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Directeur de la publication : Edwy Plenel Mardi 10 Novembre www.mediapart.fr Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.1/59 Sommaire L’Afrique de Hollande, c’est la guerre LE LUNDI 9 NOVEMBRE 2015 | PAR LÉNAÏG BREDOUX ET CLÉMENT FAYOL p. 6 Sur Arte, destins juifs, destins soviétiques PAR DOMINIQUE CONIL p. 8 Air Cocaïne: Chauprade s'exfiltre du FN PAR KARL LASKE ET MARINE TURCHI p. 10 Athlétisme: la Russie visée dans un premier rapport PAR LA RÉDACTION DE MEDIAPART p. 11 La lutte mondiale contre le dopage court plus vite mais court toujours derrière PAR FEDERICO FRANCHINI p. 15 Calais: comment l’Etat éloigne les migrants de la «jungle» PAR CARINE FOUTEAU p. 17 Règlement de comptes à l'Hadopi PAR JÉRÔME HOURDEAUX p. 20 Le jugement qui condamne un sénateur PS à de la prison ferme PAR MICHEL DELÉAN p. 21 Didier Porte: «Vade retro Belzemmour!» PAR LA RÉDACTION DE MEDIAPART p. 21 L’étrange carrière du candidat Daniel Sperling à la Région PACA PAR MATHILDE GOANEC ET LOUISE FESSARD p. 22 Un «Mouvement commun» pour dépasser les vieux partis de gauche PAR STÉPHANE ALLIÈS p. 26 Birmanie: vers un raz-de-marée pour Aung San Suu Kyi PAR GUILLAUME DELACROIX p. 28 Scandale Volkswagen: ce que font les comités d'experts bruxellois PAR LUDOVIC LAMANT p. 30 Une semaine folle, d’Omar Raddad à Mediapart... PAR HUBERT HUERTAS p. 30 Bygmalion: l'autre agence de com' et sa facture cachée PAR MATHILDE MATHIEU p. 32 A Marseille, l'enquête sur la mort de trois jeunes dément le ministère de l'intérieur PAR LOUISE FESSARD p. 35 Christian Schiaretti: «Mon combat théâtral interroge notre dimension commune» PAR ANTOINE PERRAUD p. 38 En Palestine, la «génération du mur» est dans l’impasse PAR JOSEPH CONFAVREUX p. 42 Bolloré et Niel ferraillent en Italie, Orange en ligne de mire PAR LAURENT MAUDUIT ET MARTINE ORANGE p. 45 Prêts en francs suisses: un témoignage confirme les mensonges de la BNP PAR DAN ISRAEL p. 47 Le destin incertain d'un fumeur de joints PAR MICHAËL HAJDENBERG p. 49 Le mauvais coup du fisc contre Mediapart PAR EDWY PLENEL p. 52 Le projet Valls «inverse le modèle du droit du travail français» PAR MATHILDE GOANEC p. 54 Reprise de la SNCM: le groupe corse Rocca grand favori mais… PAR PHILIPPE RIÈS p. 56 Clive Hamilton: «L’anthropocène est l’événement le plus fondamental de l’histoire humaine» PAR JADE LINDGAARD

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Directeur de la publication : Edwy Plenel Mardi 10 Novembre www.mediapart.fr

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.1/59

Sommaire

L’Afrique de Hollande, c’est la guerreLE LUNDI 9 NOVEMBRE 2015 | PAR LÉNAÏG BREDOUX ET CLÉMENT FAYOL

p. 6

Sur Arte, destins juifs, destins soviétiques PAR DOMINIQUE CONIL

p. 8

Air Cocaïne: Chauprade s'exfiltre du FN PAR KARL LASKE ET MARINE TURCHI

p. 10

Athlétisme: la Russie visée dans un premierrapport PAR LA RÉDACTION DE MEDIAPART

p. 11

La lutte mondiale contre le dopage court plus vitemais court toujours derrière PAR FEDERICO FRANCHINI

p. 15

Calais: comment l’Etat éloigne les migrants de la«jungle» PAR CARINE FOUTEAU

p. 17

Règlement de comptes à l'Hadopi PAR JÉRÔME HOURDEAUX

p. 20

Le jugement qui condamne un sénateur PS à de laprison ferme PAR MICHEL DELÉAN

p. 21

Didier Porte: «Vade retro Belzemmour!» PAR LA RÉDACTION DE MEDIAPART

p. 21

L’étrange carrière du candidat Daniel Sperling àla Région PACA PAR MATHILDE GOANEC ET LOUISE FESSARD

p. 22

Un «Mouvement commun» pour dépasser lesvieux partis de gauche PAR STÉPHANE ALLIÈS

p. 26

Birmanie: vers un raz-de-marée pour Aung SanSuu Kyi PAR GUILLAUME DELACROIX

p. 28

Scandale Volkswagen: ce que font les comitésd'experts bruxellois PAR LUDOVIC LAMANT

p. 30

Une semaine folle, d’Omar Raddad àMediapart... PAR HUBERT HUERTAS

p. 30

Bygmalion: l'autre agence de com' et sa facturecachée PAR MATHILDE MATHIEU

p. 32

A Marseille, l'enquête sur la mort de trois jeunesdément le ministère de l'intérieur PAR LOUISE FESSARD

p. 35

Christian Schiaretti: «Mon combat théâtralinterroge notre dimension commune» PAR ANTOINE PERRAUD

p. 38

En Palestine, la «génération du mur» est dansl’impasse PAR JOSEPH CONFAVREUX

p. 42

Bolloré et Niel ferraillent en Italie, Orange enligne de mire PAR LAURENT MAUDUIT ET MARTINE ORANGE

p. 45

Prêts en francs suisses: un témoignage confirmeles mensonges de la BNP PAR DAN ISRAEL

p. 47

Le destin incertain d'un fumeur de joints PAR MICHAËL HAJDENBERG

p. 49

Le mauvais coup du fisc contre Mediapart PAR EDWY PLENEL

p. 52

Le projet Valls «inverse le modèle du droit dutravail français» PAR MATHILDE GOANEC

p. 54

Reprise de la SNCM: le groupe corse Roccagrand favori mais… PAR PHILIPPE RIÈS

p. 56

Clive Hamilton: «L’anthropocène estl’événement le plus fondamental de l’histoirehumaine» PAR JADE LINDGAARD

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L’Afrique de Hollande, c’est la guerreLE LUNDI 9 NOVEMBRE 2015 | PAR LÉNAÏG BREDOUX ET CLÉMENTFAYOL

Jean-Yves Le Drian, François Hollande et Laurent Fabius avecles soldats français à Bangui, le 28 février 2014 © Reuters

Lundi et mardi se tient à Dakar le deuxième Forum sur la paix et lasécurité. La France y est représentée par le ministre de la défenseJean-Yves Le Drian, le « ministre de l’Afrique » du quinquennat.Depuis 2012, ce sont les militaires qui ont pris la main sur lapolitique africaine de la France. Premier volet de notre série surla politique africaine de François Hollande.

Ce sera son 8e voyage en Afrique depuis le début de l’année.Lundi et mardi, Jean-Yves Le Drian est à Dakar pour le Forumsur la paix et la sécurité en Afrique, initié par la France. Plusieurschefs d’État du continent ont prévu de faire le déplacement, tantle ministre français de la défense est devenu le « ministre del’Afrique » de François Hollande.

Il n’y était pourtant pas prédestiné. Le Drian, qui se représente à latête de la Région en Bretagne lors du scrutin de décembre, n’étaitpas un spécialiste de l’Afrique. Il ne la connaissait que comme élulocal. Rien de plus. Là encore, il ressemble à son ami, FrançoisHollande. Lui non plus ne s’était jamais particulièrement intéresséà l’Afrique, avant d’arriver à l’Élysée. « Le Drian et Hollandeen Afrique, c'était le néant. Cela ne les intéressait pas du tout »,se souvient Guy Labertit, le monsieur Afrique du PS jusqu'en2006. Et ils ne s’attendaient pas à ce que le continent devienneune de leurs priorités. De celles qui marquent et bousculent unquinquennat.

Tout a changé avec la guerre au Mali. Déclenchée le 11 janvier2013, neuf mois seulement après l’élection présidentielle, ellemarque un véritable tournant dans la politique étrangère duchef de l'État. Elle a été suivie de l’intervention militaire enCentrafrique (RCA) puis, surtout, de l’installation durable del’opération Barkhane, forte de 3 000 hommes, qui couvre une

région très vaste : le Mali, le Niger, le Tchad, la Mauritanie et leBurkina Faso. Sans compter les coopérations avec le Camerounet le Nigeria dans la lutte contre Boko Haram.

Jean-Yves Le Drian, François Hollande et Laurent Fabius avecles soldats français à Bangui, le 28 février 2014 © Reuters

« Hollande devient Imperator. (…) Après Serval, la realpolitikva reprendre tous ses droits », explique le journaliste ChristopheBoisbouvier, auteur d’un ouvrage complet sur le sujet, Hollandel’Africain (La Découverte, 2015). « Avec le Mali, la politiqueafricaine de la France change et commence “Hollande 2”. (…) Lefait militaire est central dans la politique africaine de la France »,estiment également les deux chercheuses de l’Ifri Aline Lebœuf etHélène Quénot-Suarez, dans une des rares études universitairesconsacrées à la politique africaine de François Hollande.

À l’Élysée comme au gouvernement, ce sont les militaires quiont pris la main. À tu et à toi avec les chefs d’État du continent,Jean-Yves Le Drian a vite été identifié comme l'interlocuteurprivilégié des Africains, d'où le surnom évocateur de « ministre del’Afrique », en remplacement du ministre des affaires étrangèresLaurent Fabius. Par glissement progressif et pour combler unvide, plutôt que par stratégie préétablie. « Le Drian ne devientpas ministre de la défense avec le projet de devenir ministre del’Afrique, témoigne un diplomate. Mais il s’est trouvé embarquésur ces dossiers, jusqu’à intervenir sur les questions politiques. »

« Pour s’intéresser à l’Afrique, il faut une sorte de passion, confieaussi François Loncle, député PS très introduit dans certains paysdu continent. Jean-Yves Le Drian l’a, Fabius, non. En plus, lesAfricains l’aiment bien : ils l’ont adoubé comme ministre del’Afrique. Y compris ceux qui ne sont pas en guerre. »

Il a été d’autant plus vite reconnu comme leur interlocuteurprivilégié qu’il est très proche du président de la République.« C’est l’homme de François Hollande », glisse un visiteur del’Élysée, spécialiste de l’Afrique. À l’inverse, Laurent Fabius a laréputation de ne pas s’intéresser beaucoup au continent africain et,depuis le début du quinquennat, il est déjà bien occupé par deuxgros dossiers – la Syrie et les négociations sur le nucléaire iranien– et par sa volonté de réorienter le réseau diplomatique françaisvers le volet économique.

Au Quai, il a fait un grand ménage en remplaçant plusieursspécialistes de l’Afrique. « Laurent Fabius ne connaît rien àl’Afrique et s’en désintéresse complètement, affirme LaurentBigot, ancien sous-directeur Afrique du Quai, évincé par Fabiuset reconverti dans le privé. Sa seule obsession, c’est la diplomatie

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des affaires.» « Les militaires ont pris la place. Les positions nesont plus proposées par les diplomates ; ils suivent », poursuit cefin connaisseur du Sahel, débarqué en 2013 à cause de son franc-parler.

Car Jean-Yves Le Drian va bien au-delà de la conduite desopérations militaires engagées par François Hollande. Au Tchad,au Mali ou en Centrafrique, il ne se contente pas d’évoquer lasituation sécuritaire et le déploiement des forces françaises. Ilse mêle de politique. Même quand Fabius est en désaccord – cequi est assez rare, selon de nombreuses sources. Mais c’est lecas sur la Centrafrique, où les deux ministres n’ont pas la mêmeappréciation de la présidente de la transition Catherine SambaPanza, poussée dès le début par le Quai d’Orsay, mais peu encour chez les militaires. Selon plusieurs sources, au ministère dela défense, on la juge « pas fiable », voire « menteuse », quandFabius continue de la défendre.

Dans ce pays déchiré par l'horreur de la guerre civile, la lignepolitique de la France suit une logique militaire : «Le besoin desmoyens déployés en RCA pour le dispositif Barkhane fait que laDéfense est très volontariste pour partir. C’est la raison pourlaquelle Paris insiste autant sur la tenue d’élections », décryptele spécialiste du pays Thierry Vircoulon.

Jean-Yves Le Drian est également celui qui incarne de façonla plus spectaculaire le rapprochement avec certains autocratesde la région, au nom de la lutte antiterroriste. En premier lieu,le Tchadien Idriss Déby, dont il est devenu proche. Les deuxhommes s’apprécient et se voient très régulièrement. « Nousavons une relation de coopération ancienne avec le Tchad. Et unerelation solide et précieuse avec Déby», nous expliquait déjà en2014 le député Gwendal Rouillard, coauteur d’un rapport surles opérations françaises en Afrique.

Les diplomates, y compris à l’Élysée, sont souvent moins allantsavec le régime tchadien, dont ils expliquent qu’il ne tient qu’àun fil et qu’il ne peut donc être perçu comme un pôle durablede stabilité. Quant à Laurent Fabius, sa première rencontre avecDéby, en 2012, a été un fiasco – selon un diplomate, le présidentl’a fait attendre une demi-heure et le ministre français, vexé, estparti avant le dîner…

Selon nos informations, le ministre de la défense a égalementcritiqué, suivi de près par Laurent Fabius, le communiquéde l’Élysée préparé par la cellule diplomatique, qui prenaitses distances avec le référendum de Denis Sassou-Nguesso auCongo-Brazzaville, lors du conseil des ministres du 28 octobre.« Et Hollande leur a donné raison », affirme une source socialiste.

Le duo au ministère de la défenseL’influence de Le Drian s’est illustrée à Dakar, en 2014, lorsdu premier Forum sur la paix et la sécurité. C’était une idéede la France, lancée lors du sommet de l’Élysée en décembre2013. Mais ce ne sont pas que les ministres de la défense quisont venus : quatre chefs d’État étaient présents, et non desmoindres. Aux côtés de Macky Sall, le président sénégalais hôte

de la manifestation, il y avait le Malien Ibrahim Boubacar Keïta,le Mauritanien Mohamed Ould Abdelaziz, et le Tchadien IdrissDéby. « C’est une très belle marque de confiance », souritGwendal Rouillard, député du Morbihan et très proche de LeDrian.

Capture d'écran du Forum sur la paix et la sécurité de 2014

Et les hommes forts du Sahel, nouveaux (et anciens) alliés dela France, avaient aussi saisi l’occasion pour récolter les fruitspolitiques de leur collaboration dans cette « guerre contre laterreur » que Paris estime mener. Idriss Déby s’était notammentfait remarquer par une sortie sur le rôle déstabilisateur de la Francedans la chute de Mouammar Kadhafi. La deuxième édition duForum est prévue les 9 et 10 novembre, cette fois encore enprésence de plusieurs chefs d’État.

En Afrique, nombre de présidents connaissent aussi le directeurde cabinet du ministre de la défense : Cédric Lewandowski.Arrivé avec son patron, il est aussi craint que respecté, luiqui peut se targuer de la plus grande longévité à la tête d’uncabinet ministériel depuis 2012. Il n’est pourtant ni énarque nipolytechnicien – une véritable rareté dans le monde politiqued’aujourd’hui, qui lui vaut parfois le mépris de ses pairs. « Ilsforment un duo. Cédric déleste le ministre de beaucoup de choses.C’est une très bonne répartition des rôles », témoigne le députéGwendal Rouillard. « Au cabinet, les dossiers sont bouclés à 95 %par Lewandowski. C’est le meilleur directeur de cabinet de laRépublique, mais qui n’a pas le soutien des réseaux étatiques. Ilcompense par ses réseaux industriels », affirme aussi un militaire.

Capture d'écran du site d'EDF en 2010

Lewandowski, c’est surtout « un homme d’influence et deréseaux », tissés dans les milieux industriels et parmi lesélus locaux, selon une source de la défense. Ancien chef decabinet d'Alain Richard sous Lionel Jospin, c'est sous l'aile deFrançois Roussely à EDF qu'il se fabrique un carnet d'adressesimpressionnant. Responsable des relations avec les élus pour

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l'électricien, il démontre sa capacité de travail et rencontrebeaucoup de monde. Lui qui n'est pas haut fonctionnaire apprendà compenser.

« Il cherche ses propres solutions en utilisant tout le spectre deson relationnel, y compris dans le secteur privé, rapporte unesource militaire. Parce que, dans la zone grise du renseignement,des forces spéciales ou des exportations, il faut trouver dessolutions hors des sentiers battus… Et Cédric, lui, ne s’interditrien. » Le tandem a souvent secoué la Grande Muette. « Leurforce, c'est qu'après une série de ministres de de la défenseinsignifiants et un état-major qui prenait toute la place, ils ont faitcomprendre qu'ils étaient les patrons », analyse un ancien hautresponsable des renseignements français.

Pourtant, Lewandowski va parfois trop loin : souvent jugé brutal,il s’est fait quelques ennemis solides, et ses choix suscitentparfois de vives critiques. Ainsi, dans la guerre secrète quese livrent les intermédiaires en tous genres, le directeur decabinet qui fait peur aux généraux est accusé de favoritisme àl’égard des entreprises de sécurité privées proches de son courantpolitique et particulièrement du directeur d'Amarante, Pierre-Antoine Lorenzi, ancien espion et homme d'affaires très connecté.

Dès 2012, Lewandowski va ainsi provoquer les foudres de laDGSE, en parrainant Lorenzi pour lancer ses propres pistes envue de libérer les otages français d’Areva au Niger. L’épisodeaurait pu le fragiliser durablement si les réseaux Roussely et lesinterventions militaires n'avaient renforcé l'assise du binôme leplus efficace du quinquennat.

François Hollande et le général Puga le 17 décembre 2014, à l'Elysée © Reuters

Mais l’influence de la Défense ne s’arrête pas là : elle se nichejusqu’au cœur de l’Élysée où le général Puga, le chef d’état-major particulier du président de la République, est parvenu àtisser une relation de grande proximité avec François Hollande(Mediapart lui a déjà consacré un long portrait). Par sonhistoire et sa carrière, il connaît très bien l’Afrique. « C’estle vice-roi d’Afrique, persifle un militaire. Il connaît tout lemonde. » Et il n’a pas de contrepoids à l’Élysée, où la conseillèreAfrique, la diplomate Hélène Le Gal, concentre de nombreusescritiques (y compris parfois très machistes), dans les cerclesmilitaires, affairistes mais aussi parmi les socialistes partisansde la “realpolitik”, qui la jugent trop critique à l’encontre decertains autocrates. « Puga a de l’importance parce qu’il n’y arien entre lui et Hollande. C’est la faillite de la diplomatie et desconseillers », estime un ancien directeur des services français.

Depuis le début du quinquennat, les rapports ont parfois été tendusentre Puga, à l’Élysée, et la Défense. En cause : des désaccords– sur le budget des armées ou la guerre au Mali – et d’habituelsjeux de pouvoir et d’influence. Mais au-delà de la place centraleoccupée par le général Puga et par Cédric Lewandowski, « à lafin, c’est Jean-Yves Le Drian et François Hollande, et c’est tout,tranche le député Gwendal Rouillard, proche des deux hommes.C’est leur relation qui permet de tout réguler depuis le début ».

« L’Afrique, ce n’est pas le Gabon, le Congo et laGuinée-Equatoriale »Cette « clef de voûte » a plusieurs conséquences de fond : unevision très sécuritaire avec une gestion militaire des crises, et laréhabilitation d’un certain nombre d’autocrates de la région, dontFrançois Hollande avait juré qu’il voulait se tenir à distance. Lemême schéma fonctionne désormais aussi dans d’autres régionsdu monde, en Égypte ou en Arabie saoudite. Sans que cettepolitique ait été pensée en amont – c’est une des marques defabrique de François Hollande, réticent à toute théorisation de sonaction.

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La politique africaine de la France reste donc marquée parun « impensé stratégique », qui s’appuie d’autant plus sur lestendances lourdes de la politique étrangère de la France qu’il n’apas été réfléchi en amont, estime Aline Lebœuf, chercheuse àl’Ifri. Et elle s’appuie plus encore sur ceux qui étaient facilementmobilisables, et déjà implantés sur le terrain : les militaires. Ils ontaussi l’immense avantage de donner au président et à la Franceun sentiment de puissance – y compris sur la scène internationale.À l’ONU, le poids de Paris dépend largement de son influence enAfrique. « Le sujet compte notamment dans nos relations avec lesÉtats-Unis et les Nations unies », explique-t-on dans l'entouragede Laurent Fabius.

Les premiers mois du quinquennat, quand François Hollandetançait publiquement Kabila en République démocratique duCongo, semblent en tout cas bien loin. Les militaires assument.Les diplomates, eux, s’agacent. À l’Élysée comme au Quaid’Orsay, on entend souvent la même phrase : « Hollande voit plussouvent Zuma [le président sud-africain] que Biya [le présidentcamerounais]. » Une manière de dire que l’Afrique ne peut passe résumer à l’ancien pré carré français, que la France a tissé desliens étroits avec l’Union africaine – Hollande était l’invité de son

50e anniversaire –, avec le Nigeria – le président français était

l’invité d’honneur du 100e anniversaire de la création du pays –ou encore avec l’Afrique du Sud.

« L’Afrique, ce n’est pas le Gabon, le Congo et la Guinée-Équatoriale ; c’est un tout. On redécouvre l’Afrique australe et del’Est. Et là, c’est beaucoup d’économie », explique un diplomate.« Quand on dit que le pré carré de la France n’existe plus,c’est vrai et faux à la fois, tempère Aline Lebœuf, à l’Ifri. Si onparle de la diplomatie économique et culturelle, il y a une vraie

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volonté de déconcentrer. Mais dès que l’on touche aux questionsstratégiques et de sécurité, on y revient. D’autant plus que laFrance n’a pas les moyens d’intervenir partout. »

Les “diplos” rappellent aussi que la politique au Mali ne se résumepas à la guerre, certes spectaculaire. « C’est aussi une politiquede développement et des négociations politiques », plaide-t-on au Quai d’Orsay. La secrétaire d’État au développementAnnick Girardin se rend d’ailleurs régulièrement en Afrique –mais les cafouillages sur son budget, à comparer aux rallongesaccordées à la Défense, en disent long sur l’échelle des prioritésdu gouvernement.

Vidéo disponible sur mediapart.fr

L’Élysée et le Quai se targuent aussi de soutenir les processusdémocratiques. En octobre 2014, l’Élysée a fait fuiter la lettreenvoyée par le président français au Burkinabè Blaise Compaorépour le dissuader de se maintenir au pouvoir à tout prix. Quelquessemaines plus tard, le chef de l’État français avait repris le mêmecredo. « Là où les règles constitutionnelles sont malmenées, là oùla liberté est bafouée, là où l’alternance est empêchée, j’affirmeici que les citoyens de ces pays sauront toujours trouver dansl’espace francophone le soutien nécessaire pour faire prévaloirla justice, le droit et la démocratie », avait-il déclaré en novembre2014 à Dakar.

Il a fait quelques gestes sur la mémoire des crimes commispar la France sous la colonisation – il a par exemple remisune partie des archives du massacre de Thiaroye au Sénégal. Ilcontinue de défendre certains dossiers de défenseurs des droits del’homme emprisonnés, tout en restant très souvent publiquementsilencieux. « C’est la politique des petits gestes », résume ClémentBoursin, responsable des programmes Afrique de l’ONG Acat.

Mais au premier test important qui s’est présenté, fin octobre,François Hollande a reculé, soutenant le président du Congo-Brazzaville Denis Sassou Nguesso dans son projet de référendumpour lui permettre de se maintenir au pouvoir. Et même s’il adepuis fait machine arrière, le double jeu de la France n’a trompépersonne. « Sassou s’en est amusé », sourit un Français qui l’arencontré il y a peu. Il sait que tant que Paris aura besoin de lui,pour la Centrafrique ou la COP21, il peut compter sur son vieilallié. Comme les autres.

Boite noireAprès trois ans et demi de mandat de François Hollande, nousavons estimé qu'il était possible – et intéressant – de faire le bilande sa politique africaine. La guerre au Mali, on le sait, a constituéun tournant fondateur dans la politique étrangère du présidentfrançais. Nous allons nous y pencher avec trois volets : le premier,consacré au rôle pris par le ministère de la défense et par lesmilitaires ; le deuxième sur les réseaux de la “Françafrique” ; letroisième sur l'intérêt porté par le premier ministre Manuel Vallsà l'Afrique.

Pour ces articles, nous avons rencontré plusieurs dizaines depersonnes depuis la mi-septembre. La plupart ont demandé àrester anonymes – soit de par leur fonction (dans les cabinetsministériels ou à l'Élysée par exemple), soit pour ne pas mettre endanger leurs réseaux politiques, d'affaires ou d'amitié. Beaucoupne seront donc pas citées.

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Sur Arte, destins juifs,destins soviétiquesPAR DOMINIQUE CONILLE MARDI 10 NOVEMBRE 2015

Roman Karmen. © DR

Basé sur des archives soviétiques inédites,le documentaire Shoah, les oubliésdel’histoire diffusé ce mardi 10 novembresur Arte retrace à la fois la guerrede 1941-45, la Shoah par balles,son effacement et la manipulation del’information, mal servi hélas par soncommentaire. Raison de plus pour lire LaCharrue de feu, fresque russe et hallucinéed’Eli Chekhtman, enfin traduite.

Parfois, ce n’est pas de chance. Àpeine la belle voix grave d’AnnaMouglalis articule-t-elle les premiers motsdu commentaire de Shoah, les oubliésdel’histoire, qu’on dresse l’oreille. Ilest question du statut des juifs enRussie tsariste – pogroms, interdictionsmultiples – puis de la Révolution de1917. « Les juifs perdent alors leuridentité religieuse en même temps qu’ilsse coupent de leur héritage culturel.[…] L’invasion allemande sera un cruelrappel à l’histoire », dit-elle. Faux :dans les faits, nombreux étaient lesjeunes juifs à avoir rallié la causerévolutionnaire bien avant 1917 (voir leLe Yiddishland révolutionnaire d’AlainBrossat) et les images mêmes de laShoah par balles démentent cette ruptureavec l’héritage, religieux comme culturel.Ce « cruel rappel à l’histoire », quidonne à penser qu’il y a un lien entreassimilation, abandon de la religion etgénocide nazi, augure mal du reste,d’autant qu’on vient de voir des imagesde prisonniers dans des camps, « sortesde loques », « aux regards vides ». Or,les prisonniers des images en questionn’ont rien de loques – des êtres humainsplus que malmenés, des survivants, pas

des loques – et leurs regards sont loind’être vides. Ennuyeux pour un film quiprécisément ambitionne d’appréhenderréel, documents et imagerie…

On ne peut tout dire, certes, en 53minutes : il faut donc faire avec un pactegermano-soviétique promptement évoqué(la « trahison » de l’Allemagne) ouune armée russe « désorganisée » (sanspréciser que tout le haut commandementavait disparu trois ans plus tôt dans lespurges staliniennes, et que cela coûta cheren vies humaines).

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Et pourtant, il faut regarder. En dépit desconfusions, du lyrisme épuisant, tels ces« rescapés figés dans les affres de lamort » (qui justement y ont échappé, à lamort) ou les références à l’utilisation desfilms de fiction soviétiques pour conforterl’élan national avec moisson enthousiasteet gerbes de blé, « images d’un bonheurpassé », dit le commentaire. Bonheurtrès relatif en Ukraine où l’holodomor, lagrande famine de la collectivisation, huitans plus tôt, était dans les mémoires (entre2,5 et 5 millions de victimes). Sans mêmeévoquer un film dont la pellicule est à demirongée, sur une terrible scène d’exactionet d’humiliation, qui, à entendre AnnaMouglalis, se serait « autocensurée » dehonte.

Ces images, à moins que vous ne voussoyez rendus à l’exposition du Mémorialde la Shoah (remarquable, elle – lire sousl'onglet Prolonger), qui a fermé ses portesil y a quelques jours, vous n’en avez jamaisvu autant, et pour cause : elles se trouvaientdans les archives soviétiques depuis 70 anset on peut gager que les Russes eux-mêmesn’en connaissent qu’une partie. Elles sontprésentées, en suivant la chronologie, avecd’autres images, allemandes, celles-là : lessoldats allemands furent évidemment lesseuls à pouvoir filmer, en direct, la Shoahpar balles.

Le film affiche cette double ambition :montrer ce que fut la Shoah par balles, troismillions de morts juifs (voir le billet deFrançois Delpla), sa spécificité gomméepar les actualités comme par la mémoire

soviétique, et montrer aussi comment,à partir d’un élan et d’un couragecollectifs bien réels, s’est construit toutau long de la guerre (et après, Poutineen étant l’actuel promoteur) un discoursunivoque, héroïque, d’autant moins remisen question qu’en Russie, aujourd’huiencore, on évoque souvent 1941-45comme si la guerre s’était achevée le moisdernier.

Tout le documentaire est, aussi,un hommage aux reporters d’imagessoviétiques qui filmèrent au péril de leurvie (de nombreux morts parmi eux) et dontla tâche n’était pas facile puisqu’il leurfallait capter le réel et suivre néanmoinsdes directives. Parfois impossibles àsatisfaire : à l’été 1941, zéro « imagepositive », le désastre. On opta pour lesdestructions et les douleurs, il y avaitmatière. On est alors frappé par cesfilms, terribles et beaux, qui contrastentétrangement avec la piètre qualité deceux des vainqueurs du moment montrantl’abattage en masse dans les fosses etravins ukrainiens.

Mais, à Moscou, on trie les images. Toutne peut être montré, ni dit. La force desactualités filmées est telle que les reportersde la presse écrite jouissent d’une plusgrande liberté (Ilya Ehrenbourg et VassiliGrossman, deux des plus connus, sontabondamment cités). Saluons le couragede quelques-uns, et il en fallait pour nepas obtempérer aux consignes venues d’enhaut, notamment celui d’Esther Choub,préposée au tri (cinéaste elle-même, etpas n’importe laquelle – lire sous l'ongletProlonger) : au lieu de détruire le « rebut »,ils le conservèrent.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Le rebut, c’était surtout la Shoah. Lors descontre-offensives soviétiques, en 1942 et1943, les reporters d’images découvrentles charniers, les exhumations, les récitsdes témoins. Rien de tout cela n’est alorsexplicité : les charniers sont ceux de« paisibles citoyens soviétiques », point, etl’on coupe au montage les étoiles cousuessur les vêtements, comme on coupera plustard les montagnes de châles de prière dans

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les camps. Pas de victimes spécifiques,mais un peuple victime. Lorsque l’onvoit, à Krasnodar, les premiers nazisjugés et pendus, le chef d’accusation est« assassinat du peuple ». En nommant laShoah pour ce qu'elle était, un génocide,il aurait fallu évoquer la collaborationukrainienne (ou balte) à l’extermination.Cette collaboration est bien mentionnéedans le documentaire, mais la participationactive de la Wehrmacht est, elle, passéesous silence. Or, les Einsatzgruppen(commandos de la mort désignés pouréliminer communistes, Tziganes, maladesmentaux et juifs), c’était un peu plus de3 000 hommes. On leur attribue plus d'unmillion et demi de morts juifs. Même pourdes surhommes, c’est beaucoup. D’autantque les lettres d’officiers allemands seplaignant du trouble que les exécutions demasse sèment dans la troupe ne manquentpas. Dommage que le commentaire ne diserien de cela, lui qui dénonce le silencesoviétique.

Un an avant l’entrée des Américainsà Buchenwald, les Soviétiques libèrentsuccessivement les camps de Maïdanekpuis d’Auschwitz. Ils sont les premiersà filmer, du moins à Maïdanek. ÀAuschwitz, ils sont absents lors del’ouverture du camp. On les appelle. Ilsn’ont presque plus de pellicule. Le tempsd’en faire venir, on a évacué la majoritédes déportés. Alors que Roman Karmen,par exemple, s’en tient à filmer le réel, rienque le réel (voir ici l’extrait du film où ils'exprime sur le sujet, tel qu’il fut montrédans le cadre de l’exposition), d’autresvont « reconstituer » Auschwitz, telleElisaveta Svilova qui filme des figurantespolonaises réquisitionnées pour porter latenue rayée dans les baraquements, sansmême parler de l’absurde « libération »avec prisonniers en fête, que l’on coupatout de même au montage.

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Le documentaire relate l’occultation quasitotale dont fit l’objet la Shoah parballes en URSS après-guerre. Même si lemot « résurgence » (d’un antisémitismeaffirmé) après-guerre convient mal. Mais

pas un mot n’est dit sur le comitéantifasciste juif créé en 1943, ni surle Livrenoir, dirigé par Ehrenbourg etGrossman (avec 38 auteurs), qui collectaitles preuves, témoignages et traces desmassacres. D’abord adoubé par lesautorités, puis progressivement vidé de sasubstance (pas un mot sur la collaborationdes populations), enfin carrément interditen 1947. Et bon nombre des membresdu comité furent arrêtés, certains exécutésen 1952, sans même évoquer la mort,probablement par assassinat, de SolomonMickhoels, directeur du théâtre yiddishd’État. À cet égard, le silence à lafin du film sur Babi Yar (plus de30 000 personnes abattues en deux jours,majoritairement juives, mais aussi descommunistes et des prisonniers de guerre)ou l’anonymat persistant de la jeunerésistante pendue dont l’image fit le tourdu monde, mais qui dut attendre 1992 pourretrouver son nom, Macha Bruskina, et sonidentité juive, sont éclairants.

“La Charrue de feu”, chef-d'œuvre enfin traduitEli Chekhtman, officier de l’Armée rougedécoré pour son courage, est entré dansBerlin en même temps que VassiliGrossman. Ce n’est pas le seul pointcommun entre les destinées des deuxécrivains. Chekhtman ne revit l’Ukraine– où il était né et avait toujours vécu,écrivant et publiant en yiddish depuis lesannées 1920 – qu’une fois démobilisé en1947. Et trouva, comme Grossman, lesilence et l’absence. Eli Chekhtman, lui,ne faisait pas partie du comité antifascistejuif et ne participa pas au Livre noir (ilavait passé la guerre au front) mais n’enfut pas moins arrêté en 1948 (écrire enyiddish suffisait) ; la mort de Staline lesauva. Et il poursuivit son grand œuvre,Erev (la veille), sept volumes post-Shoahdont seuls les deux premiers furent alorspubliés en URSS.

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Salué comme un écrivain majeur, comparéà Dostoïevski, Faulkner…, puis rien.Il émigre en Israël en 1972, espéranty publier la suite d’Erev. Mais en

Israël, cela ne se passe pas beaucoupmieux, littérairement. Face à l’hébreu, leyiddish tend à disparaître. L’explicationest courte, toutefois : on comprenddavantage pourquoi en lisant La Charruede feu. Chekhtman était violemmentdérangeant.

C’est ici qu’il faut saluer l’attention,l’obstination et le talent de Rachel Ertelqui achève la traduction d’Erev et donne àlire cette Charrue de feu, saga hallucinéede la famille Makover, qui s’ouvre commeun roman yiddish traditionnel, avec unpatriarche de Polésie – région entre laBiélorussie et l'Ukraine comprenant entre

autres Tchernobyl – à la fin du XIXe

siècle et se déploie comme une fresqueterrible sur quatre générations, jusqu’àl’extermination.

Chekhtman écrit comme ce Dniepr en cruequ’il raconte si bien, c’est une rythmique,des ressassements, des embardées et decruels arrachages. Certains, dans la familleMakover, ont des visions. Ils voient desmorts à venir ou toutes proches, descatastrophes. C’est un don malheureux quipeut les empêcher de vivre, les empêcherd’aimer, mais qui n’arrête jamais lemalheur entrevu. De ce patriarche qui serévolte contre un décret du tsar le privantde sa ferme et finit massacré par les voisinspaysans aux Cent-Noirs envoyés « partrains entiers » par le tsar pour tuer dujuif (et ainsi détourner la colère sociale),en allant vers les purges staliniennes puisla Shoah par balles, les Makover sonttraversés par tout, traversent tout. Toute lafin du livre est d'ailleurs le récit de la lente,trop lente traversée de l’Ukraine dévastéepar les nazis, à bord de ce chariot qu’onfait avancer de nuit en direction des forêtsde Polésie, si épaisses et si grandes qu’onespère pouvoir s’y cacher.

