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récit de sa rencontre avec Pierre et correspondance

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1

Marguerite raconte…

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2

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3

Mes premières années

Mon nom est Marguerite Davy. On me surnomme

Guite. Je suis née en 1923 à Soissons, ville que je n’ai

pas vraiment eu l’occasion de connaître car mes parents,

André et Marie Gigon, n’y étaient que de passage et

l’ont quittée pour le Mans alors que je n’avais que six

mois.

Ma mère était enseignante et mon père notaire,

mais comme il ne possédait pas sa propre étude, il

exerçait comme clerc auprès d’autres notaires. En fait,

mon grand-père, qui était également notaire, n’avait pas

attendu que son fils obtînt son concours et avait revendu

son étude. Mon père chercha un temps à en acquérir une,

il en visita beaucoup, mais elles étaient toujours très

isolées, ce qui ne pouvait lui convenir car il souhaitait

garder ses enfants auprès de lui et surtout leur épargner le

pensionnat qu’il avait connu et mal vécu durant ses

jeunes années.

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4

J’eus à peine le temps d’apprendre à marcher et

de commettre mes premières bêtises – comme tremper le

Journal Militaire de mon père dans la soupe - que nous

étions repartis pour Caen d’où ma mère était originaire.

C’est dans cette ville que j’ai grandi et que j’ai mes

premiers souvenirs.

Je ne fus pas longtemps la seule enfant de la

famille. En 1925, j’eus une petite sœur, Thérèse, puis en

1929 le garçon que mes parents avaient tant attendu et

espéré vint enfin : Michel.

Nous vivions dans une grande demeure en forme

de L que maman avait héritée de son père. Elle était si

vaste que nous louions en permanence le dernier étage et

que mes grands-parents paternels purent s’y installer avec

nous, eux vivant au rez-de-chaussée et nous au premier

étage.

Chaque dimanche, l’un des petits-enfants

descendait déjeuner chez les grands-parents, chacun son

tour, un par un, c’était notre habitude ainsi.

A l’arrière de la maison nous avions un jardin

toujours fleuri de magnifiques roses que tout le monde

admirait et qui faisait la fierté de mon grand-père.

J’allais à l’école Saint-Pierre-des-Corps. Une

école qui a complètement disparu pendant les

bombardements. J’y entrai tardivement, en dixième, car

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Maman souhaitait nous garder, ma sœur et moi, le plus

longtemps possible à la maison. C’est d’ailleurs elle qui

nous apprit à lire et à écrire.

Je me souviens très bien de notre premier jour de

classe. Maman nous avait habillées avec un soin tel, nous

affublant de coquets petits chapeaux, que nos petites

camarades de classe se moquèrent de nous. J’ai donc

travaillé beaucoup pour réussir à être première et montrer

aux autres fillettes de quoi j’étais capable. En fait, les

élèves de cette école étaient surtout reconnaissables à la

cape bleu-marine qu’elles portaient et qui faisait partie de

leur uniforme.

A la maison, ma grand-mère m’enseignait le

piano. Elle trouvait que je jouais bien et que j’avais

l’oreille musicale. Chaque jour je passais du temps avec

elle à répéter et faire mes gammes. Ma sœur n’eut jamais

ce privilège et ce fut comme un petit drame pour elle.

Elle ne goûtait vraiment pas cette deuxième place que le

sort lui avait attribuée entre une sœur aînée et un petit

frère très gâté.

Il est vrai que l’on passait tout au petit Michel

malgré ses bêtises parfois très imaginatives. Les jours de

marché aux chevaux, il lui arrivait par exemple de se

poster à une fenêtre et d’envoyer des baquets d’eau sur

les passants. Et puis il était adoré et choyé par la

gouvernante de ma grand-mère qui lui faisait toujours

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tous ses caprices. Au point qu’un jour elle lui remit ma

jolie petite Torpédo adorée, sur laquelle il lorgnait, et

qu’il ne trouva rien de mieux à faire que de me la

démolir ! Je l’ai bien regrettée ma petite voiture !

En 1939, j’avais seize ans. J’allais au lycée

catholique de Saint-Pierre à Caen. Nous avions chez nous

une jeune Anglaise, Monica, qui participait à un

programme d’échanges. Nous nous entendions très bien

et riions beaucoup. Elle était très sympathique et très

drôle.

En juillet 1939 elle vint avec nous en vacances à Saint-

Vaast La Hougue, où des amis de la famille, les Cormier,

possédaient une maison qu’ils nous prêtaient. Cet été là,

le temps fut particulièrement froid, nous étions même

obligés certains jours de faire du feu dans la cheminée.

L’eau de mer était également très fraîche : cela ne

favorisa pas les leçons de natation pour Michel qui, de ce

fait, n’a jamais bien appris à nager.

Début septembre, la menace de la guerre se fit plus forte.

Monica dut repartir plus tôt que prévu. Elle plia bagages

et repartit pour l’Angleterre.

On ne peut pas dire qu’on n’avait pas vu venir les

choses. Mon père et mon grand-père avaient souvent

discuté de la situation. Ils répétaient que ça finirait mal…

Puis le maréchal Pétain reçut les pleins pouvoirs

et signa l’armistice avec les Allemands. Je vis des

bagarres éclater dans les rangs des lycéennes entre les

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partisanes du maréchal et celles qui aspiraient à

poursuivre le combat.

Très tôt en fait nous eûmes connaissance que la

résistance s’organisait de l’autre côté de la Manche. Nous

avions entendu parler du général de Gaulle par nos

professeurs qui s’étaient engagés dans la clandestinité.

Certains d’entre eux s’embarquaient la nuit pour gagner

l’autre côté et faire passer des gens. Parmi eux, mon

professeur d’Anglais, une dame qui avait passé son

enfance en Angleterre. C’était très dangereux, elle

risquait vraiment gros. Je n’aurais jamais pu faire ce

qu’elle faisait, j’aurais eu trop peur.

Ma grand-mère est aussi décédée le 16 octobre

1939. Ce fut un choc. Je n’avais pas imaginé qu’elle pût

nous quitter si tôt. Elle avait 72 ans, un cancer l’emporta

très rapidement.

Pour toutes ces raisons 1939 fut une bien terrible

et triste année.

Pendant l’Occupation, nous allions normalement

à l’école. Bien sûr, nous avions un peu peur des

Allemands et on se dépêchait de rentrer pour ne pas les

croiser.

Caen était entièrement occupée et l’occupant

faisait sa loi. Les hommes étaient réquisitionnés pour

certaines tâches. Je me souviens que certaines nuits mon

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père était contraint d’aller garder les voies de chemins de

fer. Il partait avec son casse-croûte et ne revenait qu’au

matin. Il devait s’assurer avec d’autres hommes que les

voies n’étaient pas piégées. Une fois il fut même emmené

comme otage dans un train de permissionnaires

allemands qui allait de Cherbourg à Amiens. Comme un

train précédent avait été attaqué par la résistance, les

Allemands prenaient avec eux des boucliers humains.

Nous avions toujours peur qu’il arrivât quelque chose à

mon père.

Mon père avait un ami d’enfance qui était

médecin à côté de Pontorson, le docteur Potel. Il nous

envoyait des paquets avec de la nourriture, surtout de la

viande. Tout n’arrivait pas toujours. Malgré tout, grâce à

lui, nous avons certainement moins souffert que d’autres

familles. Et puis maman se débrouillait avec ce qu’elle

avait sous la main. Sa grande spécialité de l’époque

c’était le beefsteak sans viande que tout le monde

trouvait très bon. On n’a jamais compris comment elle le

réalisait, on se contentait de le déguster et de l’apprécier.

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Pierre

Pendant la guerre, j’entrai à la faculté de Caen où je

suivis les cours de lettres classiques. Mes parents m’avaient

transmis le goût des langues anciennes. J’appréciais tout

particulièrement le grec.

Lors d’une retraite religieuse des étudiantes de la

faculté, je fis la connaissance de Zaby Davy qui était, quant à

elle, étudiante en mathématiques. Nous étions assises à table

l’une à côté de l’autre. Nous ne nous connaissions pas du tout.

Dans la conversation, elle me demanda si nous étions

nombreux à la maison. Je lui répondis que non, que nous

n’étions que trois. Elle me dit que chez elle, ils étaient huit

enfants. J’en fus très surprise. Je lui dis : « C’est très bien,

c’est très beau ». Même à l’époque c’était un chiffre

considérable.

Le soir venu, je racontais la chose à maman. Elle me

demanda alors le prénom de la mère de Zaby. Quand je lui

répondis que c’était Charlotte, elle comprit que la jeune

femme avec laquelle j’avais sympathisé était la fille d’une de

ces vieilles connaissances.

Quand ma mère, Marie, était enfant, elle avait dans

son entourage deux Charlotte. L’une, Charlotte Leroi, était la

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gouvernante de la maison, elle aidait ma grand-mère, très prise

par la comptabilité de l’entreprise de mon grand-père, et

s’occupait de maman ; la seconde, Charlotte Leclerc, vivait

avec sa famille à quelques pâtés de maison. Cette dernière

avait sept ou huit ans de plus que maman. Comme Charlotte

passait devant la maison pour aller à l’école, elle prenait

maman au passage chaque matin.

La mère de Zaby était précisément cette Charlotte.

Par la suite, Charlotte Leclerc épousa Paul Davy et s’installa à

Evreux. Mais pendant la guerre, deux de ses enfants étaient

venus à Caen pour leurs études : Zaby, que j’avais donc

rencontrée par hasard, et Pierre, qui était étudiant en médecine.

Maman, qui était très reconnaissante de tout ce que

Charlotte avait fait pour elle par le passé, décida d’inviter ses

enfants à la maison. C’est ainsi que je fis la connaissance de

Pierre. L’invitation fut renouvelée régulièrement par Maman

mais comme Pierre et moi étions deux natures très timides,

nous ne nous parlions presque pas. En revanche, nous nous

regardions beaucoup…

Pierre logeait avec un autre étudiant, M. Fillouse,

dans une maison rue de Bayeux qui appartenait à trois vieilles

filles. Ils les avaient surnommées respectivement Marie

bacouette, Marie torchon et Marguerite cotcotcot. C’était

vraiment tout à côté de chez nous et je passais par cette rue

quand je rentrais de la faculté. Immanquablement Pierre se

trouvait à la fenêtre de sa chambre et me regardait passer sans

mot dire. Je me disais : « Mais il est drôle celui-là, toujours à

sa fenêtre ! ». Je sentais bien qu’il y avait quelque chose mais

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je me refusais à interpréter trop son attitude, j’avais peur de

me faire des idées.

En réalité, et je le sus plus tard, il avait étudié mes horaires et

m’attendait.

Une après-midi, alors que j’étais sur le chemin de la

maison, le père Préel m’aborda. C’était le père d’une de mes

amies. Etonnamment je le rencontrais chaque fois que je

rentrais de la Fac, ce qui m’ennuyait beaucoup. Il s’était

amouraché de moi, il me semble. Ça ne me plaisait pas du

tout. Par chance, ce jour-là, Pierre remontait également la rue

pour rentrer chez lui. Je l’aperçus et accélérai le pas pour le

rejoindre, faussant ainsi compagnie au père Préel qui ne

manqua pas de me dire : « Je vous y prends à courir après les

jeunes gens ! » Pierre et moi avons poursuivi notre route

ensemble, toujours aussi silencieusement.

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Sous les bombes des Alliés

Le jour du bombardement de Caen par les Alliés,

pressentant que nous aurions besoin de provisions, mon père

nous envoya Thérèse et moi chercher du pain. Je faillis y

rester, une bombe tomba presque à côté de la boulangerie. Je

sentis le souffle de l’engin dans ma jupe. Je me mis à courir

dans la rue au milieu des gravats et me réfugiai dans un abri

situé un peu plus loin. Je m’y endormis debout, comme

tétanisée.

Entre-temps Thérèse avait réussi à regagner la maison. Mon

père, ne me voyant pas revenir avec elle, partit me chercher. Il

interrogea des passants qui surent lui indiquer où j’étais. Il me

retrouva dans l’abri, toujours endormie, debout.

Ce fut un vrai traumatisme pour moi. Par la suite, mon père

fabriqua un abri à la maison. Je n’en sortais quasiment plus,

hormis quand Pierre venait chez nous.

Malheureusement, Pierre ne resta pas à Caen, il fut

mobilisé et dût partir à Rouen : l’étudiant en médecine qu’il

était devait s’occuper des blessés. Il passa chez nous pour nous

dire au revoir.

Quelques jours plus tard les Allemands

réquisitionnaient notre maison ; je pensais que je ne reverrais

plus jamais Pierre.

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Pendant près d’un mois, Caen fut bombardée par les

forces alliées qui cherchaient à détruire les voies de

communication allemandes dans les villes et villages

normands. Nous nous étions réfugiés à l’Abbaye aux

Hommes 1 avec des milliers d’autres Caennais.

Les bombardements étaient incessants. Quand les sirènes

retentissaient pour signaler l’imminence d’une attaque, nous

nous précipitions pour descendre à l’abri dans les caves de

l’Abbaye.

Tout allait souvent très vite et il arrivait que certains d’entre

nous ne parviennent pas à rentrer à temps. Un jour, je vis

mourir ainsi une jeune étudiante que je connaissais de vue.

Elle traversait la cour pour rentrer dans l’Abbaye quand elle

fut atteinte par des éclats d’obus. Une autre fois, ce fut mon

père qui fut blessé. Il se tenait derrière une sorte de soupirail

dont la vitre explosa. Il reçut des éclats de verre dans l’œil et

souffrit par la suite d’un décollement de la rétine.

A la libération de Caen, nous fûmes évacués et

envoyés à Barfleur, du côté de Cherbourg, où nous étions

logés à l’hôtel. Je me souviens d’une promenade que nous

1 Pendant la bataille de Caen, l’Abbaye fut transformée en centre d'accueil

de la défense passive. Ce fut le plus important des cinq centres d'accueil, il

abritait une foule de 3 500 personnes début juillet et plus de 8 000 à la mi-

juillet à la veille de la libération de la rive gauche de la ville. Des croix

rouges, fabriquées avec les moyens du bord, étaient disposées sur les murs et

les toits de l’Abbaye, ainsi que dans le parc, afin de signaler cet îlot sanitaire

aux bombardiers ; le secteur était ainsi protégé des bombardements aériens,

mais de très nombreux obus, envoyés par les Alliés, puis par les Allemands,

firent tout de même plus de 50 victimes (21 tués et une trentaine de blessés).

Les réfugiés s'installèrent dans l'abbatiale et dans les anciens bâtiments

conventuels, les dortoirs du premier étage étant réservés aux malades et ceux

du second étage aux personnes âgées impotentes et grabataires ; les caves de

l'abbaye servaient d'abris lors des bombardements.

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fîmes à Cherbourg. La petite plage était entièrement

recouverte de matériel militaire. On ne comprenait vraiment

pas comment ils avaient pu débarquer une telle quantité

d’armements lourds !

Enfin nous pûmes rentrer à Caen. Il ne restait plus

grand-chose de la ville, que ruines et décombres. Notre

maison n’avait pas échappé à la catastrophe. Ce fut un choc

terrible pour toute la famille et un traumatisme profond pour

mes parents. Il ne restait quasiment plus rien de notre chère

demeure. Et puis des pillards étaient passés par là ! Un mur

porteur avait toutefois résisté, ce qui nous permit

d’entreprendre quelques fouilles. On retrouva intacte notre

armoire normande, encore pleine de linges. Elle avait même

réussi à soutenir une partie d’un plafond. Ma mère retrouva

également son argenterie qu’elle avait cachée dans une malle

et enterrée dans la cave en terre.

Pendant cette période, nous étions hébergés à Caen par

des amis de la famille. Michel s’amusait beaucoup. Il allait

voir les Américains et leur demandait du chocolat. Il fit même

la connaissance d’un Anglais, Laurence, qu’il ramena à la

maison. Il s’enticha un peu de moi… Mes parents restèrent

amis avec lui. Il finit par épouser une Suédoise. Il avait

toujours été clair pour lui qu’il n’épouserait pas une de ses

compatriotes, « parce qu’elles font trop mal la cuisine »,

disait-il.

Après quelques mois, les Américains nous

convoyèrent en camion militaire à Paris afin que mon père pût

recevoir des soins pour sa blessure à l’œil. Sur le chemin du

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retour, nous nous arrêtâmes à Evreux pour rendre visite à

Charlotte et à sa famille. J’appris que Pierre venait d’être

envoyé à Cherbourg, chez les Marins. C’était en fait une forme

de sanction disciplinaire. Il n’avait pas été très sage à Rouen :

il s’était octroyé une permission sans consulter ses supérieurs,

ce qui lui avait d’abord valu de dormir en prison militaire. Ça

ne l’avait pas tellement atteint, il s’était dit : « Ça ne fait rien,

je vais pouvoir travailler ». Et puis, de toutes façons, on lui

avait donné les clés de la prison afin qu’il puisse vaquer à ses

occupations pendant la journée. A force de n’en faire qu’à sa

tête, il fut plus durement puni et on l’expédia à Cherbourg.

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C’est alors qu’on s’est écrit…

(août 1945)

Pierre finit par obtenir une permission. Il passa par

Caen, pensant me voir, et tomba sur mon grand-père auquel il

laissa ses coordonnées à Cherbourg.

Je ne savais pas quoi faire. J’avais vraiment très envie

de le revoir. Une très bonne amie à moi, Jacqueline, à qui je

me confiai, me dit : « Je serais toi, j’écrirais ». Alors j’écrivis à

Pierre. J’étais tellement peu sûre de moi que ce fut Jacqueline

qui posta cette première lettre.

La réponse ne tarda pas… Pierre me faisait

comprendre dans sa lettre que mes sentiments étaient partagés

mais qu’il n’avait pas voulu se dévoiler plus tôt, ne s’en

sentant pas le droit car il devait encore terminer son service

militaire et ses études de médecine.

Je lui répondis que j’étais prête à attendre...

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Pierre écrivit à ses parents pour les informer de ses

intentions à mon égard2, puis il profita d’une nouvelle

permission pour passer me voir un dimanche à Caen.

Nous décidâmes de nous balader dans Caen. C’était

assez irréel comme promenade romantique : autour de nous,

tout n’était encore que décombres.

Au début nous étions plutôt gênés et assez silencieux,

même si Pierre, qui était d’un naturel plutôt taquin et prenait

un malin plaisir à me choquer, n’attendit pas que nous fussions

au bout de la rue pour me déclarer que son grand-père s’était

marié trois fois. Il m’expliqua par la suite que celui-ci avait en

fait été veuf par deux fois, d’où ses nombreux mariages…

A force de marcher, nous nous retrouvâmes aux

abords d’une gare désaffectée ; des Américains y flirtaient

avec des françaises. Pierre me dit : « Eux ils savent faire ! »

Nous suivîmes la voie de chemin de fer et, enfin, nous

tombâmes dans les bras l’un de l’autre. C’est comme si

soudainement nous étions seuls au monde…

Puis nous avons refait le trajet en sens inverse, bras

dessus-bras dessous, sans plus nous soucier de rien. Enfin

Pierre repartit par le train.

Le lendemain quelqu’un vint me dire : « Vous étiez

avec un jeune homme hier. »

Notre correspondance reprit de plus belle. Nous nous

écrivions presque quotidiennement des lettres où nous nous

racontions nos journées par le détail ; nous y parlions

2 La lettre de Paul Davy en réponse à son fils se trouve dans la

correspondance de Pierre et Marguerite.

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également de nous-mêmes, de nos qualités et de nos défauts

supposés ou réels ; nous échangions sur Dieu, l’amour, le

couple, et le sens que toutes ces choses confèrent à la vie d’un

être humain. Par délicatesse et sans doute un peu par pudeur,

Pierre et moi nous vouvoyions, un vouvoiement qui a persisté

jusqu’à notre mariage et qui n’a pris fin que parce que Pierre

trouvait snobs ces couples mariés qui se donnent du vous.

Malgré notre timidité respective, nous nous étions promis de

tout oser nous dire, sans jamais rien nous cacher, et c’est sur

cette promesse que notre couple s’est construit et grâce à elle

qu’au fil des années nous avons toujours pu veiller à rester

proches et unis.

Notre correspondance ne put rester secrète très

longtemps dans ma famille. Mon « affreux » frère Michel qui

mettait son nez partout avait remarqué que je guettais le

courrier chaque jour. Pierre m’avait pourtant bien dit de m’en

méfier ! C’est même Michel qui finit par dire à mes parents

que j’aimais bien un garçon…

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La grande famille Davy

Pierre me parlait beaucoup de sa famille, à commencer

par ses frères et sœurs. A la maison, ils étaient huit enfants :

Marie Lucie était l’aînée, puis venaient Jean, Albert, Isabelle

(la Zaby que je connaissais déjà), Bernard, Pierre, Françoise et

le benjamin Georges-Claude.

Ils eurent des trajectoires professionnelles très variées : Marie-

Lucie devint religieuse ; Albert, bijoutier à Mantes ; Isabelle,

professeur de mathématiques comme son père ; Françoise,

institutrice. Georges-Claude est malheureusement décédé à 23

ans des suites de la tuberculose.

Pierre racontait que lorsqu’ils étaient enfants, les

garçons étaient plutôt turbulents parce qu’ils cherchaient à se

faire remarquer et qu’ils allaient parfois jusqu’à grimper sur la

table pour montrer qu’ils existaient. Charlotte, la maman, était

plutôt placide et peu portée sur les questions domestiques. Elle

disait souvent : « On n’a pas huit enfants en n’étant pas

fatiguée ! ». Quant à Paul, le papa, il était assez bohème. Il y

avait donc toujours eu beaucoup d’ambiance dans la grande

maison familiale.

Paul Davy était professeur de mathématiques, un

brillant professeur qui aurait certainement fait une plus

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éminente carrière s’il n’avait refusé un poste plus prestigieux à

Paris. En fait, il ne se voyait pas déménager avec ses enfants et

quitter sa grande maison ébroïcienne pour un appartement

parisien. Il fit donc toute sa carrière à Evreux et eut même le

privilège d’avoir certains de ses enfants en classe. Pierre me

raconta que lorsqu’ils étaient en retard pour rendre leurs

devoirs, ses frères et lui se rendaient dans la salle à manger qui

tenait lieu de bureau à leur père et glissaient discrètement leurs

copies dans la pile. De vrais chenapans !

Paul Davy avait également deux sœurs, Marie et

Isabelle, et un frère, Georges, qui jouaient tous trois un rôle

important auprès des huit enfants.

Georges avait suivi des études de lettres, philosophie et droit à

la Sorbonne.3 C’était un homme brillant, professeur de

philosophie et philosophe lui-même. En 1955, il devint

directeur de la Fondation Thiers, un poste qu’il conserva

pendant 20 ans et qui lui valut de rencontrer des personnages

illustres comme le Général de Gaulle ou le chancelier

allemand Konrad Adenauer au moment de la réconciliation

franco-allemande.

Georges avait quatre enfants. Quand ils venaient à Evreux

pour les grandes réunions de famille, ceux-ci profitaient de ce

dont ils manquaient à Paris : un grand jardin avec des arbres

fruitiers et une grande maison…

L’été, les douze enfants se retrouvaient dans la propriété

familiale de Coutances où vivaient tante Marie et tante

3 En 1905-1906, Georges Davy travailla sous la tutelle du sociologue

Emile Durkheim, alors suppléant de la chaire de Science de

l’Education à la Sorbonne. Cette rencontre marqua sa carrière.

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23

Isabelle. Tante Marie était la plus âgée des deux sœurs ; c’était

aussi la plus autoritaire, une vraie maîtresse-femme à laquelle

tante Isabelle semblait soumise. Tante Marie commandait et

tante Isabelle faisait la cuisine !

Comme elles n’avaient pas eu d’enfants, elles recevaient

régulièrement à l’année un ou deux des enfants de leurs frères.

Ainsi Pierre y passa deux ans avec son frère Bernard et y fit sa

4ème

et sa 3ème

. Mais il n’apprécia pas particulièrement le

séjour ! Pierre les trouvait bourgeoises, bien plus bourgeoises

que ses propres parents. Avec elles, il fallait toujours être tiré à

quatre épingles, ce dont les enfants de Charlotte n’avaient

vraiment pas l’habitude. Bernard se montra gentil mais Pierre

leur en fit voir de toutes les couleurs. Il avait décidé qu’il ne

répondrait pas à leurs brimades et qu’il ne leur montrerait plus

aucun sentiment. Il tint bon. Il passa deux ans dans un profond

mutisme.

Quand Pierre devint médecin, son statut changea auprès des

deux tantes : elles se mirent à le considérer comme le petit roi

de la famille. Oubliant tous ses mauvais coups, il devint leur

petit chouchou…

Pierre parlait aussi très souvent de l’oncle Gustave, le

demi-frère de Charlotte. Il était né du premier mariage de son

grand-père tandis que Charlotte était le fruit de la troisième et

dernière union. Gustave était un poète-pharmacien qui

possédait une officine à Montparnasse. Il était marié mais

n’avait pas eu d’enfant. Il avait donc beaucoup reporté son

affection sur ses neveux et nièces. Il se montrait très drôle

avec eux, leur racontait des blagues ou leur faisait des petits

dessins humoristiques. Il était vraiment très apprécié et les

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24

enfants racontaient souvent « les histoires de l’oncle

Gustave ».

Quand il est décédé, Pierre a hérité de ses poèmes et les a

conservés précieusement. Certains ont été écrits pendant la

guerre et sont très touchants 4 ; d’autres sont révélateurs de

l’humour du personnage.

Pierre avait eu une enfance très heureuse dans cette

grande famille. Et quand il m’en parlait à l’époque, il espérait

que nous aurions autant d’enfants que ses parents. Cette

perspective m’effrayait un peu. Je n’étais pas sûre d’avoir

assez d’énergie…

Quand nous nous sommes fiancés en 1945, Pierre me

dit : « Il faudra que je vous présente ma Révérende-Mère. »

Il parlait de sa sœur, Marie-Lucie, qui était rentrée dans les

ordres après avoir été professeur de lycée pendant une courte

période. Pierre était très proche de son aînée. Quand ils étaient

enfants, elle était littéralement en extase devant lui et bien

qu’il fût le plus jeune, Pierre faisait exprès de la faire marcher

et réussissait toujours à lui faire faire des bêtises pour

lesquelles elle seule était punie, surtout par les tantes à

Coutances.

Marie-Lucie était à Orbec à l’époque mais tous deux

s’écrivaient régulièrement. Pierre lui annonça donc la bonne

nouvelle et lui proposa de nous rencontrer. Marie-Lucie était

vraiment très heureuse pour son frère et avait hâte de me

rencontrer.

4 Quelques poèmes de l’oncle Gustave figurent après la

correspondance de Pierre et Marguerite.

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25

Nous sommes donc partis un week-end en prenant le train à

Caen. J’avais la possibilité de dormir sur place mais Pierre dût

se trouver une chambre dans les environs car il était bien

évidemment hors de question qu’il reste au couvent avec nous.

De ces deux jours je me souviens surtout qu’au retour, pour

regagner la gare d’Orbec, nous sommes passés par un chemin

superbe, dont les bas-côtés étaient tout fleuris, ce qui nous

émerveilla. Pierre me dit alors : « Nous aurons une maison

avec un jardin comme ça ! »

En fin d’année, Pierre vint passer les fêtes de Noël

chez nous. Ce fut notre première longue période ensemble.

C’est pendant ces vacances que j’allai pour la première fois à

Coutances et que je fus officiellement présentée à tante Marie

et tante Isabelle.

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27

Deux ans de fiançailles

Nos fiançailles durèrent deux ans. Après avoir été

démobilisé, Pierre choisit de finir sa médecine à la Faculté de

Paris. Il m’arrivait d’aller le voir là-bas. J’étais alors accueillie

par Mme Barillet, une amie de ma famille qui avait également

perdu sa maison pendant la guerre et avait quitté Caen pour la

capitale. Mme Barillet s’était beaucoup occupée de moi avant

la naissance de Michel ; comme elle n’avait pas d’enfant, elle

m’avait vraiment gâtée. C’est donc avec plaisir qu’elle me

recevait chez elle à Paris.

En mai 1946, Pierre contracta les oreillons. Il fut

tellement atteint qu’il dût rentrer à Evreux chez ses parents. Il

lui fallut garder le lit pendant près de trois semaines. C’était

très impressionnant car son visage était très gonflé.

J’avais déjà eu les oreillons quand j’étais en 2nde

. A l’époque,

j’avais si bien été isolée pour éviter la contagion que je m’étais

énormément ennuyée. Je n’avais pas envie qu’il arrive la

même chose à Pierre. Je me rendis donc à son chevet et passai

une semaine chez mes futurs beaux-parents. Pierre, alité, ne

quittait presque pas sa chambre. Malgré tout, il était content

parce que j’étais là et que nous pouvions nous voir et nous

parler de vive voix.

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28

Un jour, alors que je me trouvais dans la chambre de Pierre,

Paul Davy entra dans la chambre de son fils et nous dit : « Ce

n’est pas toujours très bon de rester avec un jeune homme dans

une chambre. » Pierre et moi en avons bien ri car quand

j’allais le voir à Paris, nous étions souvent seuls.

1946 fut aussi l’année où mes parents quittèrent Caen

pour s’installer à Dozulé dans le Calvados. C’est dans cette

ville que je commençai les préparatifs du mariage, qui était

prévu pour septembre 1947, et que je conçus ma robe de

mariée d’après un patron que j’avais choisi. Je n’avais de toute

façon pas grand-chose d’autre à faire.

L’année suivante, Pierre commença son internat à

l’hôpital de Lisieux. Il m’arrivait régulièrement de prendre

mon vélo pour parcourir la trentaine de kilomètres qui me

séparaient de lui.

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29

Enfin mariés !

(1947-1950)

Notre mariage eut lieu le 13 septembre 1947 à Dozulé.

Ce fut une belle journée plutôt ensoleillée. Je me souviens

qu’il y avait beaucoup de demoiselles d’honneur à l’église.

Les festivités se passaient dans la maison de mes parents.

Deux pièces entières avaient été réservées pour nos invités et

ma mère avait cuisiné pour tout le monde.

Le soir, nous devions quitter Dozulé pour Caen et passer la

nuit chez des amis, les Hurelle, mais quand nous sommes

arrivés, nous n’étions pas en bon état : tous les deux nous

étions malades ! Quand nous sommes allés nous coucher, je

me dis en plaisantant que Maman avait voulu nous

empoisonner…

Après notre mariage, il fut décidé que nous passerions

au tutoiement ! C’est là que Pierre me dit qu’il n’avait pas

envie que nous ressemblions à ces familles bourgeoises où les

couples se vouvoient et où les enfants vouvoient leurs parents.

Ce n’était vraiment pas son genre. Il n’aimait pas les snobs !

Pierre avait pris deux semaines pour notre voyage de

noces. Nous passâmes la première en Bretagne. Nous étions

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30

partis en train avec deux vélos pour pouvoir faire de belles

ballades sur place. Nous avons séjourné du côté de Quiberon,

puis à Belle-Ile-en-Mer. Pour une raison que j’ai oubliée, nous

ne sommes revenus à Quiberon qu’avec un seul vélo…

La seconde semaine, nous l’avons passée à Coutances chez les

tantes de Pierre.

Comme Pierre n’avait pas encore achevé son internat,

qui durait deux ans à l’époque, je m’installai avec lui à

Lisieux. Nous habitions dans l’hôpital même, des petits

appartements étant réservés aux internes.

La ville n’avait pas été épargnée pendant la guerre et, en 1947,

elle en portait encore les stigmates : tous les décombres

n’avaient pas été déblayés. Certaines ailes de l’hôpital

n’avaient d’ailleurs toujours pas été complètement refaites.

Mais Lisieux était loin d’être la seule ville concernée. Je me

souviens qu’à l’occasion du repas de thèse d’un collègue de

Pierre, nous étions allés sur la côte et que nous avions pu

constater que tout était bien loin d’être reconstruit.

A Lisieux, je ne restai pas sans activité. Grâce à

Marie-Lucie, j’obtins un poste d’enseignante dans l’institution

privée où elle-même enseignait. J’y appris le latin, le grec et

l’histoire-géographie à des classes de 3ème

, 2nde

et Terminale.

Mais cela dura peu de temps car notre premier enfant, Chantal,

vint au monde le 11 septembre 1948.

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31

A Dreux

L’année suivante, nous étions de retour pour six mois

chez mes beaux-parents. Pierre passa ses derniers mois

d’internat à l’hôpital d’Evreux. Notre deuxième enfant, Jean-

Luc, vit le jour dans cette ville, le 9 octobre 1949.

Deux enfants à un an d’intervalle, voilà qui inquiétait

beaucoup Maman. Pendant ma grossesse, elle s’était confiée à

une de ses cousines, qui était par ailleurs pharmacien. Elle lui

avait dit : « Quand même, il faudrait lui dire de faire

attention ! » Cette cousine, qui était connue pour sa bonne

humeur et son humour, lui avait répondu, hilare : « Mais

qu’est-ce que tu veux lui dire ? »

Pierre songeait bien sûr à ouvrir son propre cabinet.

L’oncle de mon père lui conseilla de s’installer à Dreux qui

était une ville qui ne comptait pas encore beaucoup de

généralistes. De plus, cet oncle y possédait une maison qu’il

n’occupait pas et qu’il voulait bien nous prêter. Il fut donc

convenu que nous irions visiter les lieux afin de nous faire une

idée.

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32

En 1950, Dreux était encore une ville très mignonne

cernée par la campagne. Rien à voir avec la ville d’aujourd’hui

toute bétonnée, avec ces affreux grands immeubles !

Pierre et moi, nous avions pris le train pour nous y rendre. Il

avait neigé, la campagne environnante et la ville étaient

couvertes de blanc. C’était tout à fait charmant et nous avons

tous deux beaucoup apprécié les paysages.

La maison, quant à elle, était située rue Saint-Denis, une rue

du centre-ville mais par laquelle on gagnait tout de suite la

campagne à l’époque. Elle n’était pas immense mais elle

convenait parfaitement à notre petite famille et l’activité de

Pierre, qui n’eut pas à réfléchir bien longtemps avant de se

décider.

Le 1er avril 1950, nous étions donc installés dans notre

nouvelle maison et Pierre recevait ses premiers patients. Il n’y

avait effectivement que deux ou trois médecins à Dreux et ils

étaient tellement surchargés qu’ils n’hésitèrent pas à envoyer

des patients à leur nouveau collègue. Mon mari a donc eu

rapidement une clientèle conséquente. Le pire, c’était le jour

du marché : les gens affluaient à son cabinet et devaient faire

la queue dans l’escalier. Pierre faisait aussi beaucoup de

visites à domicile, notamment dans les zones un peu plus

rurales.

Je crois que c’est dans ces années-là qu’il dut aller

soutenir sa thèse à Paris. Je l’avais accompagnée avec Chantal,

qui était encore toute petite. Les soutenances se passaient à la

Faculté de Médecine, dans le quartier de l’Odéon. Tous les

étudiants concernés étaient convoqués en même temps.

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33

On nous fit entrer dans une pièce très impressionnante,

immense, pleine de messieurs qui attendaient de passer devant

le jury. Malgré le monde, on n’entendait pas une mouche

voler. Quand Pierre fut appelé, Chantal cria « Papa » et courut

derrière lui. Je dus la rattraper et sortir avec elle.

Les doctorants étaient informés le jour même de leur résultat.

Pierre valida sa thèse et passa à autre chose. Il ne garda rien de

ce travail et je ne peux même pas me souvenir du sujet sur

lequel il portait.

A l’époque, je m’occupais du secrétariat de Pierre, y

compris les nuits où il était de garde. Nous avons d’ailleurs

vécu une période particulièrement pénible et fatigante à cause

de ces gardes. Du fait qu’ils étaient si peu nombreux, les

médecins de Dreux avaient décidé que pour que leur tour

revienne moins souvent, et donc pour être tranquilles plus

longtemps, chacun allait faire une semaine complète de garde.

Ils se rendirent vite compte de leur bêtise : ils furent tous

tellement épuisés par ces sept jours et nuits consécutifs

consacrés aux patients qu’ils choisirent de revenir à des gardes

moins longues et plus régulières.

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34

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35

Rue Saint-Jean

Au bout de quatre ans passés rue Saint-Denis, il nous

fallut penser à déménager, la maison était devenue trop étroite

pour notre famille. Il faut dire que Bruno était né le 12 mars

1951 et qu’Isabelle était prévue pour janvier 1955.

Quelques visites nous suffirent à trouver notre bonheur : Pierre

tomba immédiatement amoureux du grand jardin de la maison

que nous visitâmes rue Saint-Jean et il se décida à l’acheter

sans hésitation. Il honorait ainsi la promesse qu’il nous avait

faite à Orbec quelques années plus tôt.

Pierre a toujours adoré s’occuper de son jardin. Il avait son

potager où il faisait pousser un peu de tout. Et surtout, le jardin

était pourvu d’arbres fruitiers incroyables : des cerisiers, des

pommiers, des pruniers… Quand ils étaient en fleurs, c’était

magnifique.

Le 1er janvier 1955, peu de temps avant notre

déménagement, j’accouchai d’Isabelle. J’espérais qu’elle

serait notre dernier enfant car des semaines après

l’accouchement je me sentais encore très fatiguée. J’avais dit

à Pierre que je trouvais que quatre enfants c’était déjà bien

suffisant. Il s’était montré rassurant, me disant : « Ça va aller

quand même ». Nous ne nous doutions pas que j’étais à

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nouveau enceinte et qu’Anne-Sophie naîtrait seulement dix

mois après Isabelle, le 23 novembre 1955.

Ces deux grossesses consécutives m’épuisèrent

tellement qu’après la naissance d’Anne-Sophie je partis me

reposer un mois dans le sud avec ma belle-sœur, Françoise, et

une de mes amies. Je laissais Pierre à la maison avec nos

enfants.

A notre arrivée à Cannes, on voyait encore de la neige un peu

partout mais le climat se réchauffa bien vite et le printemps

arriva avec l’éclosion des premières fleurs. C’était vraiment

très joli. Ce n’était pas encore le Cannes d’aujourd’hui même

si les Anglais étaient déjà très nombreux sur la Croisette.

Pierre m’écrivait régulièrement, il me transmettait les

messages des enfants qui le pressaient pour savoir quand

reviendrait leur mère.

Ma fille Anne-Sophie m’a toujours reproché de l’avoir laissée

alors qu’elle n’était qu’un bébé. Pourtant nous ne sommes

parties qu’un mois. Je ne pense pas qu’à cet âge ça ait pu

autant la marquer….

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37

La maison médicale

Un des camarades de médecine de Pierre, M. Guillay,

était également venu exercer à Dreux comme généraliste. Ses

débuts étaient laborieux et il peinait à se constituer une

clientèle quand une grosse entreprise s’installa à proximité de

son cabinet et que les ouvriers, frappés par la grippe, se

précipitèrent chez lui l’hiver suivant. Son activité démarra

alors en flèche. Il ne faisait plus que travailler.

Un jour, sa femme en eut assez, elle trouvait qu’elle ne voyait

plus son mari et elle le menaça de divorcer.

Pierre proposa donc à Guillay de s’associer et de s’installer

avec lui rue Saint-Jean.

Cette association s’est poursuivie jusqu’à la retraite de

M. Guillay. Malheureusement le pauvre n’en profita pas

beaucoup : il succomba à des problèmes cardiaques trois ans

plus tard, à 63 ans. Pierre pensait que c’était l’excès de travail

qui avait rendu son confrère cardiaque.

Pour accueillir son confrère rue Saint-Jean, il nous

fallut réaliser des travaux importants dans la maison.

Le simple cabinet de Pierre devint une maison médicale,

séparée du reste de notre habitation, bien que les deux espaces

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s’emboîtaient et qu’une partie de notre étage se trouvait

directement au-dessus du local professionnel.

Pour ma part, j’ai toujours pensé que le nouvel

agencement avait abîmé notre maison, d’autant que lorsque

Pierre prit sa retraite, il céda les murs de la maison médicale et

que le garage attenant sous le porche devenait passage

commun. Tant que nous étions là, les deux associées qui

succédèrent à Pierre nous laissaient utiliser le garage, mais

quand il fut question, après mon départ, de vendre la maison,

elles firent savoir aux enfants qu’il n’était pas question de

séparer les bâtiments. Tout cela a compliqué la vente de la

maison car il fallait trouver un acheteur qui acceptât la

copropriété.

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La vie de famille

Pierre travaillait très dur et souvent très tard, surtout

les premières années qui suivirent son installation, quand il n’y

avait pas encore assez de médecins à Dreux. Les choses

s’arrangèrent par la suite mais, malheureusement, pendant

cette période, il ne vit pas beaucoup les enfants. Il rentrait

souvent après 23 heures et bien sûr, ils étaient déjà tous

couchés. Malgré tout, il restait au courant de tout ce qui

pouvait leur arriver car je lui racontais par le menu les

anecdotes du jour et les petites et grandes aventures qu’ils

vivaient à la maison ou à l’école.

Nos enfants avaient chacun leur caractère particulier.

Chantal était une enfant très sage, vraiment pas difficile. Jean-

Luc était plutôt du genre à ne pas s’en faire et il n’était

d’ailleurs pas toujours très sage à l’école. Ses professeurs

disaient : « Il est bien gentil mais il est très dissipé ». En fait,

c’était une amusette, il faisait ce qu’il fallait à l’école, mais

sans plus. Tout le contraire de ses sœurs qui étaient des

bûcheuses très consciencieuses et avaient de très bons

résultats. Bruno était un peu à part dans la famille, il avait une

sensibilité plus littéraire, il était un peu poète. Anne-Sophie

n’était pas toujours très commode. Elle avait son petit

caractère. Un soir qu’elle refusait de manger malgré mes

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efforts pour la convaincre et que son père rentrait, je me

plaignis à lui en lui disant : « Elle ne veut rien manger, je n’en

peux plus, j’en ai marre ! ». Pierre lui mit une fessée, ce

qu’elle n’a pas digéré.

C’était d’ailleurs exceptionnel car, en général, Pierre était

toujours très gentil et très doux ; mais il est vrai que les enfants

ne devaient pas faire de caprices quand il travaillait. Et puis

quand il parlait, il fallait l’écouter. Il imposait aux enfants de

parler chacun leur tour, il ne supportait pas que tous parlent en

même temps.

Pierre et moi avions de fortes préventions contre la

télévision qui commençait à se répandre dans les foyers

français. Nous craignions tous deux que les enfants y passent

trop de temps et négligent leur travail scolaire. Nous avons

tout de même fini par en acheter une à cause de Jean-Luc qui

souffrait beaucoup de devoir avouer à ses copains qu’il n’avait

pas de poste à la maison.

En revanche, nous n’avions aucune prévention contre

le piano ! Chantal et Jean-Luc prirent des leçons mais tous

deux ne portaient pas le même intérêt à son étude. Chantal

était très assidue, sérieuse et volontaire tandis que Jean-Luc

avait plutôt tendance à faire le « piano buissonnière » : à

l’heure de sa leçon, le chenapan disparaissait et se cachait dans

la pièce de la maison où nous gardions un grand nombre de

petits meubles – pièce qui devint plus tard notre bibliothèque.

Les enfants voyaient très souvent leurs grands-parents

maternels puisqu’après leur retraite, mes parents quittèrent

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Dozulé et s’installèrent dans la maison laissée vacante rue

Saint-Denis.

A la maison j’étais assistée par du personnel. Je fus

vraiment très bien servie pendant toutes ces années. Encore

aujourd’hui, quand je me plains d’être fatiguée, les enfants me

disent souvent : « Tu es fatiguée ? Mais tu n’as jamais rien

fait ! »

Nous avions une bonne d’origine polonaise, Milka, qui logeait

avec son mari dans la dépendance aménagée dans le jardin.

Elle s’occupait très bien des enfants ; elle était très dynamique.

Il lui arrive encore d’aller voir Isabelle et malgré le cancer du

sein contre lequel elle lutte, elle est encore très énergique. Elle

est vraiment admirable.

J’avais également une personne pour s’occuper du repassage :

Paulette. Un jour, Paulette voulut apprendre l’art du repassage

à Chantal mais celle-ci refusa, lui rétorquant : « Pas besoin,

j’aurai une bonne plus tard ! » ; ce qui ne s’avéra pas vrai.

Il y eut aussi Susette, une Portugaise qui resta à notre service

pendant 17 ans. Elle était très dévouée et toujours d’excellente

humeur. J’en garde un excellent souvenir. J’avais beaucoup

d’affection pour elle mais malheureusement un cancer

l’emporta.

Grâce à toutes ces personnes je restais assez libre, je pus

même officier comme catéchèse pendant mon temps vacant.

En fait notre vie de famille ne se déployait vraiment

qu’au moment des vacances, quand Pierre était pleinement

avec nous. Il s’octroyait un mois entier de congés en été pour

se reposer. Les quinze premiers jours, nous ne le voyions que

l’après-midi : il avait tellement besoin de récupérer qu’il

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faisait des grasses matinées jusqu’à midi. C’était un peu une

cure de sommeil pour lui. Une fois ces quinze premiers jours

passés, les vacances commençaient vraiment, avec un Pierre

plus dynamique et plus présent.

Pendant cinq ans la famille se rendit en Bretagne, puis Pierre

récupéra une vieille maison familiale à Coutances qui était

louée jusque là et qui nécessita quelques travaux : elle fut

notre lieu de villégiature estivale pendant près de dix-sept ans.

J’y restais tout l’été avec les enfants. Même à Coutances nous

avions du personnel du cru pour nous donner un coup de main.

Nous allions aussi régulièrement aux sports d’hiver dans les

Alpes, dans des stations suisses et autrichiennes. Il nous

arrivait souvent de partir avec des amis, des collègues de

Pierre. Les deux dernières fois, ce fut à Val d’Isère avec notre

fille Isabelle et son mari Patrick. Je m’y suis d’ailleurs cassé la

jambe, ce qui me valut d’être redescendue par hélicoptère.

A présent je ne pourrais même plus aller à la montagne. Je ne

supporte plus l’altitude. Je fais des malaises et je tombe dans

les pommes…

Lors d’un séjour à Saint-François Longchamp, en

1964, nous retrouvâmes tout à fait par hasard la famille

Jacquet qui était descendue tout comme nous à l’ « Auberge

Ensoleillée ». Nous avions fait leur connaissance à Dreux :

tous deux étaient médecins et M. Jacquet avait quelquefois

remplacé Pierre. Nous nous étions perdu de vue après leur

déménagement pour l’Oise.

Après ces retrouvailles inattendues, nous retournâmes

ensemble plusieurs années de suite, à Pâques, à Saint-François

Longchamp. Ce qui ne fut pas sans conséquence pour la vie de

Chantal…

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Quand les enfants furent tous dans l’adolescence, je

voulus reprendre des études. Je m’inscrivis à l’Institut

Catholique de Paris, rue Assas. Je suivis une formation en

sciences religieuses de 1969 à 1975.

Je n’étais plus aussi souvent à la maison. Je partais en train le

matin, direction gare Montparnasse, et rentrais le soir.

J’obtins le diplôme de l’Institut Supérieur de Pastorale

Catéchétique avec la mention bien le 23 juin 1975.

J’aurais bien aimé poursuivre plus avant mes études

parisiennes mais les enfants, qui me reprochaient d’être plus

souvent à Paris qu’à la maison, me décidèrent à arrêter. Je

continuai néanmoins à enseigner à l’Institut catholique Saint-

Pierre-Saint-Paul de Dreux.

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Les enfants dans la vie active

Petit à petit les enfants volèrent de leurs propres ailes

et quittèrent le nid. Tous surent assez tôt ce qu’ils voulaient

faire de leur vie.

Chantal se maria assez jeune, à 22 ans. Ce qui est

drôle, c’est qu’elle a un peu reproduit le modèle de ses parents

puisqu’elle est mariée à Philippe Jacquet, le fils des deux amis

médecins que nous avions retrouvés par hasard au ski, et

qu’elle connut donc très jeune.

Quand Chantal et Philippe eurent Virginie en 1971, ils firent

de moi une jeune grand-mère de 48 ans très fière ! Ils eurent

Nicolas quelque quatre ans plus tard.

Chantal a exercé jusqu’à la retraite la profession

d’orthophoniste dans un Centre Médico-Psycho-Pédagogique

auprès d’enfants scolarisés.

Jean-Luc voulait être médecin. Ce ne fut pas sans

difficulté car à trois ans, il eut une méningite qui lui laissa des

séquelles au niveau des oreilles. Quand il fit sa médecine à

Caen, certains lui dirent qu’il ne pourrait pas aller au bout,

arguant qu’un médecin a besoin de toutes ses facultés

auditives pour ausculter ses patients. Il n’a pas abandonné, il

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s’est accroché et, au fur et à mesure, l’appareillage s’est

amélioré, ce qui lui permit d’exercer tout à fait normalement.

Jean-Luc a fait toute sa carrière en Seine-Saint-Denis. Il prit sa

retraite plus tôt que prévu après avoir subi une violente attaque

dans son cabinet qui lui valut un mois d’hospitalisation.

Jean-Luc se maria deux fois. Il eut deux enfants avec sa

première épouse, Joëlle, qu’il avait rencontrée à la faculté de

médecine : Romain est né 1978 et Chloé en 1980. Il n’a pas eu

d’autre enfant avec Michelle, sa seconde épouse.

Bruno était un garçon très doué. Il obtint une licence

de lettres de l’Université de Caen, puis il alla à Paris. Il avait

réussi un concours pour un poste prestigieux au Centre de

Documentation de la Délégation Générale de l’Information,

qui était alors rattachée au cabinet du Premier ministre.

Malheureusement, il s’est donné la mort à 29 ans, en 1980.

Une tragédie pour toute la famille….

C’était un garçon très sentimental. Il avait connu une jeune

fille en 1ère

dont il était tombé éperdument amoureux, mais son

sentiment n’était pas partagé et elle ne répondit jamais à ses

attentes. L’année de son bac, il fit une première tentative de

suicide, mais qui ne l’empêcha pas d’être reçu à cet examen.

Il n’a jamais réussi à passer à autre chose, il n’a jamais pu

surmonter ce chagrin d’amour. Il a poursuivi cette jeune fille

mais il n’y avait rien à faire.

Isabelle admirait son père, alors elle a tout

naturellement suivi ses traces. Comme Jean-Luc, elle fit sa

médecine à la Faculté de Caen mais elle commença à exercer

auprès de Pierre, à la maison médicale, tout en habitant à Anet.

Isabelle et son mari, Patrick, déménagèrent ensuite à

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Bourdonné, à côté de Houdan. Elle fit pendant quelques

années le trajet Bourdonné/Dreux avant de s’installer

professionnellement à Houdan.

Eux aussi ont eu deux enfants : Sébastien en 1978 et Emilie en

1985.

Anne-Sophie voulait être institutrice. C’est toujours

son métier aujourd’hui. Comme Isabelle, elle n’a pas encore

atteint l’âge de la retraite. Elle enseigne dans une école de

Poissy à des petits de CP-CE1.

Elle s’est mariée à 20 ans avec Eric. Trois enfants sont nés de

leur union : Samuel en 1979, Baptiste en 1980 et Ludovic en

1985.

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La retraite

Les gens adoraient Pierre : même s’il n’était pas un

grand bavard, ses patients savaient qu’ils pouvaient compter

sur lui. Quand il prit sa retraite en 1990, il reçut beaucoup de

témoignages d’affection et un patient lui écrivit même un

poème, si bien rédigé et si touchant que nous l’avons conservé

précieusement.5 Beaucoup de Drouais le connaissaient : il

était l’un des plus anciens médecins de la ville et il avait été un

de leurs conseillers municipaux pendant douze ans.

Sa retraite fut pour nous l’occasion d’aller un peu nous

promener mais nous n’allions pas trop loin car au fond nous

n’étions pas de grands voyageurs. Nous avons surtout visité

les hauts lieux de la culture européenne : l’Espagne où nous

sommes allés deux années de suite, d’abord à Ibiza, puis en

Andalousie, et l’Italie – nous aimions beaucoup Rome où nous

sommes retournés plusieurs fois.

Nous profitions aussi de l’appartement à Granville que

nous avions acheté après avoir revendu la maison de

Coutances.

5 Ce poème se trouve en annexe. En fait, il a été écrit en 1980 pour

les 30 ans de carrière de Pierre à Dreux.

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La maladie de Pierre

En 2004, on diagnostiqua à Pierre la maladie

de Parkinson. Il fallut faire des travaux dans notre maison car

il n’était plus question que Pierre utilise les escaliers. Tout le

bas, côté jardin, fut refait pour qu’il dispose d’une salle de

bains et d’une chambre au rez-de-chaussée.

Malheureusement son état se dégrada tout de même assez vite.

C’est une maladie vraiment affreuse. Pierre l’a

supportée gentiment, courageusement. Ça m’a beaucoup

marquée, c’est tellement pénible de voir quelqu’un souffrir

sans rien pouvoir faire. Et il a vraiment beaucoup souffert…

Pierre nous a quittés le 13 février 2008.

Je n’ai pu rester longtemps seule dans notre grande

maison de Dreux. Mes filles se sont occupées de me trouver

un appartement à Houdan, tout près d’Isabelle. Mais c’est

difficile, j’ai un peu de mal à m’y habituer. Je ne me sens

vraiment bien que lorsque je suis en vacances chez l’un ou

l’autre de mes enfants. J’aime bien avoir du monde autour de

moi, j’ai les idées plus claires et j’ai l’impression que les mots

me reviennent plus facilement.

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La grande famille

Notre famille s’est considérablement agrandie

en quelques décennies. Les petits-enfants ont eu des enfants.

Ce qui est étrange, c’est que mes petites-filles ont eu des filles

et mes petits-fils des garçons. Je me sens très fière de cette

nombreuse famille même si j’ai parfois l’impression que tout

s’accélère très vite. Il y a deux ans j’avais six arrière-petits

enfants ; aujourd’hui j’en ai dix, et ce n’est sans doute pas fini.

Je me sens la doyenne mais il est vrai que je commence à me

perdre dans toutes les ramifications et lors des grandes

réunions familiales, il m’arrive de me dire : « C’est bizarre

toute cette grande famille ! » Oui, c’est étrange de penser que

d’une certaine façon toutes ses branches sont parties de Pierre

et moi…

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En guise de dernier chapitre…

Pour terminer ce livre de souvenirs, nous avons pensé

au fameux questionnaire de Proust que Bernard Pivot avait

l’habitude de poser à ses prestigieux invités. Marguerite s’est

prêtée au jeu… Nous avons adapté le questionnaire à ses

goûts et à ses souvenirs.

Quelle est, selon vous, votre principal défaut ?

Je suis colérique et impatiente. J’ai peur de l’ennui.

Quelle est votre principale qualité ?

Peut-être la gentillesse.

Quel défaut supportez-vous le moins chez autrui ?

Je ne sais pas vraiment.

Quelle est la qualité que vous appréciez le plus chez

autrui ?

L’attention, la prévenance.

Quel est le moment de l’année que vous préférez ?

L’été pour le soleil et la chaleur, les départs en bord de mer.

Quel est votre plat préféré ?

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C’est un dessert : la mousse au chocolat ! Je suis plutôt

« sucré ».

Quel est votre vin préféré ?

Le Bordeaux !

Quelle est la couleur dont vous ne pourriez pas vous

passer ?

J’aime les couleurs chaudes : le jaune, le rouge, l’orange et

toutes les fleurs qui sont dans ces tons.

Dans quelle ville auriez-vous aimé vivre ?

Une ville au bord de la mer. Caen. Ou une ville de Gironde ou

du midi.

Quel est le moyen de transport que vous aimez le plus ?

L’avion. Mon premier voyage en avion, c’était à Ibiza. Ensuite

nous sommes allés en Espagne, en Andalousie.

Quel voyage regrettez-vous de ne pas avoir pu faire ?

J’aurais aimé aller sur la lune.

Si vous pouviez voyager dans le temps, à quelle époque

iriez-vous ?

A la Renaissance.

Quel est votre film préféré ?

J’ai oublié son titre. C’est un film que j’ai vu au cinéma quand

j’étais toute jeune, un film sur la mer.

Quel est votre peintre préféré ?

J’aime beaucoup les impressionnistes, en particulier Monet.

Nous allons de temps en temps nous promener dans ses jardins

à Giverny, en général au printemps.

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Mais mon tableau préféré est la marine que j’ai au salon et qui

appartient à l’école impressionniste.

Dans quel musée rêveriez-vous d’être enfermée pour la

nuit ?

Au musée des impressionnistes : le musée d’Orsay.

Quelles sont vos lectures favorites ?

Aujourd’hui je lis surtout des romans historiques. En ce

moment, par exemple, je lis une biographie de Louis XIII.

Quelles émissions de télévision aimez-vous

particulièrement ?

J’aime bien regarder le sport. L’athlétisme, le patinage, le

tennis. Avec Pierre, nous suivions tous les ans Roland Garros.

Pierre aimait aussi beaucoup les séries policières, ce qui n’était

pas mon cas.

Je regarde aussi tous les jours le journal. En ce moment, on

parle surtout des élections… Je ne peux pas voir Martine

Aubry, comme beaucoup de médecins qui lui reprochent

encore d’avoir mis en place les 35 heures. Quant à François

Hollande, je ne le trouve pas terrible !

Quel héros de roman auriez-vous aimé être ?

Un héros ou une héroïne de Chateaubriand, rêvant devant la

mer.

Si vous ne pouviez garder qu’un seul disque d’un grand

compositeur, lequel serait-ce ?

Je garderai les Nocturnes de Chopin.

Quel est votre plus grand regret ?

Je regrette de ne plus jouer de piano. Mon père et ma grand-

mère étaient de bons pianistes. Je voudrais m’y remettre,

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58

comme Chantal qui, depuis qu’elle est à la retraite, prend des

leçons avec un professeur.

Et puis, après le décès de mon mari, je m’étais dit que j’allais

prendre une voiture et faire le tour de France… Je fais plutôt le

tour de mes enfants et petits-enfants. Je suis un peu nomade.

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59

Correspondance

Pierre et Marguerite

1945 - 1947

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60

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61

Lettres de Pierre Davy

1945

Cherbourg, le 15 août 1945

Ma chère Marguerite,

J’ai reçu votre lettre ce midi et je ne veux pas

vous faire attendre la réponse davantage, vous devez être

sur des charbons ardents.

En toute franchise, j’ai largement partagé votre

sympathie ; j’aurais bien été volontiers au-delà si je

n’avais pas encore quatre années d’études à faire après

mon service militaire, dont la durée n’est pas encore

fixée.

Ce délai important m’a obligé à me mettre en

garde contre des sentiments que je ne me serais pas

reconnu le droit de vous avouer si longtemps à l’avance.

Il s’est passé tant de choses ces six dernières années.

Je croyais simplement avoir été prudent et avoir

bien fait puisque voilà un an que nous ne nous sommes

pas rencontrés et que rien ne semblait devoir nous

rapprocher l’un de l’autre ; votre lettre m’apprend que je

m’étais trompé. J’en suis d’ailleurs ravi. Et si vous

croyez avoir le courage d’attendre aussi longtemps,

écrivez-moi, je rattraperai vite le temps perdu.

Quant à vous excuser, il n’en est pas question, je

vous félicite plutôt de la dure décision que vous avez

prise. La seule chose que je regrette c’est de vous avoir

laissée si longtemps dans le doute, je vous en ai dit la

raison, et vous en demande pardon.

Page 63: Livremargueritedavy

62

Je suis encore à Cherbourg, ça fait un mois et

demi, je devais y être 8 jours ! J’attends une autre

affectation mais elle n’arrive pas vite !

Et vous que devenez-vous ? Et toute votre

famille ? C’est moi maintenant qui attends une réponse

mais j’attends avec calme.

Bien amicalement.

P. Davy

Cherbourg, le 20 août 1945

Ma chère Marguerite,

Ce matin j’ai envoyé une demande de sursis

puisque les étudiants ont le droit d’être démobilisés pour

finir leurs études. Je serai rappelé après, j’ai encore un an

et demi de service à faire mais j’aime beaucoup mieux

continuer ma médecine avant d’avoir oublié tout ce que

j’ai appris, bien que depuis le 6 juin 1944 je n’aie à peu

près rien fait, ça ne me fera qu’un an d’arrêt.

Et puis il y a une deuxième raison, encore

meilleure, que vous devinez, c’est qu’un soldat n’a pas

les mêmes empêchements qu’un étudiant pour se marier.

J’espère encore que la direction au service de

santé ne va pas nous garder, ce qu’elle serait pourtant

capable de faire. C’est tellement dans ses habitudes de

garder les gens plus longtemps que dans les autres

armées. A Cherbourg il va rester, paraît-il, un médecin

pour l’armée de terre alors que tout de suite il y en a des

quantités. J’en ai rencontré 7 ou 8 et je n’ai certes pas vu

tout le monde puisqu’eux mangent au mess en ville et

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63

que moi je mange avec les officiers de l’hôpital à

l’hôpital.

Je trouve très bien votre proposition de n’avoir

aucun secret l’un pour l’autre, c’est la meilleure

préparation à l’avenir où ce sera chose indispensable.

J’avais bien pensé en recevant votre première

lettre qu’Isabelle était au courant puisque vous aviez daté

du 13 août, date de son passage à Caen. Mais la date de

départ le 14 à 4 heures le matin me laissait un doute.

Elle devait arriver le 13 au soir à 9 heures et n’a

donc pas pu vous prévenir avant ; or je ne pense pas que

vous ayez été mettre la lettre à la gare au milieu de la nuit

et ce n’est pas elle qui l’a mise le matin puisqu’elle

repartait à 7 heures seulement.

Deux solutions :

Simple coïncidence de date, vous n’avez même peut-être

pas vu Isabelle le 13 au soir ;

Le postier a oublié de mettre son tampon à jour avant de

s’en servir.

Voilà comment j’ai essayé de savoir si elle était

au courant. Que vous ayez eu l’adresse à Cherbourg, ça

ne m’étonnait pas puisqu’en venant j’étais passé chez vos

parents et que j’avais vu votre grand-père.

Si j’ai mis un timbre c’est parce que je suis arrivé

après la levée à l’hôpital. Le vaguemestre était déjà parti

et ça aurait retardé ma réponse de 24 heures.

L’autre jour j’ai failli écrire à mes parents et puis

je n’ai pas voulu le faire avant d’avoir votre avis. Qu’est-

ce que vous en pensez ? Il me semble qu’il serait plus

gentil de leur dire nous-mêmes que de leur laisser trouver

seuls, ce qu’ils ne manqueront pas de faire un jour ou

l’autre, si ce n’est déjà fait pour les vôtres. Car j’aime

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64

mieux vous dire que Michel par exemple sait

parfaitement à quoi s’en tenir. Vous voyez que je tiens

ma promesse de ne rien vous cacher ! Je me rappelle

maintenant certaines phrases qu’il m’a dites et qui ne me

laissent aucun doute. Surtout ne le disputez pas, il

comprendrait le fin mot de l’histoire mais si vous voulez

qu’il ne sache pas tout, vous devez jouer serré. Dites-moi

ce que vous en pensez.

Hier il y avait ici une grande kermesse pour le

retour des prisonniers. Il y avait beaucoup de monde,

surtout le soir. Figurez-vous qu’il y avait un feu d’artifice

et qu’il n’y en avait pas eu depuis 1938 ou 1939. Il y a

des quantités de gosses qui n’en avaient jamais vu.

Je ne sais pas encore si je rentrerai à Caen ou à Paris,

mais ce sera probablement à Paris. Déjà l’année dernière

j’y aurais été si on avait su à quoi s’en tenir avec les

préparations à Caen. Je croyais que Zabie rentrerait à

Caen et c’est pourquoi j’y étais retourné.

Caen est certainement beaucoup plus sympathique

que Paris comme ville et surtout comme Faculté. A Caen

tout le monde se connaît et c’est la vie de famille. Cette

année il y aurait encore l’avantage de se retrouver mais je

crois qu’il vaut mieux ne pas en tenir compte au moment

de se décider et le faire à froid. C’est mal dit, mais je

pense que vous comprenez ce que je veux dire.

Surtout n’ayez pas peur de me renvoyer mes

lettres avec les fautes soulignées en rouge, ça m’est

arrivé une fois avec l’une de mes sœurs et je ne le prends

pas comme une sottise mais comme une marque

d’intérêt.

Vous avez du travail si vous voulez faire de moi

un homme comme il faut. Vous vous dites paresseuse, on

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65

voit que vous ne m’avez jamais regardé de près. L’effort

physique ne me coûte peut-être guère mais le travail

intellectuel c’est tout différent ! J’espère que ça va

changer avec l’aide des prières que je ferai pour vous et

que vous ferez pour moi. Courage ma petite amie et peut-

être à bientôt (quand je quitterai Cherbourg je pourrai

m’arrêter entre deux trains).

P. Davy

Cherbourg, le 24 août 1945

Ma chère petite Marguerite,

J’ai reçu votre lettre ce midi, je n’ai pas voulu y

répondre avant d’avoir travaillé ; à dire vrai ça a marché

tout seul. Je n’ai pas trouvé le temps long comme ça

m’arrive et je ne me suis pas endormi sur mon bouquin,

ce qui m’arrive pourtant, aussi facilement l’après-midi

que le matin ou le soir. Par endormi j’entends parti dans

une douce somnolence, très agréable, où vous avez

maintenant toujours une place importante. Enfin

aujourd’hui j’ai travaillé alors ce soir je peux vous écrire.

Tout à l’heure je vais écrire à mes parents. Je ne

sais pas trop comment leur dire, mais vous allez

m’inspirer. Je vais aussi l’écrire à ma sœur aînée, celle

qui est au couvent, comme ça nous bénéficierons de ses

prières. Quoiqu’elle ait déjà certainement beaucoup prié

sans les connaître pour celles qui seront un jour ses

belles-sœurs. Elle demandera sûrement à vous connaître

et j’espère que vous pourrez venir avec moi à Orbec

quand je re-serai civil au mois de septembre avant la

rentrée de leurs élèves, ce qui est la condition du

logement des dames au couvent. Pour les hommes, tant

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66

pis s’ils couchent sous les ponts ! Ils doivent se

débrouiller eux-mêmes.

Entendu pour dimanche prochain. Je communierai

à la messe de 8 heures pour vous, pendant que vous le

ferez pour moi à Caen. Ainsi nous serons ensemble

malgré les quelque 130 km qui nous séparent. Le

dimanche je n’ai pas le choix. Il n’y a que cette messe à

laquelle je puisse aller de façon sûre car « la visite »,

chose sacrée entre toutes, commence à 9 heures 25 ou 30

et n’est pas toujours terminée assez tôt pour permettre

d’aller à la grande messe et les messes de fin de matinée

sont impossibles car on mange à midi et l’hôpital est loin

de toute église.

Pour être un saint je veux bien mais j’en suis

encore loin. C’est tellement plus simple de tirer au flanc.

Surtout dans l’armée où c’est la règle. Enfin c’est

entendu je m’appliquerai dans tout ce que je ferai,

puisqu’être saint c’est essentiellement faire bien tout ce

qu’on fait, car pratiquement on fait de gré ou de force à

peu près tout ce qu’on doit faire. Je ferai donc bien tout

ce que je ferai et je l’offrirai pour « nous deux » et pour

tous ceux qui nous entourent.

La semaine prochaine nous aurons la visite de

Notre-Dame de Boulogne (29,30,31). J’espère qu’elle

voudra bien faire siens les projets de ses deux enfants que

nous sommes.

Vous me demandez ce que je veux que vous

soyez ! Eh bien, avant tout, ne soyez plus timide. Je sais

ce que c’est que d’être timide et je n’aime pas ça – peut-

être parce que je le suis et que ça me gêne beaucoup alors

tâchez de ne plus l’être. Et moi, qu’est-ce que je dois

faire ?

Page 68: Livremargueritedavy

67

Je vous quitte ma Guite chérie, j’espère vous voir

bientôt.

Je serai démobilisé au début de septembre mais

j’espère « aller chercher mes affaires civiles avant cela ».

Dire qu’au début j’étais libre tous les dimanches !

Pierre

Réponse de Paul Davy à son fils, Pierre

Lundi 27 août 1945

Tu demandes notre consentement pour te marier

avec Marguerite Gigon mais tu ne dis pas si tu as le

consentement de l’intéressée ? Je suppose que oui, sans

quoi notre consentement serait bien inutile. Donc si

l’intéressée accepte, nous acceptons aussi.

« Marguerite » est un nom que j’aime beaucoup et je

serai content que notre nouvelle fille porte ce nom.

J’espère qu’elle a toutes les qualités, ce qui est encore

plus important qu’un joli nom, et je t’approuve tout à fait

de désirer te marier de bonne heure. Je voudrais bien que

nos filles puissent en faire autant, et qu’Albert tarde le

moins possible.

Nous venons de recevoir de bonnes nouvelles de

Zabie, enchantée de son voyage mais nous voudrions

bien en avoir aussi de Bernard. Albert nous a dit que

Bernard avait eu une prolongation de 4 jours mais les 4

jours sont écoulés et Bernard est toujours dans le maquis.

Une lettre que je lui avais écrite a été réexpédiée à

l’envoyeur. J’espère qu’il n’est pas malade (??) C’est

Page 69: Livremargueritedavy

68

bien insupportable les gens qui ne donnent pas de leurs

nouvelles.

Voudras-tu me dire si Marguerite Gigon a la

plume facile ou si au contraire elle laisse sa famille

longtemps sans nouvelles. RSVP (ces initiales ne servent

pas à désigner un parti politique).

Quand tu auras quelques loisirs, parle-nous un

peu de ta fiancée. Sait-elle faire la cuisine ? Tricoter ?

Stopper ? Ecrire à la machine ? Téléphoner ? Conduire

une auto ? Etc. Est-elle musicienne ?

