Assoiffé de baisers qu’il refusait d’une autre :
Certes, je fus choyé, mais je restais craintif
Une mère adoptive est – et n’est pas – la nôtre.
Deux femmes ont penché leur front sur mon berceau ;
L’une, aux tout premiers jours – et je lui dois la vie – ;
L’autre m’a vu grandir comme un frêle arbrisseau
–Et son affection fut sincère et suivie – ;
Mais laquelle revit et se prolonge en moi,
Et marqua son empreinte, épaulant ma faiblesse ?
Mes dons furent les tiens, mère, et viennent de toi
Mais ta main a manqué pour guider ma jeunesse.
J’ai feuilleté, d’un doigt distrait – presque engourdi –
Tes lettres à mon père, écrites goutte à goutte
D’une encre un peu pâlie, et, d’un cœur étourdi,
Je m’en suis séparé sans les connaître toutes…
Mère, je te demande un très humble pardon !
Ces feuillets recelaient le plus pur de ton âme ;
Je les ai négligés dans un fol abandon.
La guerre en dispersa les cendres dans la flamme.
Qu’ai-je donc qui fut tien ? Ce fragile éventail,
Ces souliers de satin mis le jour de tes noces,
Quelques bijoux légers, ce mince étui d’émail,
D’humbles rubans, et puis…mes souvenirs de gosse !
Ils sont bien effacés ! – comme ces bibelots
Fanés, ternis, froissés, chères et pauvres choses
374
Portées avec amour, laissées avec sanglots,
Reliques sans parfum des espérances closes.
Quand s’aggrava ton mal, que s’annonça la mort,
Tu fis, quittant les tiens, le total sacrifice,
Mais prias Dieu clément de te permettre encore
De veiller de là-haut sur ton enfant novice.
Plus tard, tu lui serais étrangère ; il n’aurait
– Hors peut-être les traits, la santé délicate –,
Rien qui te rappelât ; plus tard, il grandirait
Sans invoquer ton nom…Car l’enfance est ingrate.
Il est vrai ! J’ai bien peu levé les yeux vers toi.
Ton nom ne montait pas, dans l’épreuve, à mes lèvres :
Je l’avais désappris ! Mais ton sang coule en moi !
Le chevreau restera le petit de la chèvre,
L’agneau sera toujours l’enfant de la brebis,
Et moi, je tiens à toi par mille attaches,
Par ces hérédités qui sont nos vrais habits,
Tous liens subtils dont le réseau se cache.
Ta foi dans l’idéal orne mon univers,
Ta sensibilité reparaît dans mes larmes,
Ton penchant littéraire a fait naître mes vers
Et ton sens de l’accueil est une de mes armes.
Qui me dira si mon cœur a raison,
Si je suis tien, ou si j’affirme… dans les nues ?
Nul ne témoignera sur toi, dans ma maison
Où je reste le seul vivant qui t’ait connue.
375
Car je suis vieux ! Ton père était moins vieux que moi,
Bien qu’il traîna déjà la goutte et des béquilles ;
Et quand tu t’envolas, résignée en ta foi,
Ton âge était celui qui te ferait ma fille.
Mais quand je songe à toi, – moi, le front dégarni,
Je me fais tout petit, ainsi qu’à ma naissance ;
Je cherche tes genoux, comme l’oiseau son nid ;
Je m’y blottis et je m’endors dans l’innocence.
Et quand sonnera l’heure où mon cycle s’accomplit,
Je paraîtrai, tremblant et seul devant mon juge,
Tes trente ans de jadis, qui n’auront pas vieilli,
Accueilleront mes cheveux blancs en doux refuge.
Hors du temps, ne sais où dans le bleu firmament,
Serré tout contre toi, confondant nos deux âmes,
Porté par ta prière, enfin sauvé du drame,
Ton fils t’appartiendra ! – ma petite maman.
Décembre 1946
376
EN FAMILLE
Le repas terminé, commença la veillée.
Le dessert, prolongé, tournait en gais propos ;
Les convives, diserts, la mine émoustillée,
Semblaient fort éloignés de songer au repos.
Enfin on se leva. Puis, les grâces chantées
Par un chœur juvénile aux timbres de cristal,
Chacun fit le service, et, dès la nappe ôtée,
Les papas, sagement, ouvrirent leur journal.
Les mamans avaient pris leur tricot légendaire,
Toujours entre leurs doigts et jamais terminé ;
C’était l’heure bénie où les bruits de la terre
S’apaisent au foyer bien clos et condamné.
Les jeunes, jacassant tel un vol d’hirondelles.
Disparurent soudain, le front conspirateur ;
L’un d’eux revint, fort digne, arrondissant son aile,
Et fit assoir son monde en rang de spectateur.
Le spectacle s’ouvrit par un chant de l’espace,
Un refrain scout pimpant, scandé, sonore et clair ;
Puis des airs d’autrefois, dont la mode s’efface,
Mais qu’il est doux de retrouver un soir d’hiver.