Ce sont des destins juifs, desdestins soviétiques et c’est un romanrusse écrit en yiddish. Ces Makoversont paysans, charrons, forgerons,viscéralement attachés, depuis mille ansqu’ils sont là, à leurs « cheminéesfumantes sous la lune orange », auxodeurs de la terre « … bourgeons desfeuilles de hêtre, de noyer, de saule, les

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effluves âcres des érables et des chênes ;le vent portait l’arôme piquant de larésine et des aiguilles de conifères ».On déplore l’effet de la révolution, quiappauvrit, à cause de « nos enfants quirejoignent à toutes jambes les bolchéviks,nos enfants qui ont peur d’être en retarddans la construction du nouveau monde,dans la construction d’une nouvelle tourde Babel ». Mikhl, l’enfant chargé decolère, ralliera même la Tcheka, explorantl’inhumain et lacruauté, cherchant ensuiteune impossible rédemption, s’éprenant deTatiana Boyde, socialiste révolutionnairerentrée de déportation aux îles Solovki etassignée à résidence dans une bourgade.

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Certains mourront dans les grandespurges, les militants comme le paysande ce kolkhoze « juif » expédié enterres ingrates, dans la steppe. On suitles consignes, les plans. D’autres planssont plus importants ; ceux de Dieupour certains et ceux des hommes dontla rumeur leur parvient : « L’aigle duCaucase [Staline – ndlr] qui de sesyeux voit le monde d’un bout à l’autre,envoie à l’autre aigle, son ami [Hitler –ndlr]des trains entiers de blé, de seigle,des tonneaux d’huile, de pétrole. »

Il y aura des paysans ukrainiens pour aideret sauver ; il y aura des partisans ; il yaura même de l’amour pour le personnagequi porte et emporte toute la partie finaledu livre, Temerl, amour chaotique etsolide comme ce chariot remontant lelong des champs moissonnés et des corpsdémembrés, des villages anéantis, le longdes eaux claires où l’on se lave trèsvite, des fosses emplies de corps, sous lesoleil et les ombrages, ou à la lueur desincendies, tandis que l’enfant Yemele, quigrandit très vite, demande si la mort ça faitmal. Eli Chekhtman – dont on comprend,sans même le savoir vraiment, qu’il crutdans le communisme – n’a pas seulementécrit un réquisitoire contre le stalinisme,le nazisme, mais un réquisitoire contre lemonde comme il va, broyant les gens.

Mais, tandis qu’on apprête les premierstrains, car de la Shoah par balles,on passe désormais à la Shoah toutcourt, l’une des scènes ultimes expliquepeut-être pourquoi Eli Chekhtman eutpresque autant de mal à publier en Israëlqu’en URSS. Le vieux docteur Potlis,bundiste, honnête homme, lui aussi vouéà une mort certaine, s’en prend, avecun discours d’une violence extrême, auxsionistes, qui n’ont fait qu’apparaître iciet là dans le roman. Il fustige HaimWeizmann, son mépris pour les juifsde la diaspora, « poussière économiqueet spirituelle », dénonce l’indifférence,en 1937, à l’extermination annoncée.Dans la maison où sont entassés lespresque déportés, les religieux dont ona arraché la peau avec la barbe, lesfemmes aux enfants morts, le docteurPotlis tonne une dernière fois contre BenGourion ou les Américains, l’abandondu monde, ricane qu’on dira qu’ils sesont laissé conduire à l’abattoir commedes moutons. Et sa harangue, qui inclutde sombres prédictions, venue d’unpersonnage éminemment charismatique,est terrible. De quoi se retrouveroublié dans l’anthologie israélienne dela littérature yiddish, ce qui arriva àEli Chekhtman… Car tout cela fut écritprès d’Haïfa, fort loin de cette Polésiesensuellement présente à chaque ligne.

L’œuvre d’Eli Chekhtman est désormaistraduite en russe, en hébreu, partiellementen anglais. La Charrue de feu fut sondernier livre. Il nous reste à découvrirErev.

Shoah, les oubliés de l'histoire, 53minutes, Arte (10 novembre, 22 h 30,puis sur arte+7 pendant une semaine),

réalisé par Véronique Lagoarde-Ségot, surune idée de Valérie Pozner et AlexandreSumpf.

La Charrue de feu, d'Eli Chekhtman,traduit du yiddish par Rachel Ertel,éditions Buchet-Chastel, 427 pages, 24 €.

Air Cocaïne: Chauprades'exfiltre du FNPAR KARL LASKE ET MARINE TURCHILE MARDI 10 NOVEMBRE 2015

L'eurodéputé Aymeric Chaupradeannonce qu'il quitte le Front national,après que Marine Le Pen a ouvertementdésapprouvé son rôle dans l'évasion desdeux pilotes impliqués dans un trafic dedrogue en République dominicaine. Desinvestigations, voire des poursuites,risquent d'être engagées contre lui. L'unde ses collaborateurs, Pierre Malinowski,ancien militaire français, a joué un rôleopérationnel décisif dans l’exfiltration.

Après avoir organisé l'évasion des pilotesde l'affaire « Air Cocaïne », le députéeuropéen Aymeric Chauprade a doncchoisi de s'exfiltrer lui-même du Frontnational (FN). Lundi soir, il a annoncésur iTélé son départ du parti et dénoncédans Le Figaro les « trahisons »de la présidente du FN. Celui qui areconnu avoir été le « chef » d’unedes deux équipes chargées de l'opérationen République dominicaine, subissaitdepuis une semaine les remontrancesde la présidente du Front national. En

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déclarant « désapprouver l’initiativepersonnelle » d’Aymeric Chauprade, sonancien conseiller international, MarineLe Pen avait annoncé que le bureauexécutif du FN serait saisi,sans doute le24 novembre.

La présidente du FN a réagiimmédiatement, lundi soir, en évoquantl'affaire « Air Cocaïne » :

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« Cette affaire est un élément déclencheur», admet l'eurodéputé dans Le Figaro. «Chauprade est quelqu'un de libre, il apris la bonne décision. Air Cocaïne,c'est un événement de plus », explique àMediapart Pierre Malinowski, son nouvelassistant « accrédité » au Parlementeuropéen.Nouveau venu au Front national(il est depuis 2013 l'attaché parlementairede Jean-Marie Le Pen) et ancien militairefrançais, Pierre Malinowski a joué luiaussi un rôle opérationnel décisif dansl’exfiltration des pilotes.

Alors qu'il annonce son intention de créerune nouvelle formation politique, AymericChauprade pourrait désormais faire l’objetd’investigations à Saint-Domingue et àMarseille, où l’enquête visant les pilotesest ouverte pour « importation de produitsstupéfiants en bande organisée ».

À Saint-Domingue, Guillermo Moreno,l’un des candidats de l’opposition (AlianzaElectoral para el Cambio Democrátic) à laprésidentielle, a demandé la diffusion d’unmandat d’arrêt international à l’encontredu parlementaire Front national pour« avoir planifié et exécuté la fuite dedeux personnes qui étaient sous contrôle

judiciaire ». « Sa condition de députéne lui permet pas de violer la loidominicaine », a-t-il fait savoir.

Aymeric Chauprade et Pierre Malinowski(à sa droite) à Vladivostok, en septembre,

avec le vice-gouverneur de Primorsky.

Les autorités dominicaines ont déjàannoncé la diffusion d’un mandat d’arrêtinternational visant les pilotes, qui ont étéécroués les 3 et 5 novembre à la prisondes Baumettes à Marseille. Mais si PascalFauret et de Bruno Odos, condamnésà 20 ans de prison à Saint-Domingue,ne risquent pas l’extradition, l’enquêtejudiciaire française ne manquera pas de sepencher sur les circonstances de leur fuiteet les complicités dont ils ont bénéficié.Même si Aymeric Chauprade a déclaréêtre intervenu dans l’affaire parce queles deux hommes étaient « innocents »,le réseau de complicités mobilisé pourleur fuite ne peut manquer de poserquestion. L’assistance apportée aux misen cause pourrait s’apparenter en Franceà un « recel de malfaiteur », un délitcaractérisé par l’article 434-6 du Codepénal sanctionnant la prise en charge oul’hébergement de personnes recherchées.

Me Éric Dupond-Moretti, l’un des avocatsdes pilotes, a de son côté coupé court àcette possibilité, assurant que cette fuite« n'a pas été faite seule » – « desgens sont impliqués » – mais qu’elle neconstitue « absolument pas une infractionen France ». En faisant cueillir les deuxpilotes chez eux, les juges ont contreditl’avocat qui estimait aussi qu’il n’était« pas nécessaire de décerner [contre lespilotes] le moindre mandat que ce soit ».« Ce n'est pas une équipe barbouzardequi aurait été payée par l'État français »,

avait assuré Me Dupond-Moretti parlant «d’initiatives personnelles. »

Aymeric Chauprade a prétendu, dans unentretien à Paris-Match, que l’opération« était financée par de généreuxdonateurs ». Une source proche duFront national a confié à Mediapartque le député européen aurait néanmoinsdemandé « un feu vert » aux autoritésfrançaises, et obtenu un « feu orange ».« Je rappelle à chaque interview maconviction que l’État français n’est pasimpliqué dans cette exfiltration », anotamment déclaré l'eurodéputé. Venantdu principal organisateur de l'opération,une “certitude” aurait été préférable à une“conviction”… Chaupradre a fait valoirque l’État ne « critique pas » publiquementson action. Selon son entourage, AymericChauprade, qui est officier de réservedans la marine nationale, a évidemmentgardé des contacts de son passage en tantqu’enseignant à l’école de guerre – il ena été exclu après son livre relayant lesthéories contestant « la vérité “officielle”du 11-Septembre » 2001. Un porte-paroledu Quai d'Orsay avait « pris acte »du « retour en France » des pilotes,en précisant que « leur décision est unacte individuel dans lequel l'État n'estnullement impliqué ».

À Saint-Domingue, la presse a rappeléqu'Aymeric Chauprade avait conseillél'ancien président de la Républiquedominicaine Leonel Fernández. Et surtout,que ce dernier était accusé par unancien capitaine, Quirino Ernesto PaulinoCastillo, d'avoir reçu des fonds provenantdu trafic de drogue, y compris pourfinancer la fondation Global Democraciay Desarrollo (FUNGLODE), à laquelleAymeric Chauprade a collaboré.

Au Front national, la crainte a pris ledessus. Peu après l’incarcération à laprison des Baumettes du premier desdeux pilotes mis en cause dans l’affaire« Air Cocaïne », le 3 novembre, etavant l’incarcération du deuxième, le5 novembre, Marine Le Pen et sonnuméro deux Florian Philippot ont tousdeux souligné que le FN « n’avait rienà voir » dans l’exfiltration des deuxhommes, organisée par l'ancien conseiller« spécial » aux affaires internationales de

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la présidente du FN. « Je désapprouvequ'il prenne une initiative personnelle quiengage, au moins dans l'image que çadonne, le FN », a déclaré Marine Le Penle 4 novembre (Questions d'info, LCP-France Info-Le Monde-AFP).

« Le FN n'est rien allé faire danscette galère du tout, a commenté FlorianPhilippot. Monsieur Chauprade l'a faitdans sa vie privée, donc il est responsablede ses actes, avec un ami à lui,manifestement. Mais le FN n'a rien àvoir là-dedans. Ce sont des personnesqui font des choses dans leur temps libreet qui prennent leurs responsabilités. »En janvier déjà, la présidente du FNavait désavoué son conseiller internationalaprès sa vidéo sur la « cinquièmecolonne » islamiste en France et lui avaitretiré une partie de ses responsabilitésau FN. Pour autant, Aymeric Chaupraderestait influent. Il l'avait par exempleaccompagnée lors de sa visite en Égypte,en mai.

En fin de semaine dernière, AymericChauprade s'est à nouveau défendudans l'affaire « Air Cocaïne », sur lesite Boulevard Voltaire : « Ce sont descitoyens français qui, à titre privé, ontpris cette décision, à titre bénévole, iln'y a pas de mercenariat non plus, c'estimportant, personne n'a gagné d'argent »,a-t-il assuré. Mais l’équipée coordonnéepar l'eurodéputé FN est sans équivoque «barbouzarde », si l’on en croit le récit del’intéressé, qui a mobilisé deux équipesdistinctes, et auprès de lui un ancienmilitaire, adhérent depuis 2013 au Frontnational, Pierre Malinowski. D'aprèsAymeric Chauprade, Malinowski « a euun rôle déterminant dans l'opération, dansla préparation de la mission, il va faire uncertain nombre de tests déterminants quipermettront de déjouer la surveillance desforces armées dominicaines ».

À 28 ans, Pierre Malinowski a déjà unlong C.V. militaire : après quelques moisdans la Légion étrangère en 2005, lejeune homme s'est engagé comme pilotede char Leclerc dans l'armée de terre,dont il est sorti fin 2012 avec le gradede caporal-chef. Il a réalisé plusieurs

missions en Afrique et au Liban. Cetteexpérience lui a permis d'organiser « lapartie opérationnelle » de l'exfiltration,explique-t-il à Mediapart, tout en réfutanttoute mission « commando ».

Une photo de l'évasion publiée dans"Valeurs actuelles". Au premier plan, lespilotes. À l'arrière plan, Pierre Malinowski.

L'exfiltration a en tout cas suivi unprotocole précis. « Je suis arrivé sur placetrois jours avant. J’ai quand même faitquelques missions avec l’armée en Afriqueet au Liban, raconte Pierre Malinowski.Vous vous mettez dans la population, vousarrivez comme un touriste, vous louez unbateau, vous dites que vous venez tournerun documentaire et faire des repérages,vous faites le parcours deux, trois fois, unequatrième fois avec un touriste en plus etvoilà. J'avais repéré un bateau de l’arméequi était à proximité en mer, le jour J, j’aitrouvé ça un petit peu bizarre. Je me suisdit “s’il y en a un deuxième, moi je faisdemi-tour”. »

L'ancien militaire avait également prissoin de vérifier le dispositif de sécuritéentourant les deux pilotes. « Ils n’étaientpas en résidence surveillée, ils devaientaller signer tous les mois. Donc soit ils[les autorités dominicaines – ndlr] sont unpetit peu incompétents, soit ils se disent“bon, peut-être que ça nous arrange aussiqu’ils s’en aillent”. Mais je trouve çavraiment gros quand même… » Aprèsavoir conduit les pilotes, par bateau, à borddu voilier de l'équipe 2, Pierre Malinowskirevient au port avec Aymeric Chauprade.Il prend soin de faire “vivre” pendantquelques jours les téléphones des pilotes,puis d'effacer toute trace en les détruisant.« J’ai suivi un protocole de la mission quiétait déjà préparé », justifie-t-il.

Plusieurs incohérences demeurent, d'abordsur le financement de cette opération.Aymeric Chauprade évoque uneexfiltration « financée par de généreuxdonateurs » ; Pierre Malinowski parle luid'un seul « généreux donateur », qui auraitapporté « une somme estimée entre 60 000et 100 000 euros ». Ce montant semble peucrédible, car très en dessous des moyensqui ont été mobilisés pour cette mission.L'eurodéputé explique que l'opération aété préparée sur place lors d'un premiervoyage, mi-septembre, quand Malinowskidit n'être arrivé que « trois jours avant » etavoir « préparé sur le tas ».

Au-delà de sa casquette de militaire, PierreMalinowski entretient d'étroites relationsavec les autorités russes et partage avecAymeric Chauprade un positionnementclairement pro-Poutine.

Boite noireSollicité à plusieurs reprises, AymericChauprade n'a pas répondu à nosquestions.

Athlétisme: la Russie viséedans un premier rapportPAR LA RÉDACTION DE MEDIAPARTLE LUNDI 9 NOVEMBRE 2015

La commission d'enquête chargée parl'Agence mondiale antidopage de rendreun rapport sur les soupçons de corruption,chantage, extorsion et tricherie dans lescontrôles a rendu public, ce lundi, le voletrusse du dossier.

Les trois membres de la commissiond'enquête chargée par l'Agence mondialeantidopage (AMA) de rendre un rapportsur les soupçons de corruption, chantage,extorsion et tricherie dans les contrôlesantidopage ont tenu une conférence depresse lundi 9 novembre. C'est le voletrusse du dossier qui a pour l'instant étérendu public : les faits révélés la semainepassée par Mediapart, et qui ont d'oreset déjà abouti à la mise en examendes plus hauts dirigeants de l'IAAF, lafédération internationale d'athlétisme, ontété expurgés du document (que l'on

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trouvera ici). Dans un communiqué,l'AMA précise qu'un second rapport serapublié prochainement.

C'est donc finalement sur la seuleRussie que porte ce premier document.La commission indépendante de l'AMA,dirigée par Richard Pound, a identifiéce qu'elle a qualifié de défaillancessystémiques au sein de la Fédérationinternationale d'athlétisme (IAAF) et dela fédération russe, qui ont « empêchéou réduit la portée d'un programmeantidopage efficace ».

Au cours de cette conférence de presse,l'AMA a recommandé la suspensionde la Fédération russe d'athlétismedes compétitions internationales. Miseà exécution, cette suspension seraitspectaculaire, la Russie étant l'une desnations les plus médaillées en athlétisme.Elle est arrivée deuxième derrière lesÉtats-Unis lors des Jeux olympiques deLondres en 2012, avec 17 médailles donthuit médailles d'or.

Cette hypothèse a cependant été rejetéepar l'actuel dirigeant de la Fédérationrusse d'athlétisme, qui a souligné qu'il nes'agissait que d'une recommandation de lapart de l'AMA. Seule l'IAAF a ce pouvoir,a déclaré Vadim Zelitchenok. Le présidentde l'IAAF, le Britannique Sebastian Coe,a dit lundi que l'organisation consulteraitles membres de son conseil pour évoquercette question.

Le rapport de l'AMA survient après lapublication d'articles de presse faisantétat de chantage et d'extorsions defonds visant des sportifs. CommeMediapart l'annonçait dès jeudi 5novembre, des responsables de laFédération internationale d'athlétisme ontessayé de soutirer de l'argent à dessportifs de premier plan, parmi lesquelsune championne olympique turque, enéchange de leur silence sur le fait qu'ilsavaient échoué à des tests antidopage.

Selon le document rendu public ce lundi,long de plus de 200 pages, la Russie a misen place un véritable de système de triche

sur le dopage, avec le soutien d'un hautniveau politique. En voici les principauxpoints :

– la Russie devrait être bannie descompétitions d'athlétisme, recommandel'Agence mondiale antidopage ;

– pour Richard Pound, ces révélations nesont que la « partie émergée de l'iceberg» ;

– la commission d'enquête estime qu'ils'agit d'un système de « dopage appuyé parl'État » russe ;

– le ministre russe des sports, par ailleursmembre de la Fifa et président du comitéorganisateur de la Coupe du monde2018 de football en Russie, a donné desordres directs pour manipuler certainséchantillons ;

– les JO 2012 à Londres ont été « sabotés» par l'inaction à grande échelle contre lesathlètes russes suspectés de dopage ;

– accusé d'avoir détruit intentionnellement1 417 échantillons peu avant unevisite de la commission d'enquêtede l'Agence mondiale antidopage, lelaboratoire antidopage russe devraitperdre immédiatement son accréditation,recommande la commission.

Ce scandale est susceptible d'éclipser parson ampleur les pratiques de corruptionrévélées au sein de la Fédérationinternationale de football (Fifa).

Si les pratiques douteuses dont on arécemment accusé certains responsablesde la Fifa ne semblent pas avoir affectéla sincérité des résultats, les accusationsportées contre des responsables de l'IAAFet de la Fédération russe ont une échellebien différente.

« Nous avons potentiellement affaire àun groupe d'hommes qui se sont mis degrosses sommes d'argent dans les pochesen pratiquant l'extorsion ou en réclamantdes pots-de-vin, mais qui ont aussiprovoqué des modifications significativesaux résultats réels et aux classements descompétitions internationales », a déclaréun des coauteurs du rapport, RichardMcLaren, un professeur de droit canadien.

L'ancien président de la Fédérationinternationale d'athlétisme, le SénégalaisLamine Diack, et son conseiller juridiqueHabib Cissé ont été mis en examen lasemaine dernière à Paris dans une affairede corruption.

L'organisation internationale de policeInterpol a annoncé lundi qu'elle allaitcoordonner l'enquête mondiale sur cetteaffaire de corruption.

Lundi, le comité d'éthique duComité international olympique (CIO)a recommandé la suspension à titreconservatoire de Lamine Diack de safonction de membre honoraire du CIO.

(avec Reuters)

La lutte mondiale contre ledopage court plus vite maiscourt toujours derrièrePAR FEDERICO FRANCHINILE LUNDI 9 NOVEMBRE 2015

Ce lundi 9 novembre à Genève, lacommission indépendante de l’Agencemondiale antidopage (AMA) publie unrapport explosif sur les cas de dopage etde corruption organisés dans l’athlétismemondial, dont Mediapart a révélé lespremiers éléments. Enquête sur vingtans de scandales, d’omerta mais aussid’avancées notables, dans un monde clos,complexe et méconnu : la lutte antidopage.

Lausanne, cité olympique, siègede nombreuses fédérations sportivesinternationales et du Tribunal arbitral dusport (TAS). Ce vendredi 6 novembre, lerendez-vous est pris à la périphérie nord dela ville, où se situe le Laboratoire suissed'analyse du dopage (LAD), de réputationmondiale. C’est ici, dans ce bâtiment créénotamment pour les start-up actives dansles biotechnologies, que les scientifiquesdu LAD effectuent chaque année entre10 000 et 14 000 analyses à partir deséchantillons d'urine et de sang prélevés surdes athlètes.

Ce n’est pourtant qu’un hasard decalendrier de se retrouver à Lausanne,dans « la capitale mondiale du sport »,

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au lendemain de la divulgation parMediapart des premiers éléments durapport d'enquête provisoire de lacommission indépendante de l'Agencemondiale antidopage (AMA). Pendantprès d’un an, cette commission, créée endécembre 2014 à la suite des révélationsde la chaîne allemande ARD, portant surle dopage et la corruption organisés dansl’athlétisme mondial, a enquêté et vérifiéles affirmations du journaliste Hans-Joachim Seppelt. Le rapport a été présentéaujourd’hui, lundi 9 novembre à Genève,lors d'une conférence de presse (lire lerapport ici, il concerne exclusivement laRussie, les autres éléments visant l'IAAFétant laissés de côté en attendant lessuites judiciaires). Mercredi 4 novembre,la justice française avait déjà mis enexamen Lamine Diack, l’ancien patronsénégalais de la Fédération internationaled’athlétisme (IAAF), remplacé en aoûtdernier par l’Anglais Sebastian Coe, ainsique son conseiller juridique Habib Cissé etl’ex-chef de la lutte antidopage à l’IAAF,Gabriel Dollé. L’onde de choc s’annonceexplosive.

Au laboratoire vaudois, Norbert Baume,responsable opérationnel du LAD, n’apas annulé l’interview, malgré l’actualitébrûlante. L’établissement suisse est connupour être l'un des meilleurs laboratoiresd'analyse antidopage au monde, avecCologne (Allemagne), parmi les trentebénéficiant d'une autorisation de l'AMA.Une institution qui, dans les dernièresannées, a pourtant perdu d'importantesparts de marché, en raison d’un francsuisse fort et du « dumping » sur le prixdes analyses en Europe. « Le marchédes analyses antidopage est étrange »,explique Norbert Baume. « Nous devonspartager les savoirs pour garantir à tousles laboratoires accrédités AMA le niveaumaximum de qualité. Mais, dans le mêmetemps, nous sommes en compétition avecces mêmes laboratoires. »

La discussion est détendue, mais NorbertBaume ne veut pas entrer dans lesdétails du scandale au sein de l’IAAF.« Ces faits concernent plutôt des questionspolitiques et économiques, inhérentes aux

dysfonctionnements du système, et nonpas aux aspects scientifiques inhérents ànotre travail d'analyse. » Dans les locauxdu laboratoire, sont entreposés d’énormescongélateurs. Ici sont conservés leséchantillons des analyses déjà effectuées,lesquels pourraient être utilisés dans lefutur, grâce à de nouvelles méthodologiesde recherche. Ce qui pourrait générerde mauvaises surprises… Comme enaoût dernier, lorsque l’IAAF a rendupublic 150 échantillons prélevés lors deschampionnats du monde d’athlétisme àHelsinki (2005, Finlande) et Osaka (2007,Japon). Analysés rétroactivement par leLAD, 28 se révélaient positifs.

L'information intervenait quelques joursseulement après la seconde vague derévélations de la chaîne ARD et duSunday Times, diffusées trois semainesavant les championnats du monde de Pékin(2015, Chine). Le journaliste allemandHans-Joachim Seppelt, qui avait eu accèsà une base de données secrète del’IAAF, révélait qu’un sportif sur troisaux Jeux olympiques de 2012 seraitsuspecté de dopage. On parlait alorsde tremblement de terre. Mais on nes'attendait pas à ce que le monde del'athlétisme subisse, au cours du moisde novembre, un séisme d'une dimensionencore plus éclatante. Un uppercut qui,selon les propos lâchés à la BBC parRichard McLaren le 7 novembre, l'undes trois enquêteurs de la commissionindépendante de l'AMA, pourrait même« bouleverser le fonctionnement de cesport ».

Vingt ans. Vingt ans que la lutteantidopage mondiale oscille entrescandales et succès. Il faut remonter auTour de France 1998, séisme en matièrede dopage, pour comprendre les racinesdu combat. Alors que la France dufootball vibre dans l’attente de la demi-finale de la Coupe du monde contrela Croatie, trois jours avant le débutdu Tour, à la frontière franco-belge, lesdouaniers contrôlent la voiture de WillyVoet, soigneur de l'équipe Festina. Unequantité massive de substance dopante, enparticulier de l'EPO, est découverte. C’est

le début d'une épopée : perquisitions,arrestations, exclusions, grève du peloton,annulation d'une étape, athlètes qui seretirent de la course à l’arrivée en Suisse…À Paris, seulement 14 équipes sur 21, et 97coureurs sur 187, passeront sous la flammerouge du dernier kilomètre. Mais avec ungagnant, quand même : Marco Pantani,« Il Pirata ». Quinze ans plus tard, le 24juillet 2013, le Sénat français rend publicun énorme rapport d'enquête de 778pages sur l’efficacité de la lutte contre ledopage. Selon les enquêteurs, la positivitéde 18 coureurs a été démontrée sur leTour 1998. Figurent parmi les cyclistesdopés à l'EPO le vainqueur du Tour, MarcoPantani, entretemps décédé en 2004 dansune chambre d’hôtel de Rimini (Italie), àla suite d'une overdose de cocaïne.

2 août 1998 : Marco Pantani remportele Tour de France © Reuters

Le Tour 1998 soulève une prise deconscience et amène à la création, en 1999,de l'Agence mondiale antidopage (AMA).Organisation internationale indépendantebasée à Montréal (Canada), composée etfinancée par le Mouvement olympiqueet les États, l’AMA coordonne etsupervise le développement et la mise enplace du Code mondial antidopage, undocument qui harmonise les règles liées audopage dans tous les sports et tous les pays.Afin que les recommandations de l’AMAs’imposent aux États, l’Unesco a élaboréen 2005 la Convention internationalecontre le dopage dans le sport. Les 150États signataires sont tenus de respecterles principes du Code, comme la liste dessubstances interdites. La France a ratifiécette convention en 2007.

Aujourd’hui, bon nombre des acteurssportifs et des experts, en France,en Suisse ou en Italie, estiment quela lutte antidopage est devenue plusqualitative, plus sérieuse. La mise enplace du passeport biologique, qui assure

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un suivi individuel et plus précis desathlètes, peut avoir un effet dissuasifet permettre des contrôles plus ciblés.C’est l’« intelligence testing ». Dansun logiciel nommé « ADAMS », desspécialistes intègrent toutes les donnéesconcernant les sportifs analysés. NorbertBaume souligne que « cet instrumentpeut mettre en évidence un athlète dopé,mais permet également d'identifier desanomalies. L'athlète devra alors fournirdes explications aux fédérations, tandisqu'une commission d'experts médicauxsera mandatée pour interpréter cesdonnées ».

« Une lutte pathétique »Et c'est justement grâce à cesinterprétations que les plus hautsdirigeants de l’IAAF et de la Fédérationrusse d’athlétisme (ARAF) ont été à mêmede faire chanter des athlètes afin qu'ilspuissent participer aux Jeux de Londres,même si les valeurs des passeportsbiologiques étaient « douteuses ». Dansle même temps, ce sont ces mêmespasseports biologiques qui ont permisà plusieurs cadres de la Fédérationinternationale de tirer la sonnette d'alarme,étonnés que des sportifs avec des valeurssuspectes puissent continuer à courir,notamment lors des JO de Londres.

Depuis vingt ans, la lutte antidopage estpourtant prise dans la mélasse. Nouvellesnormes, nouvelles lois, nouveauxorganismes, nouvelles méthodologiesd'analyse, toujours plus précises, pourdétecter des substances prohibées… Etle dopage, qui continue à se propager,tant au niveau professionnel qu’amateur.L’histoire du sport le démontre. Lesclassements des manifestations sportivessont réécrits en permanence. Avec parfoisdes situations absurdes, comme en2014, où l’IAAF retire la médaille duRusse Stanislav Emelyanov pour dopage,obtenue à la marche aux championnatsd'Europe de Barcelone, en 2010. L'or passe

alors à l'Italien Alex Schwarzer, pourtantcontrôlé positif en 2012, puis suspendujusqu'en 2016.

David Howman © Reuters

« La lutte contre le dopage estpathétique. » C’est que déclarait DavidHowman, ancien directeur général del'AMA à l'Unesco en 2011, observant lenombre insignifiant de contrôles positifs,de l’ordre de 0,8 % en 2013. Commele révèle le rapport d’enquête du Sénatde 2013, c'était la première fois qu'unresponsable de l'antidopage admettait quela lutte n’était pas très performante, pasassez réactive. « Oui, c'est un peu commela police qui arrive en retard sur leslieux du crime », avoue Norbert Baume,à Lausanne. Même si les laboratoiresessaient de développer des collaborationsavec l'industrie pharmaceutique, quidéveloppe les produits et les met surle marché. « Dans le cadre de l'EPOde troisième génération (Cera), unecollaboration avec la société à l'originedu produit nous a permis d'être prêts sixmois après la sortie du produit en 2008 »,précise l'expert du LAD, ajoutant que lorsdes JO de Pékin, des contrôles positifs auCera ont été réalisés.

Le monde du dopage, peu médiatisé etqui vit en milieu clos, suscite beaucoupd'intérêt. Pour la criminalité organiséed’abord. Chaque année, le trafic desubstances dopantes, qui se développesurtout sur Internet, est estimé à 50milliards d’euros par an, selon un hautcadre des carabiniersitaliens, en 2014.Et puis, il y a les intérêts des athlètes,de ces hommes et ces femmes quise découvrent champions grâce à leurarmoire à pharmacie. Et enfin, les intérêtsde ceux qui les entraînent, administrentleur carrière et leur patrimoine. Des nomsde médecins ayant oublié le serment

d'Hippocrate, et qui font désormais partiede l’histoire du sport. Les Ferrari, lesPuerto, les Fuentes.

À Padoue, en Italie, une énorme enquêtejudiciaire est encore en cours. Les fluxfinanciers, de l’ordre de 30 millionsd’euros, sont immenses. Un dossier de500 pages est arrivé, fin 2014, auComité olympique italien. Selon legrand quotidien sportif italien la Gazzettadello Sport, un système international,monté autour d’un programme douteuxd’entraînement, aidait à faire gagner degrands noms du cyclisme professionnel,dont Lance Armstrong et AlexandreVinokourov. Ce qui les faisait monterdans les classements et en popularité,avec une valeur sportive qui augmentaitet permettait d’amasser beaucoup d'argentgrâce aux droits d'image. Argent qui seraitdissimulé en Suisse, un paradis fiscal danslequel le médecin Michele Ferarri avait seshabitudes régulières…

Lance Armstrong en 2012 © Reuters

En matière de dopage, le cyclismeest souvent dans l’œil du cyclone. En2012, l’Affaire Armstrong, désastreuse,est un énième coup dur pour le vélo.Une commission indépendante est alorsmandatée pour enquêter sur « lesannées Armstrong ». Dirigée par l'ancienmagistrat et politicien suisse Dick Marty,les enquêteurs ont démontré que l’Unioncyclisme international (UCI), sous laconduite de Hein Verbruggen et PatMcQuaid, a protégé la star américaine.Un Lance Armstrong qui représentait,durant toute une décennie, l’espérancepour le cyclisme international de sortirdu scandale Festina. Armstrong était levisage propre du vélo, le retour gagnantaprès le cancer, l'athlète idéal pourvendre les valeurs de ce sport aux États-Unis. Le rapport de Dick Marty décrit

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l’incompétence, la gestion déloyale et lemanque de déontologie, sans pour autantparler de corruption au niveau de l’UCI.

« La lutte antidopage nefonctionnera pas tant que lesfédérations en auront la charge»Sur le papier, les autres sports, collectifsnotamment, semblent rester à l'écart desscandales de dopage. Et pourtant… Lemanager français du club de footballlondonien d’Arsenal, Arsène Wenger,avait déjà souligné en 2013 que lefootball n'était pas un exemple. « Lesdélégués de l'UEFA qui effectuent lescontrôles antidopage ne font jamais detests sanguins. Ils ne prennent quedes échantillons d'urine. J'ai demandéplusieurs fois à l'UEFA que cela change,alertait Arsène Wenger auprès de médiasanglais. On pourrait aller un peu plusloin au niveau des contrôles. Je seraisfavorable à la mise en place de testssanguins. »

De fait, les médias à l'origine du scandaleau sein de l’IAAF, l’ARD et le SundayTimes, ont dévoilé en septembre dernierqu’environ mille joueurs ayant disputédes matchs de Ligue des championsentre 2008 et 2013 avaient des valeurstrès élevées de testostérone, une hormonequi permet d'augmenter artificiellement lapuissance et la résistance. Soit 7,7 % desjoueurs ayant participé à la prestigieusecompétition européenne. Les deux médiasont révélé l’existence de cette étudesemi-secrète de l’UEFA, institution quis’est de suite précipitée pour expliquerque les résultats n’avaient aucune valeurscientifique. Car pour valider les tests,il faut des échantillons B, qui serventde contre-analyses, une nécessité selon lerèglement de l'AMA.

Football, tennis, rugby ou mêmepétanque… Aucun sport n’est épargné.« Quand vous avez un tiers des gars quisont à l’infirmerie dans le Top 14 enaccident du travail, il faut quand mêmese poser des questions. On ne pose pasles questions… », s’indigne un médecind’une grande fédération sportive française,

qui préfère rester anonyme. Alors quela Coupe du monde de rugby vient des’achever, beaucoup s’étonnent encore desimportantes prises de poids et de musclesde ces gladiateurs contemporains.

Dans son livre Rugby à charges (2015, LaMartinière), le journaliste Pierre Ballesterlançait un véritable pavé dans la mare,dans un sport où le mot « dopage »rime avec mirage. « L’intensité et lafréquence des matchs, la pression desenjeux, les stratégies de l’affrontementplutôt que de l’évitement, la violencedes chocs, l’évolution morphologique desjoueurs, l’augmentation et l’apparition denouvelles blessures, l’embouteillage descalendriers, le doublement du jeu effectifen l’espace d’une décennie, font déjà desales dégâts dans les rangs », déploraitle journaliste français, qui dénoncerégulièrement l’omerta du dopage dans lerugby.