Je t’envoie un peu d’argent puisque tu es dans la

purée. J’espère que l’Etat sera solvable et finira par te

payer tes dettes.

Affectueux baisers de tes deux parents

(actuellement seuls à Evreux). Je ne suis pas en vacances

actuellement, je donne une dizaine de leçons par

semaine.

PS. : Avant de t’engager par des fiançailles officielles, tu

ferais bien de prendre des renseignements sur la santé des

parents, car l’honorabilité ne semble pas faire de doute.

Ta maman qui connaît sa mère ne sait cependant rien au

point de vue santé. C’est elle qui me charge de te faire

cette recommandation tout en pensant que dire cela à un

étudiant en médecine est peut-être superflu, tu y auras

sans doute songé déjà. Aussitôt que tu auras des

renseignements précis sur ce point de vue santé, écris-

nous. On sait combien désastreux a été le mariage de

Pierre Guillot par exemple.

Désires-tu que la chose reste secrète ou bien désirez-vous

des fiançailles officielles prochaines ?

Page 70: Livremargueritedavy

69

Le 30 août 1945

Marguerite chérie,

La fortune sourit aux audacieux, elle sourit aussi

sans doute aux amoureux. L’employé de Caen s’était

payé notre tête, l’express doit arrêter à Evreux et

deuxièmement, j’avais la correspondance à Serquigny

pour Evreux.

Enfin tout s’est bien passé et je suis arrivé ici vers

9 heures 15. Heureusement qu’on a raté le premier, ça

nous a fait une heure et demie de rab.

J’espère que ce soir vous n’avez pas trop le cafard

et que les yeux rouges que j’ai entrevus n’ont pas duré.

C’est dur de se séparer et ça me fait du bien de vous

écrire ce soir.

Ma petite Marguerite, tâchez de retrouver votre

calme d’autrefois. Vous êtes rassurée maintenant ; je

comprends mieux encore maintenant votre état, au fond

vous êtes très nerveuse et vous étiez à bout de nerf, ma

pauvre Guite. Si j’avais su, j’aurais parlé l’année

dernière. Quelle année vous avez dû passer ! Ça me fait

peur maintenant quand j’y pense. Vous avez rudement

bien fait de m’écrire. J’étais loin de soupçonner que vos

sentiments aient dépassé tellement une bonne sympathie.

Vous avez dû me trouver gauche, bête, parce que

vous êtes arrivée déjà beaucoup plus loin que moi. J’ai

l’impression que vous m’aimez encore plus que je ne

vous aime et je crains que vous ne soyez déçue ce soir. Je

me suis senti en retard, vous avez un an d’avance, mais je

mets les bouchées doubles. Mais attention, pas

d’emballement juvénile vous a dit le père, sans cela je ne

Page 71: Livremargueritedavy

70

pourrai jamais vous rattraper, même en courant. Et

surtout vous vous énerveriez beaucoup. Attention hein,

ma petite Guite, laissez-moi vous rattraper. Ce soir, je me

sens en feu : ou bien je vais rêver très agréablement ou

bien je ne vais pas dormir. Je ne sais pas lequel. Moi le

calme. Ça pousse dans mon cœur, je voudrais vous avoir

encore dans mes bras, c’est si bon.

Tâchez de rester bien calme, de dormir la nuit, de

manger régulièrement - ça, il le faut de gré ou de force –

pour dormir c’est plus dur mais pour manger ça dépend

de votre volonté et j’espère qu’elle sera forte, n’est-ce

pas ma grande fille !

Maintenant vous n’avez plus à avoir peur, oui

vous serez ma petite femme chérie, dans bien longtemps

mais courage ça viendra ! En attendant de vous avoir

avec moi toujours pour de vrai, vous me feriez plaisir fou

en m’envoyant une photo, une vraie, une grande, où on

vous voit bien. Quand je vais être civil dans un ou deux

jours, je m’en ferai faire une pour vous spécialement –

avec mes lunettes puisque c’est mon genre de beauté.

Pauvre chou, si je me moque comme cela de vous

c’est parce que je vous aime bien. C’est si bon d’aimer

quelqu’un qui vous aime, maintenant je ne saurais plus

vivre sans cela, j’en avais bien senti le besoin avant mais

pas comme maintenant. Si je m’écoutais, je mettrais 10

lignes de qualificatifs : c’est beau… épatant…

merveilleux…

Mon style n’est pas formidable mais vous

comprenez quand même, n’est-ce pas ?

Je vous remercie de la lettre du Père, elle est bien,

hein !

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71

J’ai honte de toutes ces souffrances que je vous ai

imposées égoïstement pendant un an, excusez-moi ! On

est si heureux maintenant.

Maintenant que les premiers sont donnés, on va

pouvoir se dévorer les joues de baisers, je commence le

premier et je vous dirai quand j’aurai fini.

Si on pouvait se revoir bientôt Guite !

Pierre

Le 2 septembre 1945

Ma chère petite fiancée,

J’espérais une lettre de vous pour ce matin mais

mon espérance a été déçue. Celle que vous m’aviez

envoyée à Cherbourg n’est pas encore revenue et comme

je ne serai là que demain soir, ça me fait encore 24 heures

à attendre. Enfin ça ne fait rien puisque ce matin j’étais

avec vous à la messe et à la communion.

A propos maintenant que je serai civil nous

pourrions choisir un autre jour que le dimanche car ça ne

nous demande pas un grand effort supplémentaire de

communier le dimanche puisque nous le faisons tous

deux très souvent.

Ma dernière lettre était un vrai sermon sur le

calme etc. alors cette fois je n’en dis rien, j’en ai

d’ailleurs pris ma part car le soir, et les deux jours après,

je n’avais ni faim ni envie de dormir. Je ne pouvais pas

manger. C’est drôle les réactions du cœur sur l’estomac.

J’ai été à Rouen mais je n’avais pas toutes mes

affaires alors je n’ai pas été démobilisé. J’y retourne

demain lundi et j’espère bien être civil demain soir.

Page 73: Livremargueritedavy

72

L’administration militaire est en bon ordre ! J’ai

reçu une troisième feuille d’appel sous les drapeaux.

J’avais eu la seconde à Cherbourg il y a environ trois

semaines. Je ne désespère pas d’en recevoir d’autres d’ici

quelque temps.

J’ai reçu la lettre que Papa m’avait écrite en

réponse à mon annonce. Naturellement ils acceptent et il

me dit : « Marguerite est un nom que j’aime beaucoup et

je serai content que notre nouvelle fille porte ce nom. »

Plus loin il met : « Désires-tu que la chose reste secrète

ou bien désirez-vous des fiançailles officielles

prochaines ? » Qu’en pensez-vous ? Pour moi, je n’ai

guère d’avis. Des fiançailles si longtemps à l’avance ça

fait drôle et d’un autre côté c’est plus simple que de faire

toujours attention à ce qu’on dit. Si vous avez un avis sur

le sujet, je l’adopterai aussitôt.

J’ai écrit à Jean - Jean c’est l’aîné, celui qui est

marié et est à Paris - pour lui dire et je compte l’écrire

aux autres frères et sœurs un de ces jours.

Je vous ai fait un arbre généalogique sommaire de

la famille pour que vous puissiez vous y reconnaître un

peu quand je vous parlerai de l’un ou de l’autre.

Voudrez-vous m’en faire un aussi de chez vous, pour me

placer votre tante qui m’intimide et vos cousins,

cousines, tantes, oncles dont j’ignore le nombre.

Papa est le deuxième de quatre : tante Marie,

tonton Georges, tante Isabelle. Lequel Georges est marié

à « tante Marie Rose ». Quatre enfants dont trois mariés :

1) Mady devient Mme Jacques Painvain avec un

garçon, Dominique, quelques mois.

Page 74: Livremargueritedavy

73

2) Michel épouse Monique, une fille, Laurence,

quelques mois

3) Nicole devient Mme Jacques Villey avec

un enfant attendu pour septembre

4) Alain, 16 ans.

Les Villey susnommés sont ceux de Caen. Jacques est le

cousin germain du Docteur Raymond Villey.

Chez nous, huit enfants :

1) Marie, religieuse à Orbec

2) Jean épouse Jeanne Hoenig

3) Albert

4) Zaby

5) Bernard

6) Pierre

7) Françoise

8) Georges-Claude

Maman a un frère, tonton Gustave et sa femme tante

Augusta. On dit tonton Georges et tonton Gustave. Il n’y

a pas de noms irréguliers chez les tantes : on dit tante… à

tout le monde.

Ainsi vous trouvez :

- 2 oncles

- 4 tantes

- 4 belles-sœurs

- 4 cousins germains

- 3 cousines germaines

Soit 21 + 3 enfants de cousins germains

Page 75: Livremargueritedavy

74

Ça n’est pas si compliqué que cela.

Mais il est minuit et demain je pars à 6 heures 30

pour Rouen alors je vous dis bonsoir, ma chérie, je vous

embrasse bien fort en vous souhaitant bon courage.

Pierre

Le 4 septembre 1945

Ma Guite chérie,

J’ai été gâté hier soir en rentrant de Rouen.

J’avais cinq lettres dont trois de vous. Celle qui est

passée par Cherbourg et les deux suivantes, toutes deux

datées du 31. J’étais heureux comme un roi. J’ai regardé

tout à l’heure si je trouvais des photos à vous envoyer

mais il n’y en a que des moches et vieilles. Je ne sais pas

ce qu’on en a fait. C’est vrai que depuis la guerre on en a

pris moins mais quand même ! Il y a aussi des pellicules,

je les porterai demain à tirer pour voir ce qu’elles

donnent.

Sur la première, il y a Bernard Marie Lucie et moi. Elle

date de juillet 1940.

La seconde est de 1939, en août : Françoise, Georges-

Claude, Zaby, Alain et moi en train de jouer une pièce de

notre invention. Zaby était proviseur, j’étais professeur et

il y avait trois élèves.

La troisième est de 1938 à peu près : Albert, Georges-

Claude, Nicole, Françoise, moi et Bernard.

Page 76: Livremargueritedavy

75

Ma pauvre Guite c’est tout ce que j’ai trouvé à vous

envoyer ; et pourtant il y en a beaucoup d’autres mais je

ne sais pas où on les a mises.

Cet après-midi je me suis fait photographier

exprès pour vous, j’espère que ce sera bien mais il faut

attendre 15 jours, alors j’espère que je vous aurai montré

l’original avant.

Après demain je compte aller à Paris pour voir un

peu comment ça va s’arranger et tirer des plans sur la

comète, puis je compte aller à Coutances quelques jours

d’où j’irai régler des affaires à Cherbourg. Ils n’ont pas

voulu me payer à Rouen. Et j’espère que je pourrai vous

ramener avec moi pour faire connaissance avec la

famille ; en passant par Orbec car naturellement Marie-

Lucie demande à vous connaître. Elle me demande vos

goûts, je ne sais pas quoi répondre, d’ailleurs je ne les

connais pas et je ne vois pas bien ce que sa question veut

dire. Elle vous le demandera elle-même ou bien elle

regardera. J’espère que vos parents sont rentrés et que

vous serez débarrassée de vos charges de maîtresse de

maison qui vous empêchaient de venir.

Oui je suis trop je-m’en-foutiste, je me l’étais déjà

dit et il n’y a que vous qui me l’avez dit. Ce matin j’avais

une lettre de Marie-Lucie et elle me dit la même chose,

elle me parle de mon « langage qui a l’air d’un peu se

moquer de tout ».

Oui je me moque de beaucoup de choses, de

presque tout, surtout en paroles d’ailleurs et ça me fait

croire que c’est de l’orgueil. C’est si bien porté au

XXème siècle d’être je-m’en-foutiste, surtout dans

l’armée, mais je n’y suis plus.

Page 77: Livremargueritedavy

76

Quand j’avais 12 ans à peu près, je me mettais en colère

tout le temps, et puis je ne voulais jamais céder, ça a du

bon, ça développe le caractère, ça donne de la volonté

mais malheureusement je ne l’ai jamais bien employée

cette volonté. J’ai été deux ans chez mes tantes que je

n’aimais pas du tout et pendant tout ce temps je me suis

habitué à ne rien manifester, ni joie ni peine, c’était idiot

mais c’est comme ça. Si bien qu’il y a des gens qui

croient que je ne ris jamais.

J’aurais mieux fait d’employer ma volonté à

travailler, ça aurait mieux valu. J’essaierai de le faire

maintenant. Avec vous je n’aurai pas besoin de cacher ce

que je pense, mais vous voyez à qui vous avez à faire

dans le fond, j’ai une tête de cochon. Dans l’armée aussi

je commençais à être classé dans ce qu’on appelle les

fortes têtes. C’est pour cela que j’ai été envoyé à

Cherbourg. Quand on me menaçait d’une punition, je

répondais : « Je m’en fous ». Et j’avais l’impression que

c’était vrai. Je suis même sûr que c’était vrai et ça parce

que je voulais m’en foutre. Je me raisonnais pour me

prouver que je m’en foutais parce que je ne voulais pas

céder. Oui, c’est bien de l’orgueil !

Vous voyez pauvre Guite, vous avez un fiancé

orgueilleux. Je ne le savais pas au début de cette lettre

mais maintenant j’en suis sûr. Et ce n’est même pas de

l’orgueil qui sert ; si encore il me faisait travailler mais

non !

Oh Guite, je suis content que vous m’ayez dit ça

parce que vous voyez, vous m’aidez à me connaître

mieux et puis maintenant je pense avec vous. C’est le

meilleur moyen de ne plus faire qu’un et c’est à ça que

nous devons arriver. Si vous saviez comme je vous aime

Page 78: Livremargueritedavy

77

encore plus tous les jours, surtout quand je vous écris.

Mais je suis bête, vous le savez, c’est la même chose

pour vous. Bientôt on pensera tous les deux exactement

pareil, vous voyez, on s’est demandé les photos tous les

deux ensemble. Elles m’ont fait beaucoup de plaisir les

photos, surtout une, c’est celle où on vous voit le mieux.

Et puis il y en a deux où je vous cherchais parce que

j’avais lu « je suis sur toutes » mais naturellement je ne

vous y trouvais pas.

Je vous renvoie la lettre du Père mais avant je vais

la copier, puis je vais me coucher parce qu’il est tard, 2

heures 15. J’ai commencé à relire vos lettres il était

minuit ! Le temps passe si vite avec vous. C’est parce

que je vous aime beaucoup.

Bientôt on osera se parler comme on s’écrit

maintenant, c’est si bon d’avoir quelqu’un à qui on dit

tout, même quand ce n’est pas intéressant.

Vous êtes encore timide car vous me dorez la

pilule, vous mettez quinze lignes pour dire simplement :

« Pierre vous êtes trop je-m’en-foutiste, un peu c’est bien

mais trop c’est trop. » J’aime qu’on me parle

franchement, rudement. Et j’aime tellement mieux les

gens qui disent ce qu’ils pensent au lieu de mentir pour

essayer de faire plaisir comme c’est si fréquent

maintenant. C’est pour cela que votre lettre m’a fait très

plaisir, parce que vous osez me dire mes défauts. Vous

aurez de quoi dire parce que j’en ai, vous verrez quand

les premiers temps seront passés. Ce sera si bon alors de

pouvoir compter l’un sur l’autre pour effacer les petits

défauts au fur et à mesure qu’ils apparaîtront.

Je vous dis bonsoir ma Guite bien-aimée. Je vous

aime chaque jour davantage.

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78

Le 8 septembre 1945

Ma chère Marguerite,

Quel pays que Coutances ! Figurez-vous que le 8

septembre il n’y a pas de messe après 8 heures, ni même

à 8 heures. Comme je n’étais pas prévenu, eh bien je ne

l’ai pas eue. Je vais devenir païen, un défaut de plus, non

pas un défaut parce que païen ne veut pas dire mauvais

mais enfin on se comprend. J’espère que les trois jours

qui nous séparent vont passer rapidement. Quelle joie de

vous retrouver pour de vrai parce que se voir un peu

comme on s’est vus, ça n’est pas se voir. Vite qu’on soit

à mercredi. On mettra Thérèse dans le wagon à côté,

comme ça elle ne se moquera pas de nous.

Quand j’ai annoncé notre grande nouvelle à

Françoise, elle n’a absolument pas été étonnée.

J’attendais la réaction puisque c’était la première

personne à qui je le disais de vive voix, mais elle le

savait. J’ai eu beau lui demander, elle n’a jamais voulu

me dire qui le lui avait dit. J’ai cru un moment qu’elle

nous avait rencontrés à Caen car elle devait y être le jour

où j’y étais passé – le 30 août. Elle ne me le dira pas

avant qu’on se voie à Orbec.

Hier, j’ai fait un excellent voyage, c’est un peu

long 4 heures pour faire 100 km mais le principal c’est

d’arriver. Je suis bien tombé, ce soir il y a « réception »

c’est-à-dire que les cultivateurs chez qui mes tantes

étaient réfugiées viennent diner ; la maison est sans

dessus dessous, c’est tordant. Quel dommage que vous ne

soyez pas là, vous verriez la maison vraiment comme elle

est. Il n’y a rien de tel que des préparatifs pour connaître

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79

les gens tels qu’ils sont. Je vais tâcher de vous dire ce que

c’est Coutances pour nous.

Tous les ans, nous nous y retrouvions avec mes

cousins et on s’y amusait beaucoup, on en a tous un

souvenir épatant. Mais les hôtesses sont deux vieilles

filles qui, naturellement, ont un caractère particulier,

mais nous aiment énormément. Pour elles, nous sommes

la seule famille et elles ont beaucoup l’esprit de famille.

Elles attachent beaucoup d’importance à des petits faits

qui pour nous ne comptent pas, le « qu’en dira-t-on » etc.

Elles sont bourgeoises dans le sang. Mais

malheureusement, elles aimaient bien à nous abreuver de

sermons dont je n’ai cessé de rire, et je n’ai jamais caché

ce que j’en pensais, au contraire. Quand on est un peu

orgueilleux, on n’aime pas les sermons, surtout quand ils

sont adaptés juste pour vous. Et rien que pour vexer, je

me suis mis bien souvent à faire le contraire de ce qu’on

me prêchait. Vous savez, je suis mauvais et ça aurait pu

mal tourner quand je suis venu chez elles pendant deux

ans. C’est l’âge ingrat, j’étais en 4ème

et 3ème

; alors mes

pauvres tantes en ont vu de toutes les couleurs, surtout

que je suis paresseux et qu’elles auraient voulu que je

travaille autant que mon père et mon oncle.

Heureusement, à cette époque, j’ai commencé à connaître

la JEC et je n’ai pas complètement mal tourné. Pourtant,

au naturel, j’ai bon cœur, je crois du moins, mais quand

j’ai pris quelque chose ou quelqu’un en grippe, alors là je

retrouve ma tête des grands jours. Il y a quelques années,

j’ai découvert que mes sœurs, cousins et cousines

pensaient comme moi, mais ils étaient plus diplomates.

Moi j’ai toujours mis les pieds dans le plat.

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80

C’est compliqué un caractère humain. J’ai

toujours mal pris les sermons de mes tantes, peut-être

parce qu’elles faisaient constamment des rapprochements

défavorables avec les siècles passés (orgueil) et, au

contraire, j’ai toujours aimé que les gens que j’aime me

disent mes défauts. Vous savez, vous m’avez fait

beaucoup de plaisir quand vous m’avez dit que vous me

trouviez « je m’en-foutiste » parce que ça m’a montré

qu’on n’était plus timides l’un avec l’autre, au moins par

lettres. Je n’ai jamais osé dire ce que je pensais mais

alors complètement qu’à vous. Avec mes parents j’ai

toujours été timide. C’est parce que je vous aime, je suis

sûr que c’est ça la vraie signature de l’amour. C’est cette

confiance-là qui permet aux époux de ne faire qu’un.

Un de ces jours, j’annoncerai à mes tantes que je

suis fiancé mais je n’ose pas leur dire tout de suite, j’ai

peur du déluge de questions. Et puis il y a mon oncle et

mon cousin Alain qui sont là et je n’ai pas envie de leur

dire, alors je crois que je leur dirai après, par lettre. Elles

y ont droit, comme réparations, que je leur dise tout de

suite. Il y a presque un mois que j’ai reçu votre lettre. Il

me semble que c’était hier, ça donne bon espoir pour

attendre x années. J’arrive au bas de ma page, alors je

vous quitte ma petite Guite chérie. A mercredi et vous

pouvez être sûre que je ne raterai pas mon train.

Pierre Davy

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81

Dimanche soir

Guite chérie,

Je vous ai écrit hier, mais au moment de mettre la

lettre, j’ai appris qu’il n’y avait pas de train et donc pas

de levée entre le samedi matin et le lundi, alors je ne l’ai

pas mise et Françoise la portera jusqu’à Caen, ce qui

l’avancera un peu. En effet, Françoise repart demain avec

Georges-Claude, elle restera deux ou trois jours à Orbec

et nous l’y retrouverons mercredi. Dans 48 heures nous

serons ensemble. Je ne vous écris pas une lettre ce soir, je

rajoute seulement un petit mot à ma lettre d’hier. J’aime

bien vous écrire, ce que je vous raconte n’est peut-être

pas toujours intéressant mais ça vous apprend à me

connaître.

Ce matin, je n’ai pas pu aller à 8 h puisque

Coutances n’a pas de messe à cette heure-là, alors je suis

allé à 7 h30, c’était l’heure la plus voisine, c’est bon de

prier ensemble.

Quelle chance de passer quelques jours ensemble,

seulement si on ne veut pas que toute la ville le sache,

nous ne devons pas nous promener bras dessus-bras

dessous. C’est une petite ville et vous savez ce que c’est

qu’une petite ville. Enfin nous aurons le jardin et la

campagne pour prendre nos ébats librement. Je me sens

des envies de vous écrire : je vous aime, je vous aime etc.

pendant deux ou trois pages. Ça me calmerait. Il y a des

moments où je suis presque heureux.

A mercredi, ma Guite. J’irai vous prendre vers 7h

moins le quart rue de Courseulles ou place Saint-Martin.

Votre Pierre qui vous embrasse et qui vous aime.

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82

Evreux, le 29 septembre

Ma Guite chérie,

J’ai reçu avec beaucoup de plaisir votre lettre

d’hier soir. Je pense que vous avez reçu la mienne ce

matin. Je donnerai celle-ci à Françoise qui part demain

matin pour Caen, aussi elle ne sera pas longue car il est

déjà plus de minuit et son train est à 7h, or il faut qu’on

soit en avance pour enregistrer tout son matériel.

Aujourd’hui Bernard est rentré à la maison. Le

3ème

démobilisé en un mois. Il va retourner un de ces

jours au grand séminaire qui est replié à Cracouville, à 7

ou 8 km d’Evreux, puisque ses locaux à Evreux sont

détruits depuis 1940.

J’espère que vous n’avez pas commencé Péguy

hier, et que comme ça on lira le même passage en même

temps. Pour que ce soit bien fait, j’ai commencé

aujourd’hui au début. Il faut me discipliner un peu. Je

vous l’offre.

Pour la lettre, je crois que vous feriez mieux

d’écrire. Quand Jeanne était venue, on attendait tous sa

lettre pour voir un peu le genre etc. Là c’est différent

puisque nos deux familles ne sont pas inconnues l’une à

l’autre, mais je crois que c’est préférable. Elle sera lue

avec attention.

J’obéirai, mon cher Gouvernement, j’irai voir de

votre part Anne-Marie Claesen. Sait-elle les liens qui

nous unissent ?

Robert Lefrançois m’a indiqué un nouveau tuyau.

Il y a paraît-il encore une arche de libre sous le Pont

Saint-Michel, c’est un bon filon à exploiter.

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83

Aujourd’hui il a fait un temps splendide, une vraie

journée de printemps. Il aurait fait bien bon être

ensemble. Je ne le regrette pas puisque nous l’avons

offert. Mon Dieu, que votre volonté soit faite et non la

nôtre. Nous pensons avec notre cervelle d’humains

imparfaits. Heureusement que votre sagesse divine est là

pour nous donner l’occasion d’efforts que nous ne

chercherions pas de nous-mêmes. Faites-nous sortir de

notre état passif, que nous entrions dans l’actif. Notre

beau chant jéciste dit « Jécistes, en avant ! ». Ayons le

courage de notre idéal. C’est dur de faire passer l’idéal

dans la vie courante mais, mon Dieu, avec vous, ce sera

un jeu d’enfant. Vous aimez bien vos grands enfants.

Bénissez-nous, Seigneur, parce que nous avons péché,

parce que nous pécherons encore, mais surtout parce que

nous essaierons de pécher moins. Bénissez nos efforts,

rendez-les fructueux pour votre plus grande gloire. Nous

vous offrons ensemble nos efforts communs et nos

efforts particuliers. Ça m’ennuie d’aller à Paris, ça

m’ennuie beaucoup, parce que c’est l’inconnu, parce que

je suis timide donc orgueilleux, égoïste, mais je vous

l’offre, nous vous l’offrons ; parce que Marguerite l’offre

avec moi, pour que cette année soit bonne. Ça n’est pas

un diplôme que je vais chercher, c’est une formation que

je veux acquérir. J’aurai dans les mains la vie de vos

créatures. Qu’est-ce que je ferai si je ne sais pas les

guérir, si je ne suis pas un bon médecin ? Et puis je suis

toujours timide, comment réconforter les souffrants, les

malades ? Comment avoir la simplicité voulue pour aider

Marguerite à élever nos enfants comme vous le voulez ?

Non, mon Dieu, je ne dois plus être timide. Je dois être

fort.

Page 85: Livremargueritedavy

84

Marguerite, qui vous représente pour moi sur la

Terre, m’aidera en votre nom. Merci, mon Dieu, de

m’avoir donné ce soutien, un soutien aussi agréable,

aussi bon. Je l’aime de toute mon âme, je vous aime en

elle et je l’aime en vous. Merci mon Dieu. Merci

beaucoup.

Marguerite, je vous remercie de la prière que vous

avez faite dans votre lettre. Vous voyez bien que vous

savez vous ouvrir en notre amour commun pour le

Seigneur. Nous nous aimons d’un amour sain parce que

nous aimons d’un même amour une tierce personne et

que celle-ci est Dieu.

Je pense toujours à vous et je vous aime.

P.Davy

Evreux, le 10 novembre 1945

Ma petite Guite chérie,

Dimanche soir. Nous écoutons en ce moment les

résultats à la TSF – 30% de communistes ! Enfin ce sont

des résultats partiels et peut-être qu’à la fin ça baissera le

pourcentage.

Ce matin j’ai été à la grand-messe puis cet après-

midi nous sommes allés voter – donc rien de

sensationnel.

Je suis arrivé hier soir à 9h15. Le midi j’ai mangé

chez les Gustave mais on s’est mis à table à 1h30 alors !

Puis est arrivée une visite de Mme Guicheux de

Montmartre, vous savez l’amie de maman qui fait du

tricot, si bien que le temps d’aller à la Porte d’Orléans et

retour je n’ai pu me confesser. Je le ferai mardi avant la

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85

messe, mais je suis vexé de ne pas l’avoir fait avec vous.

J’y ai repensé trop tard et j’étais pris par mon train.

Enfin, 48h de retard ne paraîtront pas beaucoup.

Ça me fait un peu drôle d’être ici sans vous.

Autrefois, quand je venais à la maison, c’était le bout du

monde. Je n’avais rien de plus à attendre. Mais

maintenant, ici, il me manque quelque chose tant il est

vrai que l’homme laisse tout – famille, parents, etc. –

pour aller vivre avec sa femme. Oui ma petite fiancée

chérie – ma future petite femme chérie. Ce sera bien

chic, n’est-ce pas, ce jour-là, ce temps-là, car ça ne

durera pas un jour mais… toujours.

Je n’ai pas pensé à vous dire l’autre jour pour les

chaussettes. Naturellement oui, mon chou. Comment

vouliez-vous que moi je juge ? Je viens de demander à

Maman, elle a dit oui. J’espère qu’il est encore temps,

sinon tant pis. Je vous embrasse bien fort ma chérie.

Pierre

Mercredi soir, 14 novembre

Ma Guite chérie,

Je viens de travailler une heure, alors je prends

une petite récréation, naturellement ma pensée vole vers

vous tout de suite.

Je revoyais les quelques jours avant le

bombardement. Plusieurs jours je suis allé à la messe le

matin, c’était le moment des examens et, à cette époque,

on a toujours une ferveur spéciale qui, au fond, soit dit en

passant, est un peu factice, on ressemble au type encore

valide et qui demande l’aumône, car si on n’a rien fait

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86

pendant l’année, ce n’est pas cette ferveur passagère de

trois jours qui y changera quelque chose. Je repensais

donc à ces quelques jours, à un jour en particulier où je

m’étais mis près de vous, à droite de l’allée centrale.

J’étais content d’être près de vous et pourtant il n’y avait

rien entre nous qu’un pèlerinage datant de 15 jours. Oh !

Guite, je m’en souviendrai toujours. Et puis en remontant

ensemble et sans rien dire, naturellement, on a rencontré

Marie Tortue. Ça devait être le jeudi. Le vendredi Zaby a

été se promener en bateau et le samedi elle partait et

j’avais encore mon examen.

Et le jour de la Pentecôte, j’ai l’impression que ça

vous barbait de faire du vélo et que vous y êtes venue…

Oh Guite, je sens comme je vous aime, avec quel

plaisir je vous serrerai sur mon cœur, ça viendra,

courage, mon petit chou.

Et vous ne saviez pas peut-être que je vous ai

souvent guettée. Vous aviez remarqué que j’étais souvent

à ma fenêtre. Je vous attendais, ma Guite chérie. J’ai

d’ailleurs été récompensé de mes attentes car vos visites

étaient fréquentes les derniers jours. Vous veniez voir les

résultats de Zaby… Tout cela se passait au soleil, c’était

bien plus gai que le temps de maintenant. Et malgré tout

ce que qui se passait sous ses yeux, Mlle Marie Jordonne

voulait vous faire entrer au couvent ! Ah ! La récréation

est terminée. Au travail, c’est demain la colle !

Naturellement il faut que vous mettiez quelque

chose derrière la photo, et quelque chose de bien. Vous

avez 15 jours pour le trouver.

J’ai eu ce soir deux lettres de vous. Je n’avais pas

dit mon nom à la concierge, alors elle voulait simplement

les rendre au facteur ! Folle ma concierge !

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87

Complètement folle ! Une lettre de Guite ! La renvoyer,

mais elle est dingo !

Mon Jésus chéri, je vous aime et j’aime votre

créature, ma Guite, de tout mon cœur. Marguerite

matérialise, objective l’amour que j’ai pour vous, mais

c’est vous que j’aime en elle. C’est parce qu’elle est

chrétienne que je l’aime. C’est votre fille, mon Dieu, et

c’est ma sœur et ce sera ma femme ! Ma femme ! Oui,

ma femme. Et je serai son mari et nous serons un devant

vous, solidairement responsables de nous deux et de nos

enfants ! Et de ceux qui nous entourent ! Merci mon Dieu

et bonsoir ma chère, chère fiancée.

P.Davy

7 décembre 1945

Ma Guite chérie,

Ce matin je suis parti avant que le facteur ne soit

passé, alors je n’ai pas encore votre lettre. Je vous écris

avant de rentrer chez moi car la levée m’obligerait à

ressortir mettre cette lettre. Ce matin, je me suis réveillé à

-10 alors je suis arrivé seulement pour l’offertoire. (…)

Ce matin il y a eu du remue-ménage à l’hôpital.

Une infirmière a fait une piqûre d’eau oxygénée à un

gosse de 3 ans au lieu de sérum. 5 minutes après, il était

mort. On lui a fait 36 piqûres pour le ravigoter, mais sans

résultat, et de la respiration artificielle pendant 2 heures,

si bien que je suis sorti de l’hôpital trop tard pour aller

manger à Louis le Grand (j’ai mangé quand même,

tranquillisez-vous). Mais s’il n’y avait que cela ! La

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88

pauvre infirmière était… (Je ne trouve plus mes mots, ça

devient grave). Elle a dû l’annoncer à la maman qui

arrivait juste pour prendre des nouvelles. Heureusement

que ces accidents ne sont pas fréquents ! Tout cela ne

vous intéresse pas beaucoup sans doute mais ça m’a fait

un peu impression. Le pauvre gosse. Remarquez, il est

bien tranquille maintenant et ce n’est pas lui qui est à

plaindre. (…)

Ma petite Guite chérie, je ne sais plus quoi vous

dire, j’avais des tas de choses mais ça ne vient pas. Si.

Vous me demandiez ce qu’évoque pour moi la crèche ?

D’abord ça me rajeunit, je redeviens gosse (cf. amour),

ça chauffe un peu le cœur ! Et puis ça m’écrase un peu

aussi. C’est un symbole – il y a de l’inconnu et du grand

de caché là-dessous. Et puis l’influence des vacances et

des cadeaux quand on était tous à Evreux il y a 15 ans !

C’est un peu un mélange de crèche et de temps de Noël

mais les deux sont intriqués ensemble.

Ce que Noël est pour moi maintenant ?

C’est un anniversaire, c’est un don de toute Sa personne

que le Christ a fait ce jour-là :

- Don dans la joie à Noël ;

- Don dans le deuil au Vendredi Saint ;

- Don d’un troisième genre tous les jours à la messe

qui, somme toute, refait les deux précédents.

Jésus vient en nous comme il est venu sur la terre à Noël

il y a 1945 ans. Et il vient sous la forme de pain et de vin

qui figurent le don du Vendredi Saint.

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89

Et puis il y a à côté encore cette façon dont les

hommes fêtent cet anniversaire. Tous les petits Jésus de

la Terre que leurs parents rendent heureux ce jour-là. Il y

a une atmosphère de joie qui naturellement m’attire.

Oui, cette joie est juste, raisonnable. Elle est voulue par

Dieu et nous n’avons pas le droit de nous y refuser (le

vieux Scrooge de Xmas Carol). Ça n’est pas une fête

locale, ni nationale mais humaine. Ce jour-là c’est toute

la Terre qui est joyeuse ou du moins la plupart des

hommes sur tous les continents.

Alors, ma Guite, ce jour-là nous serons joyeux,

nous serons ensemble et ce sera Noël. Jésus qui se fait à

notre taille. Jésus le petit enfant. « Laissez venir à moi les

petits enfants ». Alors qu’au fond il est tout aussi bien

Dieu que plus tard. Il est le même exactement qu’à 33

ans. Mais on le sens plus accessible, plus à notre portée.

Pour regarder un Saint qu’on représente adulte ou plus

près de Lui pour regarder la Vierge, on lève la tête. Pour

le regarder Lui en croix, on lève la tête, mais pour

regarder la crèche on la baisse. Il est là tout petit, à notre

portée, devant nous. Fêter la naissance du Christ c’est

très psychologique et puis c’est plus facile pour les petits

enfants puisqu’Il est de leur taille. Et pour les grandes

personnes, ça leur rappelle la foi naïve mais combien

intense de leurs jeunes années ! Vive Noël et soyons gais,

toujours gais avec un sourire, n’est-ce pas ma Guite

chérie ! La petite sœur du petit Jésus qui sera ma petite

femme !

Je vous embrasse bien fort.

P. Davy.

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90

1946

4 janvier 1946

Petite Guite chérie,

Je vous écris dans le train, encore la même

comédie, je n’ai pas d’encre.

Le train a une heure de retard alors je tremble. J’espère

que nous arriverons encore avant le départ de celui de

Caen mais ce sera bien juste. Pauvre Guite, si on arrive

après, vous n’aurez rien demain ! J’aurais dû vous écrire

tantôt mais je me disais : je n’aurai rien à faire dans le

train, j’écrirai et je la mettrai en arrivant.

Votre lettre m’a fait bien plaisir, j’étais tellement

certain que vous auriez le cafard, ma petite nerveuse

chérie. Je ne l’ai pas eu non plus mais je me sentais

cependant bien triste.

C’est si bon d’être ensemble. Quand je pense que

dans un mois nous aurons encore 8 jours ! J’ai

l’impression que le Bon Dieu nous gâte un peu ! A nous

de nous montrer dignes.

Guite, je suis bien content de nos vacances mais

dans le fond j’ai l’impression d’avoir perdu mon temps.

On n’a rien fait pendant 10 jours ! Je ne suis pas

pleinement satisfait. Du point de vue, Guite, du

sentiment, ça va, mais du point de vue du travail !!! Il ne

faudra pas que les 8 jours de février soient pareils.

Mon petit chou que j’aime beaucoup beaucoup,

comme ce sera chic quand on aura notre chez nous, à

nous deux, Guite et Pierre ensemble, mariés, chez eux !

On peut bien avoir le courage d’endurer les préparatifs

quand on a un horizon aussi beau ! Ce sera vraiment

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91

épatant. On aura du travail pendant 8 jours.

« Compagnons d’éternité » etc. etc.

Ce soir je vrais reprendre mes Evangiles. Alors

c’est Saint Mathieu qu’on prend ? C’est lui que je prends

ce soir. Avez-vous pris la photo ? Je n’y ai pas pensé au

moment où vous avez fait votre valise.

J’espère que votre Davy-Passoire n’a pas oublié trop

d’affaires à Evreux, c’est pourtant une bonne habitude

que j’ai prise. J’espère que vous n’avez pas cherché ma

cravate dans votre taudis. Je l’ai retrouvée, je l’avais

roulée dans l’un de mes gants.

Chou chou chou, ce n’est pas très facile d’écrire,

mon crayon est un peu court. J’ai sommeil alors les idées

ne viennent pas vite.

Ce matin, 1er

vendredi de la semaine du mois et

de l’année, nous avons reçu ensemble le Seigneur Jésus

qui nous a unis une fois de plus.

Demain je me lèverai à 9h car je ne serai

sûrement pas couché avant minuit et demi.

Mon Jésus, donnez-nous le courage de faire

toujours votre volonté. Nous vous aimons de tout notre

cœur, donnez-nous la grâce de manifester toujours notre

amour de vous, notre gaieté, notre religion qui est votre

loi, votre volonté.

Nous vous aimons beaucoup mais augmentez

notre amour l’un de l’autre et de nous deux de vous, que

chacun de nous se prépare pleinement pour que nous

vous bâtissions une belle maison, un chic foyer.

Petit chou chou chou, je vous aime de tout mon

cœur et je vous embrasse. Votre Pierre chéri.

P. Davy.

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Vendredi 8 janvier 1946

Petite Guite à moi,

Il a dû pleuvoir sur le massif central car il est 9h

et il y a encore de l’électricité.

Est-ce que ça vous intéresse une conférence sur le

marxisme et le léninisme ? Il y en a une le 8 février et j’ai

bien envie de vous y emmener mais ce sera peut-être tard

pour rentrer. Elle commence à 20h45. C’est fait par un

Prof de l’Institut Catholique qui connaît Lénine mieux

que les communistes. C’est lui qui a fait la contradiction

à Pierre Hervé6 l’autre jour.

Ce matin, rien que d’aller à St Paul j’avais déjà

les oreilles toutes mordues par le froid, tant mieux notre

« assemblage » n’en sera que plus fructueux pour notre

éternité. Un petit foyer bien chic qui fasse rayonner le

Christ ! Ce sera épatant. Des enfants pas timides et

chrétiens ne ressemblant pas à leurs parents sur le

premier point et les dépassant sur le second. Oh petite

Guite chérie, ce qu’on sera heureux ensemble. Ça donne

du courage pour se préparer. 13 jours ensemble, ça va

être superbe. Combien de personnes avons-nous à voir ?

De mon côté, 3 ou 4 sera un maximum mais du vôtre !

On visitera tout Paris !

Je m’en vais à l’hôpital, à tout à l’heure,

j’emporte cette lettre, je la finirai en route. (…)

6 Pierre Marie Hervé, né le 23 août 1913 à Lanmeur (Finistère), mort

le 8 mars 1993 à Châtel-Censoir (Yonne), est un résistant,

journaliste, professeur et homme politique français, membre du Parti

communiste français.

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Je vous aime beaucoup, beaucoup, de plus en

plus. A bientôt. Bon courage. Dépêchez-vous dans St Luc

pour qu’on tâche d’en parler. Ce sera difficile car on

traine un peu. Je vous serre bien fort sur mon épaule et je

vous embrasse de tout mon cœur qui vous appartient pour

toujours. Votre Pierre chéri.

P. Davy

Vendredi 31 janvier 1946

Ma petite Guite chérie,

Voilà, je vous écris avec un stylo neuf que je

viens de construire. Il a une contenance inégalée jusqu’à

ce jour. Simplement j’ai fait une laparotomie et j’ai

enlevé tout l’intérieur, ainsi il doit contenir au moins 60

gouttes. Avant cela j’ai fait mon ménage c’est-à-dire

rangé un peu, tourné le matelas etc.

Ce matin il y a de la neige alors j’ai les pieds

mouillés et conséquemment « rafraîchis ». Enfin, ce n’est

encore pas catastrophique. Cela glisse un peu et les

accidents, bénins en général, sont nombreux.

C’est aujourd’hui notre jour d’adoration et pour

commencer la journée je ne suis pas – oh ! – allé à la

messe. Je me suis réveillé à 9h10. Je vais aller faire une

visite dans une église parce que je ne suis pas allé à la

messe cette semaine, ce qui prouve que malgré de beaux

discours, le fond ne vaut pas cher. C’est véritablement

tout eux et comme adoration, cela laisse à désirer.

Au début de l’année dernière, quand j’allais

manger à Louis Le Grand j’allais tous les jours à St

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94

Séverin soit avant, soit après dîner. Par conséquent

depuis un an la qualité n’est pas améliorée.

Et pourtant, on est toujours prêt à s’envoyer des

coups d’encensoir ou presque. Nous nous regardons

pratiquement comme de bons chrétiens ! « Des gens bien

pensants » et même « pratiquants » puis, hélas, on en

arrive à diviser les chrétiens en pratiquants et non

pratiquants. C’est quand même formidable.

Au fond tout cela c’est de l’orgueil. Nous sommes

plongés dans un monde orgueilleux au maximum et dans

le bain, on subit la contagion.

Or Dieu se retire des peuples orgueilleux car

ceux-ci n’ont pas besoin de lui puisqu’ils considèrent

qu’ils se suffisent à eux-mêmes. Mon Dieu, vous vous

êtes retiré du peuple juif mais ne vous retirez pas du

peuple de France !

Nous vous adorons !

Chérie, c’est terrible mais je ne sais pas adorer du

fond du cœur. Des formules toutes faites qui ne veulent

plus rien dire par le fait qu’on les récite par cœur, c’est

tout ce que je suis capable de faire. J’aurais voulu faire

une prière d’adoration avec vous mais je suis sec comme

un coup de trique. Il ne vient rien. Je vais lire des

Psaumes, je crois qu’il y en a la plus grande partie qui est

dans cet esprit. A vrai dire je n’en ai pas lu beaucoup et

ce n’est pas la peine d’avoir tant de prières à sa

disposition quand on n’en profite pas. Au fond quand

nous sommes mollassons, nous sommes complètement

coupables car nous avons des ressources énormes dans

n’importe quel livre de messe et nous avons toujours un

livre de messe à portée de main. Et nous serons jugés en

Page 96: Livremargueritedavy

95

fonction des facilités qui nous ont été données. Alors

notre jugement sera sévère.

Mon Jésus, je vous adore et je vous aime parce

que vous nous avez choisis pour être de votre peuple,

parce que par le baptême vous nous avez fait fils de Dieu.

Je vous aime parce que vous avez donné votre sang, votre

vie, pour nous, pour nous permettre de profiter de votre

bonté infinie. Nous vous adorons dans votre création qui

manifeste de façon éclatante votre force infinie, votre

nature infinie, qui nous permet de sentir toujours votre

présence bienveillante et votre infinie bonté. Je vous

remercie pour toutes les grâces que vous nous avez

données, dont vous nous avez comblés, en particulier

celle de notre connaissance et de notre amour. Oh ! Jésus,

roi du Ciel et la Terre, régnez dans nos cœurs ! Vous êtes

notre chef et notre but suprême. Nous vous adorons dans

votre infinité.

Ma chérie, je vous aime en Jésus.

Lundi 4 mars 1946

Ma petite Marguerite chérie,

J’ai eu ce matin votre lettre de jeudi-vendredi que

je n’avais pas eu samedi, j’aurai peut-être ce soir celle de

samedi-dimanche.

Samedi, je suis resté chez moi bien sagement pour

voir si Zabie passait mais je n’ai vu personne, elle est

venue à Paris vendredi pour se faire inscrire. J’avais son

manteau chez moi et elle devait le prendre chez Tonton

Gustave où je devais le porter mais je ne l’y avais pas

porté alors elle ne l’a pas eu. Puis je suis allé à la gare

Page 97: Livremargueritedavy

96

pour lui porter des affaires à remporter à Evreux mais je

ne l’ai encore pas vue. Heureusement il y avait des

Ebroïciens connus et j’ai confié mon petit paquet à un

voisin. (…)

Alors mercredi on entre dans le Carême ! Qu’est-

ce qu’on fera de plus pendant ce carême ? Les bonnes

sœurs n’écrivent pas ! Les gosses ne mangent pas de

bonbons ! Et les amoureux ?

Je cherchais notre prière d’union et je trouve :

« La grâce de la maternité est une dérivation du cœur de

Dieu qu’il met dans le cœur de la mère afin qu’elle aime

et qu’elle guide ses enfants selon le bon plaisir divin. »

« Est-ce que je ne boirai pas le calice que mon père me

présente. » Math. XXVI, 39

« Faire de temps en temps au cours de la journée une

communion spirituelle comme point de départ d’un

nouvel élan vers Dieu. » D. Col. Mam.

C’est ça que je vous propose, au moins une fois par jour

et plus si on a le cafard ou si on a soif. On a toujours sur

la Terre une messe en train de se dire, une conversion en

train de se faire.

L’autre jour vous me disiez votre avis sur le grand

retour. Savez-vous qu’il entraîne une conversion ou un

retour toutes les 10 minutes ! Ça ne se voit pas faire.

7 000 0000 de consécrations à N.D. etc. mais je ne suis

pas chargé de faire la réclame. (…)

« La véritable piété consiste beaucoup moins dans un

grand nombre de prières et de pratiques que dans la

recherche sincère et loyale de la sainte volonté de Dieu. »

D.Cl.Man.

Page 98: Livremargueritedavy

97

Alors n’est-ce pas « nous faisons (souvent hélas

théoriquement) bien ce que nous faisons », par exemple

on écrit bien quand on écrit une lettre. On la fait bien et

courte plutôt que mal et longue. Oui, pendant le carême,

faisons un effort sur ce point là encore. Le bel ouvrage,

cette qualité essentielle du Français et essentiellement

française, c’est prier de faire quelque chose bien pour

l’amour de Dieu.

Mon amour chéri, faisons des efforts pendant le

carême et puisque nous sommes des hommes, donnons

un sens à nos efforts.

Je n’ai plus, après un si beau sermon, qu’à vous dire à

demain, ma chérie. Adieu donc mon Eugénie. Je vous

embrasse de toute mon âme et de tout mon amour.

Votre Pierre chéri.

PS. : J’ai donné les tickets à Jeanne pour qu’elle touche

le KKO à Nogent car je n’en trouve nulle part à Paris.

Mais vous ne m’avez envoyé que 3 tickets et vous êtes 6,

envoyez donc les autres.

Samedi 30 mars 1946

Marguerite chérie,

Le docteur 79 est en réalité une doctoresse, moi

j’ai le numéro 107. J’ai eu le 79 pendant quelques jours

de vendredi à hier matin c’est-à-dire juste une semaine. Il

était déjà attribué à une jeune fille quand on me l’a

donné. Mais elle était absente assez souvent si bien qu’on

Page 99: Livremargueritedavy

98

ne s’en est aperçu que 8 jours après ! On cherchait tous

les deux le 79 en même temps.

Je n’ai pas beaucoup de courage pour travailler. Je

suis sur mon bouquin mais je pense à une jeune fille plus

qu’à mon anatomie. Il y a des types qui sont très forts et

si vous voulez épouser un externe, je pourrai vous en

citer quelques-uns. Quant à moi, depuis 8 jours, je n’ai

pas fait grand-chose. Quand je rentre de l’hôpital, je suis

fatigué pour le reste de la journée ! D’ailleurs j’ai

toujours sommeil, et travailler quand on a sommeil c’est

bien difficile. Enfin il faut que je vous laisse dans votre

rêve, mais tâchez de ne pas vous tordre le pied en vous

réveillant quand vous vous réveillerez. Pauvre chou ! Je

voudrais bien vous faire plaisir mais vraiment ! Enfin je

vous aime. Je vous aime de tout mon cœur. Et si on n’est

jamais que deux pouilleux, ça n’a pas d’importance

pourvu qu’on s’aime bien. « Nous nous marierons

ensemble, ma charmante, belle Eugénie. »

Enfin je travaille quand même, « on ne sait

jamais » dirait Marguerite si elle était là, la pauvre

pitchoune, mais malheureusement elle est à 180 km et

même un peu plus 210 au moins. Il y a combien de

Dozulé à Lisieux ?

C’est effrayant quand je pense que le concours est

dans 11 jours. Dites-moi sincèrement : pensez-vous que

je serai reçu ? C’est pour savoir s’il faudra prendre des

ménagements pour vous annoncer le résultat. (…) Si j’ai

envie d’être reçu, c’est rien que pour vous car moi je

m’en f… éperdument depuis trois semaines. Non, je ne

m’en fiche pas mais ça me paraît tellement

problématique. Et puisque je ne m’installerai pas dans

une grande ville, ça n’a qu’une importance relative. Le

Page 100: Livremargueritedavy

99

seul avantage c’est que je me donne un plan de travail. Et

puis si j’étais reçu, j’irais perdre mon temps dans un

service rébarbatif et ça me forcerait à faire deux ans de

plus. (…)

Evreux, 1er

mai 1946

Guite chérie,

Quelle vilaine petite fille vraiment ! Ne pas venir soigner

son Pierre. Pauvre chérie, il ne faut pas que je vous dise

cela car bien que le disant en blaguant ça risque

d’augmenter votre peine, surtout dans l’état de nervosité

où je vous ai laissée. Ce n’est vraiment pas facile d’écrire

allongé, je vais m’assoir un peu.

Vous attendez des nouvelles, eh bien voilà. A

droite, ça a continué à enfler et je suis à peu près

symétrique. A gauche, ça n’augmente pas, il y a même je

crois une légère tendance à dégonfler.

Hier, dans le train, j’ai essayé de manger mais j’ai

calé après une demi-tartine. Ce matin j’ai voulu goûter un

gâteau sec trempé dans mon café au lait mais j’ai vite

compris.

Quand je ne mange pas, ça ne me fait absolument

pas mal, j’en suis quitte pour manger des bouillies ou du

potage avec des biscottes bien ramollies. (…)

Page 101: Livremargueritedavy

100

2 mai 1946

Ma petite Guite chérie,

Si vous saviez ce que je suis malade, vous vous

évanouiriez certainement. 37.7° ce matin, 37.5° ce soir.

C’est une catastrophe. Et s’il n’y avait pas la

« contagion », mes trois semaines de vacances

supplémentaires risqueraient bien d’aller à vau-l’eau

mais je suis contagieux.

Quel dommage que vous ne soyez pas là, ça

prolongerait nos vacances !

J’ai été un peu déçu ce matin, j’attendais une

lettre mais elle n’est pas venue, ni ce soir. En fait, ne

voyant pas de lettre, je me suis imaginé des choses

fantaisistes, que vous n’aviez pas reçu la lettre et que

vous preniez l’express de 11h ce matin qui n’arrête pas à

Evreux et que vous vous retrouviez à Paris à 4h. Le train

repartant à 5h moins 20, il arrive ici à 6h30, mais

personne. Celui de Caen est arrivé puisqu’il est 8h15,

mais personne. Je ne sais pas pourquoi je m’acharne à

vous attendre puisque si vous étiez venue, ça aurait été

hier, ou bien ce sera dimanche soir !

Vous voyez que si mes mandibules (Oh

shocking !!) sont gênées dans leur évolution, mon

imagination n’est absolument pas paralysée.

Tout va très bien et je m’arme de patience. Je

dors, je somnole, puis je lis (Candide, Zadig… Le Club

des Culottés, le bouquin scout que j’avais rapporté pour

Georges-Claude et dont on a parlé l’autre jour). Je vous

ai fait un portrait assez ressemblant de votre joli Pierre.

Je croyais avoir désenflé mais la glace ce matin m’a

Page 102: Livremargueritedavy

101

prouvé le contraire. Sur le carton, l’auteur vu par lui-

même dans une glace. Sur ce papier un orthodiagramme

réduit quatre fois. (…)

J’espère qu’une bonne âme va bien vouloir se

charger de ma lettre. Actuellement tout le monde doit

être au mois de Marie. Et notre curé branle doucement la

tête en chantant « c’est le mois de Marie… »

Hier soir les voisins d’en face rouspétaient tant et

plus. Ils sont MRP farouches et justement, par le plus

grand des hasards, il y a eu une panne au moment du

discours de Maurice Schumann, hasard périodique au

moment des sermons de carême. A Paris, au début de

l’année, il y avait aussi de ces hasards au moment des

discours du Général de Gaulle. (…)

Comme je n’ai pas grande activité, je n’ai pas

grand-chose à vous raconter, alors je termine ici ma

lettre. D’ailleurs 9h sonnent et il est temps que j’envoie

mon courrier spécial. Ma petite chérie, je n’ai plus qu’à

vous dire chérie chérie chérie, je vous aime aime aime. Je

vous embrasse de tout mon cœur qui est à vous pour

toujours.

Cent mille baisers de votre Pierre chéri.

Pierre

3 mai 1946

Mon petit chou chéri,

J’ai eu vos deux lettres ce matin. Chic chic chic.

J’attends dimanche avec impatience. J’aurai ma source

intarissable auprès de moi et j’espère bien arriver à la tarir.

D’ailleurs les raisons physiologiques de votre hyperémotivité

seront sans doute disparues et si vous pleurez, ce sera de nous

Page 103: Livremargueritedavy

102

revoir après une si longue séparation ! Pauvre chérie, je vous

fais enrager mais si je n’ai pas pleuré je n’en avais pas moins

un étau qui me serrait les intérieurs. Enfin c’est de l’histoire

ancienne et maintenant nous vivons d’espoir.

Il y avait deux choses qui m’empêchaient de vous

forcer à venir : les élections d’abord puis je me disais si

Michel ou Thérèse les attrapent, Mme Gigon restera toute

seule.

Ça ne grossit plus d’ailleurs, vous pouvez en juger par

mon diagramme. Vous trouvez que plus on a de grosses

oreilles et plus on est beau garçon ! Moi pas. (…)

Donc dans 49 heures…. j’embrasserai tant que je

pourrai et je serai embrassé tout autant. On entendra pchiii…

et les oreilles seront dégonflées comme par enchantement.

Je n’ai pas beaucoup de courage d’écrire à vos parents

et peut-être à Mme Comby !!! Je dois écrire aussi à Paris, au

patron etc. mais je remets tous les jours au lendemain.

En attendant que je le fasse… vous direz bien merci à vos

parents. Je suis confus de leur avoir dispensé aussi

généreusement le germe des oreillons. J’espère que personne

n’en fera usage.

Ma Guite chérie, je vous aime et je vous embrasse. Ma

soupe refroidit sur la table alors je mange vite. Je vous aime

bien bien bien et vous embrasse de même. J’attends dimanche

soir avec impatience.

Votre petit Pierre chéri.

Coutances, le 22août

Ma petite Guite chérie,

J’ai bien reçu votre lettre ce matin, c’est admirable,

elle n’a pas mis longtemps à venir.

Page 104: Livremargueritedavy

103

Il est 10h et toute la maison repose depuis une demi-

heure cependant que j’écris mes mémoires à la façon des

grands hommes de lettres. Ce serait bien mieux de le faire à la

lueur d’une chandelle éteinte, bien plus poétique n’est-ce pas

surtout si j’étais assis sur une pierre en bois. J’en ai écrit 12

pages et je suis à Plancoët. (…)

J’ai toujours votre livret de famille. Dois-je vous le

renvoyer en recommandé ou le prendrez-vous en venant à

Evreux ? De toute façon je le tiens à votre disposition si vous

venez le chercher. Pauvre chou, si vous pouviez venir le

chercher, je serais enchanté mais hélas cela ne dépend pas de

moi.

Zaby se maintient assez faiblement. Je ne sais pas ce

qu’elle a. C’est essentiellement nerveux. Elle est d’ailleurs très

fatiguée et au fond je crois qu’il aurait été plus raisonnable

qu’elle ne vienne pas. Elle était trop fatiguée. J’espère qu’elle

acceptera demain et après-demain de se reposer complètement

et de rester couchée mais avec elle ?

Et vous, mon chou, votre œil vous fait-il encore mal,

et votre dos, et votre ventre, et votre tête ? On croirait que je

m’adresse à une loque humaine, pauvre chou que j’aime

j’aime j’aime.

Hier nous sommes allés à Coutainville visiter les

propriétés de mon capitaliste de frère. 3 hommes, 2 vélos, on

alternait pieds et bicyclette et nous avons mis 1h30 pour 12

bons kms. Le soir, nous avons laissé Georges-Claude à

Coutainville avec Bernard qui y était à demeure car nous

sommes allés faire un tour de barque et avons raté le car de

5h30. Aussi Alain et moi sommes rentrés en vélo.

Ce matin, nous devions y retourner mais un des vélos

était en panne, l’axe des roues avant en trois morceaux. On en

a trouvé un, heureusement et j’ai fini de le poser à midi juste,

alors nous avons dîné et cet après-midi il a crachiné, alors

nous sommes restés à Coutances. Georges-Claude est rentré ce

soir par le car.

Page 105: Livremargueritedavy

104

10h30, tout dort autour de moi et je vais les rejoindre

dans les bras de Morphée. Bonne nuit, je vous embrasse.

Vendredi

Il est l’heure de la levée, je vous embrasse comme je

vous aime c’est-à-dire beaucoup beaucoup beaucoup.

Votre Pierre

Paris, jeudi matin

9h dans le petit jardin de la tour Saint-Jacques.

Le jardin est tranquille mais autour quel va et vient.

Les Halles finissent à peine et Paris entre en ébullition.

Je suis à la porte de chez moi, ils démolissent encore

un bout de mur, alors la poussière m’a chassé. Enfin ils

reboucheront cela ce soir ou demain j’espère.

Actuellement j’ai deux occupations : je travaille et je

pense à ma Guite. Le reste est bien peu de chose. J’aimerais

mieux ne faire que la seconde mais j’ai un petit reste de raison

qui me fait travailler. Ma chérie chérie, je vous aime de tout

mon cœur. Hier nous étions ensemble et demain nous y serons

encore. Et bientôt nous ferons ensemble une retraite épatante

et dans…..nous serons ensemble pour toujours. Nous avons

encore une belle perspective et nous n’avons je crois pas le

droit de nous plaindre, il y a tellement de gens plus

malheureux que nous.

Je sens quelque chose en moi de serré encore,

mais en même temps je sens combien je vous aime et tout

ce que l’avenir nous réserve de joie et de bonheur. D’un

côté je suis tout chose d’une séparation que j’accepte et

que j’offre ; d’un autre côté je suis tout heureux de ce feu

ardent que je sens en moi, c’est ma Guite qui est là. La

Page 106: Livremargueritedavy

105

chanson à Ursule7, si idiote qu’elle soit, n’est pas si…

non au fond, ce n’est pas un feu, c’est une emprise, une

possession. Un feu, si on ne l’alimente pas, meurt ; je

crois que l’amour ne peut pas mourir. Il peut, peut-être,

se transformer en haine mais je crois qu’il ne peut

disparaître. Dieu a créé l’amour pour durer toute

l’éternité et je crois que l’homme aura beau faire et se

démener, il ne peut pas se débarrasser de ce caractère

éternel de l’amour.

En tous cas, pour nous ce problème n’a aucun

intérêt puisque nous nous aimons pour toujours toujours

toujours.

Et je vous embrasse comme je vous aime c’est-à-

dire un embrassement qui dure toujours toujours

toujours.

Votre petit Pierre chéri.

Pierre

Mercredi 27 novembre

Ma Guite chérie,

Je vous envoie un petit roman que j’ai lu l’autre

jour et que je vous recopie. J’ai trouvé qu’il s’appliquait

très bien à vous et je pense que l’auteur vous a connue

autrefois.

7 Chanson de Fernandel dont le refrain est :

« Oh U! Oh Ursule! Pour toi d'amour mon cœur brûle Il faudrait, il faudrait une pompe à vapeur Pour éteindre le feu qui consume mon cœur »

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Pourquoi « si j’étais à vous pour toujours », est-

ce que vous ne l’êtes pas ? Est-ce que votre parole et la

mienne n’ont plus de valeur ? Vilaine petite peste, je ne

vous lâcherai pas de sitôt !

« Est-ce que je peux tout vous dire ? » : depuis que nous

sommes fiancés, c’est bien la 10ème

fois que je vous

donne libéralement cette permission et j’espère que

demain vous m’aurez écrit de quoi il retourne.

Maintenant que vous m’avez piqué au vif, j’ai le droit

d’avoir une explication ou bien alors je serai fondé à faire

les pires suppositions et muni de cette lettre à vous

« trainer devant les tribunaux ». Ah ! Non, zut ! On n’est

pas mariés alors je ne peux pas vous mener au tribunal.

Je voudrais bien vous « éclairer » mais les

dossiers sont un peu vagues et, comme vous dites, je n’ai

pas l’essentiel. Enfin je vais aller chez le commissaire

faire une déclaration d’autorisation pour que vous

puissiez m’écrire de quoi il retourne.

Lundi soir, je suis allé chez Albert qui était seul.

Zézette est à Evreux. J’y suis retourné hier en sortant de

l’hôpital avec ce qu’il me fallait pour travailler et je n’ai

eu votre lettre qu’hier soir en rentrant.

L’Enigme

Roman

Il était une fois une petite fille, qui vivait

tranquille chez ses parents. Elle avait de beaux cheveux

blonds, de grands yeux profonds où miroitaient la

franchise et….l’amour. Sa sensibilité était profonde, très

profonde, et le jour où elle rencontra l’amour, pour elle la

Page 108: Livremargueritedavy

107

fin du monde était arrivée, sa vie était changée, l’avenir

riant et le passé bien loin. Tout son Romantisme naturel

puisque libéré pouvait se donner libre cours. Et les rêves

à deux, puis avec une petite famille, se pressaient et

s’enchevêtraient dans son imagination féconde.

Le « Toi » aimé était flanqué de toutes les qualités

présentes ou à venir, car s’il ne les avait pas encore

toutes, du moins elle était sûre qu’elles viendraient un

jour. S’appuyant l’un sur l’autre, ils monteraient toujours

pour devenir le ménage parfait. L’attente obligatoire,

imposée par les études, était voilée, éclipsée par l’éclat

du feu nouveau, chaque jour plus ardent.

Ils se voyaient de temps en temps, aux vacances,

mais le rythme exigé par un amour dévorant s’accélérait

chaque jour, et l’attente devint insupportable à l’un

comme à l’autre. Ils s’écrivaient des lettres éperdues et

qui satisfaisaient de moins en moins un besoin d’union

qu’exagérait encore une séparation plus ou moins bien

acceptée.

L’Inévitable arrive, notre petite amie vivait de son

amour dans un monde auquel elle tenait de moins en

moins. Son état psychologique d’amoureuse faisait vivre

son esprit dans un monde fictif où son amour était le

maître incontesté tandis que son corps se débattait sur la

Terre. L’Entente entre le corps et l’âme, qui réalise un

équilibre stable, était rompue, et l’équilibre

concurremment détruit. La dissociation théorique

s’accompagnait d’une dissociation pratique, et notre

malade d’amour présentait physiquement un certain

nombre de symptômes, parmi lesquels je citerai : un mal

particulier à se lever le matin, un manque d’entrain qui

Page 109: Livremargueritedavy

108

freinait sa vivacité naturelle, une humeur irrégulière, j’en

passe et des meilleures.

Son âme, irritée d’une désobéissance du corps,

désobéissance qu’elle se sentait incapable de maîtriser

immédiatement du fait de la dissociation signalée plus

haut, s’énervait et vous imaginez vous-même le cafard

qui s’en suivit.

Le cafard, c’est la décrépitude de l’esprit qui

devient incapable de juger, prend le bien pour le mal et

parfois le mal pour le bien, s’exagère la moindre

difficulté. Ainsi n’est-il pas rare de voir les cafardeux

s’accuser des plus grandes fautes.

Un soir de cafard, notre petite fille écrivait à son

doux ami : « Je voudrais vous dire des tas de choses mais

je n’ose pas. (…) Cela m’aiderait pourtant. » ; « Je me

demande si je peux » ; « Je ne suis pas chic. » ; « Je

n’oserai plus vous regarder en face » ; « J’ai peur de

vous faire de la peine » ; « vous me croyez meilleure que

je ne suis » ; « je voudrais être très très loyale envers

vous ».

Vous attendez un indice au moins, peut-être deux. Eh

bien vous serez déçus, il n’y a rien qu’une mise en page

importante, vous lisez avec inquiétude, vous dévorez

fiévreusement le reste de la lettre, mais non ! L’Esprit ne

commande plus le corps ! Le respect humain l’a emporté,

l’esprit apeuré, mais le corps, la main du corps, a refusé

de transcrire.

Et si je ne vous avais pas expliqué, cher lecteur ou

lectrice, la raison de cet acte, vous pourriez attendre un

dénouement de Roman Policier. Une fuite. Une

disparition de l’amante au grand désespoir de l’amant qui

se jette à la Seine.

Page 110: Livremargueritedavy

109

Mais non ! Tout cela n’est que du bluff, car nos

héros sont chrétiens, et le dénouement est tout autre.

L’amant qui connaissait l’amante au profond

d’elle-même, et pas comme ces zéros du roman policier,

a vu dans ce désarroi une preuve de confiance et un

sursaut d’amour. Il enrage de ne pouvoir prendre la tête

chérie contre son sein généreux mais offre cette nouvelle

déception pour sa Guite chérie.

Le nom m’a échappé, vous savez maintenant le

nom de l’héroïne et je serais indiscret de continuer.

Lui

NB. : Ils seront mariés, seront très heureux et auront

beaucoup d’enfants comme dans tout roman digne de ce

nom.

Copyright by Davy et Cie

Il y a combien de jeunes filles qui ont rêvé en lisant un

roman et qui ont désiré en vivre un ! Et il y en a combien

qui l’on vécu effectivement !

3 décembre 1946

Guite chérie,

Dimanche

« On ne s’aime jamais comme dans les histoires.

S’aimer c’est lutter constamment contre des milliers de forces

cachées qui viennent de nous ou du monde. » Jean Anouilh

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110

Mardi

Je continue sur cette feuille où j’avais marqué une

citation du Carnet de la JEC. Il y en a de pas mal.

Je voulais commencer par vous envoyer des tickets de

savon. Vous en avez sûrement dépensé pour votre

dernière lettre. Et justement je n’en dépense pas, je meurs

d’envie d’être pouilleux. Je me vois très bien faisant les

poubelles ou raclant les ruisseaux. Quel dommage que

vous ne vouliez pas partager une aussi belle existence.

Vous êtes une bourgeoise finie.

Mais vous avez raison, ça fait du bien d’être

secoué de temps en temps. Je vous ai dit souvent de le

faire. « Tout vient à point à qui sait attendre » et c’est

venu. Je vous remercie, je ressens une peine que je crois

salutaire après avoir lu et relu votre lettre. J’aime bien

mieux ça qu’une lettre où vous répétez 36 fois « je vous

aime » parce que ça prouve que notre amour est capable

de résister aux petites intempéries inévitables.

Je voudrais que mon « optimisme béat » ou mon

« je m’enf…tisme » ne minimise pas trop les effets de

cette lettre.

Trop dure ! Non, je ne vois pas de dureté là-

dedans – je n’y vois que de l’amour. (…)

Page 112: Livremargueritedavy

111

1947

Paris, vendredi midi, 3 janvier 1947

Guite chérie,

Si on avait su, j’aurais pu vous attendre car mon

train est parti seulement à 6h50 c’est-à-dire à l’heure du

vôtre.

Il y avait une quantité de soldats de camp

d’aviation qui embarquaient et ils étaient en retard.

L’exactitude militaire. Avec ce brouillard en plus de la

nuit, je n’ai pas pu vous revoir et je n’osais pas laisser

mon jambon tout seul. Il attend paisiblement que je le

porte chez son destinataire.

Mon voyage fut allongé de 25 minutes environ

par l’attente du départ. Et il ne faisait franchement pas

chaud. J’espère que vous êtes chauffés dans votre train !

Je vous aime, ma chérie, et je suis relativement

gai malgré cette nouvelle séparation. Nous nous sommes

quittés avec un grand espoir et une plus complète

confiance dans l’avenir. Il y a de quoi être gai

complètement et pourtant, un petit moment, ça me serrait

mais j’ai vite rétabli la situation.

Non, vraiment, je ne suis pas comme les autres

fois. D’habitude nous nous quittons comme des chiens

battus, avec une attitude passive et démoralisatrice

devant la catastrophe tandis que cette fois j’ai une

impression de puissance, de dynamisme. Nous avons une

attitude active et conquérante qui engendre la joie et le

bonheur. Oui, la vie est à ceux qui savent vouloir. Ceux

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112

qui savent vouloir se lever le matin, se quitter sans

chagrin … et vaincre toutes leurs tendances mauvaises.

Nous serons de ceux-là, n’est-ce pas. Ensemble

tout est possible, nous nous transformerons. « Avec notre

ferraille nous forgerons l’acier victorieux. »

Alors en avant, jeunes joyeux actifs conquérants.