Vint la confession d’une petite fille
– trois ans – mais, sapristi ; le fier tempérament !
Un mètre quatre-vingt, debout sur ses deux quilles !
Tendre enfant ingénue et propre, étonnamment !!!
377
La suite s’éleva jusqu’à la tragédie :
Une vierge martyre, un tyran rugissant,
Un « bancal de tringlot », trois grains de parodie…
Tout ! (jusqu’au pyjama !) tout fut éblouissant.
Un joli matelot près de son Eugénie,
Un superbe pompon, un soupir langoureux,
Un duo si touchant (et c’est là du génie)
Qu’on eut juré deux véritables amoureux.
Le programme finit par le saint Evangile
Mis en image – et quels santons ! – par les acteurs.
Barbes de saint Joseph, si blanche – un peu fragile –
Et tout ! Et tout ! Et l’effet bœuf des réflecteurs !
On dit que tout se clôt par des chansons en France.
Un « O ! salutaris » fut notre chant final.
Ce théâtre en famille eut quelque incohérence
Mais ne fut certes pas morose ni banal.
Si je vous ai conté cette simple veillée,
Parmi d’autres non moins charmantes de gaîté,
C’est qu’elle a ranimé, dans mon âme endeuillée,
Un souffle de jeunesse – et m’a réconforté.
O ! Ce rire éclatant, frais, limpide, sincère,
Sans morgue, sans l’affreux, niais, sous-entendu,
Ce rire de santé, reposant, nécessaire,
A la jeunesse en fleurs et que – vieux – j’ai perdu !
378
Les sept petits acteurs de la troupe endiablée
N’ont besoin de personne ; ingénus et farceurs,
Ils n’ont pas à courir vers d’autres assemblées
Pour se distraire ; ils sont entre eux, frères et sœurs.
La maison de famille est toujours la plus gaie.
Matin ou soir, ses murs ont des échos joyeux ;
La voix qui chante ici n’est jamais fatiguée.
– La maison de famille a ce don merveilleux.
Moineaux qui revenez au nid, le cœur en fête,
Si ce cœur – vieillissant – paraît dans un linceul,
Vous sentirez un réconfort – sus la défaite –
Aux souvenirs d’enfance – et ne serez plus seuls.
31 décembre 1945
379
SUR UN BANC
Sur le banc de la chaumine,
Quand les vieux prennent le frais,
Se souviennent et ruminent
– Ris et pleurs, joies et regrets –
A l’heure où le crépuscule
Nous dit : repos ! Ça suffit !
Où l’on compte son pécule,
Ses pertes et ses profits ;
A l’heure où la traversée
S’achève – et l’on vient de loin ! –
Où la voile est abaissée,
Où, craintif, on fait le point
J’apporte ces confidences,
Entre nous, de vous à moi ;
Peut-être est-ce une imprudence
De ne rien garder pour soi ?
Mon navire, en fin de courses,
Vous offre sa cargaison ;
J’en ai pour toutes les bourses,
Les goûts, l’âge, les saisons ;
Je vous ouvre ma pensée :
Elle est modeste avant tout.
Vous paraît-elle sensée ?
C’est là son meilleur atout.
380
Demain, je reprends le large
Pour un voyage plus long ;
Je tiens à ranger ma charge
Et surveiller son aplomb.
Mon quai sombre dans les brumes
Et s’endors sous le brouillard ?
Mais l’air salin que je hume
M’invite au prochain départ.
Pour la grande traversée
Dont aucun n’est revenu
Et qui, sitôt commencée,
Nous plonge dans l’inconnu
Des pêches miraculeuses
En des croisières sans fin…
Hélas ! Mon âme est frileuse
Et mon corps charnel a faim !
Ai-je été le bon pilote ?
Ma soute ai-je bien garni ?
Ma confiance est pâlotte
Devant les flots infinis.
L’âge et le jusant m’appellent
Vers le large et l’horizon.
Allumez dans la chapelle
Un cierge pour l’oraison ;
381
Que sa flamme qui chancelle
Me fasse Dieu bien dispos !
Et vogue enfin ma nacelle
Vers le Havre et le repos !
Mai 1944
382
MONSIEUR CATON
Monsieur Caton s’est levé,
Ce matin, d’humeur maussade
Et sa cravate en torsade
Montre qu’il s’est énervé
Bien avant de se lever !
C’est la faute, évidemment,
La faute au gouvernement.
Aux vitres, le givre a mis
Les arabesques légères
D’arborescentes fougères ;
A ses doigts, l’hiver a mis
Le martyre des fourmis.
C’est la faute, évidemment,
La faute au gouvernement.
Quel hiver ! Les doigts sont gourds,
Bleuis, maladroits et roides ;
L’eau des lavabos est froide !
Et la panne, au petit jour,
Rend le geste encore plus gourd…
C’est la faute, évidemment,
La faute au gouvernement.
383
Il déjeune d’un café
Sans grains parfumés des Iles ;
Et l’audace de Basile
Peut seule à ce point bluffer
En le baptisant café ;
Ce jus vient, évidemment,
Des stocks du gouvernement.