« La lutte antidopage ne fonctionnerapas tant que les fédérations en auront lacharge. Connaissez-vous un jury d'assisespris dans la famille de l'accusé ?Connaissez-vous un patron d'entreprisequi soit aussi délégué syndical ? » C’esten ces termes que le médecin et historiendu sport, Jean-Pierre de Mondenard,spécialiste du dopage depuis plus dequarante ans, interpellait la commissiond’enquête du Sénat, en 2013.

Un problème d’indépendance et de contre-pouvoir soulevé encore hier, dimanche8 novembre, par Bernard Amsalem,le patron de la Fédération françaised’athlétisme (FFA). Interviewé par FranceInfo sur le scandale de corruption à l’IAAFà la suite de nos révélations, il a déclaréqu’il fallait« externaliser les contrôles dedopage », ajoutantqu’« on ne peut pas êtrejuge et partie ». Car dans le milieu del’athlétisme et du sport international, lesconflits d’intérêts sont légion.

Giuseppe Fischetto

Ainsi, de l’Italien Giuseppe Fischetto,membre de la Commission antidopage del’IAAF, qui possède la double casquettede médecin de la Fédération d’athlétismeitalienne. Selon la Gazzetta dello Sport,aux derniers championnats du monde dePékin, Giuseppe Fischetto était même lesuperviseur des analyses antidopage del’IAAF, et a été impliqué dans le cas dedopage d’Alex Schwarzer, un athlète…italien.

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« Les scandales qui font du bruit dansle dopage arrivent par des enquêtesjournalistiques, c’est révélateur », confieà Mediapart un expert de l’antidopagefrançais, sous anonymat. « Dans lemilieu du dopage, il faut faire de vraiesinvestigations. Il faut creuser. Et ce n’estpas le médecin de la fédération, dansson fauteuil en cuir, qui va faire desinvestigations… »

Boite noireFederico Franchini est journalisteindépendant en Suisse, collaborateur demédias français, italien et suisse, dont lejournal La Cité, partenaire de Mediapart.

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Calais: comment l’Etatéloigne les migrants de la«jungle»PAR CARINE FOUTEAULE LUNDI 9 NOVEMBRE 2015

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Pour réduire le nombre de réfugiésvivant dans le bidonville à Calais, legouvernement a opté pour la stratégie dela dispersion : en quelques jours, environ1 450 exilés (sur 6 000) ont été envoyésaux quatre coins du pays, certains dansdes centres de rétention, d'autres dans descentres d'hébergement pour un mois. Laviabilité de cette politique interroge.

Que faire des 6 000 personnes vivant àCalais dans l’un des bidonvilles les plusvastes et précaires d’Europe, et qui pourla plupart n’envisagent pas de s’installeren France ? Cette question ne s’estjamais posée aux pouvoirs publics avecautant d’acuité que depuis le verrouillageeffectif de la frontière franco-britanniqueà cet endroit. À la suite des travauxd’obstruction réalisés à coups de millionsd’euros, les passages – clandestins – versla Grande-Bretagne ont quasiment cessé.Conséquence : les arrivées ne sont pluscompensées par des départs. Le directeurde la police aux frontières française, DavidSkully, l’a dit avec ses mots lors dudéplacement de Bernard Cazeneuve àLondres, le 2 novembre : « Le ministrenous a dit : zéro passage, c’est zéro

passage. Surtout sous le tunnel, la facultéde pouvoir passer comme ça, elle est quasinulle aujourd’hui. »

Vue aérienne de la « new jungle » àCalais, le 1er octobre 2015. © Reuters

En moins d'un an, le nombre de migrantspris dans la nasse a doublé et les conditionsde vie dans la « new jungle » sesont détériorées au point de devenir unsujet de honte nationale. Le paradoxepour le gouvernement est le suivant :en s’érigeant en garde-barrière zélé del’Angleterre, Bernard Cazeneuve a créél’un des plus gros « points de fixation »,selon son expression, du vieux continentqui fait face à l’exode de réfugiés leplus important depuis la Seconde Guerremondiale. Comment dès lors gérer ce qu’ila participé à fabriquer ?

L’action publique a d’abord tardé àêtre perceptible, malgré les multiplesdéplacements du ministre de l’intérieur(sept au total depuis sa prise de fonctionsen avril 2014). Le bidonville est devenusi insalubre que la justice vient decondamner l’État. Les conclusions de ladécision sont à la hauteur du désastre :« En raison d’un accès manifestementinsuffisant à l’eau et à des toilettes et del’absence de ramassage des déchets, lapopulation du camp est confrontée à uneprise en compte insuffisante de ses besoinsélémentaires en matière d’hygiène etd’alimentation en eau potable et se trouveexposée à un risque d’insalubrité », écritle juge des référés dans son ordonnancedu 2 novembre. « Il est ainsi porté uneatteinte grave et manifestement illégale àson droit à ne pas subir de traitementsinhumains et dégradants », ajoute-t-il. Lesautorités sont par conséquent sommées decréer dix points d’eau supplémentaires etune cinquantaine de toilettes, de mettre enplace un dispositif de collecte des ordures,

de procéder au nettoyage du site et depermettre l’accès des services d’urgenceau camp.

Trop tard, mais aussi trop peu. ManuelValls attend la fin de l’été pour serendre à Calais alors que l’afflux massifa commencé dès le printemps et que lesassociations tirent en vain la sonnetted’alarme : le 31 août, le premier ministreannonce enfin la construction d’un campen dur. Mais pas pour tout le monde,ni pour tout de suite – les quelque1 500 places de type containers promisespour janvier 2016 font pâle figure encomparaison des dizaines de milliers detentes prévues par les autorités turqueset jordaniennes, avec le soutien du HautCommissariat des Nations unies pourles réfugiés (HCR), pour héberger descentaines de milliers de réfugiés syriens.

Le 21 octobre, Bernard Cazeneuveretourne sur place. Avec lui, l’État déploietoute la panoplie de ses possibilités. Tellequ’il la présente, sa politique comportedeux volets : l’un vise à « humaniser »l’accueil des migrants dans la « jungle »,l’autre à faire preuve de « fermeté »en renvoyant dans leur pays d’origine« ceux qui n’ont pas vocation à s’installeren France », selon le diptyque mimantl’équilibre repris par la droite commepar la gauche au pouvoir depuis quinzeans. Nouveauté, le ministre de l’intérieuren ajoute un troisième, implicite maissubstantiel, qui consiste à éloigner de laville autant d’exilés que possible… afin,selon les expressions les plus entenduesdans l’espace politico-médiatique, de« faire baisser la pression » ou de «désengorger Calais ».

Côté « main tendue », en écho àl’appel de 800 personnalités publié dansLibération, le ministre s’engage à mettreà l’abri 400 femmes et enfants, dont lamoitié sous des tentes chauffées ; avecMarisol Touraine, la ministre des affairessociales, il se propose d’améliorer laprise en charge sanitaire : sont mis àcontribution un médecin, un psychologueet un kinésithérapeute, réservistes del’Établissement de préparation et deréponse aux urgences sanitaires (Eprus),

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sollicité en cas de catastrophe en France ouà l’étranger. Ils sont appelés à intervenirdans le centre Jules-Ferry, accueil dejour ouvert en janvier 2015 à proximitéde la « jungle » officialisée, pouraugmenter le nombre des consultationset mener des actions de prévention(vaccination, contraception, etc.). Cesmesures font suite à de nombreusesalertes : celle du rapport du préfet JeanAribaud et du président de l’Observatoirenational de la pauvreté, Jérôme Vignon,

remis le 1er juillet, ainsi que celle durapport rédigé par six médecins, rendupublic le 29 octobre dernier. Attenduespar les associations et les bénévolesprésents au jour le jour aux côtés desmigrants, ces dispositions sont considéréescomme un pas en avant insuffisant parrapport à l’étendue des besoins et desefforts reposant quotidiennement sur leursépaules.

En parallèle aux mesures d’aménagementdes lieux, le ministre, à l’écouted’une opinion publique perçue commeréfractaire à l’accueil des réfugiés, accroîtles effectifs des forces de l’ordre,le nombre de gendarmes et de CRSatteignant 1 760 (dont 1 125 forcesmobiles), soit plus d’un fonctionnairepour six exilés. La « sécurisation » dela zone est justifiée par ses promoteurscomme étant nécessaire face aux violencesgénérées par la misère dans la « jungle »– des vols et des agressions y ont étéconstatés, mais également des ratonnadesde la part d’habitants extérieurs aucampement. Devenue omniprésente, laprésence policière produit des effetsdissuasifs à l’égard des migrants, surtoutlorsqu’elle se transforme en harcèlement àleur encontre, voire en matraquage, selondes pratiques qui, bien que filmées etconnues de tous, ne donnent lieu à aucuneremise en cause.

« On souhaite offrir un temps derépit dans des conditions stableset rassurantes »La méthode de l’éloignement tousazimuts s’inscrit dans ce sillage. Pourfaire disparaître la « jungle », le

gouvernement se donne comme objectifd’en faire partir les occupants. De manièrevolontaire ou par la force. C’est ainsique les interpellations et les placementsen rétention se multiplient (lire notrearticle). En deux semaines, plusieurscentaines de personnes – près de 600 selonla Cimade – ont été envoyées au quatrecoins de la France afin d’y être enfermées.

La manœuvre est inique : originairespour la plupart d’Afghanistan, d’Iran,d’Irak, d’Érythrée, du Soudan et de Syrie,les étrangers visés sont majoritairementinexpulsables car ils viennent de paysinstables, en guerre ou dans lesquels larépression fait rage. La France les enfermetout en sachant que la reconduite à lafrontière – censée justifier le maintienen rétention – n’a aucune chance d’êtreexécutée. De fait, quand ils ne sont paslibérés par les juges, c’est le représentantdu Pas-de-Calais qui s’en charge, ce quia conduit le Syndicat de la magistratureà dénoncer un « détournement manifestede procédure ». « Le ministre del’intérieur s’est lancé dans une vasteopération de dispersion des migrantsrassemblés dans la région de Calais dontla présence, décidément trop visible, signel’implosion d’un dispositif d’asile conçupour dissuader au lieu d’accueillir »,affirme-t-il dans un communiqué. Lesassociations assurant l’accompagnementjuridique des étrangers en rétention

accusent l’État d’organiser le turnover enlibérant des places pour éparpiller le plusd’exilés possible.

Affichette adressée aux exilés du Calaisissignalée sur le blog Passeurs d'hospitalités.

L’autre stratégie est toute nouvelle etse veut exceptionnelle, hors du droitcommun. Elle consiste également àéloigner les exilés de Calais, mais sansles priver de liberté. En plus des 2 000places proposées loin de la ville àcelles et ceux qui acceptent de demanderl’asile en France (voir l'affichette ci-contre), des « maraudes sociales » sontorganisées dans la « jungle » pourconvaincre « toutes les personnes quile souhaitent » de bénéficier d’un moisd’hébergement… pourvu qu’elles quittentla région. Les conditions sont minimales :renoncer à aller en Grande-Bretagne, selonla préfecture du Pas-de-Calais, ce quicorrespond à une promesse en l’air sanscontenu juridique.

« On souhaite offrir un temps de répitdans des conditions stables et rassurantes,a affirmé le ministre de l’intérieur lors desa visite à Calais, pour que chacun puissereconsidérer son projet. » Quelque 850migrants auraient accepté de quitter la villedepuis le 27 octobre, pour être « mis àl’abri » temporairement (le financementest à la charge de l'État). Certains seretrouvent à Istres dans les Bouches-

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du-Rhône, d’autres à La Guerche-de-Bretagne en Ille-et-Vilaine. Partout enFrance, les préfectures se mobilisent pourconvaincre les maires d’accepter cettenouvelle requête après leur avoir demandéde trouver des hébergements pour les30 000 demandeurs d’asile syriens etérythréens (sur deux ans) répartis à partirdes hotspots grecs et italiens dans le cadredu plan européen.

À Médecins du monde, Jean-FrançoisCorty considère comme une avancée lamise en place de tels « centres de répit »où les personnes ont la possibilité « desouffler et de se poser » hors de la boueet des intempéries. « L’État a repris l’idéeque nous avions proposée avec d’autreslieux de premier accueil », indique-t-iltout en s’interrogeant sur la suite queles pouvoirs publics vont donner à cedispositif.

Qu’arrivera-t-il aux bénéficiaires dans unmois ? Seront-ils remis à la rue ? Leflou demeure. L’espoir du gouvernementest qu’ainsi revigorés, ils renoncent àse rendre à Calais ; la France est sipeu sollicitée dans le mouvement depopulation actuel qu’elle se trouve dansla situation inhabituelle où elle peutse payer le luxe d’inciter les exilésà demander l’asile sur son territoire.Mais les représentations que les migrantsse font d’un pays sont tenaces. Il estprobable que beaucoup, après avoir pristant de risques pour venir, poursuiventleur chemin pour rejoindre leurs procheset trouver un emploi dans un pays, laGrande-Bretagne, dont, pour la plupart,ils parlent la langue. Les militants duCalaisis observent d’ailleurs que denouvelles routes s’ouvrent via Dunkerqueou la Belgique et les Pays-Bas. Desmini-campements apparaissent ici et là.Disséminés, ils sont considérés commemoins problématiques par les pouvoirspublics, car moins visibles.

Règlement de comptes àl'HadopiPAR JÉRÔME HOURDEAUX

LE LUNDI 9 NOVEMBRE 2015

La Haute Autorité pour la diffusiondes œuvres et la protection des droitssur Internet, dont l'existence même estmenacée, est en proie à de violents conflitsinternes. En cause, le licenciement dusecrétaire général dans des conditionscontestées, par lui-même mais égalementpar les représentants syndicaux.

Menacée de disparition, asphyxiéefinancièrement, la Haute Autorité pourla diffusion des œuvres et la protectiondes droits sur Internet (Hadopi) estégalement le théâtre depuis plusieurs moisd’un mélodrame opposant les salariés,la direction et le secrétaire général del’autorité administrative, Éric Walter.

L'Hadopi avait été présentée, lors de soninstitution en 2010, comme l’une desgrandes réformes de Nicolas Sarkozy,destinée à enrayer la crise de l’industriede la musique et du cinéma et às’attaquer frontalement au piratage. Deuxannées plus tard, la haute autoritéétait déjà devenue une usine à gazdont le candidat socialiste à l’électionprésidentielle François Hollande semblaitne savoir que faire. Après trois annéesde délitement, elle s'est transformée enpanier de crabes, en proie à des rapportsde force d’une rare violence. Un conflitqui se cristallise autour de la personnede son secrétaire général, Éric Walter,numéro deux de l’institution, brutalementlicencié durant l’été avant que le tribunaladministratif n’ordonne, à la rentrée, saréintégration.

Éric Walter avait été nommé dèsla création de la haute autorité parsa présidente Marie-Françoise Maraisaprès avoir occupé plusieurs postes deconseiller, chargé de mission et membre decabinet dans les différents gouvernementsdes mandats de Jacques Chirac et NicolasSarkozy. C’est lui également qui rédigele programme numérique du candidatSarkozy pour la campagne présidentiellede 2007.

Mesure symbolique du mandat de NicolasSarkozy mais honnie par les internautes,l'Hadopi a toujours été un embarras

pour la nouvelle majorité. Durant lacampagne, l’équipe de François Hollandeavait multiplié les signaux contradictoires,Fleur Pellerin annonçant par exemplesa suppression, avant d’être contredite,notamment par la future ministre de laculture Aurélie Filipetti.

Depuis 2012, le parti socialiste n’apas tranché sur le sort de cet héritageempoisonné. Aurélie Filipetti a évoqué, untemps, l’hypothèse d’une fusion avec leConseil supérieur de l’audiovisuel. Maiscelle-ci a été définitivement écartée parla nouvelle ministre de la culture, FleurPellerin. Dans le même temps, les autoritéssemblent faire tout pour asphyxier uneinstitution moribonde dont la subventionannuelle pour 2015 a été réduite de moitié,entraînant la suppression d’une dizaine depostes.

Dans ce contexte social extrêmementlourd, de nouvelles sources de tensionsinternes sont apparues. En juin 2013, ÉricWalter présente en effet un rapport quifait l’effet d’une petite bombe dans lemilieu de la culture. Celui-ci proposeune « rémunération proportionnelleau partage ». Concrètement, lessites proposant des contenus illégauxpourraient reverser une partie de leursbénéfices aux ayants droit en échanged’une légalisation de leurs activités.Or cette légalisation des échanges nonmarchands est un véritable casus bellipour les industriels du divertissementqui, immédiatement après la remise dece rapport, ont commencé à mettredirectement en cause Éric Walter.D’autant plus que le secrétaire généralde l’Hadopi n’hésite pas, de son côté,à commenter ses propositions dans lapresse, accentuant encore leur colère. Aumois d’octobre 2014, comme l’avait révéléle site NextInpact, les professionnelsdu cinéma avaient même écrit à FleurPellerin pour se plaindre des déclarationsdu secrétaire général de l’Hadopi, accuséde mettre en avant « à toute occasionexclusivement les idées les plus contrairesà la défense de la propriété intellectuelleet artistique, et ce, dans les seuls médias

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qui sont hostiles à celle-ci, en semblantdonc choisir pour seuls interlocuteurs sesadversaires ».

Peu à peu, Éric Walter s’est imposécomme un défenseur des internautes ausein de l’Hadopi, opposé à sa collègueMireille Imbert-Quaretta, présidente dela Commission de protection des droits,l’organe de l'Hadopi chargé du voletrépressif de son activité, la fameuse« riposte graduée ». Malgré cetteopposition de styles, un certain équilibresemblait pourtant s’être installé au seinde cet exécutif bicéphale entre ÉricWalter, représentant un visage un peu plusprogressif et compréhensif de l'Hadopi, etMireille Imbert-Quaretta, plus favorable àune application stricte du droit actuel.

© DR

Mais au début de l’été dernier, lasituation s’est brusquement dégradée. Le16 juillet, la direction lance une procédurede licenciement pour « insuffisanceprofessionnelle » envers Éric Walter. Et le3 août, celui-ci officialise son départ surson compte Twitter. Il décide toutefois dene pas se laisser faire. Le 16 octobre, ilobtient du juge des référés la suspensionde son licenciement et sa réintégration.Dans le jugement, publié par NextInpact,les magistrats se sont notamment étonnésdes reproches faits au secrétaire généralalors que, jusqu’à présent, la présidentede l'Hadopi ne tarissait pas d’élogesà son sujet. L’avocat d’Éric Waltera par exemple cité à l’audience undiscours d’octobre 2014 dans lequelMarie-Françoise Marais le qualifiait de« modèle de haut fonctionnaire publiccomme on en rencontre peu dans unecarrière ».

Pour beaucoup, ce licenciement a étécertes une surprise, mais pas totalementillogique. Le secrétaire général, devenudissident au sein de son institution, auraittout simplement été victime des pressions

des industriels du divertissement, et samise à l’écart serait le signe d’unrecentrage de la politique de l'Hadopi.Mais selon les informations recueillies parMediapart, le conflit entre Éric Walteret une partie de la direction, ainsi quel’ambiance délétère qui règne dans leslocaux de la haute autorité ont des originesplus complexes.

La dégradation du climat social est enfait en grande partie due à la miseen place d’une nouvelle organisationofficieuse de la direction, vécue parcertains salariés comme une tentative demise sur la touche d'Éric Walter et decertains de ses collaborateurs. « Peu àpeu, ce groupe a pris des décisions sansen informer les personnes directementconcernées », explique un ancien salarié.« Régulièrement, on découvrait desdécisions prises dans notre dos, lorsde réunions visiblement secrètes. Cela abeaucoup pesé dans l’ambiance et sur lastabilité de l'Hadopi. Certaines personnesse sont mises à tenir un double discourstrès difficile à gérer par la suite. »Frédéric Nassar, ancien responsable de lacommunication de la haute autorité qui aquitté son poste au mois d’avril dernier,confirme. « J’ai effectivement constaté unglissement assez lent de la transparencevers une sorte de circuit fermé. J’ai eul’impression que s’était mis en placeun organigramme parallèle autour de laprésidente. Et cette situation a été sourcede nombreux conflits potentiels », raconte-t-il à Mediapart.

Pièce centrale du nouveau dispositif dela présidente, le cas du chargé desrelations institutionnelles de l'Hadopi,Damien Combredet, a cristallisé unebonne partie des conflits. Entre le débutde l’année 2015 et le mois d’août, ilconnaît une ascension fulgurante. Promucoordinateur général des services, il estde plus en plus sollicité par la présidenteMarais. Et celle-ci acte cette montée enpuissance par deux hausses de salaire, de75 % au total.

La découverte de la deuxièmeaugmentation de Damien Combredet aété, selon plusieurs témoins, l’occasion

d’une altercation entre Éric Walter etMarie-François Marais qui aurait jouéun rôle important dans son licenciement,quelques semaines plus tard. Selon lesstatuts de l'Hadopi, la présidente et lesecrétaire général sont en effet les deuxseuls « ordonnateurs » de l’institution,habilités à prendre ce type de décision. Or,Marie-Françoise Marais a décidé seule desémoluments de Damien Combredet, sansprévenir Éric Walter.

Dans un contexte de restrictionsbudgétaires, de suppressions de posteet d’incertitudes sur l’avenir même del'Hadopi, cette promotion est égalementmal passée auprès des représentantssyndicaux. Censées être encadrées, lesaugmentations salariales ne dépassentgénéralement pas les quelques centainesd’euros tous les deux, trois ans. Le23 juillet, la CGT-Culture s’est fendued’une lettre à la présidente de la hauteautorité pour lui demander d’annuler sadécision. « Nous, représentants syndicauxdes agents de la HADOPI, considérons,aux vues [sic] des informations qui noussont parvenues, que l'augmentation quevous avez consentie à un agent de ladirection dépasse largement le cadreprévu dans la réorganisation, ainsi que lesengagements de la direction », écrivaientles délégués syndicaux. « Dès lors, ilnous apparaît que cette augmentationconstitue un détournement des procéduresde création de poste. En l'espèce, compte-tenu de l'ampleur de la rémunération, ils'agit de la création dissimulée d'un postede hors-catégorie », poursuivaient-ils.

« On a eu l’impression de vivreun putsch »Quel intérêt, pour la présidentede l'Hadopi, d’accorder une telleaugmentation dans un contexte aussisensible ? Quel a été exactement le rôle de

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Damien Combredet dans le licenciementd’Éric Walter ? Ces questions ont étédirectement posées aux membres ducollège de l'Hadopi dans deux lettresenvoyées par la CGT-Culture. Dansl’une d’elles, en date du 14 août, lesreprésentants syndicaux affirment que« la situation interne devient intenabledans notre institution. Notre gouvernancedevient de plus en plus anarchique et prêteà tous les contournements des règles dedroit ». Condamnant l’augmentation deDamien Combredet et le départ d’ÉricWalter, le syndicat dénonce ce qu’ilconsidère être une erreur dans la procédurede licenciement de ce dernier, que ladirection aurait couverte par un documentantidaté. Mais surtout, il s’interroge surle rôle de Damien Combredet sur cepoint particulier. « Nous nous interrogeonségalement sur le rôle du coordinateurgénéral des services, présent dans leslocaux au moment de l’envoi de cedocument (agent censé être en congés)et qui pourrait avoir participé à cettemanœuvre », écrivent-ils.

Les tensions au sein de la directionde l'Hadopi étaient également palpableslors de l’audition, au mois de juilletdernier, de Marie-Françoise Marais parle Sénat dans le cadre d’une commissiond’enquête sur les autorités administrativesindépendantes. Comme le rapportait le siteNumerama, la présidente avait reconnuqu’il y avait « eu des périodes difficiles »,avec des « frictions ». Mais, « maintenantça va mieux », assurait-elle.

Cet avis est loin d’être partagé parles salariés qu'a contactés Mediapart etqui décrivent au contraire, sous couvertd’anonymat, une dégradation constante del’ambiance en interne. « L’année 2015 aété réellement une annus horribilis. Et oui,je peux vous confirmer que l’augmentationde Damien Combredet et le licenciementd’Éric Walter sont très mal passés »,explique ainsi un salarié. « On a eul’impression de vivre un putsch. ÉricWalter a été déclaré persona non grata dujour au lendemain », poursuit-il.

« Le cas de Damien Combredet aeffectivement été un problème, confirmeun autre salarié, lui aussi préférant resteranonyme. Il a activement œuvré aulicenciement du secrétaire général. Quandla présidente a lâché Éric Walter, jepensais d’ailleurs qu’il serait son dauphin.»« Damien Combredet a fortement pesésur le départ et effectué un véritabletravail de sape », confirme encore unex-salarié ayant quitté l'Hadopi au coursdu premier semestre 2015. Il expliqueégalement avoir été contacté par DamienCombredet après un échange sur Twittersur le cas d’Éric Walter. « Il a été trèsagressif, menaçant », explique-t-il.

Le conflit entre Damien Combredet et ÉricWalter avait également été abordé lors duprocès en référé au terme duquel ce dernieravait été réintégré. À l’audience, l’avocat

du secrétaire général, Me Gérard Falala,avait affirmé que Damien Combredet avait« revendiqué sans arrêt de nouveauxpouvoirs, des augmentations », rapporteNextInpact. Au début de l’été 2015, ilavait « pris une influence très forte vis-à-vis de la présidente, qui ne parle plusdirectement à Éric Walter, le renvoieauprès du coordinateur ou de la secrétairegénérale adjointe », a également affirmél’avocat.

Le tribunal administratif de Parisavait finalement annulé le licenciementdu secrétaire général de l'Hadopi etordonné sa réintégration. Celle-ci devrait,normalement, intervenir avant la findu mois de novembre en attendant unjugement sur le fond prévu pour l’été2016. Mais pas sûr que, de son côté, ladirection de la haute autorité accepte cettedécision. Au début du mois de novembre,elle a en effet annoncé avoir déposéun recours devant le Conseil d’Étatcontre l’ordonnance de référé du tribunaladministratif.

En attendant, l’ambiance au sein del'Hadopi continue à se dégrader. Finoctobre, un nouveau rapport du Sénat aproposé la suppression de la haute autorité.« Cette autorité n’a pas apporté la preuvede son efficacité en tant que gendarmede l’Internet », y assène, notamment, le

rapporteur Jacques Mézard. Et l'approchede la fin du mandat de Marie-FrançoiseMarais, à la fin de cette année, risqueencore d'aiguiser certains appétits.

Mediapart a également pu constater,au cours de son enquête, la vivacitédes tensions régnant au sein de lahaute autorité. Plusieurs personnes nousont ainsi fait savoir qu'elles avaient« parfaitement identifié le petit groupe »qui serait à l’origine de nos informations(lire la boîte noire). Ces accusations visenten réalité deux délégués syndicaux dontla direction semble être convaincue qu’ilssont nos sources. Même si leurs noms nesont pas cités, ils sont directement visésdans le communiqué que la présidente del'Hadopi nous a transmis (voir l’intégralitédu communiqué dans l’onglet Prolonger).

Marie-François Marais y affirme nevouloir « faire aucun commentaire »« sur la procédure en coursconcernant » Éric Walter. Par ailleurs,elle justifie les augmentations donta bénéficié Damien Combredet par« le travail, particulièrement importantet exceptionnel, réalisé alors quedeux missions sénatoriales concernaientl'Hadopi et que le secrétaire général étaiten vacances à l'étranger pendant cinqsemaines ». Elle affirme que ces décisions« morales ont toujours été justifiéespar des considérations objectives » et« qu'il n'y a jamais eu d'irrégularitédans la rémunération des personnels del'Hadopi ».

Mais surtout, la présidente cible lesreprésentants du personnel qui seraient àl’origine de ces révélations. « L'Hadopi,soucieuse de la protection de la vie privéeet des données personnelles, ne donneaucune information nominative sur lesagents en poste à l'Hadopi ou y ayanttravaillé », écrit-elle. « Elle laisse cetteresponsabilité à ceux qui s'affranchissentde cette règle élémentaire et regretteque ce soit le fait de personnes censéesreprésenter tous les personnels. »« Cequi est décrit comme étant l’opinion“des syndicats”, de “plusieurs” voire de“nombreux” salariés n’est que le faitde quelques personnes isolées », affirme

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par ailleurs Marie-Françoise Marais.« Les agents – ni consultés ni, parfois,informés de ces initiatives – se sontdésolidarisés des représentants syndicaux,comme certains de leurs propres colistiersd’ailleurs. Peut-être le fait que cesanciens représentants n’aient pas étéréélus lors des dernières élections, n'ayantpu présenter de liste, explique-t-il cetteprésentation infondée découlant d'unecertaine amertume. » Concernant le climatsocial, la présidente assure qu'« il estdésormais serein ».

Boite noireMediapart tient à préciser, comme nousl’avons fait savoir à la direction del'Hadopi, que les personnes visées nesont en aucun cas nos sources. Sinous avons pu être en contact avecdes représentants du personnel, démarcheclassique dans ce type d’enquête, c’estbien nous qui les avons sollicités, commede nombreux autres salariés, anciens etactuels, de positions hiérarchiques etd'opinions diverses.

Interrogé sur le courrier que lesreprésentants syndicaux lui ont adressé aumois de juillet, le ministère de la culturen’a pas donné suite à nos sollicitations.Évoquant son « devoir de réserve »,Damien Combredet a également refusé denous répondre. Tout comme Éric Walter,qui explique ne pas vouloir s’exprimer surson affaire pour l’instant.

Le jugement qui condamneun sénateur PS à de laprison fermePAR MICHEL DELÉANLE LUNDI 9 NOVEMBRE 2015

Mediapart met en ligne le jugement récentdu tribunal correctionnel de Nanterre, quicondamne à un an de prison ferme l'ancienmaire de Clamart et actuel sénateur (PS)Philippe Kaltenbach pour « corruptionpassive ». L’élu a fait appel.

Il est assez rare que les tribunaux jugentdes affaires de corruption, par essencedifficiles à établir pénalement, et plusrare encore que des politiques écopent à

cette occasion de peines de prison ferme.C’est pourtant ce qui est arrivé récemmentà l’ancien maire (PS) de Clamartet actuel sénateur des Hauts-de-SeinePhilippe Kaltenbach, qui comparaissait enseptembre dernier devant le tribunalcorrectionnel de Nanterre.

Mediapart a pris connaissance dujugement accablant rendu le 22 octobre par

la XVe chambre correctionnelle, présidéepar Isabelle Prévost-Desprez, et le meten ligne ci-dessous (21 pages). C’est undocument saisissant, en ce qu’il établitet réprime sans états d’âme des faits decorruption reprochés à un élu.

Reconnu coupable de « corruption passive», pour avoir accepté des espèces encontrepartie de l’attribution d’un logementsocial en 2010, Philippe Kaltenbach a étécondamné à deux ans de prison dont unan avec sursis, 20 000 euros d’amendeainsi que la privation des droits de vote etd’éligibilité pendant cinq ans.

Le sénateur a aussitôt fait appel de cejugement, qu’il a critiqué en termes vifssur son blog, parlant de « coup monté »destiné à le « salir » et à l’« éliminer »,et évoquant le « rôle trouble » qu’aurait(selon lui) joué l’ancien procureurPhilippe Courroye au démarrage de laprocédure. Le parquet de Nanterre a, par lasuite, fait un appel incident du jugement,afin que l’autre condamné, MohamedAbdelouahed, ancien adjoint de quartierà la mairie de Clamart et chargé de lasécurité, condamné à deux ans de prisonavec sursis et trois ans de privation dedroits civiques pour « corruption active »,soit rejugé lui aussi.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Après avoir notamment visionné lesvidéos montrant la remise d’espèces àPhilippe Kaltenbach, auditionné plusieurstémoins, et relevé que les procéduresd’attribution du logement concernéavaient été contournées, le tribunal aestimé que les faits de corruption étaientétablis, quand bien même des opposantspolitiques en seraient à l’origine et lesauraient par la suite exploités.

« Philippe Kaltenbach est déclarécoupable de corruption passive », lit-on en conclusion du jugement. « Sesexplications maladroites et mensongèresne peuvent battre en brèche la réalité desa corruption filmée par les vidéos quin’ont pas été altérées. Le fait que cettecorruption ait été certainement financéepar des individus voulant le conduire à cejugement de condamnation ne peut être unfait justificatif. Cette analyse au contrairene fait que souligner le comportementdéplorable d’élus de la République muspar leur intérêt personnel et plus occupéspar leur sort électoral que par l’intérêtgénéral des citoyens en ces temps de criseéconomique sociale et morale. »

Le jugement évoque également « lagravité extrême des faits insupportablespour l’image et le fonctionnement desinstitutions de la République ».

Philippe Kaltenbach

L’affaire avait démarré en avril 2011,par une plainte de Philippe Pemezec,alors maire (UMP) du Plessis-Robinsonet vice-président du conseil général desHauts-de-Seine. L’élu UMP expliquaitalors que Mohamed Abdelouahed luiavait fait visionner, courant 2010, troisvidéos compromettantes pour son voisinde Clamart, et qu’il était de son devoird’en avertir la justice, en l’occurrencel’alors procureur de Nanterre PhilippeCourroye. La diffusion curieuse des vidéossur Internet, en janvier 2012, avait relancél’enquête.

Sur l’une d’elles, un enregistrementclandestin de mauvaise qualité effectuéaprès une séance du conseil municipal,on voit et entend Mohamed Abdelouahed,l’auteur des enregistrements clandestins,plaider la cause d’un tiers pour l’obtentiond’un logement social à Clamart,moyennant finances, en l’occurrence 6 000

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euros en espèces, versés en deux fois.On y voit et y entend égalementPhilippe Kaltenbach qui semble accepterde l’argent liquide et compter les billets(on peut voir un extrait de cette vidéo,qui avait notamment été mise en lignesur le site du Figaro, ici).

Émaillée de nombreux incidentsprocéduraux, l’affaire avait été confiéeà deux juges d’instruction, FabienneBernard et Pierre-Olivier Amédée-Manesme, en février 2012. Ils avaientrendu leur ordonnance de renvoi devant letribunal correctionnel le 4 mars 2015.

Didier Porte: «Vade retroBelzemmour!»PAR LA RÉDACTION DE MEDIAPARTLE LUNDI 9 NOVEMBRE 2015

Cette semaine, Didier Porte perd son latindevant les démons de la droite.

Cette semaine, Didier Porte perd son latindevant les démons de la droite.

L’étrange carrière ducandidat Daniel Sperling àla Région PACAPAR MATHILDE GOANEC ET LOUISE FESSARDLE LUNDI 9 NOVEMBRE 2015

Daniel Sperling, candidat aux régionales2015 sur la liste LR menée par ChristianEstrosi, est soupçonné d’emploi fictifau sein des services publics hospitaliersmarseillais (AP-HM), où il est détachédepuis 2007. Mais c’est toute sa carrièrecomme employé du conseil régionalde PACA qui sonne faux, au vu destémoignages et éléments que Mediapart apu rassembler.

Adjoint au maire de Marseille, conseillerrégional et candidat aux régionales, DanielSperling (Les Républicains) est dans leviseur du parquet national financier. Pourle moment, les fonctionnaires de l’Officecentral de lutte contre la corruptioncherchent à vérifier si sa nomination en2007 comme « chargé de mission auprèsdu directeur général adjoint de l’AP-HM,coordonnateur des Écoles et de l’Institutde formation de santé » ne constituerait pasun délit de prise illégale d’intérêts. Dans lecadre d’une enquête préliminaire ouvertefin septembre 2015, la police judiciaire aperquisitionné le 20 octobre son bureauà la mairie, et les locaux des écoles deformation de l’AP-HM. La direction desressources humaines et la direction desformations sanitaires et sociales du conseilrégional ont également été visitées.

Élu depuis 2001 au sein de la majorité deJean-Claude Gaudin (Les Républicains)à la mairie de Marseille, DanielSperling siège également, cette fois dansl'opposition, au conseil régional depuis2010. Mais c’est comme employé danscette même collectivité locale qu’il aconnu une carrière de rêve, sans avoirjamais passé aucun concours de la fonctionpublique territoriale. Entré comme simplecontractuel à la Région en septembre 1984,Daniel Sperling a (brièvement) atteinten juillet 2015 le grade d’administrateurgénéral, soit l’échelon le plus élevé, avecun traitement de 6 800 euros selon sesdires. Et ce malgré la réputation d’« ombre» qu’il s’est taillée dans tous les servicesoù il est passé.