Dimanche 5 janvier 1947, 3h30

Guite chérie,

Ah ! Ça va mieux que la lettre précédente que je

viens d’écrire. J’écrivais aux tantes pour le nouvel an et

je n’avais rien de sensationnel à raconter ! J’en ai mis 4

pages quand même mais j’y ai mis le temps.

Heureusement qu’avec vous cela glisse tout seul. Bon !!

Il ne fait pas très chaud et mon âme s’en ressent. Chérie,

chérie, il y a mon cœur qui fonctionne comme une

chaudière de chauffage central.

Si vous êtes en verve, vous devriez mettre un petit

mot aux tantes, elles seraient très flattées, mais ce n’est

pas indispensable et si cela vous embête trop, ne le faites

pas.

Je suppose que les convenances exigent que

j’écrive à vos parents mais… je ne sais pas quoi dire.

Faites-moi un brouillon.

L’autre soir je suis allé porter votre petit paquet

Bd de la Motte-Picquet. J’ai vu Monique, sa mère, sa fille

et son fils. Michel vous réglera par CCP. J’ai laissé le n°

et le prix etc. Alors je transmets tous les remerciements à

qui de droit.

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113

Hier, je suis allé comme d’habitude à l’hôpital et

l’après-midi je suis allé à la fac pour le cours de 2h mais

ces messieurs prolongent leurs vacances, alors pas de

cours. Je suis alors rentré chez moi pour avoir une lettre

mais il n’y en avait pas. La poste est évidemment

surchargée de travail et c’est la mauvaise période pour les

amoureux. Le soir, je suis allé présenter mes vœux à mon

cousin André Piquois et j’y ai fait un dîner succulent.

Potage, rillettes, rôti de porc, pommes sautées au beurre,

salade, fruits, 2 mokas, thé, rhum, Calvados vieux, le tout

arrosé d’un Bordeaux généreux. Je vous mets l’eau à la

bouche pour quand vous viendrez car vous êtes invitée la

prochaine fois que vous viendrez à Paris. Je vous

surveillerai sans quoi vous risqueriez de partir sur la tête.

Ce midi, j’ai mangé chez moi car mon oncle

Gustave n’était pas chez lui, alors je me suis cassé le nez

sur sa porte.

Je suis passé chez mon boucher et j’ai mangé un

repas à ma façon. Pâtes, beefsteak et 2 crêpes. Je n’avais

pas de pain car je n’ai pas apporté de tickets, je devais en

prendre chez Tonton Gustave ce midi. Il est parti faire un

remplacement du côté de Grenelle. Ce soir, je vais

m’inviter chez Jean mais auparavant il faut que je porte

cette lettre à Saint-Lazare. Voilà 20 Frs de métro dans

une journée ! Ce n’est pas drôle de vivre à Paris.

J’avais l’intention d’écrire aussi aux filles mais je n’ai

pas le temps, ce sera pour plus tard, une fois de plus. Ma

Guite passe bien avant elles, n’est-ce pas.

Ce matin je suis allé à la messe de 11h et pour

cela je me suis réveillé vers 11h. Mon réveil disait 11h

mais l’exactitude n’est pas son fort. Je suis arrivé un peu

avant l’Epître. Je m’étais réveillé vers 8h30 mais j’ai

Page 115: Livremargueritedavy

114

profité qu’il n’y a pas d’hôpital le dimanche. C’est bien

commode maintenant qu’on donne la Communion à

toutes les messes. Et je commence à être un habitué de

cette messe.

Demain je commence mon nouveau métier.

J’espère que cela rendra et que… vous devinez la suite.

Ce serait quand même épatant. On aurait attendu un

temps raisonnable.

Est-ce que vous avez été une bonne fille

courageuse, gaie et vivante. J’espère que oui, ma chérie

chérie que j’aime. Je voudrais que vous soyez toujours

toujours gaie et heureuse, comme cela on aura un foyer

épatant. En attendant, je vous aime et je vous embrasse

de tout mon cœur.

Votre Pierre.

Mardi 7 janvier 1947

Guite chérie,

Je suis un très très vilain petit voyou car ce matin

je ne suis pas allé à la messe. Mon réveil a sonné un peu

en avance, alors pour ne pas me rendormir, et tout en me

faisant de beaux raisonnements, j’ai allumé mais aussitôt

après il y a eu la panne et je me suis réveillé à 9h moins

le quart si bien que j’étais même un peu en retard à

l’hôpital, d’autant plus que sur la ligne 75 il n’y a pas

d’autobus très fréquemment. Le métro ne va pas plus vite

car c’est la ligne Chatelet-Lilas ou bien alors descendre à

Gare de l’Est mais on met plus longtemps je crois. (…)

Enfin le fait est là, je suis encore paresseux et

mon expérience montre que de beaux projets et de beaux

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115

raisonnements ne suffisent pas. Il faut un geste presque

héroïque sans quoi notre « école de la volonté » risque

d’aller à vau-l’eau. Aussi, demain je suis fermement

résolu à obtempérer au signal de mon réveil, même s’il

sonne un quart d’heure trop tôt, parce que j’ai besoin de

me retremper dans le Christ et par lui de vous retrouver.

Hier j’ai fait mes premières armes de voyageur de

commerce. C’est bizarre, avec ces gens que je ne connais

pas, je ne suis pas trop timide. Jusqu’ici les résultats ne

sont pas sensationnels. Enfin un peu de foi et on soulève

les montagnes. Si ce n’est pas cela, ce sera autre chose

mais nous nous marierons bientôt.

J’avais deux lettres hier ! La Poste ne fonctionne

pas si mal pour un 6 janvier, alors quand on nous dit que

la France est pourrie, il faut rire au nez de ces

pessimistes. (…)

Je crois aussi que c’est parce que nous avons fait

miroiter l’espoir de se marier bientôt que les derniers

moments ont été ce qu’ils ont été mais si je n’en ai pas

systématiquement parlé les autres fois c’est parce que

c’est dangereux pour des gens nerveux. Si on s’habitue à

la pensée de se marier en septembre et qu’après on ne

puisse pas pour une raison ou pour une autre, vous

imaginez la déception et l’état dans lequel ça vous

mettrait, ça nous mettrait même, parce que si je suis

moins nerveux que vous, le choc serait quand même

violent. Alors il faut jouir de cet espoir mais sans s’y

adonner trop tant qu’il reste problématique. Or vous

savez qu’il y a encore bien des problèmes à résoudre

d’ici là. Mais, en même temps, cet espoir n’est pas inutile

car il nous stimule certainement. En attendant je vous

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116

aime, parce que vous êtes une petite fille joyeuse et que

cette jeune fille joyeuse est justement ma Guite, celle qui

sera ma petite femme pour toujours, qui devra me

soutenir de temps en temps et partager toutes les joies et

toutes les peines, tous les espoirs et toutes les

désillusions, c’est-à-dire tous les événements qui rompent

et qui forment en même temps le train-train de la vie. Or

chacun de ces événements, quand il est vécu et partagé

avec un être aimé, nous unit davantage à cet être si bien

qu’on sera toujours plus « un » jusqu’au jour où nous

serons un pour l’éternité. (…)

Votre Pierre chéri.

Mercredi 15 janvier 1947

Guite chérie,

Mon état d’âme. Eh bien je suis un peu débordé.

Je sens que j’ai un travail fou et j’ai l’impression de ne

pas avancer vite. Pourtant je vais aux cours et entre, je

travaille à la bibli. Le soir je travaille encore de 9 à 12 au

moins mais la qualité doit être médiocre parce que j’ai

cette impression de patinage. Pourtant il faut, si je veux

une bourse, et je le veux, il faut que j’aie de bonnes notes

à l’examen. A l’hôpital c’est un peu pareil, mais tout le

monde en est là car personne n’a encore fait de dermato.

Et puis il n’y a rien de bien précis. Il n’y a pas beaucoup

de signes certains et celui qui n’est pas spécialisé doit

toujours nager.

Un peu avant ma philo j’avais lu un truc qui

disait : « Si en sortant de philo tu te poses des problèmes

Page 118: Livremargueritedavy

117

c’est que tu as fait une bonne année ; si tu sors de philo

en ayant résolu des problèmes, tu as perdu ton temps. »

Je crois que la dermato c’est un peu cela. Il y a

évidemment des exceptions qui confirment la règle.

Au fond si, je sais ce qui me déborde, c’est ce

qu’on espère, c’est de se marier. Cela pose tellement de

problèmes qui sont difficiles à résoudre. Et pourtant nous

le voulons. Quand j’entends dire qu’un tel attend un

appartement pour se marier, ça me fait un petit coup. Et

quand je sors mon portefeuille pour n’importe quelle

dépense je me dis : ce qu’il en faut ! Quand je travaille

ici, j’ai toujours plus ou moins cela derrière la tête et…

Non, je crois que la solution ne vient pas tant de nous que

de Dieu. Il faut avoir une grande confiance et je n’ai pas

du tout de mal à me priver de votre visite parce que j’ai

l’impression que notre sacrifice nous rapproche l’un de

l’autre. C’est en fonction de ces sacrifices que le Bon

Dieu nous unira en septembre ou qu’il ne fera pas

attendre encore.

Les gens diront : ils ont de la veine d’avoir trouvé

à se loger, et nous dirons merci mon Dieu qui nous avez

exaucés mais il ne nous exaucera que dans la mesure où

nous le mériterons. Au fond je ne vois pas de solution

humaine directe. Il doit y avoir dans cette sorte de

découragement une part de désillusion. Au fond je me

croyais déjà riche avec mon journal et mon internat ;

alors cela me donne sans doute un peu de spleen. Nous

sommes toujours pareils, vous voyez, on est bien faits

l’un pour l’autre.

Ce soir je vais aller à Franconville. Zézette est à

Evreux et je devais aller tenir compagnie à Albert. Il m’a

mis un mot lundi et je l’ai trouvé à 9h le soir en rentrant,

Page 119: Livremargueritedavy

118

et hier je ne pouvais pas y aller car je suis allé faire une

petite séance d’affichage. Cela me gêne un peu de vous

dire cela parce que je vois votre réaction. « Peuh ! Ça ne

sert à rien. Je n’y crois pas au fond ! Toutes vos

histoires… » Voilà ce que me dit Guite. Or moi j’y crois,

j’y crois énormément et je considère cela comme un

devoir.

Si je n’avais pas Marguerite avec moi je n’aurais

pas hésité une seconde à m’engager pour l’Indochine au

mois de décembre quand il y a eu de la bagarre. J’ai

l’impression que vous vous seriez dit la même chose

« Peuh ! Babiole. Au fond je n’y crois pas à vos

histoires. »

Il y a des gens qui savent ne pas rendre leur vie

monotone. Pour cela ils sortent d’eux-mêmes. Je ne sais

pas ce qu’ils feraient dans votre cas mais vous le

trouverez peut-être.

Bien sûr vous avez quelque chose à faire toujours

mais il n’y a que les gens qui ont trop à faire qui sont

occupés. Toutes les vieilles filles ont des tas

d’occupations à faire parce qu’elles n’ont rien à faire et

qu’elles attribuent beaucoup d’importance à des tas de

babioles, ce qui fait rire le monde, et c’est cela qui les

différencie du monde. Bien sûr je ne vous compare pas à

une vieille fille, je veux simplement vous dire que moins

on a de choses à faire et plus on en a. C’est pendant les

vacances que j’ai le plus de choses à faire et je n’en fais

aucune.

Je vous quitte, ma chérie, en vous embrassant

bien fort comme je vous aime.

Pierre

Page 120: Livremargueritedavy

119

Paris, le vendredi 19 janvier 1947

Ma Guite chérie,

4h, une petite chambre sombre

Un homme assis écrit…

Un réveil fait tic tac

C’est l’hiver.

Voilà qui est digne d’un poète moderne et quel

Roman à écrire ! Un jeune amoureux vit à Paris loin de

sa fiancée. Ils n’ont pas le sou, alors ils ne peuvent se

marier. Oh ! Mais c’est vrai qu’on en a déjà parlé du

Roman à écrire. Quand on en lit un bien, on a envie de le

vivre et quand on le vit, on a hâte qu’il soit fini. Mais

celui-ci finira, Dire merci, et il finira bien. « Ils furent

heureux et eurent beaucoup d’enfants. »

Et puis ils ne sont pas à plaindre parce qu’ils se

retrouvent quatre fois par semaine tandis que de

nombreux incroyants qui sont séparés tout pareil n’ont

pas cette ressource supérieure, ressource a même un petit

sens péjoratif qui ne me convient qu’à moitié car qui, en

la matière, dit ressource sous-entend « pis-aller » (je ne

sais si ce terme est familial ou général) Or, les joies de

l’union dans le Christ sont un idéal et non un pis-aller.

Et puis je ne les plains pas nos deux jeunes

premiers parce qu’ils sont à l’école de la formation. On

n’est heureux que quand on a conquis son bonheur en

mangeant de la vache enragée pendant un certain temps.

Certains jours mes châteaux en Espagne de

jeunesse étaient bizarres. Alors que ceux de beaucoup de

Page 121: Livremargueritedavy

120

gens sont d’être riches etc., j’ai souvent rêvé d’être

pauvre domestique d’un maître hargneux ou des choses

équivalentes. C’est une vocation bizarre, n’est-ce pas.

Naturellement, comme tout orgueilleux qui se respecte,

j’avais le beau rôle parce que je subissais les injustices

sans rien dire. Hélas ! C’est bien loin de la réalité et si je

m’étais trouvé dans cette situation, je crois bien que

j’aurais réagi tout différemment. Je crois qu’il y a là

simplement un besoin de sacrifice. Vous m’avez dit déjà

que vous sentiez de temps en temps un besoin, analogue,

de sacrifice. C’est bizarre que lorsqu’il se présente on a

souvent beaucoup moins d’entrain à le supporter. Si,

pourtant, je crois que le dernier a été très bien accepté

mais nous avions une aide pour ce faire.

D’ailleurs le sacrifice le plus difficile ce n’est pas

un grand coup de temps en temps mais celui qui n’est

presque rien à faire par soi-même mais devient énorme

par sa répétition. Au fond c’est l’habitude du sacrifice,

c’est toujours pareille école de volonté.

Je ne sais pas pourquoi je pense à cela mais

puisque j’y pense au moment de vous écrire, je vous

l’écris, ça n’est d’ailleurs pas très bien ordonné.

D’ailleurs qu’est-ce que j’ai à dire d’autre que ce

que je pense ? Ce que je fais est réduit ou du moins, si ce

n’est pas réduit, c’est peu varié. Entre l’hôpital le matin

et travailler à la bibli ou chez moi il n’y a pas grande

variété.

Il faudra qu’on sache d’avance quand vous

viendrez pour que je puisse prendre des places dans un

concert ou un théâtre quelconque. Concert romantique

s’il y en a ou Wagner.

Page 122: Livremargueritedavy

121

Je n’ai pas pensé à vous dire que vous êtes reine.

Car je suis roi. On a tiré les rois lundi à Franconville et

vous êtes reine. Je vous félicite de cet heureux événement

et quand je serai riche, je vous paierai une couronne en

or.

J’avais aussi des vœux à vous transmettre de la

part de plusieurs personnes mais je ne sais plus très bien

qui. Et des remerciements de la part de Jeanne. Les gants

sont ric rac et il ne pourra pas les mettre bien longtemps.

Il les a déjà mis pour sortir l’autre jour, petite promenade

dominicale entre Papa et Maman.

Je vous embrasse dans le petit cou de tout tout

mon cœur. Je vous aime.

Pierre.

Vendredi soir

Je suis sidéré. Comment avez-vous lu ma lettre ?

A la lumière d’une chandelle, et assise sur une pierre en

bois. Où Diable êtes-vous allée chercher que je vous

trouvais nouille. Je vous ai écrit au fil de la plume, aussi

je ne sais plus ce que j’ai mis mais je n’ai jamais pensé

que vous fussiez nouille et je ne sais pas comment vous

avez pu penser cela. Quand j’ai lu au début de votre lettre

« ma réaction a été une crise de larmes », j’ai bien

cherché ce qui l’avait provoqué et quand j’ai lu la raison

de cette chose et bien, je n’ai pas compris, même

maintenant après 2h30 de recul. Je ne comprends pas.

J’ai le cœur lourd des gens qui ne pleurent pas

facilement, je voudrais vous serrer bien fort sur moi pour

vous montrer ma vraie pensée et pour consoler ce chagrin

dont la raison m’échappe. Je ne croyais pas vous avoir dit

Page 123: Livremargueritedavy

122

quelque chose de méchant et je pense que c’est un

malentendu ou plutôt mal écrit parce qu’hélas je pourrais

crier de toute ma voix que vous ne m’entendriez pas.

Pauvre chou. Je vous aime bien bien. Enfin, les larmes

nous rapprocheront. Vous vous rappelez, les rares fois où

on a pleuré ensemble ont toujours amené après une

période plus intime.

Voyons le corps du délit : si d’abord se marier

n’est pas aussi compliqué que cela, et j’ai bon espoir. Sur

ce point je reconnais mes torts, même avant votre lettre je

les avais reconnus. Je devais avoir le cafard en vous

écrivant. (…)

Il n’est pas question de vous laisser derrière, mon

chou, parce que vous n’y êtes pas. Nous ne faisons qu’un,

nous sommes ensemble et solidairement responsables de

nous deux.

Est-ce que c’est ce passage qui vous a fait

pleurer ? En tous cas vous ne le comprenez pas avec le

sens que moi je lui donne. Vous considérez cela comme

une attrapade alors qu’il ne comporte pas le plus léger

reproche. (…)

C’est votre dernière lettre qui me disait que votre

vie était monotone entre vos lectures… Et vous sembliez

déplorer cette monotonie. Il est donc naturel que vous

essayiez de rompre cette monotonie car un saint triste est

un triste saint, et la monotonie est une source de maladie

chez les jeunes filles. Par conséquent, vous devez essayer

d’être toujours gaie et vous y étiez résolue ces jours

derniers.

Or il y a des gens gais sur terre. Vous le savez

aussi bien que moi, ces gens gais je ne sais pas comment

ils font mais ils sont gais et leur vie n’est pas monotone.

Page 124: Livremargueritedavy

123

Les gens qui sont toujours gais, quand ils sont loin de

leur bon ami Pierre, arrivent à être gais quand même. Je

ne sais pas où ils prennent leur gaieté ! Voilà, je crois, la

même chose dite sous une autre forme. Mais qu’est-ce

que cela a de triste ? Je ne vois pas ce qui peut déclencher

une crise de larmes ! Je vous conseille de prendre modèle

sur les gens gais et vous pleurez, alors je ne comprends

plus !

Vous êtes habituée, petite mâtine, à ce que ce soit

moi qui travaille, qui pense et qui dise : « Faites ceci,

faites cela ». Alors comme je ne vous ai pas mis la recette

de cuisine habituelle, vous croyez que je ne veux pas

vous la dire ! Simplement je ne la connais pas, je ne sais

même pas s’il y a une recette ou si c’est un état d’âme qui

est expansif. Sur le moment je croyais sans doute que

c’est en sortant de soi-même et, au fond, je le crois

encore qu’on peut être gai, parce qu’en sortant de soi on

change son état d’âme. Vous me disiez au début de cette

lettre : « Je me suis levée tôt (traduisez : j’ai fait un

effort ou, ce qui revient au même, je suis sortie de moi-

même) et je me sentais plus gaie, plus heureuse ».

C’est au fond le même train-train que dans nos

lettres précédentes, dit d’une façon différente et qui, nous

l’avons vu, doit être moins heureuse.

Vous soulignez « je ne sais pas ce qu’ils feraient dans

votre cas, vous le trouverez peut-être ». Puisque je ne le

sais pas, comment pourrai-je vous le dire ? Nous

cherchons quelque chose, moi je ne le trouve pas, eh bien

je souhaite que vous le trouviez ! J’ai beau me creuser la

tête, je ne vois aucune difficulté d’interprétation !

Page 125: Livremargueritedavy

124

Vous deviez avoir mangé des cailloux et être troublée par

une digestion difficile. Pauvre chou, si je vous fais

enrager, ça ne va plus marcher.

Il n’est pas question de vous laisser derrière, mon

pauvre chou, je vous l’ai déjà dit. Quant à vous traiter de

vieille fille, je ne croyais pas que ce que je disais pouvait

vous insulter du tout.

Un petit garçon qui met son doigt dans le nez, on

lui dit : « Si tu continues, ton nez va pousser et il faudra

le porter sur une brouette ». Vous êtes le petit garçon et la

vieille fille, c’est le nez sur la brouette. Est-ce clair !

Vous aviez vraiment les idées noires ou alors je

m’exprime comme un manche à balai. Comment pouvez-

vous penser que je n’ai pas envie de vous voir ! Vous

savez bien ce que j’en pense, vilaine fille, et je crois que

ce n’est pas la peine de vous répondre, d’autant qu’il est

8h10 et que je dois porter cette lettre à Saint-Lazare tout

à l’heure. Mon restaurant va être fermé, alors je me

dépêche de vous embrasser, vilaine fille aux idées noires.

Et tâchez de ne plus penser d’aussi vilaines choses de

votre Pierre qui vous aime beaucoup beaucoup et sera

très heureux, quoi que vous puissiez en penser, le jour où

vous viendrez le voir à Paris.

Les dernières lignes sont écrites dans le métro

alors !!! Je vous embrasse mon chou chéri beaucoup

beaucoup comme je vous aime.

Pierre

Page 126: Livremargueritedavy

125

Mercredi 5 février 1947

Petite Guite chérie,

Alors comme cela vous êtes déçue par ma lettre

de l’autre jour parce qu’il n’y avait pas chérie à chaque

ligne. Je vous ai dit déjà souvent pourtant que j’avais

horreur de ce mot-là. De deux choses l’une, ou je

l’emploie sans y penser avec vous sans y attribuer de

valeur ou bien je le mets à contrecœur parce qu’il ne

traduit pas ma pensée. Je ne peux pas employer le même

mot en vous parlant à vous alors que je l’entends

employer à toutes les sauces par des gens qui ne s’aiment

absolument pas. Les femmes qui font le trottoir n’ont

qu’un mot à la bouche « chéri ». Est-ce que vous pouvez

comparer notre amour au mobile qui fait agir ces

femmes-là ? Et pourtant, à d’autres moments, ma chérie

c’est ma chérie. Et c’est ma Guite à moi. Si, au fond, ce

terme garde sa valeur dans l’intimité ; alors là, ma chérie,

oui, c’est vraiment ce que j’ai de plus cher, mais dès qu’il

y a un tiers, quel qu’il soit, rien que d’entendre ce mot,

cela me fait mal. C’est probablement parce que je ne suis

pas expansif. Les sentiments les plus intimes, cela

s’exprime seul à seul avec celui ou celle qu’on aime. Et

ce qui me gêne c’est en employant ce mot en public de

dévoiler tout le fond de mon âme, preuve justement que

ce mot a une grosse grosse valeur puisque rien que de le

dire, cela traduit toute mon âme.

Ma petite Guite, je vous aime beaucoup beaucoup

et j’espère que vous viendrez bientôt, les Rameaux étant

le 30, le milieu du trimestre c’est le 14, donc le 14 devrait

être le milieu de votre séjour à Paris.

Page 127: Livremargueritedavy

126

Paris, samedi 8 février 1947

Ma Guite chérie,

Pauvre chou, je sais bien que vous avez été

frustrée d’une lettre et j’avais l’intention de vous écrire

jeudi mais je n’ai pas eu le temps. Je prends du retard

chaque jour, alors il n’y a pas de solution possible ! Je

voulais vous écrire mais mercredi soir, je me suis couché

à 2h du matin, alors si je vous avais écrit, cela aurait fait

3h, et je ne pouvais pas jeudi matin. Je ne suis pas allé à

l’hôpital parce que je ne savais pas l’heure, ma montre

est détraquée et 35h par jour environ. Et mon réveil

n’était pas remonté. J’en ai profité pour me laver trois

paires de chaussettes parce que je n’en ai plus et j’aurais

dû aller nu-pieds. J’ai dû écrire à Evreux pour renvoyer

des cartes d’alimentation qu’ils me demandaient et à

Coutances parce que j’ai reçu au début du mois deux

paquets pour lesquels je n’avais pas remercié encore…

faute de temps.

Demain dimanche, la levée est de bonne heure et

je ne vais pas mettre cette lettre ce soir. Pendant les

vacances de Pâques j’écrirai une dizaine de lettres

d’avance, comme cela, quand je serai trop en retard, je

n’aurai que des mots d’actualité à ajouter au bout.

Il paraît que j’écris mal, c’est Papa qui m’a écrit

cela. C’est normal : j’écris trop. Cela me fait mal dans le

bras. L’autre jour où j’avais séché le cours de l’hôpital

j’avais écrit 30 pages dans la journée. Après il reste à les

apprendre. Albert aurait dû se mettre papetier et non pas

horloger, j’aurais dévalisé sa boutique.

Page 128: Livremargueritedavy

127

Votre lettre de ce matin me confond. Je regrette

bien de vous mettre dans cet état par mes irrégularités

épistolaires. Vous avez l’air de croire que j’ai arrangé un

« système » pour ne vous écrire que 3 fois cette semaine,

comme si c’était exprès et prémédité. Vous êtes une

vilaine fille et je ne vous aime pas quand vous êtes

nerveuse. J’aime beaucoup les gens qui savent se

dominer et rester maîtres d’eux-mêmes.

Quand vous me dites que j’ai mon compte, c’est

une erreur. Quatre lettres par semaine, cela ne me suffit

absolument pas et pour que j’aie mon compte, il me faut

la fille qui les écrit pour toujours toujours. Et tant que je

ne l’aurai pas, je serai insatisfait. Et même quand je

l’aurai, ma Guite chérie, il faudra qu’elle ne soit pas

nerveuse, sans cela je la calmerai avec un seau d’eau. Et

pas avec un sot, ni avec un sceau municipal. C’est très

mal d’être nerveuse comme cela et je fais les gros yeux.

Vous avez l’air de vous complaire dans votre

nervosité. « Eh bien, je suis nerveuse comme je suis

blonde ou comme j’ai du poil aux pattes ». Mais je ne

suis pas du tout de cet avis-là. Et quand vous vous jetez

sur le facteur, tâchez de ne pas le renverser ni de lui faire

mal.

Qu’est-ce que ce nouveau verbe : paiser ?

L’impératif donne Paix ! Alors je crois comprendre, et si

la séparation vous « paise » (donne la paix) alors tout est

très bien. J’ai pourtant à moitié peur en employant ce

verbe inconnu de faire un contresens.

En tous cas, comme adoration, cela se pose là ! Je

vous charrie, mon pauvre chou, et comme vous prenez

tout à la lettre, cette lettre risque de vous flanquer encore

le cafard.

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128

N’ayez pas peur, ce que je dis c’est pour vous

stimuler et je vous aime bien bien. Alors confions-nous

bien de tout notre cœur au bon Jésus qui saura bien

arranger les choses si nous faisons vraiment des efforts.

Au revoir ma petite Guite chérie, je vous aime

beaucoup et j’espère que vous serez bien sage et moins

nerveuse. Moi aussi je voudrais vous avoir dans mes bras

mais pourquoi désirer ce qui est momentanément

impossible ? Au lieu de cela, pensons à autre chose et

soyons gais, toujours gais.

Si vraiment nous avions Dieu dans notre cœur

nous serions toujours gais, car Jésus c’est le bonheur

infini.

Je vous embrasse encore.

Votre Pierre chéri.

Le 11 mars 1947

Ma petite Guite chérie,

Je vous remercie de vos vœux et j’espère qu’ils

seront exaucés, à partir de maintenant lorsqu’on fait des

vœux à l’un ils s’adressent autant à l’autre, car nos vies

sont liées pour l’éternité. Et tout ce qu’on peut me

souhaiter vous touche autant que moi.

Les résultats de l’externat sont parus et

malheureusement, ou heureusement, au fond je n’en sais

rien, je ne suis pas sur la liste des élus. De Caen il y en a

3 je crois : Dupont, Dercombe (le fils du dentiste) et

Charpentier. C’est Jacques Jean qui m’a apporté cette

nouvelle, lui aussi est collé, ainsi que tous ceux que nous

connaissons et qui se présentaient, sauf un de Paris.

Page 130: Livremargueritedavy

129

Le médecin chef m’a répondu, le nombre des

candidatures était très élevé etc. … ils ne peuvent plus

engager de personnel avant que le service soit établi

définitivement.

Pour l’histoire de l’appartement, cet espoir sera

peut-être comme le précédent, on verra bien !

Je commençais à vous écrire tout à l’heure quand

est arrivée cette visite inattendue dans ce taudis. Tout

était en l’air comme d’habitude mais c’est normal chez

un garçon vivant seul.

Il va voir le film du pèlerinage à Chartres, alors

j’irai probablement avec lui s’il y a des places

convenables à un prix accessible. On verra bien.

Ce matin, j’avais une lettre d’Evreux en plus de la

vôtre. Papa me dit : « Je suppose que Marguerite t’a

dit…. », mais elle ne m’en a pas parlé. Vous n’avez pas

été loquace sur votre voyage. Il faut que j’aie des

nouvelles par un tiers.

S’il y a -5° à Dozulé, il y a au moins 10 ou 15 au-

dessus à Paris. Il fait trop chaud et on se promène en

maillot de bain. Pas tout à fait encore mais presque, il fait

très beau, sauf qu’il a plu cette nuit et aussi, je crois, hier.

Cela fait de la gadouille pour mes chaussettes blanches.

(…)

C’est du beau de rager parce qu’on rate la messe.

Quand on va à la messe, on devrait être dans un tel état

d’esprit qu’on ne rage pas à la 1ère

occasion ! (…)

Vous avez du toupet de me demander pourquoi je

n’ai pas « assez bien » à ma colle ?

Je termine vite parce qu’il est tard et je dois porter

cette lettre pour qu’elle arrive. Je vous embrasse bien

bien fort comme je vous aime.

Page 131: Livremargueritedavy

130

Votre Pierre chéri.

Samedi soir

Ma petite Guite chérie,

Ma fenêtre est ouverte et j’entends le fin

gazouillis ! Hélas… l’horrible charabia des gens du

quartier. Et ach ! ach ! ach !

J’entends aussi un poste TSF qui joue une

musique genre chevaux de bois. Enfin c’est le quartier

qui veut cela.

9h15 c’est une heure sympathique et la nuit

tombante sur une campagne calme, ce serait une joie !

Enfin cela viendra quand nous aurons une belle maison

au milieu d’un parc de grands noyers et châtaigniers !!

Nous passerons ce qui nous restera de soirée à prendre le

frais en nous reposant sous les châtaigniers (attention

dans la nuit on ne doit pas se mettre sous un noyer).

Nous avons encore de belles heures à vivre si

Dieu le veut. Et j’ai pensé à croire que les fiançailles sont

le plus beau temps. Le mieux, à mon avis, doit être les

premières années et au-delà de cinquante ans de mariage

quand on a la chance d’avoir une petite retraite tranquille.

Mais quoi qu’il vienne, nous serons toujours

heureux et nous chanterons par notre bonheur la gloire du

Seigneur aussi bien que le gazou que j’entends

maintenant à la place de la musique de chevaux de bois.

Cet après-midi j’ai passé une colle de TP de Méd.

Op. et j’ai attrapé un « Mal », ce qui n’a aucune

importance d’ailleurs ; ce qui importe c’est l’examen de

Page 132: Livremargueritedavy

131

lundi. J’ai pourtant appris pas mal de choses élémentaires

ces jours-ci, il faut croire que c’est encore insuffisant.

J’étais à travailler à la bibliothèque de la fac, aussi

je ne suis pas allé à la première causerie sur le mariage.

Je suis allé à la seconde, faite par un docteur qui

« expliquait » et ses explications ne m’ont pas appris

grand-chose si ce n’est qu’il mélange centrosome et

chromosome. Vos souvenirs de philo doivent vous

permettre d’être aussi savante que lui.

Ensuite il a chanté les louanges de Mendel parce

qu’il était curé mais, en tant que Français, il aurait pu

faire mention de Wadand qui fit les mêmes découvertes

en même temps et qui a donc exactement autant de

mérite. (…)

Vendredi 25 avril 1947

Guite chérie,

Je vous répondrai un jour à la question sur la

prédestination de l’amour mais je n’ai vraiment pas eu le

temps. (…)

Oui, j’ai lu aussi il y a trois mois dans une

« presse médicale » ou autre journal de même genre un

article sur le relancement du cœur par massages etc.

C’est assez curieux en effet. Ils donnaient des statistiques

assez fortes de réussite. Il s’agissait surtout de malades

atteints de syncope en cours d’opération. J’avais lu cela à

Saint-Louis et je n’avais pas tout à fait fini l’article quand

la sonnette de fermeture m’a obligé à partir. Cela a dû

vous abasourdir car je me rappelle vous avoir dit que

Page 133: Livremargueritedavy

132

l’âme ne quittait pas le corps immédiatement, que je ne

savais pas dans quelle mesure elle la quittait, ce qui vous

avait paru être une horreur digne d’un hérétique.

En réalité, la vie n’est pas bien définie : où

commence-t-elle ou finit-elle ? C’est une flamme, dit-on.

Où est le début et la fin d’une flamme ?

Quand on étudie les animaux inférieurs, il est très

difficile de mettre une limite. Il existe un parasite « la

mosaïque du tabac » que certains auteurs ont classé dans

les minéraux et d’autres dans les végétaux. En effet, on

peut la cristalliser, donc c’est un minéral, et n’ayant pas

été cristallisée, elle peut redevenir parasite du tabac et se

développer. Elle est un exemple parmi tant d’autres. Et la

limite entre les végétaux est encore plus floue car il y a

quantités d’organismes que l’on classe suivant les

époques en végétaux ou animaux. La plupart des

microbes en font partie. Il n’y a donc rien d’aussi

indéterminé que le début de la vie, il est normal qu’on

n’en sache pas plus long sur l’autre bout, et un auteur

dont le nom m’échappe (j’avais lu cela il y a un an peut-

être) disait : « Rien n’est plus sûr que la mort, rien n’est

plus indéterminé que le moment où elle survient ».

L’Eglise de Dieu est donc souverainement inspirée qui,

depuis longtemps, permet d’administrer 20 minutes après

la mort apparente.

Il s’agit simplement de donner une nouvelle

définition de la mort. On considérait comme absolue

l’équation : arrêt du cœur = mort. Les expériences citées

montrent non pas que l’on ressuscite mais que notre

conception de la mort est fausse. L’homme est faillible,

n’est-ce pas. On a bien cru longtemps que la Terre était

carrée, que le soleil tournait autour d’elle, et dans le

Page 134: Livremargueritedavy

133

même domaine de la vie, Pasteur a eu du mal à

démontrer que la génération spontanée n’existait pas.

Si les savants marxistes sont orgueilleux, non pas

d’un orgueil personnel mais d’un orgueil de la science,

de la matière, ils diront : « Nous avons ressuscité » ; s’ils

ne le sont pas, ils diront : « Il reste à donner une nouvelle

définition de la mort ».

Je vous quitte car il faut que j’aille acheter une

enveloppe avant le cours qui est à 5h (j’avais TP de

Pharmaco. de 2 à 4h).

Je vous embrasse bien bien fort.

P.Davy

Mardi 29 avril

Guite chérie,

« Ils seront un »… dans la vie, même en cueillant

du muguet. Dimanche j’étais à Franconville, j’avais

apporté ma pharmaco et, chose extraordinaire, j’ai

travaillé 1h30 dimanche. L’après-midi nous sommes allés

nous promener dans le bois qui dominent la Vallée de la

Seine, pas celui où nous sommes allés avec vous mais de

l’autre côté, en traversant Franconville. Et là nous avons

cueilli du muguet, bas, très fleuri, mais comme il y avait

beaucoup de monde, on le cueillait même en bouton, cela

fleurit très bien dans l’eau avec un peu de sucre ou mieux

de digitaline. J’en ai distrait quelques brins cueillis en

pensant à vous et pour vous, et je les ai rapportés dans

mon portefeuille à votre intention, mais je n’avais pas

beaucoup de temps pour vous écrire hier. Je les ai collés

hier soir sur ces cartons pour qu’ils voyagent bien mais

Page 135: Livremargueritedavy

134

ils ont perdu beaucoup de leur odeur dans mon

portefeuille tandis que le vôtre l’a gardée complètement.

Je vous remercie bien bien bien, il sent très bon.

Vous voyez comme nous sommes un. Nous

cueillons du muguet ensemble sans le savoir.

J’avais mis ma lettre à la poste à Franconville

avant 11h, elle aurait dû partir ! Il n’y a peut-être pas de

levée le dimanche.

Oui, c’est dommage pour les tasses mais on en

trouvera peut-être de mieux encore ! On verra bien.

Même sans tasses à thé on s’aimera bien. Mais vous allez

croire que je les trouvais mal alors que je ne les ai pas

vues donc pas jugées. Vous vous méprenez parfois de

choses comme cela. Ainsi l’autre jour vous avez cru que

je voulais plus de lettres mais je n’y pensais même pas.

Vous voyez des allusions alors qu’il n’y en a pas. Est-ce

que votre amour vous pèse si lourd ? Moi, je le porte

allégrement. Pauvre chérie, on vous donnera de la

quintonine ou quelque autre bonne cochonnerie du genre.

Oui, nous allons profiter du mois de mai mais j’ai

perdu mon chapelet. Il était en deux, il manquait déjà une

douzaine et cette fois, elles manquent toutes.

Heureusement que j’ai dix doigts aux mains, cela tombe

rondement bien.

C’est très bien de rester gaie tout le temps et plus

vous êtes gaie, plus je vous aime, mais évidemment je ne

peux pas vous dire comment parce que les mots peuvent

faire des phrases banales mais ne peuvent pas traduire

des sentiments profonds (à moins d’être un écrivain de

qualité) mais pour un pecnaud c’est bien difficile de

s’exprimer.

Page 136: Livremargueritedavy

135

Oui, je devais vous dire ce que je pense de moi

mais je ne m’en rappelle plus. Pour retrouver, je reprends

vos dernières lettres.

Oui, bien sûr que j’avais deviné qui vous avait

donné un livre, on l’aurait trouvé avec moins de

renseignements.

Non, l’autre dimanche, je ne suis pas allé aux

conférences sans quoi je vous l’aurais dit. Avez-vous pu

lire le papier que je vous avais envoyé ?

210 + 300, cela aurait fait 510 frcs et je les ai mis

de côté mais il n’y a que 300 frcs dessus puisque tant va

la tasse à l’eau… D’ailleurs on aurait bien acheté les 12.

Vous semblez dire que Dieu intervient

directement dans chaque amour qui se forme à la surface

de la terre : « Cette attirance de deux êtres qui ne se

connaissent souvent pas est voulue par Dieu. »

Je crois que cela n’est pas. D’abord parce que si

l’amour est splendide, il est bien des cas dans la réalité

où il est immoral, amour adultère…. (amour qui n’est pas

moins fort). Or je ne crois pas que Dieu y préside, que

Dieu veuille le mal.

Ensuite, je crois que si deux êtres étaient

prédestinés à s’aimer, prédestinés par Dieu, il n’y aurait

plus liberté de la part de l’homme (ce qui entre autre

supprime la responsabilité de l’homme). Or, l’homme est

libre. Cette liberté existe même dans l’appel au

sacerdoce, je crois qu’elle existe, à plus forte raison, dans

le choix de l’époux.

« Dans la pensée de Dieu, nous étions de toute

éternité destinés à être l’un à l’autre ». Je ne crois pas. Je

crois que Dieu savait que nous serions l’un à l’autre, il

savait que nous nous rencontrerions, que nous nous

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136

aimerions, cela d’accord, mais ce n’est pas lui qui a

décidé, c’est nous.

Comment le sait-il ? Alors que nous décidons

nous-mêmes. Parce qu’il connaît tous les facteurs de

notre choix. Et puis il y a la question de l’existence du

temps auquel je ne crois pas.

Je crois que, à l’origine, Dieu a créé le monde et

les principes du monde, les principes qui commandent

l’évolution du monde, et qu’il laisse agir. Il se contente

de regarder et de fournir une âme quand ses

collaborateurs, les hommes, ont procréé. Il intervient par

les miracles en ajoutant un facteur ou en exaltant un des

principes qui gouvernent le monde. Une guérison

miraculeuse est obtenue par l’évolution normale de la

matière, évolution précipitée par la volonté de Dieu.

Chaque être ressent une attirance vers ses

semblables mais c’est un phénomène biologique sur

lequel on peut influer. On peut rendre une personne

coléreuse ou…

Dans le cas de l’amour, l’attirance se fait avec un

être de sexe opposé à cause d’un simple équilibre

hormonal et on peut, en changeant cet équilibre, inverser

cette attirance qui devient attirance vers une personne de

même sexe.

La science est la découverte par l’homme des

principes créés par Dieu pour diriger le monde. Comme

ses principes sont infinis, nous n’arriverons jamais à

savoir tout.

La science se présente, à mon avis, comme une

participation à la connaissance de Dieu. Et lorsqu’on

prétend que la science est indépendante de la religion, je

crois que l’on veut retirer Dieu de sa création et qu’ainsi

Page 138: Livremargueritedavy

137

la création, donc la science elle-même, perd tout son

sens.

On s’écarte un peu de la question. Si on met un

rat dans un labyrinthe avec une sortie obscure et une

impasse éclairée, le rat se précipite dans l’impasse

éclairée. L’homme qui fait cette expérience sait d’avance

ce que fera le rat, et pourtant le rat était libre d’aller là où

il voulait. En mettant l’homme à la place du rat et Dieu à

la place de l’homme, on peut comprendre que Dieu sait

d’avance sans influer cependant sur notre volonté.

Le rat a obéi à son instinct, il s’est dirigé vers la

lumière. Tant que le rat est esclave de ses instincts, il

n’est pas libre en réalité, il n’a qu’une liberté théorique

puisqu’en excitant son instinct on influe sur sa volonté.

Mais l’homme possède une intelligence et une

âme en plus du rat et le jour où il saura (chacun en son

fors intérieur) être maître de ses instincts, il sera libre.

Chacun est d’autant plus libre qu’il est plus maître de

lui, qu’il a plus de volonté. Or on est responsable chacun

de soi et de ses voisins. Pour agir, il doit donc s’efforcer

d’être libre.

Ainsi l’homme instinctif se sent attiré vers toutes

les femmes qui ont quelques appâts tandis que l’homme

maître de ses instincts repousse cette attirance jusqu’au

jour où il rencontre celle, ou celui si c’est une femme, qui

l’attire un peu plus que ce qu’il peut réprimer, ou bien

s’il est très maître de lui et qu’il peut tout réprimer, il

choisit librement une compagne, il la choisit « à froid ».

C’est un peu trop mathématique car il y a des

instincts plus forts que les autres, aussi celui qui est attiré

par l’argent résiste à n’importe quelle beauté ou

Page 139: Livremargueritedavy

138

n’importe quel charme, ou valeur personnelle, pour

rassasier son désir d’argent.

Pour savoir qui on aimera, il faudrait connaître

exactement ses besoins, ses désirs, qualités spirituelles,

intellectuelles, envie d’argent, envie de beauté, gaité,

instinct sexuel, orgueil, réussite dans le monde et il y a

une foule de facteurs. Il faudrait les étudier chacun et

chercher quelqu’un qui réponde exactement ou

suffisamment.

Là où la liberté intervient c’est pour choisir les

qualités qui devront entrer en ligne de compte et délaisser

celles qui n’en valent pas la peine.

L’homme est libre d’aimer qui il veut mais Dieu,

qui nous connaît mieux que nous ne nous connaissons

nous-mêmes, connaît d’avance notre choix.

Tâchez de chercher et de trouver une pensée dans

ce long bafouillage. Voilà 1h30 que je suis avec vous et

je n’ai pas travaillé. Maintenant j’ai un cours.

Je tâcherai de savoir ce que je pense de moi dans

une prochaine lettre. (…)

Je vous aime bien bien ma chérie parce que vous

répondez à la fois à mes instincts non maîtrisés et aux

qualités que ma faible volonté avait déclaré comme

essentielles dans l’ordre hiérarchique. (…) Oui, mon

chou, vous êtes mon complément chéri chéri. Pierre.

Le mercredi 30 avril

Ma petite Guite chérie,

Voilà, je suis prêt à partir, 5h25, et il faut que l’on

soit à la Gare du Nord à 6h15. J’ai dix fois le temps mais

Page 140: Livremargueritedavy

139

si je veux que vous ayez votre lettre en temps utile, il faut

que je l’écrive maintenant.

30 avril. Hum, le temps approche, dans 14 jours je passe

la pharmaco. et après les autres à un rythme accéléré,

enfin on verra bien, il ne faut jamais se casser la tête. Je

vous aime, je vous aime. J’ai rêvé de vous cet après-midi.

Vous savez, vous pouvez très bien me parler de notre

installation, ça ne m’empêchera pas de travailler. Ce

jour-là cela faisait boum boum mais j’y pense souvent et

cela m’aurait probablement fait la même chose sur un

autre sujet qui nous soit aussi à cœur.

Hier vous aviez la longueur ! Alors aujourd’hui il

y en aura moins long parce que je n’ai quand même pas

bien longtemps à vous écrire avant de partir.

Ma théorie est probablement fausse sur certains

points, c’est le premier jet et je ne m’étais même jamais

posé cette question à moi-même. J’étais poussé par les

idées qui arrivaient sans avoir le temps de les critiquer.

J’ai l’impression qu’elle est un peu trop… disons

matérialiste, elle ne tient pas assez compte du psychisme

qui a pourtant une part énorme. Le monde est constitué

de matériel et de psychisme (corps et âme) qui ont l’air

d’être complètement séparés à première vue alors qu’au

fond ils retentissent énormément l’un sur l’autre. D’un

côté il y a les matérialistes qui sont gênés par leur esprit

(bien qu’ils ne soient pas toujours spirituels) et de l’autre

les existentialistes qui sont gênés par leur corps.

Entre deux il y a la bonne moyenne où se trouve

la vérité. L’homme, corps et âme. Mais comment

découvrir le lien (la vie ?) entre l’un et l’autre. C’est un

des mystères que la science n’a pas éclairé et n’éclaircira

probablement jamais car cela touche à la nature même de

Page 141: Livremargueritedavy

140

Dieu. L’âme, faite à son image, n’est pas au niveau de

l’homme.

Je philosopherai bien comme cela pendant des

heures. Tout cela, au fond, n’est que du laïus et n’a que

bien peu d’importance : on s’aime bien, c’est l’essentiel.

« J’aurais des tendances » parfois à être porté à

l’existentialisme quoiqu’au fond je ne sache pas grand-

chose de ce sujet.

Ah ! 6h moins le quart en bavardant. Je vous

embrasse bien bien comme je vous aime.

Pierre

Paris le 23 juin

Guite chérie,

Vous n’avez droit qu’à un tout petit mot

aujourd’hui pour vous annoncer que je suis reçu. J’ai eu

raison de ne pas préparer l’oral puisque cela s’est révélé

inutile.

En chirurgie ! On verra jeudi mais je travaille un

peu. Je suis justement à la bibliothèque dans ce but mais

j’ai travaillé juste 1h30 et j’ai écrit à Perrette dont

l’anniversaire est le 25. J’ai donc partagé le papier que

j’avais en deux, une feuille pour chacune. Il faut que

j’aille voir encore à la Sorbonne puisqu’on ne sait pas

quand sera le résultat, on peut l’avoir à tout moment.

Ce matin, j’ai bien reçu votre photo et je vous en

remercie mais j’aime encore mieux la réalité. Le paquet

serait un peu plus gros mais je le préférerais nettement.

Enfin cette photo n’est pas mal du tout, et si elle a le

Page 142: Livremargueritedavy

141

défaut de n’être qu’une photo, personne n’y peut rien.

Mon chou, je vous aime bien.

J’ai eu ce matin une lettre d’Evreux, voici les

projets. Papa et Maman partent à Briançon le 12 juillet et

Bernard le 6, il quitte le poste le 3 juillet. Il n’y a pas de

date prévue pour le retour. Je crois que Georges-Claude

sera à ce moment à son camp dans les Pyrénées.

Ils me demandent si j’irai mais c’est évidemment

impossible. Qu’est-ce que j’irais faire là-bas sans vous ?

5h. Pas de blague, il ne faut pas que je rate la

levée et je dois encore passer à la Sorbonne et mettre une

carte à Evreux. Je vous embrasse bien bien fort.

Pierre

25 juin 1947

Ma petite Guite chérie,

J’écris à Lisieux en même temps qu’à Dozulé, je

viens de voir une annonce : Internat à Lisieux, 3 500

francs par mois, c’est un peu maigre, plus aides

opératoires, au fond c’est peut-être aussi bien que

beaucoup, et puis cela a l’avantage de la proximité.

J’aurai l’avantage de connaître mon homonyme ! On

verra bien. Dozulé-Lisieux, ce n’est pas si loin, aussi

j’écris dès ce soir. Il sera toujours temps après de dire

non.

Autre nouvelle : Zaby, comme on s’y attendait,

est admissible. L’oral commence le 2 juillet, aussi je ne

sais pas à quelle date elle pourra passer si c’est par ordre

alphabétique, elle se trouvera au début !

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142

A demain, une lettre plus longue avec mon

résultat. Je vous embrasse. Pierre.

Lisieux, vendredi 11 juillet 1947

Ma petite Guite chérie,

Je n’ai pas grand-chose de neuf à vous annoncer.

Je suis allé ce matin donner une anesthésie pour le 2ème

chirurgien. Je ne l’aide qu’à l’hôpital car il a une

infirmière attachée à sa personne. Elle lui fait des

paperasses pour les expertises, et en se faisant aider par

elle, cela lui permet de lui donner un traitement

convenable.

Tout à l’heure, vers 4h, on va faire une petite

opération. Le métier entre petit à petit.

J’ai écrit hier à Jean pour lui envoyer les photos

que j’ai reçues hier matin. Elles sont très bien mais j’ai

oublié de les lui mettre dans l’enveloppe… Je n’ai plus

qu’à recommencer mais s’ils vont chez le grand-père au

14 juillet, il ne les aura pas pour les lui montrer. Vous

m’en ferez tirer une série, ou bien vous me direz combien

on vous doit pour celle-ci et vous garderez la suivante.

Tiens, je vous dois toujours le sac de Perette mais

l’argent est toujours au Crédit lyonnais à Paris. Si je peux

sortir ce soir, je demanderai un compte dans une banque

ici et je demanderai aussi un compte chèques postaux

nouveau car pour changer d’adresse il faut payer tandis

que pour en avoir un nouveau c’est gratuit. C’est bien

administratif. Enfin c’est comme cela. Ça leur fait un peu

plus de paperasses et puis c’est tout.

Page 144: Livremargueritedavy

143

Je crois que d’après les projets, les parents

doivent arriver à Briançon aujourd’hui. Je crois que c’est

le 10 qu’ils avaient fixé leur départ ou peut-être le 15, je

ne sais plus.

Et vous, mon petit chou, qu’est-ce que vous

devenez ? Il n’y a pas si longtemps que je vous ai vue et

pourtant il me semble qu’il y a un temps fou ! C’est vrai

qu’il s’est passé bien des choses depuis, ne serait-ce

qu’une colle, source d’émotions fertiles et un

changement assez complet dans la vie.

J’entends un cochon sous ma fenêtre (un vrai), je

ne sais pas s’il sera pour nos estomacs ou pour la

kermesse. Car dimanche il y a grande kermesse dans les

jardins de l’hôpital en faveur… je crois… des petits

vieux de l’hôpital.

Je vous quitte pour aller charcuter un peu, non pas

le cochon de tout à l’heure mais deux patients qui sont

peut-être d’impatients patients.

Je vous embrasse, ma chérie, de tout mon cœur à

vous pour toujours.

Pierre

Non datée

Guite chérie,

Finalement je suis de garde aujourd’hui et je

regrette de ne pas avoir pu vous écrire vendredi car vous

auriez pu venir. Mais vendredi vers 2h30 j’ai reçu un

coup de téléphone de papa qui était à Lisieux et je suis

allé le voir au Couvent. Vers 5h j’ai été rappelé à

l’hôpital et je n’ai été libre qu’à 8h moins le quart, si bien

Page 145: Livremargueritedavy

144

que 1/ je n’ai pas pu le conduire au train comme j’en

avais l’intention ; 2/ la levée était faite, la dernière à la

poste est à 7h30. Enfin dans 15 jours, il ne sera plus

question de lettres et ce sera pour de bon. Je vous envoie

le brouillon de la lettre à Célestin, je n’ai guère mis

qu’une demi-heure à la pondre, je croyais que ce serait

plus long.

J’ai l’intention d’aller à Evreux mardi soir et de

rentrer mercredi soir. Je n’en ai pas parlé à Tonton car il

n’est pas venu ce matin mais il ne peut pas refuser. Je

ferai faire ma prise de sang mardi, c’est le mardi qu’on

les fait et on ne les envoie que ce jour-là. J’en ai

d’ailleurs deux à faire pour l’hôpital.

J’ai reçu le projet de contrat et je vais l’envoyer à

Evreux en même temps que cette lettre avec un petit mot

(pas un mot de 5 lettres).

Quand je pense que dans 15 jours environ on sera

mariés ! Enfin que voulez-vous, il faut bien passer par ce

moment embêtant. Tout le monde y passe et on en meurt

rarement.

Il faudrait aussi fixer approximativement le trajet

et les dates exactes de notre petit voyage.

Pour le mariage aussi je ne peux guère vous dire

le nombre de chambres. Il en faut une pour mes tantes

puisqu’elles ne peuvent pas facilement coucher l’une

sans l’autre comme on le projetait l’autre jour.

Remarquez que ceci serait aussi vrai pour Zaby,

Françoise et Zézette en attendant de l’être pour vous.

Je vous embrasse de tout mon cœur. Votre Pierre

chéri à vous pour toujours.

Pierre

Page 146: Livremargueritedavy

145

Dimanche

Guite chérie,

Je crois bien que je répondrai non à Monsieur le

Maire et à Monsieur le Curé si ma future m’abandonne

dès avant notre mariage. Je vous ai attendue hier, je vous

avais même gardé de l’apéritif mode maison et puis

personne. Je reste seul et solitaire dans Lisieux ensoleillé.

Voilà près de quinze jours que je ne vous ai pas

vue. Enfin, dans 13 jours je vous emporterai pour

toujours et de ce jour, finie votre liberté : vous me

suivrez partout, comme cela je ne resterai pas quinze

jours sans vous voir.

Pauvre chou chéri, vous n’avez pas été gâtée

spécialement. J’ai souvent l’intention de vous écrire mais

je ne réunis pas souvent les conditions nécessaires alors

je pense à vous mais vous n’en retirez rien de matériel.

Quand je pense à certaines considérations sur l’amour

détaché que nous échangions, je constate que nous

faisons fausse route. L’amour se manifeste par des faits

matériels et la lettre comme l’embrassement… n’en sont

qu’une preuve supplémentaire. Je voudrais connaître

l’avis des jeunes tourtereaux sur la question. Ils doivent

être comme nous l’année dernière, à disserter sur l’amour

matériel tout en s’embrassant. Mon âme aime ton âme.

Ce qui est d’ailleurs parfaitement réel mais il ne faut pas

dissocier le physique du moral. Il me faut faire un effort

pour ne pas avoir le trac comme la veille des examens.

Au fond on se lance absolument dans l’inconnu et c’est

tout naturel qu’on ait un peu le trac. Ce qui ne serait pas

naturel serait de ne pas l’avoir. Et pourtant si nous avions

Page 147: Livremargueritedavy

146

une confiance totale !!! C’est justement l’évangile

d’aujourd’hui : les lys des champs sont mieux vêtus que

Salomon dans sa splendeur8.

2h sonnent au clocher du village. J’ai mangé tard

parce que la soupe n’était pas cuite. La soupe en

l’occurrence était du chou-fleur à la crème.

Demain, je pense, Dufy sera rentré et je pourrai

peut-être partir mardi et mercredi. Il faudrait que j’aille à

Caen pour trouver mon costume de mariage puisqu’il n’y

en a pas à Evreux. Il est probable que je n’en aurai pas

plus à Lisieux qu’à Evreux. De toute façon je suis

incapable de l’acheter seul, il me faudrait votre concours.

Il y aura encore un monde fou dans le train mais c’est là

une considération auxiliaire. Il faudrait aussi fixer un

itinéraire. Il n’y a pas de train commode pour Dinan. La

plupart descendent sur Rennes directement à partir de

Do. Et je ne sais pas comment nous partirons. Qui vivra

verra.

Peut-être que finalement nous aurons

l’appartement du bas dans le pavillon isolé. Car les

travaux supposent un emprunt et l’emprunt suppose des

imbéciles pour prêter, alors peut-être qu’en attendant

nous pourrions y installer nos pénates.

J’ai reçu la réponse de la faculté. Les examens

seront le 10 et le 15 octobre à 8h le matin. Même chose

qu’en juillet : écrit puis oral, sans savoir le résultat, ce qui

suppose qu’on y retourne, c’est embêtant.

Les Gustave ne sont pas sûrs de pouvoir venir

mais c’est cependant très probable.

Les tantes viennent certainement, ainsi que

Tonton Georges et Tante Marie-Rose. 8 Matthieu 6, 22-33

Page 148: Livremargueritedavy

147

J’avais une lettre d’Evreux, ce que je vous ai écrit

vendredi, qui me le disait, mais impossible de remettre la

main dessus. (…)

André Piquois ne pourra peut-être pas venir. Je

ne sais plus ce que Papa met exactement. Il demande

aussi qu’on l’inspire pour nous offrir un cadeau. Avez-

vous des inspirations ?

Il y a quand même encore quelques petites

questions à mettre au point.

Je vous envoie le contrat, je n’ai pas pu lire la

modification apportée par Maître Sellier. Il y a une clause

pour le cas où j’aurais une clinique… de façon qu’en cas

de décès de votre part on ne puisse pas m’obliger à

vendre. Je ne me vois pas avec une clinique mais sait-on

jamais ?

Je n’ai toujours pas de réponse de Célestin, il

mijote une réponse de longue haleine. J’ai justement

retrouvé le brouillon que je vous avais annoncé l’autre

jour.

J’ai retrouvé la lettre de Papa qui est simplement

restée avec le projet de contrat. De projet pour les faire-

part il n’est pas question, peut-être maman vous a-t-elle

écrit ?

Zaby et Françoise rentrent le 2 septembre.

Georges-Claude est à Coutances. Voilà les dernières

nouvelles et informations. Bernard repeint la véranda.

Quand Henri viendra-t-il ? Je n’en sais rien, il ne tardera

sans doute pas.

Je vais descendre mettre cette lettre à la poste, je

ne sais quand elle arrivera puisque l’autre dimanche, elle

n’est pas partie !

Page 149: Livremargueritedavy

148

Je vous quitte ma petite Guite chérie en vous

embrassant bien bien fort de tout mon cœur qui sera

bientôt à vous légalement.

Votre Pierre

Lisieux, 2 septembre

Guite chérie,

Je vous envoie un mot avant de partir. Je m’en

vais à Evreux. Je vais m’occuper de chaussures, veston,

cravate etc. Je serai parti 48h. Je rentre jeudi. (…) Si je

ne trouve pas tout ce qu’il faut, je pousserai jusqu’à Caen

où vous viendrez me retrouver jeudi l’après-midi. Dans

ce cas je tâcherai de vous téléphoner de façon à vous

prévenir à temps.

Ci-joint la lettre reçue de Célestin. Faut-il

demander un chanoine ? Ou être tout bonnement mariés

par le curé de la paroisse.

Je vous joins également ma feuille de BW9 pour

le cas où cela vous intéresserait. Je ne suis pas

syphilitique.

Mon petit chou chéri, dans 10 jours vous serez

Mme Davy et dans 11 nous serons mariés…

J’ai justement écrit à Evreux pour leur demander

l’essentiel de ce que vous rappelez, nombre d’invités etc.

certificats et compagnie.

Je vous aime mon chou, à bientôt bientôt.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

Pierre

9 Résultat au test de la syphilis.

Page 150: Livremargueritedavy

149

Lisieux, le 3 septembre 1947

Guite chérie,

Je ne trouve pas d’autre papier pour vous écrire, je viens

de terminer mon bloc pour une lettre aux tantes.

Je vais vous téléphoner tout à l’heure au sujet de

mon pantalon. On a trouvé ce qu’il faut à Evreux. J’ai du

moins un veston, des chaussures, des gants. Maman

s’occupe de la cravate et des chaussettes.

Est-ce que vous avez besoin d’une petite fille

pour tenir votre voile parce que Nicole ne sait pas quoi

faire de sa fille. Que peut-on en faire ? Réponse SVP.

Si vous voulez de l’argenterie, Maman peut en

apporter.

Françoise demande que vous gardiez deux rubans

rouges étroits pour faire deux petits nœuds à sa robe.

Est-ce que les gants de Maman et Perette doivent

être longs ou courts ? Car elle n’en a, je crois, que des

courts.

Comment est le chapeau de M. Gigon pour savoir

comment mettre Papa.

Françoise propose de remplacer l’Ave Maria

difficile et peu connu par « Vierge de France Oh notre

Dame… » dont elle a commandé la musique en 6

exemplaires.

Elle demande s’il faut polycopier les chants.

Nota : Dans le silence du matin d’Henri Colas se

trouve fans le livre « Chantez les gars ». Vérifiez-en la

musique car généralement on le chante de travers.

Comme prévu Papa et Maman partent le 12 à 7h

le matin. Ensuite Perette, Zaby, Bernard, Henri et peut-

Page 151: Livremargueritedavy

150

être Zette partent à 3h d’Evreux. Albert et peut-être

Zézette arriveront sans doute le matin (peut-être par

Mézidon !). Les tantes arriveront probablement de

Lisieux où elles passeraient deux ou trois jours avant

pour voir Marie.

Jean ? André Piquois ?

Nicole et Jacques Villez arriveront le matin de

Caen avec ou sans Roselyne suivant votre réponse. Tante

Marie-Rose avec les tantes, très probablement la veille,

peut-être le matin seulement si elles sont à Lisieux.

Voilà tout ce que je peux vous dire de neuf.

Evidemment il reste des points d’interrogation. Je vais à

la gare porter cette lettre pour que vous l’ayez demain et

je vous téléphone tout à l’heure.

Je vous embrasse bien bien fort ma petite femme

chérie.

Votre Pierre

Page 152: Livremargueritedavy

151

Lettres de Marguerite

1945

Caen, le 22 août 1945

Mon cher Pierre,

J’attendais avec impatience votre lettre. J’aime

mieux que vous m’écriviez 43 place de l’ancienne

boucherie, car le courrier arrive à 9h tandis qu’avenue de

Courcelles il passe à midi.

C’est une très bonne idée d’avoir demandé un

sursis. Presque tous les étudiants ont l’air de le faire.

J’espère aussi que la direction du Service de Santé ne va

pas vous garder.

Je n’ai pas vu Isabelle à Caen. C’est une simple

coïncidence. Je lui avais simplement écrit quinze jours

auparavant pour lui demander votre adresse.

Oui, écrivez à vos parents. Il ne faut pas faire de

« cachotteries ». Mes parents le savent en effet. Quant à

Michel, je ne sais pas. Il est bien possible qu’il le sache et

il faudrait en effet jouer serré pour lui laisser ignorer tout.

Ayant déclaré l’autre jour que je ne savais plus un mot de

grammaire grecque, il prétend me la faire revoir et le jour

où je le verrai entre « quatre-z-yeux », je lui en parlerai,

car ce pitre sait quand même être sérieux. Depuis que je

suis rentrée, il ne me laisse pas tranquille une minute et

prétend surveiller mon courrier.

J’aimerais mieux que vous soyez à Caen qu’à

Paris, mais il ne faut pas en effet que ce soit cela qui

influe sur votre décision. J’irai faire des petits voyages à

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152

Paris de temps en temps. Je trouverai toujours une âme

charitable – famille ou amis – pour me recevoir.

Vous ne faites pas tant de fautes que cela. Peut-

être en trouveriez-vous aussi dans mes lettres ? Je n’en ai

relevé qu’une belle dans votre première lettre :

« courrage ».

Vous avez autant de travail que moi, Pierre, si

vous voulez faire de moi une femme. Vous savez, je ne

suis pas parfaite, hélas, et je sais bien que je trouverai en

vous l’appui nécessaire.

Ne trouvez-vous pas que nous pourrions avoir une

messe par semaine à laquelle nous communierons l’un

pour l’autre ? Ce serait chic de se retrouver dans

l’Eucharistie ? Surtout nous avons certainement besoin

du Christ l’un et l’autre pour nous aider à être digne l’un

et l’autre, à fondre nos âmes et nos caractères. Mais cela

ne nous est peut-être pas très facile en ce moment ; nous

pourrions prendre le dimanche. Si nous commencions

dimanche prochain ?

Quel couple nous ferons si nous sommes

paresseux l’un et l’autre. Papa m’a fait hier un beau

sermon sur la paresse ; aussi ce matin ai-je fait une

version latine et cela marchait comme sur des roulettes. Il

est vrai que c’était pour vous.

C’est entendu, je prierai ou plutôt continuerai à

prier pour vous, car puisque je ne sais rien vous cacher, je

n’ai pas cessé de le faire depuis l’année dernière,

demandant au Seigneur Jésus de me faire connaître sa

volonté et lui disant que je ne pourrais jamais en aimer un

autre que vous. Et Il a tout arrangé. C’est merveilleux,

n’est-ce pas ?

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153

Vous, vous prierez pour que je devienne la femme

que vous voulez que je sois. Dites-moi ce que vous

exigez ?

Je vais me remettre au travail puisqu’il faut que je

me cloître, mais vous êtes là pour m’aider et c’est une

bien bonne présence.

Au revoir, mon Pierre chéri, courage aussi à vous.

Comme je serai heureuse de vous revoir même entre

deux trains.

Affectueusement vôtre,

Marguerite

PS. : Je voudrais encore vous demander quelque chose.

C’est qu’ensemble nous essayons d’être des saints. C’est

dur tout seul, mais à deux c’est plus facile et ce doit être

le rêve de tout chrétien. Bien sûr, avant, nous ferons bien

des bêtises, mais on n’est pas parfait du premier coup.

Courage.

Caen, le 27 août 1945

Mon cher petit Pierre,

J’admire votre courage et vous avoue très

humblement que je ne peux pas travailler avant de vous

avoir écrit. Il est vrai qu’il est déjà tard dans la matinée

pour commencer une version qui demande trois heures.

Ce sera pour cet après-midi.

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154

Moi aussi j’ai la maladie du sommeil, mais depuis

que je suis rentrée de Touraine je dors quand même

moins. Je me réveille à 5h tous les matins, c’est pour cela

que j’ai sommeil. Que faut-il faire, Docteur, contre les

insomnies ? Ce n’est pas gentil de se moquer de vous.

Moi aussi, je trouve des somnolences très douces

et agréables, mais il faut lutter.

Vous êtes moins paresseux que moi, vous

travaillez.

Il est vrai que je suis en train de faire une version

grecque qui manque de charme. Mais on ne fait pas ce

que l’on aime, n’est-ce pas ?

Ce qui est terrible avec les études littéraires, c’est

que cela porte trop au dilettantisme. Caprice et fantaisie y

trouvent tout leur soûl et il faut savoir s’imposer une

discipline de travail, ce qui est difficile pour des gens

paresseux.

Je suis sûre que vous aurez très bien su quoi dire à

vos parents. Quant aux miens, ils sont ravis. Maman dit

en riant qu’elle ne vous recevra plus, car vous êtes un

voleur ; à part cela, elle est très contente. Je ne l’ai pas

encore dit à Michel. C’est lui qui m’a donné votre lettre

aujourd’hui et comme il n’est pas bête, il s’est peut-être

demandé qui pouvait m’écrire sans timbre, mais il ne m’a

pas fait de réflexions.

Pendant dix jours, je ferai mon apprentissage de

future maîtresse de maison, car papa, maman et Michel

partent mercredi faire une randonnée dans la Manche,

d’abord à Granville, puis chez un ami de papa qui est

médecin près d’Avranches. Je resterai donc seule avec

grand-père et Thérèse. Pendant ce temps ma tante et une

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155

de mes cousines vont venir voir grand-père, ce qui fait

qu’il me faudra nourrir tous ces gens.

Moi aussi j’ai communié à la messe de 8 heures

dimanche. Ainsi nous avons été ensemble, mais il faut

que je vous dise qu’une heure après je n’étais pas

« bonne à prendre avec des pincettes ». Vous voyez que

je suis loin d’être parfaite, mais j’ai pensé à vous et j’ai

rentré mes paroles désagréables.

Oui, c’est vrai, être saint c’est faire tout ce qu’on

sait faire parfaitement ; mais c’est dur. Enfin nous

sommes deux. Vous avez plus le feu sacré que moi. Moi

aussi j’offrirai tout et je ferai pour « nous deux » à ceux

qui nous entourent, à commencer par cette version

grecque : « Le père songe pendant la nuit à son fils ». Le

titre n’est pas très encourageant.

Oui, priez Notre-Dame de Boulogne pour qu’elle

fasse siens nos projets et qu’elle nous aide à monter

ensemble dans l’amour de Dieu puisque cet amour qui

nous unit vient de l’amour même de Dieu.

Vous aviez remarqué que j’étais timide ;

décidément c’est visible. Je fais la guerre à cette timidité

depuis l’âge de 14 ans. J’ai fait des progrès mais ce n’est

pas encore parfait. Surtout j’ai des crises qui me

paralysent parfois. Aidez-moi à ne plus l’être. Je vous

promets de ne pas l’être avec vous. Est-ce que je suis

timide dans mes lettres ? Je vous assure que je vous dis

tout tel que je le pense. Vous non plus alors, vous ne

serez pas timide avec moi, de telle sorte que lorsque nous

nous reverrons nous puissions parler cœur à cœur, sans

aucune gêne.