Enfin le voilà parti
Pour vaquer à ses affaires.
Un journal ? Peuh ! Pour quoi faire ?
Notre homme est trop averti
Pour être d’aucun parti :
Il n’est pas, évidemment,
L’homme d’un gouvernement !
Pourtant, il lit un journal !
Lequel ? L’Epoque ? Ou L’Aurore ?
Il déteste qu’on pérore,
Mais aime assez (c’est normal)
Qu’on dise que tout va mal !
Et que c’est, évidemment,
La faute au gouvernement.
Il n’a pas de préféré…
L’un croque du communiste,
(Comme ceux-ci, les fumistes !
S’en vont bouffant du curé !
384
– Chacun son mets préféré…
La discorde, évidemment,
Mine le gouvernement.
Allons, bon ! Il faut prévoir
Que les bouchers feront grève.
Farge veut-il que l’on crève
Et qu’on aille au marché noir ?
(Quand gouverner, c’est prévoir !)
Ce n’est pas, évidemment,
Le cas du gouvernement.
Certes, les petits copains
– Aux beaux temps de la troisième –
Se partageaient les tantièmes,
Le beurre et les petits pains.
Quoi de changé ? Les copains !
Mais le beurre, évidemment,
Demeure au gouvernement.
Monsieur Caton, sagement,
Prône fort la discipline ;
Mais lui-même ne s’incline
Qu’au gré de son jugement
Qu’il réserve – prudemment !
Sauf pourtant, évidemment,
Sur notre gouvernement !
385
Il arrive à son bureau
Surchargé de circulaires,
Impôts, taxes séculaires
Dont l’afflux lui crie : Harro
Sur le bourgeois pacifique
Dont les plaintes horrifiques
Comptent juste pour Zéro !
(Cà, c’est – trop évidemment,
L’avis du gouvernement.)
Il peste dans le privé,
Mais trouverait incongrue
Sa descente dans la rue.
La poigne reste à trouver
D’un chef pour nous relever !
Car il faut, évidemment,
Un homme au gouvernement.
Le bouquet serait de voir
Dût crever la république,
Le tripartisme et sa clique,
Monsieur Thorez au pouvoir
(Pour rigoler le grand soir) !
Ça ferait, évidemment,
Les pieds au gouvernement
Chacun fraude à qui mieux mieux,
La loi n’est que pour les autres,
Le tien deviendra le nôtre,
386
Le monde est aux factieux ;
Pour le corriger en mieux,
Le miracle, évidemment,
Dépend du gouvernement.
Que voulez-vous que Caton
S’embarque en cette galère !
Où les grains les plus prospères
S’entrelardent de bâton !
Non ! La rogne est pour Caton
Mais le risque évidemment,
Revient au gouvernement.
Pauvre grincheux décavé,
Trop riche d’esprit critique
Pour suivre une politique
Autre que du chien crevé !
Rien ne pourra te sauver…
A moins, bien évidemment,
D’être…le gouvernement !!!
Janvier 1947
387
POISSON D’AVRIL
Grâce à ma cachotterie,
Je te laisse sur le gril :
Le million, la loterie ?...
Poisson d’avril !
Que me dis-tu ? Que ma chance
Ne tient plus que par un fil
Et que j’ai perdu d’avance ?
Poisson d’avril ?...
En avril, dit le proverbe,
Ne tient plus que par un fil
Et que j’ai perdu d’avance ?
Poisson d’avril ?...
Oh ! Vrai ? Tu t’es promenée
Au bras d’un bel alguazil
Hier toute la journée ?
Poisson d’avril ?...
N’excite point trop ma verve,
Modère un peu ton babil.
Je grogne, quand on m’énerve !...
Poisson d’avril !
Tu me nargues sans prudence,
Tu souris d’un air subtil.
Reçois donc ma confidence
Digne de ce fou d’avril :
388
Dès que je quitte ma femme,
Notre amour est en péril :
A tout minois je m’enflamme !...
Poisson d’avril !
On me chuchote à l’oreille
Que c’est elle, paraît-il,
Qui me rendrait la pareille !...
Poisson d’avril ?
Tu m’asticotes, ma belle,
Prends garde ! Ventre St Gril !
Je fuirai, si tu m’appelles !...
Poisson d’avril !
Las ! Dès que je suis loin d’elle,
Il me semble être en péril
Et je rentre à tire d’ailes,
Moineau d’avril.
Pardonne ! Moi ma querelle,
Ne vaut pas un grain de mil ;
Sois plutôt ma tourterelle
Quand vient avril.
Ma chanson n’est pas méchante,
Ma blague n’a rien de vil :
Pour le gai printemps, je chante
Rondeau d’avril.
389
Je termine ma romance,
Pauvre Pierrot, pauvre Gil,
Pauvre poète en démence,
Par mon premier vœu d’avril :
Puissions-nous longtemps encore
Nous bécoter le profil
En répétant : je t’adore !...
Ainsi soit-il !
1er
avril 1944