D’abord chargé de représenter la Région(alors présidée par le socialiste MichelPezet) au “Carrefour de la créationd’entreprise”, il devient en 1988 (sous ladroite) contractuel à temps plein commedirecteur du marketing et des relationspubliques, puis s’occupe du soutien àla création d’entreprise, avant de passerchargé de mission à la direction de laformation et de l’apprentissage.

Le 1er novembre 2002, fraîchement élu àla mairie de Marseille, Daniel Sperling esttitularisé comme administrateur territorial(cadre A+) à la Région, sans passer le

concours ad hoc, ce qui est obligatoireselon le code de la fonction publique.Il fait en effet partie d’une vague d’unequarantaine d’heureux élus intégrés autitre de la loi Sapin du 3 janvier 2001 pour– ça ne s'invente pas – « la résorption del’emploi précaire ». « Le fait du prince,celui de Vauzelle », grince l’un de sesanciens collègues à la direction de laformation et de l’apprentissage.

À peine trois mois après cette miraculeusetitularisation, voilà l’élu de droite promuadministrateur première classe le 30janvier 2003. Cette promotion express nemanque pas de faire tiquer le préfet deRégion PACA de l’époque, au point qu’ildemande son annulation devant le tribunaladministratif. Selon nos informations,Daniel Sperling ne remplissait ni lesconditions d’ancienneté, ni les tâchesd’encadrement requises. Mais deuxièmepetit miracle, en avril 2005, le préfet (feuChristian Frémont) change d’avis et sedésiste de son recours en justice... Selon unancien chef de service, Michel Vauzelle,président (PS) du conseil régional, et Jean-Claude Gaudin, maire (LR) de Marseille,seraient « montés au créneau auprès dupréfet ».

Au-delà de la titularisation, c'est bien laréalité de l'emploi qu'a occupé toutes cesannées Daniel Sperling qui étonne. Unancien fonctionnaire de la direction dela formation et de l’apprentissage de laRégion (DFA), parti en 2002, se souvienttout juste avoir vu l’élu « passer commeune ombre, deux ou trois fois ». « Ilavait un chauffeur qui l’attendait en bas,explique-t-il, de façon anonyme. En faitpersonne ne savait qui était dans cebureau, ni s’il faisait partie de la DFA. »Il assure n’avoir compris qu’il s’agissaitd’un collègue que lors d’un contrôle de lachambre régionale des comptes portant surles années 1994-2002. « Une magistratede la chambre est venue nous poser desquestions sur la réalité de notre travail etcelle de monsieur Sperling », se souvient-il. À l’époque, selon nos informations,la chambre s’interrogeait sur la réalitéde son emploi de cadre A+, mais, sanspreuves suffisantes, rien ne figurera dans

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son rapport définitif rendu en mars 2005.Même après ce contrôle, Daniel Sperling« n’a jamais eu d’affectation réelle » et «n’apparaissait pas sur l’organigramme »,assure cet ancien agent. Juste « un bureau,en face de l'ascenseur, avec un numéro surla porte ».

« De 2000 à 2014, je ne l’ai jamais vutravailler ! », confirme un ancien chef deservice. Selon ce fonctionnaire, au débutdes années 2000, « il y [avait] pleind’autres cas comme Daniel Sperling àla Région, même si sa situation à luiest vraiment révoltante ». L’ancien chefde service poursuit : « Le directeur desressources humaines de l’époque s’étaitattaqué à cette question des emploisbidons et avait presque convaincu MichelVauzelle que ça pouvait lui retomberdessus. Mais il n’y a pas eu de suites. Il yavait une sorte de cogestion entre la droiteet la gauche, qui dure d’ailleurs. »

En janvier 2007, Daniel Sperling est à sademande détaché auprès de l’AP-HM surun poste de « coordonnateur des écoles» créé exprès pour lui, ce qui lui permetde passer administrateur hors classe sansquitter Marseille. « Pour ça, il faut justifierde deux ans dans une autre administration», nous a-t-il lui-même précisé pour unpremier article.

Là encore, comme Mediapart l'a déjàraconté, dès son arrivée, des doutesplanent sur la réalité de son activité. «Je travaillais dans le même service àcette époque, et il n’avait rien, ni bureau,ni ligne téléphonique, ni ordinateur »,raconte un ancien employé de l’AP-HM, qui a quitté l’établissement en 2010et souhaite rester anonyme. L’existencede cette fonction continue d'en étonnerplus d’un en 2015 à la Région et àl’AP-HM lorsqu'ils passent devant sonbureau à l’institut Houphouët-Boigny, leprincipal site de formation des soignants etparamédicaux de l’AP-HM.

Ce qui n’a pas empêché le candidat auxrégionales d’être, toujours à sa demande,nommé en juillet 2015 administrateurgénéral, soit le plus haut échelon de lafonction publique territoriale, après avisfavorable du comité paritaire du conseil

régional. Un grade « invraisemblable »pour un simple chargé de mission etqui correspond à un poste de directeurgénéral des services d’une métropoleou d’une grosse collectivité locale, avecau minimum huit ans d’anciennetédans la fonction, expliquent plusieursfonctionnaires interrogés. « Le simplefait qu’il soit passé administrateur esthallucinant, souligne l’un d’eux. Une villecomme Vitrolles, par exemple, n’a pas ledroit d’avoir un administrateur. Le plusgros grade sera directeur territorial, pourêtre chef de service. Alors administrateurgénéral, vous imaginez ? »

Progression dans la fonction publique territoriale.

La Région PACA nous indique d’ailleursne pas compter d’autre administrateurgénéral dans ses rangs. Cette décisionde promotion a été retirée en catastrophequelques jours après la perquisition du20 octobre 2015. « Le réexamen de sasituation a révélé qu’il ne remplissait pastoutes les conditions réglementaires »,nous confirme la Région. Un examen dela double casquette de Daniel Sperling,à la fois élu régional et détaché auprèsd’une structure financée par la Région,a également été demandé aux servicesjuridiques de la collectivité.

Comment expliquer que la Régionse soit penchée aussi tard sur cettesituation baroque ? Selon plusieursfonctionnaires interrogés, Daniel Sperlingservait d’intermédiaire entre la mairie deMarseille à droite et la Région à gauche.« Un go-between oui, mais sûrement pasun emploi fonctionnel », décrit un ancienchef de service, reprenant l'expressionemployée pour qualifier son rôle officieuxà l’AP-HM. Homme politique influent,Daniel Sperling est également souventdécrit comme un relais d’influence auprèsde la communauté juive de Marseille etde la Région – ce qu’il revendique surson site –, un « faiseur de voix » quechouchoutent la droite comme la gauche.Contacté pour ce deuxième article, DanielSperling n’a pas donné suite.

L'homme politique pourrait invoquer, pourjustifier cette présence sporadique dansles services du conseil régional, ses deuxmandats en tant qu’élu, qui l’autorisentà une décharge horaire (140 heures partrimestre pour son activité d’adjoint aumaire et 105 heures comme conseillerrégional). C’est ce à quoi Daniel Sperlingfaisait allusion lorsqu’il évoquait, dansnotre article précédent, sa « déchargeà 50 % » de l'AP-HM. Ces autorisationsd’absence n'oblitèrent pas forcément sarémunération comme fonctionnaire. Larègle est cependant contraignante, car ilest nécessaire de faire la demande à sonadministration et de justifier chacune deces absences pour conseil ou préparationde cessions en commission.

La règle est ainsi faite qu'elle inciteun certain nombre d'élus à prendre untemps partiel, et à compter alors surleur(s) indemnité(s) d’élu pour compenserla perte de salaire. Daniel Sperling,lui, cumule son salaire à temps pleinet vraisemblablement deux indemnités,estimées selon les grilles en vigueur àenviron à 4 134 euros (brut) pour sonmandat d’adjoint au maire (voir ce tableaupublié par Marsactu) et 2 661 euros brutcomme conseiller régional. Jusqu'ici, entoute impunité.

Boite noireContactée, la direction de l'AP-HM n'apas souhaité nous répondre, non plusque Daniel Sperling qui avait répondu ànos questions pour un premier article. Leconseil régional a répondu par courriel àune série de questions.

Un «Mouvement commun»pour dépasser les vieuxpartis de gauchePAR STÉPHANE ALLIÈSLE DIMANCHE 8 NOVEMBRE 2015

Le député socialiste Pouria Amirshahilance ce dimanche le « Mouvementcommun », qui espère être une plateformede « reconquête idéologique » rassemblantresponsables politiques de tous bords àgauche, militants associatifs et syndicaux,

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et citoyens. Pour Mediapart, il expliqueles contours et l'ambition de cette nouvelleorganisation, loin du « poison de laprésidentielle » et avec Podemos commemodèle assumé.

Il ne veut pas que ce soit un parti deplus, mais un endroit où « il faudraque les militants habitués au militantismeaient l’humilité de laisser la place auxautres ». Ce samedi, Pouria Amirshahilance le « Mouvement commun » àMontreuil (Seine-Saint-Denis), à la suited'un appel signé pour l'heure par 1 500personnes (lire la boîte noire en piedde cet article), au milieu desquelles onretrouve pêle-mêle des acteurs associatifset syndicaux, des universitaires ou desartistes, aux côtés de simples citoyens etde personnalités politiques de tous bords(notamment Pierre Laurent, ClémentineAutain, Cécile Duflot, Christian Paul ouÉdouard Martin).

Le député, en rupture de ban du partisocialiste (il vient de voter contre le budgetactuellement en cours de discussion),entend participer au « dépassement » despartis actuels, dont il juge « les appareilsfatigués et fatigants », que ce dépassementsurvienne avant ou après la prochaineprésidentielle. À ses yeux, « il ne s’agitplus de proclamer et de répéter qu’ilfaut relire Gramsci et mener la batailleculturelle, il faut s’y mettre et faire contre-culture ». Et pour cela, estime-t-il, « il fauts’adosser à des idées et des expériencesréelles, et plus à une partie de baffespermanente entre la vraie gauche, mêmesi elle a raison, et la gauche qui a trahi ».Entretien.

Vous lancez le « Mouvement commun »ce dimanche à Montreuil. Quel est sonobjectif ? Un futur parti, un club deréflexion ou un sas vers autre chose ?

C’est un mouvement politique sans viséeélectorale pour l’instant. L’idée part duconstat que dans nos démocraties libérales(au bon sens du terme), nos gouvernantssont désormais incapables de faire faceaux possédants. On est en train de passerd’un système délégataire à un systèmeconfiscatoire, des pouvoirs comme desrichesses. Il faut donc faire à côté, presquesans, en demandant aux citoyens, élus ounon, de se retrousser les manches et demettre leurs idées dans un pot communpour dessiner la France de demain. Il nousfaut définir nos causes communes dansun pays qui ne semble plus en avoir,et se réapproprier des biens communsaujourd’hui confisqués, pour dessiner unenouvelle radicalité démocratique.

Il ne s’agit pas d’ériger en théoriela rancœur et l’impatience grandissantescontre ces effets de domination, maisde construire un mouvement massif,créatif dans ses propositions, positif etbienveillant, et dont l’objectif devrait êtrede construire une plateforme, qui devrainspirer la société mobilisée. Il ne s’agitplus de proclamer et de répéter qu’ilfaut relire Gramsci et mener la batailleculturelle, il faut s’y mettre et faire contre-culture, en contestant la pente dangereusedu repli sur soi et des concurrences, enremettant au goût du jour les solidaritésactives, les nouveaux combats écologiqueset numériques… Ça prendra du temps, et leMouvement commun doit s’inscrire dansle temps long de la reconquête du pouvoir.

Vous parlez de redéfinition de « causescommunes » et les premiers signataires“politisés” vont du Front de gauche auxfrondeurs, en passant par EELV et dessocialistes disant appartenir encore àla majorité gouvernementale. Mais est-ce qu'aujourd’hui, avec l’orientationpolitique du pouvoir actuel, la gauchepeut encore être commune ?

Avec le gouvernement actuel et sonorientation, je n’y crois pas. Maisavec les bonnes volontés d’où qu’ellesviennent, oui. Par exemple, Mao Péninou(adjoint PS d’Anne Hidalgo) ou LaurentGrandguillaume (député PS de Côte-d’Or), ce sont d’abord des militants

de la cause démocrate, qui font preuved’audace dans leur travail d’élu auquotidien. Ils ne sont pas au garde-à-vous du gouvernement, mais desrelais de la société civile. Il y ades intelligences et des dynamiquesinnovantes dans tous les partis. Ce quicompte, c’est la sincérité, que l’on soitissu du communisme ou du socialismerépublicain, du chevènementisme ou del’écologie libertaire. Car reformuler unprojet politique en plantant son drapeau eten assénant ce que doit être la gauche pureet véritable, ça fatigue tout le monde et çane marche pas.

Maintenant, il ne faut pas se tromper surla part qui va être dévolue au politiquedans ce mouvement. La grande majoritédes signataires sont d’abord des acteursde la société mobilisée : des représentantsassociatifs, de simples citoyens aux profilssociologiques divers, des élus locaux quisont dans l’expérimentation démocratique.Ils ne se situent pas forcément dansl’échiquier partisan de la gauche, et sarecomposition ne les intéresse pas. Maisce qu’il y a de commun à tous, c’est lavolonté de discuter de la France telle qu’onveut la voir et de ne pas se résigner à lavoir s’enlaidir et s’abîmer. Donc pour lespolitiques présents dans le « Mouvementcommun », il s’agit d’être humbles, de seplacer dans une logique d’égaux, et de sefondre parmi les autres.

La plus grande difficulté n’est pas, enréalité, d’additionner des points de vue degauche, ni même d’en faire la synthèse.Le plus dur c’est d’arriver à se convaincre,dans une société qui ne cherche plus quele conflit. Il n’y a plus de maïeutique ni dedébat argumenté, et c’est aussi cela qu’ondoit retrouver. Prenons le débat sur lesbanlieues. Est-ce qu’on peut considérer,sans se sentir complice d’un quelconquecommunautarisme, que les jeunes desquartiers populaires relevant aujourd’huila tête ont raison de le faire ? Je lepense. Mais on doit aussi être capabled’entendre ceux qui craignent, même sicette crainte leur a fait déserter le terrain,que des revendications sociales ne virentau communautarisme. Est-il possible d’en

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débattre ? Le Mouvement commun doitpermettre de confronter et mettre encommun des points de vue qui ne sont pasforcément contradictoires.

Il va nous falloir proposer deschangements d’angle dans la façon de seposer des problématiques, pour parvenir àse convaincre. Car si on ne se convaincpas, alors ce sera gauche libertairecontre gauche autoritaire, ou démocratescontre républicains. C’est-à-dire le typede clivages que veulent nous imposeraujourd’hui les grands médias et ceux quigouvernent depuis si longtemps.

Vous étiez justement l’un des raresélus de gauche à avoir participé à la «marche de la dignité » samedi dernier.Cette mouvance militante a-t-elle saplace dans le « Mouvement commun »,alors qu’elle cristallise des débats trèsvifs à gauche ?

Notre mouvement ne peut être « commun» que si toutes les expressions y ontleur place. À la fois ceux qui pensentque la laïcité, c’est l’expression de toutesles diversités et des identités singulières,mais aussi ceux qui pensent qu’elleest un ensemble de principes et decomportements qui seraient indiscutables.Paradoxalement, et personnellement, jeprocède un peu des deux écoles, maissans me sentir tiraillé. Bien qu’issu dela fabrique à assimilation républicaine,alors que j’étais destiné à une républiqueislamique [en Iran – ndlr], je vois bienque des millions de Français ne bénéficientpas de ce dont j’ai bénéficié. Les nouvellesclasses populaires françaises issues del’immigration ne le vivent plus ainsi, et ilfaut l’entendre.

Quoi que je pense de Tariq Ramadan,quand il fait un livre de dialogues avecEdgar Morin, ça fait avancer le débatintellectuel. Je n’ai jamais renoncé à merendre au rassemblement commémorant le17 octobre 1961, au prétexte que depuisdix ans les Indigènes de la République s’yrendent aussi.

Ceux-là même qui s’inquiètent de voirun certain nombre de partis ou decollectifs progresser et s’auto-organiser,

ne peuvent s’en prendre qu’aux causesde cette progression, c’est-à-dire lerecul de la République, de l’État etdes partis dans les quartiers populaires.On me dit : “Attention, il y a ducommunautarisme !” Mais moi je n’aivu à Barbès aucun communautarisme, niaucune posture victimaire. Je n’ai vu quedes Français, noirs, arabes et blancs, quidisaient “Non aux bavures policières”,“Non aux contrôles au faciès”, “Nonaux discriminations incessantes”, “Non àl’effacement des mémoires immigrées dela mémoire nationale”.

À mon sens, ils ont raison. Il y avaitdes femmes voilées ? Et alors ? On abien le droit de manifester dans ce pays,même avec un voile… Toutes proportionsgardées, le 11 janvier, j’ai manifestéderrière des dictateurs. Ça s’appelle descontradictions secondaires, il y en a aussidans les débats économiques et sociaux, etil faut les surmonter.

Admettons qu’il y ait une partde communautarisme dans cettemobilisation, on ne peut le balayer d’unrevers de main, avec le ton professoralet docte de ceux qui sauraient cequ’est la République. La lutte pourles droits civiques des Noirs américainsétait communautariste, comme celle desmusulmans qui se regroupent en Indedans certains États où ils sont persécutés,comme les Afghans qui se regroupent enIran. On peut comprendre que l’on soitgêné par le repli communautaire, ou quel’on soupçonne une instrumentalisationidentitaire. Mais il faut aussi comprendrequ’il s’agit de défenses immunitaires faceà l’abandon républicain.

Je m’exprime là à titre personnel, mais jeserais heureux si l’on pouvait débattre detout ça posément dans le « Mouvementcommun », sans se faire la leçon, et enévitant les dérives réactionnaires d’unepartie de la gauche, mais aussi les dérivesdémagogiques d’une autre petite partiede la gauche, qui parfois est aveugle eta pu dans le passé soutenir l’ayatollahKhomeiny. La cause sociale ne justifie pastout, mais le meilleur moyen d’empêcherles dérives, c’est d’occuper le terrain. À

la manif, plusieurs amies organisatrices dela marche, qui sont de vraies militantesantiracistes, m’ont dit « Merci d’être là,mais où sont tes copains ? » S’ils avaientété là depuis longtemps, on n’aurait pas cesdébats aujourd’hui.

© Capture d'écran dusite lemouvementcommun.org

Concrètement, en termes opérationnels,comment va fonctionner le «Mouvement commun » ?

Ça s’inspire de Podemos, d’Obama et demouvements français plus traditionnels.Le mouvement ne sera pas que dans laréflexion, mais aussi dans l’action, avecdes campagnes de mobilisation. Chargeaux membres de les définir, après s’êtreentendus sur une charte de principes(indépendance politique, bienveillance,parité, éthique…) et des statuts, maisaussi après avoir identifié ensemble descauses communes. Tout cela sera soumisà un vote électronique dans les mois quiviennent.

Il y aura aussi des groupes locaux, etce sera très ambitieux, car il faudraque les militants habitués au militantismeaient l’humilité de laisser la place auxautres. La question du partage du pouvoirest essentielle. On ne convoque pas lescitoyens seulement pour voter. Il n’estplus possible que des personnes qui ontle pouvoir, parce qu’on le leur a accordé,décident de tout à notre place. Si déjà ilstenaient leurs promesses, ils respecteraientleurs mandats. Mais au-delà, on nepeut plus admettre que la légitimitédémocratique permette l’omnipotence, ilfaut mettre un terme à cette dérive.Le pouvoir que l’on donne n’est qu’unpouvoir que l’on prête. Sur ce plan, il s’agitde renouer avec les principes fondateurs dela Révolution française.

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Est-il possible aujourd’hui de faire dela politique en faisant l’impasse sur laprésidentielle de 2017 ? Cette échéancene va-t-elle pas planer comme une épéede Damoclès au-dessus du « Mouvementcommun » et altérer sa sincérité ?

La présidentielle est un poison. Lescitoyens vont être convoqués à desélections auxquelles finalement ilsne croient que peu, et qui vontprogressivement se résumer à un chantageau vote utile. Je trouve d’ailleurs demauvais goût que ceux qui ont uneresponsabilité directe dans la croissancedu monstre depuis tant d’années s’érigentdésormais en rempart, sans se remettre enquestion.

Le paysage politique de 2017 se résumepour l’instant à des candidats soutenus pardes appareils fatigués et souvent fatigants,qui proposent aux électeurs une série demesures élaborées par quelques experts.Enfin, même si ce sont des millions degens qui se déplacent aux urnes, ils n’ontpas d’autre choix que de confier toutesles clés du pouvoir à un seul individu,qui décidera au nom de la nation toutentière, mais tout seul, du destin de notreélan collectif. Et pour l’instant, le castingest peu séduisant et usé. Et puis onest lucide, on voit bien depuis plusieursprésidentielles que le piétinement de ladémocratie est devenu normal.

Pour autant, j’ai bien conscience que2017 est incontournable, et si quelquesmilitants du « Mouvement commun » irontfaire campagne pour l’un ou pour l’autre,j’espère que nous pourrons adresser uneplateforme aux partis et aux candidats. Sielle pouvait être inspirante pour certainsdes candidats et contribuer à revivifier ledébat démocratique ou à faire émerger denouveaux visages, j’en serais ravi.

Mais 2017 n’est au fond pas le problèmedu « Mouvement commun », qui n’apas à s’inscrire dans le strict agenda deséchéances électorales, mais plutôt dansle temps long, celui de la reconquête dupouvoir et des idées. Car même si lagauche libérale-conservatrice conservaitle pouvoir, ça ne réglerait pas les questionscentrales de la réduction de la pauvreté,

du “bien-vivre”, de son rapport aux paysdu Sud, ou des pannes démocratique eteuropéenne… Pour nous, la présidentielleaura comme enjeu principal de parvenir àimposer des thèmes aux candidats, et pasle contraire.

Vous allez lancer une « web-télé »,directement inspirée de Podemos…

On veut s’inspirer de tous ceux qui sontdans une démarche de « chercher la véritéet de la dire », comme disait Jaurès.Dans l’histoire militante de la gauche,il a toujours fallu se doter d’un outilde presse, pour faire une propagandede reconquête culturelle assumée commetelle. On veut faire une télévision quisoit le lieu de la confrontation entre ceuxqui veulent faire « cause commune » etleurs adversaires, mais aussi entre ceuxqui veulent faire « cause commune » eux-mêmes, pour donner à voir les paradoxes etles contradictions, afin de mieux pouvoirles surmonter. Cette « web-télé » se veutaussi un « anti-BFM », qui rechercheraitle cheminement de la conviction et nonle match de boxe entre postures, quitournerait le dos à l’anxiété permanente ouà la complaisance à l’égard des pouvoirs.On fera aussi un « journal des bonnesnouvelles », qui promouvra toutes lesexpériences de contre-modèle possibles,en France comme à l’étranger.

Il y a deux ans, quasiment jourpour jour, le député socialiste quevous êtes expliquait dans Mediapartqu’il était temps d’amorcer un «autre chemin », et vous invitiez ceuxqu’on appellera ensuite “les frondeurs”à refuser certaines orientationsgouvernementales. Vous nous disiezalors : « On ne va quand mêmepas attendre cyniquement la catastropheélectorale, que tout le monde prédit. Onpeut encore l’éviter. » Vous le pensezencore ?

On a trop attendu, et c’est sans douteune des leçons à tirer de la période. Ilse trouve que depuis, Manuel Valls, danssa cohérence – car il n’a jamais cachéses opinions – a décidé de dérouler sansrecherche de compromis une orientationqu’il croit juste. Et c’est une orientation

à laquelle je ne crois pas, non seulementparce que je la trouve injuste, mais aussiparce qu’elle n’a jamais été discutée enamont. Il y a aujourd’hui deux pointsde vue à gauche. Le sien, qui considèrequ’il faut libéraliser l’économie, admettrecertains conservatismes d’ordre sociétalet s’en tenir non plus au socialisme,mais à une culture démocrate et d’ordrerépublicain. Et puis il y a une vision plusémancipatrice, plus écologique et au finalplus moderne.

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Objectivement, je veux juste poserquelques questions. Le nombre dechômeurs a-t-il augmenté ou reculé ? Lapauvreté a-t-elle augmenté ou reculé ?Le Front national est-il en hausse ou enbaisse ? La réponse est dans chacune deces trois questions, et devrait quand mêmeappeler à un peu d’humilité de la part deceux qui gouvernent. Que tout ne soit pas àjeter, c’est une chose. Mais on ne peut pasaller contre la vérité, y compris la véritéélectorale. Je ne sais pas ce que donnerontles régionales, mais je sais quels ont étéles trois précédents scrutins. À un brasd’honneur politique a été renvoyé un brasd’honneur électoral.

Objectivement, on est aussi obligé deconstater que la réponse alternative degauche à ce bras d’honneur n’a pas étéopérationnelle non plus. Sauf à considérerque les électeurs sont des cons, on constateque ceux qui se déplacent encore pourvoter à gauche le font un peu plus pour unPS dont ils sont déçus que pour d’autrespartis. Peut-être que le rassemblement detoutes ces autres forces rééquilibrerait lerapport de force, mais il n’est pas à l’ordredu jour, si l’on en croit les dirigeants de cespartis.

Or il ne s’agit pas seulement d’avoirraison, il s’agit d’en apporter la preuve.Et on est confronté à une trop grandeviolence politique. Sans les mettre sur lemême plan, les principaux responsablespolitiques, au gouvernement ou à lagauche de la gauche, de la droite oudu FN sont dans la violence verbaleincessante. Et cela énerve chaque jour unpeu plus un pays qui a envie d’apaisement,

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c’est d’ailleurs là-dessus que Hollande agagné en 2012. Les postures martialeset les rancœurs haineuses fatiguent toutle monde et ne mènent nulle part.Elles doivent désormais se transformer enénergie positive. Mais pour cela, il fauts’adosser à des idées et des expériencesréelles, et plus à une partie de baffespermanente entre la vraie gauche, même sielle a raison, et la gauche qui a trahi.

Vous êtes le seul député adhérent du PSà voter contre le budget. Allez-vous êtreexclu ? Et d’une façon plus générale,cinq mois après le congrès de Poitiers,et hormis pour préserver d’ultimespositions électorales, à quoi cela sert-ilpour vous et ceux qui pensent commevous de rester au parti socialiste ?

Concernant mon exclusion, comme il n’ya pas de précédent, il n’y a pas deraison de décréter qu’on exclut des gensen raison de leurs convictions, surtoutquand celles-ci ne sont que la traductionlittérale des orientations décidées parson propre parti. M’exclure reviendrait àreconnaître comme une faute la défensede décisions votées par les instances duPS le 27 juillet dernier, à propos de lapolitique économique du gouvernement.Les années précédentes, on avait obtenula promesse d’un rapport d’évaluation desaides publiques aux entreprises. Dès lorsque ce rapport n’existe même pas, et qu’onrefuse toute discussion sur la pertinencede l’utilisation de l’argent public, il n’ya aucune raison pour que je ne vote pascontre le budget.

Par ailleurs, je ne fais pas de différencefondamentale avec ceux qui se sontabstenus, car le rejet de la pratique et dela méthode est le même. On ne peut pasdans le même temps répéter qu’il faut biengérer l’argent public et le dilapider sansaucun contrôle. J’assume tranquillementcette divergence de vues avec ManuelValls. Comme je ne lui reproche pas sacohérence, qu’il ne me reproche pas lamienne. Je suis prêt à avoir le débat aveclui sur lequel des deux est le plus socialiste.

Alors pourquoi rester dans son parti, alorsqu’il y a un désamour indéniable et que,95 fois sur cent, un socialiste s’emmerde

en militant ? À mon sens, l’essentiel est decontinuer à se sentir libre. Les claquementsde porte, c’est souvent beaucoup de bruitpour pas grand-chose. Je préfère essayerde construire quelque chose d’autre, àcôté, sans être dans la guerre des gauches.Aujourd’hui, il n’y a de toute façon pasde partis enthousiasmants. On est souventdans un engagement qui est le fruit de sapremière rencontre militante. Il se trouveque ma première rencontre a été avec dessocialistes. Mais si cela avait été avec destrotskystes ou des écologistes, qui sait ceque je serais devenu.

Le mépris de certains socialistes vis-à-vis de partenaires de gauche, considéréscomme des “minoritaires”, m’insupportetout autant que la haine recuite de certainsmilitants d’autres partis de gauche àl’égard de socialistes sincères, au prétextequ’ils sont encore au PS. L’essentiel, quelque soit son parti, c’est d’être à l’aise aumoment de défendre ses convictions. Maisde toute façon, tout ça ne durera pas et jesuis persuadé que le dépassement de tousces vieux partis est à l’ordre du jour, etsurviendra bien plus vite qu’on ne le croit.

Boite noireL'entretien a eu lieu dans les locaux deMediapart, mercredi 4 novembre. Il a duréune grosse heure.

Edwy Plenel, président de Mediapart,a signé, à titre personnel, l'appelaccompagnant la création de cemouvement. Il va sans dire – mais il esttoujours mieux de le préciser – que celan'engage en rien Mediapart et sa rédaction.

Birmanie: vers un raz-de-marée pour Aung San SuuKyiPAR GUILLAUME DELACROIX

LE DIMANCHE 8 NOVEMBRE 2015

Aung San Suu Kyi. © Reuters

Dimanche 8 novembre, des élections libresse sont tenues en Birmanie, les premièresdepuis vingt-cinq ans. À Mandalay,deuxième ville du pays, les électeursn'avaient que le nom d'Aung San SuuKyi sur les lèvres. Mais même en cas delarge victoire, « The Lady » a encore biendes obstacles à franchir pour prendre lepouvoir.

Birmanie, de notre envoyé spécial.- Side longues files d'attente ne s'étaient pasformées devant les pagodes et les écolesavant le lever du soleil, le caractèrehistorique de ce dimanche 8 novembreserait passé assez inaperçu à Mandalay.Vers 5 heures, les habitants de la deuxièmeplus grande ville de Birmanie ont sortileurs marmites sur le pas de leur porte,comme chaque matin, pour nourrir lesmoines bouddhistes. C'est à 6 heuresprécises que les bureaux de vote ont

ouvert. Sur la 14e rue, Maug Maug necache pas son émotion. « Je suis heureux.À 36 ans, c'est la première fois que jeme sens libre. Mais ne me prenez surtoutpas en photo, je risquerais d'avoir desproblèmes », murmure-t-il en surveillantdu coin de l'œil le policier en faction à unedizaine de mètres de là.

Son voisin Kogyi, 72 ans, arrive tout justede sa séance quotidienne de natation dansle fleuve Irrawaddy. Il ne cache pas sa joielui non plus. « Je suis vraiment heureuxcar je sais qu'Aung San Suu Kyi va gagneret que notre vie va changer », explique-t-il joyeusement. Les deux hommes ontvoté pour la Ligue nationale démocratique(NLD), comme l'affirmeront tous ceux quenous rencontrerons au long de la journée,quels que soient leur âge et leur confessionreligieuse. Le raz-de-marée en faveur de"La Dame" de Rangoun est-il en train

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de déferler sous nos yeux ? Difficile àimaginer, tant les opérations de vote sedéroulent dans la discipline. Seuls lessourires qui illuminent les visages mettentla puce à l'oreille.

À Amarapura, ancienne cité royale voisinede Mandalay, un assesseur explique à ungroupe de garçons d'à peine vingt ansle fonctionnement des opérations, devantun temple gardé par deux sculpturesd'éléphants géants. « Vous vérifiez quevotre nom figure sur les listes électorales,vous présentez votre carte d'électeur, voussignez le registre, prenez un bulletin devote et allez dans l'isoloir, leur dit-ilcalmement. À la sortie n'oubliez pas detremper votre auriculaire gauche dansl'encre bleue, preuve que vous avez voté. »

Les dernières élections pluralistesremontant à un quart de siècle, la jeunessebirmane découvre le fonctionnement dela démocratie. Le bulletin de vote estun unique papier rectangulaire de couleurjaune, sur lequel figurent les symboles despartis en compétition. Caché derrière ungrand carton posé sur une table, l'électeurdoit donner un coup de tampon encreur enface du dessin de son choix, puis il déposeson bulletin plié en deux dans une urnetransparente en plastique.

Aung San Suu Kyi. © Reuters

Pour Aung San Suu Kyi, l'heure devérité a sonné. Dans quelques jours, laprix Nobel de la paix 1991 aura peut-être enfin rendez-vous avec son destin ;mais la véritable bataille ne fait quecommencer. Après la proclamation desrésultats définitifs, sans doute après le 15novembre, plus de deux mois s'écoulerontsans que puisse être désigné le nouveauprésident birman. Le Parlement sortantsiège en effet jusqu'au 30 janvier 2016 etle nouveau gouvernement ne devrait entreren fonctions que fin mars.

« The Lady », comme on l'appelle ici,va être en butte à trois obstacles majeurs.D'abord, la Constitution lui interdit l'accèsà la fonction de président parce qu'ellen'est pas issue des rangs de l'armée et parceque ses deux enfants sont de nationalitéétrangère (britannique). Au mieux, AungSan Suu Kyi ne peut donc espérer obtenirque la présidence de la chambre basse duParlement. « Je dirigerai le gouvernement,que je sois ou non présidente », a-t-elle pourtant proclamé dans une interviewà la chaîne de télévision indienne IndiaToday, début octobre. « Je serai au-dessusdu président », a-t-elle martelé dans lesderniers jours de campagne, sans expliquercomment elle comptait s'y prendre.

Autre obstacle, seuls 75 % dessièges des parlementaires sont soumisau suffrage universel, les militairess'octroyant d'emblée un quota de 25 %,au nom de la « démocratie disciplinée»chère aux généraux. Cela signifie que pourjouir de la majorité absolue, la NLD doitobtenir au moins 67 % des sièges en jeu.Aung San Suu Kyi affirme que son parti vafranchir la barre des 80 %, mais c'est sanscompter sur l'influence qu'auront eue lesfondamentalistes bouddhistes sur les 33,5millions d'électeurs (sur une populationtotale de 52 millions d'habitants). Lesmoines ne votent pas mais l'Associationpour la défense de la race et de la religion(Ma Ba Tha), notamment, a appelé à voterpour la formation au pouvoir, le Parti de lasolidarité et du développement de l'Union(USDP), considérant qu'une victoire de laNLD ouvrirait la porte aux immigrés.

Prisonnier politique durant sept ans,l'artiste peintre Htein Lin s'inquiète decette fièvre nationaliste. Rencontré àl'occasion de l'une des dernières réunionspubliques de la NLD dans le quartierPazundaung de Rangoun, alors qu'unorchestre se produisait bruyamment sur letoit d'un bus à l'effigie de « The Lady »,il nous confie, attablé dans un bar, être «très surpris des énormes sommes d'argentdépensées par les candidats de l'USDP» et presque certain que le Ma Ba Thaest l'un de leurs principaux pourvoyeursde fonds. Selon Htein Lin, « la grande

force de l'opposition vient de ce qu'elle n'aplus peur », mais les militaires « feronttout pour garder le pouvoir ». « La seulepossibilité qui s'offre à Aung San SuuKyi est de s'en emparer pacifiquement »,estime l'ancien dissident.

10.000 observateurs pourvérifier le scrutinDans la soirée du vendredi 6 novembre,alors que s'achevait la campagne, leprésident Thein Sein l'a promis : «L'armée et le gouvernement respecterontles résultats des élections. » Pas moins de92 partis étaient en lice pour 498 siègesà pourvoir au Parlement et 670 autresdans les quatorze assemblées régionales.Dimanche, près de 10 000 observateursétaient sur le terrain, dont 150 Européens.« C'est la plus grosse mission du genredans l'histoire de l'Union européenne »,souligne un diplomate de Rangoun.