Ce que je veux que vous soyez : « quelqu’un »

pour que je puisse m’appuyer sur vous – car vous savez,

Page 157: Livremargueritedavy

156

je suis très faible et je me rends parfaitement compte que

vous êtes plus courageux que moi – et devenir quelqu’un

à mon tour.

Moi aussi j’espère vous voir bientôt. Peut-être

viendrez-vous pour la crémaillère, car il est à peu près

certain que nous aurons un logement pour la fin de

septembre 74 rue de Bayeux.

Figurez-vous que toutes mes amies disent que

bientôt je leur apprendrai mes fiançailles. Il faut croire

que c’est écrit sur ma figure. Aussi je vais me cloîtrer ;

mais elles viennent me déranger dans mon cloître sous

prétexte qu’elles ne m’ont pas vue depuis un an, et ce

sont elles qui m’empêchent de travailler. Il faut que je les

mette à la porte. Heureusement c’est mardi le départ pour

le centre JEC à Honfleur. Je ne les verrai pas pendant ce

temps. Je n’y vais pas à cause du départ de mes parents et

de l’arrivée de ma tante.

Je vous quitte, mon Pierre chéri, et vous

communique une lettre d’un Père jésuite que j’ai connu

cette année à Paris et qui est absolument épatant. C’est

d’ailleurs ce qui m’a poussé à vous écrire ; car il trouvait

que c’était déséquilibrant de rester ainsi. Vous voyez que

je ne vous cache rien et que je ne suis plus timide avec

vous. Maintenant j’ai vraiment envie de tout vous dire ;

non, je ne me sens plus gênée avec vous.

Quelle joie de penser que je vous reverrai bientôt.

En attendant, au revoir et bon courage.

Marguerite

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157

Caen, le 29 août 1945

Mon cher petit Pierre,

Je n’osais pas vous écrire quand il y avait quelque

chose qui ne marchait pas. Vous voyez que je prends de

l’assurance et que je suis moins timide.

C’est un conseil que je viens vous demander ce

soir.

A me voir au milieu de tous mes bouquins, on

croirait que je travaille toute la journée, mais hélas, ce

n’est pas le cas. Pourtant une fois que j’y suis, cela va

bien, mais il faut s’y mettre.

Depuis longtemps je veux faire une licence

d’histoire, mais mes parents ne veulent pas, et comme je

n’ai pas encore de certificat, je peux encore changer.

Qu’en pensez-vous ? Je n’ai jamais su quoi faire parce

que j’aime tout à peu près de la même façon. C’est

terrible de ne pas avoir de goûts délimités. Après tout,

c’est peut-être bien ce que je veux faire. Je ne sais plus.

Vous allez vous dire que je suis une fille bien

compliquée.

Et puis rien ne va tout de suite parce que je suis

trop nerveuse. Passez-moi un peu de votre calme. Aidez-

moi à acquérir de la volonté. C’est cela qui me manque

pour travailler.

Vous savez, j’ai besoin de vous pour devenir ce

que vous voulez que je sois. J’essaie de vaincre ma

timidité. C’est dur, mais je le fais pour vous faire plaisir.

Je sais bien que c’est idiot d’être timide, que c’est de

Page 159: Livremargueritedavy

158

l’orgueil. J’ai peur qu’on se moque de moi, c’est pour

cela que je n’ose pas et cela me rend encore plus ridicule.

Priez, mon Pierre chéri, pour que je ne sois plus

timide, en un mot que je sois moins bête. Vous

comprenez, j’ai peur d’être timide encore quand je vous

reverrai et cela vous sera désagréable.

Maintenant que je vous ai dit ce que je voulais

vous dire, cela va mieux.

Vous allez peut-être me trouver bizarre, mais il

faut bien que vous me connaissiez telle que je suis avec

tous mes défauts.

Maintenant je vais travailler parce que je suis

soulagée et je vais le faire en union avec vous.

Peut-être verrez-vous Michel à Cherbourg, qui

sait ? Car il sera la semaine prochaine à Querqueville

chez son ami Jean-Charles Lemperière.

Quand pensez-vous quitter Cherbourg ? Vous me

préviendrez, n’est-ce pas ?

Je vous quitte, mon Pierre chéri, pardonnez-moi

tout ce que je vous ai dit, mais il fallait que je vous le

dise pour que ça aille mieux.

Marguerite

A dimanche dans le Christ.

Dimanche soir, 10h

Pierre chéri,

Quelle joie. Aujourd’hui j’ai vécu plus

intensément avec vous. Je vous ai senti plus près. Je vous

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159

aime, oh, je vous aime tellement. Chaque jour je réalise

davantage ce que vous êtes pour moi c’est-à-dire tout.

Je voudrais vous dire tout ce qui s’est passé

aujourd’hui mais je ne peux pas. C’est trop difficile à

exprimer. Et puis surtout je suis couchée et je m’endors.

Pourtant si vous étiez là j’aurais une foule de choses à

vous dire, mais je crois que je m’endormirais aussi car

j’ai terriblement sommeil. Alors je dormirais sur votre

cœur, c’est si bon. Je m’endors… Bonsoir mon petit

chéri. A demain. A samedi ! Travaillez bien. Je vous

aime.

Lundi midi

Je reçois deux lettres ensemble. Je suis gâtée.

Vous pouvez juger de ma distraction par

l’énormité des fautes d’orthographe. Cela m’inquiète

parce que j’en faisais très peu.

Je prends successivement vos lettres et j’y

réponds.

Pour votre chambre, faites comme vous voulez, ce

n’est pas moi qui monterai les six étages. C’est plus

agréable, je trouve, de vivre dans une chambre que l’on a

meublé suivant ses goûts. Elle a aussi l’avantage d’être

beaucoup plus près du quartier latin et en tant que

perchoir elle sera plus aérée. C’est à vous de décider mon

chéri, je ne suis encore que votre future moitié.

Si vous allez perdre votre âme dans des bistrots

louches, j’y mettrai bien vite le « holà ».

Mon sac ? Petit curieux, vous le verrez dimanche.

J’ai encore à lui trouver une fermeture adéquate.

Page 161: Livremargueritedavy

160

Pour le concours, vous me direz le dernier canard,

c’est celui-là que je croirai.

Pourquoi ne pourrai-je pas suivre la retraite

comme il faut ? Et ma raison, qu’en faites-vous ? Et ma

volonté ? (hum !!!)

Pour Françoise, il faut que j’aille voir la mère de

mon amie, puisque celle-ci est partie rue Monsieur. Que

de choses à faire avant la retraite !

Vilain garçon qui ne veut pas venir me voir et si

je lui disais de rester c’est bien lui qui serait le premier

attrapé ! Enfin je ne veux plus vous embêter.

Il y a une phrase que je ne comprends pas,

expliquez-moi : « Si vous voulez compter vous devez

être dans les 1 000 en jeu pour être mariée » ???

Je ne veux pas servir de cobaye. J’en ai déjà servi,

ça me suffit.

J’ai honte de voir la courbe de mon moral. Ce

n’est pas bien.

J’aurais bien des choses à vous dire, mais comme

vous ça reste dans mon cœur et ça me serre. Je voudrais

vous embrasser mais je le ferai bientôt. Et puis je me jette

dans vos bras. Serrez bien fort, c’est à vous ce gros

paquet.

J’espère que dimanche vous vous réveillerez plus

tôt pour la messe mais si vous vous couchez en face de

moi, ce dont il est question, je vous réveillerai. Vous

croyez que la courbe de mon caractère est semblable à

celle de mes lettres ? Alors mon petit Pierre, je vous en

souhaite. Il est bien possible que ce soit cela en effet.

Alors vous aurez à me dresser.

Vous avez l’air d’avoir un drôle de propriétaire.

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161

Non, le dimanche on ne doit pas travailler mais le

travail intellectuel n’a jamais été défendu ! Paresseuse

qui profite du jour du Seigneur pour contenter sa paresse.

Vous me faites penser aux pharisiens de l’Evangile !

Pardonnez-moi ma méchanceté.

Je comprends que vous ayez eu trop chaud avec

votre chandail il y a quelques jours.

Je vais aller chercher les épreuves cet après-midi.

Vous allez être content.

Il est midi 20, il faut que j’aille manger, alors je

vous quitte en vous embrassant de toutes mes forces

jusqu’à ce que vous criiez.

Votre Guite

Caen, le 31 août 1945

Mon Pierre chéri,

Je ne sais pas si vous êtes comme moi mais je ne

me sens plus gênée du tout.

Comme je ne veux vous faire aucune réserve, il

faut que je vous dise ce que j’ai ressenti près de vous. J’ai

eu une minute le sentiment intense de la présence de

Dieu et j’ai trouvé ça merveilleux.

J’étais invitée chez une amie à dîner, et

contrairement à ce que je vous ai dit, j’avais très faim,

elle m’a simplement dit que j’avais l’air passablement

dans la lune.

Hier soir j’ai pris de bonnes résolutions. Il faut

quand même que je travaille, la vie oisive ne vaut

absolument rien. Le tout c’est de s’y mettre, mais on s’y

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162

mettra ensemble. Car vous aussi il faut que vous

travailliez. Y’a-t-il un concours d’externat ? Et pensez-

vous le passer ? Si oui, ce serait peut-être mieux. Vous

allez voir que je vais avoir des ambitions pour vous.

J’ai pensé aussi hier soir que nous étions deux

pour la vie et pour l’éternité et j’ai trouvé cela

merveilleux que nous devions nous sanctifier l’un par

l’autre. C’est épatant quand on y pense.

Est-ce que vous me permettez de vous dire ce que

je vous reproche – oh ! ce n’est pas grave – d’être un peu

trop « je-m’en-foutiste ». C’est avec toute mon affection

que je vous dis cela et j’aime un peu ce « je-m’en-

foutisme », mais pas trop tout de même.

J’espère que vous me pardonnerez mon petit

Pierre, mais je trouve qu’il faut qu’on puisse se dire tout,

même nos défauts.

Dites-moi à votre tour, sérieusement, ce que vous

me reprochez, pour que je me corrige.

Dites-moi aussi quelles conceptions vous avez du

mariage ; je trouve que cela peut être tellement grand.

Je reviens de faire le marché comme lorsque je

serai mère de famille !

Je me demande où vous avez passé la nuit. Je n’ai

pas très bien dormi et je me disais « où est-il ? ». Moi je

pense que vous serez à Evreux quand vous recevrez cette

lettre.

Vous me direz ce que vous faites, ce qu’ont dit

vos parents.

Je réalise un peu plus maintenant que je suis

fiancée et je trouve cela épatant. J’ai bien eu un peu de

peine de vous voir partir, parce que je ne sais pas quand

je vous reverrai mais il faut savoir se quitter. Après tout

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163

nous ne sommes pas si loin l’un de l’autre puisque nous

sommes unis dans le Christ.

Je voudrais aussi une photo de vous parce que

cela me fait mal à la tête de me rappeler vos traits et

comme nous ne sommes pas appelés à nous voir souvent,

j’aurai souvent mal à la tête.

Je vous quitte, mon Pierre chéri. Travaillons

comme si nous étions l’un à côté de l’autre et vous

verrez, cela ira tout seul.

A bientôt j’espère.

Marguerite

31 août

Mon petit Pierre chéri,

Merci de votre si gentille lettre, de votre amour. A

mon tour je vous envoie le mien. Oui je vous aime mille

fois plus que moi-même depuis longtemps.

Cela ne m’étonne pas que l’employé se soit payé

notre tête. Tant mieux, puisque nous avons pu ainsi être

plus longtemps ensemble.

Non je n’ai pas le cafard, il faut savoir être

courageux. Même loin vous êtes près de moi quand

même. J’essaie de rejoindre votre âme.

J’essaie de retrouver mon calme mais j’ai du mal

à réaliser que ce à quoi je pensais depuis si longtemps,

comme ne devant peut-être jamais arriver, s’est réalisé.

Je suis trop heureuse pour être très calme. Je déborde de

Page 165: Livremargueritedavy

164

joie et cela se voit puisque tout le monde se demande ce

que j’ai.

Oui, je suis un paquet de nerfs, Pierre, et c’est à

vous de le calmer. Oui, j’étais à bout, je n’en pouvais

plus. Et je me disais souvent : s’il savait dans quel état il

me met, mais après tout, il ne pense peut-être même pas à

moi. Mais malgré des efforts désespérés de volonté, je ne

pouvais pas vous oublier. Je savais à quoi je m’exposais

mais jamais je n’aurais pu en aimer un autre. J’aurais été

finir mes jours je ne sais pas où. Pourtant je me disais

c’est impossible que ce ne soit pas lui et vous voyez le

Bon Dieu a tout arrangé. Vous êtes maintenant mon

Pierre chéri.

Je l’avais dit au Père au mois de mars et il m’avait

dit d’y penser non pas comme une chose certaine mais

comme une chose possible. Il m’avait dit cela

développera votre délicatesse et votre sensibilité. Et

comme j’ai une sensibilité très vive, trop vive parce que

je souffre trop, j’ai pensé à vous encore davantage. Enfin

il faut bien souffrir sur terre. Il paraît que c’est le propre

des nerveux.

Je ne vous ai pas trouvé gauche du tout. Je l’étais

certainement autant que vous, mon petit Pierre. Je vous

aime beaucoup, beaucoup, mais je n’ai pas l’impression

que vous m’aimiez moins que moi. Je ne suis pas déçue

du tout, au contraire, et je crie de tout mon cœur, de

toutes mes forces, que je vous aime. Je vous laisse me

rattraper, mon Pierre chéri, mais il ne faut pourtant pas

que je piétine pour autant puisqu’on doit toujours aller de

l’avant.

Page 166: Livremargueritedavy

165

Pour vous faire plaisir, je vais rester bien calme et

je vais travailler, ce qui va me calmer plus encore,

puisque vous êtes près de moi.

Vous ne trouvez pas que la vie est

magnifiquement belle, passionnante.

Je mange, soyez sans crainte, mais je dors peu et

remue comme une anguille dans mon lit. J’ai pris

l’énergique résolution hier soir de rester sur le dos et de

ne plus bouger, et j’ai dormi jusqu’à 6 heures, c’est bien.

Pour la photo, il faut attendre que papa et maman

soient rentrés : ils voulaient justement m’en faire faire

pour m’avoir à 20 ans. Je vais avoir en attendant les

photos du pèlerinage de Chartes que vous montrerez à

Isabelle. Je suis sur trois. Vous me chercherez.

Oui, c’est merveilleux de s’aimer, c’est si pur, si

purifiant. Moi non plus je ne pouvais pas vivre sans cela,

mais il y a longtemps que je m’en suis aperçu. Pourvu

que je sache vous aimer comme il faut. Comme ce sera

chic de ne plus faire qu’un pour toujours.

Je voudrais répondre au Père, pouvez-vous me

renvoyer sa lettre ; c’est un Père épatant, à tous points de

vue, et d’une intelligence hors ligue.

N’ayez plus honte, mon Pierre chéri, les

souffrances étaient nécessaires. Il y a un an je ne méritais

pas d’être fiancée.

Oui, nous sommes bien heureux maintenant et

quand je pense que cela n’aura pas de fin puisque nos

deux âmes sont immortelles, cela me ravit.

Moi aussi je vous dévore de baisers – avec un

« s » et non un « z », ceci pour vous taquiner

(orthographe !!!).

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166

Oui, je vous embrasse comme je vous aime, si

vous savez combien.

Dites bien des choses aimables à Zaby de ma part et à

Françoise aussi.

Marguerite

Caen, 4 septembre 1945

Mon Pierre chéri,

Vous devez recevoir trois lettres de moi, plus

celle-ci.

Moi aussi, dimanche, j’étais avec vous. C’est

chic, n’est-ce pas ?

Oui vous avez raison, nous pouvons choisir un

autre jour que le dimanche pour nous retrouver dans le

Christ. Choisissez celui que vous voudrez, ça m’est égal

puisque j’y vais tous les jours en ce moment, étant donné

que je me réveille à 6h tous les matins, et puis ça me

rapproche de vous. Vous me direz le jour que vous aurez

choisi.

C’est moi qui vais vous faire un sermon. Voulez-

vous manger, monsieur. Si je ne dors pas très bien, je

dévore par contre, et Thérèse s’en inquiète. Mais je crois

qu’il faut renoncer et dormir.

Oui, c’est drôle les réactions du cœur sur

l’estomac, mais il faut se forcer ; ce n’est pas toujours

facile, et je sais que mon voisin de table – Michel –

trouvait cela épatant, lui qui est toujours affamé.

Pour les fiançailles officielles, je suis de votre

avis, si longtemps à l’avance ça fait drôle, mais d’un

Page 168: Livremargueritedavy

167

autre côté c’est plus simple. Enfin j’en parlerai à mes

parents quand ils rentreront.

Depuis mercredi qu’ils sont partis, ils ne nous ont

pas donné signe de vie. Ils se promènent tellement bien

qu’ils en oublient leurs enfants.

Je le dirai à Michel quand il rentrera. J’en

entendrai de toutes les couleurs, mais depuis le temps

qu’il me taquine, je commence à avoir le caractère fait et

je peux vous dire, au dire de tous, que j’ai bon caractère.

Ces dernières vacances encore, j’étais chez des amis qui

ne s’en sont pas privés. Quand je me baignais, le père de

mon amie disait qu’il voyait le niveau de la rivière

monter etc. Enfin on s’est toujours moqué de ma

corpulence, de mes gestes. Michel n’en perd pas un.

Enfin ce n’est pas très méchant. Mais je sais que vous, au

moins, vous serez moins méchant.

Cet après-midi, j’ai l’intention de travailler,

espérons que ce sera plus que l’intention – « l’enfer est

pavé de bonnes intentions ». J’ai un professeur qui me

corrige mes devoirs et il rentre bientôt de vacances, et si

je ne fais rien, il va dire que je me moque de lui. Il va

donc falloir que je m’y mette.

Mon petit Pierre, je pense bien souvent à vous et

cela m’aide. Vous savez, je sens que je deviens calme. Ça

y est. Vous commencez à déteindre sur moi et puis c’est

votre sermon de l’autre jour qui fait son effet. C’est vrai,

je vous dois l’obéissance. Mais ce n’est pas très difficile

d’obéir quand on aime beaucoup quelqu’un.

Je vois que vous ne vous couchez pas de bonne

heure puisque vous m’écrivez à minuit. Il est vrai que

lorsqu’on ne peut pas dormir, c’est bien assommant de se

coucher.

Page 169: Livremargueritedavy

168

A bientôt dans le Seigneur Jésus, quand vous

voudrez.

Ci-joint une lettre de notre maîtresse de division

quand j’étais en 1ère

et philo. Il était bien juste que je lui

annonce mes fiançailles. Sa lettre est très bien, je trouve.

Je vous quitte, mon Pierre chéri, et vous dis à

bientôt.

Je vous embrasse avec toute la profondeur de

l’amour que j’ai pour vous.

Marguerite

Caen, le 28 septembre 1945

Mon Pierre chéri,

Nous sommes très bien arrivés à 10h30 mais j’ai

un mal de tête épouvantable et je suis très vaseuse, aussi

vous m’excuserez.

Michel n’a pas été du tout étonné, mais il a été

surpris parce qu’il ne s’attendait pas au moment. En tous

cas on n’a pas eu besoin de lui dire le nom de mon

fiancé. D’après ce que vous m’avez dit, cela ne m’étonne

pas.

Si vous venez, nous pourrons arriver à vous

coucher, évidemment ce ne serait pas possible pendant

quinze jours mais vous voyez que vous pouvez venir de

temps en temps sans coucher sous les ponts. (…)

Vous remercierez pour nous vos parents de

l’aimable et long accueil qu’ils nous ont fait. Il serait

Page 170: Livremargueritedavy

169

peut-être mieux que je leur mette un mot pour les

remercier, qu’en pensez-vous ?

La séparation a été moins dure que je ne l’aurais

cru. C’est peut-être parce que nous avons bien mis notre

amour dans le Seigneur. C’est chic. Il n’en reste pas

moins qu’il me manque quelque chose.

Demain je communierai pour vous plus

spécialement, pour que vous soyez bien courageux, que

vous travailliez bien, pour que vous soyez un saint.

Je vous aime, je vous aime de plus en plus. Et cet

amour n’aura pas de fin – c’est merveilleux quand on y

pense. J’ai emporté un peu de votre âme chérie et ce

m’est une bien douce consolation. Je vous dirai toutes

mes peines et toutes mes joies et vous ferez de même.

Je n’ai pas le cafard mais il faut que je sois

énergique. Je sais que vous, vous le serez.

Mon Dieu, je vous offre avec Pierre cette

séparation. C’est dur, mais c’est pour vous. C’est

certainement pour notre plus grand bien à tous les deux

puisque vous ne voulez que notre bonheur. Faites que

cette séparation serve à votre plus grande gloire et au

salut des âmes. Donnez-nous cet amour rayonnant dont

nous rêvons. Donnez-nous de vous posséder tellement

que vous transparaissiez à travers nous. Pardonnez-moi

d’avoir déjà envoyé promener quelqu’un tout à l’heure.

Je vous quitte, mon petit Pierre ; c’est aussi une

façon de parler puisque nous sommes toujours unis. Je

pense bien à vous et je me sens très calme. Je crois que

vous avez un peu déteint sur moi de ce point de vue là.

J’attends une lettre demain matin, j’espère que

mon espoir ne sera pas déçu.

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170

J’essaie de m’imaginer ce que vous faites en ce

moment ; peut-être veillez-vous, qui sait ?

Au revoir, je vous aime et je vous embrasse avec

tout mon amour

Marguerite

Bien des choses aimables à toute votre famille.

Excusez mon écriture, mais j’écris sur mes genoux.

Au revoir, mille baisers.

Caen, le 29 septembre 1945, 10h15

Mon Pierre chéri,

Merci de votre photo. Je l’aime beaucoup. C’est

mon Pierre bien aimé qui est dessus. Oui, c’est bien son

grand regard droit et sincère d’où l’on voit toute son âme.

J’irai me faire photographier samedi. Car nous

devons aller en pèlerinage à la Délivrance. J’en dois un

pour mon bac de philo ; il est temps de le faire, n’est-ce

pas ? Et j’en profiterai pour aller jusqu’à Luc.

Comment allez-vous faire pour Paris ? Je prie de

tout mon cœur pour que cela s’arrange au mieux.

Oui, j’ai gardé mon calme ; comment ne pas être

calme : je suis à vous et vous êtes à moi. J’ai emporté un

peu de votre âme et la séparation ne peut pas me l’ôter.

Moi aussi, Pierre, j’aime votre âme, votre foi, votre joie,

de plus en plus même. Je vous découvre chaque jour

davantage et c’est pour moi une joie toujours renouvelée.

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171

C’est merveilleux, tellement chic. Merci mille fois mon

Dieu, pour notre bonheur.

Moi aussi, j’aimais bien le prénom de Saint Julien

et j’aimais venir y prier le soir quand on ne voyait plus

que la lampe du sanctuaire. Oui, nous aurons à rebâtir

nos pauvres églises détruites.

J’aime aussi beaucoup la France et notre terre

normande. Voyez-vous, nous avons les mêmes goûts.

J’ai lu le passage de Péguy que vous m’indiquez,

mais dans mon livre c’est page 49. Oui, je l’aime aussi

parce qu’il parle de la France. J’ai lu aussi le passage

suivant : l’enfant qui s’endort10

. Je l’aime peut-être

10

Charles Péguy, Rien n’est beau comme un enfant qui s’endort, in Le Mystère des Saints Innocents (1912) Rien n’est beau comme un enfant qui s’endort en faisant sa prière, dit Dieu. Je vous le dis, rien n’est aussi beau dans le monde. Je n’ai jamais rien vu d’aussi beau dans le monde, Et pourtant j’en ai vu des beautés dans le monde Et je m’y connais. Ma création regorge de beautés. Ma création regorge de merveilles. Il y en a tant qu’on ne sait pas où les mettre. J’ai vu les millions et les millions d’astres rouler sous mes pieds comme les sables de la mer. J’ai vu des journées ardentes comme des flammes ; Des jours d’été de juin, de juillet et d’août. J’ai vu des soirs d’hiver posés comme un manteau. J’ai vu des soirs d’été calmes et doux comme une tombée de paradis. Tout constellés d’étoiles. J’ai vu ces coteaux de la Meuse et ces églises qui sont mes propres maisons. Et Paris et Reims et Rouen et des cathédrales qui sont mes propres

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172

encore plus. C’est si simple, si frais, si pur. Il est épatant

ce Péguy. Qu’en pensez-vous ?

Entendu, dimanche nous communierons pour nos

cadets. Entendu pour les communions les jours impairs.

Lundi, voulez-vous que ce soit à une intention

particulière : pour que papa trouve vite une situation

ailleurs et qu’ils ne restent pas trop longtemps dans cette

installation précaire. Mercredi : pour que nous réalisions

bien les plans de Dieu pour nous.

Maintenant j’attends vos intentions.

Qu’ai-je fait aujourd’hui ? J’ai lavé votre laine et

l’ai mise à sécher. Je ferai votre chandail en faisant

apprendre à Jacqueline Potel son histoire. Elle me l’a

demandé. Je ne peux pas charitablement lui refuser. Cet

après-midi, j’ai raccommodé mes socquettes. Il y avait

tellement de trous que j’y ai passé trois heures. J’ai eu

l’intention de faire un gâteau pour Françoise demain,

mais je ne le ferai que demain matin. A part cela, j’ai fait

des rangements dans mes affaires et je n’ai pas tout à fait

fini. J’ai envoyé un peu promener Thérèse et Michel.

Voilà mon examen de conscience fait et sans m’en

apercevoir je l’ai fait devant vous. Vous avez le droit de

savoir tout.

palais et mes propres châteaux, Si beaux que je les garderai dans le ciel. J’ai vu la capitale du royaume et Rome capitale de la chrétienté. J’ai entendu chanter la messe et les triomphantes vêpres. Et j’ai vu ces plaines et ces vallonnements de France Qui sont plus beaux que tout. J’ai vu la profonde mer, et la forêt profonde, et le cœur profond de l’homme. (…)

Page 174: Livremargueritedavy

173

Je vais me coucher après avoir fait un « bout de

prières vocales » et une plus longue prière pensée où

vous aurez certainement une grande place puisque vous

êtes inséparable de moi.

Bonsoir mon petit Pierre que j’aime beaucoup,

beaucoup. A demain avant d’aller mettre cette lettre à la

poste. A demain aussi dans le Seigneur Jésus.

Je vous envoie ce soir mille baisers bien

affectueux et vous dis à demain matin après la messe. Je

vous aime.

Marguerite

Dimanche matin, 7h15

Bonjour, mon Pierre chéri, tout à l’heure nous

serons à la messe et nous communierons ensemble.

Comme ça va être chic !

Il y a quelque chose que j’avais oublié de vous

dire à Evreux. C’est de ne pas être médiocre. Je le suis, je

sais, mais j’ai horreur de la médiocrité et veux en avoir

horreur. Etre tiède, oh non !

Il faut être des chrétiens parfaits ou rien du tout,

c’est-à-dire vivre intensément notre christianisme, ce qui

n’empêche pas de rire et de faire le pitre. Vous serez un

saint pitre et ce sera très agréable pour la société.

A toute à l’heure, je vais faire ma toilette.

Mon Dieu, nous vous offrons tous deux cette

journée, elle est à vous.

Page 175: Livremargueritedavy

174

10h

Je reprends cette lettre. J’ai prié avec vous pour

nos cadets.

Dites-moi ce que vous allez faire ; j’ai hâte de le savoir.

Vous êtes sans doute comme l’oiseau sur la branche,

mais confiance en la Providence.

J’ai pris la résolution d’être plus aimable, et

vous ? Mais vous ne serez pas là pour me rappeler à

l’ordre quand je l’oublierai.

Au revoir, mon chéri, si je m’écoutais, j’en

mettrais des pages et des pages encore, mais il faut que

j’en garde pour les autres jours.

Je vous aime, je vous aime de tout de mon cœur.

Quand j’en aurai assez de vous le dire, je vous

préviendrai.

J’aime aussi cette photo quoique sombre parce

que c’est si bien vous.

Je vous quitte pour porter cette lettre à la poste

afin que vous l’ayez demain.

Au revoir mon Pierre chéri, je vous embrasse

comme je vous aime.

Marguerite

PS. : Jacqueline Thierry m’écrit : « Hier j’ai fait un

pèlerinage à Notre-Dame-sur-Vire. J’ai bien prié pour

« vous ». » C’est gentil, maintenant elle ne nous sépare

plus. Elle a raison car nous sommes de plus en plus

inséparables, n’est-ce pas ? Encore beaucoup de baisers.

Guite.

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175

Caen, lundi 1er

octobre 1945

Mon Pierre bien-aimé,

Merci encore de cette bonne lettre, de votre

prière. C’est presque une prière d’un bout à l’autre. Vous

êtes formidable. Vous priez bien plus facilement que

moi. Vous êtes bien plus simple. Il faut absolument que

j’y arrive aussi.

J’ai eu votre première lettre après la seconde,

parce que je viens de rencontrer Françoise, place

Malherbe. Elle est allée retrouver « sa petite Eugénie ».

Nous sommes toujours sans logement avec de

plus en plus d’ennuis.

Entendu, demain je prierai avec vous pour votre

frère Bernard. C’est vrai que ce n’est pas rien d’être le

représentant du Christ sur la terre.

Non, je n’ai pas commencé Péguy hier. Je le

commencerai aujourd’hui.

Je vais écrire ce soir à vos parents. Cela me coûte

beaucoup mais tant pis. Je joindrai ma lettre à celle de

maman. Elle écrit à vos parents pour les remercier de

l’accueil qu’ils nous ont fait et pour leur dire combien

elle est contente de vous voir entrer dans notre famille.

Qu’en pensez-vous ? Maman croit que nous pourrions

faire des fiançailles officielles pendant les grandes

vacances prochaines (…)

Cela ne m’étonne pas que Robert Lefrançois vous

ait indiqué une arche du pont Saint-Michel, car il

affectionne particulièrement ce pont. Déjà l’année

dernière quand il n’avait pas de chambre, il avait cherché

quel pont serait le plus confortable et il avait trouvé que

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176

ce serait le pont Saint-Michel. Mais ce n’est pas une

solution. Et je souhaite vivement que vous trouviez vite

une chambre.

Je n’ai pas du tout envie d’être la femme d’un

voleur de grands chemins. Pierre, vous n’êtes pas un

voleur. Ne me racontez pas d’histoires – tous

malhonnêtes, je ne peux pas les croire ; je vous connais

trop maintenant pour que cela prenne.

Il fait toujours un temps splendide et demain,

nous allons à la Délivrance au lieu de samedi, et j’en

profiterai pour aller à Luc. Mais la photo sera ratée, car je

ne peux pas arriver à me coiffer.

Oui, mon Dieu, faites-nous sortir de notre état

passif, comme le dit Pierre, donnez-nous une horreur

profonde de la médiocrité. C’est tout ou rien. Donnez-

nous, comme le dit Pierre, le courage de notre Idéal.

C’est dur, mais il faut que nous y arrivions. Aidez-nous.

Fortifiez-nous. Donnez-nous le courage d’être ce que

nous voulons être. Faites que nous soyons francs avec

nous-mêmes. Faites que tous les deux nous travaillions à

votre seule et unique gloire et quand nous aurons

accompli sur la terre votre volonté, donnez la béatitude

céleste à tous les deux car nous sommes unis, vous le

savez bien puisque c’est vous qui nous avez unis.

Donnez-nous d’être fiers de notre foi, donnez-nous un

dynamisme fou. Nous sommes heureux, infiniment

heureux. Ne mettons pas notre foi sous l’éteignoir.

Donnez-nous cette joie profonde qui dilate tout l’être, qui

fait que tout semble léger même les plus cruelles

souffrances. Donnez-nous de vous aimer chaque jour

davantage par notre mutuel amour puisque c’est votre

Page 178: Livremargueritedavy

177

volonté. Faites que notre amour soit toujours plus beau et

qu’il serve à votre gloire.

Mon Dieu, faites que Pierre soit un bon médecin,

qu’il voie en ses malades non seulement le corps mais

aussi l’âme. Il peut faire un bien fou. Il en a l’étoffe.

Fortifiez-le. Je vous promets de l’aider, puisque vous

nous avez créés l’un pour l’autre. Je crois que nous

sommes de plus en plus inséparables. Faites que tous les

deux nous ne soyons plus timides. Aidez-nous, c’est dur,

mais c’est pour vous.

Merci mon Dieu de m’avoir donné Pierre. Avec

lui, c’est impossible d’être médiocre. C’est une mutuelle

action de grâce que nous vous faisons. Nous sommes

tellement heureux.

Cela devient plus facile de prier devant vous.

Merci mon petit Pierre de m’avoir tant aidée. Quel

soutien vous êtes pour moi. Je vous aime de plus en plus.

Vous êtes ce que j’ai de plus cher au monde.

Tenez-moi au courant de toutes vos

pérégrinations. Je veux savoir où vous êtes, ce que vous

faites.

C’est chic, de plus en plus chic, merci mon Dieu.

Et cela durera toujours toujours sur la terre comme au

ciel. C’est formidable quand on y songe. Il y a de quoi

être fou de joie.

Pierre, vous allez peut-être me trouver bébête,

mais je suis follement heureuse ; j’en trépignerai de joie.

Je vous aime, je vous aime.

Moi aussi mon Dieu, je vous aime en Pierre et je

l’aime en vous. C’est la meilleure façon de l’aimer

pleinement, totalement, avec tout moi-même.

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178

Au revoir, petit Pierre chéri et à bientôt. Non,

nous ne nous quittons plus, c’est bien pour toujours. Je

vous embrasse comme je vous aime.

Marguerite

Excusez cette écriture, mais je ne sais ce que j’ai et ce

que mon stylo a. L’encre vient trop et je suis obligée

d’écrire à toute vitesse.

Caen, mercredi 3 octobre 1945

Mon petit Pierre chéri,

Décidément Paris n’a pas l’air de vous plaire. Dans le

quartier latin, il y a deux églises assez proches, Saint

Séverin que j’aime beaucoup, elle est en partie romane,

elle devrait vous plaire. Elle est assez sombre et on y prie

très bien. L’autre est Saint Jacques.

Vous ferez à votre tante mes excuses les plus

sincères. Je me souviens en effet avoir marché sur je ne

savais pas quoi le dernier jour où j’ai vu Zaby et ce

devait être un cadre d’après ce que vous me dites. J’en

suis honteuse et confuse et n’oserai jamais paraître

devant votre tante.

Vraiment vous n’avez pas de chance dans vos

pérégrinations. Je prie intensément pour vous. C’est le

seul moyen pour moi de vous retrouver. Je fais aussi

votre chandail et c’est bien doux de travailler pour un

être bien aimé. (…)

Vous avez encore envie d’être au berceau ? Vous

ne serez pas un homme c’est-à-dire un être agissant,

Page 180: Livremargueritedavy

179

pensant. C’est tout de même passionnant d’avoir vingt

ans.

Moi aussi quand je suis perdue, je pense à vous et

c’est fini. C’est quand même chic d’être deux pour

pouvoir s’appuyer l’un sur l’autre. Nous aussi nous

sommes un peu perdus. Nous avons tous les

empoisonnements possibles et inimaginables au point de

vue logement. Papa va peut-être finir par écrire au maire,

ce qui prouve que ça va mal. C’est impossible de vivre à

six dans une pièce sans se gêner. Enfin il n’y a qu’à

offrir. Tous les jours à la messe, je vous offre avec moi et

je me sens plus près de vous. Je pense avec vous, je vous

suis ou j’essaye de vous suivre partout. Je ne pourrais pas

me passer de la messe en ce moment, sans cela je

tomberais folle. (…)

Entendu pour jeudi. J’espère d’ailleurs que le Bon

Dieu aura pitié de son petit Pierre et que la comédie va

finir bien vite.

Courage mon chéri, si vous voulez, on va prier un

peu ensemble.

Mon Dieu, faites que Pierre soit bien courageux,

qu’il ne se sente pas trop perdu dans le grand Paris.

Trouvez-lui bien vite une chambre. Maintenant il a fait

tout ce qu’il a pu. Aidez-le. Donnez-moi d’être pour lui

le soutien que vous voulez. Vous savez combien je

l’aime. Faites que je l’aime comme vous le voulez.

Donnez-nous à tous les deux de ne pas tomber fous avant

notre mariage parce que ce serait une catastrophe. Quand

nous perdons pied, donnez-nous bien vite une bouée de

sauvetage. Faites que nous nous attachions

désespérément à vous.

Page 181: Livremargueritedavy

180

Courage, mon petit Pierre, je vous aime, vous

savez bien que je suis avec vous-même quand nous

sommes loin l’un de l’autre. Pour vendredi, si vous

voulez, nous demanderons au Seigneur Jésus de fortifier

nos deux volontés, qu’il fasse de nous des forts.

Au revoir mon chéri, bon courage. Moi aussi il

me faut du courage pour vivre dans ce taudis où on perd

tout, où on perdrait même la tête si elle ne tenait pas

fortement sur nos épaules.

Michel me parle souvent de son cher beau-frère.

Vraiment cela ne pouvait pas lui faire plus plaisir.

Je vais écrire à quelqu’un que je connais à Paris

qui pourrait peut-être vous louer une chambre. Bien

mieux, j’ai une idée, je vais écrire au Père jésuite très

débrouillard, je vais le faire tout de suite. Au revoir

encore, je vous embrasse, mon chou, comme je vous

aime c’est-à-dire beaucoup beaucoup beaucoup.

PS. : Bien mieux encore. J’écris au Père en question,

mais il serait aussi simple que vous alliez le voir ; il aura

sans doute reçu ma lettre et vous aurez aussi la réponse

plus vite. On le voit le matin à Vanves, 15 rue de Paris.

Prendre le métro d’Issy, descendre à Petits Ménages,

maintenant Corentin Celton. Prendre le boulevard des

Lycées, la rue Normande, tournez à droite et vous

tomberez dans la rue de Paris, près du n°15 : action

populaire.

On le voit aussi l’après-midi 79 avenue de Breteuil

(15ème

). Vous demandez à la concierge (peu aimable) si

le Père Dunand (c’est son nom) est là.

Il n’est pas toujours à Paris, et pour ne pas vous casser le

nez, vous feriez mieux de lui téléphoner le matin, au

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181

début de la matinée ou vers midi-1 heure. Vous seriez

plus sûr de le trouver. N° de téléphone : MIC 33-33.

Vous lui direz que vous êtes mon fiancé et que vous

venez de ma part. Il sera certainement très heureux de

faire votre connaissance. Il n’est pas du tout intimidant et

très blagueur.

Mais est-il là en ce moment ? Pour le savoir, téléphonez.

Vous allez dire que j’ai l’esprit d’escalier, car j’ai rouvert

ma lettre pour ce post-scriptum.

Bon courage et bonne chasse. Encore mille baisers bien

affectueux à mon petit Pierre.

Marguerite

Caen, jeudi soir 4 octobre

Mon petit Pierre bien-aimé,

Je vous mets un mot ce soir pour vous envoyer

mon cafard. Vous n’en avez peut-être pas ce soir, mais

cela va me faire du bien de vous dire tout ce qui ne va

pas.

Je suis énervée, si je ne me retenais pas,

j’enverrais tout le monde promener. Je suis fatiguée. Je

me dégoûte moi-même. Je suis orgueilleuse. Je ne peux

pas accepter une observation. Je me rebiffe aussitôt.

Quelle femme vous aurez, mon pauvre Pierre, mais elle a

envie de se corriger et demande que vous l’aidiez.

Je travaille à votre chandail et cela me fait un

plaisir fou, mais pour mélanger les deux couleurs, c’est

Page 183: Livremargueritedavy

182

tout un travail de patience. J’espère que vous n’avez pas

trop froid.

Bonsoir, mon petit chéri, cela va mieux

maintenant que je vous ai dit tout ce qui n’allait pas. Je

me couche parce que j’ai mal dans le dos. Il serait peut-

être plus sage que je me repose un peu et que je n’aille

pas à la messe tous les jours, qu’en pensez-vous ? En

tous cas à demain quand même dans le Seigneur Jésus. Je

ne sais pas ce que j’ai, mais mes parents veulent que

j’aille voir le toubib parce que j’ai tout le temps mal à la

tête, mais il me dira une fois de plus qu’il ne sait pas d’où

cela vient.

A demain, mon chéri, bonsoir.

Vendredi soir, 10h

Excusez ce pâté. Il était tout petit mais c’est une

méchanceté de Thérèse. Je cherchais un buvard et

pendant ce temps, elle l’a étalé. Je l’ai traitée de tous les

noms.

Merci infiniment de votre lettre. Je l’attendais

avec impatience et ce matin, j’ai été bien déçue de ne rien

avoir. Je me suis dit : attendons ce soir.

Vilain moqueur. Qu’est-ce que ça veut dire : « si

les petits cochons ne mangent pas avant » ?

Je suis contente que vous ayez enfin une chambre

en vue.

J’ai écrit à vos parents et cela ne m’a pas tant

coûté.

Je savais que votre oncle Gustave avait été au

mariage de M. Lefrançois, mais j’avais oublié de vous le

dire.

Page 184: Livremargueritedavy

183

Le pèlerinage à la Délivrance est remis à

dimanche et Françoise viendra probablement avec nous.

Si le photographe peut, je me ferai photographier

dimanche ou tout du moins prendrai un rendez-vous.

Oh mon Pierre, vous n’êtes pas malhonnête.

Votre lettre est cousue de fautes d’orthographe,

soit dit en passant. Je suis méchante, n’est-ce pas ?

Quant à nous, la question logement se fait de plus

en plus angoissante.

J’ai sommeil, épouvantablement sommeil, alors je

fais un examen de conscience avec vous.

Pour tout vous dire, ce n’est peut-être pas pareil

pour vous ; je souffre de la séparation plus que je ne

croyais, mais cela fait quelque chose de cher à offrir,

alors tant mieux.

Je vous aime, je vous aime toujours plus.

Aujourd’hui j’ai surtout travaillé à votre chandail

et je mets des lunettes pour ne pas avoir mal à la tête

quand je travaille et le remède n’est pas trop mauvais.

Puis j’ai goûté chez une amie.

J’ai encore été orgueilleuse comme un paon.

Pardon Jésus, Seigneur Jésus, demain j’essaierai de faire

mieux. Vous voyez, je suis loin d’être parfaite. Demain

vous viendrez en moi et cela m’aidera à me rapprocher

de mon Pierre chéri qui me manque tant. Je vous offre

cette souffrance avec lui. Je serai bien courageuse, nous

le serons tous les deux. Merci d’avoir mis Pierre près de

moi pour m’aider. Sans lui maintenant je ne pourrais pas

vivre. Merci. C’est tellement merveilleux d’avoir

quelqu’un sur qui s’appuyer, surtout quand ce quelqu’un

est choisi par vous. Je sens bien que je l’aime de plus en

plus et par là que je vous aime davantage. Mon Dieu, je

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184

veux vous crier que je l’aime beaucoup beaucoup, et cela

j’en ai le droit puisque je l’aime en vous et que je vous

aime en lui. Vous savez bien pourquoi je l’aime. Je sens

comme un besoin de me donner totalement sans réserve.

Ce qui me chiffonne quelquefois mon Dieu, c’est de

penser que je pourrais me replier sur moi-même, lui

cacher quelque chose. Non jamais. Mon Dieu, faites

qu’avec lui je sois très très simple. Pierre c’est vous près

de moi. C’est pour l’éternité que nous sommes

ensemble. Je crois que tous les deux, nous pouvons vous

regarder bien en face. Oui, nous sommes à vous

totalement tous les deux, car c’est impossible de nous

séparer. Mon Dieu, pourquoi est-ce que j’ai envie chaque

jour davantage d’être plus encore à lui ? Cela me dévore.

Bénissez ce soir vos deux enfants qui vous aiment.

Unissez-les même dans le sommeil. Je vais dormir à

Caen et Pierre à Paris, mais Pierre-Marguerite cela ne fait

qu’un.

Cette fois mon petit Pierre, je vous avoue en toute

franchise que je peux prier très facilement devant vous.

Vous ne me gênez plus du tout, au contraire. Pouvoir dire

n’importe quoi devant un être chéri, c’est merveilleux :

non, je ne vous cacherai jamais rien. Vous êtes mon petit

Pierre à moi et je suis votre Marguerite à vous toute

entière, sans réserve. Vous pouvez tout prendre. Je ne

m’appartiens plus. J’appartiens à Dieu et à vous

uniquement. J’ai un besoin de don total qui me dévore et

que je ne peux rassasier. C’est épatant de ne plus

s’appartenir.

Page 186: Livremargueritedavy

185

Caen, lundi 8 octobre 1945

Mon petit Pierre chéri,

Je suis gâtée ce matin, 2 lettres soit 10 pages.

C’est chic. Merci de tous les détails que vous me donnez

sur votre vie. Je peux ainsi vous suivre plus facilement.

Moi aussi mon petit Pierre, je sais clairement une

chose que l’on ne pourra jamais m’ôter, c’est que vous

êtes tout pour moi. Oui, c’est chic d’avoir un fiancé,

d’avoir quelqu’un sur qui s’appuyer.

Remercions ensemble le Seigneur de vous avoir

aidé. Il ne pouvait pas vous laisser coucher sous les

ponts, mon petit chéri. (…)

Ma santé ? Elle va bien à part quelques petits

détails qui me font traiter de piquée par ma famille.

Depuis quatre jours, mon pouce droit n’a plus qu’une

demi-sensibilité. C’est original, mais désagréable. Mon

rhume semble enfin terminé. Je dors et mange bien.

Nerveuse ? Je le suis de temps en temps. Mais on ne peut

pas être parfait du premier coup.

Dans Péguy, (…) l’examen de conscience n’est

pas mal. Cela m’a fait bien rire.

Hier enfin, nous avons fait notre pèlerinage

familial. Nous sommes rentrés à 2h claqués. J’ai fait rire

tout le monde avec ma façon de marcher tellement j’avais

mal aux pieds. Je ne savais pas comment poser les pieds

par terre. J’ai prié beaucoup pour vous, de toutes mes

forces et je me suis aperçue une fois de plus que vous

étiez tout pour moi.

Un chasseur a failli nous prendre pour cinq lapins

et nous lui avons chanté sottises. Nous avons reçu à

Page 187: Livremargueritedavy

186

quelques mètres de nous une grêle de plombs. Un peu

plus et vous ne me revoyiez plus. Il est vrai que ça ne

m’aurait peut-être pas tuée. Il y en a des idiots sur terre.

Aussi ce matin je me suis reposée et n’ai pas été à

la messe. Mais il me manque quelque chose. Tantôt j’irai

faire une visite au Saint Sacrement, cela me fera du bien.

Vous auriez dû recevoir une lettre aujourd’hui,

mais je l’ai envoyée chez votre frère, ne sachant pas

toutes vos pérégrinations. Pauvre petit Pierre, ce n’est pas

de ma faute. Non je n’ai pas reçu d’intention. Mais j’en ai

pris une.

Comme vous je crois que l’amour n’est pas au

plan de l’homme. D’ailleurs tout amour vient de Dieu,

qui est l’Amour même, l’Amour par excellence.

Je comprends l’amour ainsi : comme un don de

Dieu qui doit retourner à Lui.

En tous cas, nous sommes faits pour aimer ; l’être

humain normal tend de toutes ses forces vers l’amour.

Amour devrait être synonyme de Charité.

Oui, l’amour est certainement sur un plan

supérieur. C’est normal d’ailleurs. Mais il me semble

qu’il nous paraît ainsi parce que nous n’en voyons le plus

souvent que les caricatures. Je ne sais pas si vous

comprendrez très bien ma pensée. Il me semble que ce

n’est pas très clair.

Aimer en Dieu, c’est participer à la vie même de

Dieu puisque le Père et le Fils engendre perpétuellement

l’Esprit Saint qui est l’amour du Père et du Fils.

Je ne me souviens pas si nous avons parlé de la

communion des Saints et du Corps mystique au

pèlerinage. Le Corps mystique est le thème du prochain

pèlerinage à Chartres.

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187

Ce qui est merveilleux, c’est de pouvoir se dire

que l’un et l’autre nous sommes membres du Corps

mystique du Christ et par là unis intimement à lui. C’est

cela qui me fait, qui doit nous faire, supporter la

séparation.

Vous allez me gronder et cela m’ennuie, mais je

ne me suis pas encore fait photographier. Quelle idée

aussi de m’envoyer à Luc. Enfin j’irai sans faute cette

semaine.

Vos photos d’identité vous ressemblent vraiment

de très loin. Cela vaut à peu près celle qu’il y a sur ma

carte de jeunesse musicale.

Votre tante ne m’a peut-être pas trouvée timide à

côté de Zaby, mais c’est tout. Je suis hélas encore timide.

Et puis il y a des gens qui m’intimident moins que les

autres. (…)

Peut-être irons-nous habiter Rouen quelques

années, deux ou trois, si nous trouvons un logement. Si

nous avions un logement nous partirions tout de suite. En

effet, papa a envie de rentrer dans le notariat. Grand-père

n’a jamais voulu lui céder son étude et par conséquent

qu’il soit notaire. Il l’est de titre, comme un avocat sans

cause. Un notaire de Rouen lui offre une situation

intéressante et il la prendrait s’il avait un logement. Papa

ira à Rouen samedi voir un peu. Il se remettrait ainsi au

notariat et dans quelques années, quand Michel aura fini

ses études secondaires, il achèterait une étude à la

campagne ou alors fonderait un cabinet fiscal près de

Paris. Voilà les derniers projets !!!

En tous cas Rouen n’est pas trop loin de Paris ni

d’Evreux, c’est le principal. Et puis, là-bas, je ne connais

Page 189: Livremargueritedavy

188

presque personne, on n’aurait pas besoin de se cacher.

Enfin ce ne sont que des projets.

Ce premier vendredi du mois de septembre, nous

avons été à la messe ensemble et certainement des gens

nous ont remarqués qui se sont empressés de le dire aux

uns et aux autres. Car il y a des gens qui le savent et qui

n’ont pu le savoir autrement. Ce que les gens peuvent

être bêtes quand même, cancan etc.

Merci mon Dieu de m’avoir donné mon fiancé.

J’avais besoin de quelqu’un sur qui m’appuyer. A qui je

puisse tout dire. Pouvoir lui ouvrir mon âme toute grande

sans réticence, ce que c’est chic. Lui dire toutes mes joies

et toutes mes peines, tout ce qui me gêne et me tracasse.

C’est patient un fiancé, et au moins le mien l’est. Faites

que je sois plus simple avec lui pour qu’il n’ait pas

besoin de tout m’arracher avec un tire-bouchon. Merci de

l’avoir fait pitre. Merci de l’avoir gardé pur. J’avais

tellement peur de tomber sur n’importe qui et vous

m’avez trouvé un garçon épatant. Est-ce que je méritais ?

Non peut-être, mais c’est parce que je suis faible. Ce qui

est merveilleux, c’est de vous voir en lui. Je ne peux vous

séparer. Impossible de penser à Pierre sans penser à vous,

impossible de penser à vous sans penser à Pierre. C’est

dilatant, c’est merveilleux. Merci de l’immense joie que

vous m’avez donnée, que vous me donnez. Merci de

m’avoir donné Pierre.

Au revoir mon petit chéri que j’aime. A bientôt.

Je vous embrasse de toutes mes forces.

Votre Marguerite

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189

Caen, mardi 9 octobre

Mon Pierre bien-aimé,

(…) Demain ou plutôt samedi, je veux une lettre,

j’ai dit. Je deviens autoritaire. Mais si vous ne voulez pas

m’écrire, ne m’écrivez pas. Je n’ai eu que deux lettres

cette semaine, ce n’est pas beaucoup. Si vous m’écrivez

vendredi, j’aurai la lettre samedi.

Au revoir mon petit Pierre bien aimé. J’ai moins

mal à la tête alors cela va mieux. Mais il faut que j’aille

chez le toubib demain et ça me barbe. L’autre jour c’était

chez le dentiste et il m’a fait un mal. Heureusement je

l’ai offert pour vous. S’il n’y avait pas vous, je ne

pourrais pas vivre. D’ailleurs ce n’est pas pour rien que le

Bon Dieu vous a mis près de moi. Vous êtes chic, chic. Je

vous aime énormément et je suis follement heureuse,

malgré un cafard passager. Maintenant je vous dis ce que

je pense, comme je le pense, sans timidité. Quand ça va

mal, je pense à vous, vous êtes devenu la respiration de

ma vie. C’est épatant. Et puis il y a du soleil aujourd’hui

alors je vois tout en rose.

Je vous aime mon Dieu dans votre création.

J’aime ce ciel sans nuage, ce soleil radieux et je déteste la

pluie. Elle est pourtant nécessaire. Alors je l’aime pour

son utilité. Merci mon Dieu d’avoir fait le monde si beau.

Quelle merveilleuse harmonie et dire que l’homme

s’ingénie à la détruire. Que sera le ciel alors ? Je vous

offre le rire de cette journée, à Vous, à Pierre. Vous savez

combien je l’aime, mon petit Pierre chéri, c’est vous qui

avez voulu que je l’aime. Je vous le donne. Vous savez

pourquoi je l’aime. Il est chic, très chic. Dites-lui qu’il

Page 191: Livremargueritedavy

190

m’aide à être chic. Je suis un monstre en ce moment.

J’envoie promener tout le monde. Pardon. Aujourd’hui je

serai plus sage. Je suis comme une enfant gâtée. Je le suis

aussi. Voilà, vous m’avez trop gâtée.

Au revoir mon Pierre que j’aime follement. Je

vous embrasse en vous serrant très très fort jusqu’à ce

que vous criiez.

Votre Guite

Vendredi 12 octobre

Mon Pierre chéri,

Je ne me gêne pas, quand je n’ai pas de papier à

lettre sous la main, je prends n’importe quoi.

Quand Pierre Davy se pose professeur de français,

il ferait bien de ne pas faire de fautes d’orthographe :

« évidemment », il faut 2 « m », monsieur. Je suis

méchante. C’est parce que je viens de relire votre

dernière lettre. Taquinerie en passant.

Aujourd’hui, journée épatante, ensoleillée, de

quoi vous mettre du baume dans le cœur pour huit jours.

Je viens de ranger vos lettres par ordre

chronologique et j’ai constaté qu’il y en avait 16, c’est un

petit commencement.

Ce matin, messe à 8h dans le bureau de l’abbé,

très sympathique. J’ai eu quelques distractions. Je me

trouvais en face d’une caricature de l’abbé fumant sa

pipe. Alors j’ai ri intérieurement. Mais je pense que le

Bon Dieu ne m’en veut pas pour cela. Ce soir, réunion à

Page 192: Livremargueritedavy

191

5h avec l’abbé sur la béatitude « Bienheureux les doux ».

Vous voyez que j’ai l’intention de refaire la JEC.

Aujourd’hui j’exulte de joie. Je ne sais pas

pourquoi et c’est ma joie que je vous envoie, mon fiancé

chéri. Joie débordante peut-être parce que j’ai communié

ce matin, parce qu’il fait merveilleusement beau, parce

que je vous aime, parce que je suis fiancée, un mélange

indescriptible de choses qui comblent mon âme. Alors je

vous envoie ce mélange. Il faut bien que vous le

partagiez. Qui pourrait le partager sinon vous ?

J’ai oublié aussi de vous envoyer un trèfle à 4

feuilles trouvé par maman sur la route de la Délivrance

dimanche et qu’elle vous offre. C’est sa spécialité. Je

n’en ai jamais trouvé, mais elle, elle tombe toujours

dessus.

Je vous écris aujourd’hui pour vous envoyer ma

joie uniquement. J’avais besoin de la communiquer à

quelqu’un. Il fallait que le trop plein s’évacue. Je suis

heureuse à cause de tout le bonheur que vous me donnez.

Je ne pouvais pas en rêver de plus grand ici-bas.

Mais pendant que je vous écris, votre chandail

n’avance pas. J’ai encore les ¾ du dos à faire. C’est

terrible, je suis tout le temps dérangée. Mais quand

quelqu’un vous dérange, on doit toujours répondre : « Je

t’attendais », n’est-ce pas ? Quand on a une once de

charité.

Merci mon Dieu de la grande joie que vous me

donnez aujourd’hui. Demain ou après-demain, ce sera

peut-être le cafard. Vous me connaissez. Vous savez bien

que je ne sais pas garder de mesure. Aidez-moi à être

toujours égale. Dites à Pierre qu’il m’aide à y arriver.

Lui, il se maîtrise beaucoup plus facilement que moi. Il

Page 193: Livremargueritedavy

192

est vrai que c’est un garçon. Et les garçons sont souvent

plus rassis que les filles. Donnez-moi un peu de son

calme. Au fond je suis calme, mais je déborde de joie,

joie de vivre. C’est beau la vie, c’est magnifique malgré

toutes les souffrances, à cause de ses souffrances et aussi

de ses joies. C’est un mélange de joie et de souffrance

qui fait qu’elle est passionnante. Donnez-nous de vivre

pleinement. Oui, donnez-nous la grâce d’une vie pleine,

remplie pour que lorsque vous aurez jugé que notre tâche

est finie en ce monde, nous n’ayons pas les mains vides.

Faites que Pierre et moi, nous vivions intensément.

Merci de nous avoir unis pour votre plus grande

gloire.

Au revoir mon Pierre bien-aimé. A bientôt. Je

vous aime de toutes mes forces, de tout mon cœur, avec

tout mon être.

Votre future

PS. : Peut-être vous écrirai-je un peu plus souvent qu’il

n’est convenu : quand ça déborde, il faut que je vous le

communique tout de suite. Au revoir mon petit chou.

Mardi 16 octobre 1945

Mon grand Bébé parisien chéri,

Moi aussi je suis passoire. A l’instant où je vous

écris, je pense que c’est l’anniversaire de la mort de ma

grand-mère paternelle aujourd’hui et je n’y ai pas pensé

dans ma communion ce matin. Pourtant elle le méritait,

Page 194: Livremargueritedavy

193

car elle m’aimait beaucoup et je l’aimais beaucoup. Elle

est morte le 16 octobre 1939.

Je ne comprends pas ce qui se passe. Vous vous

plaignez comme moi de ne pas avoir de lettres. Pour moi,

je vous écris généralement par retour et mets une lettre

vers 5h à la poste. La recevez-vous le lendemain ? Quant

à vous, je ne comprends pas du tout ce que vous faites.

Ou plutôt si, je comprends pourquoi je suis plusieurs

jours sans lettre, c’est parce que vous les mettez à la boîte

le lendemain matin au lieu du jour. Normalement je

reçois vos lettres le lundi, le mercredi et le vendredi, ou

le jeudi et le samedi, mais quand je suis trois jours sans

lettre, ça ne va plus. Il faudrait s’arranger pour qu’il n’y

ait jamais plus de deux jours. (…)

Et puis c’est parce que vous oubliez de mettre vos

lettres à la poste que je n’ai pas de lettres, « tête percée ».

Soyez un peu charitable. Pardon de parler sur ce ton.

Mais les oublis arrivent à des gens très bien. (…)

Pardonnez-moi de vous avoir donné le cafard la

semaine dernière. Cette semaine je ferai tout mon

possible pour que vous ne soyez pas sevré de lettres (…)

Mlle Lefrançois m’écrit ce matin qu’elle vous

invitera un jour un dimanche à déjeuner avec Robert car

elle voudrait connaître « le grand garçon sympathique qui

va devenir le mari de sa petite Guite ».

J’espère que vous ne serez pas timide, car elle

n’est pas du tout intimidante et je suis loin d’être timide

avec elle. Pour tout dire, je manque souvent de respect.

C’est « ma grande girafe ». Je lui avais trouvé une petite

sœur au zoo et je lui demande quelquefois des nouvelles.

Page 195: Livremargueritedavy

194

C’est maintenant à peu près sûr que nous irons à

Rouen. Mais il faut que je demande si on peut y faire

histoire. Merci pour toutes vos connaissances.

Oui, vous avez raison, le Bon Dieu est bien bon.

Il y a des moments où je me demande si je vibre

au même unisson que vous. Je le voudrais tant. Mais j’ai

l’impression que vous aimez encore plus le Bon Dieu que

moi. Pourtant je l’aime. Oh ! Aidez-moi Pierre. J’ai

besoin de vous, très besoin. Je vous aime, je vous aime.

J’ai soif de vous, parce qu’en vous, il y a Dieu, il y a la

Trinité tout entière.

Mon Dieu, apprenez-moi à vous respecter en lui.

Oui, je vous aime en lui et je l’aime en vous. Si j’ai si

soif de lui, c’est parce que j’ai soif de vous qui êtes en

lui.

Je ne peux pas vous dire ce que j’éprouve. C’est

impossible. Je vous aime tellement que je ne peux pas

exprimer cet amour.

Mon Dieu, merci de m’avoir donné Pierre, d’avoir

permis que je l’aime à ce point en vous. Il est tout pour

moi en ce monde. Merci de m’avoir donné ce

merveilleux appui pour vous aimer. Avec lui, je vous

aimerai encore plus que je ne vous aime.

Purifiez chaque jour davantage notre amour pour

que nous soyons bien vôtre.

Comme dit Pierre, nous ne serons pas tout à vous

comme des prêtres ou des religieuses, mais après tout, on

ne peut être aussi saints. La sainteté s’accommode de

tous les genres de vie. Vous nous voulez à vous tous les

deux, ensemble. C’est votre volonté, alors c’est très bien.

De tout notre cœur nous nous donnons totalement à vous.

Page 196: Livremargueritedavy

195

Mon petit Pierre, je vais vous faire part de

quelque chose. Si vous comprenez ce qui se passe,

expliquez-le-moi. J’ai l’impression qu’en moi il y a duel

entre l’amour humain et l’amour divin. C’est une

impression et je ne dois pas y faire attention. J’aime

pourtant beaucoup le Bon Dieu et quand je me raisonne,

je me dis qu’au fond c’est normal que je vous aime plus

sensiblement que Dieu, si on peut dire. C’est parce que je

sens moins mon amour pour Dieu que pour vous que cela

me fait cette impression. Au fond question de sensibilité,

donc il ne faut pas y attacher d’importance. Croyez-vous

que tout est dans l’ordre ? Je vous demande cela parce

que vous n’avez pas l’air comme cela. (…)

J’envoie moins promener les autres. Mais vous, ce

n’est pas pareil mon petit Pierre. De vous, je crois que je

supporterai tout. Mais pour vous faire plaisir, je vais me

corriger.

Si ça vous donne le cafard, je ne vous écrirai plus

quand je l’ai. Pourtant il ne part que lorsque je vous l’ai

envoyé. C’est chic, c’est épatant. Je vous en enverrai

sûrement d’autres. Mon pauvre Pierre, j’ai envie de tout

mettre sur votre dos, de mettre mon âme à nu

complètement pour que vous me connaissiez bien et que

vous ne soyez pas déçu. Je crois maintenant que je

pourrai vous parler de tout sans me faire trop prier. Je

veux devenir très simple, de plus en plus simple pour

vous faire plaisir, pour que vous n’ayez pas de mal à me

connaître, pour que nous soyons plus qu’un. Oh ! Etre un

tout à fait sans aucune réserve : au fond, c’est de cela que

j’ai soif. Etre un pour toujours dans le Seigneur Jésus,

pour la terre et pour le ciel. Cela suppose, pour y arriver,

un oubli total de soi. Hélas, nous sommes tellement

Page 197: Livremargueritedavy

196

égoïstes. Il faudrait que nous arrivions l’un vis-à-vis de

l’autre à une parfaite transparence. Qu’en pensez-vous ?

Je vous quitte, mon chéri, pour que cette lettre

parte et que vous l’ayez demain. Vous me direz si elle est

arrivée le 17.

A bientôt, mon Pierre chéri. Je vous embrasse de

tout mon cœur en vous serrant très très fort (moralement,

spirituellement…).

Votre Guite

Mardi soir, 16 octobre 1945

Mon petit Pierre bien-aimé,

Ce soir je voudrais me jeter dans vos bras parce

que j’aurais beaucoup de choses à vous dire. Mais c’est

impossible. Je ne peux le faire que par l’intermédiaire de

Dieu, alors je me jette en lui pour vous retrouver.

Impossible de vous trouver ailleurs.

Mon Dieu, merci de faire le trait d’union. Ce soir

je voudrais être près de Pierre pour prier avec lui, car j’ai

une envie folle de prier. C’est drôle les effets de l’amour,

de l’amour compris en vous.

Seigneur Jésus, aidez-moi à être digne de Pierre,

digne de son âme. Je vous adore en lui. Pouvoir faire une

minute abstraction de sa personne humaine pour ne plus

voir que son âme habitée par vous. De vous voir l’un et

l’autre, c’est merveilleux.

Plusieurs fois, près de lui, en pensant que vous

étiez en lui, j’ai éprouvé pour lui un immense respect. Au

fond je ne sais pas vous chercher en dehors de lui. Et

Page 198: Livremargueritedavy

197

maintenant je concilie très bien l’amour que j’ai pour

vous et celui que j’ai pour lui. Pour qu’il n’y ait pas de

duel entre ces deux amours, il ne faut pas vous séparer

tous les deux. Aussi tout est dans l’ordre.

Merci encore de m’avoir donné Pierre. Je ne sais

pas comment vous remercier, comment vous prouver ma

reconnaissance ? Par un amour vécu bien

chrétiennement. Aidez-nous à être des chrétiens 100%.

Pas un christianisme de bigote, à l’eau de rose ou

raplapla, mais un christianisme intensément vécu. C’est

dur peut-être, mais nous sommes deux, deux qui nous

aimons assez pour pouvoir nous aider mutuellement à

être ces chrétiens parfaits que vous voulez.

Mon Dieu, faites que je sois plus forte pour que

Pierre puisse s’appuyer sur moi. C’est moi qui m’appuie

sur lui. Qu’est-ce que je lui donne en retour. Je sens bien

que je suis plus égoïste que lui. Il se donne davantage et

plus intensément. Moi ce ne sont que des velléités et des

belles paroles. Aidez-moi à lui faire de ma personne un

don effectif.

Pardon ce soir pour toutes mes bêtises de la

journée. Passez l’éponge, vous êtes tellement bon.

Pardon surtout pour cet orgueil qui ne veut pas plier.

Demain ce sera mieux, je vous le promets. Je suis faible.

Aidez-moi à être plus forte. Pardon avec Pierre pour que

nous soyons bien ensemble.

A demain. Bonsoir mon petit Pierre. Si vous aviez

été présent, ça aurait été pareil (quel français !). C’est

cela qui est merveilleux. Vous voyez, votre fiancée fait

de petits progrès (elle ne se donne pas de coup de pied).

Ainsi la prochaine fois que nous nous reverrons, ça

marchera tout seul.

Page 199: Livremargueritedavy

198

Ce soir, nouveau rhume : j’aurai l’air intelligent

sur la photo !

Mercredi, 3h30

Quelle joie ! Encore une lettre ce matin : mardi-

mercredi, cela fait déjà deux pour la semaine. Merci mon

petit Pierre. Merci de votre amour. Puisque vous ne criez

pas encore alors je vous serre encore plus fort sur mon

cœur jusqu’à ce que vous criiez. Mais je ne vous

entendrai pas alors je peux continuer.

Nous ne sommes pas encore partis à Rouen, papa

devait y partir en janvier pour y prendre sa situation, mais

il ne pourra probablement pas, alors cette situation lui

échappera peut-être. Car les caisses d’allocations

familiales vont être nationalisées prochainement et il n’y

aura plus qu’une caisse unique par département et en ce

moment, il y en a trois. Celle de papa sera dissoute et il

est question, c’est même certain, de donner d’assez

grosses indemnités aux directeurs allant jusqu’à un

million pour les plus âgés. Evidemment papa voudrait en

bénéficier, ce qui retardera notre départ.

En tous cas, Thérèse et moi allons avoir une

chambre indépendante au 4 rue de Bayeux, après bien

des complications. Il n’y a pas de cheminée, donc pas de

feu. Mais on verra si on ne pourra pas mettre un tuyau

débouchant sur une fenêtre. Enfin on verra.

Je vous quitte, mon chéri, pour que cette lettre

parte. Je vais porter votre chandail à Michèle Lempérière

qui le déposera chez ses cousins rue Denfert-Rochereau.

Je vais lui demander l’adresse exacte et je vous l’enverrai

Page 200: Livremargueritedavy

199

aussitôt. Vous pourrez le prendre à partir de vendredi

matin. Au revoir, je vous embrasse de tout mon cœur.

Guite

Vendredi 19 octobre1945

(…) Merci aussi pour votre explication. Elle est

très claire, vraiment c’est impossible de ne pas

comprendre et je la crois tout à fait orthodoxe.

Maintenant j’ai très bien compris et vous pourrez vous

rendre compte que le duel a cessé. Ce qu’il ne faut pas,

c’est chercher Dieu en dehors de l’être aimé, mais au

contraire en lui. Ainsi tout duel cesse et on arrive à une

parfaite stabilité. Vraiment maintenant j’ai compris

l’ordre de Dieu. Alors ça va. Je comprends parfaitement

que l’amour humain soit très fort puisqu’en effet c’est le

plus grand des amours terrestres. Il a été voulu par Dieu

ainsi. Il est pur, grand et noble puisqu’il nous élève vers

lui et au fond nous donne des ailes. Je ne me reconnais

pas du tout. L’année dernière j’étais tout autre. Et c’est

normal.

Vous avez l’esprit très clair, c’est épatant. Je ne

suis pas bouchée en maths au point de ne pas comprendre

votre explication mathématique.

Si j’avais à choisir entre Dieu et vous, je ferais

exactement ce que vous pensez et il en serait de même

pour vous, je pense.

La sensibilité sert quelquefois dans l’amour de

Dieu. Il arrive parfois qu’on sente sa présence.