Dans le bureau de vote de la 17e ruede Mandalay. © Guillaume Delacroix

Devant un bureau de vote de la 17e rue deMandalay où elle piétine depuis déjà deuxheures, la jeune Poonam, 21 ans, s'avoue« très excitée ». D'origine népalaise,elle prépare un MBA en commerce etmanagement. Elle est venue voter avec sesdeux grands frères, Santosh et Narayan.Tous les trois s'apprêtent à tamponner ledrapeau figurant un paon jaune et uneétoile blanche sur fond rouge, celui de laNLD. « C'est la première fois que nousexerçons nos droits et le choix de la NLDest une évidence, même si avec l'armée,on ne sait jamais ce qui peut se passer »,reconnaît-elle.

La NLD sait qu'elle ne peut négliger lerelatif regain de popularité du présidentsortant. Regain tardif, certes, mais envidant les geôles de leurs prisonnierspolitiques, en levant la censure sur les

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médias et en ouvrant l'économie birmanesur l'extérieur en 2011, le général à laretraite Thein Sein est vu par beaucoupcomme le "Gorbatchev de la Birmanie",l'homme de la transition douce vers ladémocratie. Aung San Suu Kyi ne peutpas non plus faire fi des revendicationsethniques. Dans sept des quatorze Étatset régions du pays, il y a de forteschances pour que des partis locaux arriventen "pole position" et pèsent lourd à lachambre haute, obligeant la Dame deRangoun à composer avec eux.

En février, trois candidats à la présidenceseront désignés, l'un par la chambre bassedu Parlement, l'autre par la chambre haute,et le troisième par les parlementairesmilitaires non élus. C'est là le troisièmeobstacle qui se dresse sur la route deThe Lady. À supposer que cette dernièredécroche la majorité à la chambre basse, ilva lui falloir rassembler derrière elle 67 %de l'assemblée plénière (les deux chambresdu Parlement, militaires compris) pour queson candidat accède à la présidence dupays.

Encore faut-il être sûr que les législativesdu 8 novembre n'auront pas été entachéesd'irrégularités. D'après Myat Ko Ko,directeur de l'École de sciences politiquesde Rangoun, « seuls 30 % des listesélectorales sont fiables ». « Même s'ily aura eu certainement moins de fraudequ'il y a 25 ans dans les grandes villes,là où les observateurs internationauxétaient présents, on ne sait pas cequi s'est passé dans les campagnes,souligne le politologue Yan Myo Thein,il sera difficile pour la NLD d'obtenirplus de 300 sièges et ce n'est pas unhasard si Aung San Suu Kyi prône laréconciliation nationale et entend formerun gouvernement de coalition. » Un casde figure qui pourrait être vu commeun moindre mal par les militaires, dansla mesure où il permettrait de conjurerla grande peur des généraux, celle del'éclatement du Myanmar, nom officiel dela Birmanie.

Reste à trouver celui ou celle qui accepterade jouer le rôle de président marionnette.Jusqu'en août dernier, on prêtait à Aung

San Suu Kyi l'intention de soutenir l'anciengénéral Shwe Mann, 68 ans, président dela chambre basse et président de l'USDP.Une forme de cohabitation qui serait alléedans le sens de la fameuse réconciliationnationale.

Oui mais voilà, Shwe Mann rêvait si fort àune alliance USDP/NLD qu'au mois d'aoûtdernier, il a été brusquement limogé. Il n'atoutefois pas dit son dernier mot. Selon leMyanmar Times, il pourrait avoir l'appuide plusieurs cadres de l'USDP et seraitprêt à provoquer une scission du partipour devenir président. Certains, tel lepolitologue Yan Myo Thein, prétendentque l'éviction de Shwe Mann procèded'une stratégie délibérée de l'USDP, visantà rendre l'intéressé plus crédible aux yeuxde l'opinion publique. Sous-entendu : sila NLD gagne les élections, Shwe Mannapparaîtra comme un candidat d'ouvertureet, in fine, les militaires garderont lepouvoir.

[[lire_aussi]]

À ce stade, deux personnalités sont enembuscade. Outre le président sortant lui-même, Thein Sein, 70 ans, qui n'est pascandidat aux législatives et qui, malade,prétend ne pas souhaiter être reconduitpour un nouveau mandat, le chef d'état-major des armées, Min Aung Hlaing, 60ans, est souvent cité. Considéré commel'homme le plus puissant de Birmanie, c'estlui qui, en tout état de cause, désigneradans le futur gouvernement le ministrede la défense (son propre supérieurhiérarchique !), ainsi que les ministres del'intérieur et des affaires frontalières. Ainsile prévoit la Constitution, quel que soit legagnant des législatives.

Ces dernières semaines, le général MinAung Hlaing s'est attaché à séduire lesmédias, déclarant publiquement que lesmilitaires respecteraient le résultat desurnes et qu'à titre personnel, il accueillerait« avec bienveillance » la perspective d'unefemme présidente en Birmanie. Personnene sait s'il pensait à Aung San Suu Kyi…ou à une femme en uniforme.

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Retrouvez ici notre série encinq reportages : Birmanie, unedémocratisation sous contrôle

Scandale Volkswagen:ce que font les comitésd'experts bruxelloisPAR LUDOVIC LAMANTLE DIMANCHE 8 NOVEMBRE 2015

La décision d'assouplissement des critèressur les tests antipollution de voituresdiesels a jeté une lumière crue sur lerôle des comités techniques à Bruxelles.Le travail de ces experts méconnus est-ilcompatible avec la démocratie dans l’UE ?

La décision, prise fin octobre, d’allégercertaines contraintes sur les testsantipollution des automobiles diesels dansl’Union européenne a provoqué unevive polémique, en plein scandaleVolkswagen. Elle a prouvé le doublediscours de certains responsables françaisen matière de lutte contre le réchauffementclimatique. Elle a aussi mis en lumièrel’existence à Bruxelles d’une myriadede comités techniques au fonctionnementopaque, qui jouent un rôle clé pourfaire appliquer les directives adoptées parles États membres, par-delà l’avis duparlement européen.Qui sont les experts membres de cescomités ? Comment travaillent-ils avecl’hémicycle de Strasbourg ? Ces comitéssont-ils compatibles avec les rouagesd’une véritable démocratie représentativeà l’échelon européen ? Mediapart a poséces questions à Cécile Robert, enseignanteet chercheur à l’Institut d’études politiques(IEP) de Lyon, qui étudie depuis desannées le rôle de ces experts (lire sousl'onglet Prolonger), et voit dans ces

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comités des pratiques « emblématiques »des difficultés avec lesquelles se fabriquela politique à Bruxelles.

Un concessionnaire Volkswagen à Londres ennovembre 2015. © Suzanne Plunkett - Reuters.

Le Comité technique sur les véhiculesà moteur (TCMV), qui a fait l’actualitéfin octobre, appartient à un universbruxellois méconnu du grand public,celui de la “comitologie”. De quoi s’agit-il ?

La “comitologie” est née d’un principe :les États délèguent à la commissioneuropéenne des compétences pourexécuter les directives qu’ils ont adoptées,mais à condition que la commission soitcontrôlée en retour. Concrètement, onmet en place des comités, constitués dereprésentants des États membres, pours’assurer que la mise en œuvre d’un texte,ou le travail qui consiste à donner unpeu de chair à des textes très généraux,à préciser leurs conditions d'application,ou encore à mettre à jour certainséléments, soit correctement mené, c’est-à-dire conformément aux intentions deslégislateurs. Idéalement, en s’appuyant surl’expertise et la connaissance de terraindes administrations nationales. C’est unepratique qui existe depuis 1962, et l’onrecense aujourd’hui environ 300 comités.

Dans le cas du TCMV, la décision avait étéprise des années plus tôt de réformer lestests antipollution pour les automobiles.Le comité sert ici à préciser les intentionsdes législateurs, en déterminant desseuils précis, chiffrés, dans un dialoguepermanent avec la commission. Certainscomités sont purement consultatifs, maisce n’est pas le cas de celui-ci. Le parlementet le conseil ont le droit de s’opposer dansles trois mois à la décision de ce comité,qu’on appelle, dans le jargon, un « comitéde réglementation avec contrôle ». Aprèstrois mois, cette décision s’impose.

D’après les informations de Mediapart,la France était représentée, lors decette réunion, par deux personnes :un fonctionnaire du ministère destransports et un membre du cabinetde la ministre de l’écologie SégolèneRoyal. Est-ce habituel qu’un membre decabinet participe à ce genre de comité ?

Cela ne me surprend pas. La logiquede base, c’est que des gens desadministrations centrales siègent dans cescomités – par exemple un fonctionnairedu ministère des transports. Mais pour lesdécisions sur des sujets perçus commeplus “sensibles”, susceptibles de faire dubruit dans la presse, ou de concernerplusieurs ministères, il peut y avoir unaccompagnement par des personnes quiont plus d’expérience des négociations, oudont la lecture est plus politique. Quoiqu’il en soit, les personnes siègent dans cescomités non pas en leur nom propre, maisau nom de leur État membre.On ne connaît pas le nom des personnesqui participent à ces comités. Et l’onignore tout des positions défendues parles États membres en leur sein… Qu’enpensez-vous ?

Je ne suis pas certaine que l’anonymat despersonnes nuise au débat démocratique.En revanche, connaître le contenu desconsignes qu’on a demandé à cettepersonne de défendre, au nom de laFrance par exemple, me semble importantd’un point de vue démocratique. Il y aeu des progrès au fil des années, surla transparence dans le fonctionnementde certains comités. Mais savoir quellessont les positions défendues par chaquegouvernement, cela reste le nerf de laguerre.

Des eurodéputés ont critiqué la semainedernière l’influence des lobbies del’industrie automobile, qui auraientinfiltré ces comités. Est-ce exact ?

Aux côtés de ces comités constitués dereprésentants des États membres, dontnous avons déjà parlé, la commissionest libre de former, comme bon luisemble, des groupes d’experts sur lessujets de son choix. Ce sont des instancesparallèles, censées alimenter son travail

en expertise, où l’on trouve des expertsde tous les horizons, de l’industrie à lasociété civile. La question de l’équilibrede cette expertise entre différents intérêtsa souvent été posée ces dernières années,notamment par le parlement européen,mais aussi des ONG et plus récemmentpar la médiatrice européenne, et il estvrai qu’ici, dans le cas du groupe de travailsur les questions automobiles, l’industrieest largement représentée.

Ceci étant, cette expertise est consultative.Elle « alimente » le travail du comitéde représentants nationaux qui, lui, a prisformellement la décision de la semainedernière. À ce titre, celle-ci reflète nonpas seulement une dépendance à l’égardde l’expertise issue du secteur privé, maisaussi sans doute le soutien apporté, commesur de nombreux sujets, par les capitales àleurs fleurons nationaux [en l’occurrence,l’Allemagne pour Volkswagen – ndlr].

Ces comités d’experts sont-ilscompatibles avec les exigencesdémocratiques de l’Union ?

Il y a plusieurs manières de répondre àcette question. D’abord, il y a l’enjeu de ceque le législateur délègue à la commission(et parfois à ces comités). Depuis letraité de Lisbonne [entré en vigueur en2009 – ndlr], il s’agit notamment desmesures d’exécution et des « aspectsnon essentiels » d’un texte législatif.Mais à bien des égards, le détail estcrucial, comme on le voit ici avec lesfameuses marges de tolérance données auxconstructeurs. Le détail peut sensiblementchanger le sens politique et les effets dutexte initial. La question du périmètre dela délégation est donc décisive et l’on voitbien les difficultés qu’elle soulève : elleest d’ailleurs un sujet de débat récurrentà Bruxelles, et a aussi fait l’objet decontestations de la part des législateursnationaux (lire le rapport du sénateurSutour sur le sujet, 2014).

Autre question : quels sont les acteurslégitimes pour contrôler ces comités ?À l’origine, le parlement européen étaitcomplètement écarté de la procédure –c’est moins le cas aujourd’hui. Mais laquestion persiste : comment faire pour

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que les décideurs, sans parler de ceuxqui les conseillent, dans ces comités,soient en position de rendre des comptesaux citoyens ? La “comitologie” estemblématique des difficultés que soulèvela manière dont on fabrique les politiquespubliques à Bruxelles : en particulier, lamultiplication des lieux de négociationet l’absence de publicité de celle-ciparticipent à rendre difficilement lisiblequi fait quoi, qui décide de quoi, et quiprend position pour quoi à Bruxelles.

Une semaine folle, d’OmarRaddad à Mediapart...PAR HUBERT HUERTASLE DIMANCHE 8 NOVEMBRE 2015

Quoi de commun entre le dossierBettencourt, la question fiscale deMediapart et de la presse indépendanteen ligne et l’affaire Omar Raddad ? Dansles trois cas, et dans la même semaine,un décalage surréaliste entre le temps descitoyens et celui des institutions, avec unpouvoir coupé du réel.

Prenez le procès du majordome accuséd’avoir enregistré des heures deconversations, dans le salon d’une vieillemilliardaire, et des cinq journalistes (deuxdu Point et trois de Mediapart) misen examen pour les avoir diffusées :au moment des révélations, un débatpassionné avait opposé ceux qui jugeaientutile et nécessaire de porter ces dialoguesà la connaissance du public et ceux qui,pour des raisons morales ou procédurales,estimaient que ce déballage publicconstituait une atteinte à la vie privée.

Depuis lors, la justice a tranché : lorsdu procès Bettencourt, non seulement lesenregistrement ont été validés, mais ilsont constitué la pièce maîtresse du dossierd’accusation. Des condamnations sévèresont été infligées au gestionnaire de biens,à son successeur, au photographe et sonami, au gestionnaire de l’île seychelloise,aux deux notaires de la milliardaireet à l’entrepreneur audiovisuel prochede l’ancien président de la République.

L’étrangeté de ces sanctions fut que lespolitiques soient au bout du compte lesseuls innocents de ce dossier tentaculaire.

Cela n’a pas empêché la justice de jugercinq mois plus tard les journalistes et lesmédias grâce auxquels l’abus de faiblessea été porté à la connaissance du public,et à la sienne. Comme Michel Deléan l’arapporté ici même, la procureure de laRépublique de Bordeaux a demandé cettesemaine que des peines de principe soientprononcées à leur encontre. Quelque part,ce procès singulier était donc celui d’unchapiteau qui s’attaquerait à ses piliers…

Deuxième “affaire”, celle qui frappe lessites Arrêt sur images, Mediapart ouencore Indigo publication. Ne revenonspas sur le fond de la controverse fiscale,traitée par ailleurs, ni sur la mobilisationsuscitée dans le public (merci à vous !),et considérons la stupéfiante chronologiedes faits. En février 2014, le parlementfrançais a mis un point final au débat quiopposait la presse numérique à l’État, àpropos de la TVA, en donnant raison à lapremière. Désormais, les médias publiéssur Internet bénéficient du même tauxréduit que les autres.

Affaire classée ? Pas du tout. Encondamnant Arrêt sur images et Mediapartà payer des arriérés remontant auxpériodes antérieures, le fisc a décidéd’appliquer rétroactivement une loi quin’existe plus, et qui avait été écrite àl’époque où Internet n’existait pas. Ledéphasage est intégral. Cette fois c’estl’administration, tout à sa logique enboucle, qui somme le train électrique depayer pour la vapeur, la voiture pour lecheval, ou l’imprimante pour le papiercarbone.

Que vient faire Omar Raddad dans ceflorilège ? Quoi de commun entre lejardinier accusé d’avoir tué sa patronneet ces questions médiatiques ? C’estsimple : on y retrouve le déphasageentre la vie qui avance et les institutionsqui se braquent. L’annonce, ce jeudi,de prochaines analyses ADN, donne unvertige rétrospectif. Voilà un homme,coupable ou innocent, qui demande àcor et à cri, vingt et un ans après sa

condamnation, et dix-neuf ans après sagrâce, que son dossier soit réexaminé. S’ilest innocent, ce délai est effrayant, s’il estcoupable sa réclamation est folle car il seraconfondu. Pourquoi ne pas avoir revisitéplus tôt les faits à la lumière des élémentsnouveaux ? Pourquoi cet entêtement à nepas exploiter au plus vite, et tant qu’il estencore temps, les avancées de la science ?

Les raisons de ces déphasages sontmultiples et diverses. Dans l’affaireBettencourt, les pressions politiques sesont multipliées, dans la question fiscaleelles ne paraissent pas absentes, dans ledossier Raddad elles ont rôdé dans lescoulisses. Mais autre chose relie sansdoute ces événements. Si les pouvoirs,qu’ils soient politiques, judiciaires,économiques ou administratifs, se coupentsouvent du réel, c’est pour s’en protéger,parfois jusqu’à l’absurde. S’ils ont le piedsur le frein, c’est qu’ils veulent garder lamain.

Raison de plus pour les bousculer.

Bygmalion: l'autre agencede com' et sa facture cachéePAR MATHILDE MATHIEULE DIMANCHE 8 NOVEMBRE 2015

Dans l'affaire « Sarkozy 2012 », l'enquêtes'élargit au-delà de Bygmalion, sur lapiste d'autres dépenses cachées. Unefacture d'Agence Publics, co-organisatricedu meeting géant de Villepinte, a disparudu compte du candidat. Mediapart a mis lamain sur cette facture à 1,5 million d'euros.

La discrétion est son obsession, loindu style flambeur de Bygmalion. Sasociété d'événementiel porte d'ailleurs lenom passe-partout d'« Agence Publics ».Mais Gérard Askinazi, petite taille etvoix doucereuse, cache bien son jeu,affichant plus de quatre millions d'eurosde chiffre d'affaires annuel. En 2012, c'estlui qui a scénographié les trois meetingsparisiens de Nicolas Sarkozy (Villepinte,Trocadéro, Concorde), les plus fous, ceuxqui ont brassé le plus d'argent et surlesquels Bygmalion n'a travaillé qu'enseconde ligne. Gérard Askinazi pourrait

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cependant avoir poussé l'humilité un peutrop loin : pour Villepinte, son « grandœuvre », aucune facture de sa sociétén'apparaît dans le compte de campagne ducandidat UMP.

Le meeting de Villepinte du 11 mars 2012, co-organisé par Bygmalion et Agence Publics © Reuters

Le 26 octobre dernier, le parquet deParis a ainsi délivré aux juges encharge de l'affaire « Sarkozy 2012 » unréquisitoire supplétif afin qu'ils enquêtentnon plus seulement sur les facturesbidons de Bygmalion (minorées de18 millions d'euros pour masquerl'explosion du plafond de dépensesautorisées), mais aussi sur cette facture« fantôme » de Villepinte, ainsi quesur d'autres suspicions de frais decampagne dissimulés. Alors qu'il avaitréussi depuis un an et demi à éviterinterrogatoires et articles à sensation, voilàGérard Askinazi sous les feux de la rampe.

Dans une synthèse remise aux juges le24 septembre, une assistante spécialiséedu pôle financier, chargée d'éplucher lecompte officiel de Nicolas Sarkozy, a eneffet pointé cette étrangeté : la facturede plus d'1,5 million d'euros émise parAgence Publics à l'issue du meeting deVillepinte, saisie par les enquêteurs ausiège de la société, « n'a pas été misedans les comptes de campagne » ducandidat, au contraire des manifestationsde la Concorde (1 077 000 euros déclarés)et du Trocadéro (680 000 euros).

D'après le document comptable consultépar Mediapart, l'entreprise a pourtantfait travailler à Villepinte une flopée deprestataires sur le décor ou la vidéo, etmême rémunéré la Croix-Rouge française,

engageant plus de 900 000 euros de frais.A lire cette pièce interne, sa marge surl'opération a d'ailleurs dépassé les 35 %.

Comptabilité d'Agence Publics pour le meeting deVillepinte, tirée de ses livres comptables © Mediapart

Pour Gérard Askinazi, Villepinte était unebelle revanche. Car en 2010, lorsque Jean-François Copé a remplacé Xavier Bertrandà la tête de l'UMP, le communicantavait été éjecté du parti. Alors qu'AgencePublics venait de signer un contrat à900 000 euros, il avait dû laisser la placeà Bygmalion, plus proche du nouveau« boss ». « Je suis reçu par JérômeLavrilleux [bras droit de Copé – ndlr]qui m'explique que suite au changementde direction (...), il met fin au contrat, araconté Gérard Askinazi aux enquêteurs.Je n'ai pas souhaité attaquer le client carc'est un petit monde… » Il préfère rongerson frein. À raison.

En février 2012, quatre jours après lacandidature de Nicolas Sarkozy, « j'aireçu un coup de fil de Franck Louvrier,conseiller communication du présidentSarkozy, qui me faisait part que le meetingde Marseille organisé par Bygmalionne s'était pas bien déroulé », confieGérard Askinazi aux policiers, lors d'unedéposition à l'été 2014. Mauvais son,piètre image. Pour l'organisation desmeetings parisiens, les « sarkozystes » lefont rentrer dans le jeu.

Aussitôt, lors d'une réunion au QG,Jérôme Lavrilleux, directeur adjoint dela campagne viscéralement attaché à

Bygmalion et désormais mis en examen,« m'explique que nous allons devoirtravailler ensemble avec monsieur Attal[patron d'une filiale de Bygmalion lui aussimis en examen – ndlr] ». « C'était lapremière fois que je travaillais avec uneautre agence sur un événement commun »,s'étonne le communicant. Pas simple, niéconomique. Le plus fou ? « Il n'ya eu aucun plafond de dépenses fixé,a témoigné Gérard Askinazi auprès desenquêteurs. L'équipe dirigeante nous ademandé de faire un meeting de grandeampleur, il ne nous a pas été donnéde cadre budgétaire. Nous présentionsnéanmoins des devis qui étaient discutéspour certaines options. »

Le marché est coupé en deux, moitié-moitié. Agence Publics se charge parexemple de la fabrication de la scène oud'images géantes, Bygmalion du son oudes lumières.

Outre la prestation du candidat Sarkozy,calée l'après-midi du 11 mars devant50 000 personnes, les deux équipes ontla consigne d'organiser, en prime, un« conseil national extraordinaire » del'UMP de 10 heures à 11 heures, bien pluspetit, consacré aux législatives. Grâce àcette matinée « prétexte », seuls 50,4 %du budget de Villepinte seront déclarésdans le compte de Nicolas Sarkozy, 49,6 %dans les comptes de l'UMP pour leslégislatives. L'astuce est grossière maisassumée, l'équipe espérant convaincre laCommission de contrôle des comptes(Cnccfp) de la légitimité d'une tellerépartition (finalement retoquée).

Mais la véritable entourloupe, c'est que lafacture d'Agences Publics à 1,5 milliond'euros ne sera jamais versée dans lacomptabilité de Nicolas Sarkozy, doncjamais prise en compte pour le calculdes 50,4 %. À Villepinte, le candidatn'a officiellement déclaré qu'un seulprestataire : Bygmalion (qui plus estpour un montant ultra mensonger de444 206 euros). Où est passée cette facture« Agence Publics » ? Gérard Askinazi l'atranquillement adressée quatre jours après

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le meeting à l'UMP, qui l'a définitivementréglée deux semaines plus tard sans rienrépercuter sur le candidat.

« Fabienne Liadzé [l'ex-directricefinancière du parti mise en examen –ndlr] nous a demandé de libeller notrefacture comme étant "conseil national"», a justifié Gérard Askinazi devant lespoliciers, tandis que Bygmalion libellait« meeting du candidat ». Est-ce que çane lui a pas semblé bizarre ? Interrogésur ce sujet par Mediapart dès septembre2014, le communicant avait balayé touteresponsabilité : « C'est au client de savoirce qu'il doit faire de ses factures. Commentvérifier, moi, que mon client a bien reportédans ses comptes de campagne ? » Quoiqu'il en soit, l'équipe Sarkozy ne s'est doncpas contentée de planquer des prestationsde Bygmalion.

Sarkozy aurait « validé » lepartenariat

Gérard Askinazi décoré en 2009par le président Sarkozy © DR

La participation d'Agence Publics àVillepinte était pourtant difficile à rater.« J'étais sur place les quinze joursprécédant le meeting, a relaté GérardAskinazi aux enquêteurs. Le jour J, leplanning était géré par mon équipe. »À Mediapart, il a confié avoir croisé lecandidat : « Il n'y a pas eu de discussion,simplement des remerciements cordiaux. »Ce n'était pas exactement leur premièrerencontre.

En 2009, Nicolas Sarkozy avait décoréGérard Askinazi de la Légion d'honneur,pour récompenser son rôle pendant lesfestivités liées à la présidence françaisede l'UE. « Vous incarnez l'excellence,avait vanté le chef de l'État. Votre savoir-faire, votre rigueur morale et votre éthiquefont de vous un homme très demandé. »Par la suite, en 2013, Gérard Askinazi

a d'ailleurs contracté avec l'Associationdes amis de Nicolas Sarkozy (micro-partiprésidé par Brice Hortefeux), pour troispetits meetings et le site internet.

Entendu le 4 septembre dernier en auditionlibre, l'ancien chef de l’État a ainsi étéinterrogé par les policiers sur le rôle desdeux sociétés dans ses meetings parisiensde 2012 : « Aviez-vous connaissance de lacollaboration ? »

[[lire_aussi]]

« Absolument pas, a répondu NicolasSarkozy, d'après le PV consulté parMediapart. Vous m'apprenez qu'ils étaienten charge de l'organisation de cesmeetings. Cela n'a donné lieu à aucunedécision ni arbitrage de ma part. Ce n'estqu'ultérieurement que Franck [Louvrier]et Véronique Waché, mon attachée depresse, m'ont dit que les très grandsmeetings avaient été de la responsabilitéd'Agence Publics. »

Son directeur de campagne, GuillaumeLambert (aujourd'hui mis en examen) apourtant un souvenir contraire. En avril2015, il a ainsi déclaré aux policiersque Nicolas Sarkozy avait « validé » lepartenariat, « après que Franck Louvrierlui en a fait part ».

« Je n'ai aucun souvenir de cela etpour moi c'était de la responsabilité demes collaborateurs, a répliqué l'ancienchef de l’État le 4 septembre. S'il nem'a été rien demandé pour [Bygmalion],pourquoi voulez-vous que l'on m'aitdemandé pour cette collaboration, saufà craindre une retombée politique ? Jen'ai pas souvenir que Franck m'ait parléde cette collaboration, ni que GuillaumeLambert l'ait fait. La seule explication,si Franck Louvrier m'en a parlé, c'estque peut-être craignait-il qu'il y ait uneréaction politique des gens de l'UMP [descopéistes – ndlr] et qu'il aurait souhaitém'en parler pour prévenir cette réaction.

— Ne pensez-vous pas que cetteassociation entraînait un risque desurcoût ?, ont relancé les policiers.

— Je n'en ai aucune idée. Il s'agissaitencore de prestations logistiques,matérielles, que je découvrais en allant surles lieux le jour du meeting », s'est agacél'ancien président de la République.

D'après un mail du 9 mars 2012 (soitl'avant-veille de Villepinte) adressé parFranck Attal (Bygmalion) à FabienneLiadzé (direction financière de l'UMP),avec Gérard Askinazi en copie, le budgetprévisionnel de la journée atteint alors5 619 405 euros tout compris (agences,transports, etc.), soit plus de trois fois etdemie le montant déclaré après coup par lecandidat.

Boite noireSollicité jeudi 5 novembre sur sonportable, Gérard Askinazi n'a pas retournénotre appel.

A Marseille, l'enquête surla mort de trois jeunesdément le ministère del'intérieurPAR LOUISE FESSARDLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Hâtivement liés au trafic de stupéfiantspar le ministère de l’intérieur, les troisjeunes de 23 ans et 15 ans assassinés le 25octobre à la cité des Lauriers à Marseillerevenaient en fait d’un mariage. « C’estsale de salir des petits comme ça avantmême de savoir», dit la mère de Kamal,15 ans. Une marche blanche devait se tenirsamedi dans la ville.

Ce samedi soir, Kamal, 15 ans, avait sortipour la première fois sa veste Armani,« une veste bleu nuit toute neuve quej’avais achetée en solde 180 euros àDroopy’s et qui était restée au placard »,précise sa mère Djamila, 41 ans. Surdes vidéos filmées par sa grande sœur,on voit Kamal en tee-shirt et jean taillebasse danser et rire avec son meilleur amiMohamed, 15 ans, en se préparant dans

l’appartement familial aux Lauriers (13e

arrondissement) à Marseille. « Ça va êtrela fête, ce soir », se réjouit-il. Ce samedisoir-là, les deux adolescents se rendaient,

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« comme tout le quartier », au mariage

d’un « gars des Lauriers » à La Viste (15e

arrondissement). Selon Djamila et sa sœur,le troisième jeune tué, Malik, âgé de 23ans, y était aussi.

À l'entrée de la cité des Lauriers,où des CRS patrouillent désormais tous

les jours, le 5 novembre 2015. © LF

« Ils se sont parfumés et habillés chezmoi, raconte Djamila. Kamal m’a dit : “Cesoir, je vais m’amuser.” Vers 22h30, ilssont allés retirer 20 euros avec ma cartebleue pour manger, me l’ont ramenée etsont partis au mariage sur le scooter deKamal. Je les ai appelés pour vérifierqu’ils avaient bien pris les casques. Je neles ai plus revus jusqu’à la morgue. »

Mohamed habitait à Rennes depuisplusieurs années. L’adolescent étaitrevenu aux Lauriers, où il avait grandi,pour les vacances de la Toussaint. « Ildormait chez moi ou chez sa tante dans lequartier, explique Djamila. Sa mère étaitpartie vivre à Rennes il y a cinq ans. »Les deux adolescents seraient rentrés auxLauriers « vers 1h40 du matin commeje leur avais dit ». « Un copain ademandé son scooter à Kamal pour allerchercher une canette à l’alimentation,poursuit Djamila. Mon fils lui a demandéde ramener deux bonbons à la cerise et ilsl’ont attendu. Ils sont sans doute rentrésdans le hall D pour se réchauffer. On nesait pas ce qui s’est passé dans ce couloir,si ce n’est que trois innocents ont été

tués… Quand leur copain est revenu, il avu du monde, il a jeté le scooter et s’est misà courir.»

Kamal, 15 ans. © DR

Les Lauriers sont une immense barreblanche de 400 logements sociaux et deplus de 200 mètres de long, posée au seindu quartier Malpassé en pleine rénovationurbaine. Depuis son démantèlement parla police judiciaire en mai 2015, letrafic de stupéfiants, traditionnellementimplanté dans le bâtiment A, très loinde l’appartement de Djamila, s’étaitrapproché. Il avait repris, «àun niveaubien inférieur», au hall D, selon le préfetLaurent Nunez. C’est là que les troisjeunes ont été tués par des armes de calibre9mm, vers deux heures du matin.

Ce qui a donné lieu aux interprétationsles plus hâtives. Quelques heures après ledrame, le ministre de l’intérieur BernardCazeneuve assurait dans un communiquéque « l’hypothèse de meurtres liés autrafic de stupéfiants [était] à ce stadeprivilégiée ». « Je n’ai aucun élémentqui puisse laisser penser qu’il s’agissede dommages collatéraux et qu’ils nesoient pas impliqués dans le trafic destupéfiants », avait de son côté déclaréle préfet de police des Bouches-du-Rhône, Laurent Nunez. Interrogé sur

France Inter le 3 novembre, Jean-ClaudeGaudin, maire de Marseille, n’hésitaitpas à qualifier ces morts de simples« inconvénients ». « Vous avez encore desinconvénients, ces meurtres à répétition,lorsque ça touche des adolescents aussijeunes, bien entendu, on ne peut qu’êtrepeiné de cela, mais constatez aussi qu’ilsse livrent à ce trafic de plus en plus jeunes.»

« Ils ont été lâchement assassinés », arétabli, le 26 octobre, le procureur de laRépublique Brice Robin, martelant quel’enquête ne permettait pas, « à ce jour,d’affirmer qu’il y a un lien avec le traficde stupéfiants ». « Le seul élément quipenche pour cela est un témoignage selonlequel plusieurs jeunes semblaient s’êtreréinstallés dans ce hall pour du traficde stupéfiants depuis quelques semaines,mais à ce stade rien n’indique que les troisvictimes en faisaient partie », a préciséRobin. Aucune des trois victimes n’ad’ailleurs jamais été condamnée dans desaffaires de stupéfiants : le majeur avait étécondamné 13 fois, dont une fois à quatreans de prison ferme pour des violencesaggravées; Kamal avait été condamné unefois pour violences aggravées –« un rappelà l'ordre pour une petite bagarre il ya quelques années », selon sa tante– etMohamed n’avait aucune mention à soncasier.

Brice Robin juge donc leur mort un peuhâtivement rangée dans la case règlementde comptes, une comptabilité purementpolicière. La PJ se fonde généralementsur trois critères pour enregistrer unhomicide comme un règlement de comptesentre malfaiteurs: l’intention de tuer, lemode opératoire, et une cible souvent« défavorablement connue des servicesde police », selon l’expression consacrée.« Quand on parle de règlement decomptes, on cible précisément quelqu'un.Ces trois-là, je ne vois pas très bienpourquoi on les aurait ciblés », a souligné Brice Robin.

Selon le procureur, plusieurs personnes,arrivées dans deux voitures noires, ontdéboulé dans le hall et demandé à voirquelqu’un « dont on ignore même le

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prénom ». Ils seraient ensuite montés dansles étages en menaçant les « six à septpersonnes » qui se trouvaient dans le hall.C’est en redescendant bredouilles que lesagresseurs auraient tué les trois jeunes. 21étuis de calibre 9mm ont été retrouvés dansle hall. « On peut espérer que trois à quatrepersonnes aient pu prendre la fuite », asouligné Brice Robin.

Ce sont des jeunes qui sont venus frappervers 2h30 à la porte de l'appartement deDjamila, où elle vit avec ses six enfantset son compagnon, à quelques centainesde mètres du hall D. Elle a d’abordpensé à un accident de scooter. « Lapolice scientifique avait tout bloqué, ilsprenaient des photos, les empreintes, lestrois familles criaient, mais ils ne m'ontannoncé sa mort que vers 4 heures dumatin », raconte Djamila.

À la protection judiciaire de la jeunesse(PJJ) où il était suivi ainsi qu'une deses sœurs, une source nous confirmeque Kamal n’avait « rien à voir avecle réseau ». En CAP béton armé aulycée Diderot voisin, l’adolescent devaitmême passer un bac professionnel. « Sonproviseur m’a dit que c’était le meilleurélève de la classe », dit Djamila.

Séparée du père de Kamal depuislongtemps, Djamila vit avec un autrehomme, originaire d’Italie, qui « l’a élevédepuis ses huit mois ». Elle montre desphotos de l’adolescent en vacances enEspagne, en Italie. On croise ses yeuxnoisette rieurs, un petit duvet au-dessusde la lèvre – « il venait de grandir d’uncoup, il ne se rasait pas encore » – etses essais vestimentaires plus ou moinsréussis, principalement à base de joggingssiglés.

Un minot de Marseille, qui s’occupaitde ses trois petits frères, inscrit commeil se doit au club de foot du quartier(FCLM) et dont le principal bonheur étaitd’aller faire du motocross avec ses amisau pic de l’Étoile, sur les collines au-dessus de Marseille. « Ils partaient tousen scooter et ils faisaient chacun leurtour. » L’engin trône toujours sur le balconde l’appartement qu’il partageait avec sescinq frères et sœurs, âgés de 2 à 18 ans.

Mais Kamal a été tué au mauvais endroit,au mauvais moment. « Nous avons euplein de questions que personne ne nousaurait posées si ça s’était passé dans unautre quartier, remarque sa tante, 30 ans,qui ne souhaite voir ni son nom, ni saprofession publiés. On nous demande cequ’ils faisaient là, dehors, à deux heuresdu matin : c’était un samedi soir, ilsétaient en vacances et c’est leur quartier !Quand quelqu’un va balader son chien enpleine nuit sur le Prado [quartiers sud etbourgeois de Marseille – ndlr], personnene va le lui reprocher. Nous, on n'a mêmeplus le droit de sortir le soir ? »

Des fleurs blanches ont été déposées dans le hallD au pied des photos des trois jeunes tués. © LF

Les trois familles ont été longuementreçues vendredi 6 novembre 2015 par lepréfet de police des Bouches-du-RhôneLaurent Nunez, qui leur a présenté sescondoléances. Mais ce sont les seulesqu’elles ont reçues, si ce n’est un coup defil de… Sylvie Andrieux, la député (ex-

PS) de la 7e circonscription des Bouches-du-Rhône, condamnée en septembre 2014en appel pour détournement de fondspublics (elle a déposé un pourvoi encassation). « C’est sale de salir des petitscomme ça, avant même de savoir, lanceDjamila. Pourquoi, parce qu’ils étaient decouleur ? Moi, je suis née en France, ona toujours payé notre loyer, nos impôts,on a bien voté pour lui, Hollande. Et çane le touche pas ? Quand ce sont d’autresenfants qui meurent, il se déplace.»

Son avocat, Me Éric Bellaïche, estime « àtout le moins maladroit » le communiquédu ministre de l’intérieur. « Il fait peserune présomption de culpabilité sur lesvictimes, quelques heures seulement aprèsque trois petits se sont fait rafaler,souligne-t-il. C’est scandaleux : ce sontles gens tenus d’assurer leur sécurité

qui viennent les condamner ! Et quandbien même il s’agirait de dealers, leurfamille mérite-t-elle un bannissement postmortem ? »

Depuis huit ans, sa mère multipliait lesdemandes de relogement pour quitterla cité où elle était arrivée enceinte

de Kamal. « Je voulais partir du 13e

arrondissement », dit-elle. « Ce n’estpas particulièrement lié au trafic : si onavait le choix, personne ne vivrait dansles cités », ajoute, avec un haussementd'épaules, sa sœur, qui habite à La

Castellane (15e arrondissement).

En bas des cages d’escalier de la barre,gérée par Habitat Marseille Provence(le bailleur de la ville de Marseille)et censée être bientôt réhabilitée, desdigicodes avaient été récemment installés.Les habitants venaient de recevoir lesbadges – « une semaine avant la mortde mon fils » –, mais ils ne fonctionnentpas encore. Une compagnie de CRS estprésente à l'entrée de la cité presquetous les jours, « pour éviter le risque dereprésailles », a dit le préfet de police.

L’adolescent a été enterré le 30 octobre

au cimetière La Valentine dans le 11e

arrondissement de Marseille, loin du restede la famille qui repose à Safi, auMaroc. « Il y a trop de monde quil’aime ici, les gens vont le voir sansme le dire », explique sa mère. Sonami Mohamed, lui, a rejoint le sol deMayotte, d’où est originaire sa famille.Une marche blanche organisée pour lestrois jeunes partira ce samedi 7 novembre à14 heures du métro Réformés-Canebière àMarseille. En novembre 2010, l’assassinatd'un garçon de 16 ans, tué au Clos La Roseà Marseille dans le canapé des dealersde la cité, avait provoqué un choc dansla ville et dans tout le pays. Cinq ansplus tard, « on a l’impression que c’estdevenu banal », souligne sa tante. « Onveut que ça ne se reproduise plus. Qu’onarrête de nous cloîtrer dans les cités. Jene suis pas pour le trafic, mais les petitsdealers, je les comprends, on ne leur offrerien d’autre. Beaucoup de mes anciens

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camarades d’école ont fait des bac+ 2 ou+3 et ce n’est pas pour autant qu’on leura proposé du travail… »

Christian Schiaretti: «Moncombat théâtral interrogenotre dimension commune»PAR ANTOINE PERRAUDLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Le directeur du Théâtre national populairede Villeurbanne, Christian Schiaretti,revendique une mission républicainefichtrement désaffectée, à l’heure où leFront national se pare des oripeaux deJean Vilar… Il dirige les répétitions deBettencourt Boulevard, pièce de MichelVinaver. Mediapart en retransmettra lapremière le 19 novembre.

Christian Schiaretti baigne dans unétat de débordement bienheureux. Ildirige, sur le plateau de la grande salleRoger-Planchon du TNP de Villeurbanne,les répétitions de Bettencourt Boulevardou une histoire de France, la piècesur « l’affaire » écrite par un jeunedramaturge subversif de 88 ans, MichelVinaver. La première, le 19 novembre,sera retransmise en direct sur notre site, àl'occasion d'une soirée exceptionnelle.

Ce samedi 7 novembre, en partenariatavec Mediapart, le TNP organise, jusqu’àminuit, une journée à propos du théâtrepublic et de son usage (Edwy Plenel yprend la parole à 20 h 30). Le Théâtrenational populaire et son directeur fontle pari de mobiliser les citoyens contre «ceux qui misent sur un endormissement

collectif », contre ceux qui envisagent lesspectateurs « comme une simple somme deconsommateurs ».

Christian Schiaretti et ses équipesentendent « s’inscrire au cœur de ce quilie le citoyen au projet de sa République ».Mais avec un goût affirmé pour le grandlarge, la complexité, le questionnementet les contradictions. Parallèlement, leFN, sur son site, se revendique deJean Vilar réduit à la misère d’uneapproche identitaire, enracinée, platementpatrimoniale : confinée. Le candidatfrontiste Louis Aliot, dans ses tracts envue des élections régionales distribuésà Toulouse par un ancien directeur duthéâtre Sorano, Didier Carette, prône uneculture « d’excellence populaire », « pournous donner un destin commun ».

La coupe est pleine. L'ultradroitefrançaise, qui ne vise qu’au folkloreniaiseux ou à la tradition bêtasse, se targuede nous « affranchir de la culture gadget »et d’en « finir avec des créations élitisteset trop abstraites». Le FN, en une formed’anthropophagie symbolique dont il estcoutumier (son nom reprend celui d’unmouvement de résistance communiste),cannibalise la mission culturelle de laRépublique qu’il entend abattre.

Faut-il abandonner le nid occupé par cecoucou post-fasciste, ou bien se battre aunom des valeurs laissées en déshérencedont s’empare le national-populisme ?Christian Schiaretti a choisi de défendreet d’illustrer un théâtre national populaire

ouvert sur le monde et l’altérité. Une telleparole, revenant à l’originel et l’essentiel,s'avère sans doute la meilleure réponse auxfeintes du FN dans le domaine culturel…

Comment voyez-vous le monde ?

Christian Schiaretti. Commeinextricable. « Dénouerl’inextricable vie», telle était la mission qu’AntoineVitez assignait au théâtre. C’estl’incompréhensible – et non lecompréhensible – qui fonde le rapportque nous avons au monde. Je ne croispas à une lucidité en surplomb, quiviendrait de la scène ou d’ailleurs. Je croisjuste à une possibilité de se confronterau chaos. D’où mes compagnonnageslittéraires. Quand Michel Vinaver forgeune chambre d’échos en prise avec lamythologie grecque, il ne cherche pas unegrille de lecture clairvoyante, mais se meutdans l’inextricable.

L’inextricable et le chaos du mondes’amplifient-ils sous nos yeux ?

Non. L’empire marchand se développecertes sans contrepoids désormais, ce quine le rend pas plus fort mais plus opaqueet plus dissimulé. Sa pensée sembleêtre devenue l’ordre du monde. Et elleinduit, par exemple, l’affadissement desa propre langue : nous sommes lespremiers à en éprouver les conséquences.Si les moyens techniques au servicede cet impérialisme marchand sontconsidérables, l’inextricable n’est pas pourautant l’inexorable pour ceux qui veulentencore exercer leur lucidité.

Ne sommes-nous pas au bout d’unétrange chassé-croisé, dans la mesureoù les accapareurs voire les oppresseursrevendiquent aujourd’hui, à leur profit,le slogan de Mai-68 : « Il est interditd’interdire » ?

Faire passer pour de la liberté ce quin’est que libéral : le processus est à lafois renversant et inscrit de longue date.Au cours des événements de 1968, il yavait déjà, en particulier dans le mondede l’entreprise, une sensibilité à la contre-culture américaine. Cette ouverture au

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monde menait à la captation, à la prédationet à la récupération, au sein de l’ordremarchand.

Christian Schiaretti, directeur du TNP (Villeurbanne).

Déjà, ce qui paraissait subversif enaffichant les attributs de la révolte, dela liberté, du questionnement des mœurs,pouvait tomber dans l’escarcelle du mondeentrepreneurial et commerçant, en usantdes techniques du marketing. Ainsi enest-il allé du brainstorming (« remue-méninges »), qui laisse chacun libre deparler au gré de ce qui lui vient àl’esprit, pour que l’inconscient collectifcoïncide avec une image publicitaire. Etje soupçonne le happening (« interventionartistique ») d’avoir été partie prenantede ce mouvement venu servir l’entreprise.C’est précisément ce que donne à voir età comprendre la pièce de Michel VinaverPar-dessus bord, dès 1972.

La scène retrouve alors toute sa place.C’est un lieu dans lequel nous devrionsvérifier la capacité aiguë et goûtue qu’a lepublic de réagir aux variations multiplesde la langue aussi bien que du sens. Lafonction du théâtre est d’entraîner à lanuance du mot comme au changement desituation.

Qu’est-ce que vous espéreztransmettre ?

Je pense que le théâtre populaire doitêtre littéraire et poétique. C’est uneprise en charge technicienne, de la partde ces athlètes que sont les acteurs,d’une partition difficile qui rappelle à

chacun la vigilance propre à la langue.Théâtralement parlant, il n’y a pasvéritablement de Valère Novarina tantqu’il n’y a pas d'André Marcon. Celui-ci,dans Le Discours aux animaux, inventela possibilité de l’écoute collective d’unauteur dont il porte et dévoile le secret.L’art dramatique ne vaut que par cessecrets, qui à chaque fois réinterrogentla langue. Le théâtre populaire existepour offrir un tel face-à-face avec lalangue, avec sa musicalité, avec son agilitésyntaxique.

On peut toutefois pratiquer un théâtredogmatique ou un théâtre aristocratique.Mais l’art dramatique, dans mon cas, estadossé à une dimension institutionnelle.En tant que directeur du TNP, théâtrepublic dans une commune ouvrière, j’ai uncontrat avec la République. Celle-ci a doncune vision, qui justifie l’existence d’un teloutil.

Antoine Vitez avait fixé les contoursd’une telle vision, usant d'un motdevenu fameux : « Élitaire pour tous »…

L’oxymore s’avère aujourd’hui un peufacile. L’élite est fondée par le savoircommun qui nous environne : il suffit quela mer se retire pour que l’élite paraisseplus tôt – ce qui est le cas aujourd’hui…On est toujours l’élite de quelqu’un. Cen’est finalement qu’une affaire de goût. Enrevanche, c’est la question du « pour tous» qui m’apparaît fondamentale. Ou bienje choisis un auditoire à la hauteur de ceque je propose (conception aristocratiquedu théâtre), ou alors je tente de mettreune pièce à la disposition d’un publicdiffracté, contradictoire, qui ne va passubir l’oppression de n’y comprendrerien, mais va connaître la révélation desrichesses et des contradictions d’un texte,qui n’aurait pas offert une telle polysémieface à un public sophistiqué donc cohérentet monolithique…

Le théâtre public aspire au brassage et àla contradiction que représente une salle.Le contraire d’une audience captive etunifiée, vers laquelle nous irions en vertud’un prosélytisme généreux apte à élever :il ne s’agit pas d’octroyer mais de seconfronter.

« Il ne s'agit pas de changer depeuple »N’êtes-vous pas comme les pionniersd’une télévision de partage culturel(Marcel Bluwal et Jean-ChristopheAverty en sont les ultimes survivants),que la République a lâchés enrase campagne, laissant l’audiovisueldevenir un supermarché ? Et necraignez-vous pas un tel abandon dansle champ théâtral ?

Sans doute avons-nous besoin d’uneaffirmation, voire d’une transcendancerépublicaine qui ne transige pas avecses missions. Cependant, la sociétéelle-même semble parfois se satisfairedes dérégulations dans lesquelles elles’épanouit. Tout ne repose donc pas sur lepouvoir politique. Les citoyens en généralet les artistes en particulier se laissentaller à tourner le dos aux missions et auxdéfinitions républicaines, en premier lieuune forme de responsabilité éducative.

Comme nous l’avons vu à propos deMai-68, un prétendu affranchissementaboutit à une servitude sournoise :libérer la télévision du carcan et despesanteurs du pouvoir gaullo-pompidolienaboutit à la marchandisation giscardo-mitterrandienne. Le réseau des théâtrespublics en France sera-t-il soutenu etaccompagné par le ministère de la culturepour résister au marché plutôt que de s’yabandonner ?

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Vérifier la capacité d’une compréhensioncollective de notre langue nationale(véhicule du vivre ensemble) me sembledonc à la fois un test et une mission, c’est-à-dire un positionnement politique et passeulement un projet esthétique. Une tellematuration, qui s’inscrit dans la continuitéféconde et non dans la rupture factice, mesemble primordiale par rapport à tout cequi sature aujourd’hui les écrans.

Or, dans le réseau des théâtres publics,bien des initiatives ne se réclament plus del’humanisme mais tournent autour du seulindividu. Le tout soutenu non plus par unservice public ayant une vision politique àlong terme, mais par ce qui se vit commeun mécénat d’État…

Je me retrouve à faire figured’exception. D’autant que certains relaisnous ont abandonnés : combien decomités d’entreprise proposent-ils encoresystématiquement un spectacle du TNPparmi leurs offres majoritairement dedivertissement ?

Quand je monte, pour le centenaire dela naissance d’Aimé Césaire en 2013,Une saison au Congo, avec vingt-huitacteurs noirs, alors que nous sommes enguerre au Mali, pas un seul théâtre nationalne m’accueille. Un spectacle langagier,politique, militant, ne fait pas partiedu corpus général d’un métier devenucommercial et donc idéologique sans lesavoir. La République et ses dirigeantsne sont pas seuls en cause, l’ensembledes métiers de la scène est à mettre enquestion.

Cette République, qui paraît avoirabdiqué ses missions éducatives etculturelles, permet aujourd’hui àMarine Le Pen de se réclamer de JeanVilar…

Mon combat théâtral, un rien solitaire,comprend une dimension nationale. Ilinterroge notre profondeur commune, quine relève pas du roman national et de cequ’on peut lui faire dire, mais de trésorsqui nous appartiennent et qui ont pournom Rimbaud, Flaubert, ou Vinaver, aveclesquels nous entretenons un commerceparticulier.

Jean Vilar avait refondé en 1951 le TNPsur des valeurs nationales et populaires,ce qui n’en fait pas – il fut déjà traitéde Salazar en 1968 ! – un émissairenationaliste et populiste du FN. Maistant de gens de théâtre ont édifié leurmodernisme sur leur anti-vilarisme…Cette frange du métier a eu pignon sur rueen Avignon, a ringardisé Vilar et a pratiquéune censure molle et mondaine.

Qui visez-vous ?

Victor Hugo : préface à “Marion de Lorme” (1831)

Hortense Archambault, Vincent Baudrilleret les gens d’HEC qui ont dirigé le festivald’Avignon de 2004 à 2013, entre BernardFaivre d’Arcier et Olivier Py. Mais lapolémique personnelle n’a aucun intérêt.En revanche, s’avère lourde de sens laringardisation de ceux qui se réclamentd’un messianisme pédagogique au nomd’une République fière et assumée.

Le nom de Théâtre national populaireest ambigu parce qu’inachevé. VictorHugo l’avait pourtant complété, en 1831,dans sa préface à Marion de Lorme :théâtre national, populaire et universel.Voilà cette tension passionnante qui fondela République et qu’elle doit résoudre,entre le national et l’universel hérités desLumières. Le national, sans le grand large,n’est que rance et racorni.

Vous avez campé au cœur d’une telletension en montant deux Jeanne d’Arc :celle de Joseph Delteil, puis celle deCharles Péguy…

La définition du national n’est pas ferméesur elle-même ni sur un patrimoineimmuable, mais ouverte au monde. Jeanned’Arc, contradictoire, inachevée, « enéquilibre de la droite et de la gauche» (Delteil), Jeanne si républicaine etmonarchiste (elle inventa les soldats del'an II pour les mettre au service deCharles VII), Jeanne si chrétienne et sigorgée de volontarisme politique, permetau public de reconnaître quelque chosede notre définition inextricable de laFrance. Je ne cherche pas à clarifiermais à complexifier en exposant surscène la richesse antigonienne de Jeanned’Arc, celle qui dit « non ». Voilàdu génie national – j’ose le dire ! –,mais à rebours d’une définition nécrosée,instrumentalisée, abrutissante et néfaste.

Je crois pouvoir et devoir m’appuyersur l’esprit public, sur l’espritdu public, qui passe par desréférences et des expériences, historiquesou littéraires, souvent contradictoires,rendues universelles par le rapport quenous entretenons avec notre langue – quiva de Villon à Brassens et de VictorHugo à Juliette Gréco. Une telle pléiadepopulaire restitue, à ceux qui furent peuéduqués ou trop éduqués, la même dignité,grâce à un rapport de convivialité possible.

Quand j’étais à Reims et que je voyaisles fêtes johanniques avec leur inspirationplus pétainiste que gaulliste – du fait decette pucelle improbable trimballée dansles rues sur un percheron –, je n’en voulaispas aux populations ainsi rassemblées :il ne s’agit pas de changer de peuple.Il s’agissait d’être à côté de cela et d’yrépondre, sans mépris.

J’ai investi ce terrain-là non pas en dépitmais parce que je suis directeur du Théâtrenational populaire et que je ne refoulepas la définition qui le caractérise. Jerevendique jusqu’aux trois couleurs surlesquelles Jean Vilar fonda le logo duTNP. Et aux jeunes graphistes qui medisent, aujourd’hui, nous allons jouer surle bleu, le blanc et le rouge, « mais un peudécalé », je réponds : « Pourquoi un peu

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décalé ? Avez-vous besoin de Janvier-15pour réinvestir les couleurs du drapeaunational ? Pas moi ! »

Ce n’est pas un projet simple ou simpliste.Ce n’est pas un travail bêtement etfacilement anti-FN (une pose qui devientsauf-conduit !). C’est une ligne de crête àdéfendre, qui n’est autre, selon moi, quele projet de la République : raffiner sansoppresser ; faire de l’exigence une causecommune ; inclure le peuple plutôt quede le laisser à l’extérieur donc tenté parl’amertume et les idéologies racornies ;mettre à disposition de tous la douceurpédagogique.

En Palestine, la «générationdu mur» est dans l’impassePAR JOSEPH CONFAVREUXLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Graffiti dans le quartierd'Issawiya, à Jérusalem-Est. © JC

Les attaques commises ces dernièressemaines par des Palestiniens seraient,selon Benjamin Netanyahou, le fruitde la « rencontre entre Ben Ladenet Zuckerberg». Qui sont les véritablesacteurs de cette intifada inédite ?Reportage à Jérusalem-Est, Ramallah etHébron.

Jérusalem-Est, Ramallah, Hébron, denotre envoyé spécial.- Sur le mur dela chambre à coucher de cette maisonpromise à une destruction prochaine, dansle quartier de Jabel Mukaber, à Jérusalem-Est, il ne reste que la photo d’un enfant etun diplôme encadré. Écrit en hébreu, il aété décerné par la plus grande compagnie

de télécoms israélienne, Bezeq, pourrécompenser « l’excellence au travail »d’Allah Abu Jamal et ses dix années debons et loyaux services.

Le 13 octobre 2015, « l’employé dumois » a pourtant fracassé sa voiture surun arrêt de bus d’un quartier orthodoxede Jérusalem-Ouest, tuant un Israélien,puis il a jailli de son véhicule munid’une arme blanche pour en poignarderun autre, avant d’être lui-même abattu,comme le montrent ces images captées parune caméra de surveillance.

Sur mediapart.fr, une vidéoest disponible à cet endroit.

Son frère, Sofiane, affirme pourtantque « sa vie était très calme. Ilétait sociable et n’avait aucune activitépolitique. Il parlait couramment hébreu.Il avait une femme, trois enfants, unebonne situation et même la citoyennetéisraélienne », contrairement à la majoritédes Palestiniens de Jérusalem-Est qui nedisposent que d’un permis de résidence.

Depuis lors, Sofiane a laissé en plan sontravail d’électricien et attend, en fumantcigarette sur cigarette, qu’on lui rendele corps d’Allah. «Notre avocat est entrain de négocier avec le Shin Beth poursavoir quand on pourra l’enterrer.»

Peut-il expliquer le geste de son cadet ?« Quelques semaines avant qu’il necommette cette attaque, les Israéliens ontdétruit la maison de notre cousin Ghassan.Ça l’a peut-être poussé », avance Sofiane.Ghassan Abu Jamal était l’un des auteursde l’attentat commis contre la synagogueKehilat Bnei Torah, dans le quartier deHar Nof, à l’ouest de Jérusalem, le 18novembre 2014, qui avait fait six morts…

La maison détruite du cousin d'Allah et SofianeAbu Jamal à Jabel Mukaber. © Joseph Confavreux

« Il y a deux jours, des militaires israélienssont venus repérer la maison de monfrère, mais aussi celle de ma sœur et

de mon père, pour les démolir», poursuitSofiane, en montrant la porte d’entréerécemment forcée de la grande bâtissefamiliale, installée sur les hauteurs duJabel Mukaber d’où l’on distingue le dômedu Rocher et l’esplanade des Mosquées, aucœur et à l’origine de la tension dans larégion.

Cette politique de destructionsystématique des maisons des terroristesdécédés durant leurs attaques, en formede représailles post mortem et de punitioncollective, est prompte à nourrir le cycle deviolence et de vengeance qui ensanglanteaujourd’hui Israël et la Palestine. Un cyclemarqué notamment par plusieurs attaquesanti-israéliennes à la voiture-bélier durantl’année 2014 et le meurtre par le feu, l'étédernier, d’un bébé palestinien et de sesparents par des colons extrémistes, et qui

s’est accéléré depuis le 1er octobre dernier.

Pourquoi cette intensité accrue d’attaqueset de manifestations côté palestinien ?L’explosion de la colonisation, passéede 200 000 colons en 1993 à 570 000aujourd’hui en Cisjordanie et à Jérusalem-Est ? Les réponses purement sécuritaires etmilitaires apportées par le gouvernementle plus à droite de l’histoire d’Israël ?Les conditions économiques et socialesdégradées de la vie sous occupation ?Ou encore l’impuissance d’une Autoritépalestinienne qui ne croit plus elle-même aux paramètres d’Oslo, commel’a officialisé le président MahmoudAbbas à la tribune de l’ONU le 30septembre dernier…? Tout cela constituele socle de la colère actuelle. Maisl’embrasement tient aussi à l’entrée enrévolte d’une nouvelle génération dejeunes Palestiniens, dans un pays où 70 %de la population a moins de 30 ans.

Décédé à 33 ans, Allah Abu Jamal faitfigure de vétéran parmi les 70 Palestiniensmorts depuis le début du mois d’octobre,une petite moitié après avoir attaqué desIsraéliens et en avoir tué neuf, l’autreaprès avoir manifesté en Cisjordanie ouà Gaza, et le reste après avoir eu descomportements jugés suspects. Parmi ces70 « martyrs », comme on les nomme en

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Palestine, on trouve peu de gens de plus de25 ans et environ un tiers de mineurs, dontde très jeunes garçons.

« Mon cousin Ahmad Sharaka avait 13 anslorsqu’il a été tué par balles alors qu’ilprotestait contre l’occupation », raconteainsi Mohamed, 24 ans, qui travaille dansune station-service à proximité du checkpoint de Beit El, au nord de Ramallah,en Cisjordanie, devant lequel Ahmad estmort, le 12 octobre dernier.

Impacts de balles sur la station-service àproximité du check point de Beit El. © JC

La Knesset israélienne, dominée par ladroite et l’extrême droite, a réagi à cetteréalité en votant, par 51 voix contre 17,lundi 2 novembre, une loi introduisant unepeine plancher de prison de trois ans pourles enfants âgés de 12 à 16 ans ayant jetédes pierres. La loi gèle en outre les aidessociales attribuées aux parents de mineurscondamnés pour « délits de sécurité, jetsde pierres commis pour des motivationsnationalistes ou dans le cadre d'activitésterroristes».

Ces jeunes Palestiniens qui se révoltentaujourd’hui sont surnommés ici la« génération du mur », parce qu’ils étaientencore à l’école lorsque fut construitela « barrière de séparation » entrela Cisjordanie et Israël, ou encore la«génération post-Oslo», parce qu’ils sontnés après la signature, en 1993, de cesaccords censés régler le conflit israélo-palestinien.

Des « accords » qui paraissent aujourd’huinon seulement caducs, mais relèventmême de la duperie aux yeux dePalestiniens ayant grandi sous les coups dela colonisation, la coupe de l’occupation,la chape d’une Autorité palestiniennecorrompue et impotente et le poids de laséparation entre Gaza et la Cisjordanie,décalque de la rivalité entre le Hamaset le Fatah, les principales organisations

politiques palestiniennes, presque aussidélégitimées l’une que l’autre auprèsdes jeunes. «Oslo, cela ne signifierien pour moi. Je ne sais pas àquoi cela correspondait», lance ainsiMohamed, avant d’affirmer que les septballes de caoutchouc qui l’ont touchéne l’empêcheront pas de continuer àprotester.

Graffiti dans le quartierd'Issawiya, à Jérusalem-Est. © JC

« Oslo, c’est ce qui nous a détruits entant que peuple palestinien et en tantqu’êtres humains libres», renchérit mêmeun autre Mohamed, qui préfère égalementne pas donner son nom de famille àun journaliste, par crainte de représaillesisraéliennes. Rencontré à la sortie d’unmagasin d’électronique d’Issawiya, unquartier déshérité de Jérusalem-Est, il a 21ans, une chemise à carreaux repassée, desmocassins noirs, des cheveux gominés, unregard doux, mais aussi 24 arrestationsau compteur depuis ses 14 ans. «Notregénération est beaucoup plus déterminéeque les précédentes, car on a grandi dansune atmosphère de haine et de meurtres,entre l’intifada Al-Aqsa [déclenchée en2000 et qui a duré 4 ans–ndlr], et lesguerres à Gaza [en 2009, 2012 et 2014 –ndlr]», explique-t-il.

« L’intifada de Jérusalem »« Je pense que cette génération atteindrales buts que les précédentes générationsn’ont pas atteints, parce qu’elle en avu beaucoup plus », confirme Yassine,21 ans, qui s’est joint à la discussionet porte un sweat-shirt SodaStream, dunom de cette entreprise cible de lacampagne « Boycott, désinvestissement,sanctions » (BDS) pour avoir établi sonusine dans la zone industrielle de MaaleAdoumin, une des plus grandes colonies

israéliennes de Cisjordanie. Yassine y a étéemployé, avant de devenir jardinier chezdes particuliers de Jérusalem-Ouest.

Aujourd’hui, comme hier, il n’est pasallé travailler, même si le blocage deJérusalem-Est, décrété par le premierministre israélien Benjamin Netanyahoupour la première fois depuis l’annexion decette partie de la ville en 1967, demeureporeux. Les contrôles de l’armée sontaléatoires. Les blocs de béton à l’entréedes quartiers arabes obligent surtout lesvoitures à ralentir ou les passagers àmettre pied à terre. Et les pans de mur,recouverts de fausse pierre de Jérusalem,placés ici ou là, n’empêchent pas les jetsde projectiles vers les colonies voisines,notamment celle d'Armon Hanatziv quijouxte le quartier de Jabel Mukaber.

Eléments de mur dans le quartierde Jabel Mukaber, à Jérusalem-Est.

Un blocus en demi-teinte donc, comme s’ilfallait à la fois mettre sous pression lesPalestiniens sans trop acter, dans les faits,une possible division de la ville saintesusceptible de ressembler aux résolutionsinternationales d’une Jérusalem scindée endeux et « capitale de deux États ».

Pour Yassine, quoi qu’il en soit, « c’estle début d’une intifada ». Nour, lycéennerencontrée au café Zad, situé dansla principale artère commerçante deJérusalem-Est, préfère parler de « quasi-intifada ». « Je résiste pour défendre monpays et ne pas vivre dans la crainte de mefaire abattre parce que je mets la maindans mon sac pour prendre mon portableou un mouchoir, et que les Israélienspensent que j’ai un couteau», explique-t-elle.

Quant à Rami Rabayah, jeune Palestinienqui a préféré quitter Ramallah pourNew York comme beaucoup de ceux quiont les moyens de l'exil, il juge qu’onse situe « au-delà de l’intifada ou de

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l’occupation. On est entré dans la guerrecivile. J’ai vécu celle au Liban et jeretrouve la même configuration, avec lesextrémistes qui l’emportent des deux côtéset un niveau de haine interindividuelle etde peur de l’autre jamais atteint ».

Quel que soit le terme choisi, la séquenceen cours ne porte pas le même nom depart et d’autre du mur de séparation.La presse israélienne, suivie par lamajorité des médias occidentaux, évoqueune «intifada des couteaux», en insistantsur le mode opératoire, convoquantainsi un imaginaire qui renvoie à desactes individuels, susceptible d’évacuerla dimension collective et politique detels gestes. Du côté palestinien, on parledavantage de «l’intifada de Jérusalem».

Les précédentes explosions palestiniennesavaient en effet pour épicentre Gaza oula Cisjordanie, et Jérusalem-Est s’en étaittenu à l’écart. Celle-ci se concentre depuisle début du mois d’octobre dans la villesainte, même si elle a eu tendance, cesderniers jours, à se déplacer du côtéd’Hébron.

Graffiti représentant la mosquéeAl-Aqsa à Jérusalem-Est. © JC

La crainte de la remise en cause du statuquo sur l’esplanade de la mosquée Al-Aqsa, située à Jérusalem-Est, et la peur queles Juifs ne viennent prier sur ce qui est,pour eux, le mont du Temple, a alimenté lacolère dans la ville, où la présence toujoursaccrue des colons et de l’armée israéliennejoue aussi un rôle déterminant, commeailleurs en Cisjordanie.

Toutefois, juge l’historien spécialiste deJérusalem Vincent Lemire, « on assisteaussi au retour du refoulé. On avaitvoulu mettre la question aussi centraleque complexe de Jérusalem à l’écartdes négociations d’Oslo, pour se donnerles moyens de parvenir à un accord.Maintenant que tous les observateurs et

les diplomates disent officiellement ce quetout le monde sait depuis 10 ans, à savoirque ces accords sont morts, Jérusalemredevient le nœud du conflit ».

À cela s’ajoute une impasse politiqueet économique propre à Jérusalem-Est.Depuis 1967, les Israéliens ont fait en sorteque ni le Fatah ni le Hamas ne puissent s’yimplanter, si bien que les 300 000 résidentspalestiniens qui vivent là n’ont jamais étéreprésentés politiquement. D’autant quel’Autorité palestinienne n’a pas non plusencouragé les habitants de Jérusalem-Està voter aux élections municipales, commeils en ont le droit, pour ne pas entérinerla souveraineté israélienne sur cette partiede la ville située du côté palestinien de laligne verte.

Graffiti dans le quartier d'Issawiya, àJérusalem-Est, avec l'inscription : “notre

représentant, c'est le cocktail Molotov”. © JC

Conséquence de cette absence, àJérusalem-Est, les services de santé, lesservices sanitaires, les écoles, l'état desroutes sont déficients et dégradés, nonseulement par rapport à Jérusalem-Ouest,mais même par rapport à Ramallah,en Cisjordanie, cette « cellule VIP dela grande prison qu’est l’occupationisraélienne», dixit Rami Rabayah.

Le jeune homme perçoit dans ce qui sepasse à Jérusalem-Est « un phénomènecomparable aux printemps arabes, uneréaction à un blocage à la fois politiqueet social. 70 % de la population yvit sous le seuil de pauvreté et, alorsque les habitants payent des taxeséquivalentes aux quartiers juifs, le mairede Jérusalem fait tout pour vider laville de sa population palestinienne enlaissant les quartiers arabes à l’abandon.Les habitants de Jérusalem-Est n’ontaucune perspective et ne bénéficient pasde la pacification financière que les ONGeuropéennes déversent sur la Cisjordanie

ou Gaza. Il n’y a pas de travail, et les gensont peur de déménager et de perdre ainsileur statut de résident ».

Poubelles à Jérusalem-Est. © JC

« C’est pour cela que ça ne vajamais se calmer »Centrée sur Jérusalem pour ces différentesraisons, la colère palestinienne de cetautomne emprunte des formes inédites queBenjamin Netanyahou, avec son sens dela formule et de la mesure, a synthétiséescomme «la rencontre entre Oussama BenLaden et Mark Zuckerberg».

Croisé dans les rues désertes de la vieilleville d’Hébron arpentées par des soldatsisraéliens surarmés qui fouillent tous lesjeunes de la cité, Khaldun, 21 ans, pullà capuche sur la tête et baskets Nikeaux pieds, ne quitte effectivement passon smartphone des mains. Il montre surFacebook la photo du dernier « martyrde Jénine », 17 ans, abattu la veille parl’armée israélienne à un passage piéton,ou celle d’un de ses amis d’Hébron,âgé de 23 ans, qui vient de se rendreaprès avoir blessé trois gardes-frontièresisraéliens avec sa voiture. A-t-il été surprispar le geste de son ami ? «Aujourd'hui,je ne sais pas moi-même ce dont je seraiscapable.»

Facebook et les réseaux sociaux sont-ilspour autant devenus le véhicule principalde mobilisation pour cette génération dePalestiniens en révolte ? « On les utilise,comme les jeunes du monde entier, affirme

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Khaldun, mais on se méfie aussi parceque c’est facilement surveillé par lesrenseignements israéliens. »

Positions israéliennes sur les toits dela vieille ville d'Hebron. © JC

Les réseaux sociaux serventindéniablement de caisse de résonance,de catalyseur et d’accélérateur de lacirculation des images, des informationset des rumeurs – d’ailleurs souventincontrôlables comme dans le cas deNizar, serveur au café Zad, surnommépar ses collègues le « martyr vivant »depuis qu’ils l’ont vu réapparaître, à leurgrande surprise, après avoir tous consultéla page Facebook dédiée à sa mémoire,et relayée des milliers de fois à la suited’une confusion avec un « martyr » quasihomonyme…

Mais cette intifada n’est pas, pour autant,une intifada 2.0, entièrement « spontanée »ou « désorganisée », même si elle n’obéitpas à un encadrement politique ou à unehiérarchie de commandement. Khaldunaffirme n’appartenir à aucune organisationpolitique. «Je suis juste un citoyenlibre. J’ai participé aux protestations demanière individuelle, comme tous les gensde mon âge à Hébron», où la présence descolons au sein même de la ville arabe, etnon seulement autour, a toujours attisé lestensions et les heurts.

Mais il a, comme une grande partie desa génération, été politisé lors de sonpassage dans les geôles israéliennes: «Sixmois de détention en 2010-2011 pouravoir jeté des pierres.» Et marqué par lamémoire familiale. «Dans chaque familled’Hébron, il y a soit une maison détruite,soit un martyr, soit un fils dans les prisonsisraéliennes, explique-t-il. C’est pour celaque ça ne va jamais se calmer.»

Positions israéliennes sur les toits dela vieille ville d'Hébron © JC

Mohamed, le pompiste qui a reçudes balles en caoutchouc lors desmanifestations devant le check point deBeit El, s’est lui aussi formé politiquementen prison. « J’ai été libéré en échangedu soldat Gilad Shalit. Moi je mereconnais dans le Fatah, mais aucunmanifestant ne vous dira qu’il faitpartie d’une organisation politique, parcequ’aujourd’hui, on se sent tous, avant tout,palestiniens. Notre mouvement va donccontinuer parce que nous sommes trèsconscients, politisés, et qu’il n’y a pasd’organisation derrière pour nous obligerà rentrer à la maison.»

La forme particulière que prennentaujourd'hui ces attaques et cettecolère porte la mémoire des intifadasprécédentes. Celle déclenchée en 1987,« l’intifada des pierres », fut une vasterévolte populaire sans arme, impliquantdes enfants, des femmes et des vieillards,encadrés ensuite par les organisationspolitiques palestiniennes. Quatorze ansplus tard, prenant acte de l’échec decette première intifada, celle du début desannées 2000 fut une intifada militaire etarmée, l’époque des « tanzim » du Fatahou du Hamas, et des attentats suicides etaveugles.