Evidemment si on ne se basait que là-dessus, notre foi

serait peu solide. C’est de la confiture, si vous comprenez

Page 201: Livremargueritedavy

200

cette comparaison. Il est relativement facile de le sentir

dans sa créature et dans sa création. Il ne m’est pas du

tout difficile de le voir en vous. Je n’ai pas du tout envie

d’écraser ma sensibilité.

Et puis il est normal que nous nous témoignions

notre affection. Nous avons un corps. « Qui veut faire

l’ange fait la bête », disait Pascal. Oui, il faut nous

prendre tels que nous sommes.

Merci donc pour votre cours de philo. Il est très

intéressant. (…)

Merci Pierre de votre sévérité. Continuez. Vous

avez raison. Je me suis regonflée près de vous et je n’ai

plus envie de pleurer. Mais j’ai encore un vague cafard,

une angoisse, je ne sais pas pourquoi, alors je vous

l’envoie.

Au revoir, je vous embrasse bien bien fort.

Votre Guite

Maintenant je ne m’analyse plus. J’irai droit à vous,

comme à Dieu, mais il y a des choses que je n’oserai plus

vous dire. Je vous assure que tout ce que je vous dis est

vrai. Et puis je vous aime c’est tout.

Samedi matin 20 octobre 1945

Mon petit Pierre,

J’ai une fois de plus oublié mon papier à lettres.

Mais cela n’a pas d’importance, n’est-ce pas ?

Oui, Pierre, j’ai l’impression quoi que vous en

pensiez que je vous aime comme il faut. Je vous aime en

Page 202: Livremargueritedavy

201

Dieu et soyez sûr pas plus que Dieu. Je sais parfaitement

que l’acte d’adoration n’est dû qu’à Dieu et je ne suis pas

idolâtre, je crois. Ce serait dommage d’ailleurs.

Non, vous n’envoyez pas dire ce que vous pensez,

mais j’aime cent fois mieux cela et cela fait du bien

parfois d’être secoué. Oui, j’ai quelquefois regardé un

homme et je les ai souvent trouvés bêtes, grossiers, etc. et

j’avoue que pour moi vous n’êtes pas un homme comme

les autres, mais ne croyez pas quand même que vous êtes

le seul. Si je vous ai demandé de m’acheter « Etoile au

grand large » de Guy de Larigaudie c’est pour vous

l’offrir et vous verrez que ce garçon avait une trempe peu

ordinaire. C’est un livre que j’aime beaucoup.

Et vous ? Avez-vous regardé quelquefois une

fille ? Que voulez-vous, c’est normal que l’on chérisse

les gens. Sachez quand même que je sais être dure. Vous

ne vous en doutez peut-être pas, vous vous en apercevrez

peut-être un jour. Sous mes airs tendres, je ne le suis pas

toujours. Je le suis seulement avec les gens que j’aime

énormément. Je sais que ce n’est pas vous aimer que de

vous bercer de douces illusions. Tout ce que je vous ai

dit, je l’ai pensé en vous comparant à d’autres. Il me

semble cependant que je vous ai dit plus de défauts que

vous ne m’en avez dits.

En effet, je ne dois pas vous féliciter pour votre

travail. 2 heures c’est vraiment peu. Alors je pense que

nous nous marierons à 80 ans comme prévu, Pierre. Ce

que je dis, je le pense vraiment. Il faut absolument

travailler davantage. Vous le pouvez. Vous devez avoir

suffisamment de puissance de travail et puis, c’est une

question de volonté. Et quand vous voulez, vous êtes

Page 203: Livremargueritedavy

202

volontaire, cabochard même. Soyez cabochard pour votre

travail.

Donc finies mes admirations puériles. Je vous

promets de vous secouer, tant pis si je ne suis pas très

tendre. Il est vrai qu’avec vous, elle reprendra vite le

dessus cette paresse. Je ne vous serre sur mon cœur,

alors, que si vous travaillez et comme je suppose que

vous allez le faire très courageusement, je vous serre très

fort pour vous donner du courage.

Merci pour la vache qui regarde passer un train.

Cela me rappelle une image qu’il y avait dans la petite

histoire de Bainville : une fille avec une natte dans le dos,

les bras et les doigts écartés, se pâmant d’admiration

devant un tuf-tuf antédiluvien.

Je vais donc essayer de vous regarder avec les

yeux de la raison et faire taire mon cœur puisque vous le

voulez. Ce sera la meilleure façon de vous aimer. Je

rengaine mes compliments pour des jours meilleurs. (…)

Pour l’éducation des enfants, ils ne seront pas

gâtés, soyez-en sûr, j’ai horreur des enfants mal élevés.

Quand vous aurez encore des reproches à me faire et cela

ne fait pas l’ombre d’un doute, je referai un chandail pour

éponger !!!

Vous pensez bien que je ne suis pas encore bête

au point de croire que ce que vous me dites est par

animosité. Non, mon chéri, pas encore à ce point-là ! (…)

Au revoir, mon chéri. Soyez sûr que je ne vous en

veux pas, au contraire. Je vous aime encore bien plus.

(…) Au revoir. Je vous embrasse bien bien fort.

Votre Guite

Page 204: Livremargueritedavy

203

Mercredi 24 octobre 1945

Mon petit Pierre chéri,

Savez-vous qu’en tant que « vache » j’appartiens

à l’espèce des ruminants ? Aussi ne vous étonnez pas si

j’ai ruminé la lettre dont on ne parle plus. Je suis

méchante, n’est-ce pas ?

C’est très joli toutes ces histoires mais vous ne me

dites pas quand vous avez l’intention de venir ?...

Moi aussi je pense à vous tout le temps et c’est

merveilleux. Oui, je pense aussi que ces séparations sont

très formatrices et je n’envie absolument pas les vieilles

filles. (…)

Mon petit Pierre, continuez de m’écrire tout ce

qui vous passe par la tête. Même si c’est désagréable.

Cela me fait du bien vous savez. Moi aussi je suis

orgueilleuse et si vous me faites des compliments, je le

serai encore plus. Aujourd’hui je me sens bien à l’aise

avec vous et je vous redis que je vous aime follement, de

plus en plus. Bientôt je ne pourrai pas vous aimer plus. Si

pourtant, mais alors qu’est-ce que ce sera dans l’avenir ?

Si je ne communiais pas tous les jours, cela n’irait pas,

car c’est la seule façon de m’unir à vous puisque je

m’unis au Christ qui vit en vous. Au fond, quand on y

pense, c’est merveilleux l’Eucharistie. Mon petit Pierre,

nous en vivrons autant qu’il nous sera possible.

Oui, pouvoir tout se dire dépasse tout le bonheur

que je croyais possible. Pouvoir se vider complètement

dans une autre âme, c’est vraiment merveilleux.

C’est vous maintenant qui allez dire : « tellement

gentille, tellement ceci, cela » ! Voulez-vous rengainer

Page 205: Livremargueritedavy

204

vos compliments. Oh ! Pardon, c’est vrai, on n’y pense

plus. (…)

Pierre, je ne voudrais pour rien au monde vous

rendre orgueilleux et je ne servirai mes compliments que

lorsque vous les aurez vraiment mérités. Ne croyez pas

que malgré mon admiration je vous trouve parfait.

Vous êtes molasse, moi aussi. Quel couple de

limaces ! Il faut que ça change. Non, pas de mollasseries,

c’est horrible les gens qui se trainent. Je ne sais si vous

êtes comme moi mais j’ai une profonde aversion pour les

mollusques.

Travaillez mon chéri. Vous allez me trouver

rasante si je vous le dis tous les jours.

Merci aussi pour la « petite vacharde ». Je n’ai

pris la résolution de me taire que lorsqu’on me faisait des

observations méritées ou non, mais pas avec vous, voyez-

vous. Il faut bien que je vous montre que je suis

quelquefois méchante, sans cela vous me croiriez trop

bonne.

Hier soir j’avais un cafard fou. J’ai eu envie de

vous l’écrire et puis je ne l’ai pas fait. Je vous aime

énormément. Je voudrais vous embrasser, me jeter dans

vos bras. Au fond me faire choyer ! Quelle horreur ! Quel

monstre je suis ! Il faut que je sois courageuse.

Evidemment on est bien près de vous. Si je vous dis cela

c’est pour que vous voyiez à qui vous avez affaire. Je me

rends compte que je suis égoïste. Pierre, est-ce normal

d’avoir envie de se faire choyer ? Répondez-moi bien

franchement, les yeux dans les yeux.

Mon Dieu, puisque notre amour est humain au

fond, c’est normal qu’on ait envie d’être avec l’autre. Je

vous offre cette soif de lui pour votre plus grande gloire,

Page 206: Livremargueritedavy

205

pour être plus près de vous : oui, je vous aime vraiment,

mon Dieu. Et puis vous êtes venu ce matin en moi et

vous nous avez unis. Alors je suis très heureuse. Il y avait

un mariage à la messe ce matin et j’ai pensé au nôtre. Ce

sera, Jésus, épatant, puisque c’est vous qui nous mariez ;

puisque ce jour-là vous vivrez tout entier en chacun de

nous. Préparez-nous bien tous les deux, nous en avons

grand besoin. C’est tellement grave.

Au revoir, mon chou bien-aimé. Oh ! Je vous

serre très très fort sur mon cœur jusqu’à ce que vous

criiez.

Votre Guite à vous tout entière.

Pierre, dites-moi encore ce que vous trouvez de mal en

moi. Je vous dirai ce que je trouve de mal en vous.

Mardi 30 octobre 1945

Mon Pierre chéri,

Je vous aime, je vous aime, c’est le cri de mon

cœur en ce moment.

Vous pouvez m’écrire, maman viendra me porter

vos lettres et ce n’est que mercredi soir que je rentre me

sanctifier.

Dites-moi alors à quelle heure vous arriverez, car

vous viendrez sans doute d’Evreux.

Pour changer, j’ai mal à la tête et cet après-midi je

vois le dentiste.

Oui, c’est cela, on demandera aux saints du ciel

de nous aider à être saints. Pierre, pourquoi pas ? Après

Page 207: Livremargueritedavy

206

tout, il n’y a que cela qui compte. Etre sainte avec vous,

mon petit Pierre, ce sera épatant. Je vous aime de plus en

plus. Et cet amour remplit tellement mon cœur que

j’aime être seule, seule avec Dieu et avec vous. Pendant

ces deux jours de retraite, au fond ça va être chou, on va

n’être que tous les trois. Mon petit Pierre, vous allez prier

pour que j’y voie clair, puisque vous avez dit que je ne

me connaissais pas. Aidez-moi. J’ai soif de vous, bien

soif. Vous êtes ma seule raison d’être en ce monde. Il

faut qu’ensemble nous travaillions au règne de Dieu.

Pierre, je pense quelquefois, si nous n’avions pas

la foi ? C’est une grâce de l’avoir. Nous serions cent fois

moins heureux sans elle. Merci mon Dieu de nous avoir

donné la foi.

Je ne peux pas vous dire tout ce que je ressens. Je

me sens à vous pour toujours et cela me ravit, toujours,

toujours, est-ce vrai une chose pareille. Que ce sera chic

le jour de notre mariage : pouvoir se dire ça y est, c’est

pour toujours, toujours.

J’ai eu les photos hier. Ce n’est pas bien

merveilleux, mais je suis toujours très mal en photo parce

que je suis très nerveuse. Vous verrez que ce n’est pas un

chef-d’œuvre. Je ne suis bien que lorsqu’on me prend

sans que je le sache et sans que je m’en aperçoive. Vous

n’avez qu’à le faire un jour.

Mon petit Pierre, donc je crois que vous êtes fait

sur le même modèle que moi et je m’aperçois qu’au fond

un cœur de garçon n’est pas différent d’un cœur de fille.

Je fais des découvertes ! Après tout, il n’y a pas tant de

différences. Une âme de garçon et une âme de fille sont

de la même essence. Au ciel, il n’y aura plus ni garçons

ni filles. Vous allez rire de mes découvertes un peu

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207

naïves mais tant pis. Il n’y a que vous à en rire, alors ça

m’est égal.

Je vous aime……………..énormément.

Je feuillette « Etoile au grand large » de Guy de

Larigaudie et je tombe sur un passage que j’aime bien :

« Le terrassier et le moine devraient avoir la même

pensée : mon Dieu, faites que j’accomplisse ma vocation.

L’un doit s’efforcer d’être un bon moine et l’autre d’être

un bon terrassier. Leurs destinées ne sont point

différentes. Chacun mettant en œuvre ses capacités et ses

dons s’accomplit lui-même et par là travaille à la gloire

de Dieu. »

C’est vrai que chacun doit accomplir pleinement

sa vocation. Nous nous aiderons mutuellement. Ce n’est

pas pour rien que nous nous aimons et ce n’est pas pour

rire. C’est grand, profondément sérieux, ne trouvez-vous

pas ?

Au revoir, mon Pierre que j’aime infiniment. A

bientôt, quelle joie immense et profonde. A jeudi dans le

Seigneur Jésus.

Je vous embrasse bien bien fort et je vous aime

comme il n’est pas possible de vous aimer plus, c’est-à-

dire de toutes mes forces, de toute mon âme, de tout mon

cœur.

Votre Marguerite

Voici un autre passage de Guy de Larigaudie intitulé

« Jeunes filles », vous me direz ce que vous en pensez. (Il

s’adresse aux garçons).

« Les jeunes filles sont l’image précieuse de notre mère

lorsqu’elle avait notre âge. Petites ou grandes, blondes

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208

ou brunes, elles sont claires, nettes et saines, et Dieu lui-

même doit sourire lorsqu’Il les voit passer.

Plus tard seulement, lorsque tu seras plus mûr, tu

découvriras parmi elles la femme de demain.

Aujourd’hui considère-les simplement comme de

franches compagnes.

Une éducation faussée nous a trop souvent appris à ne

voir dans la femme qu’une occasion de péché, au lieu d’y

déceler une source de richesses.

Mais, sœurs, cousines, amies, camarades ou cheftaines,

les jeunes filles sont les compagnes de notre vie, puisque

dans notre monde chrétien nous vivons côte à côte, sur le

même palier.

Sans doute la camaraderie entre garçons et filles est

chose infiniment délicate, qu’il faut mener avec prudence

et régler chacun pour soi à sa propre mesure.

Mais c’est un manque à gagner que de négliger ce don

de Dieu que sont les vraies jeunes filles.

Elles ont une vertu de pureté dont le rayonnement nous

est salutaire, à nous qui devons batailler sans cesse pour

maintenir cette même pureté.

Si elles savent se tenir à leur place – et c’est d’elles

uniquement que dépend, en leur présence, la tenue des

garçons – leur influence peut être profonde.

Il n’est que de voir sur une plage ou à la piscine les

jeunes gens cherchant à éblouir les jeunes filles. Un

regard admiratif, un sourire suffisent pour donner à un

garçon le coup de fouet d’amour propre qui le fera

sauter, malgré sa crainte, du haut du plongeoir.

Pourquoi, sur un plan différent, ce même renfort et ce

même sourire ne donneraient-ils pas à ce garçon plus de

lumière et de cran dans sa vie ?

Page 210: Livremargueritedavy

209

La chanson d’une eau vive entraîne loin du marais. La

présence des jeunes filles grossièretés et lourdeurs –

certaines d’entre elles, rencontrées aux heures

mauvaises, vous clarifient littéralement l’âme.

Nous sommes de grands garçons maladroits et patauds,

les jeunes filles nous forment à la politesse et à la

courtoisie – leur présence nous allège et rétablit

l’équilibre.

Nous sommes trop cérébraux. Les jeunes filles

comprennent d’un seul coup ce que nous disséquons

péniblement avec notre raison. Leur présence est un

apaisement. Elles sont un sourire et une douceur.

Mon Dieu, faites que nos sœurs les jeunes filles soient

harmonieuses de corps, souriantes et habillées avec goût.

Faites qu’elles soient saines et d’âme transparente,

qu’elles soient la pureté et la grâce de nos vies rudes,

qu’elles soient avec nous, simples, maternelles, sans

détours ni coquetteries.

Faites qu’aucun mal ne se glisse entre nous et que,

garçons et filles, nous soyons les uns pour les autres une

source, non de fautes, mais d’enrichissement.

Dimanche 4 novembre 1945

Mon Pierre bien-aimé,

Pas de cafard ce soir, simplement un certain malaise

parce que je n’ai pas été assez simple avec vous. Aidez-

moi, je vous en supplie. C’est trop bête. Je manque de

volonté. Il faut que vous arriviez à obtenir de moi la

spontanéité. Ce serait tellement mieux.

Page 211: Livremargueritedavy

210

Je retrouve tout ce que je voulais vous dire ce

matin et en plus, les quelques notes que j’ai prise sur une

instruction du Père qui traitait de l’amour.

Je voulais donc vous dire, vous savez à peu près

tout :

1) Comment envisageons-nous la chasteté avant le

mariage.

2) L’éducation des enfants

3) Faire de ce sacrifice qu’est la séparation et

l’attente un approfondissement de notre amour

4) Quand nous avons soif l’un de l’autre, offrir cette

soif pour la gloire de Dieu. Penser que nous

serons pour toujours l’un à l’autre, quand Il lui

plaira.

Voilà les quelques notes sur la préparation au

mariage. Il s’agit de préparer une chic vie, une vie

joyeuse :

Chasteté : se faire une très grande idée du mariage et de

l’amour. Donner la vie est au premier chef participer à

l’œuvre de la création. Le mariage est donc une chose

sainte, sacrée.

Le 6ème

commandement nous défend de détruire l’ordre

établi par Dieu.

La chasteté comporte de véritables sacrifices. L’âme

vraiment chaste se prépare une belle vie, un chic foyer, se

fortifie le caractère.

Moyens : Croire que la chose est possible, avoir

confiance en Dieu. Prier intensément. Prier la Sainte

Vierge. Avoir un grand idéal, de grands désirs intenses,

Page 212: Livremargueritedavy

211

éperdus (désir d’apporter au fiancé ou à la fiancée et aux

enfants quelque chose d’intact). Pratiquer d’avance le

don de soi.

Préparations du cœur : Garder son corps et son cœur.

Savoir nous conserver pour pouvoir mieux donner

ensuite.

Un sentiment ne dure que pénétrer de volonté.

Se préparer à être épouse et mère (ça, ce n’est pas pour

vous, mais comme vous êtes curieux !!! [Vilaine fille,

vous allez dire]) : sourire envers et contre tout, s’oublier.

Il faudra se sacrifier pour le mari et les enfants.

L’amour conjugal n’est qu’un aspect de l’amour qui fait

toute vie chrétienne.

Voilà, mon petit Pierre, ce que je voulais vous

dire. Quant à la résolution, je la cherche toujours.

Seigneur Jésus, nous vous offrons ensemble cette

séparation ou du moins faites qu’elle serve à votre plus

grande gloire, à l’approfondissement de notre amour en

Vous. Mon Dieu, nous vous l’offrons de tout notre cœur.

C’est dur (pour moi toujours), mais il faut que ce soit dur.

Cela fait mal un peu, mais tant mieux. Vous avez tant

souffert Jésus. Comme homme vous avez pu dire, j’ai

mal à la tête. Cela a bien dû vous arriver. Vous avez

écrit : Père, s’il se peut, que ce calice s’éloigne de moi.

C’est parce que vous souffriez trop. Quand vous avez su

Lazare mort, vous avez pleuré parce que vous l’aimiez.

Alors vous comprenez bien notre sacrifice. Aussi nous

vous l’offrons totalement. Faites qu’il donne à Pierre le

courage de travailler. A moi aussi. Nous nous

abandonnons tous les deux totalement. Nous vous

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212

donnons notre amour. Unissez-nous quand vous voudrez.

J’aime Pierre encore plus. Toujours plus. C’est comme

cela que vous voulez que je l’aime, mais pour lui-même.

Bon courage, mon petit chéri. Je vous aime

follement, vous savez combien.

Je vous embrasse avec toute mon affection et tout

mon amour.

Guite

Mardi 6 novembre 1945

Mon Pierre bien-aimé,

Pas de lettre ce matin. Fiat. Vous deviez être très

pris hier. Mais je me sens plus courageuse depuis que

nous nous sommes vus. Je voudrais vous dire ce que je

ressens. Mais c’est impossible, cela m’étouffe. Oh je

vous aime ! Je vous aime de plus en plus. Je viens

d’embrasser la chère photo. Oui, Pierre, vous êtes plus

que ma future moitié et moi plus que votre future moitié.

J’ai l’impression d’avoir gardé un peu de votre âme. Oui,

c’est vrai, je vous porte un peu en moi. Quelle joie !

Alors nous pouvons bien être séparés puisque je vous ai.

Et puis il faut toujours sourire. Ensemble, pendant cette

séparation, nous nous préparerons à Noël. Quelle joie si

le premier janvier nous pouvons tous les deux l’un à côté

de l’autre offrir notre année tout entière au Seigneur.

Ainsi nous vivons d’espoir. Mais on a toujours l’espoir

de se revoir. Alors en avant.

Pendant que j’y pense, quelle est la nouvelle

adresse de Zaby ?

Page 214: Livremargueritedavy

213

Je vous quitte, mon Pierre chéri, et vous

retrouverai ce soir.

3 heures

Je viens de retrouver deux pellicules où je suis. Je

me souviens que les positifs n’étaient pas trop mal, mais

je ne les ai plus. Elles sortent des décombres, aussi je me

demande si elles sont encore bonnes, qu’en pensez-

vous ?

10 heures

La journée s’est bien passée, calme et joyeuse.

Vous étiez en moi mon chéri. Ma joie et mon bonheur

augmentent de jour en jour. Merci mon Dieu.

Bonsoir mon petit Pierre, je tombe de sommeil. Je

vous serre bien fort sur mon cœur. A demain.

Samedi 10 novembre

Mon Pierre chéri,

(…) Au fond, quand on y songe, c’est formidable

d’être maman. Aidez-moi, mon Dieu, à me préparer à

cette grande tâche faite de renoncements nombreux.

C’est fini, je ne m’appartiens plus. Je vous appartiens,

vous savez bien, vous m’avez donné à Pierre et, plus tard,

il me faudra m’oublier encore totalement pour ces petits

que vous nous donnerez.

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214

Alors je vous dis avec Pierre merci mon Dieu

pour toutes les souffrances et tous les sacrifices que vous

nous réservez. Nous sommes deux à les supporter. Oui,

c’est vrai, il est juste que nous attendions, que nous

souffrions. Notre vie sera plus belle.

Pierre, je ne sais pas si vous êtes comme moi,

mais c’est fou ce que j’ai changé depuis que je suis

fiancée. Non, je ne me reconnais plus. Ce que j’étais

avant et ce que je suis maintenant, c’est totalement

différent et à tous points de vue. C’est vous qui avez

apporté ce changement. C’est quand même chic. Oh oui,

Pierre, j’ai conscience que je suis bien à vous, que vous

étiez le seul à qui je puisse appartenir pour toujours.

Nous étions faits pour aller ensemble. C’est épatant.

Chaque jour je fais des découvertes sur la beauté et la

profondeur de l’amour chrétien. Pierre, avec l’aide de

Dieu, nous aboutirons à un amour d’âmes entre elles.

Elles sont déjà bien unies, nos âmes, mon Dieu, resserrez

encore plus cette union. Ainsi nous serons forts. Et quand

on sera vieux, nous ne ferons plus qu’une seule âme,

avant aussi espérons-le.

Pierre, vous êtes pour moi un don magnifique de

Dieu.

Nous allons commencer à emménager la chambre

du 74 et nous nous usons la cervelle pour savoir

comment y mettre le plus de meubles possible ! C’est

compliqué la vie. Dans un mois notre terrain sera

déblayé. Ils ont enlevé la clôture que vous avez vue. Il va

falloir que nous y allions voir tous les jours, car on

récupérera peut-être quelques petits objets et ça fait

toujours plaisir. Et puis notre terrain déblayé, on pourrait

peut-être mettre une baraque sur le terrain et ainsi nous

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215

serions tranquilles et dirions « Zut à tout le monde »,

comme dit papa.

Mon petit Pierre, ce sera la volonté de Dieu. Au

fond nous ne voulons que Sa volonté. Il y a des jours où

je me dis comment pourrions-nous vivre sans Dieu. Mais

c’est une grâce d’avoir la foi.

Au revoir, mon chéri. Travaillez-bien. Lundi,

c’est la journée chargée il me semble, je penserai bien à

vous.

Je me sens plus courageuse, parce que vous êtes

courageux. Alors courage encore.

Je vous aime et je vous embrasse de tout mon

cœur.

Votre Guite

Dimanche soir 11 novembre

Mon Pierre chéri,

Tout le monde m’embête, que n’êtes-vous là pour

me défendre ? Je n’ai rien dit parce que je ne voulais rien

dire. Ils m’ont dit ce soir que je serai une piètre femme

d’intérieur parce que la soupe était trop salée et qu’il y

avait soi-disant de la terre dedans ! J’ai pensé que mon

petit Pierre ne serait pas si difficile. (…)

J’ai retrouvé samedi trois petites poupées. Ce sont

trois spécimens de la collection. J’en avais entre 15 et

20 ! Je vois que je retombe en enfance (…)

Mon Dieu, bénissez Pierre. Il est à vous, mais il

est aussi un peu à moi. Je veux l’aimer toujours plus, être

digne de lui. Et puis ce soir mon cœur brûle pour lui,

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216

alors je vous offre cette soif d’amour pour votre plus

grande gloire.

Mercredi 14 novembre, 5 heures

Mon Pierre bien-aimé,

(…) Mon petit Pierre, est-ce que vous connaissez

bien votre Evangile ? Moi pas et je trouve que c’est une

lacune. Ne croyez-vous pas qu’on pourrait l’étudier un

peu ensemble ? Mais c’est peut-être trop vous demander,

alors je me débrouillerai toute seule. Dites-moi

simplement ce que vous en pensez.

Que vous dire encore ? Vous allez croire que ça

m’embête de vous écrire ! Non, mais tout ce que je veux

vous dire reste dans mon cœur et ne peut pas sortir. Est-

ce que vous me permettez d’être indiscrète avec vous ?

Quand vous m’aurez répondu, je vous poserai les

questions que je veux vous poser.

En attendant, je vous aime de tout mon cœur. Au

fond je suis encore timide avec vous. Mais je crois que ce

n’est plus pour longtemps.

Je vous aime, mon chéri, plus que moi-même et

vous embrasse.

Guite

PS. : Et puis non, je crois que je n’ai pas le droit d’être

indiscrète. Il y a un jardin secret que je dois respecter. Je

n’ai pas le droit d’y pénétrer.

Au fond je ne sais pas au juste jusqu’où va l’intimité. Je

vous aime. Au fond je n’aurais pas dû vous dire cela

Page 218: Livremargueritedavy

217

peut-être. C’était le fond de ma pensée. Non, je n’ai pas

le droit de pénétrer dans le coin de votre âme seul à seul

avec Dieu.

Si je vous ai dit cela, c’est parce que je sens un besoin

plus grand d’intimité. Vous comprendrez j’espère ce

« jus informe ». C’est un cadeau que je vous fais. Mais

cette fois je crois avoir trouvé la cause de mon malaise,

de mes cafards. C’est tout simplement parce que je sens

un besoin plus grand d’intimité. Mais, au fond, elle sera

ce que le Bon Dieu veut qu’elle soit. Mon petit Pierre,

maintenant que je vous ai livré mon angoisse, cela va

mieux. C’est à vous de résoudre le problème. Vous allez

me dire que je suis une fille insupportable. J’ai peut-être

rêvé quelque chose d’irréalisable. Là-dessus je me cache

la tête sur votre épaule pour ne pas voir votre réaction. Je

vous aime, je vous aime de plus en plus. Je voudrais

tellement faire un avec vous. A demain.

Samedi 17 novembre 1945

Mon Pierre chéri,

Comment se fait-il que jeudi vous n’ayez pas eu

de lettre puisque je vous ai écrit tous les jours. C’est

votre concierge qui doit être fautive. Pauvre chou, cela

vous apprend à être courageux.

Quant à moi, je suis toujours enrhumée, c’est un

véritable bonheur. Et ce matin j’ai entrepris de chanter en

faisant le ménage en cuisine. C’est une belle réussite.

Pour compléter votre collection de photos je vous

envoie celle de ma communion où je n’ai pas l’air

maligne. J’ai l’air d’une vache qui regarde passer un

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218

train. Et puis une autre. Je vous dirai si vous pouvez la

garder quand la maison sera déblayée. Si on retrouve les

albums à photos, elle sera en double, donc vous pourrez

la garder. Quelle est la 3ème

qui est « passablement

moche » ? Sur celle où il y a Thérèse et moi, je dois avoir

9 ans.

Moi aussi cela m’arrive d’avoir l’esprit creux. Je

crois que ça arrive à tout le monde.

Vous aimez mieux les petites filles que les petits

garçons ? Et moi je préfère les petits garçons

évidemment, mais depuis longtemps d’ailleurs car j’ai

fait le catéchisme aux deux et les filles étaient plus

insupportables que les garçons, surtout moins franches.

Je sais bien que dans les milieux populaires, les enfants

sont spécialement mal élevés.

Oui, bébête, l’histoire de Normandie ne me

passionne pas au point de suivre le cours.

Mon professeur d’Histoire du Moyen-âge est à

tendance communiste, communiste même. (Ce qui est

intéressant à étudier dans l’histoire de la Normandie est

la naissance du prolétariat). Evidemment c’est un

historien. Quant à M. Contamine, il serait à tendance

monarchique, orléaniste. Louis-Philippe est notre plus

grand roi. Ce n’est pas un historien impartial. A part cela,

ses cours sont passionnants.

Oui, je crois que lorsque je vous envoie un

sourire, je le fais ; mais je ne ris pas toujours en vous

écrivant. (…)

Tous les matins je suis tiraillée entre la messe et

mon lit : résultat, j’arrive toujours en retard à la messe.

Vous voyez que mon courage est quelquefois défectueux.

Pourtant je ne veux pas céder. Ce serait de la mollesse.

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219

Se lever d’un seul bond à l’heure dite est le meilleur

moyen de passer une bonne journée. Puisque mon heure

de lever est 7h30. Debout même s’il fait froid ! Tous les

jours, je me lève à 7h45-7h50. Mais il faut que ça

change. Samedi prochain j’ai envie d’aller me confesser.

Je fais des progrès sur l’an dernier. Ça permet de faire le

point, c’est mieux, ne trouvez-vous pas ?

Vous me disiez l’autre jour que vous étiez plus

courageux depuis que vous étiez fiancé, moi aussi.

L’amour est tout de même une grande force. Il y a le

désir de devenir quelqu’un de bien par amour pour

l’autre, pour être digne de lui et ça, c’est stimulant. Ce

qui ne veut pas dire que je suis toujours courageuse ! Car

avoir le cafard, c’est manquer de courage.

A cet après-midi.

Lundi 19 novembre

Pierre chéri,

(…) Pierre, je crois qu’il est nécessaire que nous

nous connaissions à fond pour vivre la vie que nous

avons rêvée. Cette interpénétration n’est peut-être pas

obligatoire ; mais si on veut que notre union soit un

amour parfait, je crois que c’est nécessaire, et puis je ne

conçois pas le mariage autrement. Mon désir le plus

grand est de connaître votre âme à fond et que vous

connaissiez la mienne de même. Alors puisque c’est d’un

commun accord, nous pouvons nous permettre d’être

nous-mêmes l’un avec l’autre. Oui, nous voulons faire un

pour l’éternité. Alors nous pouvons y aller.

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220

On étudie l’Evangile ensemble ? Par où

commence-t-on ?

J’ai eu peur de vous demander un effort parce que

je ne vous connaissais pas à fond. Mais cette lettre me

révèle bien des choses sur votre caractère. Pour vous dire

toute la vérité, puisque je ne dois et ne veux rien vous

cacher, je ne vous croyais pas si foncièrement religieux.

Comment ai-je pu penser une chose pareille ? Pardon

d’avoir douté de vous.

Pardon de vous avoir fait mal. Oui, pardon de

vous avoir fait de la peine. Non, vous ne m’avez jamais

rien refusé. Je savais pourtant que vous étiez capable

d’efforts. Je sais maintenant à qui j’ai affaire, à

quelqu’un.

Ce que vous avez remarqué à Notre-Dame, je l’ai

remarqué à Montmartre. Les gens ne parlent pas. Tout

juste. Mais déambulent sans même voir que le Saint

Sacrement est exposé perpétuellement. Ils n’ont même

pas un regard pour Celui qui, lui, les regarde. De vrais

chrétiens qui pratiquent intégralement leur christianisme

il en est bien peu maintenant. Est-ce que nous en serons ?

Ne soyez pas honteux parce que vous n’avez pas osé dire

votre chapelet les bras en croix, je n’aurais pas eu plus de

courage, alors soyons honteux tous les deux de n’être pas

capable de braver le respect humain. (…)

J’arrive à ce que vous attendez avec impatience,

mais je vous ai fait trainer en longueur, mon pauvre

Pierre, par manque de courage peut-être.

1) Aimez-vous la Vierge ? Oui, certainement. Vous

dites plus facilement votre chapelet que moi.

Alors apprenez-moi à l’aimer. Je l’ai surtout aimé

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221

pendant le débarquement. Pourtant c’est notre

maman du ciel.

2) Quelles sont vos réactions devant un beau

paysage, en un mot devant la beauté ? Vous allez

vous demander pourquoi je vous demande cela.

C’est parce que je veux arriver à vous connaître.

3) Aimez-vous la pureté ? Tout ce qui est sans

mélange etc.

4) Comment comprenez-vous le sacrement de

l’Eucharistie ? A quoi correspond-il en vous ?

Si je suis trop indiscrète, Pierre, dites-le-moi.

Vous pouvez aussi l’être avec moi.

Je me pose aussi cette question. Mais je me

demande si elle est réalisable. Je ne crois pas. Peut-être

certains pourraient la réaliser, mais la majorité des gens ?

Plus tard arriver à nous ouvrir l’un à l’autre nos

consciences ?

J’ai peut-être rêvé d’une trop grande union. Je

n’en sais rien et quand je déraille, mon petit Pierre,

remettez-moi dans le droit chemin. C’est votre rôle. (…)

Ce que vous êtes pour moi ? Pas un garçon.

Quand Michel était petit, il n’aimait pas les dames et

quand on lui disait que maman était une dame, il disait

non ce n’est pas une dame, c’est ma maman. Eh bien,

vous, c’est la même chose. Vous n’êtes pas un garçon,

vous êtes mon fiancé, c’est-à-dire mon compagnon de

toute éternité, l’âme sœur, avec lequel je ne dois plus

faire qu’un.

Pierre, je crois que le Bon Dieu nous demande

d’être très unis, vous ne croyez pas ? Il n’aurait pas mis

Page 223: Livremargueritedavy

222

en nous cette soif d’union spirituelle, si ce n’était pas sa

volonté.

Alors à mercredi dans le Seigneur Jésus. Je vous aime

encore bien plus, toujours plus, et regrette amèrement de

vous avoir fait de la peine. Pardon.

Courage pour le lever du matin et le travail.

Naturellement vous êtes absous.

Je vous quitte, cette fois en vous embrassant bien

bien fort et en vous envoyant tout mon amour.

Mon Dieu, faites que nous soyons des chrétiens

parfaits.

Au revoir, Pierre chéri, je vous aime.

Votre Guite

Vendredi, 11 heures

Mon Pierre chéri,

Que vous êtes moqueur, vilain garçon, mais c’est

ce qui fait aussi votre charme (…)

Si, Pierre, je crois tout ce que vous me dites et si

vous étiez là en ce moment, je pleurerais. Vous croyez

que je n’ai pas confiance en vous ? Oh si, mais il y a des

moments et vous allez m’arracher ce qui me fait mal de

vous dire parce que cela va vous faire de la peine. Alors

pardon, je vous aime tant, mais ce n’est pas ma faute si je

pense cela quelquefois, c’est de la faute de maman et

autres personnes. J’ai trop souvent entendu dire que les

hommes étaient des animaux, alors malgré toute la

confiance que j’ai en vous, quelquefois j’ai peur. Oh non,

Pierre, vous n’êtes pas un animal, d’abord vous êtes un

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223

chrétien. Rassurez-moi. Non, vous ne ferez jamais de

bêtises. Je vous aime, ôtez-moi cela de la tête. Et puis

maintenant je vous connais suffisamment pour me rendre

compte à qui j’ai affaire. Pardon de vous avoir dit cela, je

ne voulais pas vous le dire, c’est vous qui m’avez forcée

à vous le dire : « Il y a quelque chose qui vous gêne ? »

C’est mal de ne pas l’avoir dit plus tôt ? Pardon alors, je

vous aime. Je voudrais que vous soyez là. J’ai une envie

folle de pleurer ; Pierre chéri, pourquoi est-ce que j’ai eu

peur ? Rassurez-moi. Faites-moi comprendre que je suis

bébête. Pourquoi ai-je pensé à cela une minute ?

Pierre, maintenant il n’y a plus rien du tout, maintenant

vous pouvez lire à fond dans mon âme. Je vous l’ouvre

tout entière, vous êtes mon chéri à moi. Mais si, j’ai

confiance en lui. Mon Dieu, pourquoi avoir fait cette

injure à celui que vous m’avez donné. Je sais bien qu’il

est pur et c’est pour cela que je l’aime. Mais on nous a

tellement dit que c’était rare qu’un garçon reste pur que

j’ai douté une minute. Douter de lui, pauvre Pierre, cela

va lui faire de la peine. Alors, Jésus, vous le consolerez

en lui disant que j’ai une grande confiance en lui,

immense maintenant.

Oui, Pierre, vous avez raison, on va parler du

sacrement du mariage, pour que nous puissions en

profiter au maximum.

Et puis, mon petit Pierre, on est aussi bébêtes l’un

que l’autre. Cela ferait du bien tout de suite de se jeter

dans les bras l’un de l’autre.

Oui, Pierre, j’ai triché, je n’ai pas pris le temps de

lire vos questions avant de lire vos réponses. Pardon de

ne pas avoir fait ce que vous me demandiez.

Page 225: Livremargueritedavy

224

Pierre, cette fois je vous ai dit ce qui me gênait.

J’ai une soif ardente de pureté, et puis vous aussi, je sais

bien.

Le Père m’avait dit un jour : « Le plus beau

cadeau qu’un garçon puisse vous faire, c’est le don

intime de sa personne, car je vous assure que cela aura

été pour lui la source d’immenses sacrifices ».

Pierre, je crois que maintenant cela ne me gênera

plus de parler de tout cela avec vous. Non, il n’y a plus

de gêne entre nous, de mon côté du moins, car du vôtre il

n’y en avait sans doute pas. Oh je vous aime, Pierre, je ne

peux pas dire combien.

Ce matin, nous avons été ensemble. Savoir que

vous communiez avec moi, que nous avons à la même

heure le même Jésus en nous, c’est merveilleux.

Alors on va se confesser ce soir. (…)

Alors je vous quitte. Vous voyez que maintenant

tout est limpidité et transparence entre nous, et

maintenant je n’ai plus envie de pleurer mais je suis très

heureuse et ce bonheur c’est vous qui me le donnez, mon

chéri.

Au revoir et à demain. Je vous aime et vous

embrasse bien, bien fort.

Votre Guite

3 heures. Encore un billet : J’ai honte de vous envoyer

cette lettre : avoir pu penser une minute une pareille

chose. Oh mon chéri, je vous aime. Mais je vous l’ai dit

parce que nous nous sommes promis de n’avoir jamais de

secret l’un pour l’autre.

Page 226: Livremargueritedavy

225

Et puis je me chamaille avec Thérèse parce qu’elle prend

toujours mon Evangile. Je le lui laisse, il est moche. J’en

voudrais un comme le vôtre, comme celui de Françoise,

c’est le même je crois.

Mardi matin, 27 novembre

Mon petit Pierre chéri,

Oui, au fond c’est formidable l’Eucharistie. « Si

vous recevez bien le corps du Christ, vous êtes ce que

vous recevez. » Au fond on n’y pense pas assez. On

reçoit Jésus machinalement souvent. Oh Pierre ! J’aime

communier avec vous. On est tellement plus unis après.

Un jour que nous devrons communier ensemble, le jour

de Noël ou au 1er

janvier par exemple, on tachera de

préparer très bien, ensemble, notre communion. Et si

nous communions avec pleine conscience de ce que nous

ferons, je crois qu’on sera très unis. Ce sera très chic.

Oui, il n’y aura plus d’hommes ni de femmes au

Ciel, c’est pour cela qu’il faut que notre union spirituelle

soit très grande ; celle-là, elle durera l’éternité. Et

puisque les amitiés de la terre doivent se continuer au

Ciel, à plus forte raison notre union spirituelle qui ne sera

autre chose qu’une grande amitié. J’espère que vous allez

comprendre ce que je veux dire. Par exemple, pour moi,

vous serez la seule personne à qui j’aurai livré mon âme,

alors fatalement je serai plus encore à vous qu’aux autres.

D’ailleurs c’est normal que l’union spirituelle demeure

toujours puisque cela se passe entre nos âmes qui sont

immortelles. Au fond l’union charnelle ne soit servir qu’à

augmenter l’union des âmes. Union des corps, des cœurs,

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226

des esprits, des âmes doivent se compénétrer intimement.

C’est ainsi que je comprends le mariage. Et puis soyez

sûr que si notre amour est chrétien, il ne se bornera pas à

la terre. On arrive bien à vivre l’un près de l’autre tout en

étant à 230 km l’un de l’autre, alors à plus forte raison au

Ciel.

J’espère que vous vous y retrouverez quand même

dans tout ce charabia.

Et puis c’est le Christ qui nous a unis, c’est fatal

que notre union demeure au-delà de la terre. Pierre, nous

serons un en lui alors, corps et âmes ; nous ne pouvons

vraiment pas être plus unis.

Ce matin, je me suis bien levée et j’ai demandé à

Jésus que ma communion vous serve directement puisque

nos âmes sont unies, tout de l’un appartient à l’autre.

Donc j’ai demandé à Jésus qu’il entre un peu en vous

bien que vous ne l’ayez pas reçu.

Je vais moins vite que vous à lire Saint Marc, j’en

suis au chapitre V. Quand je vous ai dit : étudions

l’Evangile ensemble, voilà l’idée qui m’était venue : lire

les quatre évangiles d’un bout à l’autre pour les connaître

en entier et pouvoir en parler en connaissance de cause et

se dire l’un à l’autre ce qu’on pense de tel ou tel passage

qui nous a frappés ou bien encore étudier tel ou tel

caractère de Jésus à travers son Evangile, mais avant de

faire cela, il faut avoir lu les quatre en entier pour avoir

une idée d’ensemble.

En tous cas je me mets à prendre goût à

l’Evangile, je crois que je ne l’ai jamais tant aimé. C’est

forcé avec vous ! Pour ma part, cela me calme de lire

l’Evangile. On sent tellement la douceur de Jésus. Un

passage que j’aime énormément c’est « la tempête

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227

apaisée ». Au fond c’est vrai, nous n’avons pas besoin

d’avoir peur puisque Jésus veille et pourtant nous

sommes bien souvent comme les apôtres. Au fond c’est

formidable la vie chrétienne, il y a de quoi être fous de

joie. Je suis immensément heureuse mon petit Pierre, je

vous aime tellement. Et puis votre cadeau de dimanche

m’a fait tellement plaisir ! Il faut qu’elle soit belle notre

vie. Pierre, si nous sommes ainsi unis intimement,

n’importe quelle tuile pourra nous tomber sur la tête et

nous dirons : fiat. C’est quand même plus facile à deux

que tout seul. Tout seul on a tendance à s’endormir

confortablement dans son fromage comme le « rat qui

s’est retiré du monde » de La Fontaine. A deux on

pourrait le faire aussi évidemment, mais quand on ne le

veut pas, c’est plus facile : deux volontés sont plus fortes

qu’une. Mais évidemment, ce sera toujours l’effort. Tant

mieux après tout, ce n’est pas tellement drôle d’être

toujours dans ses pantoufles.

J’ai lu le « Christ, vie de l’âme », j’avais peut-être

17 ans ; au fond j’étais trop jeune et je n’en ai pas retiré

grand-chose.

J’ai lu hier un passage sur l’amour que j’ai trouvé

très beau, il faudra que je vous le copie.

Mon petit Pierre, je vous aime de plus en plus. Je

suis tellement heureuse d’être à vous. Pierre, vraiment le

jour de notre mariage sera un bien beau jour. Je vous

aime mon petit Pierre chéri et je vous embrasse bien bien

fort.

Votre Guite

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228

Mardi, 3h30

Mon petit Pierre chéri,

Voici le passage que je voulais vous copier :

« Ô amour de l’homme et de la femme, consacré par

Dieu.

Amour profond comme l’âme même.

Amour paisible et sûr. Tu progresses dans la lumière par

la croissance de chaque âme en Dieu.

Amour qui connais toutes les indulgences, toutes les

délicatesses, toutes les prévenances, amour fort.

Pur amour, riche de toute une humanité épanouie et

transfigurée par le souffle de la charité.

Tu es dans l’épreuve l’abri sûr, le roi inébranlable ; tu

exaltes et tu portes, tu relèves et tu préviens. Sans cesse

tu fais vibrer le meilleur de nous-mêmes. Tu dilates

l’âme à la mesure du monde Tu l’inities

merveilleusement à la communion universelle dans le

corps mystique du Christ. Tu es pour chacun, comme le

sacrement de la Présence de Dieu.

Amour qui fais de deux êtres une seule chair. Qui les

cimente et les enracine l’un à l’autre par une longue suite

de peines et de sacrifices. Tu les appelles à cette

mystérieuse communion qui fait de deux êtres un seul

cœur, un seul esprit, une seule humanité pour une œuvre

commune, dans l’amour de Dieu. Tu t’incarnes

merveilleusement dans cet être de chair sorti de leur

chair, promesse de sainteté. Tu les fais un dans le

Seigneur et c’est pourquoi le Seigneur est en toi. Tu les

unis, tu les fonds si bien l’un en l’autre qu’il en sort pour

chacun une nouvelle humanité en laquelle ils se

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229

découvrent étrangement parents. Et chacun porte l’autre

en lui, si étroitement uni qu’il ne s’en distingue plus.

Mais tu n’asservis pas. Jamais tu ne brises ni n’imposes.

Tu repousses comme sacrilège toute tyrannie, fût-elle

admise de plein gré. Tu es respect et amour de la

personne. Tu n’assimiles pas le plus faible au plus fort,

mais tu les corriges l’un par l’autre, tu les conjugues

harmonieusement, comme deux cordes sur le même

instrument. Par toi, le souffle délicieux de la chaleur

éveille en chaque âme sa propre personnalité, la stimule

et l’épanouit. Par toi chacune marche vers sa plénitude et

peut découvrir au travers de la vocation commune sa

vocation unique, ce nom par lequel Dieu appelle chaque

âme pour l’éternité.

Ô amour, sacrement d’union et de sainteté. »

Vendredi 30 novembre

Pierre chéri,

Pourquoi me faire peur ainsi, vilain petit garçon !

Vraiment je me demandais quelle était cette tuile et

j’étais très inquiète.

Oh ! Mon vilain bourgeois ! Dire que je l’aime quand

même. Je voudrais bien pouvoir travailler ainsi. Mais

dans les conditions où nous sommes ce n’est guère facile.

Mais il faut tout accepter. Mon Dieu, c’est dur d’accepter

de ne plus avoir de maison. Pierre, vous savez combien

ça m’est dur. Il faut bien une croix, n’est-ce pas ? Et puis

une compensation. J’ai l’amour, ce merveilleux amour

qui me lie à vous, mon chéri. Oui, « chacun porte l’autre

en lui si étroitement uni qu’il ne se distingue plus ».

Page 231: Livremargueritedavy

230

Pierre, c’est vrai cela et ce sera de plus en plus vrai.

L’année dernière à Paris, je ne me rendais compte de ce

qu’était la vie des sinistrés que lorsque je venais en

vacances.

Que voulez-vous qu’on fasse à Noël dans un

pareil taudis ? Pierre, je ne suis pas bien courageuse.

Mais je vous assure que je n’ai guère d’idée. Si on avait

une maison ce serait très facile. Donnez-moi alors des

idées, mon petit chéri, j’ai à moitié le cafard. Non, je ne

veux pas l’avoir. Dans trois semaines j’aurai mon Pierre

avec moi, à moi, à moi toute seule. Hier soir j’aurais

voulu mettre ma tête sur votre épaule et oublier tout en

vous. Mais ce n’est que pour vous trois semaines. Je vous

aime de plus en plus chaque jour. Depuis l’autre jour,

vous savez, mon amour a encore grandi. Vous dire à quel

point je vous aime, ce n’est pas possible. Je crois que le

lundi 21 décembre, je vous sauterai au cou, tant pis pour

le public de connaissances. D’ailleurs il n’y en aura peut-

être pas. (…)

Le passage sur l’amour est tiré d’un livre que M.

F. Comby m’a prêté et qui s’appelle « Le Sacrement est

grand : témoignage d’un foyer chrétien ». Mais je ne sais

plus l’auteur. Il me semble que c’est Christian ou quelque

chose dans ce goût-là.

Oh chéri ! Noël avec vous, mon Pierre bien-aimé,

recevoir Jésus ensemble. Nous ferons alors la crèche dans

notre cœur. Pierre, ça va être chic. Mon Dieu, merci pour

la grande joie que vous allez nous donner. On vous dira

merci ensemble.

Alors on va essayer de faire quelque chose quand

même, mais je vous assure que ce taudis me dégoûte.

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231

Je me suis levée en trainant ce matin. Il faisait

froid et pourtant j’étais réveillée depuis 7 heures.

Pas encore confessé ! Oh ! Le vilain bourgeois !

Vous mangerez bientôt des cheveux blonds. Je

vous en donnerai à manger autant que vous voudrez. J’ai

soif de vous, très soif, mon petit Pierre. Ça me serre. Oh !

Je vous aime ! Au revoir, mon chou.

PS. : J’ouvre ma lettre parce que j’ai oublié de vous dire

que le bouquin de Thérèse était arrivé. Voulez-vous

qu’on vous rembourse tout de suite ou bien à Noël ? Ce

sera comme vous voudrez : ça fait 188 frcs.

J’ai parlé à Michel et à Thérèse de la veillée de Noël.

Thérèse n’a pas l’air très emballée parce que le taudis ne

lui semble pas adéquat. Michel va réfléchir. Il trouve que

c’est possible de faire quelque chose. Moi aussi

d’ailleurs. Alors on tachera de trouver quelque chose de

bien. On fera une répétition le lundi 24, dans notre

chambre du 74 rue de Bayeux, comme cela personne ne

s’en apercevra. Car, au fond, ça leur ferait plaisir. Ils ont

tellement d’embêtements en ce moment.

Quel rôle vous donnera-t-on, mon petit chou ? On

réfléchira. On fera une veillée avant la messe de minuit et

après la messe un petit réveillon, mais c’est l’œuvre de

maman. Car c’était la coutume avant la guerre.

Alors à demain, mon Pierre chéri. J’espère que tous ces

châteaux en Espagne se réaliseront.

Le terrain est à peu près fini de déblayer mais cela ne

nous donne pas une maison.

Encore mille baisers jusqu’à ce qu’il y ait un trou dans

votre joue.

Votre Guite

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232

Dimanche soir, 2 décembre

Pierre chéri,

Dans trois semaines, je me dirai : il arrive demain.

Je ne pense plus qu’à cela, j’ai bien le droit, n’est-ce pas,

puisque cela ne m’empêche pas de faire ce que j’ai à

faire. Quelle joie !

J’ai pensé avec Michel à la veillée de Noël.

Quelles chansons appropriées pourrions-nous chanter ?

Et que tout le monde sache ? Michel lirait un conte de

Noël : les trois messes basses d’Alphonse Daudet, par

exemple. Cela lui irait très bien. Vous, vous nous

donneriez un numéro, je ne sais pas quoi. Enfin tout cela

est à mettre au point. On ferait une crèche, il nous reste

quelques personnages que Michel a retrouvés dans les

décombres. Saint Joseph a la tête coupée mais Michel en

rachètera un ainsi qu’un petit Jésus. Enfin on essayera de

faire quelque chose.

Journée pluvieuse. On a joué au bridge. J’ai été

pas mal dans la lune, évidemment vous comprenez. Mon

petit Pierre prenait de la place, une grande place. Je

l’aime tellement.

J’ai sommeil, alors je vous dis à demain. Bonsoir,

petit chéri, je vous aime bien et vous embrasse.

Lundi soir

Mon Pierre chéri,

Première journée de bibliothèque. Ce n’est ni trop

foulant, ni trop barbant. Nous étions avec trois ou quatre

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233

vieux crabes pas trop désagréables. J’ai fait la fiche des

deux livres de biochimie médicale de Polonowski. Alors

j’ai pensé à vous bien sûr. Evidemment trois semaines à 4

heures par jour nous suffiront, mais si nous n’en faisions

que 2 heures, cela ne serait pas trop désagréable.

J’ai travaillé un peu ce soir. Je vais commencer à

devenir sérieuse.

A chaque fois que je regarde votre tableau

« Pierre-Marguerite au sortir de leur mariage le jour de

leur mariage », je me tords absolument. Vous êtes d’une

largeur ! Et moi microscopique à côté. C’est vraiment à

garder.

Le frère d’une de mes amies s’est marié

dernièrement et ils sont unis au point que sa femme signe

de son prénom + celui de son mari et le nom de famille

évidemment. Comme si je signais « M. P. Davy ». Est-ce

qu’il faudra que je fasse comme cela ? Ce n’est d’ailleurs

pas la première fois que je vois cela. Je ne sais pas

pourquoi je vous dis cela. C’est parce que j’y pense.

Ce soir, j’ai bien sommeil, alors je vous dis

bonsoir, mon Pierre chéri. Dans trois semaines vous serez

là. Ce sera la veillée de Noël. Plus que 21 jours. Je

décompte les jours, c’est très amusant. Elle est bête,

n’est-ce pas ? Mais vous l’aimez votre bébé. Je ne serai

plus bébé quand j’aurai des petits enfants, du moins je

l’espère. Et puis c’est normal d’attendre avec impatience

ce que l’on a de plus cher au monde.

Alors bonsoir, à demain, mon caricaturiste chéri.

Décidément il est doué pour tout, cuisine etc. Ce sera

bien agréable d’avoir un petit mari comme cela. Comme

il sera gentil mon petit mari et comme je l’aimerai. Je

l’aime tant déjà, mon fiancé chéri.

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234

Mais bonsoir, je laisse courir mon cœur, pourtant

j’ai sommeil. Dodo, il est 9h15 et il faut que je remonte

la rue de Bayeux pour aller me « pioter ». Oh ! Je vous

fais concurrence ! C’est pour vous montrer que je suis

dégourdie ! Je ris en vous écrivant cela, d’un large

sourire que je vous envoie.

Sur ces imbécilités, cette fois bonsoir et à demain.

Je vous aime.

Guite

Mercredi soir, 4 décembre

Mon petit chéri,

Je relis votre lettre de ce matin et dois vous

avouer franchement que je ne sais pas grand-chose sur la

médaille miraculeuse et que j’ai trouvé affreuse la

chapelle de la rue du Bac.

Jeudi, 3h15

Je continue cette lettre commencée hier (oh !

horreur !) pendant le cours d’histoire du Moyen-âge.

Alors j’écoute d’une oreille. Mais je n’ai pas d’autre

moment pour vous écrire aujourd’hui. Ce matin, je

n’avais pas de lettre, peut-être en aurai-je une ce soir, du

moins je l’espère. Enfin, j’accepte.

Ce midi, nous avions à déjeuner une cousine. Elle

voulait me voir à tout prix pour voir comment était la tête

d’une fiancée. Elle voudrait bien vous connaître. C’est

Mlle Caresmel dont je vous ai déjà parlé. Elle connaît des

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235

tas de gens qui connaissent vos tantes. (Tandis que

Robert Guiscard et son fils Bohémond bataillait, dit le

professeur) Vous voyez que j’écoute quand même.

Je ne pouvais tout de même pas laisser mon petit

Pierre sans lettre. (Bohémond aurait été le vainqueur de

l’Empereur à Durazzo, mais c’est faux). Vous voyez

comme je suis attentive.

Mon petit Pierre, pour ce qui est de la sainte

Vierge, je vous en reparlerai à tête reposée.

Je vais vous faire la description du cadre où je me

trouve. A la table devant moi, 5 filles ; à ma table, 1 fille,

2 garçons et moi. A la table de derrière, 1 homme marié

(40 ans à peu près). C’est maigre comme assistance.

Pendant que je vous écris, le professeur pense que je

gobe tout ce qu’il dit (Ce mariage était consanguin, dit le

professeur, mais cette fois je ne sais plus ce dont il

s’agit). Je vais vous scandaliser. Ne pas suivre pendant

un cours ! C’est mal, n’est-ce pas, mais j’ai froid aux

pieds. En secondaire, je n’ai presque jamais suivi un

cours, à part les cours de Cosmo en philo parce que je ne

mettais jamais le nez dans mon bouquin. Alors j’attends

un sermon de votre part, ou vous manquerez à tous vos

devoirs. (Nous sommes donc ici en pleine querelle des

Investitures, les belligérants sont Pascal II et Henri V.)

Je continue de suivre.

Au tableau est écrit : de Papareschi, Pierleoni,

Frangipani, Crescenzo, filius ursi. A droite du tableau, un

grand plan de Paris ; au-dessus du tableau, une vue de

Metz au XVIIe siècle ; à gauche du tableau, une bataille

navale avec en scène des bateaux genre « Soleil royal »,

donc probablement XVIIe siècle. Plus à gauche, une vue

du Louvres au XVIIe siècle. A droite de la pièce, une

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236

bibliothèque avec trois ou quatre bouquins qui se battent

en duel. A gauche, un poêle avec un grand tuyau, tout ce

qu’il y a de plus esthétique ! Dans le haut des murs, une

guirlande de petits dessins, art primitif. (C’est à cette

date que nous voyons apparaître le manuscrit le plus

ancien de la Chanson de Roland – Quelle date ?) Je ne

suis pas, alors à tout à l’heure. Le cours est fini. Je rentre

en vitesse voir si j’ai une lettre.

Vendredi matin, 13 décembre

Mon Pierre chéri,

En même temps que votre lettre j’ai une lettre de

Françoise qui m’envoie la photo. Il est mignon mon

Pierre chéri. Je l’aime bien et puis on voit bien ses yeux

que j’aime. Les miennes devront être de cette taille.

Françoise me dit qu’elle partira en vacances le 29

seulement, alors je lui dirai de venir passer Noël avec

nous. Elle est en maternité et me donne des détails sur les

nourrissons.

Je vous écris dans l’unique pièce et je suis seule

avec grand-père souffrant. Il est dans le fauteuil et je ne

le trouve pas bien du tout. J’avoue que je ne suis pas

rassurée. Je voudrais bien que maman rentre.

Pauvre petit chéri, vous n’avez pas de lettre

mercredi.

Mon petit Pierre, si vous aviez été là aujourd’hui,

j’aurais pleuré dans vos bras. Ce n’est pas du tout votre

lettre qui m’a fait pleurer. C’était vraiment un mélange

d’un tas de choses.

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237

Pour la veillée, on commencera à la préparer

vendredi soir. Cela suffira, je pense.

Vous m’appelez « ma poulette chérie », eh bien,

moi, je vais vous appeler « mon oiseau chéri » (c’est

mieux que poulet) comme la tsarine Alexandra appelait

dans ses lettres le tsar Nicolas II. Ne vous moquez pas de

moi ! Je vois déjà le coin de vos lèvres se plisser. Je sais

à qui j’ai affaire.

Ce matin, nous étions ensemble, mon chéri. Et

dans dix jours, ce sera la même chose. Pierre, est-ce

qu’on ira souvent à la messe pendant les vacances ? Je

continuerai d’y aller, mais m’y accompagnerez-vous tous

les jours ou seulement à vos jours habituels ? Ce sera

comme vous voudrez. Vous trouverez peut-être que ça

fait trop. Pourtant je ne crois pas et j’ai peur de vous faire

de la peine en disant cela. Est-ce que je vous connais

assez pour que je vous pose cette question ? Bien sûr,

petite sotte, qu’il m’accompagnera. Ce qui m’a fait dire

cela, je ne sais pas. Peut-être parce que j’ai peur de vous

donner une indigestion de religion.

Je vous aime, mon Pierre bien-aimé. Quelle joie

profonde pendant les vacances de Noël !

Pour les fiançailles, ce serait peut-être aussi bien,

si évidemment nous avons un logement, de les faire aux

grandes vacances prochaines car ça commence à être le

secret de polichinelle. Qu’en pensez-vous ? Evidemment

pour nous, ça ne changera rien bien que maman prétende

que des fiançailles officielles engagent davantage. Mais

mon petit Pierre, je ne crois pas que nous puissions nous

engager plus. D’ailleurs, il y a encore le temps et ce fichu

logement.

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238

Je vous aime de plus en plus chaque jour et ce

n’est pas parce que ce sera officiel que je vous aimerai

plus. Je ne crois pas.

Si Françoise est là à Noël, elle va pouvoir nous

donner des tuyaux. Je vais lui écrire ce soir. (…)

Au revoir, mon Pierre chéri. La semaine

prochaine, dernière semaine de séparation. Quelle joie !

Au revoir. A demain, ou plutôt pour vous à lundi.

Je vous embrasse de toute mon âme.

Votre Guite

Caen, le 15 décembre

Mon Pierre chéri,

Je me mets en frais aujourd’hui. Je prends mon

beau papier pour vous le montrer. Et puis je vous envoie

ma photo. Mais l’enveloppe ne sera pas bien belle car la

photo de va pas dans une enveloppe ordinaire, et je suis

obligée de retourner celle que vous m’avez envoyée

aujourd’hui, qui est plus grande.

Maman a reçu ce matin une lettre de votre maman

les invitant à venir à Lisieux le 2 janvier. Elle dit que les

femmes iront coucher à Lisieux la veille pour laisser la

place aux hommes venant de Paris. Elle dit à maman :

« Je vous demande Marguerite pour l’envoyer au

couvent ! » Que dites-vous de cela, mon petit Pierre ?

Vous n’avez donc pas de réveil pour vous

réveiller toujours si tard ? C’est vrai, j’oubliais que mon

Pierre était un dormeur.

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239

Je ne vois pas très bien Zaby faisant la grève !

Moi je ne l’ai pas faite. D’ailleurs je n’étais pas à la

bibliothèque ce jour-là.

Vous êtes un sage. Mais moi j’ai beau me

raisonner, je ne suis pas très calme. Je dors assez mal. Et

c’est mon Pierre qui m’empêche de dormir.

Non, ce quelqu’un que vous verrez à Noël, je ne

le connais pas ! Vous le connaissez peut-être mieux que

moi, c’est bien possible. C’est drôle mais moi aussi je

verrai quelqu’un que j’aime beaucoup beaucoup à Noël.

Mais je ne vous dirai pas qui c’est, parce que vous seriez

jaloux. C’est un gentil petit garçon. Oh ! Il vous

ressemble un peu, c’est pour cela que je l’aime. Il a des

lunettes, un petit nez légèrement en trompette ou un pied

de marmite, je ne sais, avec une oreille plus petite que

l’autre. Des belles dents blanches quand il les lave, un

petit sourire ironique au coin des lèvres, des cheveux en

bataille le matin quand il se lève. Il est débraillé quand il

fait son jardin, sélect quand il va dans le monde. Bref, un

charmant petit garçon qui fait tout mon bonheur. Qui est-

ce ? Eh bien, c’est mon Pierre chéri. C’est une devinette à

la Monsieur de la Palisse.

Si je vous ai dit d’acheter « Compagnons

d’Eternité », c’est pour que nous le lisions tous les deux,

alors vous pouvez commencer. (…)

Aujourd’hui j’ai trotté en ville pour le Noël de

mes parents. J’ai trouvé celui de maman, j’irai le

chercher lundi ; il reste celui de papa. Je ne sais ou plutôt

nous ne savons pas trop quoi lui donner. Enfin on verra.

Mon petit Pierre, je vous dis à demain matin avant

d’aller porter cette lettre.

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240

Bonsoir, bons baisers. Je vous embrasse bien bien

fort.

Guite

Mercredi soir dans mon lit

Mon Pierre chéri,

Je suis toute tendue vers vous ce soir, oh ! mon

Pierre bien-aimé, car le jour tant espéré approche.

Demandons au petit Jésus qu’il bénisse notre séparation.

Vous savez, je crois que vous serez obligé de me

donner une autre photo parce que j’ai peur de dévorer

celle-là. Heureusement (pour la photo) que je pourrai

vous dévorer pour de bon dans cinq jours.

Le docteur est venu voir grand-père ce soir. Il est

à 39°6 et fait une forte bronchite. Rien d’inquiétant pour

le moment, a-t-il dit. Papa en a profité pour lui montrer

ma gorge qui me fait toujours mal, mais un peu moins

quand même. J’ai un petit catarrhe pharyngé. Ça vous dit

quelque chose ? Voilà ma maladie grave ! Il va dire

« nouille-nouille, elle en verra d’autres ». (…)

Dimanche, si vous voulez, nous offrirons toute

notre journée à Marie-Lucie.

Bonsoir, mon Pierre à moi, mon petit Pierrot

chéri, que j’aurai bientôt la joie d’embrasser. Vous savez,

j’en ai perdu l’habitude, alors je ne sais plus. Enfin on

verra.

Oh ! Je vous aime, je vous aime, mille et mille

etc. fois. Bonsoir. A demain. Baisers.

Guite

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241

1946

Caen, le 3 janvier 1946

Mon Pierre chéri,

Heureuse surprise, je n’attendais pas de lettre ce

matin, mais mon Pierre chéri a pensé à moi quand même.

Il est bien mignon mon petit Pierre.

Contrairement à ce que je pensais, je n’ai pas eu

le cafard hier soir, mais j’étais très heureuse, vous êtes

tellement en moi mon chéri. Oui, j’ai l’impression de

vous avoir plus intimement en moi, d’avoir votre vie

dans la mienne et d’avoir mis la mienne dans la vôtre.

C’est bien bon, c’est très chic. Je crois, voyez-vous, que

depuis ces vacances de Noël passées ensemble, nous

sommes encore plus près l’un de l’autre, et vous ? Non,

je n’ai pas du tout le cafard. Je suis infiniment heureuse

et je pense au mois de février. Ce sera chic encore,

toujours plus chic, n’est-ce pas mon chéri ? La vie est

belle, splendide, mon petit Pierre, belle à cause de ces

joies, belle aussi à cause de ses sacrifices. Nous avons

offert ensemble notre séparation, alors le Bon Dieu a

voulu que ce soit moins dur. J’ai l’impression de m’être

un peu rassasiée de vous, d’être pleine de vous. Oh ! Je

vous aime tant mon Pierre.

Après vous avoir quitté hier soir, nous sommes

allés dîner et avons très bien dîné. Notre train en effet

était un peu en retard et surchauffé comme le vôtre. Nous

étions à 11 heures à la maison. Je me suis couchée à plus

de minuit et pour une fois, ô horreur, j’ai fait la grasse

matinée. Je me suis levée à 10 heures. C’est honteux,

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242

n’est-ce pas ? Mais je suis d’aplomb maintenant et je vais

pouvoir reprendre ma vie normale.

Il fait tellement froid dans les amphis que j’ai

commencé par sécher un cours cet après-midi. Je vais y

aller simplement à 4h30.

Je me sens calme, tout près de vous et de Dieu.

Merci, mon Dieu, de m’avoir fait paraître moins

dure la séparation. Faites qu’il en soit de même pour

Pierre, mais je sais bien qu’il est courageux. Aidez-le

dans son travail. Faites que cette nouvelle rencontre de

février soit encore plus belle, puisqu’à chaque fois que

nous nous voyons notre amour grandit. Seigneur Jésus,

nous sommes à vous tous les deux. Aidez-nous à ne faire

que votre volonté.

Merci de m’avoir permis de passer ces vacances

avec Pierre, ce que j’ai de plus cher au monde.

Mon petit Pierre, je vais vous quitter. Je mettrai

un mot ce soir à vos parents, car maman y ajoutera aussi

un petit mot.

Je vais me remettre à l’Evangile. N’oubliez pas de

retourner chez Pagès voir si « Etoile au Grand Large » est

réimprimé. C’est encore une partie de vos étrennes, je

voudrais bien qu’il soit là.

Au revoir, mon chou bien-aimé, à demain.

Remerciez bien vos parents pour moi en attendant que je

le fasse.

Je vous embrasse de toute mon âme.

Votre Guite chérie

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243

Caen, le 8 janvier

Mon petit Pierre chéri,

J’ai enfin toutes vos lettres. Lundi, celles du 3 et

du 6. Mardi, celles du 5 et du 7. La poste pourrait faire

attention quand même. J’ai en même temps une lettre de

ma cousine qui me dit ceci : « J’ai vu mon futur cousin

hier, mais j’ai bien regretté qu’il ne soit pas venu avec

toi, il aurait été moins gêné. Téléphone-moi quand tu

seras à Paris pour me prévenir du jour où tu voudras

venir me voir. » Mais ce n’est pas de sa faute s’il a été

gêné, mon petit chéri, c’est de la faute de maman. A sa

place, j’aurais été tout aussi gênée.

Moi aussi, je suis contente de nos vacances, mais

je ne suis pas pleinement satisfaite. Au fond, on aurait pu

travailler ensemble. En février, j’apporterai du travail,

des cours à revoir par exemple. D’ailleurs quand vous

serez à l’hôpital, je pourrai travailler.

Oui, ce sera chic quand on aura notre chez nous.

Il est possible que nous commencions à le bâtir

matériellement en février. Oui, je crois qu’on aura du

travail pendant ces huit jours. On m’invite à coucher

partout en banlieue, mais de Paris je n’ai pas encore de

réponse. Des amis m’invitent à Draveil pour couvert et

coucher, avec vous bien sûr. On pourra y aller un jour,

mais il sera encore intimidé. (…)

Ce que j’ai gagné pendant les vacances ? Un plus

gros morceau de vous. Quand j’aurai tout avalé, alors je

serai rassasiée !