À nouveau, 14 ans plus tard – le tempsque grandisse une nouvelle génération –,« l’intifada des couteaux » prend un aspectplus horizontal et individualisé, à la foisdésorganisé et cohérent, permettant decontourner une impossible organisationpolitique ou militaire qui serait aussitôtdémantelée ou infiltrée par la puissanceisraélienne.

« Ce n’est pas une question deterre, mais une question de foi »Si la situation actuelle est donc loin d’êtreimputable uniquement à une éruptionspontanée et à Mark Zuckerberg, faut-il lui chercher de « nouvelles » raisonsreligieuses ? Le naufrage du projetpolitique palestinien tel qu’il avait étépensé à Oslo a sans doute laissé lechamp libre à un discours recentré surl’identité religieuse de jeunes Palestiniens,qui jugent n’avoir rien d’autre à quoi seraccrocher.

Pour Khaldun, « il n’existe plus desolution politique. Je ne crois pas à unÉtat palestinien. Aujourd’hui, je pourraismettre un chèche sur ma tête et affirmerque je suis le président de la Palestine,tellement cet État n’existe pas ! Si Arafatet le Cheikh Yassine étaient encore là, onaurait peut-être pu éviter la division entrele Fatah et le Hamas. Mais aujourd’hui, laseule solution est inscrite dans le Coran ».

Un portrait d'Arafat sur le mur de séparation, côtépalestinien, à proximité du check point de Qalandia. © JC

Tous les jeunes Palestiniens, rencontrésaussi bien à Jérusalem-Est qu’à Hébronou Ramallah, mettent en avant, quand onleur demande les raisons de leur colère,leurs craintes entourant la mosquée Al-Aqsa. Ce qui n’est guère nouveau si l’onse souvient que c’est la venue d’ArielSharon sur cette esplanade qui fut audéclenchement, en 2000, du précédentsoulèvement. Ce qui paraît plus inédit estle déplacement progressif de l’affirmationd’une identité « palestinienne » vers uneidentité « musulmane », même si les deuxdimensions continuent de coexister dansles discours de cette génération.

Habitant d’Issawiya, « où il ne sepasse rien de neuf, si ce n’est l’intérêtmédiatique », Mustapha, 20 ans, tee-shirtmoulant, jean délavé, collier de perlesnoires autour du cou et cheveux gominés,

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n’a pas en apparence le profil type dusalafiste. Il juge toutefois que « la religion,c’est tout ce qu’il nous reste. Cette fois, cen’est pas une question de terre, mais unequestion de foi ».

Cet apprenti boulanger ne rêve plus d’unÉtat palestinien. « Je rêve plutôt d’uncalifat islamique qui libérerait le mondemusulman, aussi bien en Palestine, enSyrie, au Liban qu’en Jordanie. » Lemême projet que celui de Daech, donc ?« Pas du tout. Daech est contrôlé parIsraël et les États-Unis pour donner unemauvaise image de ce que serait unvrai califat islamique », affirme-t-il, sansvouloir ni pouvoir s’expliquer davantage.

Des graffitis dans le quartier d'Issawiya.Slogan “Libérez la Palestine” et portrait deKhader Adnan, du djihad islamique. © JC

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Cette montée du discours religieux parmiles jeunes Palestiniens ne valide pas pourautant le cadre d’analyse du gouvernementNetanyahou, qui ne veut voir dans lesattaques de ces dernières semaines qu’unavatar de l’islam radical en essor dansla région, à l’instar d’un Bernard-HenriLévy affirmant, dans Le Point, queles événements des dernières semainesressemblent « à un énième épisode de cedjihad mondial dont Israël est une desscènes ».

En effet, l’insistance mise par lesjeunes Palestiniens sur leur identitémusulmane, outre qu’elle se nourrit,en miroir, de la montée en puissancedes nationalistes religieux en Israël,n’est jamais déconnectée des impassespolitiques, de la situation économique etsociale, des revendications historiques, del’occupation militaire et de la colonisation.

« Les Palestiniens sont déprimés parcequ’ils n’ont ni perspective ni soutien,poursuit ainsi Mustapha. C’est pour celaqu’ils sont obligés d’agir par eux-mêmes

et avec les moyens qu’il leur reste. Onpourrait coexister avec les Israéliens, maispas sous eux. » Et quand on lui posela question de savoir où il se voit dansdix ans, deux options paraissent encoreouvertes: «Soit au travail avec une famille,soit enterré.»

Boite noireCe reportage a été effectué à Jérusalem-

Est, Ramallah et Hébron entre le 1er et le3 novembre.

Bolloré et Niel ferraillent enItalie, Orange en ligne demirePAR LAURENT MAUDUIT ET MARTINE ORANGELE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Alors que Vincent Bolloré était parti àl'assaut de Telecom Italia, Xavier Nielvient de se mettre en travers de sonchemin, en montant lui aussi au capitalde l'opérateur italien. Les deux hommessont moins intéressés par le groupe que parla monnaie d'échange qu'il peut constituerdans le cadre de la recomposition destélécoms en Europe.

Pour l’heure, la guerre que se livrentles deux grands oligarques français,Xavier Niel et Vincent Bolloré, autourde Telecom Italia, se déroule à coupsd’annonces, chaque jour ou presque, denouvelles montées dans le capital del’opérateur historique italien. La batailleest si feutrée que les autorités boursièresitaliennes comme la presse se demandents’il s’agit bien d’une bataille, si les deuxhommes n’agissent pas de concert pourprendre le contrôle du groupe italien detélécoms.

Vincent Bolloré et Xavier Niel jurent l’unet l’autre qu’ils ne se sont pas entenduspour racheter ensemble Telecom Italia.Selon nos informations, ils disent vrai,pour une fois. Car les enjeux de cetteconfrontation sont beaucoup plus lourdsqu’il n’y paraît. Si Xavier Niel a décidé de

mener une guerre éclair sur Telecom Italia,c’est pour contrer les ambitions de VincentBolloré, pas en Italie mais en France.

© Reuters

Le patron de Free et copropriétairedu groupe Le Monde – Le NouvelObservateur redoute que la conquête deTelecom Italia par le président du conseilde Vivendi ne soit que la première étapepour une conquête encore plus vaste, celled’une entrée au capital en position de forcede l’opérateur historique français Orange,négociée par l’apport de sa participationdans Telecom Italia. Un scénario qui aparfaitement réussi à Vincent Bolloré, parlequel, grâce à l’apport de ses chaînes detélévision gratuites (D8), il est parvenu às’imposer dans Canal + puis chez Vivendi.

Pour Xavier Niel, impossible de laisserse reproduire le schéma avec Orange. Carcela déstabiliserait totalement sa positionet à terme pourrait même le condamner :l’activité mobile de Free est étroitementdépendante de son contrat d’itinéranceavec Orange au moins jusqu’à fin 2016.

La confrontation, pour l’instanttransalpine, entre Xavier Niel et VincentBolloré, illustre la bataille beaucoupplus large qui a commencé entre lesmilliardaires français autour des télécomset des médias. Tous ont flairé la rente de latéléphonie mobile. Même Vincent Bolloréqui, dans les années 2000, affirmait ne pasdu tout croire au secteur et voulait forcerle groupe Bouygues, dans lequel il s’était

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imposé comme actionnaire par effraction,à vendre au plus vite cette activité, s’estravisé.

Selon son entourage, c’est contre savolonté que Jean-René Fourtou, encoreprésident de Vivendi pour quelques mois,a cédé SFR à Patrick Drahi, présidentde Numéricable en 2014. Les conditionsde réalisation de cette cession ont semblési obscures que l'Autorité des marchésfinanciers (AMF), selon nos informations,a ouvert une enquête.

Cette vente, qui suivait l’arrivée de Freecomme quatrième opérateur mobile enFrance, a déclenché un bouleversementcomplet. En quelques mois, la géographiedes télécoms mais aussi des médias aété redessinée. Car c’est là, la grandenouveauté : les nouveaux maîtres destélécoms veulent désormais le contrôle à lafois des tuyaux et des contenus.

Officiellement, l’avènement de l’internetà haut débit sur le mobile et sur lefixe a, selon eux, radicalement changéla donne. L’heure de la convergenceentre télécoms et médias, prédite déjà en2000 par Jean-Marie Messier, aurait enfinsonné. Leur analyse est peut-être justifiée.Mais les milliardaires français sont lesseuls à accumuler depuis quelques moistitres de presse et chaînes de télé. Dansaucun autre pays occidental, cette thèsede la convergence et de la concentrationdes médias et télécoms n’est mise enapplication. Et les gouvernements nesemblent pas prêts à l’autoriser. Ce quiamène à s’interroger sur le bien-fondé desmanœuvres de nos milliardaires, même aunom d’une spécificité française.

Quand Vincent Bolloré a commencé sesgrandes manœuvres autour de TelecomItalia, personne n’y a vraiment portéattention. Cela semblait faire partie descoups boursiers que l’homme d’affairesmène régulièrement de l’autre côté desAlpes depuis près de quinze ans. Carl’Italie est, avec la France, son terrain dechasse favori.

Introduit par son mentor, l’ancien banquierde chez Lazard, Antoine Bernheim(1924-2012), avec lequel il s’est fâché

avant sa mort, dans les arcanes obscursdu capitalisme italien, il y occupedepuis longtemps de solides positions. Enparticulier, il est entré en 2002 au capitalde Mediobanca, une banque qui est aucœur de tous les réseaux d’influence etde connivence italiens, et il en contrôledésormais près de 8 % du capital, ce quifait de lui son deuxième actionnaire. Ilsiège donc au conseil d’administration dela banque et, bien dans l'esprit du systèmenépotiste que la France et l’Italie ont enpartage, il a même fait entrer récemment safille, Marie Bolloré, au sein de ce conseil(ici sa fiche, sur le site Internet de labanque).

Aussi, quand Vincent Bolloré est entré enjuillet 2014 au capital de Telecom Italia,en échangeant les actions détenues parVivendi dans l’opérateur brésilien GVTcontre les 8,3 % (ici le communiquéde Vivendi) que le groupe espagnolTelefonica détenait dans l’opérateuritalien, nul n’y a vraiment pris garde. Toutle monde a pensé à l’époque que VincentBolloré réalisait l’une de ces fructueusesculbutes financières dont il a le secret.

À quelques détails près cependant. Cettefois-ci, il ne s’agissait pas directementde son groupe mais de Vivendi dont ilne possède que 15 % du capital. Deplus, il n’est officiellement que présidentdu conseil de surveillance. En d’autrestermes, il n’a, officiellement, selon lesrègles de gouvernance si chères aucapitalisme, qu’un pouvoir de contrôlemais aucun pouvoir de direction, celui-ci revenant au directoire. Mais ce sont-làdes arguties auxquelles Vincent Bolloré nesaurait s’arrêter, comme l’épisode Canal+ l’a prouvé. Oublieux de tout droitdes actionnaires, y compris celui de lesinformer, Vincent Bolloré agit, depuisqu’il a pris la présidence de Vivendi,comme s’il était seul maître à bord. Unesituation qui ne semble choquer personneen France, tant on se complaît à vénérer lepouvoir absolu.

Bolloré interdit de gestion enItalieComme aiment à le dire ceux qui leconnaissent bien, Vincent Bolloré estsouvent en avance d’une arrière-pensée.Après être entré au capital de TelecomItalia par surprise, il a ensuite profitédes milliards d’euros tirés de la vente deSFR pour consolider mois après mois saposition. Début août, Vivendi détient déjàplus de 15 % du capital de Telecom Italiaet paraît ne pas vouloir s’arrêter là.

Un fait surprenant intervient alors, passétotalement inaperçu en France : le 6août 2015, le président du conseil italien,Matteo Renzi, suspend ses vacances pourrencontrer Vincent Bolloré à Rome. Dansle microcosme de la finance italienne,cela fait à l’époque doublement jaser.D’abord, parce que tout le monde y voitun feu vert pas même masqué des plushautes autorités italiennes au raid menépar l’homme d’affaires. Ensuite, parceque cette approbation inattendue intervientalors qu’il s’agit d’une opération boursièrese menant sous l’étroite surveillance del’autorité de tutelle des marchés, laConsob, et alors que le même VincentBolloré est à l’époque toujours sous lecoup d’une grave sanction prononcée enjanvier 2014 par cette même Consob.

Le 27 janvier 2014, l’autorité de tutelledes marchés italiens a en effet condamnéVincent Bolloré à une lourde amendeet à une peine d’interdiction d’exercerdes fonctions opérationnelles dans dessociétés italiennes pour avoir manipuléle cours de Bourse « à un niveauartificiel » et fourni « des indicationsfausses et trompeuses », lors de sonentrée, en 2010, dans le capital de lasociété Premafin, la holding de tête de lacompagnie d’assurance Fondaria.

Frappé par une telle sanction, VincentBolloré, dont la réputation dans la vie desaffaires est souvent contestée, aurait doncpu être considéré, au moins pour un temps,persona non grata, en Italie. Et pourtantnon ! Il a pu s’entretenir avec le chefdu gouvernement italien de son projet. Etdans la foulée, il a continué à monter au

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capital de l’opérateur italien, jusqu’à encontrôler 19,9 % du capital, devenant ainsile premier actionnaire de l’opérateur detélécoms. Cette position lui permet d’avoirle contrôle du conseil d’administrationmême avec une participation minoritaire,selon la loi italienne.

Mais c’était compter sans Xavier Niel.Celui-ci a observé pas à pas lamanœuvre de Vincent Bolloré. Il alu les quelques analyses boursièresqui commencent à parler de grandsmouvements de réorganisation destélécoms en Europe, dans lesquelsTelecom Italia apparaît comme monnaied’échange pour constituer des ensemblesplus vastes. Le nom d’Orange y revientsouvent comme le candidat naturel à cettefusion imaginée.

Ces dernières semaines, Xavier Niel, lui-même, s’est donc mis, à son tour, àracheter en Bourse des titres de TelecomItalia. Il a réalisé ses opérations non pasà partir de sa holding de tête, Iliad, quicoiffe en France l’opérateur téléphoniqueFree, mais à partir de NJJ, sa holdingpersonnelle qui rassemble sa fortune,et d’un fonds financier dénommé RockInvestment. Afin de limiter la mise, ila acquis ses parts, essentiellement parle jeu d’options. Converties, celles-cilui donnent potentiellement 15,14 % deTelecom Italia. Il pourrait grimper encore.

Le fondateur de Free et copropriétaire duMonde a puisé dans son magot personnella somme astronomique de 2,5 milliardsd’euros, et aurait à mettre sur la table pasloin de 1,7 milliard d’euros, si d’aventureil voulait monter jusqu’à 24,9 %, seuil àne pas dépasser, sauf à être contraint parla législation italienne à lancer une OPAsur la totalité du groupe, dont la valeur enBourse approche… 17 milliards d’euros !

Depuis cette entrée fracassante, le climatboursier est devenu très électrique enItalie. Tout le monde s’est demandé si,secrètement, les deux hommes d’affairesne menaient pas une action de concert,pour prendre ensemble le contrôle deTelecom Italia, mais sans avoir à lancer

une OPA qui serait ruineuse. La Consobelle-même a voulu le vérifier et a reçumercredi Xavier Niel pour s’en assurer.

Sans grande surprise, du côté de Vivendicomme du côté de Iliad-Free, les mêmesexplications ont été données : non, cen’est pas une action de concert ! Maiscela n’a, à l’évidence, pas convaincu grandmonde, pas plus en Italie qu’en France.Témoin cette réaction d’un analyste citéce jeudi par Reuters : « Il s'agitd'une déclaration juridique. Nous nesavons pas si [Xavier Niel] sera hostileà Vivendi ou s'il s'alignera sur lespositions de [Vincent] Bolloré", indiqueJavier Borrachero, analyste chez KeplerCheuvreux. Si les deux hommes votentsystématiquement dans le même sens,je considérerais qu'il existe une sorted'action de concert, même s'il n'y a pas depacte écrit. »

D’après nos informations, Vincent Bolloréet Xavier Niel ne mentent pourtant pas :il n’y a pas de pacte entre eux. C’estmême exactement le contraire : XavierNiel a choisi d’aller contrer l’opérationde Vincent Bolloré. Et s’il s’y est résolu,c’est parce qu’il sait que son enjeu dépassede très loin la seule Italie et risque deconcerner au premier chef la France.

Maintenant qu’il préside le conseil deVivendi, et aussi celui de sa filialeCanal+, Vincent Bolloré rêve de profiterdes milliards de trésorerie du groupepour constituer un empire beaucoup plusvaste, alliant non seulement TelecomItalia mais aussi l’opérateur historiquefrançais, le groupe Orange. Car ceserait cela, la véritable cible : l’anciengroupe public français, dont Lionel Jospina commencé la privatisation en 1997,et dont l’État, associé à la Banquepublique d’investissement, ne contrôleplus maintenant que 25 % du capital.

Rumeurs autour de M6

Xavier Niel © Reuters

C’est donc un rêve secret de grandeur,que caresse Vincent Bolloré, carcela l’installerait dans une positiondominante en Europe dans l’univers destélécommunications, des médias et ducinéma, s’il parvenait à ses fins. Avec ousans le concours du patron d’Orange ? Àmoins que Xavier Niel ne soit entré enlice en Italie avec l'assentiment tacite deStéphane Richard pour contrer le projet ?Le patron d'Orange reste en tout casétonnamment silencieux, alors que lesgrandes manœuvres se déroulent sousses fenêtres. Le scénario pourtant courttellement dans les milieux financiers quel’administrateur délégué (l’équivalent dedirecteur général) de Telecom Italia adémenti début octobre avoir la moindrediscussion avec la direction d’Orange.

Xavier Niel a compris que la batailleboursière qui se nouait en Italie, pourraitavoir pour son propre empire unconsidérable effet ricochet, si d’aventureun conglomérat ou une alliance se formaitentre Vivendi, Telecom Italia et Orange.Selon nos sources, c’est ce qui l’auraitdécidé à contre-attaquer et à monter lui-même au capital de Telecom Italia. En sedisant que dans tous les cas de figure, iln’avait rien à y perdre, peut-être mêmebeaucoup à gagner.

Car son initiative peut bloquer celle deVincent Bolloré. Si ce dernier se décideà répliquer pour contrer l’offensive deFree, il risque alors d’être contraint dedépasser le seuil fatidique de 25 % etdonc de lancer une OPA sur la totalitédu groupe Telecom Italia. Et VincentBolloré déteste les OPA. Il a failli ylaisser son groupe, lorsque celui-ci avaitété contraint de lancer une OPA sur letransporteur maritime Delmas Vieljeux

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en 1992. Depuis, l’homme d’affairesa tiré la conclusion qu’un grignotagesavant valait mieux qu’une opérationboursière prestigieuse qui n’amenait qu’àune dilapidation du capital.

La leçon vaut aussi pour Vivendi. Carmême si le groupe possède une solidetrésorerie depuis la vente de SFR, ellene suffirait pas pour soutenir le rachat deTelecom Italia. Et, au passage, Xavier Nielferait une formidable culbute financière,en rétrocédant au prix fort les titresTelecom Italia qu’il a acquis ces derniersmois.

La bataille autour de Telecom Italiapourrait donc n’être que le premieracte d’une confrontation beaucoupplus vaste, opposant les très grandsoligarques français qui ont désormaisune position dominante dans le mondedes télécommunications et des médias, àsavoir Vincent Bolloré, Xavier Niel etPatrick Drahi.

Car dans les milieux financiers parisiens,il n’est question que de cela : les troisnouveaux venus semblent pris d’un appétitinsatiable. Selon nos informations, PatrickDrahi a, tout l’été, étudié la possibilitéd’une OPA sur Bouygues. La création, àl’initiative de Xavier Niel, du banquierMatthieu Pigasse et du producteur Pierre-Antoine Capton, d’un fonds doté de500 millions d’euros pour réaliser denouvelles acquisitions dans les médias(lire Medias : l’inquiétante razzia desoligarques) donne aussi la mesure desconvoitises du moment.

Dans le petit monde des affaires, lesrumeurs vont bon train depuis plusieurssemaines. Le petit jeu des initiés estde deviner, après les achats les plusrécents, ceux réalisés par Patrick Drahiavec coup sur coup Libération, puis legroupe L’Express-L’Expansion, et enfinNextRadioTV (RMC, BFM…), quellesera la future proie et le nouvel acquéreur.Une rumeur insistante suggère que legroupe allemand Bertelsmann s’inquiètede la situation de sa filiale M6 qui,pour être profitable, joue de plus en plusnettement en seconde division dans lepaysage télévisuel français, et se trouve

maintenant davantage en compétition avecdes chaînes bas de gamme comme D8qu’avec TF1, le poids lourd du secteur.Il se murmure donc que M6 pourrait êtrel’une des prochaines proies de l’un oul’autre des oligarques.

L’effondrement continu du groupeLagardère, depuis qu’Arnaud Lagardèreen a pris la direction, alimente aussid’innombrables spéculations. Et le tout-Paris des affaires murmure aussi que lestrois mêmes milliardaires rôdent autourdes trois dernières pépites dans les médiasqu’il possède, à savoir Paris-Match, leJournal du dimanche et la radio Europe 1.

En bref, la France vit un séisme, quibouleverse tout l’univers de la presse etdes médias. Et les trois milliardaires ontd’autant moins de raison de ralentir leursachats qu’ils ont appris des événementsrécents un fait majeur : le gouvernementsocialiste français restera totalementinerte. Il ne se soucie ni de l’indépendancede la presse ni du respect des règles anti-concentration. Il ne semble même passe poser la question de l’émergence deces oligarques, et de leur bataille autourdes télécoms dont la puissance est encoreappelée à grandir à l’heure des objetsinterconnectés et des paiements en ligne.

Tout cela explique la violence de lacompétition qui commence. Et le premierépisode majeur se joue sans doute enItalie…

Prêts en francs suisses: untémoignage confirme lesmensonges de la BNPPAR DAN ISRAELLE VENDREDI 6 NOVEMBRE 2015

Devant la justice, une ancienne cadre dela filiale qui vendait les prêts toxiquesHelvet Immo a raconté avoir averti sessupérieurs sur les dangers du produit. Envain : en toute connaissance de cause, labanque, mise en examen dans ce dossier, acamouflé les risques et trompé ses clientscomme ses intermédiaires.

Ce document est dévastateur pour la BNP.Le parquet de Paris a décidé de fairecirculer très largement le témoignage deNathalie Chevallier, une ancienne cadre deBNP Paribas Personal Finance (BNP PF).Cette filiale détenue à 100 % par la banquea commercialisé de mars 2008 à décembre2009 des prêts immobiliers toxiques enfrancs suisses auprès de 4 600 clients, leplus souvent par le biais d’intermédiaires,conseillers en gestion de patrimoine. Lesprêts Helvet Immo, libellés en francssuisses mais remboursables en euros,étaient hautement risqués, mais dansleur immense majorité, les emprunteursne l’avaient pas compris. Or, dans sontémoignage, l’ancienne cadre de BNP PFraconte en détail comment elle a étéréduite au silence en interne alors qu’ellealertait sur les risques du produit, etcomment la banque a sciemment menti àses partenaires et à ses clients.

Bien que la banque contestesystématiquement ces accusations,Mediapart a longuement expliqué, enjuillet 2014 puis en mars 2015,comment elle avait veillé à minimiser lesavertissements sur le risque couru par lesclients Helvet Immo, alors qu’elle avaitcompris que le franc suisse allait fortements’apprécier face à l’euro. Ce qui n’a pasmanqué d’arriver : alors qu’au lancementdu produit, un euro permettait d’acheterentre 1,5 et 1,6 franc suisse, cette sommepermet aujourd’hui d’acheter moins de1,1 franc suisse. L’euro a donc perduentre 25 et 30 % de sa valeur face aufranc suisse. Résultat pour les clients :le capital qu’il leur reste à rembourser aaugmenté dans la même proportion, alorsque les sommes qu’ils versent chaquemois en euros permettent de rembourser25 à 30 % d’intérêts et de capital enmoins. Beaucoup sont aujourd’hui dansune situation dramatique.

La juge d’instruction Claire Thépaut, quienquête depuis le printemps 2013 sur cedossier, a mis la banque en examenle 16 avril pour pratique commercialetrompeuse. C’est dans le cadre de sonenquête pénale qu’elle a auditionnéNathalie Chevallier, le 17 septembre.

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Fait très inhabituel, le parquet a décidéd’extraire cette pièce du dossier pénal

pour la faire connaître à la 9e chambrecivile du tribunal de grande instance deParis, qui doit traiter plusieurs centainesde dossiers Helvet Immo, où les clientsdemandent des dommages et intérêts àla banque (ils sont 1 200 dans toute la

France). La 9e chambre a ensuite transmisces documents à… tous les clients ayantlancé une procédure judiciaire, pénale oucivile.

Comme Mediapart l’avait révélé enseptembre, deux avocats parisiensdemandaient justement que NathalieChevallier soit auditionné dans le cadredes dossiers civils. Ayant quitté la banqueen 2010, elle avait donné son accord. Sontémoignage est, il est vrai, d’une forcerare (il a aussi été consulté par Le Monde,Libération et l’AFP). En 2008, elle étaitdirectrice régionale de BNP PF à Paris,où elle gérait une agence en charge desrelations avec les conseillers en gestionde patrimoine. À l’époque, l’ambiance estmorose : la filiale ne commercialise quedes prêts à taux révisables, qui sont à cemoment-là moins intéressants que les prêtsà taux fixe. Il faut donc trouver un nouveauproduit à vendre, sous peine de mettre laclé sous la porte. Ce sera Helvet Immo,basé sur le franc suisse, dont le succès estprésenté comme « vital » pour BNP PF. Ettant pis s’il est dangereux.

Appelée avec deux collègues à formerun groupe de travail « pour produirel’argumentaire commercial », NathalieChevallier comprend très vite quequelque chose cloche, et qu’en casde hausse du franc suisse, le capitalà rembourser augmenterait dans desproportions faramineuses. « J’ai demandéqu’on m’apporte la preuve que lavariation du taux de change telle qu’elleétait présentée dans le produit n’impactaitpas le capital restant dû car j’ai tout desuite compris que c’était ça le danger duproduit », explique-t-elle. Elle exige doncque des « crash tests » soient réalisés,afin de chiffrer les conséquences pourles clients d’une variation de la devisehelvétique. Et elle réalise que même des

variations de taux de change de 0,20centimes, « qui étaient présentés commeétant négligeables pour le client, avaientdéjà un impact déraisonnable ». Elleétablit, tout simplement, que si le coursdu franc suisse double, le capital quel’emprunteur devra payer doublera aussi.

Inquiète, la banquière avertit sa direction :« J’ai alerté tout le monde sur ce produit,j’expliquais que c’était un très grosrisque d’image pour BNP. À l’époque,je pensais même plus à ça qu’au client,car BNP répétait que quoi qu’il se passe,ils seraient là pour le client. » Peineperdue : elle est convoquée par sestrois supérieurs, dont Jean-Marc Romano,directeur distribution de BNP PF etactuel dirigeant d’Effico, l’agence derecouvrement de créances de BNP : « Ilsm’ont demandé si je croyais au produit,je leur ai dit que non, que je refusaisde le vendre et que c’était un risquepour l’image de BNP. Ce à quoi on m’arépondu : “Est-ce que tu te crois plusintelligente que ceux qui ont conçu ceproduit ?” » L’employée consciencieuseest menacée : « Jean-Marc Romano m’adit que j’avais 15 jours pour changerd’avis et à défaut, ils prendraient desmesures concernant mon job. »

« C’est toute la chaîne qui estdésinformée »Malgré ses alertes, et la démonstrationchiffrée du risque à venir, les problèmespotentiels sont sciemment passés soussilence : « On mentait aux collaborateursBNP lors de formations. Le mensongeportait sur le capital restant dû : onleur certifiait que celui-ci ne pouvait pasbouger de plus de quelques centimes. C’estça le scandale. C’est toute la chaîne qui estdésinformée : les collaborateurs allaientformer les intermédiaires de bonne foi. »Pour un résultat catastrophique : « Lescollaborateurs de BNP PF n’avaient pascompris l’offre, les intermédiaires étaientdonc moins capables de les comprendre, etles clients encore moins. »

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Et, comme nous l’avons déjà démontréil y a plus d’un an, tout est fait pourque personne ne comprenne le piège.Jusqu’à la caricature… « Au moment dulancement, le service marketing a testél’offre sur les collaborateurs de monéquipe. (…) On a soumis l’offre à une demes collaboratrices qui l’a lue, qui a ditqu’elle n’avait rien compris. La personnedu service marketing qui devait tester leproduit a alors dit : “C’est bon, on peut yaller.” »

Ironie de l’histoire, Nathalie Chevalliertravaille depuis plusieurs années pour uneentreprise de gestion de patrimoine, dontcertains clients ont souscrit des prêtsHelvet Immo. Elle raconte comment ellea eu énormément de mal à « sauver »ces emprunteurs, en les sortant de cepiège financier. Elle y est parvenuedans seulement une dizaine de cas. Elleaffirme néanmoins n’entretenir « aucunerancœur » face à la banque. « J’aiessayé durant 5 ans d’aider tous lesclients BNP pour trouver des solutionsamiables de sortie convenable sans avoiraucun intérêt à faire cela, souligne-t-elle. Parmi les clients que je continue desoutenir bénévolement, aucun n’a assignéla BNP. »

Interrogée par Mediapart sur cetteaudition, BNP PF se refuse à commenter« un simple témoignage ». De son côté,l’avocat Charles Constantion-Vallet, quidéfend environ 650 emprunteurs et est àl’origine de l’enquête pénale, se félicitede la circulation large de cette piècejudiciaire : « Le témoignage de MmeChevallier confirme ce que répètent mesclients depuis des années, ainsi que lespreuves que j’ai réussi à rassemblerdepuis le début de l’instruction. » Ilindique que ses clients, qui ont lancé enparallèle des procédures au civil, vontdemander à la justice d’attendre pourtrancher dans ces litiges civils que laprocédure pénale soit allée au bout, avecun procès attendu dans les deux ans.Durant la dernière semaine de novembre,le tribunal de grande instance de Paris

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doit justement décider s’il suspend letraitement des dossiers civils, en attendantla conclusion du volet pénal.

Pour l’heure, sur la quarantaine dedécisions déjà rendues au TGI de Paris,la banque s’en sort plutôt bien. Elle agagné dans au moins une quinzaine decas, et lorsqu’elle a été condamnée, lessommes qu’elle a dû verser étaient trèsfaibles. Mauvaise nouvelle pour elle :au vu des pièces et des témoignagesaccumulés par la juge d’instruction ClaireThépaut, qui jettent une lumière crue surles agissements de la filiale de la BNP, lesjuges civils semblent enclins à laisser laprocédure pénale arriver à son terme avantde se pencher à nouveau sur les dossiersHelvet Immo.

Le destin incertain d'unfumeur de jointsPAR MICHAËL HAJDENBERGLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Tous les Français ne sont pas égauxdevant le joint. La transaction pénale,qui vient d'être mise en place pourfaire payer instantanément une amendeaux consommateurs interpellés, ne mettrapas fin aux disparités et incohérencesactuelles.

Emmanuel a 20 ans. Il est étudiant. Unsoir, des policiers l’aperçoivent en trainde rouler un joint et le contrôlent. C’estla première fois que cela lui arrive. Il a10 gammes de cannabis dans sa poche.Il explique qu’il les détient pour saconsommation personnelle. Que risque-t-il ? À cette question en apparence simple,il existait déjà de très nombreuses réponsespossibles. Par un décret du 16 octobre, leministère de la justice vient d’en instituerune de plus, la « transaction pénale », quin’y changera rien : l’âge, la profession, lelieu de vie ou encore le milieu social fontpeser de profondes inégalités sur le sortdes fumeurs de joints, comme le rappelleen creux l’étude « Trente ans de réponsepénale à l’usage de stupéfiants » publiéece 2 novembre par l’Observatoire françaisdes drogues des toxicomanies (OFDT).

Mais commençons par le commencement :au départ était le contrôle de police.Pourquoi Emmanuel est-il interpellé cesoir-là et pas Isabelle, 54 ans, qui fumependant ce temps-là tranquillement deuxou trois joints en regardant une sérieaméricaine ? La comparaison est fictive,mais les chiffres qui suivent, eux, sontréels.

Récolte saisie par les gendarmes des Bouches-du-Rhônedans une plantation en avril 2014. © Gendarmerie

Chaque année, 165 000 personnes sontmises en cause par les forces de l’ordrepour un « simple » usage (de cannabisdans plus de 90 % des cas). C’est 50fois plus qu’il y a 40 ans. Depuis 1970,les interpellations d’usagers ont augmentétrois fois plus vite que celles d’usagers-revendeurs ou de trafiquants : « En matièrede stupéfiants, l’activité des forces del’ordre est donc centrée sur la lutte contrela demande », analyse dans son étudeIvana Obradovic, directrice adjointe del’OFDT.

Mais qui sont ces interpellés, qui nereprésentent que 4 % des 4,6 millionsde fumeurs de joints en France ? Lasociologue Marie-Danièle Barré montreque le nombre et les caractéristiquesdes usagers interpellés dépendent de lastratégie des forces de l’ordre. Trois cas defigure apparaissent selon ses recherches.

– Les policiers veulent démanteler untrafic : l’interpellation d’usagers vise alorsà recueillir des témoignages pour mettre enaccusation les revendeurs.

– Le contrôle vise à atteindre les objectifsd’activité fixés aux services. Les contrôlessur les usagers de cannabis sont un moyenbien commode de mettre à dispositionde la police judiciaire un nombre depersonnes suffisant pour préserver lescrédits.

– Les interpellations d’individus connusdans des endroits connus procède d’uneforme de contrôle des populations et delieux considérés comme étant à problèmes.

Pourtant, notent Patrick Peretti-Watel,François Beck et Stéphane Legleye dansune de leurs études, le ministère del’intérieur contribue à entretenir une formede confusion. On peut ainsi lire dansun rapport du ministère de l’intérieur :« L’usage du cannabis est masculin à94 %. » En réalité, les hommes nereprésentent que 66 % des usagers decannabis selon les études de santé. Mais94 % des interpellés sont des hommes.

Les 18-25 ans sont égalementsurreprésentés (43 % des interpellés contre33 % des usagers d’après les enquêtessanitaires). Car au-delà de 30 ans, l’usagese fait en milieu fermé, loin du regard despoliciers.

De façon générale, il est plus faciled’interpeller des usagers visibles dans leslieux publics que des usagers disposantdes ressources pour consommer chez eux.Sans compter que cette interpellationpeut procéder d’une interpellation pourun autre motif, par exemple une plaintepour nuisance sonore ou un simplecontrôle d’identité. Les chômeurs, lesjeunes déscolarisés, les absentéistes ouencore les SDF sont mécaniquement plusvisés.

Le lieu de résidence joue aussi fortement.En banlieue parisienne, la proportiond’usagers interpellés est plus forte quela proportion d’usagers déclarés. C’estl’inverse à Paris. Peut être parce que lapolice de la capitale a d’autres priorités.Peut-être parce que « les usagers parisiensont davantage de ressources culturelleset sociales que les provinciaux pour

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protéger leur consommation » (à Paris, lesusagers de cannabis sont trois fois plussouvent cadres supérieurs ou professionslibérales).

Mais même en s’en tenant à Paris,l’activité policière est encore trompeuse.Une étude de 2004 sur la consommationde drogue montre que contrairement à cequ’on peut imaginer, les jeunes résidant

dans les quartiers les plus favorisés (VIe

arrondissement, VIIe, XIVe, XVe, XVIe)apparaissent plus souvent consommateursd’alcool, de tabac, de médicamentspsychotropes, de cocaïne et même decannabis que ceux des quartiers populairesdu nord-est.

Un modèle répressif contre-productif, coûteux et inefficaceCe n’est pas tout. À cette inégalité devantl’interpellation succède une applicationdes textes disparate. Bien sûr, la loi de1970 vaut pour tous : tout contrevenantencourt une peine qui peut aller jusqu’à3 750 euros d’amende et un and’emprisonnement.