Elle est capricieuse votre Guite, mais Saint Luc

c’est celui que vous préférez : il était peintre et médecin.

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244

C’était le plus cultivé des évangélistes. Après tout, c’est

moi qui le dis. Saint Jean c’était peut-être autant.

La vieille poussière ne me manque pas. La salle

de lecture en est pleine. Alors il faut que je me console

d’avoir été paresseuse parce que vous l’avez été ! Nous

sommes deux monstres ! C’est vrai que c’est dur de sortir

du lit quand il fait froid. Mais plus on attend, plus c’est

dur.

J’en suis à ma 77ème

lettre. Cela commence à faire

et ce n’est pas fini !

Pas mal vos tracts. Au fond c’est le but de tout

chrétien qui veut vivre son Evangile. On est chrétien ou

on ne l’est pas. L’être à moitié, quelle horreur ! Hélas,

c’est pourtant ce que nous sommes le plus souvent. Le

Christ doit avoir quelquefois honte de nous, vous ne

trouvez pas ?

Oui, mon Pierre chéri, il le faut, nous avons le

devoir de bâtir un foyer chrétien, très chrétien. Il sera

d’autant plus heureux, joyeux, qu’il sera plus chrétien. La

joie, c’est le Christ qui nous la donne. Au fond nous

devons déborder de joie, Pierre, parce que nous avons le

Christ : pourquoi avons-nous le cafard ? (Plutôt pourquoi

ai-je quelquefois le cafard ?) C’est que je ne suis pas

encore une sainte. Car « un saint triste est un triste

saint ». Mais c’est mon petit Pierre qui fera de moi une

sainte puisqu’il a charge d’âmes : la mienne d’abord. Et

moi je m’emparerai de la sienne. Puis après, nous aurons

en plus celles de nos petits avec leur caractère différent.

Comme il faudra être compréhensifs et psychologues

pour les découvrir chacun, et les aider, les former. Enfin

ce sera une tâche magnifique ! Etre papa et maman !

C’est le plus beau nom que l’on puisse nous donner,

Page 246: Livremargueritedavy

245

n’est-ce pas ? Et puis on sera gais chez nous, n’est-ce

pas ? Ce sera chic, chic. Il faudra que nos âmes restent

toujours jeunes pour être très près de celles de nos petits.

C’est si beau une âme d’enfant. Un jour nous aurons

d’abord un bébé dans les bras, un petit être candide, pur,

qui ne connaîtra pas le mal, dont le regard sera si

lumineux. Pierre, comme ce sera chic. Mon Pierre à moi,

le Bon Dieu nous réserve bien des joies, bien des

sacrifices aussi. Tout cela, c’est pour sa gloire, son

unique gloire. Oui, nous devons former des saints : alors

commençons par l’être nous-mêmes. C’est dur peut-être,

cela demande des sacrifices, mais en avant ! Avec le

Christ on peut tout.

Pierre, comme je suis heureuse de vous appartenir

à vous tout seul. Oui, le Bon Dieu nous a créés l’un pour

l’autre, pour une union merveilleuse et sans fin.

Mon Dieu, aidez-nous à ne pas être égoïstes, à ne

pas garder uniquement pour nous cette grande joie, ce

grand amour que vous nous avez donné de connaître.

Donnez cette grâce à beaucoup d’autres afin que la

France redevienne chrétienne par ces jeunes foyers

chrétiens.

J’irai me confesser samedi. Au revoir mon chou

bien-aimé, mon petit Pierre à moi, mon fiancé chéri. A

demain et à dans à peine un mois.

Je vous embrasse de tout mon cœur qui vous aime

infiniment.

Votre Guite chérie

PS. : J’ai soif d’un don total de plus en plus grand et je

m’encroûte, ce n’est pas normal. C’est pour cela que j’ai

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246

le cafard. C’est quand ma soif ne correspond pas à la

réalité. Voilà. J’espère que vous comprendrez quand

même votre Guite compliquée. Et puis vous comprenez

toujours.

Je m’aperçois que je vous aime encore plus

qu’hier. Oui, je vous aime toujours plus et ce n’est pas

une mollasse que je veux vous donner mais une âme bien

purifiée.

Don total à vous, c’est ce qui me fait rêver, mais

je veux être digne de vous. Comme je ne veux pas me

donner à moitié, vous aurez tout ou vous n’aurez rien. Je

vous promets de faire des efforts. Je vous aime parce que

vous me demandez des efforts. Je vous aime parce que

vous m’aimez vraiment.

Cette fois au revoir. Il faut que je coure vite porter

ma lettre, sans cela vous ne l’aurez pas, mais vous serez

fiat.

Mille baisers. Guite

Vendredi soir, 18 janvier

Pierre chéri,

J’étais en train de relire les lettres de cette

semaine, avant je regardais votre photo, mais résultat :

nostalgie. Tout mon être se tend vers vous, mon Pierre

chéri, je vous aime, je vous aime profondément. Oui,

c’est un sentiment qui sort du plus intime de mon être. Je

sens comme je vous aime. Mais cela reste étouffé en moi.

Je sens que je vous aime en Dieu et je lui parlais de vous

tout à l’heure en lui demandant de faire de vous un saint.

Votre âme, elle me passionne. Je la voudrais tellement

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247

belle. Pierre, c’est formidable d’aimer. Il y a des

moments où je sens combien votre âme m’appartient et

combien la mienne vous appartient. Non, je n’ai pas

encore réalisé toute la beauté de l’amour. Je voudrais

pouvoir vous dire tout ce qui se passe en moi en ce

moment mais c’est intraduisible. Je vous offre cette

nostalgie. Elle est joie et souffrance. Mais vous

comprenez bien.

Mon Pierre, je ne veux pas vous aimer à moitié, je

veux vous aimer vraiment, comme le Bon Dieu veut que

je vous aime. J’aime le regarder en vous. Au fond de

votre regard, votre âme, c’est un miroir. Il est tellement

droit votre regard, mon chéri. Oh ! Pierre, j’aime votre

droiture. Ce que j’ai aimé en vous, ce sont vos yeux, ce

sont eux qui m’ont attirée. Je les aime vos chers petits

yeux parce que c’est vous que je vois en eux. Pierre, mon

chéri, vous resterez toujours droit, un garçon loyal. C’est

tellement laid le mensonge. La chose qu’il faudra

apprendre avant tout à nos enfants, c’est à ne pas mentir.

Ma nostalgie se passe, si tant est qu’elle puisse se

passer, parce que je vous envoie le trop plein de mon

cœur ; sans cela, il éclaterait. Pierre, je vous aime

beaucoup, énormément, follement et je vous embrasse de

même.

Votre Guite chérie qui a quelquefois des « crises », même

quand vous n’êtes pas là, parce que vous n’êtes pas là,

petit chou que j’aime.

Mon petit Pierre, j’ai encore quelque chose à vous dire.

Si je savais qu’un jour vous deviez perdre votre belle

droiture, cela me ferait un chagrin fou. Mais je sais bien

que non.

Page 249: Livremargueritedavy

248

Samedi soir, 19 janvier

Mon petit Pierre chéri,

Bien sûr que je veux bien aller à la conférence sur

le marxisme. Ce devrait être intéressant.

Moi aussi, le matin, quand je vais à la messe, j’ai

les oreilles qui me piquent, mais cela ne fait rien, n’est-ce

pas ?

Oh ! Mon Pierre chéri, on sera follement heureux

ensemble. Vous ne trouvez pas qu’on était faits l’un pour

l’autre, faits de toute éternité pour être l’un à l’autre.

Alors préparons-nous bien, tous les deux ensemble, pas

chacun de notre côté, ainsi l’adaptation sera facile. (…)

Demain je vais sans doute à Bayeux avec Thérèse

et des amis, et dimanche prochain, je serai avec mon petit

Pierre.

J’ai laissé Saint Luc depuis quatre jours. Je

deviens païenne sûrement. Mais je l’emporterai à Paris.

A demain, en Jésus. On lui demandera de faire de

nos deux âmes une seule âme qui l’aimera beaucoup.

Vous ne trouvez pas que l’amour oblige à se

dépasser ? C’est formidable. Mais il ne faudra pas que

nous nous endormions dans notre béatitude. Mon petit

chéri, toujours plus haut, comme vous me le disiez dans

une dernière lettre, toujours plus haut ensemble.

Mon petit Pierre à moi, je vous serre bien fort sur

mon cœur qui vous appartient pour toujours. Si vous

voulez, on va faire un échange. Je vous prends votre

cœur et je mets le mien à la place. Je suis bien sûr d’en

avoir pris un gros morceau de votre cœur, mon petit

Pierre, à chaque fois, j’en emporte un peu plus. C’est

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249

quand même merveilleux de tant s’aimer. Si on n’était

pas chrétiens, on ne s’aimerait pas tant. C’est parce que

le Christ Jésus est dans notre amour que nous nous

aimons tant. Alors il faut que nous l’aimions de plus en

plus.

Maintenant j’ai l’impression très nette d’avoir

beaucoup changé depuis cinq mois, et vous ? Oui, vous

faites maintenant partie intégrante de moi et moi de vous.

Je sens que vous êtes désormais inséparable de moi. Et

cela est délicieux. (…)

Je vous embrasse, mon petit chéri à moi, comme

je vous aime.

Votre Guite chérie

Mercredi 23 janvier

Petit Pierre chéri,

Il tombe de la neige mais elle fond, alors il n’y en

aura peut-être plus samedi.

Vous avez le cafard aussi, mon petit chou. Non,

ce n’est pas cela que nous avons : nous avons soif l’un de

l’autre. Alors mon petit Pierre, quand c’est ainsi, offrons

cette soif au Bon Dieu. Elle est très ardente parfois, mais

Lui, à ce moment-là, si nous savons nous tourner vers

Lui, saura nous rassasier. Et puis dans trois jours, nous

serons ensemble, courage mon petit chéri. (…)

Pierre, le Bon Dieu n’est peut-être pas très content

de nous. Mais c’est tellement dur de vivre comme nous

vivons, c’est presque impossible de travailler dans cette

pièce. On va peut-être nous enlever une ou deux

armoires. Nous aurons ainsi un peu plus de place. Quant

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250

aux baraques, celles qui sont arrivées ont été attribuées à

la campagne. Pour Caen, on attend toujours et on peut

attendre encore longtemps, a-t-on dit à papa à la mairie.

Enfin, que la volonté de Dieu soit faite.

Quant à vous, mon petit Pierre, courage pour

votre travail. Si vous ne travaillez pas, nous ne nous

marierons jamais. Je crois que si je n’avais que mes

études à faire, je travaillerais. Mais, évidemment, il y a

mille autres choses en dehors dont un homme n’a pas à

s’occuper. Il faut bien que j’aide un peu maman, Thérèse

ne le faisant pas ou peu, sans cela elle n’y arriverait pas.

Remarquez que cela me sert autant et même plus pour

mon avenir que ma licence d’histoire. Dites-vous, mon

chéri, que si j’épluche des pommes de terre et repasse, si

j’apprends de l’histoire, je le fais pour vous. Alors à votre

tour, travaillez un peu pour moi. C’est vous qui êtes mon

moteur, mon petit chou. Oui, c’est terrible d’être

flemmard. J’en parle en connaissance de cause et le Bon

Dieu a uni deux flemmards, certainement pour qu’ils se

secourent mutuellement.

Si je fais beaucoup de fautes d’orthographe, c’est

parce que je pense trop à vous et que je ne fais pas

attention. Avant ce n’était pas comme cela, et mon petit

Pierre en fait autant. Nous formons un couple bien

imparfait. Mais nous voulons nous dépasser nous-mêmes

et avec l’aide du Seigneur Jésus, nous y arriverons. Avec

lui, on peut tout.

Vous pouvez me manger si vous voulez, mais je

crois que je vous mangerai autant. Savoir lequel des deux

survivra.

Je sais bien, mon petit Pierre, que vous resterez

droit et je n’ai pas peur. Je vous aime, je vous aime, mon

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251

petit chéri. Moi aussi j’aspire à la joie de vous embrasser.

Mais courage, un jour ce sera pour toujours, toujours.

Alors offrons toutes nos misères pour le jour heureux où

le Bon Dieu nous unira l’un à l’autre pour l’éternité.

Voyez-vous, nous ne sommes pas encore assez prêts pour

nous donner totalement l’un à l’autre. Aidons-nous

mutuellement, c’est tellement chic. (…)

Cette fois, je vous quitte, à bientôt mon chéri

mignon, mignon, que j’aime infiniment, que je porte en

moi, au plus intime de mon être. Je vous embrasse

comme je vous aime.

Votre Guite chérie

Mercredi soir, 13 janvier

Mon petit chéri,

J’ai honte de moi et quand je vais vous dire ce qui

m’est arrivé, vous allez avoir honte de votre Guite. Ce

midi, je me suis mise en colère au point d’en trembler.

C’est bien la première fois que cela m’arrive et j’en

rougis en vous écrivant. Voilà, Thérèse a une éruption sur

la figure, c’est tout simplement de l’acné, mais on croyait

que c’était la rougeole et j’ai déclaré que je ne voulais

pas coucher avec elle. Là-dessus on m’a traitée – c’est-à-

dire Thérèse, maman et grand-père – de froussarde. Je ne

ferai jamais rien dans la vie etc. etc. et comme votre

Guite est un peu fatiguée et que son amour propre a été

vexé, elle ne se possédait plus. Naturellement elle a

fondu en larmes et a pensé à son petit Pierre. Mais c’était

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252

fait. Ce soir, cela va mieux et elle a retrouvé son

optimisme.

Vous vous rappelez, vous me disiez souvent le

soir que j’avais de la fièvre parce que j’avais les mains

chaudes. Ce soir, cela me fait pareil. J’ai pris ma

température et j’ai 37°5, est-ce de la fièvre, docteur ?

Quelle est la normale ?

A demain, mon petit chéri, mais il fallait bien que

je vous dise que j’étais un monstre.

Je vous aime et vous embrasse malgré ma

méchanceté.

Votre Guite

10 heures du soir

Ce soir, j’ai les larmes aux yeux, mais c’est de

bonheur que je pleure. Oui, on peut me dire tout ce que

l’on voudra, on ne m’ôtera jamais mon bonheur, mon

grand bonheur que je cache là au fond de mon cœur. Mon

petit Pierre, c’est fou ce que je suis heureuse. Vous savez,

je crois que nous avons fait encore un grand pas dans

l’intimité. C’est beau, c’est magnifique, c’est dilatant. Je

vous aime. Chéri, il m’est facile de vous rejoindre par

delà ces 230 km qui nous séparent. Oui, je vous vois à

votre table de travail et bientôt vous dormirez. Vous êtes

si mignon quand vous avez les yeux clos. Oh ! Mon

précieux petit bébé. Je vous envoie toute ma joie, tout

mon bonheur, il est vôtre puisque c’est vous qui me

l’avez donné, mon fiancé chéri.

Merci, mon Jésus, pour cette union que vous

voulez chaque jour plus intense, plus profonde. Pardon

d’avoir été une vilaine fille aujourd’hui. Mais vous

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253

m’avez redonné la joie. Je vous offre le travail de mon

petit Pierre avec le mien. Et dans une heure nous

dormirons tous les deux, ensemble, du même sommeil,

sous votre regard. Pierre et Marguerite dormant sous le

regard de Jésus, après lui avoir demandé pardon de leurs

bêtises.

Bonsoir, mon petit Pierre, à demain mon trésor

chéri.

Je vous embrasse en vous faisant un grand trou

dans la joue.

Guite

Mercredi soir, 20 février

Mon chéri,

Je suis couchée et je pense à vous. Je pense à

l’intention de la journée.

Oui, prendre conscience de nos devoirs de fils de

Dieu, de ce qu’exige notre filiation divine. Tout doit

remonter vers le créateur. Pierre, est-ce que vous savez

faire un acte d’adoration, c’est-à-dire vous reconnaître

comme la chose de Dieu. Je crois que ce n’est pas si

difficile que cela. Je l’ai fait avec vous un jour, le 1er

janvier, vous vous rappelez notre communion. J’ai adoré

vraiment Jésus en vous en faisant abstraction pour un

instant de votre personne. Mon petit Pierre, c’est épatant

d’être enfant de Dieu. Quand je pense qu’un jour, ces

petits êtres à qui on donnera la vie seront des fils de

Dieu. Oui, ce sera merveilleux. Pierre, cela me rend folle

de joie d’avance. Oui, ce qui compte, c’est Dieu ; en

dehors de lui, tout est vain. Il faut que nous le

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254

comprenions bien tous les deux. Avec vous, mon petit

Pierre, pour toujours, il faut que dans le ciel nous soyons

deux mains jointes qui glorifieront Dieu éternellement.

C’est pour cela qu’il nous a unis. C’est beau, c’est

magnifique, il n’y a pas de mots pour le dire, oh ! mon

trésor chéri à moi, à qui je peux tout dire, parler de

n’importe quoi.

J’ai sommeil, alors bonsoir, mon petit chou, à

demain. Je vous embrasse et je vous aime.

Guite

Lundi matin, 25 février

Mon Pierre chéri,

Pas de lettre, fiat. Il y en aura peut-être une cette

après-midi. Un sacrifice de plus ou de moins : on n’est

plus à cela près. La chose qui importe est de bien

accepter, mais c’est quelquefois dur.

Il nous est arrivé hier soir un accident comique.

Comme j’avais changé de manteau, j’avais oublié de

prendre la grande clé du porche. Nous étions donc à la

porte et pas moyen de se faire entendre, car dans cette

maison, personne ne se dérange. Alors où coucher ?

Deux solutions : chez les Rousseau ou chez les Comby.

Nous voilà en route. Nous sonnons d’abord chez les

Rousseau. Marie-Claude nous répond à son grand

désespoir, Guy, Antoinette et les petits sont là, donc la

maison est au grand complet. Alors nous entrons chez les

Comby. Marie-Françoise étant partie à Paris vendredi, sa

chambre était libre. Nous montons, frappons à la

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255

chambre de Cécile. Pas de réponse, elle dormait depuis

longtemps. Heureusement, tout le monde dormait sauf

Jean, qui était couché mais lisait. Alors il dit qui est là ?

On se nomme, on ouvre la porte et évidemment il ne peut

s’empêcher de rire. C’était drôle, tout en n’étant pas

drôle. Sans plus de frais il nous dit de gagner la chambre

de Mimi et voilà la fin de l’histoire.

C’est peut-être comique mais ce n’est pas plus

drôle que cela. Maintenant papa cherche activement, car

les D… nous demande tous les jours quand nous aurons

une baraque, ce qui veut dire… D’autre part, papa et

maman ont visité une maison américaine. C’est un peu

camelote, gentillet cependant, mais beaucoup trop petit, 3

pièces, et beaucoup trop bas de plafond pour que nous

puissions y mettre nos meubles. Une seule solution

alors : quitter Caen pour juillet. Alors mon petit chéri, il

faudra mobiliser le ciel, il finira bien par entendre. Si

vous saviez ce que c’est dur parfois. Non, vraiment, avec

toute la bonne volonté du monde, on n’en peut plus. Tout

le monde maigrit à vue d’œil. C’est claquant. Et puis, il y

a des limites à tout. Enfin, prenons patience, le Bon Dieu

se laissera toucher certainement. Il faut avoir une

confiance illimitée en lui. Ce qui est dur, évidemment,

c’est de trouver en même temps situation et logement,

mais rien n’est impossible à Dieu. Peut-être que nous

n’acceptons pas assez bien, c’est pour cela qu’il nous fait

attendre.

A bientôt, mon trésor chéri, je finirai cette lettre

cette après-midi car j’aurai peut-être une lettre, sinon

j’irai la porter à la poste. Il suffit qu’elle soit mise avant 6

heures pour que vous l’ayez le lendemain. Avez-vous

reçu toutes mes lettres de la semaine dernière le matin ?

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256

Car la moitié de la semaine je les ai mises le matin,

l’autre moitié l’après-midi.

A tout à l’heure. Je vous aime de toute mon âme.

Votre Guite

Mardi 4h, 26 février

Mon petit chéri,

Je travaille soi-disant à la bibliothèque (pour être

reçue) et je repense à votre lettre de ce matin que j’ai

sous les yeux.

Je trouve la réponse à « Comment Dieu a-t-il créé

le monde sans rien ? » très claire et satisfaisante. La

seconde question « Comment Dieu parfait a-t-il pu créer

le mal imparfait » m’a souvent été posée par mon cousin

et j’ai bafouillé pour la résoudre. Je crois comprendre

assez bien. Vous dites : « Là je comprends moins parce

que les hommes reçoivent de façon imparfaite, d’accord,

mais parce qu’eux-mêmes sont imparfaits, et c’est Dieu

qui les a créés !! » Je crois comprendre, car si nous

sommes imparfaits, c’est parce que nous l’avons voulu.

Dieu créa les hommes dans un état de perfection

préternaturelle et de bonheur. Après la faute,

évidemment, l’ordre était changé. Je ne sais pas si je

comprends bien le problème du mal. J’ai peu lu sur ce

genre de question. Dieu n’a pas voulu le mal, mais c’est

l’homme qui par sa faute l’a fait entrer dans le monde. Il

a été créé libre. Je crois qu’il faut remonter aux sources

premières.

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257

La salle à manger est arrivée hier soir, nous

n’avons plus qu’à trouver une maison !

Je vais être sage et travailler bien gentiment,

comme une grande fille. Alors à demain, mon chéri. Je

vous aime de tout mon cœur.

Votre Guite

Mercredi 3h15, 27 février

Mon chéri,

(…) Hier soir, la réunion avec l’abbé était très

intéressante. Elle portait sur les valeurs intellectuelles de

la femme, valeurs de cœur, etc. A vrai dire, nous n’avons

eu que les valeurs intellectuelles et l’équipe avait fait une

sérieuse enquête près des garçons et des filles non

jécistes de leur année.

Pour beaucoup, la femme est moins intelligente

que l’homme. La vérité est que son intelligence est

différente, beaucoup plus intuitive. La femme

intellectuelle pure est insupportable. Heureusement, il y

en a peu. Pour eux, elle ferait mieux de rester chez elle à

faire de la pâtisserie etc. (ce qu’ils sont gourmands).

Enfin la plupart ne supportent pas que leur femme mette

son nez dans leurs affaires, ce qui a fait bondir l’abbé

quand on lui a dit que c’était des réflexions de jécistes.

« Ce n’est pas cela que je leur ai appris et je vois très

bien d’où cela vient, ils se sont faits vider de la JEC

l’autre jour » etc. mais je n’ai pas le temps de m’étendre

plus longtemps, sans cela mon petit Pierre n’aurait pas de

lettre.

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258

Hier soir et aujourd’hui, je me sens très près de

vous, mais au fond c’est vrai. Car pour nous, mon chéri,

c’est la communion parfaite, tout au moins c’est ainsi que

nous l’entendons. Quant à dire que je me mêlerai

sérieusement de vos affaires professionnelles, non ; je ne

serai pas qualifiée pour et surtout je devrai être discrète

vis-à-vis de votre secret professionnel, mais en dehors de

cela, il y a bien des choses où je pourrai vous aider et

vous de même, ce sera chose facile puisque c’est déjà

commencé. Nos âmes ne sont-elles pas très près l’une de

l’autre, et cela est de plus en plus vrai. Je vous aime, mon

chéri, chaque jour davantage. (…)

Au revoir, mon petit trésor, mon chéri, mon petit

garçon très calme, fait exprès pour sa Guite qui n’est

qu’une grande nerveuse, mais à votre contact je

deviendrai vite calme, j’ai déjà fait des progrès. C’est

tellement reposant de vivre près de vous. Vite une

maison où l’on puisse recevoir, où vous puissiez coucher.

Je vous quitte, mon bien-aimé, en vous

embrassant de toute mon âme qui est dans la vôtre.

Votre Guite chérie

Vendredi midi, 1er

mars

Mon petit chou,

J’espère que le microscope ne vous a pas fait trop

de mal aux yeux l’autre jour.

Quant à vos colles, la prochaine sera mieux, n’est-

ce pas mon petit chou. Je suis contente que votre poids

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259

n’ait pas changé. Je n’ai pas envie de vous voir malade,

j’aime mieux vous voir travailler.

Vous avez une façon de décrire votre position

qu’il faut se tire-bouchonner la cervelle pour

comprendre, mais vous l’avez fait exprès, vilain taquin !

Mais j’aime bien cela et si je lis vos lettres en public, on

me voit rire parfois et j’entends souvent « Comme c’est

drôle » (…)

Oui, mon petit Pierre, c’est une très bonne idée :

on devrait avoir tous les jours une prière commune

d’union. Mais laquelle, chéri ? Vous devez avoir une

idée, communiquez-la moi. Non, cela ne ferait pas double

emploi avec saint Luc. Il faudrait que ce soit une prière

d’union intense, je ne sais pas quoi, mais quelque chose

qui nous rapproche davantage, une prière que l’on dirait

quand on aurait soif l’un de l’autre. C’est une très bonne

idée, mais je ne sais pas quoi. Comme fille j’ai l’esprit

analytique et vous, comme garçon, vous l’avez

synthétique. Alors tachez de faire synthèse de mes idées

fouillées. A vrai dire, je ne vous en donne pas beaucoup.

C’est plutôt quelque chose que je sens et que je ne peux

pas exprimer.

Dans saint Luc, j’en suis au chapitre XI. (…)

« Dieu créa les hommes dans un état de perfection

préternaturelle ». Voilà ce que j’avais mis. Non, l’homme

n’a pas été créé parfait, sans cela il serait semblable à

Dieu. Mais je ne comprends quand même pas très bien.

Vilain petit garçon timide qui n’ose même pas

poser les questions qui le tracassent.

Chéri, si vous voulez, on ira se confesser samedi 9

mars pour votre anniversaire qui est le dimanche 10, et ce

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260

jour-là, l’intention sera vous, cela ne pourra pas être

autrement.

La salle à manger a été mise dans l’arrière

magasin de Mlle Duthilleul en attendant qu’elle serve.

Il existe quand même des femmes intellectuelles

pures ! Cécile Morette11 par exemple, mais elles sont

rares. Alors si j’avais été médecin, vous ne m’auriez pas

épousé.

Non, il ne faut pas que le mari et la femme soient

trop identiques. Ils sont faits pour se compléter. Ma

spécialité ?! Hum ! C’est une spécialité à la Dilettante.

Ce qui n’est pas mieux pour cela, car j’ai une forte

tendance au dilettantisme. Si je me mets à vous parler

grec quand je serai gâteuse, vous ne trouverez peut-être

pas la plaisanterie à votre goût. Mais soyez tranquille,

mon petit chou, je vous ferai un gentil petit intérieur où

vous serez heureux de vous reposer. Ah ! Mon petit chou,

ce sera tellement chic de vous faire plaisir. Un homme

aime bien trouver un « chez lui » agréable. Et puis il y

aura toujours quelques petits gâteaux dans un coin, pour

soigner votre gourmandise.

Il est tombé quelques averses de neige ce matin,

mais elle ne tient pas.

Ce matin, j’ai communié avec vous, mon chéri.

Mais j’avais l’esprit gelé.

Au revoir, mon petit trésor à moi, mon Pierre que

j’aime de tout mon cœur, de toute mon âme et que j’aime

plus qu’hier encore.

Je vous embrasse, mon chéri, de toute mon

affection, tout mon amour.

Votre petite Guite 11

Mathématicienne et physicienne française, née en 1922

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261

Lundi 4 mars 1946

Mon petit Pierre chéri,

J’espère que vous aurez aujourd’hui toutes les

lettres en retard, mon pauvre chéri.

Votre cantique ne m’emballe pas spécialement

non plus. Il est peut-être mieux chanté que lu.

Elle est terrible cette Françoise mais cela ne

m’étonne pas beaucoup car c’est une fille qui ne sait pas

se ménager. A propos, vous ne m’avez pas dit quand était

sa fête.

Dans saint Luc, j’en suis toujours au chapitre XI

parce que je n’ai pas lu depuis huit jours.

De quoi est tirée votre phrase « Tout amour… »

etc.

Vous savez, j’aime bien les lettres de mon Pierre,

même quand elles sont courtes.

Avec la vôtre, j’ai une lettre du Père Bernard qui

n’est pas réjouissante du tout. « Quant à votre travail

actuel, je suis tout à fait d’avis qu’il faut le poursuivre,

tout d’abord parce que vous n’êtes pas encore mariés et

que (je vais vous faire bondir) il peut se présenter des

catastrophes mondiales qui vous empêchent de réaliser ce

rêve. Ensuite parce qu’une culture un peu plus poussée

ne vous fera pas de mal dans votre vie conjugale et

familiale. Si vous proposiez de cesser uniquement pour

dépanner votre famille, je dirais peut-être oui. Mais j’ai

peur qu’il y ait une tentation de paresse à la Gigon dans

cette hésitation à continuer et je me méfie ! »

A propos de l’âme qui n’est pas dans le temps,

voilà ce que dit ce Père : « Quant à vos délicieuses

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262

divagations sur la vie dans le temps ou hors du temps,

elles n’ont rien d’hérétique, mais elles sont un peu

naïves. Elles sont exactes en ce sens que notre âme en un

certain sens vit déjà hors du temps (puisque le temps est

lié à la matière) mais vous aurez bien des occasions, mes

pauvres enfants, de vous apercevoir que vous n’avez pas

encore abordé aux rivages de l’éternité purement et

simplement ! rien qu’en étant obligés d’attendre 2 ans

pour vous marier… Vous vous rendrez compte que le

temps est une réalité qui ne se laisse pas oublier ! »

Je vais vous renvoyer votre cantique. C’est très

beau, mais tout cela on peut le demander au Bon Dieu

sans chanter un cantique. J’ai peut-être tort, mais en

principe je n’aime pas beaucoup les cantiques, cela me

paraît souvent mièvre.

Pierre, votre Guite est une vilaine fille, car elle

vous cache quelque chose, c’est mal, n’est-ce pas ? Et

bien, voilà, je ne vous envoie pas la lettre du Père bien

qu’elle pourrait vous profiter autant qu’à moi parce que

je lui ai posé une question à laquelle il me répond et que

j’ai peur que cela vous fasse de la peine que je lui aie

demandé cela. Remarquez que cela me gêne et que si

vous me dites que cela ne vous fait aucune peine, je vous

l’envoie. Pourtant il me semble vous connaître assez,

mon chéri, pour savoir que cela ne vous fera rien. J’ai

voulu me faire éclairer et de fait j’ai parfaitement

compris quelque chose que j’avais compris avant, mais

dont je voulais avoir la certitude par quelqu’un d’autorité.

Il est vrai que vous n’aimez pas les jésuites ! Je n’en

connais que deux, mais ne sont pas tels que vous les

jugez.

Page 264: Livremargueritedavy

263

Je reviens au cantique, est-ce que Marie-Lucie le

trouve bien, elle doit être plus apte que nous à juger les

cantiques.

Ce soir, je vais à la surprise-party de M.F. Comby

et M. Comby étant scandalisé hier soir (en riant, je crois)

parce que j’étais fiancée. Et que lui fiancé, il n’aurait pas

fait cela, ce à quoi Mme Comby lui a dit : « Vieux

jaloux », mais je lui ai dit que j’avais votre autorisation et

que ce n’était pas chose habituelle chez moi.

Evidemment je pourrais aller danser toutes les semaines à

l’A pour m’entrainer et cela, je ne le ferais pour rien au

monde. Je passe pour un phénomène, car il y a quand

même encore pas mal de gens qui ne savent pas que je

suis fiancée. Quand on me demande pourquoi je n’y vais

pas, je réponds que j’ai sommeil, fatigue etc.

Mon petit Pierre, je vous quitte pour aujourd’hui.

A demain. Est-ce que vous allez à la messe ces jours-ci ?

J’ai confiance, un jour nous nous marierons, ce

n’est pas pour rien que le Bon Dieu nous a fiancés.

Au revoir, mon petit chéri, je vous embrasse avec

toute la tendresse de mon cœur qui vous appartient.

Votre petite fiancée. Guite

PS. : Est-ce que vous jeûnez mercredi ?

Vendredi 8 mars

Mon petit Pierre chéri,

Une lettre hier soir et une lettre ce matin. Au poil,

pour employer une expression qui vous est chère.

Page 265: Livremargueritedavy

264

Votre passage lyrique n’avait rien de mal, au

contraire ; en lisant votre lettre, je me suis trouvée

transportée je ne sais où. Je croyais lire du

Chateaubriand. (…)

Mais oui, mon petit Pierre, en effet, vous n’êtes

pas un caillou. Tiens, je n’y avais pas pensé. Quel solide

foyer nous allons bâtir ensemble, surtout avec une pierre

de cette qualité, une pierre précieuse, n’est-ce pas. Il sera

inébranlable comme le roc. Mais au fond c’est

merveilleux de s’appeler Pierre, c’est ce qu’il y a de plus

solide. Il est vrai que ça ne résiste pas toujours aux

bombardements, à part cela ça tient. L’érosion aussi dans

nos pays pluvieux l’attaque parfois, mais ce n’est rien.

Mon petit chéri, vous avez un très beau nom.

Merci pour la sainte Bécassine. Je vois que le

saint Bécasson est dimanche. Si vous voulez, nous

prierons dimanche à cette intention. Dieu sait combien ce

petit Bécasson nous est cher !!!

Oui, mon petit Pierre, bon anniversaire. C’est le

premier que je vous souhaite, alors je vous le souhaite

avec toute la profondeur de l’amour que j’ai pour vous.

Je vous envoie toute mon affection, tout mon cœur pour

que vous soyez heureux, très heureux ce jour-là.

Dimanche on priera pour le Bon Dieu accorde à

mon petit Pierre toutes les grâces qui lui sont nécessaires

pour être un parfait chrétien, pour être un bon médecin

aussi, pour être plus tard un bon époux et un bon papa.

Oui, mon petit Pierre est sans cervelle puisqu’il

oublie tout. Heureusement qu’il aura une petite femme

pour lui rafraîchir la mémoire de temps en temps.

Ce n’est pas trop mal votre dernière colle, cela

pourrait être encore mieux ! puisque vous me dites que je

Page 266: Livremargueritedavy

265

suis aussi paresseuse que vous et ce n’est pas peu dire !

Oui, mon chéri, je crois que nous en possédons une

certaine couche tous les deux ! Que seront nos enfants ?!

Votre appartement serait très bien, un peu petit

cependant, mais à quoi cela servirait-il d’habiter Paris si

papa n’a rien à y faire ?

Figurez-vous que nous avons failli aller à Ecos

(Eure) mais la place est prise et c’était la pleine brousse.

Enfin il paraît qu’il sera plus facile de se loger à

l’automne, même à Caen, car on construit 1 000 maisons

en dur, + les baraques, mais les baraques sont beaucoup

trop petites pour nous : 3 pièces + 1 cuisine pour un loyer

de 18 000 frs probablement. Nous aimons mieux pour le

même prix une belle maison. De toute façon, nous

n’avons pas envie de rester à Caen. Papa resonge à

Rouen. Il parait qu’on peut encore se loger, difficilement

évidemment, à Bois-Guillaume. Enfin on verra bien. En

tous cas, nous aspirons à une grande maison, comme

celle de Pontorson presque ; nos rêves sont évidemment

trop grands mais s’ils se réalisaient en plus petit ce serait

déjà très bien.

Bien sûr, pauvre petite fille qui n’a pas de

chambre pour y mettre seulement la photo de son Pierre

où bon lui semble.

Si vous me peignez la figure en noir, je vous la

peindrai en rouge, car les peaux rouges doivent parler à

peu près le même jargon que les noirs.

Oui, chéri, vous avez raison, ce n’est pas

commode de prendre la même heure, alors on prendra

l’heure qui conviendra le mieux à chacun. Oui, on n’a

pas soif toujours à la même heure.

Page 267: Livremargueritedavy

266

Oui, chéri, la lettre du Père confirme bien ce que

nous avons dit. Oui, chéri, on en reparlera. J’aime votre

lettre parce qu’elle me met à l’aise, elle est simple

comme vous, petit Pierre, je vous aime. Non, mon petit

chou, je ne me suis pas trouvée gênée à proprement

parler par votre conduite. J’ai simplement réalisé quelque

chose que je savais sans le savoir. En tout cas, cela ne

m’a pas du tout choquée. D’ailleurs le Père dit bien que

cela n’a rien de choquant et c’est normal d’ailleurs. Cela

m’a travaillée parce que j’avais peur qu’il y ait quelque

chose de ma part et c’est pourquoi j’en ai parlé au Père

pour être plus sûre. Je ne peux pas arriver à lire le nom

du bouquin que me conseille le Père, et vous ?

Vous êtes mon petit chou, et moi je suis votre

grand bébé, voilà, mais un bébé qui commence à grandir

et à être un peu moins naïf.

Je vais vous poser une question indiscrète : quelle

lettre avez-vous commencé par lire, la mienne ou celle du

Père ? Cela à titre de renseignement psychologique, pour

voir jusqu’où peut aller la curiosité ou si elle sait se

retenir. Ce n’est pas bien gentil de vous poser une

question comme cela et tout compte fait, c’est de la

curiosité de ma part. Mais c’est pensé et c’est dit, alors

vous avez droit de savoir.

Encore bon anniversaire, mon petit Pierre chéri.

Je vous aime beaucoup, beaucoup, de tout mon cœur, de

toute mon âme et je vous embrasse de toutes mes forces.

Votre petite Guite chérie

Page 268: Livremargueritedavy

267

Lundi matin, 18 mars

Mon trésor chéri,

C’est le printemps et cela me rend ivre ; j’ai les

jambes en coton et la tête qui branle, et hier j’allais de

travers. Je suis ivre d’amour.

Je n’ai pas de lettre ce matin, mais le concours en

est cause sans doute et c’est très naturel, à moins que je

n’en aie une cet après-midi. J’ai reçu simplement vos

journaux.

Hier j’avais résolu de travailler et deux démons

tentateurs sont venus me chercher pour me promener et je

me suis laissé tenter : il faisait si beau et comme nous

étions trois fiancées, nous avions le cœur gai. J’allais de

travers, vraiment, je ne sais pas ce que j’avais. Je sais

bien que nous avons emprunté la voie ferrée, alors c’était

plus difficile de marcher. Jean Comby me disait :

« L’histoire a vraiment l’air de t’intéresser », ce à quoi je

répondis : « Enormément, mais je fais une promenade

hygiénique ». Il ne manquait que vous. Mais vous étiez

dans mon cœur.

J’ai lu un peu vite la réponse au fameux pamphlet

pour vous donner mon opinion. Je trouve normal qu’il y

ait eu une réponse, mais je trouve qu’une affaire comme

cela n’est pas faite pour faire du bien à la religion et je

me suis empressée d’emmener ces journaux dans ma

chambre pour que papa ne tombe pas dessus parce que ça

le mettrait hors de lui. Alors ce n’est pas la peine. Il y a

des choses sur lesquelles je serais d’accord avec l’auteur

du pamphlet, mais je ne peux pas vous donner vraiment

d’avis, ayant lu trop hâtivement la brochure. Il faudrait

Page 269: Livremargueritedavy

268

que je la relise, mais je crois que c’est à propos de

l’apostolat du milieu. En France, les classes sociales sont

très marquées et vouloir les fondre est une utopie.

Remarquez qu’il y a effort dans ce sens du côté de la

classe moyenne, mais la classe ouvrière ne veut rien

entendre : elle a son orgueil de classe et dédain de la

classe bourgeoise.

Exemple. La JIC de Saint Julien ne marchait pas parce

que tout était mélangé et il y avait jalousie de la part des

petites employées. « C’est toujours les nobles qui sont à

la tête. » Ce n’était pas des nobles pour cela, mais vous

voyez l’esprit. On a bien essayé de les faire participer au

commandement, mais elles n’avaient pas la culture

nécessaire. Et à Saint-Etienne où c’est séparé, cela

marche très bien. Je crois vraiment à l’apostolat du

milieu par le milieu. Il faut tenir compte des différences

de culture et d’éducation. Le mélange marche chez des

enfants de 7 à 12 ans, et encore chez les filles beaucoup

moins. En tous cas chez les Louveteaux, on a fusionné

les deux groupes, c’est-à-dire le populaire et l’autre, et il

y a accord parfait parce qu’il y a une véritable charité de

la part des « bourgeois », si on peut dire. Et remarquez

qu’on ne peut pas toujours le faire. Cela dépend des

garçons à qui on a affaire.

Tout cela est très joli mais une chose est certaine,

c’est que je vous aime énormément quoi que vous

pensiez, que vous fassiez. D’ailleurs, au fond, nous

pensons la même chose. (…)

Il est 3 heures, mon petit Pierrot, et il fait un

temps splendide. C’est pour vous donner du courage pour

le concours. Alors mardi on priera bien pour vous. En

Page 270: Livremargueritedavy

269

tout cas, si ça ne sert pas directement au concours, cela

servira à autre chose, à vous convertir de votre paresse

peut-être. Vous allez dire « elle peut prêcher ». Oui, mais

je prends un peu du sermon pour moi. Je prêche pour

nous deux.

Maman est très fatiguée en ce moment.

Evidemment, avec la vie qu’elle mène, ce n’est pas très

étonnant.

Mon petit chéri, je vous aime bien.

5h15. Pas de lettre, alors fiat, mais cela me prouve que

vous avez travaillé, alors je suis contente. Vous êtes un

petit chou chéri et je vous quitte en vous embrassant bien,

bien fort comme je vous aime.

Votre petite Guite à vous

Evidemment l’intention de mercredi, c’est votre examen.

Mardi matin 19 mars, Saint-Joseph

Mon petit Pierrot chéri,

Vous n’êtes pas si bête que vous en avez l’air. Vous

verrez pourquoi dans la suite. En tout cas, je vous aime

bien parce que vous dites les choses carrément et que

l’on sait à quoi s’en tenir.

J’ai deux lettres aujourd’hui. Alors je suis

contente et puis il fait beau, les petits oiseaux chantent.

C’est merveilleux.

Figurez-vous que nous avons le choix comme

résidence entre : Boulogne s/mer ; Pont St Pierre (Eure) ;

Page 271: Livremargueritedavy

270

Dozulé ; Meaux (40 km de Paris !) ; Lorient. Peut-être

que rien n’aboutira. Enfin on verra bien.

Si on vous croit mort, alors vous travaillez.

D’ailleurs, quand vous voulez quelque chose,

généralement vous le faites. Si vous avez donc décidé de

travailler, vous avez exécuté votre décision. Au moins,

celui qui se prépare pour décembre sera reçu, j’espère. Il

l’aura bien mérité. C’est vrai, c’est demain le grand jour.

Je prierai bien pour vous, mon trésor.

Vous me passez votre distraction, ainsi hier soir

j’ai emporté machinalement la clef de l’armoire et je suis

rentrée à 7 heures. Maman me demande ce que j’ai fait

de la clef, je lui dis que je ne l’ai pas et que c’est

certainement Thérèse qui l’a. Thérèse arrive, je lui dis :

« Tu ne peux pas faire attention, on ne peut rien faire à

cause de toi », et tout en disant cela, je sors la clef de ma

poche. Ça vaut à peu près votre lettre. Ce doit être l’excès

de travail intellectuel.

Je suis de votre avis et de celui de Jacques Villey

pour mettre les enfants en classe. Les mettre un peu tard

a cependant des inconvénients, ça peut les retarder dans

leurs études à moins qu’on arrive à les mettre bien à

niveau de la classe dans laquelle on les met.

Je viens d’être dérangée par Mlle Caresmel qui

nous a apporté une livre de beurre. Ça tombe de tous les

côtés, alors venez vite pendant qu’on peut faire des

gâteaux. Elle aura une petite intention pour vous demain

et elle m’a fait enrager naturellement.

Oui, mon petit Pierre, nous nous aimons pour la

vie et cela c’est épatant. Oui, un seul et unique grand

amour.

Page 272: Livremargueritedavy

271

Je ne vous gronde pas du tout pour avoir envoyé

des tracts à Françoise Chapuis, mais étant donné qu’elle

est assez prise, je ne sais si elle aura pu aller à cette

réunion.

J’espère que vous n’avez plus mal à l’œil, ni la

fourmi dans les pieds.

C’est cela, mes lettres sont maintenant qualifiées

de roman-feuilleton.

J’imagine ce que peut être un gros plat de nouilles

amorphe. Cela doit faire un ensemble charmant. Non, je

ne serai pas un plat de nouilles.

Je vois que vous êtes un garçon intelligent : « Il

n’a pas été question d’en vouloir à mort aux jésuites ».

Ce serait dommage en effet d’avoir des partis pris tels.

Mais je sais que vous n’avez pas de parti pris.

Pour vous dire exactement ce que j’ai reçu en

plein estomac, il faudrait que j’aie vos lettres de la

semaine dernière et elles sont dans ma chambre. En tout

cas, je me souviens de ceci qui m’a fait quelque chose, je

ne me rappelle plus la phrase exacte mais en parlant des

jésuites, vous avez dit : « Ils bavent tellement ils sont

furieux de ne pas être à la tête de l’unité », quelque chose

comme cela.

Vous n’avez pas compris ce que j’ai voulu dire.

En nous donnant totalement l’un à l’autre, nous nous

donnons à Dieu. C’est-à-dire que nous faisons à Dieu le

don total de nos deux personnes unies. C’est bien le don

des deux ensemble que j’entendais. Voilà,

quoiqu’intelligent, vous êtes bête.

Apathie, amorphe, etc., oui, pan dans l’estomac ;

heureusement que cela vient de vous et je ne me rebiffe

pas parce que c’est vrai. Oui, donnez-moi votre maladie,

Page 273: Livremargueritedavy

272

mon chéri, je la veux, donnez-la moi. Il y a quelque

chose de très juste dans votre lettre, ce n’est peut-être pas

tout à fait de vous parce que c’est peut-être un propos de

l’Abbé : « Ce qu’un homme cherche auprès d’une femme

c’est la douceur et la délicatesse qui sont reposantes après

l’effort… ; ce qu’une femme cherche près d’un homme

c’est la force, l’énergie, le courage. » C’est vrai, très vrai,

et oui, encore plus vrai : « Et quand il n’y en a pas assez,

elle le flatte pour le développer ». Oui, vous n’êtes quand

même pas trop bête. Il y a des gens qui m’ont dit que

vous n’aviez pas l’air commode. Vous ne saviez sans

doute pas cela. Oui, mon chéri, je vous veux fort parce

que je veux être forte et j’ai l’impression très nette – sans

vous flatter – que vous avez fait des efforts dans ce sens.

Vous êtes plus volontaire peut-être. Je ne sais pas, mais il

y a quelque chose qui a changé en vous.

Oui, c’est vrai, la femme a besoin d’admirer son

mari. A ses yeux, il est toujours parfait. Cela n’empêche

pas que j’aie une culotte, monsieur, et que si vous voulez

la voir, l’hiver prochain, j’en mets une comme la vôtre.

Et à nous deux ! Non, j’aime mieux rester à ma place et

vous à la vôtre. Mais au fond, c’est peut-être vrai que

vous n’avez pas l’air commode. C’est que vous ne vous

laissez pas faire.

Oui, j’admire, mais je vois quand même bien les

défauts. Quant à la maman en admiration devant un

laideron ! Peut-être, mais le papa est capable d’en faire

autant.

Certainement l’amour a une base physique

indéniable, ce qui pour beaucoup est essentiel.

Oui, mon petit morceau de Bon Dieu, je vous

aime comme tel, c’est vrai, je vous aime beaucoup,

Page 274: Livremargueritedavy

273

beaucoup. Oui, j’aime votre personne entière, corps et

âme. Voilà, c’est tout et cela me suffit. En tout cas,

l’amour tel que nous le connaissons est bien beau,

capable de nous dépasser nous-mêmes et de nous élever

jusqu’à Dieu, vous ne croyez pas ?

J’ai un commencement de paralysie du côté

gauche ! Ça va mal. Je ne peux plus me tourner. Enfin ce

n’est pas grave.

Courage pour demain, mon chéri. Quand vous

recevrez cette lettre, vous serez sans doute débarrassé. Je

vous envoie tout mon amour, tout mon cœur, toute mon

âme. Je serai avec vous demain.

Vous me direz le 23 quand vous pensez venir.

Au revoir, mon petit chéri. Je vous embrasse de

tout mon cœur.

Votre Guite chérie

Dimanche matin, 23 mars

Pierre chéri,

Je me suis levée du pied gauche ce matin, j’ai

commencé par me chamailler avec Thérèse à propos d’un

chiffon à chaussures. Il est fait seul pour les chaussures

de Mademoiselle, vous pensez : mes chaussures sont trop

sales ! Alors j’ai éclaté, mais c’est fini.

Si « tomber la tignasse » veut dire aller chez le

coiffeur, allez-y vite, parce que je ne vous aime pas avec

les cheveux dans le cou.

Page 275: Livremargueritedavy

274

Nous nous marierons probablement à la

campagne. Cela ne vous fait rien je pense. Il faut que je

vous raconte l’histoire en long et en large.

Papa est allé à Dozulé hier et cela semble bien

s’emmancher, dio gratias ! Nous aurons la réponse

définitive vendredi à cause du logement. Il n’y a qu’une

maison de libre, qui sera libre bientôt, mais il faut accord

avec le propriétaire et nous saurons cela vendredi. Nous

ne pourrions vraiment trouver mieux, surtout en ville.

Pensez : 12 pièces, nous n’aurions même plus assez de

mobilier pour meubler tout. Donc 12 pièces, plus garage,

commun, jardin pour – devinez – 4000 ou 5000 frs.

Vraiment les loyers à la campagne ne sont pas chers.

Comme cela vous pourrez venir tout le temps que vous

voudrez. C’est la 2ème

maison sur la route de Rouen en

venant de Caen. Si cela se fait, nous partirions au début

de juillet. Vous viendrez nous aider à déménager si vous

voulez ? Si vous êtes libre, ça me fera plaisir. Vous

voyez, tout a l’air d’aller. Il n’y a qu’à avoir une

confiance illimitée en la Providence.

Il y aussi à Dozulé l’un des deux médecins qui est

un cousin germain du Père Bernard et qui est un type

épatant aux dires du notaire. Il est extrêmement dévoué,

va à la messe tous les jours, a une nombreuse famille…

Ça serait chic quand même…

Il se fait un petit chocolat au lait sans moi, le

vilain, et moi alors ? Mon petit chou que j’aime, vous

avez bien le droit pourtant. Je vois que vous avez du lait

en poudre, vous ne pourriez pas nous en avoir. (…)

Pour en revenir aux jésuites, si j’ai de la

sympathie pour eux, si j’aime beaucoup le Père Bernard,

cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de jésuites qui

Page 276: Livremargueritedavy

275

déraillent. Alors je n’approuverai pas pour cela votre

jésuite en question.

Oui, mon petit Pierre, votre lettre est encore un

peu embrouillée, c’est pour cela que ce n’est pas très clair

dans mon esprit.

J’espère que dans votre lettre de demain vous me

direz quand vous venez.

Si vous trouviez aussi un fouet pour battre les

œufs, cela nous serait utile, mais vous n’allez pas savoir

où trouver cela. Il faudrait peut-être mieux que vous

demandiez à Jeanne.

Je vous quitte, mon chéri, car nous avons

quelqu’un à déjeuner et il faut faire cuisine et rangement

dans notre pauvre taudis qui, si Dieu le veut, se

transformera bientôt en palace.

Au revoir, mon chou, à bientôt, très bientôt,

j’espère ; je voudrais bien vous voir dimanche prochain ;

enfin fiat ! Je vous embrasse avec toute mon affection et

je vous aime de tout mon cœur.

Guite

Dimanche midi, 30 mars

Mon chéri,

Quelle vilaine encre, je crois que je vais être

obligée de prendre un crayon.

Pour la maison, en effet, on a l’accord du

propriétaire, mais maintenant l’occupant ne veut plus

s’en aller. Il a dû être mis en demeure de partir par la

mairie. Nous n’aurons la réponse que demain, mais nous

Page 277: Livremargueritedavy

276

tremblons un peu. Enfin, il faut avoir confiance. Si cela

ne se fait pas, papa ne retrouvera jamais une occasion

pareille.

Il fait toujours un temps splendide, et dire que

vous travaillez par ce temps. J’ai d’ailleurs aussi

l’intention de travailler aujourd’hui. Je vais aller me

promener un peu avec Michel ; il veut que je prenne sa

jolie bobine en photo. À côté des nôtres, c’est un

sacrilège ! Thérèse est en week-end et papa et maman

vont aller à Vaucelles au concert d’orgue. Donc les

oiseaux sont libres.

Du mercredi saint au samedi, Thérèse ira à

Solesmes avec les guides, alors je peux bien partir aussi.

D’ailleurs maman a dit cela l’autre jour pour me faire

marcher. (…)

Au revoir, petit chéri, que j’aime, j’aime, j’aime.

Oui, vous aviez raison de me dire l’autre jour que mon

foyer était toute ma vie. Je ne vis que pour cela, en vue

de cela. C’est vraie et unique vocation, ce qui ne veut pas

dire que je serai toujours à nettoyer mes casseroles.

Travaillez bien mon chéri, dans 15 jours vous

serez récompensé, puisque vous aurez de nouveau votre

petite Guite sur votre cœur.

Je vous embrasse comme je vous aime et je vous

envoie toute mon âme.

Votre Guite chérie

Page 278: Livremargueritedavy

277

Mardi 2 avril

Mon Pierre chéri,

Je commence ma lettre avant d’avoir reçu la

vôtre. Est-ce qu’il faudra que j’emporte un chapeau pour

Pâques ? Ça m’embête.

Pouvez-vous voir aussi si vous trouvez aux

Belles-Lettres « La Traduction du Latin » de Marouzeau.

Et puis nous rapporter encore du lait en poudre si

vous trouvez.

Après tous ces détails matériels, parlons d’autres

choses.

Il fait toujours un temps splendide ; à Pâques il

fera peut-être encore beau, ce sera chic.

J’ai votre lettre, comment se fait-il que vous

n’ayez pas eu de lettre hier matin, je l’ai mise comme

d’habitude, mon pauvre chéri.

Enfin, pour Dozulé, papa a vu le notaire hier, il ne

reste qu’un seul espoir. La maison d’à côté est celle du

greffier et elle doit avoir 12 pièces également. Le greffier

est mort déporté en Allemagne et sa femme a trouvé une

situation à Dives, la maison est donc libre, mais pour

qu’elle puisse vendre le greffe, il faut qu’il y ait un

logement avec. Alors on envisage de couper la maison en

deux, papa verra cela samedi avec la propriétaire. C’est le

seul espoir, autrement il faut y renoncer. Espérons alors

que cela pourra se faire et prions de tout notre cœur. Si

cela ne se fait pas, papa cherchera encore à la campagne

car c’est quand même le moyen de se loger. Dozulé est

un patelin sinistre, c’est pour cela que c’est difficile : il y

a un quart du bourg de détruit. En ville, à Caen, c’est

vraiment impossible. A l’automne, sans doute ce sera un

Page 279: Livremargueritedavy

278

peu plus facile, mais comme c’est au plus offrant, il y a

des loyers qui atteignent 35 000 et 40 000 frs. C’est de la

folie. D’ailleurs le loyer d’une baraque est de 12 000 frs

pour 3 pièces et une cuisine, + 8 000 frs d’assurance.

Donc 20 000 frs quand on a un terrain. Quand on n’en a

pas, il faut louer en plus un terrain et cela atteint

facilement 35 000 frs. Tout cela pour dire que la

campagne est plus avantageuse. (…)

Au revoir, mon trésor chéri, je vous embrasse

bien, bien fort sur vos deux petits yeux pleins d’amour.

Votre Guite

Samedi 6 avril, 9h du soir

Mon Pierre chéri,

Une bonne nouvelle, nous allons maintenant à

Dozulé. Nous partagerons sans doute la 1ère

maison en

question : 6 pièces et on tachera de faire la cuisine dans

l’office. Donc 2 pièces au rez-de-chaussée, 2 pièces au

1er

, 2 pièces au second. A moins qu’on ne s’en trouve

une autre de libre. Alors Deo gratias ! Voilà ce que c’est

que d’avoir confiance, du moins vous, parce que vous

m’avez tellement attrapée parce que je n’ai pas de

confiance que je n’ose plus dire que j’ai confiance. Alors

remercions ensemble le Seigneur.

Ce soir, je n’en peux plus ; je suis comme vous, je

suis presque incapable de penser. J’espère que

maintenant vous pouvez penser. Vite les vacances pour

qu’on se repose ensemble. Je travaillerai pendant que

vous ferez le jardin.

Page 280: Livremargueritedavy

279

Oui, le Père Riquet parle avec talent. Oui, mon

chéri, nous devons vivre de Dieu et rien que de lui, et

cela ensemble, et c’est ce qui est merveilleux.

Pour ce qui est de l’amour conjugal, c’est

certainement le plus fort, je crois. Vous savez, maman

n’a certainement pas entendu ce que j’ai dit parce qu’elle

aurait relevé, soyez tranquille. Je l’ai dit bas à dessein.

C’est vrai que je vous aime plus que tout, mais cela ne

m’empêche pas d’aimer maman ; ce n’est pas le même

amour. Celui que j’éprouve pour vous est plus vif, plus

exclusif. C’est normal d’ailleurs. Je vous aime d’autant

plus que j’ai un immense besoin d’affection qui n’a

jamais été assouvi ; vous vous rendez compte que je suis

très sensible et maman pour nous quand on était petits

était un véritable croquemitaine. Elle avait résolu d’être

très sévère avec ses enfants parce qu’elle s’était fait

chahuter par des élèves ; demandez à Mlle Lefrançois ce

qu’elle en pense. Alors elle s’est dit – elle nous l’a dit

plus tard – que si elle ne changeait pas, ses enfants la

chahuteraient aussi. Evidemment elle est tombée dans

l’excès contraire, surtout d’ailleurs parce qu’elle était

malade et nerveuse. Elle va d’ailleurs beaucoup mieux.

Mais, petits, nous aimions beaucoup mieux papa et

surtout Michel le faisait sentir. Elle a dû en souffrir.

Heureusement, quand nous avons réfléchi un peu, nous

avons rétabli la situation.

Oui, chéri, pour un enfant, sa mère c’est tout ;

mais, au fond, l’amour maternel est à base de sacrifices et

une maman ne doit jamais aimer ses enfants pour elle,

mais pour eux, et accepter que l’amour qu’ils lui ont

donné passe à un autre. Je trouve que c’est le sacrifice

perpétuel presque de l’amour maternel, son

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280

désintéressement qui fait sa beauté. Et j’espère quand je

serai belle-mère ne pas être aigrie. Je ne sais si vous

comprenez tout ce bafouillage, car tout le monde parle

autour de moi et j’ai du mal à rassembler mes idées.

Certainement l’amour maternel et l’amour

conjugal sont d’ordre différent. Je crois qu’un garçon

aime plus sa mère qu’une fille. Au fond, il y a presque

toujours deux femmes dans la vie d’un homme, sa mère

et sa femme. J’ai vu la réaction de papa à la mort de ma

grand-mère. Je me rappelle comme si c’était hier la seule

parole qu’il ait prononcée : « Ça y est, elle est partie…

maman » et il a éclaté en sanglots. J’avais 16 ans et cela

m’a beaucoup frappée. Remarquez que si maman

mourait, j’aurais certainement beaucoup de chagrin.

L’amour que j’ai pour vous n’est pas du tout le même. Il

est plus profond, plus total. Non, au fond ce n’est pas

comparable. Il n’en reste pas moins qu’il est parfaitement

normal, on me l’a toujours dit, d’aimer son fiancé plus

que tout, après Dieu. Alors mon chéri, je vous aime,

après Dieu, plus que tout. Pierre chéri, je vous appartiens

pour toujours, c’est cela la différence. Et puis non, ce

n’est pas comparable.

Vous avez raison, chéri, de me faire des

observations. En effet, cela peut faire souffrir maman de

s’entendre dire cela. Je l’entendrai dire à mon tour quand

je serai maman. Au fond on doit tout à sa maman. Quelle

joie de penser qu’un jour je serai maman. Pierre, je

voudrais que ce soit bientôt. Je ne peux pas voir un bébé

sans envie. C’est formidable. Déjà avant d’être fiancée, je

rêvais d’être maman, mais maintenant plus que jamais.

Mais cette fois, je sais que cela viendra un jour.

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281

Pierre, vous auriez presque pu être maman, vous

ne comprenez pas mal du tout. Alors vous me comprenez

et moi aussi je vous comprends de plus en plus. Quelle

joie ! Je suis toute heureuse. Je vous aime et vous

embrasse bien, bien fort. A demain en Jésus.

Votre petite fiancée

Dimanche 7 avril

Mon petit chéri,

Je vous aime ce matin beaucoup, beaucoup, plus

qu’hier, toujours plus.

Nous emménagerons entre le 8 et le 16 juillet.

Je relis votre lettre. Mon chéri aime bien

s’excuser, mais pourquoi au fond ne seriez-vous pas reçu

en fin d’année. Une colle ne veut rien dire et j’espère

bien que vous serez reçu quand même.

Il y a une heure, nous étions ensemble, vous à

Notre-Dame, moi à Saint-Etienne, mais c’était le même

Jésus.

Au revoir, mon petit trésor chéri, je vous

embrasse de tout mon cœur qui vous aime toujours,

toujours. Dans quelques jours ils seront ensemble et si

Dieu le veut, ce sera encore un nouveau pas dans

l’amour. Ce sera encore plus beau, n’est-ce pas mon petit

Pierre ? Voyez-vous, depuis que je vous ai vu je me sens

plus forte, parce que vous m’avez montré mes défauts,

merci mon chéri ; si vous saviez comme je vous aime.

Cette fois, à demain. Cette après-midi, je vais à un

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282

concert spirituel à Saint-Etienne par Marcel Dupré12

,

organiste de Saint-Sulpice.

Alors à bientôt, encore mille baisers bien

affectueux sur chacune de vos joues et sur vous yeux

pleins d’amour.

Votre Guite

Caen, 1er

mai

Mon petit malade chéri,

Qu’est-ce que votre Guite a fait depuis qu’elle

vous a quitté. Elle a surtout pleuré et pleuré encore, car la

source est intarissable. Vous comprenez, j’ai ravalé toute

la journée mes larmes, surtout à partir de 5h, et comme je

ne voulais pas pleurer dans la rue, j’ai fait des efforts

surhumains, tant et si bien qu’après la réaction fut très

forte. Ce qui m’a fait de la peine, c’est de vous voir partir

seul ; si je m’étais écoutée, je serais partie avec mon

ticket de quai. Vous savez, c’était très dur. Et voilà

qu’aujourd’hui, il n’y a pas de courrier. Alors je ne sais

comment va mon petit Pierre, et je continuer à pleurer.

Mais depuis midi, il semble que la source s’assèche un

peu bien que j’aie les yeux mouillés en vous écrivant.

Mais ce ne sont plus des torrents. Tout le monde a voulu

s’apitoyer sur mon sort et ça remue le fer dans la plaie,

c’est tout. Il n’y a que mon petit Pierre qui puisse me

consoler. Alors écrivez-moi une longue, longue, longue

lettre. Mais je suis égoïste, car mon petit Pierre a peut-

12

Marcel Dupré, né à Rouen le 3 mai 1886 et mort à Meudon (Hauts-de-Seine) le 30 mai 1971, était un organiste, improvisateur, pédagogue et compositeur français.

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283

être autant de chagrin et comme c’est un homme qui se

possède, il a su se maîtriser, car j’ai bien vu qu’il était

ennuyé. Mais c’est vrai, vous êtes ma force : je vous l’ai

demandé l’autre jour. Oh ! Comme je vous aime mon

Pierre.

Et puis, lui, il est couché par-dessus le marché,

c’est encore moins drôle. J’essaie de me représenter mon

chéri, dans sa chambre ou celle de Georges-Claude. Est-

ce que vos oreilles ont encore grossi ? Si oui, vous allez

devenir un beau garçon.

Voyez-vous, j’ai surtout une grosse déception. Je

me voyais tellement bien partir avec vous. Ce serait

tellement délicieux de vous dorloter, vous monter vos

repas, être à vos petits soins. Plutôt que de recevoir de

vous un bouquet de fleurs, voyez-vous, j’aimerais mieux

me dépenser pour vous. Il y a quand même dans mon

amour un besoin de don, de don sous toutes ses formes à

l’être aimé, chéri.

Maman m’a expliqué hier soir les raisons de son

refus momentané : si elle avait vraiment su que ça ne

gêne pas votre famille, elle aurait dit oui, mais elle ne

pouvait pas le savoir. C’est vrai que j’aurais peut-être

dérangé vos parents. Et puis elle m’a dit que même si

j’étais partie avec vous, j’aurais été à Paris à la Pentecôte.

Alors on est réconsilliées (ça ne s’écrit pas certainement

pas comme cela, mais je suis tellement vaseuse que je ne

sais plus rien).

Donnez un peu de cran à votre Guite. Pourtant

elle en a quelquefois, mais ce matin 2ème

déception

puisqu’il n’y avait pas de courrier. Et puis hier soir Mimi

m’avait dit pour me consoler : « Demain tu auras une

lettre et il te dira de venir ». Et les facteurs se reposent ?!

Page 285: Livremargueritedavy

284

En tout cas si Mimi doit avoir les oreillons, elle les aura

car en plus elle m’a embrassée et comme je dois être

porteuse du germe !

Enfin j’espère que cet après-midi mes yeux ne

seront plus rouges et que mon nez n’occupera pas toute

ma figure.

Avez-vous remercié vos parents pour moi ? C’est

aussi une des raisons pour lesquelles maman a dit non.

C’est parce que je n’avais pas écrit. Dites-moi s’il faut

que j’écrive.

Bon courage mon petit malade, je vous dorlote

par la pensée et vous embrasse sur vos deux oreilles,

certaine que ça les fera dégonfler. Dites-moi tout ce que

vous faites, comme cela je serai avec vous.

Au revoir, vous n’allez pas être trop fier de votre

Guite, mais c’est elle, telle qu’elle est, sans détour. Elle

vous aime follement, alors son cœur souffre. Je vous

embrasse de toutes mes forces.

Votre petite fiancée Guite.

Je n’ai pas le courage de travailler, j’ai plutôt mal au

crâne et je me sens terriblement seule, il me manque

mamour.

Le 2 mai

Mon petit Pierre chéri,

Votre Guite est obligée de se poser un cas de

conscience : aller vous voir aujourd’hui ou voter. Mais

comme ma conscience et celle de mon Pierre me disent

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285

de voter, j’obéis et offre ce sacrifice pour lui, pour la

France. Alors au lieu de partir jeudi soir, je partirai

dimanche à 5h. Que pensez-vous de ma décision ?

J’avais l’intention de partir ce soir, papa et

maman voulaient bien, mais je suis allée me renseigner à

la mairie à l’instant et ne peuvent voter par

correspondance que les militaires, réfugiés et gens du

genre. Alors encore un petit fiat, mais dimanche soir je

vous embrasserai sur vous deux mignonnes grosses

oreilles, à moins qu’elles n’aient diminué. Je suppose que

vous passerez encore toute la semaine prochaine chez

vous, alors il ne sera pas trop tard. Qu’en pensez-vous ?

Dites bien merci à votre maman de me permettre

ainsi d’aller embrasser mon petit malade et passer encore

quelques jours avec lui.

Quel dommage que vous soyez parti si vite. Vous

auriez vu des changements. Figurez-vous qu’on nous a

enlevé hier la grande bête d’armoire qui était à droite en

entrant et nous avons mis la nôtre à la place et, entre la

fenêtre et l’armoire, le divan de Michel. Ce qui fait que

nous avons beaucoup plus de place. On ne reconnaît plus

la pièce. Cela fait moins taudis.

Je ne suis plus triste puisque j’ai la perspective de

revoir mon bien-aimé dans deux jours et fiat pour ces

deux jours.

Dormez bien mon petit chéri et reposez-vous.

Dans deux jours je viendrai déposer une grosse bise sur

chacune de vos joues et viendrai voir si mon petit malade

est bien sage.

Dites à Françoise que je serai ravie de partager sa

chambre.

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286

A bientôt mon chéri que j’aime. Je vous écrirai

demain encore pour que vous ne vous ennuyiez pas. Je

vous embrasse de tout mon cœur.

Votre Guite

Caen, le 3 juin

Mon Pierre chéri,

Eh bien voilà, je suis collée, tant pis, tant mieux,

c’est le Bon Dieu qui l’a voulu ainsi, alors j’ai confiance.

Oh oui ! Mon bon petit Pierre, j’ai confiance en Dieu,

davantage peut-être depuis que je suis fiancée, parce que

je sens et je vois combien vous avez confiance. Mais

c’est vous qui avez raison, alors nous aurons tous les

deux une inébranlable confiance en lui et nous bâtirons

notre foyer là-dessus.

Pour Chartres :

1) J’arriverai vendredi. Dites-moi si quelqu’un

viendra au train à Evreux sinon je prendrai le 1er

.

2) J’irai coucher chez Mlle Lefrançois. Si vous

pouviez voir les heures de train pour Bondy à la

gare de l’Est, depuis 6 h du soir, cela

m’arrangerait. Téléphonez simplement.

3) A quelle heure à peu près rentre-t-on à Paris le

lundi de Pentecôte ? Si je prends le train gare de

l’Est à 23h10, je crois que cela ira. Si je prenais

celui-là, Mlle Lefrançois m’attendrait à la gare.

Ce n’est pas si commode de coucher à Paris mais

tant pis, et ce n’est pas plus loin au fond que la

Page 288: Livremargueritedavy

287

Porte de Saint-Cloud, l’ennui c’est le train à

prendre.

4) Faut-il apporter du ravitaillement ?

5) Viendrez-vous me chercher à la gare, sinon où

dois-je vous retrouver et à quelle heure ?

Bien sûr que si, je vous dirai tout ce qui me

tracasse. Je vous aime tellement et surtout j’ai tellement

confiance en vous que je vous dirais n’importe quoi. (…)

Je sais bien que les équipes ne sont pas mixtes,

mais cela ne fait rien, car on est par équipe uniquement

sur la route. C’était comme cela l’an dernier. Les

réunions de chapitres étaient mixtes. Et puis les chapitres

marchent ensemble quand même, filles devant, garçons

derrière, ou inversement. (…)

Je viens de rencontrer Marguerite Fleury avec

Thibault bras dessus-dessous. Ils ne se cachent pas non

plus. Thibault est admissible en sociologie et logique, et

Marguerite en grammaire et philologie, et elle va être

licenciée, et on me fait honte avec cela.

Vous acceptez quand même une Guite qui n’est

pas toujours travailleuse. Mais je vais travailler, travailler

à me former une personnalité, à me vaincre. C’est encore

le principal des travaux, qu’en pensez-vous ? Me former,

pour vous, pour mes enfants, avec votre aide, mon chéri ;

si vous saviez comme cela me stimule.

Que c’est chic d’être votre fiancée, moi aussi j’ai

hâte d’être à vous et que vous soyez à moi, que nous ne

fassions qu’un pour travailler au règne de Dieu. Chéri,

c’est chic déjà d’être deux, c’est plus facile de monter, ne

trouvez-vous pas.

Page 289: Livremargueritedavy

288

Je vous aime, je vous aime, je vous aime

follement.

Aujourd’hui j’ai la migraine naturellement.

Au revoir mon chéri, à bientôt ; je vous vous

embrasse bien, bien fort, de toute mon âme, de tout mon

cœur à vous pour toujours, toujours.

Votre Guite chérie

Mardi 11h, 19 juin

Mon chéri,

Comme je suis heureuse que vous soyez reçu.

Oui, vous avez raison, il faut avoir confiance. Cela vous

réussit. C’est la meilleure méthode, je pense. J’espère que

vous serez reçu aussi en bactério et au dernier examen.

Tous les gens se marient, c’est embêtant, et j’ai

deux lettres de félicitations à faire. Thérèse se défile

devant son travail. C’est aussi embêtant qu’une lettre de

condoléance.

Figurez-vous qu’une amie « guide » de Thérèse a

eu l’audace de dire, en voyant votre photo, que vous

aviez l’air bébé. Oh ! Je l’étranglerais. Elle n’a pas dû se

regarder. Et puis l’air ne fait pas la chanson.

J’ai beaucoup de choses à faire, alors je vous

quitte, mon chéri. A demain. Moi aussi je suis bien

contente de vous avoir vu.

Vous m’écrivez : « A demain matin puisque c’est

mardi et nouveau régime ». Est-ce que c’est une corvée

pour vous ? Je trouve que vous dites cela d’une drôle de

Page 290: Livremargueritedavy

289

façon. Ce n’est peut-être pas vrai du tout et ça fait drôle à

lire.

Au revoir, chéri, je vous aime, je vous aime

beaucoup, beaucoup.

Et comment va votre paresse ?

Je vous embrasse comme je vous aime.

Votre Guite chérie

Caen, le 27 juin

Mon Pierre chéri,

Bien vous irez à Vezelay avec Thérèse, car je ne

pourrai y aller. Je n’ai plus le sou et papa et maman le

paie à Thérèse, mais moi, il ne faut pas y compter. Je vois

que je ne vous verrai pas en juillet. C’est dur mais faites

ce que vous voudrez.

J’allais vous dire de venir le 6 ; le déménagement

ne sera sans doute pas comme prévu le 10 et le 11 mais

sans doute 10 jours après car papa n’a pas encore de

successeur, alors il se trouvera juste pendant les fêtes à

Vezelay. Vous ne serez même pas là pour mon

anniversaire. Enfin tant pis puisque vous voulez voyager.

Vous allez dire que je ne suis pas gentille. Mais

évidemment, cela me contrarie, surtout parce que je ne

peux pas aller avec vous. Pour le déménagement, on sera

fixé demain. Alors si c’est vers le 20, Thérèse partie, il

faut que je reste. Mais si vous avez envie d’aller à

Vezelay, allez-y, ce sera un gros sacrifice pour moi.

Tachez alors de me faire le plaisir d’être reçu à

votre dernier examen.

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290

Et puisque vous allez à Jouy le 15 juillet de toute

façon, je ne vous verrai pas. Vous ne viendrez sans doute

pas le 6 pour repartir si vite. Alors allez. C’est à

contrecœur que je vous dis cela et si vous voyiez votre

Guite tout de suite, ce n’est pas une Guite chic que vous

verriez mais une Guite contrariée, et contrariée par son

petit Pierre, mais il faut que je prenne sur moi. J’aurai

toute la corvée du déménagement et emménagement, et

après je serai claquée. Et puis quand me ferez-vous mes

piqûres, la semaine des quatre jeudis sans doute !

Vous voyez comme votre Guite est vilaine. Elle

est jalouse tout simplement parce que son petit Pierre

veut aller se promener et qu’elle ne peut pas. Enfin on

verra bien. Et puis cela m’est égal.

J’espère que vendredi vous m’annoncerez que

vous êtes reçu.

Pensez-vous aussi que nous ferons une route en

Bretagne ou est-ce tombé à l’eau ?

Enfin fiat. Je sais bien qu’une fiancée et un mari

peuvent se faire quelquefois de la peine sans s’en rendre

compte, alors vous comprenez que je ne vous en veux

pas.

Et puis ma lettre vient aussitôt après avoir lu la

vôtre, c’est une première réaction. Et vous voyez qu’elle

n’est pas chic. Pardon alors d’avoir été dur. Je vous aime

quand même.

Non, en y réfléchissant, si vous voulez vraiment

aller à Vezelay, allez-y ; j’en fais le sacrifice. Il faut que

je sois chic. Je m’étais fait une joie de vous avoir le jour

de mon anniversaire. Tant pis, je passerai outre. Comme

vous voyez, c’est la 2ème

réaction.

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291

Enfin je vous quitte, mon chéri, en vous disant

que je vous aime bien et en vous embrassant bien fort.

Guite

PS. : On n’aura peut-être pas besoin de vos caisses mais

je vous le redirai en temps.

Dozulé, le 22 août

Mon Pierre chéri,

Votre lettre est partie de Coutances hier à 5h et je

l’ai aujourd’hui, j’en suis restée « baba ». Je croyais que

les lettres mettraient plus de deux jours à joindre ce

patelin. Il paraît qu’en mettant une lettre pour Paris à 7h

du soir à Dozulé, elle est à Paris le lendemain matin. Je

retiens cela, n’est-ce pas.

Mon petit Pierre, vous n’avez pas de pardon à me

demander, j’ai été tout aussi vive et désagréable avec

vous, alors à mon tour, pardon. Demander pardon à l’être

qu’on chérit le plus au monde est-ce possible ? Oui

pourtant. On peut être désagréable avec celui qu’on aime

le plus. Au fond, Pierre, j’ai un peu honte. Il y a de notre

faute à tous les deux. Je voudrais tant que notre union

soit un accord parfait. J’ai pourtant un désir de plus en

plus grand d’être à vous totalement. Est-ce parce que je

suis de nouveau loin de vous ? Je ne sais pas, mais je

vous aime, je vous aime.

Pierre chéri, elle est quelquefois rude votre écorce

et j’arrive à oublier ce qu’elle renferme alors que je sais

ce qu’il y a au fond. C’est bête mais c’est ma sensibilité

Page 293: Livremargueritedavy

292

qui réapparaît quand mon Pierre me dit des choses

désagréables.

Pierre chéri, ne croyez-vous pas que nous

pourrions reprendre nos messes pour finir nos vacances ?

Comme c’est vite passé les vacances quand même et dans

22 mois nous nous marierons, je l’espère du moins.

Vous me direz quel jour et à quelle heure il faut

que je me trouve à la gare de Caen.

Maman me prie de vous demander ce qui vous

ferait plaisir en remerciement de tous les services que

vous nous avez rendus pendant le déménagement et qui

n’étaient pas dus. Quelque chose d’utile peut-être tant

qu’à faire. Vous allez encore me dire « je ne sais pas ».

Creusez-vous bien la cervelle, quelque chose qui serve à

votre profession ou autre, je ne sais pas moi, ou quelque

chose dont vous avez envie, cherchez bien.

Alors mon chéri, je vous quitte. Je viens de laver

pas mal d’affaires et j’ai encore envie de dormir. Il est

4h30 ! J’ai faim à moitié, soif surtout.

Amusez-vous bien, reposez-vous, grossissez, cela

ne vous fera pas de mal.

A bientôt, dans 8 ou 9 jours maintenant. En

attendant, je vous aime beaucoup, beaucoup, mon chéri,

et vous embrasse de tout mon cœur.

Votre Guite chérie

Dozulé, 31 août

Mon chéri,

Il y a un an, vous vous souvenez, deux amoureux

se jetaient dans les bras l’un de l’autre après une longue

Page 294: Livremargueritedavy

293

promenade pendant laquelle ils s’intimidaient l’un l’autre

et ne savaient quoi se dire. Souvenir heureux, début

d’une intimité qui ira sans cesse croissant, n’est-ce pas

mon chéri !

En attendant, voilà notre séparation prolongée de

quelques jours. Qu’est-ce que 5 jours dans une vie ? Au

fond il faut être raisonnable, n’est-ce pas ? Donc à

vendredi mon chou ; je partirai avec maman et les

Dépaquit, maman devant aller à Caen ce jour-là. Je

n’arriverai sans doute pas avant 10h30-11h à Caen.

Avez-vous toujours l’intention de vous arrêter à Caen et

de reprendre le train du soir ? Pourquoi avez-vous retardé

votre départ ? Cela va vous faire rentrer plus tard à Paris

et à l’externat ?

Figurez-vous que Thérèse trouve que nous serons

fiancés trop longtemps et que nous ferions bien de nous

marier pendant les vacances prochaines, sans cela l’un

des deux plaquera l’autre, réflexions faites sans doute

après le camp. Oh horreur ! Que pense-t-on de nous ?

Quelle idée les autres se sont faite de notre amour ? Se

plaquer l’un l’autre. Ce n’est pas possible, mon Pierre

chéri. Ils ont jugé sur l’extérieur.

N’est-ce pas mon petit Pierre qu’on s’aime

beaucoup, beaucoup, toujours plus ?

J’ai fini ma robe, alors Albert peut se marier

quand il voudra et nous pouvons nous « fiancer » quand

nous voudrons.

Il me reste les manches de votre chandail à faire,

mais il me faut l’homme.

Une idée me vient. Je suppose que vous avez

retardé votre départ parce que vos parents sont arrivés à

Page 295: Livremargueritedavy

294

Coutances. D’après vos dernières lettres, ils ne me

semblaient pas y être. (…)

Je vous quitte, mon chéri, car il est 6h passées et

si je veux que vous ayez cette lettre lundi, il faut que je

me dépêche.

Au revoir, chéri, mon trésor, mon chou, mon

Pierrot, mon petit Pit, mon Pitchou, celui que j’aime le

plus au monde.

Je vous embrasse de tout mon cœur qui est dans le

vôtre.

Votre Guite

Dozulé, samedi 28 septembre

Mon petit Pierre chéri,

Je viens me reposer près de vous, car depuis ce

matin je n’arrête pas, puisqu’il y a réception demain.

Marie-Claude et Marie-Françoise se sont invitées pour

demain, alors j’ai accepté bien sûr et quand j’ai dit cela à

maman, il y avait déjà un invité : le professeur de Michel.

Alors toute la matinée, j’ai fait des petits gâteaux. Et tout

l’après-midi du ménage. Il y a encore un gâteau à faire ce

soir.

Bénie soit la lumière ! Voilà enfin l’électricité

revenue.

L’autre jour sur le quai de la gare, Zaby m’a

demandé quand seraient nos fiançailles. Alors je lui ai

fait la sempiternelle réponse : que je n’en savais rien, et

que ça pourrait être pendant les vacances de Noël si cela

ne dérangeait pas votre famille. Qu’en pensez-vous ?

Tout le monde me tanne avec cela et pour leur faire

Page 296: Livremargueritedavy

295

fermer la bouche, je leur dis que ce sera à Noël. Si cette

date vous agrée, parlez-en à vos parents, mais que ce soit

comme vous voudrez.

Il fait encore aujourd’hui un temps radieux. Il

ferait bon de se promener bras dessus, bras dessous, à

travers cette jolie campagne. Mais non, pas de rêves

idiots, puisque la réalité est. Mon Pierre est à Paris, le nez

dans ses bouquins. Sa Guite est à Dozulé, mais d’esprit

bien souvent à Paris, et elle se dit qu’aujourd’hui il fait

bien étouffant à Paris et qu’un air de campagne

rafraîchirait un peu son bien-aimé.

Figurez-vous que votre Guite a été paresseuse ce

matin. Elle n’a pas été à la messe et a oublié de faire sa

prière au petit Jésus. Qu’elle est païenne, n’est-ce pas ?

Cependant elle s’efforce d’être gentille et douce, et

constate avec satisfaction – je me gonfle – qu’il y a un

certain progrès. Ce progrès, elle l’envoie à son Pierre,

elle le lui offre de tout son cœur. C’est pour lui les efforts

de sa Guite et pour elle les efforts de son Pierre.

Mon petit chéri que j’aime profondément, mon

petit chéri, profondément ancré en moi, je vous aime. Je

voudrais vous dire ce que je ressens, tout l’amour que

j’éprouve, vous dire ce qu’est cette force extraordinaire

qui me soulève, ce que vous êtes pour moi. Oui, vous

êtes tout pour moi sur cette terre, vous êtes celui qui a été

placé exprès à côté de moi par le Seigneur sur cette terre,

vous êtes mon Christ particulier et je suis le vôtre. Je sens

combien nos âmes se correspondent désormais. La prière

ne m’est plus difficile. Je sens m’envahir de toute part

cette immense confiance en Dieu. Et cela vient de vous,

mon chéri. Oui, je me rends compte que c’est à votre

Page 297: Livremargueritedavy

296

contact que j’ai compris qu’il fallait avoir confiance et

c’est délicieux.

Pierre, je vous aime, je vous aime. Oh non

l’amour qui nous unit ne peut pas mourir : je le sens de

plus en plus fort.

J’ai reçu une lettre de Madeleine Préel qui me

demande de prier pour elle. Je le ferai bien sûr, mais

comment ne pas associer à ma prière la moitié de mon

âme. Alors notre communion de mardi sera pour elle,

n’est-ce pas ?

Au revoir, mon chéri, je vous embrasse avec tout

l’amour que je sens en moi.

Votre fiancée chérie. Guite

PS. : Le Dr Linglin m’a fait une piqûre hier soir.

Rassurez-vous : il a eu du mal à trouver la veine, mais ne

m’a piquée qu’une fois ; il a simplement cherché la veine

un peu. En enfonçant l’aiguille, il ne m’a absolument pas

fait mal. C’est sans doute que son aiguille est meilleure,

plus pointue.

Lundi 30 septembre 1946

Mon petit Pierre chéri,

Depuis vendredi sans nouvelles, cela m’a semblé

horriblement long. Mais c’est nous qui l’avons voulu.

Une lettre le samedi ne serait quand même pas de trop.

Vous allez attraper un rhume si votre chambre est

toujours ouverte, car aujourd’hui il ne fait pas très chaud.

(…)

Page 298: Livremargueritedavy

297

Pouvez-vous arriver à trouver ce qu’il y a eu de

plus ces derniers quinze jours que nous avons passé

ensemble ? Je ne sais pas trop, mais il y a quelque chose

de plus. Mon chéri, c’est formidable. Notre intimité s’est

peut-être, s’est sûrement, resserrée. Mais il y a un petit

quelque chose de plus impossible à exprimer. C’est

épatant de tant s’aimer. Au fond si notre cœur souffre de

la séparation, vous ne trouvez pas qu’il demeure au plus

intime de nous-mêmes une joie et un bonheur sans

mélange que rien ne pourrait nous ôter. Il y a cette joie

profonde d’être l’un à l’autre pour toujours, cette

espérance de don total qui nous force à nous dépasser

nous-mêmes.

Pourquoi voulez-vous être détaché de la terre ?

C’est normal que l’on veuille être avec ce que l’on a de

plus cher au monde. Alors bon courage, mon chéri, nous

offrirons ensemble nos efforts de travail et de caractère.

Je sens toujours ce même feu qui me dévore. Je

vous aime ardemment. Je crois que cet amour qui me

dévore va me dévorer encore longtemps et même

davantage chaque jour. Si vous saviez comme je me sens

prise maintenant, quelle place vous avez en moi. Mais cet

amour, je veux le mettre en Dieu, je veux que plus il

augmente, plus Dieu ait sa part. Pierre, comme c’est chic,

chic, épatant, merveilleux. Je voudrais vous

communiquer cette joie profonde qui me donne tant de

calme.

Je pense au bien que pourra nous faire une retraite

ensemble. Comme ce sera chic.

Tranquillisez-vous, mon chéri que j’appelais un

mauvais toubib. Aujourd’hui, le Dr Linglin a fait

exactement comme vous. Il a piqué deux fois. C’est la

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298

faute de mes veines qu’on ne voit pas et comme j’allais

tomber dans les pommes, il m’a allongée et désormais il

me fera mes piqûres allongée. J’en ai encore deux cette

semaine et trois la semaine prochaine, et ce sera fini.

Hier nous avons bien reçu nos invités. Les

gâteaux étaient délicieux et je me promets de

recommencer pour mon Pierre.

Je vous quitte pour l’instant mon petit chéri. A ce

soir ou demain.

Pour les photos, je ne pense pas les donner à

développer ici. Pour cela, il faudrait que j’aille à Caen, et

encore, chez Burge, ils n’en prennent plus pour le

moment.

Bon courage, petit chou que j’aime. Travaillez-

bien.

Albert se marie-t-il toujours le 21 octobre ?

Lundi soir

(…) Donc je continue mon journal. Demain il faut

que j’aille voir Jacqueline Lecoeur, depuis le temps

qu’elle veut me voir. Michel qui était naturellement ce

soir encore avec son inséparable François m’a dit que s’il

faisait beau, nous irions à la mer avec la petite voiture.

Quel dommage que mon Pierre ne soit pas là. Mais pas

d’attendrissements imbéciles. Cela remplacera

Coutainville.

Le Dr Linglin qui emmène souvent quelques-uns

de ses enfants quand il fait ses visites en campagne a

emmené cet après-midi Michel avec ses deux garçons.

Michel est revenu à peu près converti à la médecine. Déjà

l’autre jour il nous a dit : « Si je passe facilement mes

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299

deux bacs, je fais médecine ». Mais aujourd’hui, c’est

encore plus impératif.

Avec un mari et un frère médecins, il n’y aura

qu’à attendre le dernier soupir.

Pauvre chéri que j’aime et que je fais enrager.

Mon chéri, si vous saviez comme cela me coûte

de n’avoir qu’une lettre tous les deux jours, mais je

tiendrai bon pour que mon Pierre soit reçu à l’externat.

En ne m’écrivant que tous les deux jours, cela lui fait

perdre moins de temps, il l’emploie à travailler pour que

le sacrifice de sa Guite qui est aussi le sien soit

récompensé.

Je suis couchée, il est 10h15. Sur la petite table, il

y a la grande photo de mon Pierre. Là-bas sur l’étagère,

une quantité de photos de mon Pierre. Et puis dans la

grande photo, je regarde les yeux de mon chéri et je

m’enivre d’eux. Oh mon Pierre chéri, chéri, je vous aime

de tout mon être. J’ai faim et soif de vous. Cet amour me

dévore. Je ne sais pas comment vous dire, mais mon

cœur est en feu. Et c’est mon Pierre qui y a mis ce feu.

Bonsoir petit chou. Je vous serre bien fort sur mon cœur.

Votre Guite à vous

Jeudi 3 octobre

Mon chou,

Je m’installe confortablement pour répondre à

votre lettre et voir si je vous ai bien compris.

En tous cas, j’aime cette lettre car c’est mon

Pierre, un morceau de lui. Merci mon chéri. Cela me fait

tant plaisir de recevoir un morceau de mon Pierre.

Page 301: Livremargueritedavy

300

Je vais vous raconter, avant, mes petites histoires

pour me consacrer plus longtemps aux vôtres.

Tous l’après-midi d’hier, nous nous sommes

promenées. Il faisait délicieux. Nous sommes allées avec

la petite voiture Lecoeur à 3km où nous avons passé

l’après-midi chez des amies, toutes anciennes élèves de

St Pierre. C’était épatant. Il faisait chaud et j’ai tricoté et

avancé les socquettes de mon Pierre. C’était d’ailleurs un

véritable atelier de tricot. Car l’une faisait un chandail à

son mari, lequel a près d’1m90 je crois. Alors cela

représentait un morceau. L’autre faisait un chandail à son

fiancé, la troisième des socquettes à son fiancé. Vous

devinez laquelle.

Maman est toute heureuse d’avoir sa machine à

laver : 6 000 frs, c’est quand même moins cher qu’une

neuve et elle est comme neuve.

Michel est parti lundi en pension, alors comme

j’ai reçu cette lettre hier, je n’ai pu lui souhaiter sa fête de

votre part.

Mais revenons à votre lettre. Pardon, monsieur. Je

sais coudre. Je pense qu’il s’agit de la doublure du

blouson. Une doublure se coud à grands points sans quoi

elle tire, mais comme mon Pierre enfile cela à toute

vitesse, évidemment il fait tout craquer.

Mon petit Pierre, je crois qu’il est normal que ce

vide fait en nous par la séparation nous porte vers Dieu,

puisque cela nous fait souffrir ; il est normal que nous

offrions cette souffrance à Dieu, que nous lui en parlions.

Non, Dieu ne me fait pas l’effet d’un bouche-trou.

D’ailleurs je ne prie pas mieux depuis la séparation, mais

depuis le jour où je vous ai dit que j’avais du mal à prier.

De vous l’avoir dit m’a soulagée et depuis ça va bien. Si

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301

vous étiez là, vous ne me reconnaîtriez pas, car je ne me

reconnais pas moi-même. Je suis bien plus calme et plus

douce surtout. De temps en temps, il y a bien des accrocs,

mais il y a un grand progrès. Je sens que c’est en dehors

de moi, que je n’y suis pas pour grand-chose. Je ne sais

pas quelle est la force qui me pousse.

Mais je n’ai pas encore fait de chemin de croix. Je

n’ai même pas envie de me confesser, uniquement

d’ailleurs parce que je ne veux pas me confesser au curé.

Il paraît que ce n’est pas formidable.

Mon petit Pierre, vous me dites : « J’ai peur de

vous aimer aussi pour vous ». Si votre amour était

complètement désintéressé, vous seriez un saint. J’aime

follement votre âme, j’aime Dieu en vous, à travers vous,

je crois quelquefois plus que du bout des lèvres, mais il

me semble aussi vous aimer un peu pour vous-même.

Quant à dire que vous faisiez fausse route, je crois

aussi, mais pourquoi me demander pardon, mon chéri.

Vous savez bien qu’il y a longtemps que vous êtes

pardonné. Et puis, écoutez, ce n’est pas pour vous

encenser mais ces derniers quinze jours, c’était presque

bien. Et puis je vous comprends. Je me rends compte que

c’est très fort. Pourquoi voulez-vous que je ne comprenne

pas ? C’est parce que je suis physiquement et

psychiquement différente de vous. Mais à force de

pénétrer dans un garçon, on finit bien par le comprendre,

si différente qu’on soit. Il y a un an, bien sûr, je ne vous

aurais pas compris, mais cette année je crois comprendre.

Vilain petit garçon qui me prend pour une imbécile !

Il est vrai que vous allez peut-être me dire : elle

croit avoir compris mais elle se fourre complètement

dedans. Evidemment j’ai relu plusieurs fois votre lettre

Page 303: Livremargueritedavy

302

pour saisir votre pensée, mais cette fois je crois que ça y

est.

En tous cas, mon petit Pierre devient radoteur, car

je trouve au début et à la fin de la lettre la même citation.

Voilà ce que je retiens de cette lettre : c’est que

vous voudriez être un saint et que vous déplorez de ne

pas l’être parce que vous dites : « Si nous voulons que

notre amour ne soit pas fantôme ou illusion à l’œuvre,

nous devrions être en quête d’efforts à faire et nous avons

souvent de la peine à faire à ceux qui se présentent à nous

et nous sont presque imposés ». Alors tachons de faire

joyeusement ceux qui nous sont imposés, après on s’en

imposera quand on sera bien entraînés. Et puis, mon

chéri, nous sommes l’un près de l’autre pour nous aider,

nous épauler, et c’est bien chic. Je vous aime, aime, aime,

d’un grand amour qui n’exclut pas Dieu, je vous assure.

Au fond il nous a bien gâtés, alors notre vie devrait être

une perpétuelle action de grâce.

Question fiançailles ? Quand vous aurez fini de

me faire marcher, vilain garçon ?!

Voici mon élaboration, pour dire comme vous.

Intimité stricte, c’est-à-dire parents, frères et sœurs. Etes-

vous partisan d’inviter ceux qui sont mariés ? Pas de

faire-part. A quoi cela servirait-il ? Tout le monde le sait.

Maman voudrait qu’on ait une messe. Nous pensons à la

messe de minuit suivie d’un réveillon à la pâtisserie, et

dans la cheminée une grosse bûche. Qu’en pensez-vous ?

Evidemment tout cela si votre famille l’agrée. Si elle ne

veut pas le jour de Noël, eh bien un jour entre Noël et le

jour de l’An. Je trouve que ce serait sympathique le jour

de Noël. Nous pourrions coucher tout le monde sauf vos

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303

parents. Mais il y a un hôtel très bien et on s’arrangera

toujours avec même les amis et connaissances.

Comme bague c’est autre chose. Je ne sais pas ce

que vous voulez m’offrir, alors je trouve très délicat de

dire mes goûts ; si vous voulez, je vous dirai cela à Paris

et puis, au fond, je n’ai pas de goûts très arrêtés. J’aime

assez le genre de celle de Zézette, mais je vous dis, je ne

sais pas du tout. Quand vous m’aurez apporté un choix,

je vous dirai ! Pauvre chou que je fais enrager. Quant à la

taille de mon doigt, je l’ignore. Ce doit être celle de la

petite bague qu’Albert m’a donnée. Comment voulez-

vous que je vous donne la taille de mon doigt ? Je ne sais

pas comment ça se mesure.

Je n’ai plus que 4 piqûres à faire et le docteur a

toujours autant de mal à trouver mes veines. Il me semble

que j’ai moins mal à la tête quand même bien

qu’aujourd’hui j’aie des névralgies.

Au revoir, mon chéri que j’aime. A demain en

Jésus. Thérèse se morfond sur son examen et voudrait

trouver un mari, alors on lui demandera d’envoyer un

gentil mari à Thérèse.

A demain, mon chéri, je vous aime et vous

embrasse de tout mon cœur.

Votre Guite

PS. : Merci infiniment pour vos salutations et vos

salutations les plus délicates etc. Je suis très touchée.

Mon journal finit ici.

Page 305: Livremargueritedavy

304

Mardi 12 novembre

Mon chéri,

Je ne sais pas si c’est une excellente punition de

priver l’autre de lettre quand on ne s’est pas confessé,

surtout maintenant qu’on ne s’écrit plus que tous les deux

jours. Mon chéri, jusqu’en janvier nous maintiendrons cet

état de chose. Après on verra. En tout cas s’il me fait

plaisir de vous écrire plus souvent, je peux le faire. Pour

moi. Je crois que c’est nécessaire. Voyez-vous, j’ai

l’impression de vivre moins intimement avec vous. Nos

lettres qui, étant plus rares, devaient être plus profondes,

n’ont rien gagné ou peu de choses en profondeur. C’est

dommage. Au fond depuis jeudi, je ne sais pas ce que

vous avez fait à part dimanche. Enfin on en reparlera. En

tout cas vous ne changez rien jusqu’à l’externat.

Ce matin je suis allée à la messe et cela m’a fait

du bien. J’ai prié intensément pour vous, d’autant plus

que toute la nuit j’ai pensé à vous dans mon sommeil très

agité. Pourquoi ? Je ne sais pas. Mais c’est la première

fois que cela m’arrive depuis 15 mois, c’est-à-dire le

début de nos fiançailles. Peut-être que je vais faire

comme vous : somnoler ? C’est par sympathie, voyez-

vous.

A 3h30, je prends mes fonctions de mère de

famille13

jusqu’à vendredi soir. Déjà hier soir j’ai couché

la dernière pour apprendre à l’emmailloter. Elle a pleuré

un peu mais s’habitue à moi et me flanque des gifles, la

vilaine ! Alors je ne pourrai aller à la messe mercredi et

13

Marguerite garde les enfants du couple Linglin parti à Paris pour les funérailles d’une nièce.

Page 306: Livremargueritedavy

305

vendredi. J’irai samedi à la place. Vous irez pour moi

aussi.

Hier soir, le Dr Linglin m’a prêté un bouquin qui

me semble très bien ; j’en ai peu lu encore mais ce que

j’en ai lu m’a plu : « Ce que Dieu a uni », de Gustave

Thibon. Déjà Marie-Françoise Comby m’en avait parlé,

mais comme elle le lisait, je n’ai pas pu le prendre.

Le docteur m’a demandé aussi si j’attendrais votre

thèse pour me marier. Je lui ai répondu que j’espérais que

non, mais que je ne savais pas quand.

Là-dessus il m’a demandé si vous voudriez être

interne dès janvier, par exemple, chez les gardiens de la

paix : je ne sais comment s’appelle cet hôpital, mais c’est

celui des gardiens de la paix. Il y a été interne. De son

temps il n’y avait pas de concours, il suffisait d’avoir 14

inscriptions, croit-il se rappeler (…). Si cela vous plaisez,

dites-le moi et il ferait le nécessaire. Autant que ses amis

et connaissances servent à quelque chose, m’a-t-il dit.

J’oublie de vous dire que c’est de la chirurgie, petite

chirurgie. Mais vous ne pouvez faire cela qu’en attendant

autre chose. En 1936, il était payé 500 frs par mois, logé,

nourri. C’est tout ce que j’ai à vous dire sur ce sujet.

Vous ferez comme vous voudrez bien sûr. Puisqu’il m’a

proposé cela, vis-à-vis du docteur il est plus joli que je

vous en parle car il me demandera une réponse

prochainement. Avez-vous 14 inscriptions ? (…)

Je vais aussi aller tout à l’heure chez le bijoutier

pour mesurer mon doigt.

Oui, mon chéri, c’est vrai qu’on sent très bien

qu’il faut laisser tout pour celui avec lequel on doit vivre

toujours. Mais quand c’est son Pierre, c’est bien doux,

n’est-ce pas ?

Page 307: Livremargueritedavy

306

Noël ! C’est dans plus d’un mois encore.

Courage. Courage. Un peu plus de huit jours seulement

que je vous ai quitté et cela me paraît un monde. Je crois,

chéri, que cela tient au peu de nouvelles que j’ai eues de

vous. Une lettre mardi, jeudi, dimanche, une ce matin.

Mais en ce moment je ne vous en demande pas plus,

seulement que chacune m’apporte un peu plus de mon

Pierre et quelques mots qui me le donnent.

Dans cette courte lettre, il y a un petit passage qui

est bien lui, ce qu’il ressent, celui-là je l’aime bien et cela

me suffit.

Je crois, mon chéri, sans orgueil, que l’on peut

dire que nous nous aimons bien comme il faut, ne croyez-

vous pas ?

Au revoir, mon chéri. Cette nuit, je serai peut-être

réveillée par Claire. Elle crie quelquefois paraît-il. Alors

je penserai à nos petits enfants de plus tard et à vous

naturellement ; et puis si je ne dors pas mieux que la nuit

dernière, je passerai la nuit avec vous.

Je vous quitte, mon petit chéri que j’aime de tout

mon cœur et je vous embrasse avec toute mon affection

et ma tendresse.

Votre Marguerite

PS. : Le bijoutier est aimable comme une porte de

prison : « Nous ne prenons la mesure du doigt que si

nous vendons la bague ; si vous avez une bague qui aille,

envoyez-la ». C’est ce que je fais puisque je vous envoie

un colis. Alors vous trouverez la petite bague d’Albert au

milieu des chaussettes. Elle va très bien. Au revoir, chéri.

J’espère que la bague suffira sinon, eh bien, j’irai à Caen.

Page 308: Livremargueritedavy

307

Dites-le-moi. A Caen nous connaissons deux bijoutiers

qui le feraient certainement volontiers.

Je vous embrasse encore mon chéri.

Votre petite Guite chérie

Dozulé, le 28 novembre

Mon petit Pierre chéri, chéri,

Merci infiniment pour votre petit roman. Je vois

que vous connaissez fort bien votre héroïne.

Je vous ai écrit l’autre jour sous le coup du cafard.

Voilà pourquoi j’avais les idées si noires.

Eh bien voilà, tout simplement, puisque vous avez

le droit de savoir. Vous vous souvenez sans doute le jour

où on a manqué la messe de dimanche, que je ne savais

pas faire la différence entre un péché mortel et un péché

véniel. Il ne faut pas grand-chose, vous savez, pour me

mettre sans dessus-dessous. C’est un acte d’humilité et de

courage que je fais, mon chéri, mais je sais que vous

saurez certainement quoi me répondre, et puis je vous

aime tellement. Eh bien, voilà, quelque temps avant mes

règles, je ressens parfois des sensations violentes, je ne

sais pas comment vous dire. En réalité je n’aime pas cela

parce qu’en même temps ça me fait mal au ventre. Mais

au fond il y a une sorte de plaisir et j’ai toujours peur de

faire mal. Alors quand ça m’arrive, ça me rend malade.

Ça me prend tout d’un coup et cela se suit d’un état

nerveux excessif. Mais l’autre jour j’ai eu peur de m’y

complaire et j’ai pensé à mon Pierre. Alors je me suis dit

que j’étais une petite fille horrible et que mon Pierre ne

Page 309: Livremargueritedavy

308

se doutait pas de cela. C’est pour cela que je n’osais pas

le regarder, que je n’osais pas lui dire, et j’en avais

pourtant bien envie de peur qu’il ne me croie plus

parfaite que je ne le suis. Depuis j’ai communié parce

que je me suis dit que ça ne me faisait pas mal.

Voilà, c’est tout, mon chéri. Dites-moi ce que

vous en pensez. Ça me fait du bien de vous dire cela. Je

me sens plus près de vous. Oh oui ! Pierre ! Vite qu’on

soit mariés pour que je puisse vous avoir sous la main

quand il y aura quelque chose qui n’ira pas.

C’est quand même formidable les liens qui nous

unissent, car je ne dirais cela à personne d’autre. Oui,

c’est formidable.

Je crois que vous connaissez vraiment votre

Guite. Elle a toujours peur de faire un péché grave et tout

pour elle est une montagne. Heureusement qu’elle a un

Pierre solide et qui sait la remettre en place. (…)

Je vous aime bien, bien, mon petit Pierre.

Dimanche, c’est le 1er

dimanche de l’Avent, qu’est-ce

qu’on va faire de plus pour préparer Noël ?

Mon chéri, j’ai très confiance en vous. Oh oui, je

vous aime. Je vous sauterais bien au cou tout de suite.

Oui, vous êtes mon Christ particulier, mon compagnon

d’éternité. On ira au ciel ensemble, n’est-ce pas mon

chéri.

Je vous quitte, non je vis avec vous, je voudrais

vous en écrire des pages et des pages sur ma joie d’être à

vous. Pierre, je repose un peu sur vous puisque je vous ai

tout confié. Je me sens libérée et étrangement à vous pour

toujours, toujours, toujours.

Page 310: Livremargueritedavy

309

Un de ces soirs, je reprendrai ma petite famille

pendant que le docteur et sa femme vont chercher les

bagages des parents de madame qui arrivent pour 3 mois.

Au revoir mon chéri. A demain en Jésus.

Comment va votre travail pour l’externat ? En tous cas,

vous avez encore le temps d’écrire des romans. Je vous

aime et vous embrasse de tout mon cœur qui vous

appartient pour toujours.

Votre Guite

Dozulé, le 30 novembre

Mon petit Pierre chéri, chéri,

Mon chou, venir choisir une bague est beaucoup

demandé. Si je veux retourner à Paris l’année prochaine,

il ne faut pas que j’en demande trop. D’autant plus que

maman vient de commander nos étrennes : deux sacs.

Cela fera 5000 frs, alors je n’ose pas en demander trop.

J’ai entièrement confiance dans le goût d’Albert.

S’il faut absolument la mesure de mon doigt, je pense

aller à Caen vendredi avec maman et me la faire prendre.

Quant au choix de la bague, cela m’est

complètement égal qu’elle soit en or gris. L’alliance, on

verra plus tard. Je connais beaucoup de jeunes mariés qui

ont une alliance en or jaune et une bague de fiançailles en

or gris. Je ne trouve pas que cela fasse tellement ridicule.

Mais, entre nous, la couleur de l’alliance après tout est un

détail ; du moment que nous serons mariés ! C’est vrai,

c’était pour avoir la même que vous. Eh bien si je la

prends en or gris, vous la prendrez en or gris aussi, bien

Page 311: Livremargueritedavy

310

que ce soit moins bien pour un homme, mais c’est une

question de détail.

Quant au genre, celles qu’Albert m’avait

montrées me plaisaient bien. J’aime bien celle de Zézette.

Vous n’aurez qu’à me faire un croquis. Je crois vraiment

que ma présence n’est pas nécessaire. Voilà ma

préférence : « genre Zézette ». Comme cela vous êtes

renseigné. Si je ne vous ai pas dit mon goût jusqu’ici,

c’est parce que je n’osais pas.

Quant au mobilier Léon XIII, je ne crois pas que

Léon XIII, pape du XIXe siècle, n’ait jamais créé un

style. Pauvre chou, vous avez dit cela comme vous

m’auriez dit zut – sans e, soit dit en passant. (…)

Pourquoi êtes-vous fier de moi ? Parce que je fais

des bêtises ? Ou parce que j’ai du cran ? (Le mot est un

peu fort)

Oui, mon chéri, la première fois que j’ai eu mes

règles, j’ai été troublée de façon analogue et comme je

n’étais pas prévenue, vous imaginez ce que cela a pu

faire. Puis j’ai été des années sans rien éprouver. C’était

le calme plat et cela recommence seulement depuis à

peine deux ans. A vrai dire peu fréquemment, surtout au

moment où je suis le plus nerveuse, comme cette fois-ci.

C’est épouvantable le degré de nervosité. Je dors d’un

sommeil très agité. Vous savez, ce n’est pas drôle d’être

nerveux. Oui, au fond cela tient uniquement à l’état

nerveux. Et ça vraiment, on n’y peut rien. Je me rends

parfaitement compte que c’est en dehors de moi.

Seulement pour réagir, quand on est nerveux, c’est

épouvantable parce qu’on réagit trop brutalement. Quand

je suis très nerveuse, au lieu de se chasser c’est obsédant,

Page 312: Livremargueritedavy

311

alors que si j’étais calme, cela partirait comme c’est

venu.

Non, mes règles n’ont pas toujours été

douloureuses, heureusement. Cela dépend uniquement du

degré de nervosité et de fatigue. Au fond je me demande

si c’est très bon pour la femme de brosser au pied, et

comme je le fais tous les jours, c’est peut-être trop. Cette

fichue cireuse n’en finit pas d’être cassée.

Enfin, assez sur ce sujet qui, comme vous le dites,

n’a rien de passionnant. Mais je suis toute heureuse d’y

voir clair et je m’explique des tas de choses que je ne

m’expliquais pas avant. Je croyais que les autres n’étaient

pas comme moi et je me croyais pervertie.

Grâce à mon Pierre, j’ai compris. Il est quand

même bien temps.

Oui, on peut bien dire un rosaire pour le 8

décembre, c’est-à-dire 5 chapelets dans la semaine. Cela

nous fera du bien de prier la Sainte Vierge, ne croyez-

vous pas ? La semaine prochaine, on prévoira pour

l’autre semaine.

Je suis occupée à faire les « Noël » de tout le

monde. Et il faut que je fasse cela en cachette, ce n’est

guère facile.

Si nos fiançailles sont à Noël, votre maman

m’avait promis je ne sais plus quels arbres fruitiers ;

peut-être pourrait-elle les apporter puisqu’on aura le

jardin à partir de décembre.

Mon chou chéri, chéri, je vous aime bien, bien,

bien, et demain je recevrai Jésus avec mon Pierre et il

nous guérira de toutes nos misères.

Merci mon chéri, vous êtes chic, chic. Il est vrai

que vous n’avez pas de mal à comprendre puisque vous

Page 313: Livremargueritedavy

312

êtes garçon. Merci mille fois. Moi aussi je suis toute

heureuse de vous l’avoir dit. Je me sens plus près de

vous, plus à vous.

Oui, chéri, on sera inséparables. Et puis quand

nous nous aimerons bien au-dessus de nos corps, quand

notre amour – il l’est déjà – ne sera plus qu’un grand

amour d’âmes entre elles, quand nous aurons tellement

pénétré en l’autre qu’on ne fera plus qu’un éternellement

avec lui, comme ce sera chic. Oui, mon chéri, je crois, je

suis sûre qu’un jour il en sera ainsi, que notre âme

entraînera notre corps. C’est ce qu’il faut d’ailleurs.

Alors merci Seigneur de nous avoir promis l’un à

l’autre. Merci pour cette union qui devient chaque jour

plus intime. Faites qu’elle ne serve qu’à votre plus

grande gloire.

Je vous embrasse, mon chéri, comme je vous

aime, et vous savez combien.

Votre petite Guite

Vous avez rétabli le calme en moi et c’est une grande

chose. Merci mille fois.

Dozulé, le vendredi 13 décembre 1946

Mon Pierre chéri,

C’est bien la peine d’avoir tant pensé à vous et

d’avoir eu le trac toute la journée d’hier et la matinée

d’aujourd’hui jusqu’à l’arrivée du facteur !

Non, je ne sais pas le résultat car si vous ne savez

au juste ce que vous avez mis ou pas mis, vous ne pouvez

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313

pas savoir. Il se passe quelquefois des choses tellement

extraordinaires aux concours qu’on ne peut rien savoir.

Et puis on voit toujours les bêtises et on ne voit que cela.

Je me souviens du français au bac. En français, j’ai eu

depuis le début jusqu’à la fin une petite envie et je n’ai

pas osé demander à sortir, si bien que j’ai trépigné sur ma

chaise pendant 3 heures. Inutile de vous dire qu’au bout

de 3 heures j’ai eu du mal à savoir ce que j’avais mis. J’ai

eu l’impression d’avoir fait un devoir déplorable. J’ai eu

11.5. En latin, j’étais poursuivie par deux contresens,

alors je ne pouvais pas avoir la moyenne ; j’ai eu 12. En

grec, j’avais mis une bizarrerie, je ne sais plus laquelle, et

ça me chiffonnait ; j’ai eu 11.

On verra bien le résultat, mon chéri, et si vous

êtes collé, vous recommencerez, ce dont vous n’avez

guère envie. Mais vous pouvez toujours essayer jusqu’à

la fin de votre médecine.

On voit que vos muscles écrivassiers ne

fonctionnent plus car j’ai eu bien du mal à lire et je dois

dire que j’ai renoncé à déchiffrer certains mots.

Quant à vos agents d’affaires, cela pourrait être

intéressant si c’était quelque chose de sûr et de durable,

et surtout si ça n’entrave pas vos études. Sans cela, c’est

lâcher la proie pour l’ombre. Mais n’oubliez pas avant

toute chose d’aller à la maison de santé des gardiens de la

paix de la part du Dr Linglin voir de quoi il retourne.

C’est l’assistant qu’il connaît mais je ne me rappelle plus

exactement son nom, c’est quelque chose comme Lubin.

Cela fait 15 jours qu’il a écrit. Il serait peut-être temps

d’y aller. Vous verrez bien ce qu’ils vous diront. Mais il

faut y aller, même si ça ne doit pas marcher, rien que par

politesse pour le Dr Linglin. Je vous ferai faire sa

Page 315: Livremargueritedavy

314

connaissance car il a envie de vous connaître. Vous

verrez qu’il est très sympathique.

Si par hasard, mais ce n’est peut-être pas possible,

vous pouviez combiner votre internat et votre agence

d’affaires, ce serait encore plus intéressant.

A ce que je vois, je vous vois du 25 décembre au

3 janvier. C’est bien « maigrichon ». Vous ne m’avez pas

l’air tout à fait emballé. « Si ça marchait, ma Guite !! »

Alors quand donc, si ça marche, envisagez-vous notre

mariage ? Je peux vous dire tout de suite que papa et

maman feront des difficultés si nous nous marions en juin

ou juillet car ils veulent aller à Lourdes, et maman veut

faire sa saison à Luchon. Elle en a d’ailleurs grand besoin

car sa santé empire. Alors il faut que ce soit avant ou

après !!! Mais prévenez-moi car j’ai un tas de choses à

faire et quand nous serons pour nous marier, j’aurais

encore plus de choses à faire. Maman est en train de

monter mon trousseau mais il y a pas mal de choses à

faire. Enfin on en reparlera !!! Soyez tranquille, je ne me

fais pas d’illusions parce que je n’ai pas encore envie de

dégringoler trop vite, comme vous dites. En tout cas, si

ça marche, vous pourrez toujours mettre de l’argent de

côté pour notre voyage de noces !

Je suis moins énervée. C’était votre concours qui

m’énervait et vous offrez à votre Guite une déception,

vilain garçon ! Quant à l’oisiveté, j’ai autre chose à faire.

Je ne sais pas comment j’arriverai à tout faire pour Noël,

et puis il va y avoir la pâtisserie pour nos fiançailles etc.

et grand ménage pour Noël, c’est-à-dire en plus de tous

les jours. Carreaux, glaces etc.

M.F. Comby se fiance aussi le 1er

janvier. Ils

seront 20. Nous, combien sera-t-on ?

Page 316: Livremargueritedavy

315

Je vais à Caen dans huit jours pour une réunion

des anciennes de St Pierre et j’aurai encore un tas de

courses à faire.

Tout le monde m’a demandé si vous étiez content

de votre concours, ce à quoi j’ai répondu en lisant le

passage de votre lettre concernant l’externat. (…)

D’ici Noël j’ai à faire, je doute que tout soit fait :

service à thé pour maman ; une robe à maman ; une

chemise de nuit pour Thérèse ; un chemisier à maman ; et

le dessus de lit des parents. Je n’y arriverai jamais. Je fais

avec le reste de la laine de Jeanne des petites moufles à

Robert. Il en restait juste de quoi faire une paire de

moufles, mais évidemment ce n’est pas cela qui me prend

du temps. J’espère qu’elles lui iront.

Au revoir, mon chéri chéri. Dites-moi quand

arriveront vos parents et vous-même pour qu’on leur

retienne une chambre à l’hôtel et pour que maman voie

M. le curé.

Je vous aime et vous embrasse de tout mon cœur

à vous tout entier.

Votre Guite

Jeudi soir, 19 décembre

Mon Pierre chéri,

Je vais à Caen demain, alors je commence ma

lettre. Je ne pourrai répondre à votre lettre de demain

puisque je l’aurai seulement demain soir.

Mon chéri, dans quelques jours vous serez là.

Comme ce sera chic.

Page 317: Livremargueritedavy

316

Il est impossible d’avoir une messe à nos

intentions le jour de Noël. Alors ce sera le 24. Maman a

demandé comme intentions : les défunts des deux

familles. Vos parents s’y uniront de cœur.

Nos irons à la messe de minuit, ferons un petit

réveillon en famille. Est-ce que cela vous va ? Et le jour

de Noël, un déjeuner convenable. On tachera de créer une

atmosphère sympathique.

Le temps semble s’adoucir légèrement. En tout

cas, on chauffera partout : cuisine, les Bourdon nous la

prêtent pour ce jour-là. Heureusement, car ils ne s’en

servent pas et ne s’en serviront jamais, ce qui nous fait

pester. Donc feu dans la cuisine, salle à manger, escalier

et les chambres.

Quant à vous, mon chéri, vous ne serez pas plus

mal puisque vous coucherez dans la salle à manger où on

fait du feu en continu.

Voilà mon chéri les dernières nouvelles. Mais

vous arriverez bien avant Noël. Alors… on a le temps

d’en reparler.

Il paraît que la messe de minuit sera bien.

Là-dessus, bonsoir mon chéri, à demain. Vous

communierez tout seul car je suis obligée de prendre le

car de 8h, M. Depaquit étant à Paris.

Alors à bientôt, mon chéri, chéri. Je vous

embrasse de tout mon cœur à vous pour toujours.

Guite

Page 318: Livremargueritedavy

317

Vendredi, 2h30

Mon chéri,

J’ai fait tout Caen pour trouver des fleurs. Je n’ai

trouvé que du gui. Mimi me dit qu’ils mettront des

feuillages. Nous en prendrons dans le jardin.

Thérèse rentre avec moi ce soir.

Au revoir mon petit chou. A bientôt. Je suis un

tout petit peu nerveuse car le jour de votre arrivée

approche, mais j’espère que vous m’aimez bien quand

même.

Je vous embrasse comme je vous aime.

Votre Guite

Page 319: Livremargueritedavy

318

1947

Dozulé, le 4 janvier 1947

Mon Pierre chéri, chéri,

Comme je veux étrenner mon beau papier à

lettres, c’est par vous que je commence.

En voyant le train dans la direction de Paris, je me

doutais que c’était le vôtre. On aurait encore pu se voir

10 minutes puisque j’ai attendu 10 minutes. Enfin, peu

importe, à 10 minutes près, le sacrifice était fait. Dans le

train d’Evreux à Serquigny, il ne faisait pas chaud, ce

n’était pas chauffé, et à attendre le train de Rouen j’ai

attrapé l’onglée aux pieds ; heureusement le train de

Rouen était bien chauffé.

Moi aussi je me sens relativement gaie. Je suis

très heureuse, mon chéri. Qu’avons-nous fait de plus

pendant ces vacances pour que nous soyons si heureux ?

C’est certainement parce que nous avons parlé avenir,

mon chéri. Mais hier soir, une fois couchée, j’ai eu une

petite crise de larmes, mais je me suis reprise bien vite.

Tout en me sentant près de vous j’ai réalisé quand même

que j’avais perdu la chère présence. Mais je suis

redevenue gaie tout de suite, parce qu’au fond j’étais

heureuse.

J’ai demandé à papa si un étudiant avait droit à la

prime de la mère au foyer. Il faut qu’il soit salarié. Un

interne peut la toucher puisqu’il est salarié. Enfin on

verra.

Mon chéri, vous avez la réputation d’être un

grand timide. Marie-Claude a dit à Thérèse qu’elle vous

Page 320: Livremargueritedavy

319

connaissait cette fois tel que vous étiez, parce que l’autre

jour vous vous étiez déridé. Mais le docteur Linglin a dit

à papa qu’il avait l’impression qu’il vous avait gelé, que

lui ayant été très timide comprenait cela, mais qu’une

autre fois il faudrait vous dégeler. Vous voyez comme

vous êtes encore un petit garçon timide.

Oui, mon chéri, comme vous je suis persuadée

que la vie est à ceux qui savent vouloir. Alors, comme

nous voulons fermement nous marier, nous nous

marierons. Sachez vouloir aussi ne plus être timide.

Oui, mon chéri, une attitude active vaut

infiniment mieux qu’une attitude passive. Au fond pour

être heureux il faut regarder toujours en avant. Je crois

que c’est cet avenir qui s’ouvre devant nous qui fait toute

notre joie et notre bonheur. Au fond, ce sera peut-être

bien de partir, mais qu’est-ce que cela fait puisqu’on

s’aime bien. Et puis on est deux, mon chéri, alors on est

plus fort.

Comme vous je sens en moi un dynamisme fou.

Qu’est-ce qui peut bien nous avoir ainsi donné des ailes.

Et quand les gens sont cafardeux près de moi, cela me

gêne parce qu’ils ne sont pas à l’unisson avec moi. Mais

je sais que là-bas, à 230 km, mon Pierre vibre au même

unisson, et cela me donne une joie ineffable de savoir que

nous sommes unis dans la joie.

J’ai bien pensé à aller à la messe ce matin mais je

me suis réveillée trop tard. Alors on reprend nos messes

du mardi, mercredi, vendredi, et notre évangile de St

Jean.

Je garde le bon pour des étrennes, mais vous avez

mis : « à toucher avant le … » ; il fallait mettre une date.

Alors je vous retourne le bon. Quand vous aurez mis une

Page 321: Livremargueritedavy

320

date, vous me le renverrez, comme cela, munie de mon

bon, mes parents me laisseront aller !

Mon chéri, je suis avec vous toute la journée. Ma

vie, toutes mes actions, sont faites en fonction de mon

Pierre. Oui, nous dépendons bien l’un de l’autre.

Comme ce sera chic quand on sera mariés. Je

vous aime chaque jour davantage, mon chéri.

Je vous embrasse de tout mon cœur qui vous

appartient pour toujours.

Votre Guite

A dimanche, c’est-à-dire à demain dans le Christ Jésus.

Nous lui demanderons aussi de faire le pont encore

davantage entre nous deux.

Dozulé, samedi 11 janvier

Mon chéri,

Ce n’est pas la peine de retenir de place pour le

concert ou théâtre. Devinez la tuile qui nous arrive. Enfin

j’espère que ça ne se passera pas comme cela. Là-dessus

mon moral a pris une formidable bûche. Justement vous

parlez de sacrifice, en voilà un qui pourrait compter, mais

je ne peux me résoudre à ne pas vous voir avant Pâques.

Mon chéri, il faut qu’on se marie ou alors l’année

prochaine, je pars à Paris.

Voilà : Paule Laversière a la malencontreuse idée

de se marier le 15 février et justement je voulais aller à

Paris à cette époque. Et comme je sors tout le temps,

chacun son tour. Comme cela entraînera des frais :

Page 322: Livremargueritedavy

321

cadeau etc., papa ne marche pas pour les deux. Voilà la

tuile. Il faut en plus que je lui prête ma belle robe. S’il

n’y avait que cela encore ! Elle en a pourtant une très

bien mais elle aime mieux la mienne. J’ai 1300 frs, je

peux me payer le voyage, mais comme ils étaient

réservés à payer quelque chose pour notre mariage !

Maman entend qu’ils soient employés à cela, mais le

dernier mot n’en est pas dit.

Vous parlez de sacrifice, eh bien ça pleut de tous

côtés, mais je n’avale pas la pilule si vite que cela. « Ton

Pierre, tu le vois souvent tandis que Thérèse sort moins

que toi ! » C’est forcée, elle n’a pas de Pierre. Et puis

peut-être y trouvera-t-elle l’âme sœur. Moi je veux très

bien qu’elle y aille. J’en serai ravie pour elle. Mais je

veux voir mon Pierre aussi.

Il n’y a plus qu’une solution : se marier.

Madame Rousseau trouve qu’on pourrait très bien

se marier en septembre parce que son fils s’est bien

débrouillé. Ils étaient aidés un peu par les deux familles

mais pas beaucoup. Enfin on verra, on a confiance.

En attendant les gros sacrifices, mon chéri, il y a

les petits qui comptent encore plus : pour moi le lever du

matin en est un chaque jour répété. C’est terrible. Encore

ce matin, je me suis levée à 9h15 et je suis furieuse après

moi. Je ferais bien de reprendre l’habitude d’aller à la

messe tous les jours, cela me ferait du bien.

Vous aviez des rêves bizarres, mon chéri. Moi je

n’ai jamais rêvé de choses comme cela. J’ai rêvé d’être

riche, mais de tout donner aux pauvres et, plus bizarre

encore que vous, j’ai rêvé d’être une sainte, une drôle de

sainte, allez, puisque tout le monde me disait : « Quelle

parfaite petite fille ! » C’est peut-être après avoir lu des

Page 323: Livremargueritedavy

322

livres comme Anne de Guigné 14

et Guy de Fongalland15

.

Bref, je me croyais sur les autels, rêves non moins

orgueilleux que les vôtres.

Mais dans la réalité, c’est tout autre chose. A vrai

dire, je ne rêve plus maintenant de pareilles choses. Je ne

rêve que d’être une bonne mère de famille et de me

marier bientôt.

Mon chéri, faisons et acceptons parfaitement les

petits sacrifices quotidiens, ce sont les plus durs et on

verra après.

Je suis très heureuse d’être votre Reine, mon

chéri, et que vous soyez mon Roi.

Au revoir, mon chéri. Mon moral remonte un peu

en vous écrivant et puis, après tout, j’ai confiance.

Au revoir. A demain dans le Christ. Je vous aime

et vous embrasse de tout tout mon cœur.

Votre Guite chérie

14

Anne de Guigné est née le 25 avril 1911 et décédée 11 ans plus tard, le 14 janvier 1922, en odeur de sainteté. Elle fut déclarée Vénérable par le pape Jean-Paul II en 1990. 15

Guy de Fongalland a vécu également 11 ans, entre le 30 novembre 1913 et le 24 janvier 1925. Il fut célèbre dans l’Entre-Deux-Guerres comme modèle d’enfant saint. Un procès en béatification fut ouvert dans les années 40 mais sans succès.

Page 324: Livremargueritedavy

323

Lundi soir, 27 janvier, 9 h

Mon petit Pierre chéri,

Je crois bien que mon encre est gelée dans mon

stylo !

Il fait – 10, alors nous nous sommes décidés à

prendre nos quartiers d’hiver c’est-à-dire que je couche

en bas, dans les draps de mon petit Pierre, et papa et

maman dans ma chambre, mais cela ne va que lorsque

Thérèse et Michel ne sont pas là.

Il gèle partout. Dans la chambre des parents : – 5 ;

dans la mienne : – 2. Mais elle est plus facile à chauffer

que l’autre. Dans la laverie, il y a de magnifiques dessins

dans l’évier. Sous le robinet, une délicieuse montagne de

glace. Espérons que ce temps changera quand j’irai à

Paris.

Cette nuit, je vais sans doute encore faire des

rêves roses, car la nuit dernière, je me suis réveillée dans

les bras de mon Pierre. Seulement je suis tombée de haut

quand j’ai vu que ce n’était pas vrai. (….)

Oui, mon chéri, une retraite ce sera épatant.

J’espère quand même qu’il fera plus chaud car en ce

moment nous grelottons littéralement. Enfin, fiat, n’est-

ce pas. Seulement je pense qu’il faut aussi offrir le froid

pour le mois de septembre car ainsi l’an prochain, nous

aurons chaud tous les deux.

Mon petit chéri, je vous quitte pour ce soir en

vous serrant bien bien fort, mon chéri que j’aime. Oui,

j’ai hâte d’être à vous totalement pour toujours, toujours.

Je vous embrasse de tout mon cœur.

Guite

Page 325: Livremargueritedavy

324

Le 6 février 1947

Mon petit Pierre chéri,

Oui c’est bête d’aimer me faire dorloter, mais

j’aime bien quand vous me dites « chérie » et que vous le

pensez. Oui je vous comprends parfaitement de garder ce

mot pour l’intimité. Puisque ce mot traduit toute votre

âme, gardez-le pour les heures d’intimité, de cœur à

cœur. Vous avez raison. Ne le dites que lorsque vous le

pensez vraiment, mais je ne vous cache pas que lorsque

vous me le dites quand nous sommes tous les deux et

qu’à ce moment je sais que vous le pensez vraiment, ça

me fait un plaisir fou. Il en est de même pour moi

d’ailleurs : j’aime vous le dire quand je vous ai tout près

de moi ; je ne vois rien d’autre à vous dire quand je suis

parfaitement heureuse de vous sentir là. Donc il ne faut

pas le profaner et le garder pour nos heures de seul à seul.

Oui, mon « chéri » que j’aime, je viendrai bientôt.

Je serais bien partie le 14 mais papa et maman vont à

Caen ce jour-là. Papa ne peut remettre puisque c’est pour

aller au (mot illisible) et qu’il est convoqué avant le 15.

Il faudrait quand même fixer une date. Je

m’arrêterai à Evreux pour déposer les deux sacs et

prendre votre linge, mais je suis obligée d’y coucher et

maintenant il n’y a plus que le train du soir qui y arrête.

Alors partir le samedi ? Avec le dimanche c’est peut-être

ennuyeux. Ou partir le dimanche. Dites-moi à quelle

heure il faut que j’arrive à Paris pour que vous veniez me

chercher ?

D’un autre côté, avez-vous envie de m’emmener

au théâtre, concerts etc. ? Si oui, il faudrait peut-être que

Page 326: Livremargueritedavy

325

j’emmène une robe propre, alors j’aurais bien emmené

celle des fiançailles que je n’ai pas mise ce jour-là parce

qu’il faisait trop froid. Mais comme Thérèse va au

mariage de Paule le 15 et qu’elle est obligée de coucher à

Cherbourg, elle ne rentrera que le dimanche soir. Je

partirais le lundi soir ; mais ma robe n’est peut-être pas

nécessaire. Remarquez que si je tiens à l’avoir c’est parce

qu’elle est invitée à deux surprises-parties et que j’ai peur

qu’elle la mette. (…) Enfin, affaire de chiffon qui ne

vous intéresse pas. A ce propos, nous étions invités tous

les deux à la surprise-partie Comby, mais comme vous ne

pouvez pas venir et que je vais à Paris, c’est très simple.

Vous voyez que Thérèse va trois fois dans le monde aux

jours gras, alors je peux bien me payer de l’intimité avec

mon Pierre. Ne trouvez-vous pas que c’est juste et j’aurai

certainement autant de plaisir qu’elle.

Ce matin, j’ai reçu une lettre de Thérèse Cormier,

mariée à Aunay s/Odon. Elle nous invite Thérèse, vous et

moi, à venir la voir aux beaux jours, soit Pâques, parce

qu’ils s’ennuient dans leur trou où ils ne voient que le

médecin et sa femme avec lesquels ils sont d’ailleurs

cousins. Elle a eu une fausse couche de quelques

semaines à Noël et était absolument désolée. Alors je lui

avais écrit pour la consoler. Elle me dit des choses qui

me font terriblement envie, la vilaine. Enfin j’espère que

cela viendra un jour. Elle me dit qu’elle ne désire qu’une

chose, c’est d’attendre à nouveau un bébé. « Tu

connaîtras un jour cette joie d’être dans l’attente, il n’y a

rien de plus délicieux, malgré les petits malaises

passagers. »

Page 327: Livremargueritedavy

326

Au fond, oui, ce doit être épatant. J’en rêve

quelquefois, mais je sais bien qu’un jour ce sera vrai,

n’est-ce pas mon chéri, chéri. (…)

Oui, des assiettes à 15 frs, c’est intéressant si elles

ne sont pas mal. Avez-vous trouvé une mine de couverts

et d’assiettes ?

Pourquoi voulez-vous que nos enfants aient

sûrement la scarlatine ? Parce que vous le leur

rapporterez ?

Merci pour l’assimilation de mon esprit à une

savate.

Mon chéri, je me suis mal expliquée ; bien sûr que

non je ne mets pas Dieu réellement dans toutes mes

actions, hélas. Ce que je voulais vous dire, c’est qu’on a

toujours en soi la présence latente de Dieu et que si on

faisait plus attention, il serait plus facile de le mettre dans

tous nos actes. Je ne suis pas une sainte, hélas, et vous

aurez fort à faire pour en faire une de moi.

Chéri, on tachera tous les deux que cette présence

de Dieu latente en chacun de nous ressorte plus souvent à

la surface de nous-mêmes. Ce que je voulais dire, c’est

qu’il n’est pas loin de nous. Mais c’est nous qui sommes

loin de lui.

Mon chéri, je me range à votre avis et j’accepte et

comprends la théologie à bon marché de mon Pierre dont

la raison est plus logique, l’esprit plus équilibré que les

miens.

Vous ai-je dit que j’avais trouvé dans quels esprits

vous classer ? Les esprits positifs, qu’en pensez-vous ?

Alors à demain, 1er

vendredi du mois. Et à bientôt

pour de bon, mon chéri, chéri que j’aime. Je vous

embrasse bien bien fort en attendant de le faire

Page 328: Livremargueritedavy

327

réellement de toute mon âme. Oui, quelquefois je vous

embrasse de toute mon âme, vous savez, en mettant tout

moi-même.

Votre Guite qui n’est pas parfaite du tout.

D’ailleurs vous le savez bien.

Guite

PS. : Pensez-vous à la retraite ?

Dozulé, mercredi 12 février

Mon Pierre chéri,

Je n’ai pas de lettre ce matin, mais après la

première déception, j’ai dite vite « fiat » pour que cette

nouvelle rencontre soit belle, pour qu’elle soit un

avancement, pour qu’on s’aime plus et aussi pour que

vous soyez content de votre Guite, parce qu’elle s’est

dominée. Puisque dimanche nous serons ensemble, ce

n’est pas un drame. Mon Pierre avait trop de travail pour

m’écrire.

Vous me direz en gros ce que vous avez fait

depuis dimanche, mais je le saurai peut-être demain.

Ce matin, je suis allée à la messe et j’ai communié

pour vous, pour cette prochaine rencontre, et avec vous

peut-être si vous avez entendu votre réveil. J’ai essayé de

réaliser mieux que Jésus était en moi et il m’a aidée

davantage à dire « fiat », voyez-vous, et puis j’ai essayé

aussi de vous retrouver. Mais bientôt je vous aurai, alors

j’accepte tout.

Page 329: Livremargueritedavy

328

Mon chéri, je vous aime de tout mon cœur.

J’aime, après tout, faire un sacrifice que vous m’imposez.

Je vous aime.

J’ai reçu hier une lettre de Zaby16

qui me dit de

prévenir quand j’arriverai, alors je vais écrire aujourd’hui

que j’arriverai samedi soir. Elle me dit qu’elle croit

qu’elle est moins contagieuse en ce moment, que c’est à

la fin et au début que c’est le plus. Qu’en pensez-vous,

docteur ? Mais ça m’est bien égal.

Aujourd’hui il refait froid. Enfin, tant pis, je pars

quand même. Mon Pierre me réchauffera et je le

réchaufferai.

Mon chéri, je vous quitte. A demain. A dimanche,

je ne sais quelle heure. A vendredi avant, dans le

Seigneur Jésus. On lui confiera ensemble, si vous voulez,

cette nouvelle rencontre pour qu’elle soit chic, épatante.

Je vous embrasse avec tout mon amour et toute mon

affection.

Vote Guite

Caen, le 6 mars 1947

Mon petit Pierre chéri,

Je n’ai réalisé que je vous quittais que lorsque je

suis passée devant le contrôleur, mais le coup fut rude. Je

me suis dit : « Mais je ne vais plus le voir ! ». Enfin, dans

trois semaines je le reverrai. Alors ! Et puis il faut bien

que nous fassions un peu carême.

16

Zaby avait alors la scarlatine

Page 330: Livremargueritedavy

329

J’ai mal dormi cette nuit, mais j’ai dormi ce matin

dans le train. J’ai fait hier le voyage debout.

Heureusement que je n’allais pas jusqu’à Evreux.

J’ai fait toutes vos commissions à vos parents.

Votre maman m’a réquisitionnée pour dans trois

semaines, c’est-à-dire que j’arriverai à Evreux le jeudi

avant les Rameaux, car le baptême de Robert est fixé au

lundi de Pâques très probablement. Jean vous l’a peut-

être dit hier.

Bernard ira je pense prochainement à Paris,

puisqu’il m’a demandé quand vous étiez libre.

J’espère que mon petit chou est bien sage, qu’il

travaille comme un ange et qu’il ne se fera plus jamais

collé. Mais c’est sa Guite qui en est cause.

Les vacances de Pâques seront donc comme

prévu : la Semaine Sainte à Evreux et la Semaine de

Pâques à Dozulé.

Mon petit chou, je vais certainement m’habituer à

ne plus vous avoir, mais je suis un peu dépaysée : je me

sens toute drôle. Après quinze jours, évidemment c’est

normal que ça me semble tout drôle.

Votre papa m’a demandé si vous m’aviez menée

au théâtre, concert, etc., alors je lui ai dit oui.

Zut, il se remet à faire froid. Ce matin, en partant

d’Evreux, il faisait chaud et voilà le vent qui remonte au

nord. Enfin il paraît que ce n’est que jusqu’au 10.

Mon chéri, je me sens à moitié vide, oui

dépaysée. Je me sens vraiment drôle. Alors ma lettre va

être creuse. Si je vous aime infiniment, je vous aime plus

encore, car je crois vous connaître vraiment mieux. J’en

ai l’impression du moins. Je commence à connaître mon

Pierre compliqué et cela me fait bien plaisir. Il y a peut-

Page 331: Livremargueritedavy

330

être entre nous un peu trop de familiarité mais j’ai

l’impression que ce n’est pas un mal, car si nous étions

guindés l’un avec l’autre, nous nous connaîtrions

certainement beaucoup moins. Cela ne vous fait pas cette

impression ?

Et puis, mon chéri, je vous aime bien, bien.

Merci Seigneur, pour cette nouvelle rencontre.

Elle a été pour nous un avancement dans la connaissance

mutuelle et je crois que c’est une bonne chose. Nous vous

offrons ce carême, ces trois semaines qui nous séparent,

pour qu’elles soient une bonne préparation à la fête de

Pâques, pour que cette fête soit pour nous comme pour

votre Eglise joie et rayonnement.

Courage, mon chéri. A demain dans le Christ. Je

vous embrasse de tout mon cœur qui vous appartient

totalement.

Votre Guite, qui sera gaie, je l’espère.

Dozulé, le 7 mars

Mon petit Pierre chéri,

Fait-il chaud à Paris ? Si oui, j’y retourne tout de

suite. Tiens, voilà une pénitence de Carême, le froid.

J’espère que vous me direz si vous avez eu votre

examen ou colle ?

Regardez comme votre Guite sait encore bien sa

leçon : 7 vertèbres cervicales, 12 dorsales, 5 lombaires, 5

sacrées, 6 coccygiennes. Ah ! Peut-être bien que je le

saurai toute ma vie parce que c’est mon Pierre qui me l’a

appris.

Page 332: Livremargueritedavy

331

Mon chéri, comme vous j’ai eu une impression de

mécontentement causée par la solitude. Ça fait drôle de

ne plus être deux quand on l’a été quinze jours et il faut

le temps de retomber sur ses deux pieds. Au fond je suis

bien, bien contente.

Quelles questions aurions-nous dû approfondir

que nous avions ébauchées ? Je ne vois plus de quoi il

s’agit. Quel progrès cette fois-ci ? Pour moi, j’en note un

sensible. Je vous connais mieux, vos réactions, tout votre

être. Je vois à qui j’ai affaire. Je me suis rendu compte à

quel point vous étiez orgueilleux. J’ai aussi découvert

davantage quel était votre idéal. J’ai l’impression d’avoir

un peu pénétré dans ce domaine fermé, hermétiquement

fermé quelquefois : je suis entrée dans mon Pierre

compliqué. Voilà le progrès que je note pour moi, et il est

énorme.

Mais ce n’est peut-être pas cela que vous voulez ;

c’est un progrès pour les deux ? Alors plus de simplicité

de part et d’autre, je crois. Oh bien sûr, comme vous le

dites, nous avons encore été mou-mou. Mais on ne se

corrige pas du premier coup. Evidemment, il y a encore

un gros effort à faire sur ce point. Intimité trop grande ?

Je ne sais pas.

Votre maman m’a parlé du voyage éventuel à

Briançon ? Je me suis dit si, par exemple, on se mariait

au début de septembre, ils auraient dû mettre leur voyage

dans la seconde quinzaine de septembre au lieu de juillet.

Ça aurait été notre voyage de noces. Il est vrai que tout

cela n’est qu’à l’état de projet, aussi bien mariage que

voyage. Dieu seul sait.

Oui, mon chéri, ce serait bien chic si on se mariait

au mois de septembre, mais… Il faut avoir confiance.

Page 333: Livremargueritedavy

332

Pendant le reste de carême, je veux (faites comme

moi si vous voulez) être gaie, joyeuse, pour préparer

Pâques, qui est la fête de la joie par excellence, et aussi

pour mon Pierre puisque c’est cela qu’il aime. Jusqu’ici

cela va, voyez-vous, je reste optimiste. Dans trois

semaines d’ailleurs, nous finirons notre carême

ensemble. Vous savez que pour moi, rester optimiste

suppose que je me surveille. Et puis, comme je suis

gourmande, je veux faire quelques sacrifices du côté

gourmandise. Est-ce que cela vous plaît ? Sinon donnez-

moi un sacrifice commun. Car pour vous, rester optimiste

et joyeux, c’est moins dur.

Je vous aime, mon chéri, on sera tellement

heureux ensemble, et c’est pour le bonheur mutuel que je

veux prendre comme résolution de carême la gaieté.

Il paraît que j’ai mauvaise mine et l’air fatigué.

Qu’est-ce qu’ils racontent tous ces gens-là ? Pourtant on

a été sages. Mais l’air de Dozulé va me ravigoter.

Bon courage à vous aussi, mon chéri. Je pars à

Evreux. Le jeudi de la Passion, c’est bientôt, n’est-ce

pas ?

Travaillez bien et mangez aussi car vous me faites

l’impression de manger quand vous avez le temps.

Au revoir. A dimanche encore dans le Christ.

Nous lui offrirons cette joie immense de s’appartenir l’un

l’autre car c’est une bien grande joie.

Ce vendredi saint, on pourra refaire le même

sacrifice que l’an dernier en essayant de le tenir plus

longtemps, car c’est un vrai sacrifice, et puis aussi une

affaire de volonté. Alors on ne s’embrasserait que le

matin pour se dire bonjour et le soir, bonsoir. Et puis le

jour de Pâques, on s’embrasserait toute la journée !!!

Page 334: Livremargueritedavy

333

Cette fois je vous quitte, en vous embrassant bien,

bien fort comme je vous aime.

Guite

Lundi 14 avril 1947

Mon petit Pierre chéri,

Je vous écris du jardin, à l’endroit où nous avons

joué aux dominos samedi.

Il est 3h30, alors vous êtes maintenant à Paris.

Mon cœur est tout triste. J’agis un peu comme un

automate. Je me sens bizarre, il me manque la moitié de

moi-même. Après chaque séparation c’est toujours ce

même déséquilibre. Je vous ai embrassé ce matin et puis,

pstt, plus personne, alors je me sens drôle, seule. C’est si

bon d’être avec vous. J’offre, ou plutôt nous offrons, ce

sacrifice ensemble pour que, bientôt, nous soyons

toujours ensemble. Et puis dans un mois nous serons sans

doute de nouveau ensemble, mais je ne vivrai dans

espoir-là que dans huit jours. Tout de suite, c’est le choc

de la séparation, et à chaque séparation c’est aussi dur,

plus dur même, car on s’attache davantage l’un à l’autre.

Que vous dire ? Que je retiens mes larmes pour

que rien ne paraisse. Il me faudrait un bouquin très

absorbant.

Il fait beau encore, mais sans vous ce n’est plus

pareil. Pour moi le soleil est plus pâle et les insectes qui

volent autour de moi sont énervants. Demain, déjà, ce

sera mieux sans doute.

Page 335: Livremargueritedavy

334

Je vous aime, mon Pierre chéri, ma chère moitié,

ma moitié inséparable, tellement inséparable que

lorsqu’elle n’est plus là, tout mon être est déséquilibré.

Je suis allée à la messe après vous avoir quitté. Je

crois que j’ai prié également comme un automate. Après

j’ai commencé à ranger vos chères lettres, sans doute

pour saisir quelque chose de vous, je ne sais pas.

Et puis non, il faut être gaie, très gaie, parce que

c’est la volonté de Dieu. Dans un mois je vous verrai et

dans quelques mois, je serai peut-être votre femme, s’il

plaît à Dieu.

Bon courage à vous aussi, mon chéri, bon courage

pour vos examens. Tenez, offrez-les-moi comme

étrennes. Je serai très heureuse.

Dites-moi ce qu’il faut que je fasse pour vous

aider.

Pierre, je voulais vous demander quelque chose

avant de partir et je ne l’ai pas fait. Croyez-vous qu’on a

été chic hier soir ?

Je voudrais vous suivre partout. J’essaie de me

demander ce que vous pouvez bien faire en ce moment.

Si l’autre pouvait savoir quand on lui écrit, ce serait bien

chic, car quand on écrit à quelqu’un, on lui parle. Alors

en ce moment, je passe un petit moment avec vous, mais

vous, vous ne le savez pas.

Je vous aime de tout mon pauvre cœur bien seul.

Je vous envoie toute mon âme. Pierre, savez-vous

pourquoi je n’étais pas contente hier soir quand on s’est

demandé ce qu’on pensait des vacances ? Parce que j’ai

peur qu’on soit des médiocres. Mon chéri, il faut

absolument que tous les deux nous travaillions notre

volonté.

Page 336: Livremargueritedavy

335

Au revoir mon petit chéri. Bon courage. Je vous

embrasse comme je vous aime, vous savez combien.

Votre petite Guite chérie

Maintenant j’attends votre lettre.

Le 21 avril 1947

Mon petit Pierre chéri,

Aujourd’hui, deux lettres, chic. Mon sacrifice de

samedi a été récompensé. Mais je ne suis pas contente

après moi, parce que je voulais aller à la messe ce matin

pour mon Pierre et j’ai été paresseuse. Alors si mon

Pierre est tombé sur une question qu’il ne savait pas et

s’il est collé, c’est de ma faute.

Oui, c’est dommage que ces conférences sur le

mariage n’aient pas eu lieu quand j’étais à Paris.

J’aime mieux être à aujourd’hui qu’à il y a huit

jours. J’avais trop le cafard.

Je n’ai pas du tout été déçue par ce que vous

m’avez dit de la beauté. J’ai très bien compris votre

pensée et je suis entièrement de votre avis sur ce sujet. Et

je ne suis pas assez sotte quand même pour me croire la

plus belle des femmes ! Ce dont je me f……

complètement. Du moment que mon Pierre m’a aimée

telle que le Bon Dieu m’a faite, c’est très suffisant. Cela

veut dire que je ne suis pas horrible, c’est tout.

Evidemment la beauté morale est infiniment plus

nécessaire. Si c’est pour cela que vous avez pris votre

Guite ??? Elle a pourtant tous les vices.

Page 337: Livremargueritedavy

336

Comme vous, je crois, en effet, qu’on ne dit pas

« je l’aime parce que ceci, parce que cela », mais je

l’aime : elle a ceci, elle a cela. C’est quand même drôle

l’amour, cette force qui nous porte vers un être dont on

ignore tout, qu’on soupçonne simplement avoir les

qualités requises.

Ce que je pense, voyez-vous, c’est bien qu’il y a

quelque chose de divin dans l’amour. Cette attirance de

deux êtres qui ne se connaissent souvent pas est voulue

par Dieu. C’est lui sans doute qui crée l’étincelle. Je ne

sais pas ce que vaut cette explication, mais c’est ce que je

pense. Par exemple, dans la pensée de Dieu, nous étions

de toute éternité destinés à être l’un à l’autre. Dans la

vocation religieuse, le Bon Dieu appelle bien tel ou tel.

Eh bien, dans l’amour humain, c’est le Bon Dieu qui crée

l’attirance de ces deux êtres. J’espère que vous

comprendrez, car j’ai l’impression de n’avoir pas très

bien dit ce que je pensais. Ce doit être encore confus.

Pourquoi ? Je suis romantique mais non. Est-ce

que vous aimez les Romantiques ? Après tout, vous, vous

l’êtes un peu aussi sous vos apparences d’être insensible.

Moi non plus je ne crois pas que les fiançailles

soient le plus beau temps. Quand on sera mariés et qu’on

aura un petit enfant, mon chéri, vous ne trouvez pas que

notre amour sera élargi et que ce sera bien plus beau

encore ? Et puis c’est vrai après tout, quand on s’est

beaucoup aimés, quand on n’a vraiment fait qu’un, la

vieillesse doit être belle. Oh, mon chéri, on ne sera jamais

étranger l’un à l’autre.

Alors mon pauvre chou, vous avez eu mal à votre

colle. Je tremble pour l’examen. Enfin…

Page 338: Livremargueritedavy

337

En effet, cette conférence sur le mariage

n’apprenait pas grand-chose.

Vilain garçon qui ne fait que sa fantaisie ! C’est

honteux. Hum ! Et moi qui prêche bien.

Ce sera chic quand même mon Pierre, j’en rêve

tous les jours, vous savez. Mon Pierre, aussi, c’est le plus

gentil de tous les petits garçons. C’est vrai, pour moi, il

est l’unique. Et être à lui pour toujours, c’est un vrai rêve.

Mais je suis déjà à lui ; bientôt peut-être le Sacrement

consacrera ce don. Comme ce sera chic. Je rêve de ne

plus faire qu’un totalement avec vous, mon chéri, et

vous ? Ce sera chic, chic. Il y a de quoi être follement

heureux. (…)

Il me semblait que j’avais encore quelque chose à

vous dire mais je ne sais plus quoi. Oui, on devrait dire

tous les jours à la Sainte Vierge une dizaine de chapelets

en lui demandant que notre mariage soit bientôt, et par

conséquent tout ce qu’il faut pour qu’il ait lieu.

Au revoir, mon Pierre chéri. Encore quelque

chose. J’ai l’impression de laisser un peu la Sainte Vierge

de côté, et vous ? C’est dommage, il faut que je me

reprenne. Elle est si puissante.

Bon courage maintenant pour l’examen de

Pharmaco.

Je vous embrasse bien fort comme je vous aime.

Votre petite Guite

Page 339: Livremargueritedavy

338

Mercredi 23 avril

Mon petit Pierre chéri,

Je voulais vous écrire hier pour vous dire toute ma

joie de vous voir reçu à l’examen de Med. Op. Mais j’ai

été prise toute la journée. Le matin par ma bibliothèque

et l’après-midi chez le Dr Linglin. Mme Linglin étant à

Caen, elle m’avait confié la garde des trois derniers.

C’était la première fois que je manipulais un aussi petit

moutard : 3 semaines, et ma foi, ce n’est pas plus

compliqué qu’à 3 mois et au-delà. Vous voyez,

maintenant je suis mûre pour être maman.

Donc mon chéri, je suis très contente que vous

soyez reçu. J’essaie d’écrire mieux parce que si vous ne

pouvez pas lire, c’est que j’écris mal.

Alors il faut que je vous dise qui m’a donné un

livre. Eh bien voilà, c’est quelqu’un de très, très, très

gentil. Pour donner un livre à quelqu’un, il faut être très

gentil. Qui est-ce ? Eh bien voilà, c’est Jacq. Thierry,

alors ne soyez pas jaloux. Qui pensiez-vous que c’était ?

Ce que je pense de vous, mon chéri. Eh bien

voilà :

1) Que vous avez des défauts comme tout le monde ;

2) Que j’en viendrai à bout de ces défauts, parce que

je sens en vous un désir de bien-faire et que vous

comptez sur moi comme je compte sur vous. Et

c’est cela que je trouve formidable, épatant.

Pouvoir s’appuyer l’un sur l’autre, pouvoir se

connaître à fond et s’aider à mieux faire, c’est

chic cela.

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339

3) Ce que j’aime en vous, c’est votre désir d’aider

l’être aimé à se perfectionner. J’aime bien quand

vous me reprenez, parce que je sais que vous

m’aimez vraiment.

Et puis ce que j’aime en vous, oh, il ne faut pas

que je vous le dise, je vais vous rendre

orgueilleux, c’est que vous êtes peu égoïste. C’est

qu’avec vous, on peut pratiquer la charité du

Christ. Oui, mon chéri c’est cela que j’aime en

vous. Je trouve que c’est un peu le fond de votre

caractère : quand vous me parlez de Jeanne, ou

autre, c’est cela que je sens en vous.

Ce que je n’aime pas en vous :

1) Votre volonté n’est pas aussi forte que je le

croyais et que je le voudrais. Remarquez que je

n’ai rien à dire. Il faudrait que nous la travaillions

ensemble.

2) Vous êtes paresseux, mais cela dépend de la

volonté. C’est terrible mais nous avons un peu les

mêmes défauts.

3) Et puis vous êtes trop taquin, mais cela je l’aime

bien quand même.

Au fond, ce que je vous reproche, c’est un manque de

volonté que vous êtes capable d’avoir. Voyez-vous, j’ai

toujours rêvé d’avoir un mari volontaire, ce qui ne veut

pas dire autoritaire, pour qu’il m’aide à acquérir de la

volonté.

Voilà ce que je pense de vous en ce moment. Et je

vous aime de tout mon cœur.

Finalement, êtes-vous allé aux conférences sur le

mariage dimanche ?

Page 341: Livremargueritedavy

340

Cela ne fait pas 510 frs pour les tasses mais 210

pour six. Pour 12 cela ferait 420 frs. Mais je croyais que

vous ne vouliez pas dépasser 250 frs, alors je n’en ai

demandé que six, si toutefois il en reste encore, car elles

partaient comme des petits pains.

Bon courage, mon chéri, pour la Pharmaco.

J’espère que vous aurez la même chance et que, pendant

les vacances, vous n’aurez pas de soucis d’examen.

Avez-vous trouvé un appartement ? Moi non, et

les gens me rient au nez quand j’en parle. Enfin maman

n’a pas encore écrit à ses connaissances. Il faut que je la

fasse se presser. Il paraît qu’on trouve plus facilement

des appartements meublés, mais c’est plus cher. Il faudra

peut-être que nous nous contentions de votre chambre.

L’idéal ce serait de trouver un internat où on veuille bien

me prendre. Au fond je suis encombrante, n’est-ce pas

mon chou ?

Bon courage. A bientôt. Je vous embrasse en vous

serrant bien fort comme je vous aime.

Votre Guite pour

toujours, toujours,

toujours toujours,

toujours, toujours,

toujours, toujours

Jeudi 24 avril 1947

Mon petit Pierre chéri,

« J’en lirais bien dix par jour ». Si je comprends

bien, cela veut dire : « Ma petite Guite, écrivez-moi plus

Page 342: Livremargueritedavy

341

souvent ». Je me trompe peut-être mais j’ai l’impression

que c’est cela. Il est vrai qu’au fond moi je n’ai que cela

à faire, vous écrire, et cela me fait passer un petit moment

avec vous, c’est bien agréable. (…)

Certainement qu’hier soir mon Pierre faisait

« dodo » avant moi. Devinez à quelle heure je me suis

couchée ? Ce matin, à 1h30. Qu’est-ce que j’ai bien pu

faire jusqu’à 1h30. Eh bien voilà, hier soir M. et Mme

Linglin sont venus prendre une tasse de thé. Mme Linglin

est repartie à 10h30 donner à boire à son fils et le docteur

a bavardé jusqu’à 1h15. A minuit, il a dit : « Oh, il faut

que je m’en aille », et papa lui a dit qu’on ne s’ennuyait

pas. Alors voilà. Nous avons parlé d’un tas de choses.

Entre autre que le Père Bernard a failli venir prêcher une

retraite pascale à Caen. Il compte bien venir un jour ou

l’autre, a-t-il dit à son cousin, si bien qu’il viendra peut-

être nous marier.

Et puis savez-vous que les Russes ressuscitent des

gens morts accidentellement par des massages du cœur,

et surtout par injection de sang en ouvrant la carotide et

la jugulaire. Des médecins russes ont essayé sur des

morts (accidentellement), morts depuis 5mn à une demi-

heure. Il y en a qui ont vécu quelques heures, d’autres qui

sont revenus à la vie et qui ont eu des enfants. Il y a

même un médecin russe qui a tué trois de ses amis pour

les ressusciter après, ce à quoi il est arrivé. Je ne me

serais pas prêtée à l’expérience ! Vous voyez, on a parlé

d’un tas de choses. Le docteur a vu cela dans une revue.

Cela pose le problème de la séparation de l’âme et du

corps. Quand l’âme quitte-t-elle le corps ? Il nous passera

l’article. Il y en a de drôles de choses sur la terre. Bientôt

Page 343: Livremargueritedavy

342

on ne mourra plus. Il est vrai que cela ne doit pas pouvoir

se faire sur des gens morts de maladie ou d’usure.

Moi je veux que vous soyez reçu à tous vos

examens, aussi bien la patho que les autres. Si vous êtes

reçu en patho et que vous estimiez ne pas la savoir

suffisamment, ça ne vous empêchera pas de la revoir

pendant les vacances, mais vous n’aurez pas de soucis

d’examen.

Alors bon courage pour la pharmaco. Je

comprends très bien que ce ne soit pas marrant. Quand

passez-vous l’examen ?

Mon chéri, s’il plaît à Dieu, dans quatre ou cinq

mois on sera peut-être mariés. Il faut vivre d’espoir. C’est

ça qui me fait vivre. Six mois. Enfin on ne peut pas

savoir avant juillet, alors ça se décidera vite. Peut-être

que l’année prochaine vous aurez une femme de ménage.

Elle vous prendra 25 frs de l’heure parce que c’est vous,

sans cela ce serait 30 frs. (…)

Votre Guite

Samedi 26 avril 1947

Mon petit chou chéri,

Je suis bien contente que vous soyez reçu à votre

examen de stage. Mon Pierre travaillait 12 heures. Oui,

ça alors, ça me renverse, et si je n’avais pas été assise, je

me serais assise par terre !!! Pauvre chou va, je me

moque de vous et je vous aime bien. Voyez-vous quand

vous m’écrivez que vous êtes reçu à un examen, ça me

fait le même effet qu’à vous. Je suis toute heureuse. C’est

Page 344: Livremargueritedavy

343

presque comme si c’était moi qui étais reçue tellement on

fait un, mon chéri.

Quand repassez-vous l’examen de stage de

Dermato ?

Oui, mon chéri, au fond vous n’étiez pas si

hérétique que cela quand vous disiez que l’âme ne

quittait pas immédiatement le corps.

Mon chéri, vous ne savez pas de quoi je prends

conscience en ce moment ?

Au début de nos fiançailles, chaque jour était pour

moi un émerveillement, je réalisais petit à petit que

j’étais fiancée et c’était très doux, très agréable.

Maintenant j’ai réalisé que je suis fiancée. Cela ne

m’étonne plus. Je suis habituée, pour ainsi dire, à cet état

de chose que je considère d’ailleurs comme un pis-aller.

Ce dont je prends conscience en ce moment, c’est de mon

bonheur, de cet immense bonheur qu’est de vous

appartenir sans réserve, de cette joie profonde que

procure l’union de nos cœurs, de nos âmes. Oui, il y a

vraiment de quoi être follement heureux, n’est-ce pas ? Je

ne peux pas vous dire exactement ce que je ressens, parce

que c’est difficile à exprimer, c’est une joie que je n’ai

jamais ressenti aussi fortement. Cela me donne envie de

sauter, chanter. Et cette joie, elle vient de vous. Je vous

aime, mon chéri. Je suis à vous.

C’est difficile, au fond, de s’analyser. Comprenez

comme vous pourrez. Mais je suis sûre que vous

comprendrez. Il y a quand même une petite ombre dans

ce bonheur. C’est que vous n’êtes pas là, mais je la

surmonte en me disant que bientôt je le reverrai et puis

que bientôt, peut-être aussi, ce sera pour toujours.

Page 345: Livremargueritedavy

344

Bon courage, mon chéri, quand commencez-vous

votre stage d’accouchement ? Je croyais que ce serait un

peu plus tard. Il est vrai que le 1er

mai est jeudi. Mais je

ne comprends pas alors comment vous pourriez prendre

huit jours vers la Pentecôte puisque vous serez en stage.

Je croyais que ce stage était obligatoire ? Remarquez que

je serai ravie de vous voir, mon Pierre, mon petit chou,

mon chéri. Oh, je vous dévorerai bien, surtout que la

ration de pain va être diminuée, alors pour compenser, je

mangerai bien un morceau de mon Pierre, comme cela on

serait plus un. Qu’elle est bête, hein ! Mais je l’aime bien

mon Pierre.

A demain dans le Seigneur Jésus. Aujourd’hui je

suis allée à la messe pour remplacer hier.

Au revoir mon petit chou chéri, je vous embrasse

bien bien fort comme je vous aime.

Votre petite Guite chérie

Dozulé, le 5 mai 1947

Mon petit Pierre chéri,

Tellement paresseux qu’il délaisse sa Guite ! C’est joli.

Si c’était à cause de votre travail, ce serait différent, mais

d’après ce que je comprends c’est pure paresse. « Après

dîner, j’ai travaillé et écrit à Evreux et à Coutances. Je me

suis couché à minuit en me disant demain j’aurai ma

matinée pour écrire à Guite, et ce matin…. » Eh bien ce

matin, j’ai eu la flemme.

Hier nous avons passé une bonne journée. Marie-

Claude est venue hier et repartie ce matin. C’est

Page 346: Livremargueritedavy

345

dommage que vous ne puissiez encore faire de

remplacements. Son frère prend un remplaçant du 15 juin

au 15 juillet. Ce sera pour l’année prochaine.

Papa et maman sont allés à une vente à

Bénerville près de Deauville et pendant ce temps la

famille Linglin est venue nous demander ce que nous

faisions. Nous avions décidé d’aller cueillir du muguet

dans le bois mais il ne restait que ce qu’on a bien voulu

nous laisser. Thérèse a tout emporté, si bien que je

voulais vous en envoyer un brin et je n’en ai pas. Puis

nous avons continué dans le bois jusqu’à Clermont d’où

l’on a une vue magnifique. On voit Mézidon, Falaise,

Caen, La Délivrance, la mer entre St Aubin et Houlgate.

C’était vraiment très joli. Nous sommes revenus par la

petite chapelle de Clermont (XIe s.). C’était vraiment

ravissant, mais nous avons marché de 3h30 à 7h30 sans

nous en apercevoir et sans nous arrêter, si bien que nous

nous sentions tout de même un peu fatigués, surtout

Denis avec ses petites jambes, car nous avons bien fait 14

km. Alors Michel et le docteur se sont relayés pour le

porter sur leur dos, mais c’était fatigant. Et nous avons

bien dormi cette nuit. J’ai rêvé à vous. Je pleurais toutes

les larmes de mon corps parce que vous repreniez le

train.

Maman part prochainement à Luchon. Elle ne sait

pas si c’est avant ou après la Pentecôte. J’espère que ce

sera après.

Oui, mon chéri, on va demander de tout notre

cœur au Bon Dieu de nous donner un logement.

J’espère que vous aurez bien su votre colle de

pharmaco.

Page 347: Livremargueritedavy

346

Vous avez commencé votre nouveau stage

puisque vous êtes allé à la Pitié ?

Je baille comme une carpe. Je vous envoie quand

même une petite fleur cueillie au cours de la promenade.

A demain dans le Christ Jésus. Oui, on reparlera

de notre logement.

Je vous aime, mon chéri, malgré votre paresse,

mais je ne sais pas pourquoi j’aime un paresseux, c’est

peut-être pour le convertir.

Bon courage. Je vous embrasse bien bien fort

comme je vous aime.

Votre Guite chérie

PS. : Papa et maman ont rapporté de la vente un bassin

pour nous en très bon état : 20 francs. Ils se sont dit que

ça pourrait toujours servir ! Moi j’aurais préféré autre

chose.

Mercredi 20 mai

Mon petit chéri,

Je partirai jeudi maintenant que j’ai pris mes

dispositions pour. Il est probable que vous arriverez un

peu avant moi.

Alors, vous ne mettez au monde que des garçons !

Peut-être que c’est ce que vous aurez un jour ! Dieu m’en

préserve, quelle calamité !!! Surtout des garçons comme

mon Pierre ! (…)

J’espère que cette fois-ci vous serez reçu à

l’examen de stage de Dermato.

Page 348: Livremargueritedavy

347

Chic, après demain nous serons ensemble. Je suis

toute à la joie de vous revoir.

Ce matin, quand je revenais du marché, il y a un

jeune homme qui m’a suivie et me voyant seule à la

maison, il est entré et m’a tenu compagnie jusqu’au

déjeuner après avoir allumé toutes les lampes. Vous

devinez que ce jeune homme n’est pas très

compromettant. Il a 3 ans. C’était Denis Linglin. Alors

vous êtes rassuré. Il faut bien que je vous fasse un peu

enrager.

A jeudi mon chéri, je suis bien contente.

Je vous aime de tout mon cœur. Pierre, se revoir

encore une fois, je suis folle de joie.

A bientôt. En attendant de vous embrasser et de

vous serrer bien fort sur mon cœur, je vous embrasse de

toute mon âme.

Votre Guite

Dozulé, le 31 mai 1947

Mon petit Pierre chéri,

Oui, il fait une chaleur torride et je vous plains de

tout mon cœur. J’aime bien la chaleur mais il ne faut pas

abuser.

En rentrant hier soir, après avoir lu votre lettre,

j’ai eu l’impression moi aussi de recevoir une douche, car

d’après ce que vous m’aviez dit, je croyais bien que vous

seriez reçu. Mais au fond, cela ne me choque qu’à

moitié : jeudi matin, j’ai trouvé que vous n’étiez guère

dans votre assiette : chaleur, séparation, examen,

Page 349: Livremargueritedavy

348

beaucoup de choses pour abrutir complètement mon

Pierre. Au fond vous vous êtes peut-être un peu démonté.

Mais si vous le saviez bien, vous n’aurez pas trop de mal

en octobre. Croyez-vous que si vous êtes collé, c’est à

cause de moi ? Je ne le crois pas. Enfin tant pis, mon

chéri. Seulement je voudrais bien qu’il fasse moins chaud

pour que vous soyez reçu aux autres examens et que vous

n’ayez que la pharmaco à repasser. En tout cas, mon

chéri, je suis tout près de vous et je vous aime bien, bien.

Je ne crois pas que cette chaleur dure très

longtemps, car aujourd’hui, j’ai bien mal à la tête.

Malgré votre colle en pharmaco, pourra-t-on se

marier quand même ? Quand on sera mariés, je ne vous

empêcherai pas de travailler ; pendant que vous

travaillerez, je ferai mon tricot. A mon avis, ce n’est pas

du tout la même chose de se voir tous les jours ou

quelques jours par mois.

Oui, bien sûr qu’on arrivera bien à se débrouiller.

Le jour où je serai sûre qu’on se marie, j’écrirai pour

demander quelques leçons. Pour bien faire il faudrait que

j’écrive au début de juillet.

Thérèse Morival se marie le 6 septembre, et ils

trouvent que c’est bien long. Nous, on trouve que cela

viendra vite depuis deux ans. Comme tout est relatif !

J’ai également une lettre du Père Bernard qui me

donne approximativement son programme de vacances.

« Je sais seulement que je dois être en Ile-de-France du 2

au 7 août pour un centre national du droit de la JEC-

garçons. Si votre mariage avait lieu vers le 10 août, ce

serait une chance de plus pour que j’y sois. Ensuite, je

serai probablement en Allemagne. Peut-être, pourtant,

viendrai-je à Versailles après le 15 août. Du 1er

au 15

Page 350: Livremargueritedavy

349

septembre, je serai sûrement en Allemagne pour une

rencontre internationale de sociologues catholiques

d’abord, pour un camp d’étudiants franco-allemands

ensuite, donc mauvaise période pour que j’aille à

Dozulé ! »

Avec cela, il faudrait choisir le 10 août, la fin

août, ou après le 15 septembre. Enfin on verra.

D’un autre côté, papa et maman resteront au tout

début de juillet. Papa ira rejoindre maman à la moitié de

sa cure, comme cela, au fond, je ne serai guère que 4

semaines seule. Finalement il n’y a pas besoin que vous

preniez de billets pour Luchon, on les prendra de Caen.

Alors, vous allez être très riche.

Je suis sur une piste de pyjama pour vous dans les

800 frs. Votre maman m’a dit qu’il vous en fallait

absolument deux.

Je pensais tout à l’heure qu’on pourrait faire un

petit voyage de noces en Bretagne dans une petite

crique ; tous les deux, ce serait très chic. Pour cela, tout

compte fait, je ferai la robe de maman et elle me donnera

le prix de la façon, et ça je le mettrai à notre voyage de

noces. Ce sont mes petits projets.

Simone Habert (Mme Dorly) m’a demandé jeudi

ce qui me ferait plaisir. Elle a envie de nous offrir des

assiettes à dessert ou un joli plat à gâteaux. Elle va nous

gâter.

A demain donc dans le Seigneur Jésus. On lui

offrira notre déception et on lui confiera notre avenir.

J’ai confiance, vous savez mon chéri. Il me

semblait que j’avais quelque chose d’autre à vous dire,

mais je ne vois plus quoi. Evidemment, il doit faire frais

dans le métro, mais les distractions ne manquent pas.

Page 351: Livremargueritedavy

350

Enfin, je vais bien prier pour que les trois examens se

passent bien. Bon courage, mon trésor chéri. Je vous

aime et vous embrasse de tout mon cœur qui vous

appartient pour toujours.

Votre Guite

Dozulé, le 8 juin

Mon petit chéri,

C’est tout ce que je trouve dans la maison comme

papier pour vous écrire.

Oui, en effet, au bord de la mer il faut un temps

merveilleux. Hier, le Dr Linglin est venu nous débaucher

et nous sommes tous allés à Cabourg en auto et

bicyclettes prendre un bain délicieux. C’était absolument

épatant. Au moment d’entrer dans le bain il s’est mis tout

à coup à faire plus frais et je me suis dit chic le temps se

rafraichit, mais ce n’était qu’au bord de l’eau. En rentrant

dans les terres, il faisait plus chaud et aujourd’hui, il fait

le même temps qu’hier. Pauvre chéri, je vous plains bien.

Vous n’imaginez pas ce que la mer était chaude,

bien plus chaude qu’à Erquy au mois d’août. Le sable

nous brûlait littéralement les pieds. Si on avait pris un

bon bain ensemble, mon chéri ! Mais hélas ! Un jour cela

arrivera. Nous avions emporté notre tente et c’était très

confortable pour s’habiller et se déshabiller.

Je voudrais bien que ça rentre un peu dans votre

tête. Qu’allons-nous devenir sans cela. Alors il faudra

dire adieu à notre plus cher désir. Il paraît qu’il est

admissible de se faire coller en pharmaco mais pas en

Page 352: Livremargueritedavy

351

patho. Le Dr Linglin travaillait au Luxembourg dans un

coin bien ombragé, quand il faisait très chaud.

Evidemment la météo n’est pas mal, mais on est dérangé.

Cela ne m’étonne pas qu’il fasse frais dans la salle

à manger d’Albert. Ici, dans la salle à manger où il fait

relativement frais, il y a 24-26°. Dehors, 28-30°. En ce

moment, il y a pas mal de vent ; il est un peu plus frais et

le soleil se cache.

Hier, le Dr Linglin a voulu me prendre en photo

pour vous, mais j’ai bien peur que ce ne soit pas réussi.

Que voulez-vous faire avec le soleil dans les yeux ? Il y

en a une autre avec Claire sur mes épaules.

Nous avons « tué le temps » agréablement comme

dit Michel. Et je pensais à mon Pierre qui se liquéfiait sur

son bouquin.

Mon chéri, à demain dans le Seigneur Jésus. Je

vais prier tous les saints du Paradis pour qu’il pleuve

parce qu’il faut absolument que mon Pierre soit reçu.

Je vous quitte mon petit chou. Je ne pense qu’à

une seule chose. Vous devinez laquelle…. Si on veut,

nous y arriverons bien.

Bou courage, mon petit chou. Vous êtes là dans

mon cœur. Je vous aime, je vous aime.

Je suis en train de me demander s’il faut que je

mette un mot à vos parents. Je ne peux pas le faire

aujourd’hui puisque je n’ai pas de papier convenable.

Je vous embrasse, mon chéri, bien bien fort,

comme je vous aime, pour toujours.

Votre Guite

Page 353: Livremargueritedavy

352

Mardi 17 juin 1947

Mon petit chéri,

Moi aussi je suis très très contente de cette

nouvelle ; mais notre projet de nous marier en août va

peut-être tomber dans le lac si vos parents sont à

Briançon fin juillet. En tout cas, le principal c’est que

nous nous marions. Et tout cela m’émoustille. Je

commençais à l’être déjà par notre prochain mariage. La

nouvelle de Zaby m’émerveille un peu plus. L’an

prochain vos parents auront une demi-douzaine de petits-

enfants ! Ils rattraperont tonton Georges et tante Marie-

Rose.

Quand même mon chéri, vous pensez qu’on

pourrait être mariés au mois de septembre ! Moi ça me

faut un drôle d’effet. Ça va être épatant mon chéri.

On se mariera peut-être ensemble ! Seulement

maman qui est superstitieuse dit que lorsque deux

couples se marient ensemble l’un des deux est

malheureux. Histoire de bonnes femmes.

J’espère que malgré tous ces événements qui

rompent la monotonie des jours, vous potassez bien votre

obstétrique.

En ce moment Michel est en plein travail. Que

fait-il ?

Alors on va prier pour eux, n’est-ce pas ?

Bientôt on ne s’y reconnaîtra pas dans les beaux-

frères, les belles-sœurs, les cousins, les cousines…

Il fallait que chez vous il y ait quelqu’un qui

épouse un prof de maths. Et c’était à Zaby que cela

revenait. Ils pourront mathématiser ensemble ! Et si nous

Page 354: Livremargueritedavy

353

avons des enfants trop bouchés, ils auront grand-père,

oncle et tante pour les déboucher ! Si bien que ce seront

certainement des savants !!!! (…)

Je vous aime, mon chéri, de tout mon cœur. (…)

Je vous quitte, mon Pierre, espérant avoir demain

le résultat de la patho. med.

Bon courage. Je vous embrasse, mon chéri, bien

bien fort comme je vous aime, en attendant d’être à vous

pour toujours.

Votre Guite

PS. : Je n’ai pas encore pris ma dernière photo ! Je vais la

prendre cette semaine car je prête l’appareil à papa et il

part lundi.

Vendredi 20 juin 1947

Mon Pierre chéri,

Alors j’attends patiemment comme vous le

résultat de vos examens.

Allez-vous maintenant chercher quelque chose

plus activement ? Ou avez-vous encore beaucoup de

travail ? C’est vrai qu’il y a les oraux éventuels.

Le bachot s’est pas passé, je crois, aussi bien que

possible. Comme Alain, il est moyennement satisfait. En

français, ça a marché. Il possédait bien son sujet. Mais on

ne peut guère compter là-dessus, car cela dépend des

correcteurs. En latin et grec, il y a deux contresens dans

chaque version. Peut-être arrivera-t-il à la moyenne

quand même, car les versions n’étaient pas très faciles,

sans être très différentes. En math, il a fait tout ce qu’il

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354

pouvait espérer faire : la question de cours et une

question et demie du problème sur 4. Il doit pouvoir avoir

la moyenne avec cela. Alors comme il se sent sur la

tangente, il va préparer son oral.

Quant à Thérèse, elle passe demain. Elle travaille

et a travaillé comme une folle à coup d’orthédrine et

d’une autre drogue dont j’ai oublié le nom et qui fait,

paraît-il, encore mieux. Elle vise à faire ce que fait l’une

de ses compagnes. Elle dort 3 heures par nuit. Mlle veut

tout savoir, alors évidemment, dans ce cas, il faut en

mettre un coup, et après l’écrit il y a encore 15 jours à

travailler pour l’oral. Elle est vraiment folle. Mme

Comby a dit à papa hier qu’à son avis, elle travaillait

beaucoup trop, elle ne se donne pas une minute de répit

au point qu’elle n’a pas été commandée le sac de

Françoise parce que ça lui aurait pris un quart d’heure !!

Ce n’est pas possible, elle est dingo. Seulement je suis

furieuse parce que Françoise n’aura pas son sac en temps

voulu. Résultat : cela lui agit sur les nerfs. C’est tout juste

si elle a voulu recevoir papa hier. Au bout de 5 minutes

elle lui a fait sentir que cela suffisait etc. Vous voyez le

genre. Elle est maigre comme un clou. Elle va se

détraquer complètement. Heureusement que c’est la

dernière année !! Elle a dû faire commander le sac

aujourd’hui par Cécile Comby.

Papa part lundi pour Luchon, car maman

commence à s’ennuyer. Elle maigrit beaucoup, dit-elle.

Le résultat de Michel est le 27. (…)

J’étais très nerveuse ces derniers temps mais j’ai

compris pourquoi et aujourd’hui cela va mieux. Ce

matin, je me suis réveillée au moment où vous me disiez

« Il ne faut pas ». Je ne sais pas quoi.

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355

En tout cas, mon petit chou, je vous aime bien

bien.

Moi non plus je ne vois pas Zaby mariée, mais au

fond pourquoi pas ? J’aimerais quand même les voir.

Bon courage encore pour cette fin d’année, mon

chéri à moi pour toujours.

Vous ne savez pas à quoi je pense. Ce sera épatant

de vous avoir toujours près de moi, surtout de ne plus se

quitter, mon chou, mon chéri à moi. Vous devriez avoir

des ailes, vous viendriez m’embrasser comme cela, et

aussitôt vous revoleriez vers Paris. Je suis bête hein ! En

attendant, je vous embrasse bien bien bien fort comme je

vous aime.

Votre petite Guite

Vendredi 27 juin 1947

Toutes mes félicitations à Zaby. J’espère que cette

fois elle décrochera l’oral.

Michel attend patiemment en faisant l’imbécile le

résultat qu’on lui téléphonera dans la soirée.

J’oublie le principal. J’oublie de vous dire

combien je suis heureuse que vous soyez reçu à l’écrit de

path. chirurgicale. Après ces examens, vous allez pouvoir

m’écrire de longues lettres.

Les parents se fichent complètement de nous.

Depuis lundi que papa est parti, pas de nouvelles. Pas de

nouvelles, bonnes nouvelles !

Oui évidemment, Lisieux ce ne serait pas mal

comme situation, quoique un peu loin de Paris. Lagny

serait mieux pour Paris. On verra bien. On arrivera peut-

être bien à se marier un jour quand même. Les vacances

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356

en Dordogne, ce ne serait pas mal non plus, si vous étiez

en 5ème

année. Oui, on arrivera bien à se débrouiller.

Courage.

Vilain garçon qui me fait enrager. Alors votre

neveu a encore des feux de dents. Avec des dents ce doit

être un grand garçon.

Oui, c’est vrai que vous écrivez de plus en plus

mal. Au début de nos fiançailles, vous écriviez bien,

maintenant j’ai parfois du mal à vous lire.

Bien sûr que tous nos projets se réaliseront.

Pourquoi pas ? C’est tordant d’être comme l’oiseau sur la

branche. Cela force à avoir confiance. Chéri, si dans 3

mois ou 2 mois on était mariés, ce serait chic. Moi aussi

je rêve beaucoup, mais au fond, bientôt peut-être, ce ne

sera plus un rêve. Je vous aime, mon chéri. Oui, tous les

deux tout seuls dans la vie ! Quand même, quand on y

pense. Mais j’ai confiance, vous savez, on ne peut pas

rester éternellement fiancés.

Ce matin, nous avons eu de l’orage et cette après-

midi, il fait beau et moins chaud.

Ce matin il n’y avait pas de messe mais on a

distribué la communion. Alors j’ai prié pour mon Pierre,

pour nos progrès. C’est drôle quand je pense à l’avenir.

J’ai le trac, et vous ? J’ai le trac également aujourd’hui

pour Michel. Lui, il l’a certainement moins que moi.

C’est bizarre. Ce n’est pourtant pas moi qui passais le

bachot.

Si le résultat est donné avant la levée, je vais vous

le mettre, et Alain ?

Mon chéri, je vous aime bien, bien. Oui j’ai hâte

d’être au mois d’octobre.

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357

En attendant ce résultat, je vais aller me promener

avec Michel et le Dr Linglin jusqu’à Hotot-en-Auge. Au

retour j’espère qu’il sera donné.

5h : Nous sommes à Hotot et nous avons vu tout ce qu’il

y avait de beau dans le pays : l’Eglise et … le train qui a

fait l’admiration de Denis.

Mon chéri, chéri, je vais vous quitter. A dimanche

dans le Seigneur Jésus. On lui demandera de nouveau de

bénir tous nos projets et surtout qu’ils se réalisent bien

vite. Demain, j’irai cette fois me confesser. Il vaut mieux

ne pas attendre que cela fasse des mois.

Excusez mon écriture mais j’écris sur mes

genoux.

Je vous embrasse, mon chéri, comme je vous

aime, c’est-à-dire de tout mon cœur qui vous aime.

Votre Guite

Pierre et Marguerite se sont mariés en septembre

1947

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359

Témoignage de

reconnaissance d’un patient

du docteur Pierre Davy

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361

Anniversaire

A Monsieur le docteur Davy avec sa profonde

reconnaissance, Pierre LE BRONEC

C’était au mois de mars, en mil neuf cent cinquante,

Etant reçu médecin, quittant votre ville d’Evreux,

Jurant de soulager l’humanité souffrante

Veniez jeune et confiant vous établir à Dreux.

Alors qu’un beau matin, appelé à la maison

Pour visiter ma mère, pas tellement brillante,

Vous nous avez produit une si forte impression

Que nous eûmes vite fait de faire connaissance.

Et puis, vous observant, mais sans en avoir l’air,

J’avais perçu tout de suite votre grande douceur :

Vous entendre parler sortait de l’ordinaire.

Je vous avais jugé un homme de grande valeur

Depuis ce matin-là et pendant des années

Mon épouse et moi-même devenions vos clients

Soignant en même temps toute la maisonnée

Venant quand il fallait, toujours à bon escient.

Et je tiens à vous dire toute ma reconnaissance

Pour les soins éclairés donnés pendant treize ans

A ma mère jadis de santé chancelante

Qui, grâce à vous, atteint ses quatre vingt dix ans.

Ce qui frappe chez vous : une tranquille assurance

Mettant en pleine confiance toute votre clientèle

Un diagnostic très sûr, toujours sans défaillance

Font que les gens qui viennent vous restent tous fidèles.

Mais il faut reconnaître parmi vos qualités,

En plus de votre science, un dévouement constant.

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362

Disponibles pour tous et sans partialité

De jour comme de nuit, étant toujours présent,

N’épargnant pas votre peine, pour encore vous dévouer

Jadis à deux reprises, ce qui n’est pas si mal,

Vous trouviez le moyen d’aller le soir siéger

Parmi les membres du Conseil municipal.

Nous vous avions élu avec une foi certaine,

Conscients de votre valeur du point de vue médical.

Il arriva qu’un jour, ingratitude humaine,

La mairie changea de mains, mais en beaucoup plus mal.

La mairesse est despote, mégalomane, sectaire.

Certains des conseillers lui ayant résisté,

Madame fit une colère, ils n’eurent plus qu’à se taire.

Elle s’arroge tous les droits, et eux n’ont qu’à plier.

Mais vous continuez d’assumer votre tâche

Avec un air aimable reflétant la bonté.

Moi je subis des ans l’irréparable outrage

Mais on ne peut pas être et puis avoir été.

C’est par cette poésie que j’ai voulu marquer

Vos trente ans parmi nous : un bel anniversaire,

Et j’en profite aussi pour encore vous souhaiter

De longues années à vivre, un second trentenaire.

Dans quelque temps, hélas, ma vie sera finie

Grâce à vous, je l’espère, ce n’est pas pour demain.

J’irai encore vous voir, n’en soyez pas surpris,

Mes forces déclinant, j’aurai besoin de soins.

Puis arrivera pour vous un jour la Retraite

Où vous vivrez tranquille en toute sérénité

Auprès de votre famille, heureuse et satisfaite,

Couronnement d’une vie de travail acharné.

Mais aujourd’hui, je tiens à vous faire un aveu :

De vous avoir connu fut pour nous un bonheur

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363

La preuve n’est plus à faire, dans toute la ville de Dreux,

De tous les praticiens vous êtes le meilleur.

Je voudrais pour finir, si cela se pouvait ?

Que votre successeur soit à votre ressemblance,

C’est la grâce et l’espoir que l’on puisse espérer.

Pour cela il nous faut croire en la Providence.

Fait à Dreux, le 2 mars 1980

Pierre Le Bronec

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Quelques poèmes

de l’oncle Gustave

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MON PERE

I

Mon père, c’est pour toi que ces vers sont écrits,

Je les ai si longtemps corrigés et mûris,

Que leur style, pourtant bien timide et bien gauche,

Ne rappelle plus rien de la première ébauche.

J’aurais voulu trouver un modèle d’esprit

Pour apprendre comment un compliment s’écrit,

Comment on peut ouvrir tout simplement son âme

Sans les vains ornements du rhéteur qui déclame,

Il me semblait toujours ne pouvoir exprimer

Combien j’ai de bonheur à te voir et t’aimer,

Ni combien j’ai senti pour toi, depuis l’enfance,

S’éclairer le respect et la reconnaissance.

Je t’aimais comme on aime un protecteur tout puissant.

Alors que je n’étais qu’un être languissant,

La tendresse pliait devant ma fantaisie.

Moi, je te trouvais fort et beau, sans jalousie.

Ta présence rendait le mal moins douloureux,

Quand la fièvre abattait mon regard langoureux,

Ta gaîté soutenait mon pauvre corps débile ;

J’écoutais tes conseils comme on croit l’Evangile,

Je ne vivais qu’en toi, je voyais par tes yeux,

Tous tes contradicteurs me semblaient odieux ;

Heureux âge ou la foi se donne sans critique.

Tu fus mon premier culte et le moins despotique.

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367

Depuis, j’ai raisonné par moi-même, ou l’ai cru ;

Mon esprit s’est orné, mon savoir s’est accru.

J’eus d’autres ambitions que de suivre ta trace,

Je t’ai même jugé parfois avec audace.

Faut-il t’en attrister ? Ô ! Père tu conclus

Que nos esprits heurtés, ne se pénètrent plus ?

Tu crois sentir en moi comme une impatience

De faire prévaloir ma jeune expérience…

Je t’aime d’un amour profond, tendre et discret,

Non par stricte devoir, mais par un doux attrait,

Non par un acquiescement au fait de ma naissance,

Mais d’esprit, mais de cœur, en pleine connaissance.

Je te juge si droit quoiqu’il puisse en coûter !

Modeste par principe, indulgent par bonté.

Même en la discutant, je conçois ta pensée ;

Je la reconnais belle et désintéressée…

Mais, depuis quatorze ans, tant de maîtres adroits

Ont moulé, loin de toi, mon esprit en leurs doigts

Qu’ils ont développé ma critique naissante

Au point d’en faire une manie envahissante.

Est-ce un bien ? Un grand mal ? C’est très bénin surtout ;

Un tout petit penchant qui s’infiltre partout,

Mais pas en profondeur, pas au fond de mon âme.

C’est parfois un regret furtif, jamais un blâme ;

C’est le goût de te voir jeune toujours, et beau ;

Mon maître, mon mentor, mon guide et mon flambeau.

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368

II

C’est la sourde rancœur contre la destinée

Qui ne peut t’épargner le poids de chaque année.

Si je t’épluche alors d’un regard anxieux.

Te scrutant, te palpant, attristé, soucieux,

Quand je crois voir de l’âge un présage apparaître,

C’est besoin de savoir et crainte de connaître.

Non ! Ce n’est pas à toi, mon ami, mon papa,

Que vont ses mots trop vifs dont l’accent te frappa ;

C’est au destin méchant, implacable qui fait

S’effriter l’idéal d’un modèle parfait.

Tu résumais pour moi le seul exemple à suivre

Et je souffrirais trop de te voir te survivre

Et fléchir sous le fait des ans accumulés

Comme un chêne aux rameaux par les étés brulés.

Je sais que ma tendresse anticipe – importune –

Que je cherche la terre en regardant la lune.

Modeste, je devrais me contrôler d’abord.

Je conseille un plus sage et suis un fou. J’ai tort ;

J’ai tort de te lasser à vouloir te reprendre

Quand je devrais surtout chercher à te comprendre.

Pourquoi parler d’hiver dès la belle saison ?

Non, tu n’es pas vieilli, de corps ni de raison,

C’est toi qui, dans les champs, me fatigue à la marche ;

Tu parais, près de moi, solide comme une arche

De ce tant vieux Pont Neuf qui défia les temps

Et qu’on cite en exemple aux pauvres aigrotants.

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369

Pardonne à ma jeunesse, à mon excès de zèle.

Moi te froisser ? Jamais ! Moi, rougir, – lâcheté –

Lorsque tu connaitras l’âge et l’infirmité?

Jamais ! Jamais ! Grand Dieu ! Plutôt mourir de honte

Que rougir du malheur que le sarcasme affronte,

Que tomber (esprit faux) dans le hideux travers

D’un cœur bas et mesquin, orgueilleux et pervers.

Puisses-tu vivre assez, veillé par ma tendresse,

Pour atteindre les bords de l’extrême vieillesse ;

Même si tu devais glisser à petits pas

Vers trop d’infirmités, je ne les verrais pas ;

C’est ton cœur que mes yeux contempleraient, avides

De retrouver en toi, souvenirs du passé,

L’ami qui, sur ce cœur, m’a tant de fois pressé.

J’ai retrouvé ces vers en fragments désunis

Sur des feuillets épars, chiffonnés et jaunis,

Dans un tiroir secret à serrure branlante

Où, depuis quarante ans, ils dormaient dans l’attente.

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370

III

Celui qu’ils ont chanté ne l’ai a jamais lus.

Peut-être eut-il souri s’il les avait connus.

Je n’ai jamais osé, dans ma pudeur craintive,

– Par peur de chagriner et par fierté native –

Je n’ai jamais osé les mettre sous ses yeux.

Et maintenant mon père a regagné les cieux.

Timides vers, tracés d’une main maladroite.

Mais cependant jaillis d’une intention si droite !

Toi qui les inspiras, tendre mai, tu n’es plus.

Pour toi, le bon lutteur, les temps sont révolus.

Après quatre-vingts ans d’une vie accomplie,

Tu reçois ton tribut pour la tâche remplie.

Le seigneur exauça mon vœu, dans sa bonté :

Ta vieillesse fut douce et sans infirmité.

Il daigna t’épargner une lente agonie ;

Tu t’éteignis d’un souffle, et, ta course finie,

Tu mourus à ta table, un matin, sans effort

Pour entrer doucement dans la paix et la mort.

Voilà bientôt vingt ans ! Mais ton souvenir plane,

Préservé, moi vivant, de l’oubli qui profane.

Il m’imprègne et me guide et souvent me soutient.

Nous sommes séparés, mais je suis toujours tien,

Je pense encore pour toi, plus qu’autrefois peut-être,

Bien souvent je te sens dans mes gestes renaître !

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371

Et plus je me sépare, en vieillissant aussi

Des goûts de ma jeunesse exempte de souci,

Plus j’évolue en apprenant ce qu’est la vie,

Et plus mon esprit prend la route qu’a suivie

Ton esprit clairvoyant, sage et désabusé.

Car, à son tour, mon enthousiasme est bien usé

Et si mes traits sont, paraît-il, ceux de ma mère,

Mon regard triste, et le pli de ma bouche amère,

Mes rides retombant en sillons infléchis :

C’est toi ! Toi qui revis, qui m’inspires des gestes,

Des mots, des sentiments. Nos hérédités restent.

Et mêle, avec les ans, je reviens à tes goûts,

Malgré tout, d’éléments étrangers entre nous ;

Etudes et travaux, et soucis d’autre sorte.

Mais, de te ressembler, cela me réconforte.

A marcher sur ta trace, il me semble n’avoir

Que mieux suivi le vrai chemin du vrai devoir.

Ah ! La critique est loin, qu’en ma folle jeunesse,

Je t’adressais alors par excès de tendresse !

Comme l’a dit Sacha – mot toujours de saison,

Cri d’amour et de foi : Mon père avait raison !

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372

A MA MERE

Lac d’opale, endormi sous un ciel pâlissant,

Impalpable brouillard où s’estompent les âges

Et que perce l’éclat des gemmes du couchant,

Silencieux abîme où sombrent les images.

O, lac du souvenir, stagnant sous les roseaux

Et les blancs nénuphars de ma candide enfance !

J’ose à peine voguer et glisser sur tes eaux

Et plisser ton miroir que mes rames offensent.

J’y cherche un chant, un rêve, une ombre d’autrefois,

Le souffle ranimé d’affections perdues,

L’écho lointain – sans timbre, hélas ! A chère voix

Le passé ressurgi, la présence rendue…

En ce clair paysage aux décors irréels,

Je vois, dans l’eau profonde ou flottant sur la rive,

Une ombre séraphique, – ange immatériel –

Qui cependant vécut sur terre, ardente et vive :

Image de tendresse infinie et d’amour :

Ma mère ! – ma maman ! – que j’ai si peu connue,

Qui remonta si jeune au céleste séjour

Et dont me sont si peu de traces parvenues !

J’avais quatre ans à peine, au matin de ta mort ;

Je me souviens pourtant ; et ta photographie

Soutient mes yeux d’enfant ; mais j’ai comme un remord

De retrouver si peu d’elle-même dans ma vie.

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373

Combien as-tu manqué, mère, à l’enfant chétif

Assoiffé de baisers qu’il refusait d’une autre :

Certes, je fus choyé, mais je restais craintif

Une mère adoptive est – et n’est pas – la nôtre.

Deux femmes ont penché leur front sur mon berceau ;

L’une, aux tout premiers jours – et je lui dois la vie – ;

L’autre m’a vu grandir comme un frêle arbrisseau

–Et son affection fut sincère et suivie – ;

Mais laquelle revit et se prolonge en moi,

Et marqua son empreinte, épaulant ma faiblesse ?

Mes dons furent les tiens, mère, et viennent de toi

Mais ta main a manqué pour guider ma jeunesse.

J’ai feuilleté, d’un doigt distrait – presque engourdi –

Tes lettres à mon père, écrites goutte à goutte

D’une encre un peu pâlie, et, d’un cœur étourdi,

Je m’en suis séparé sans les connaître toutes…

Mère, je te demande un très humble pardon !

Ces feuillets recelaient le plus pur de ton âme ;

Je les ai négligés dans un fol abandon.

La guerre en dispersa les cendres dans la flamme.

Qu’ai-je donc qui fut tien ? Ce fragile éventail,

Ces souliers de satin mis le jour de tes noces,

Quelques bijoux légers, ce mince étui d’émail,

D’humbles rubans, et puis…mes souvenirs de gosse !

Ils sont bien effacés ! – comme ces bibelots

Fanés, ternis, froissés, chères et pauvres choses

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Portées avec amour, laissées avec sanglots,

Reliques sans parfum des espérances closes.

Quand s’aggrava ton mal, que s’annonça la mort,

Tu fis, quittant les tiens, le total sacrifice,

Mais prias Dieu clément de te permettre encore

De veiller de là-haut sur ton enfant novice.

Plus tard, tu lui serais étrangère ; il n’aurait

– Hors peut-être les traits, la santé délicate –,

Rien qui te rappelât ; plus tard, il grandirait

Sans invoquer ton nom…Car l’enfance est ingrate.

Il est vrai ! J’ai bien peu levé les yeux vers toi.

Ton nom ne montait pas, dans l’épreuve, à mes lèvres :

Je l’avais désappris ! Mais ton sang coule en moi !

Le chevreau restera le petit de la chèvre,

L’agneau sera toujours l’enfant de la brebis,

Et moi, je tiens à toi par mille attaches,

Par ces hérédités qui sont nos vrais habits,

Tous liens subtils dont le réseau se cache.

Ta foi dans l’idéal orne mon univers,

Ta sensibilité reparaît dans mes larmes,

Ton penchant littéraire a fait naître mes vers

Et ton sens de l’accueil est une de mes armes.

Qui me dira si mon cœur a raison,

Si je suis tien, ou si j’affirme… dans les nues ?

Nul ne témoignera sur toi, dans ma maison

Où je reste le seul vivant qui t’ait connue.

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375

Car je suis vieux ! Ton père était moins vieux que moi,

Bien qu’il traîna déjà la goutte et des béquilles ;

Et quand tu t’envolas, résignée en ta foi,

Ton âge était celui qui te ferait ma fille.

Mais quand je songe à toi, – moi, le front dégarni,

Je me fais tout petit, ainsi qu’à ma naissance ;

Je cherche tes genoux, comme l’oiseau son nid ;

Je m’y blottis et je m’endors dans l’innocence.

Et quand sonnera l’heure où mon cycle s’accomplit,

Je paraîtrai, tremblant et seul devant mon juge,

Tes trente ans de jadis, qui n’auront pas vieilli,

Accueilleront mes cheveux blancs en doux refuge.

Hors du temps, ne sais où dans le bleu firmament,

Serré tout contre toi, confondant nos deux âmes,

Porté par ta prière, enfin sauvé du drame,

Ton fils t’appartiendra ! – ma petite maman.

Décembre 1946

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376

EN FAMILLE

Le repas terminé, commença la veillée.

Le dessert, prolongé, tournait en gais propos ;

Les convives, diserts, la mine émoustillée,

Semblaient fort éloignés de songer au repos.

Enfin on se leva. Puis, les grâces chantées

Par un chœur juvénile aux timbres de cristal,

Chacun fit le service, et, dès la nappe ôtée,

Les papas, sagement, ouvrirent leur journal.

Les mamans avaient pris leur tricot légendaire,

Toujours entre leurs doigts et jamais terminé ;

C’était l’heure bénie où les bruits de la terre

S’apaisent au foyer bien clos et condamné.

Les jeunes, jacassant tel un vol d’hirondelles.

Disparurent soudain, le front conspirateur ;

L’un d’eux revint, fort digne, arrondissant son aile,

Et fit assoir son monde en rang de spectateur.

Le spectacle s’ouvrit par un chant de l’espace,

Un refrain scout pimpant, scandé, sonore et clair ;

Puis des airs d’autrefois, dont la mode s’efface,

Mais qu’il est doux de retrouver un soir d’hiver.

Vint la confession d’une petite fille

– trois ans – mais, sapristi ; le fier tempérament !

Un mètre quatre-vingt, debout sur ses deux quilles !

Tendre enfant ingénue et propre, étonnamment !!!

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377

La suite s’éleva jusqu’à la tragédie :

Une vierge martyre, un tyran rugissant,

Un « bancal de tringlot », trois grains de parodie…

Tout ! (jusqu’au pyjama !) tout fut éblouissant.

Un joli matelot près de son Eugénie,

Un superbe pompon, un soupir langoureux,

Un duo si touchant (et c’est là du génie)

Qu’on eut juré deux véritables amoureux.

Le programme finit par le saint Evangile

Mis en image – et quels santons ! – par les acteurs.

Barbes de saint Joseph, si blanche – un peu fragile –

Et tout ! Et tout ! Et l’effet bœuf des réflecteurs !

On dit que tout se clôt par des chansons en France.

Un « O ! salutaris » fut notre chant final.

Ce théâtre en famille eut quelque incohérence

Mais ne fut certes pas morose ni banal.

Si je vous ai conté cette simple veillée,

Parmi d’autres non moins charmantes de gaîté,

C’est qu’elle a ranimé, dans mon âme endeuillée,

Un souffle de jeunesse – et m’a réconforté.

O ! Ce rire éclatant, frais, limpide, sincère,

Sans morgue, sans l’affreux, niais, sous-entendu,

Ce rire de santé, reposant, nécessaire,

A la jeunesse en fleurs et que – vieux – j’ai perdu !

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378

Les sept petits acteurs de la troupe endiablée

N’ont besoin de personne ; ingénus et farceurs,

Ils n’ont pas à courir vers d’autres assemblées

Pour se distraire ; ils sont entre eux, frères et sœurs.

La maison de famille est toujours la plus gaie.

Matin ou soir, ses murs ont des échos joyeux ;

La voix qui chante ici n’est jamais fatiguée.

– La maison de famille a ce don merveilleux.

Moineaux qui revenez au nid, le cœur en fête,

Si ce cœur – vieillissant – paraît dans un linceul,

Vous sentirez un réconfort – sus la défaite –

Aux souvenirs d’enfance – et ne serez plus seuls.

31 décembre 1945

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379

SUR UN BANC

Sur le banc de la chaumine,

Quand les vieux prennent le frais,

Se souviennent et ruminent

– Ris et pleurs, joies et regrets –

A l’heure où le crépuscule

Nous dit : repos ! Ça suffit !

Où l’on compte son pécule,

Ses pertes et ses profits ;

A l’heure où la traversée

S’achève – et l’on vient de loin ! –

Où la voile est abaissée,

Où, craintif, on fait le point

J’apporte ces confidences,

Entre nous, de vous à moi ;

Peut-être est-ce une imprudence

De ne rien garder pour soi ?

Mon navire, en fin de courses,

Vous offre sa cargaison ;

J’en ai pour toutes les bourses,

Les goûts, l’âge, les saisons ;

Je vous ouvre ma pensée :

Elle est modeste avant tout.

Vous paraît-elle sensée ?

C’est là son meilleur atout.

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380

Demain, je reprends le large

Pour un voyage plus long ;

Je tiens à ranger ma charge

Et surveiller son aplomb.

Mon quai sombre dans les brumes

Et s’endors sous le brouillard ?

Mais l’air salin que je hume

M’invite au prochain départ.

Pour la grande traversée

Dont aucun n’est revenu

Et qui, sitôt commencée,

Nous plonge dans l’inconnu

Des pêches miraculeuses

En des croisières sans fin…

Hélas ! Mon âme est frileuse

Et mon corps charnel a faim !

Ai-je été le bon pilote ?

Ma soute ai-je bien garni ?

Ma confiance est pâlotte

Devant les flots infinis.

L’âge et le jusant m’appellent

Vers le large et l’horizon.

Allumez dans la chapelle

Un cierge pour l’oraison ;

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Que sa flamme qui chancelle

Me fasse Dieu bien dispos !

Et vogue enfin ma nacelle

Vers le Havre et le repos !

Mai 1944

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MONSIEUR CATON

Monsieur Caton s’est levé,

Ce matin, d’humeur maussade

Et sa cravate en torsade

Montre qu’il s’est énervé

Bien avant de se lever !

C’est la faute, évidemment,

La faute au gouvernement.

Aux vitres, le givre a mis

Les arabesques légères

D’arborescentes fougères ;

A ses doigts, l’hiver a mis

Le martyre des fourmis.

C’est la faute, évidemment,

La faute au gouvernement.

Quel hiver ! Les doigts sont gourds,

Bleuis, maladroits et roides ;

L’eau des lavabos est froide !

Et la panne, au petit jour,

Rend le geste encore plus gourd…

C’est la faute, évidemment,

La faute au gouvernement.

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Il déjeune d’un café

Sans grains parfumés des Iles ;

Et l’audace de Basile

Peut seule à ce point bluffer

En le baptisant café ;

Ce jus vient, évidemment,

Des stocks du gouvernement.

Enfin le voilà parti

Pour vaquer à ses affaires.

Un journal ? Peuh ! Pour quoi faire ?

Notre homme est trop averti

Pour être d’aucun parti :

Il n’est pas, évidemment,

L’homme d’un gouvernement !

Pourtant, il lit un journal !

Lequel ? L’Epoque ? Ou L’Aurore ?

Il déteste qu’on pérore,

Mais aime assez (c’est normal)

Qu’on dise que tout va mal !

Et que c’est, évidemment,

La faute au gouvernement.

Il n’a pas de préféré…

L’un croque du communiste,

(Comme ceux-ci, les fumistes !

S’en vont bouffant du curé !

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– Chacun son mets préféré…

La discorde, évidemment,

Mine le gouvernement.

Allons, bon ! Il faut prévoir

Que les bouchers feront grève.

Farge veut-il que l’on crève

Et qu’on aille au marché noir ?

(Quand gouverner, c’est prévoir !)

Ce n’est pas, évidemment,

Le cas du gouvernement.

Certes, les petits copains

– Aux beaux temps de la troisième –

Se partageaient les tantièmes,

Le beurre et les petits pains.

Quoi de changé ? Les copains !

Mais le beurre, évidemment,

Demeure au gouvernement.

Monsieur Caton, sagement,

Prône fort la discipline ;

Mais lui-même ne s’incline

Qu’au gré de son jugement

Qu’il réserve – prudemment !

Sauf pourtant, évidemment,

Sur notre gouvernement !

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Il arrive à son bureau

Surchargé de circulaires,

Impôts, taxes séculaires

Dont l’afflux lui crie : Harro

Sur le bourgeois pacifique

Dont les plaintes horrifiques

Comptent juste pour Zéro !

(Cà, c’est – trop évidemment,

L’avis du gouvernement.)

Il peste dans le privé,

Mais trouverait incongrue

Sa descente dans la rue.

La poigne reste à trouver

D’un chef pour nous relever !

Car il faut, évidemment,

Un homme au gouvernement.

Le bouquet serait de voir

Dût crever la république,

Le tripartisme et sa clique,

Monsieur Thorez au pouvoir

(Pour rigoler le grand soir) !

Ça ferait, évidemment,

Les pieds au gouvernement

Chacun fraude à qui mieux mieux,

La loi n’est que pour les autres,

Le tien deviendra le nôtre,

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Le monde est aux factieux ;

Pour le corriger en mieux,

Le miracle, évidemment,

Dépend du gouvernement.

Que voulez-vous que Caton

S’embarque en cette galère !

Où les grains les plus prospères

S’entrelardent de bâton !

Non ! La rogne est pour Caton

Mais le risque évidemment,

Revient au gouvernement.

Pauvre grincheux décavé,

Trop riche d’esprit critique

Pour suivre une politique

Autre que du chien crevé !

Rien ne pourra te sauver…

A moins, bien évidemment,

D’être…le gouvernement !!!

Janvier 1947

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POISSON D’AVRIL

Grâce à ma cachotterie,

Je te laisse sur le gril :

Le million, la loterie ?...

Poisson d’avril !

Que me dis-tu ? Que ma chance

Ne tient plus que par un fil

Et que j’ai perdu d’avance ?

Poisson d’avril ?...

En avril, dit le proverbe,

Ne tient plus que par un fil

Et que j’ai perdu d’avance ?

Poisson d’avril ?...

Oh ! Vrai ? Tu t’es promenée

Au bras d’un bel alguazil

Hier toute la journée ?

Poisson d’avril ?...

N’excite point trop ma verve,

Modère un peu ton babil.

Je grogne, quand on m’énerve !...

Poisson d’avril !

Tu me nargues sans prudence,

Tu souris d’un air subtil.

Reçois donc ma confidence

Digne de ce fou d’avril :

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Dès que je quitte ma femme,

Notre amour est en péril :

A tout minois je m’enflamme !...

Poisson d’avril !

On me chuchote à l’oreille

Que c’est elle, paraît-il,

Qui me rendrait la pareille !...

Poisson d’avril ?

Tu m’asticotes, ma belle,

Prends garde ! Ventre St Gril !

Je fuirai, si tu m’appelles !...

Poisson d’avril !

Las ! Dès que je suis loin d’elle,

Il me semble être en péril

Et je rentre à tire d’ailes,

Moineau d’avril.

Pardonne ! Moi ma querelle,

Ne vaut pas un grain de mil ;

Sois plutôt ma tourterelle

Quand vient avril.

Ma chanson n’est pas méchante,

Ma blague n’a rien de vil :

Pour le gai printemps, je chante

Rondeau d’avril.

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Je termine ma romance,

Pauvre Pierrot, pauvre Gil,

Pauvre poète en démence,

Par mon premier vœu d’avril :

Puissions-nous longtemps encore

Nous bécoter le profil

En répétant : je t’adore !...

Ainsi soit-il !

1er

avril 1944

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