Mais qu’en est-il dans les faits pourEmmanuel, notre fumeur de juin qui faitface pour la première fois aux autoritésjudiciaires ? En aucun cas, il n’ira enprison. L’affaire ne restera cependant passans lendemain : on ne compte plus que3 % de classement sans suite pour cesaffaires (contre 21 % il y a 13 ans).

On n’a jamais autant condamné en Franceles consommateurs de stupéfiants, dont59 % pour usage, un chiffre qui a triplé en10 ans. Cependant, les peines alternativesà la prison se sont multipliées depuisles années 1990. Elles constituent dessanctions rapides destinées au traitementde la petite délinquance.

Les rappels à la loi (avertissement ouadmonestation prenant la forme d’uncourrier ou d’une convocation judiciaire)constituent 83 % des alternatives auxpoursuites. En revanche, alors que la loide 1970 affichait avant tout un objectifsanitaire, les injonctions thérapeutiques etles classements avec orientation sanitairereculent nettement (13 % des alternativesaux poursuites contre 25 % en 2005).

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Les « compositions pénales », proposéespar le procureur de la République,sont également en nette augmentation :des amendes pour usage de stupéfiantsont doublé en 10 ans, même si leurmontant moyen a baissé (passant de402 à 316 euros entre 2002 et 2013).Les peines de réinsertion ont égalementbeaucoup augmenté, notamment les stagesde sensibilisation (environ 3 000 stagesen 2013). Le coût de ces stages varieselon les territoires, générant là encore uneforme d’inégalité : un tiers des structuresfacturent les stages entre 50 et 150 euros ;un tiers entre 160 et 230 euros ; un autreentre 240 et 300 euros.

Ce sont principalement des publicsmodestes qui sont orientés vers ces stages ;les ouvriers par exemple, surreprésentés,alors qu’ils disposent de ressourcesfinancières plus limitées. À Paris, unsimple rappel à la loi est exercé dansplus de 75 % des cas. Alors que dans lesterritoires ruraux, les sanctions sont pluslourdes.

Mieux : au sein d’une même juridiction,les réponses peuvent varier d’un magistratà l’autre. Virginie Gautron, maître deconférences en droit pénal et sciencescriminelles à l’université de Nantes, amené une recherche en demandant à desmagistrats d’un même parquet (chargéd’appliquer la politique pénale définie parle ministère de la justice) quelle réponse ilsapporteraient à la situation d’Emmanuel,l’étudiant interpellé avec 10 grammes dansla poche. Le premier magistrat a préconiséun simple rappel à la loi, un autre un rappelà la loi avec orientation sanitaire (et doncun classement de l’affaire sous condition

qu’elle soit respectée), un troisième unecomposition pénale, le quatrième plutôtune composition pénale avec un stage.Et la situation se reproduit ainsi dans lesdifférents parquets interrogés…

À l’arsenal des réponses offertes s’ajoutedepuis le 16 octobre la transaction pénale,qui s’applique également à d’autres délitsmineurs comme la conduite sans permis,les violences involontaires ou le vol àl’étalage (si le montant de la marchandisevolée n’excède pas 300 euros).

L’idée est d’apporter une réponseimmédiate et concrète, sans attendre desmois. Elle s’inspire de ce qui existedéjà pour les agents des douanes, avecpour objectif de désengorger la justice enfaisant immédiatement payer une amendeaux contrevenants à la loi (d’un montantmaximal de 1 250 euros).

Jusqu’à présent, quand un policierinterpellait un fumeur de joints, ildevait appeler le parquet qui décidaitde l’orientation à donner. Face à lamasse des appels, les parquetiers étaientvite dépassés. Des directives permanentes,plus ou moins appliquées, étaient donclocalement données. Par exemple : « Sile contrevenant n’a pas d’antécédentsjudiciaires, s’il a moins de 10 grammes,sur lui, alors vous faites un rappel à la loi.»

Avec la transaction pénale, l’idée étaitinitialement que, comme les douaniers, lespoliciers puissent déterminer directementla réponse, sans avoir besoin d’en référerau parquet. Seulement, le pouvoir quileur était confié était pour le coupexorbitant. Les policiers n’ont par ailleursaccès qu’au TAJ (ex-fichier STIC). Etcomment justifier de prendre des décisionsfondées uniquement sur ce fichier bourréd’erreurs ?

[[lire_aussi]]

Dans un premier temps, la ministre de lajustice Christiane Taubira s’était d’ailleursopposée à la transaction pénale. Dans ledécret publié, une sorte de compromisa finalement été trouvé : il faut une

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autorisation du parquet. Et la procéduredoit en bout de course être homologuée parun juge.

Que les policiers ne puissent décider pareux-mêmes de la politique pénale sembleêtre une mesure de bon sens. Mais aubout du compte, quel est l’intérêt decette nouvelle procédure ? Le gain detemps n’est plus évident. La possibilitéd’infliger une amende existait déjà depuisprès de 10 ans via la composition pénale.Les avocats, dont la présence ne serapas obligatoire, estiment que les mis encause ne pourront plus connaître leursdroits et seront moins bien défendus.Et concrètement, le policier sera dansl’obligation d’amener le délinquant aucommissariat même s’il ne pourra pasproposer la transaction pénale pendant unegarde à vue.

Beaucoup de questions restent doncen suspens. Pourquoi un délinquantaccepterait-il de se soumettre et de payerimmédiatement ? Que lui sera-t-il suggérépour qu’il le fasse ? Les populations lesplus modestes ne risquent-elles pas desouffrir le plus fortement de ce mode derèglement par l’argent ? Les risques dedisparités ne seront-ils pas encore plusgrands selon les territoires ?

Sans compter que le principe même,en dépit de l’autorisation nécessaire duprocureur et de la validation finale parle juge, continue d’interroger. Ne va-t-on pas vers des autorisations quasiautomatiques des autorités judiciaires etdonc vers une délégation aux policiersdu pouvoir de juger ? Ne s’agirait-ilpas dans ce cas d’un manquement au

principe de la séparation des pouvoirsavec des policiers qui enquêteraient,interpelleraient et sanctionneraient ?

Une manifestation pour la légalisation du cannabisà Albany, New York © Drug Policy Alliance

Une seule chose est certaine : avec cettenouvelle procédure, la France ne prend pasle chemin de la dépénalisation, à reboursd’une grande partie du reste du mondequi, à l’instar de l’ONU, a fait le biland’un modèle répressif contre-productif,coûteux et inefficace.

La France préfère continuer de sacraliserla loi de 1970, en oubliant cependantde plus en plus son versant sanitaire.La consommation de cannabis chez lesmineurs de 17 ans, après une décenniede stabilisation, est fortement repartie àla hausse, comme le souligne l'OFDT.Aujourd’hui, la France détient le record deconsommation européen de cannabis chezles adolescents.

Le mauvais coup du fisccontre MediapartPAR EDWY PLENELLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

La rédaction de Mediapart en 2013. © Reuters

Mediapart vient de se voir notifierun redressement total de 4,1 millionsd’euros pour la période allant de sacréation en 2008 à début 2014. Ignorantnos arguments, le fisc nous appliquerétroactivement une TVA discriminatoirepour la presse en ligne, de 19,6 %, puis

20 %, alors qu’elle est de 2,1 % pour toutela presse, quel que soit son support. Noussommes dans l’obligation de payer. Nousen appelons à votre solidarité.

Après avoir épuisé tous les recours,Mediapart vient de se voir notifierun redressement total de 4,1 millionsd’euros pour la période allant de sacréation en 2008 à début 2014. Ignorantnos arguments, l’administration fiscalenous applique rétroactivement une TVAdiscriminatoire pour la presse en ligne, de19,6 %, puis 20 %, alors qu’elle est de2,1 % pour toute la presse, quel que soitson support. Contestant la légalité de cettedécision, Mediapart va saisir la justiceadministrative. Mais ce recours n’étant passuspensif, nous sommes dans l’obligationde payer, ce qui nous prive de noséconomies, destinées à développer notrejournal et à construire son indépendance.C’est pourquoi nous en appelons à lasolidarité de nos lecteurs qui sont notreseule ressource (pour nous soutenir, c’estici).

La décision du fisc, prise avec l’aval deses ministres de tutelle au terme de prèsde deux années de procédure, est à lafois illégitime, injuste et incohérente.C’est ce que nous avons plaidé, en vain,lors des ultimes recours réglementairesdevant les responsables hiérarchiques del’administration fiscale, sur la foi d’unmémoire de nos avocats du cabinet Lysias(à télécharger en PDF ici).

1. Elle est illégitime car contraire audroit fondamental, qu’il s’agisse dudroit constitutionnel français ou dudroit de l’Union européenne.

Traduction du principe d’égalité consacrétant par la Constitution que par la Charteeuropéenne des droits fondamentaux, leprincipe de neutralité fiscale interditl’application d’une fiscalité différenciée àdes activités de même nature. Alors quela presse écrite, qu’elle soit imprimée ouen ligne, s’adresse aux mêmes lecteurs,le fisc crée une distorsion de concurrenceen nous appliquant une TVA près de dixfois supérieure à celle de nos concurrentsimprimés. De plus, cette distorsion deconcurrence pénalise la presse numérique

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indépendante ayant choisi, par son modèlepayant, de dépendre de ses seuls lecteurstandis qu’elle avantage les sites de pressegratuits et publicitaires, adossés à la presseimprimée existante, bénéficiaire du tauxréduit de 2,1 %.

Autrement dit, l’administration fiscales’entête à ignorer notre qualité de journald’information générale, reconnu par laCommission paritaire (la CPPAP) etbénéficiant à ce titre d’une fiscalitéindirecte réduite, dans l’intérêt deslecteurs (un prix plus abordable) et dela démocratie (l’information n’est pasune marchandise comme les autres).Appliquant les mêmes redressementsdiscriminatoires aux autres journaux enligne qui vivent de l’abonnement de leurslecteurs – nos confrères du site Arrêtsur images (voir l'article de DanielSchneidermann) et du groupe Indigo,cofondateurs avec Mediapart du Syndicatde la presse indépendante d’informationen ligne (SPIIL) –, le fisc nie toutsimplement l’existence d’une presse enligne, avec un statut spécifique et desdroits afférents.

En invoquant contre nous une ancienneréglementation fiscale, datant d’uneépoque antérieure à la révolutionnumérique quand notre type de pressen’existait pas, il ajoute le ridicule àl’illégitimité. Alors que l’État reconnaîtdepuis 2008-2009 la presse numériqueau même titre que la presse imprimée,l’administration fiscale se comportecomme un État dans l’État, avec sespropres règles, fussent-elles archaïques etrévolues.

2. Elle est injuste car elle ajoute àce redressement rétroactif de TVA detrès lourdes pénalités (+ 40 %) pour« manquement délibéré », comme sinous avions été des fraudeurs agissanten cachette de l’administration.

L’application par Mediapart du taux deTVA propre à la presse découle desconclusions publiques des états générauxde la presse écrite, tenus en 2008, l’annéemême de notre création. Lors du discoursde clôture, prononcé à l’Élysée en janvier2009, le président de la République –

c’était Nicolas Sarkozy, peu suspect defavoritisme à notre égard – affirmait hautet fort ce principe d’égalité : « Le statutd’éditeur de la presse en ligne ouvriradroit au régime fiscal des entreprises depresse (…). La France ne peut se résoudreà cette situation doublement stupideoù la presse numérique est défavoriséepar rapport à la presse papier, et lapresse numérique payante défavorisée parrapport à la presse numérique gratuite.Cela n’a pas de sens. »

De 2008 à 2013, tous les interlocuteursofficiels de Mediapart, informés du tauxde TVA que nous pratiquions, ontsoutenu notre défense de l’égalité entrepresse imprimée et presse numérique.Qu’ils soient à l’Élysée, à Matignon,au ministère de la Culture et dela Communication, au ministère desFinances et à celui du Budget, dansles cabinets ministériels comme dans lesadministrations concernées, ils appuyaientnotre position, parallèlement soutenue partous les syndicats professionnels, parmilesquels au premier chef le SPIIL (voir icison mémoire de 2013).

Tous les protagonistes étaient clairementinformés à la fois de l’immédiatelégitimité de la TVA réduite pour lanouvelle presse en ligne et des démarchesfrançaises pour l’inscrire définitivementdans la nouvelle directive TVA de l’Unioneuropéenne. Datant de 1991, la directiveen renégociation remonte en effet à uneépoque où la presse numérique n’existaitpas. Loin de frauder, Mediapart agissaitdonc dans le cadre d’un moratoire defait, avec l’accord tacite des pouvoirspublics, en attendant la fin des discussionseuropéennes pour lesquelles la Franceavait mandaté Jacques Toubon, l’actuelDéfenseur des droits, qui nous a alors reçuset soutenus.

3. Elle est incohérente car à reboursde la prise de conscience parles pouvoirs publics, nationaux eteuropéens, du caractère archaïque detoute discrimination contre la presse enligne, depuis son apparition.

Face à la protestation unanime de laprofession, des entreprises de presse(lire ici) comme des syndicats dejournalistes (lire ici et là), lors dudébut de nos contrôles fiscaux, aussibrusques que discriminatoires, fin 2013(lire ici, là et là), le Parlement aadopté une loi du 27 février 2014affirmant solennellement l’égalité entrepresse imprimée et presse numérique,sans attendre la fin des négociationseuropéennes sur une nouvelle directiveTVA (lire ici, là et là). Alors que la Francedoit aujourd’hui défendre à Bruxelles cetteposition, l’acharnement du fisc à notreencontre ne peut qu’affaiblir celle-ci.

L’attitude du fisc est d’autant plusincohérente qu’elle est en retrait surl’évolution de la Commission européenneelle-même dont le président, Jean-ClaudeJuncker, épouse clairement notre position.« La Commission va proposer ce taux deTVA réduit à tous les États membres en2016, a-t-il déclaré le 6 mai 2015 devantles éditeurs de journaux allemands. Lapresse est une question de contenu. Que cecontenu soit proposé au lecteur sur papierou en ligne, le régime de TVA doit êtreneutre du point de vue technologique. »Et M. Juncker de rappeler que l’actuelledirective TVA, derrière laquelle s’abrite lefisc pour refuser toute égalité entre presseimprimée et presse numérique jusqu’à laloi française de 2014, a été adoptée en1991 quand « il n’existait pas encorede journaux en ligne ». La précédenteCommission européenne, ajoutait-il, « n’apas eu conscience qu’une petite révolutiona eu lieu depuis lors [et] c’est quelquechose que nous allons changer (…). Nousavons besoin de régimes de TVA neutresdu point de vue technologique ».

En somme, pour le président de laCommission européenne, la presse enligne avait droit au taux réduit de TVAdès son apparition, la directive TVA de1991 ayant été rattrapée, puis dépassée parla révolution technologique et industrielleen cours. Or c’est précisément ce queMediapart a démontré grâce à sonmodèle économique pionnier, unique lorsde sa création. Tant que la presse

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numérique était gratuite, la questionn’avait évidemment jamais été posée.Mediapart est donc soumis à unesanction absurde prise, au nom d’uneréglementation aveugle à l’existence dunumérique, par une administration sourdeaux réflexions, rapports, commissions,avis, etc., ayant exhorté les pouvoirspublics à se mettre au goût du jour.

Mediapart, qui ne s’est jamais soustrait àl’impôt, paye le prix de l’audace : avoir étépionnier.

Soutenez Mediapart, soutenezl’indépendanceMediapart est frappé pour avoir euraison. D’abord, pour avoir amené lespouvoirs publics à donner un statutà la presse en ligne en étant lepremier journal en ligne à demandersa reconnaissance par la CPPAP, dèsnotre création en 2008, à une époqueoù l’administration identifiait encore lapresse au seul support imprimé. Ensuite,pour les avoir conduits à proclamer lesprincipes d’égalité et de neutralité : égalitéentre journaux quels que soient leurssupports, neutralité technologique et, parconséquent, fiscale. Enfin, pour avoirmené ces batailles publiquement, sansmanœuvres en coulisses, sans lobbyingsecret, en toute transparence et publicité.

C’est une vieille vérité que lespionniers dérangent, notamment tous lesconservatismes et immobilismes qu’ilsont bousculés. Voici venu le temps deleur vengeance, au prix fort. Sous laforme d’une « mise en demeure depayer », le redressement fiscal qui nousest signifié – pour la seule TVA, aucuneirrégularité n’ayant été trouvée par lesagents du fisc dans nos comptes, qui nesouffrent donc aucun reproche – atteintun montant total de 4,1 millions, pénalitéscomprises. Ce montant est à compareraux économies accumulées par notreentreprise, depuis sa première année debénéfices, en 2011, jusqu’à aujourd’hui :4,7 millions de trésorerie disponible à cejour. Et d’un point de vue strictementcomptable, Mediapart devra afficher fin2015 un résultat négatif, annulant quatre

années de progression où nous avons faitla démonstration de la rentabilité d’unepresse indépendante, ne vivant que dusoutien de son public.

En d’autres termes, le mauvaiscoup qui nous frappe vide lescaisses de Mediapart, ponctionnant dessommes que nous destinions à laconstruction de notre indépendance etau développement de notre activité. Car,malgré notre contestation devant lajustice administrative, nous sommes dansl’obligation immédiate de payer leprincipal du redressement réclamé, seul lepaiement des pénalités étant suspendu parnotre recours.

C’est comme si nous étions brutalementrenvoyés au point de départ, toutela patiente progression de la SASMediapart étant effacée d’un trait. Orla jeune entreprise qui est ainsi frappéen’est pas n’importe laquelle. Symbolede réussite dans la presse en ligne,son succès témoigne de la possibilitéd’être rentable grâce au seul travailde son équipe et au seul soutien deses lecteurs. Pas de raccourcis, aucunedépendance, ni mélange des genres niconflit d’intérêts : notre entreprise, quin’a aucun endettement, s’efforce d’êtrefidèle aux valeurs défendues dans noscolonnes. À la différence de l’ensemblede nos concurrents, notamment les plusrichement dotés par des industriels privés,nous refusons toute subvention étatiqueet toute aide du fonds Google. Ni argentpublic, ni sponsor privé : seuls nos lecteurspeuvent nous acheter !

Notre ambition est d’installer durablementau centre de notre vie publiqueune presse nouvelle, totalementindépendante, totalement numérique,totalement participative. L’argent que lefisc va nous prendre était destiné à laconstruire et à la consolider : développeren priorité les contenus de Mediapart,mais aussi, potentiellement, d’autres sitesformant un archipel autour du journalinitial ; affirmer l’indépendance de notrestructure, en organisant la transition verstoute l’équipe des salariés de Mediapartd’un capital aujourd’hui contrôlé par les

quatre fondateurs et notre Société desamis. Cette deuxième phase de notreaventure, après celle de la conquête,devait se concrétiser d’ici notre dixièmeanniversaire, en 2018.

Autant de projets qui sont aujourd’huientravés, ralentis ou reportés. Mediapartdevra d’abord reconstituer sa trésorerie,garantie première de son indépendance.D’un point de vue comptable, c’estcomme si nous étions renvoyés quatreans en arrière. Or affaiblir Mediapartétait bien le but des initiateurs de ceredressement fiscal dont la chronologieest politiquement bavarde : déclenchéprécisément un an après le début del’affaire Cahuzac, il avait reçu le feu vertpréalable de la même haute administrationde Bercy qui avait accompagné lemensonge de l’ex-ministre du Budgetface à nos révélations sur son comptesuisse non déclaré. C’est bien pourquoiAurélie Filippetti, la ministre de la Cultureet de la Communication en fonctions àl’époque, n’a pas hésité à évoquer, dansun courrier au président de la Républiqueque nous révélons, « des contrôles fiscauxmalvenus ».

Dans cette lettre à François Hollandedatée du 21 janvier 2014 (à téléchargerici en PDF), elle s’étonne du contresenset du contretemps de l’action fiscalevisant Mediapart. Affirmant que cescontrôles n’auraient pas eu lieu si elleavait été écoutée dans sa demande d’uneaffirmation plus rapide et plus nette « duprincipe de neutralité technologique enmatière de presse », elle ajoute : « Nousaurions au surplus tiré un réel bénéficepolitique de l’alignement des taux,en montrant un gouvernement proactifsur le sujet du numérique. » C’est,aujourd’hui, la démonstration exactementinverse qui est faite : alors qu’une criseéconomique et morale – de rentabilité etd’indépendance – frappe toute la presse, legouvernement sanctionne durement l’unedes rares réussites tangibles du secteur,une entreprise de presse profitable, qui n’acessé de créer des emplois et qui refuse derecourir aux subventions.

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L’indépendance a un prix, disions-nous au tout début de Mediapart pourconvaincre nos lecteurs de nous souteniren s’abonnant. C’est peu dire que nous levérifions amèrement aujourd’hui. Depuisle début, nous avons mené cette bataillecontre le fisc sur le terrain des seulsprincipes, sans solliciter – cela va sans dire– une quelconque faveur, tant nous nousbattons pour toute la presse, numériqueou non. Sûrs de notre bon droit, nousn’avons rien négocié ni cédé lors de nosdivers rendez-vous avec l’administrationfiscale dont les représentants semblaientn’avoir aucune marge de manœuvre,comme si ces contrôles fiscaux malvenuset mal intentionnés leur échappaient.Après nous être heurtés à ce mur, nousallons évidemment continuer le combatsur le terrain juridique, devant le tribunaladministratif, puis, en cas de rejet, devantle Conseil d’État.

Mais cette procédure de contestation seralongue, tout comme le fut la procédurede contrôle – près de deux années quiont entravé notre développement. Surtout,ce recours judiciaire n’est pas suspensif :dans l’immédiat, le redressement estdû. Nous n’avons pas le choix et,heureusement, la trésorerie dégagée parnotre saine gestion nous permet defaire face. Reste que, dès lors, notrechemin redevient plus escarpé, notreavenir plus incertain, notre indépendanceplus fragile. C’est pourquoi nous noustournons vers vous, notre public, lecteursfidèles, lecteurs occasionnels, citoyenscomplices. Vous êtes notre seul soutien.

Vous pouvez nous soutenir en vousabonnant à Mediapart si vous n’avez pasencore fait le saut : c’est ici. Si vous êtesdéjà abonné, vous pouvez aussi parrainerdes ami-e-s afin qu’ils s’abonnent àleur tour : c’est là. Enfin et surtout,vous pouvez nous aider par vos donssur la plateforme « J’aime l’info »,ce financement participatif bénéficiant de66 % d’abattement fiscal : c’est là.

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Boite noireMediapart est né le 16 mars 2008, à uneépoque où la presse en ligne payanten’existait pas et n’était pas prise encompte par les lois et règlements existants.Pionnier par son modèle commercial,notre journal en fut donc le laboratoireéconomique.

Ayant atteint le point d’équilibre fin2010, notre entreprise est bénéficiairedepuis l’année 2011, ses résultats ayantété toujours affectés au développementde nos contenus, à la construction denotre indépendance et au renforcement denotre trésorerie. Lors de son lancement,Mediapart comptait 27 salariés en CDI.Il sont aujourd’hui 67. À ces quaranteemplois créés, il faut ajouter évidemmentplus d’une vingtaine de collaborateursréguliers, sans compter nos prestatairesréguliers.

Chaque année, Mediapart publie aumois de mars ses comptes détaillés,téléchargeables en PDF (lire ici ceuxde 2014, dans notre billet du 12 marsdernier). Mediapart, qui ne verse pas dedividendes à ses actionnaires, ne solliciteet ne touche aucune subvention étatique,aucune aide publique.

Le projet Valls «inverse lemodèle du droit du travailfrançais»PAR MATHILDE GOANECLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Pour le professeur de droit Patrice Adam,la réforme du code du travail lancéemercredi 4 novembre par Manuel Vallsest bien « une sacrée révolution ». « Onoublie, regrette-t-il, que le droit du travailce n’est pas simplement le problème duMedef et de la CGT.»

Patrice Adam est professeur de droit dutravail à l’Université de Lorraine. Il estégalement membre du comité éditorial dela Revue de droit du travail, une référenceen la matière, dirigée par le juristeAntoine Lyon-Caen, l’un des inspirateurs

de Manuel Valls pour la réforme du codedu travail. Cette dernière a été présentéecomme une « révolution » mercredi 4novembre à Matignon par le premierministre et sa ministre du travail, MyriamEl Khomri.

Mercredi, Manuel Valls a annoncéque Robert Badinter prendrait la têted’un groupe d’experts (deux membresdu conseil d’État, deux magistratsde la Cour de cassation et deuxuniversitaires) chargé de tracer lescontours de la redistribution entre « lesdroits fondamentaux », les dispositionsprises par accords de branches oud’entreprises, et les règles applicablesen l’absence de tout accord. Que pensez-vous de cette méthode ?

Patrice Adam. Aucun nom n’est encoreavancé, mais quand on examine lesrapports Terra Nova et Combrexelle,c’est toujours un peu les mêmes expertsqui sont sollicités. On va voir quiseront les universitaires, il y aurapeut-être Antoine Lyon-Caen ou Paul-Henri Antonmattei (édit. le 6 novembre)des gens plutôt acquis à Valls et àson gouvernement. Personnellement, cettehistoire me gêne beaucoup. Quand ManuelValls commence son discours, il dit « toutle monde s’accorde à dire que le droit dutravail est illisible »… Non, dans le milieuqui est le mien, c’est-à-dire celui du droitdu travail, je connais plein de gens qui nesont pas d’accord avec ça, et qui pensentpar exemple que le code du commerceet celui de la santé publique sontpareillement compliqués. Mais commele premier ministre consulte toujours lesmêmes, qui pensent exactement commelui, c’est sûr qu’à la fin tout le monde estd’accord.

Que vous inspire l'arrivée de RobertBadinter dans cette architecture ?

J’avoue que les professeurs de droit dutravail que nous sommes sont quand mêmetrès dubitatifs. Le droit du travail, il n’yconnaît rien ou pas grand-chose. Ce petitbouquin qu’ils ont écrit avec AntoineLyon-Caen, c’est essentiellement le travailde ce dernier. Robert Badinter est donc

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une caution morale politique de la gauche,nécessaire pour faire passer les choses. Ilapportera son nom et son aura, rien de plus.

Revenons sur la place prise par letravail d’Antoine Lyon-Caen et RobertBadinter dans la réforme. Le premierministre y a encore une fois faitallusion lors de son intervention àMatignon.

C’est simple, Antoine Lyon-Caen a ditdans ce livre le contraire de ce qu’il a écritpendant 30 ans. Et personne ne comprendpourquoi. Mais ça s’articule évidemmentavec les rapports Combrexelle et TerraNova, ce n’est pas un hasard. Donc peut-être que son propos a été mal comprisou instrumentalisé mais le livre est pleind’ambiguïtés. Le problème, c’est que lesdeux auteurs font un lien entre le niveaude protection au travail et le chômage,ce qui est une vraie ligne rouge. Primo,cela n’a jamais été prouvé et jusque-là,il n’y avait que les juristes libéraux quil’affirmaient. Secundo, le livre va dansle sens du « tout dans la conventioncollective ». Là encore, on s’inscrit dansun mouvement d’habitude porté par ladroite et qui conduit, que l’auteur le veuilleou non, à donner une caution de gaucheaux réformes actuelles. Et c’est pour celaqu’ensuite Valls peut dire que tout lemonde s’accorde sur ces sujets-là. AntoineLyon-Caen, ce n’est pas tous les juristes degauche. Il s’agit d’une figure importantemais qui a manifestement tourné un peucasaque.

Sur le fond même de la réforme : quepensez-vous de cette ré-articulation entrois niveaux entre ce qui relèvera desdroits fondamentaux, ce qui relèverades accords de branches et d’entreprise,et le reste ? Comment peut fonctionnercette fusée à trois étages ?

Les deux derniers ne sont que les deuxfaces d’une même médaille. On vamettre en place des droits fondamentaux,c’est très bien. Mais c’est déjà dansle code du travail. L’égalité, la luttecontre le harcèlement, les discriminations.Et ces principes sont mis à l’abride la négociation collective. Pour ledeuxième étage de la fusée, on dit que

la loi se retire et on fait confianceaux partenaires sociaux… Ce qui est undiscours profondément libéral où primel’imaginaire d’un droit sans État. Oncomplète cela en disant que s’il n’y a pasde conventions collectives, alors on ferades lois supplétives qui vont combler lestrous. Donc il n’y a que deux étages : laconvention collective d’abord et sans ça,la loi. Il s’agit bien d’inverser le modèledu droit du travail français. Quand je lisque Hollande a garanti le respect de lahiérarchie des normes, on prend les genspour des imbéciles.

Le gouvernement a répété que laloi reste prioritaire dans différentsdomaines tels que la santé au travail,l’égalité professionnelle, la lutte contreles discriminations, le salaire minimumou les règles encadrant le CDI. De cepoint de vue-là, la hiérarchie des normesest respectée...

Oui, mais une partie considérable yéchappe ! La plus grande partie du codedu travail basculerait dans le champde la négociation collective, mais pourquel bénéfice ? En quoi cela va-t-ilcréer du boulot ? On nous dit que cesera plus adapté à la particularité desentreprises mais c’est un vœu pieux. Quil’a démontré ? En quoi le processus sera-t-il plus lisible ? On va avoir un maillagede conventions collectives absolumentincompréhensible. Il n’est même pasdu tout certain que les entreprises s’yretrouvent. Quand je vois les exemplesdonnés par le ministre, on se moquedu monde ! Il n’y a pas besoin dechanger de modèle. Une entreprise avecbeaucoup d’employés à temps partiel quine peut pas les faire travailler plus, cen’est pas vrai ! Ça s’appelle des heurescomplémentaires et c’est déjà prévu.

Ce que le premier ministre dit,c’est que c’est possible mais tellementcompliqué que les employeurs n’y ontpas recours…

Effectivement, il faut un décret ou uneautorisation exceptionnelle. Et on pourraitsimplifier cette procédure. Mais pourquoifaut-il forcément en passer par unchangement de modèle ? On oublie que le

droit du travail ce n’est pas simplement leproblème du Medef et de la CGT. Dans ledroit du travail se rencontrent la politiquede l’emploi, la politique de la famille, celledes loisirs, la politique économique. Enquoi des organisations privées que sontles partenaires sociaux, respectables audemeurant, devraient poser des règles quivont impacter des politiques nationalesqui impactent l’intérêt général. Il y a denombreux juristes qui disent non à ceconcept. Et, encore une fois, pour quelbénéfice ?

Le bénéfice en serait une meilleurecompétitivité des entreprises, ce quicompte en période de crise ?

Oui, mais qu’on ne dise pas alorsque les salariés resteront égalementprotégés. Manuel Valls ne peut pas direpolitiquement qu’il veut simplifier pourretirer des contraintes aux entreprises.Ce serait le cataclysme. Donc il dit queça va aussi améliorer les conditions detravail des travailleurs. Il se moque dumonde. Quand on demande à des salariésde travailler 46 heures pendant plusieurssemaines, il n’y a pas d’augmentationde la rémunération car ce système estintégré dans un temps de travail moduléannuellement où les semaines bassescompensent pour les semaines hautes. Onaboutit à une moyenne de 35 heures surl’année et les gens ne toucheront pas unkopeck de plus.

Sur la question précise du tempsde travail, comment comprendre lediscours qui dit qu’on ne touche pas aux35 heures, tout en se vantant de toutpouvoir aménager autour ?

Sur la question du temps de travail, onest déjà dans un tel système. Il existe uneréférence légale, les 35 heures. Au-delà, cesont des heures supplémentaires. Oui, saufque les conventions collectives, de façoninédite dans l’histoire sociale françaisedepuis la révolution, peuvent déjà fairetout ce qu’elles veulent. Annualisation,lisser sur un trimestre, moduler dans letemps, imposer des périodes de congés. Lalimite, c’est 48 heures mais on ne va pas

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toucher à cette limite-là. En 2015, noussommes déjà au stade où veut arriver Vallsen 2016.

Ça peut changer des choses sur lamajoration des heures supplémentairespar exemple ?

Oui, mais on a aussi déjà beaucoup avancélà-dessus. Les gens ne le savent pas maispar convention collective on peut déjàdiminuer le taux de majoration de 25à 10 %. Et puis aussi les exclure parle biais des forfaits jours, qui se sontrépandus comme une traînée de poudre.L’argument, c’est que nous sommes entrésdans une société de la connaissance, etque les contraintes ont changé. D’accord,sauf que l’on a plein de forfaits jourssans véritables garanties d’autonomie etil a même fallu que la Cour de cassationmette son nez là-dedans. Et on a euraison de ne pas faire seulement confianceaux partenaires sociaux car ça tournait auvinaigre !

Pour pallier le manque de représentantsdans les petites entreprises, qui brisedans l’œuf la possibilité du dialoguesocial que le gouvernement appelle deses vœux, le premier ministre envisagede passer par le « mandatement » desalariés. Qu'en pensez-vous ?

Ce système est prévu depuis 1996, defaçon ad hoc puis pérennisé par la loiFillon de 2004 et encore libéralisé parla loi Rebsamen. On peut déjà faire desaccords collectifs dans les TPE et PMEsans avoir besoin d’une nouvelle loi. Maisce qui est incroyable dans ce dispositif,c’est que le gouvernement s’est trahi lui-même. Dans les petites entreprises, onpeut signer des accords collectifs maisuniquement des accords dérogatoires. Etdonc qui sont souvent défavorables auxsalariés. Par conséquent, le discours qui dit« favorisons la négociation collective, toutle monde a à y gagner », ne tient pas.

Comment comprendre cette passionnouvelle du gouvernement pour ledialogue social, devenu l’alpha etl’oméga du code du travail ?

C’est oublier qu’il y a deux personnesautour de la table et que chaque accordsera le miroir du rapport de forcequi a présidé autour de cette mêmetable. Et ça, tout le monde s’en fichemanifestement ! On nous dit qu’il y aurades « accords de méthode », mais dansune petite boîte où le rapport de forceest extrêmement défavorable, eh bien,l’accord sera logiquement extrêmementdéfavorable. Légitime, mais défavorable.Valls dit aussi qu’il faut favoriser lanégociation collective de branches ; onentend ce discours depuis 1982. Orfavoriser un niveau de négociation sanspéjorer les autres, c’est un principe auquelje n’ai jamais cru. C’est un jeu de vasescommunicants : ce que l’on donne à lanégociation en entreprise, on le prend à labranche. Aujourd’hui, le vent souffle demanière considérable vers la négociationd’entreprise. En France et en Europe,toutes les lois récentes vont dans ce sens.Là aussi, c’est une sacrée révolution.

Comment, dans une telle configuration,peut se dérouler l’activité de contrôle dudroit du travail ?

Ça va être très dur. Les inspecteursvont effectivement se retrouver dans unesituation compliquée. Demain, chaqueentreprise aura, quasiment, son accord detemps de travail à la carte par exemple.Si l’inspecteur ne veut pas passer pourun clown, il va devoir connaître tousces accords sur le bout des doigts, etdonc abandonner un certain nombre devisites. Ou alors il faudra recruter unearmée d’inspecteurs pour vérifier que lesemployeurs respectent les règles du jeu.On en parle trop rarement publiquementmais cette réforme va avoir un vrai impactsur le contrôle, c’est évident.

Reprise de la SNCM: legroupe corse Rocca grandfavori mais…PAR PHILIPPE RIÈS

LE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Le tribunal de commerce de Marseilledésignera, le 20 novembre, le repreneur dela SNCM. Le grand favori est le groupecorse de transport routier Rocca. Le moinsmauvais choix à défaut d'un meilleur ?

Si le tribunal de commerce de Marseillese rallie aux préférences affichées par lejuge-commissaire et le procureur, le nomdu repreneur de la SNCM, attendu le 20novembre prochain, sera celui du premiertransporteur routier corse, le groupe dePatrick Rocca. Mais ce choix d’unepersonnalité controversée (lire ici), d’uneentreprise sans expérience du transportmaritime ne garantit pas une navigation eneaux calmes pour la société qui succéderaà l’ancien armement public promis à laliquidation. Même si elle franchit avecsuccès l’obstacle du renouvellement dela délégation de service publique (DSP),incertitude majeure.

« Pour le moment, le sentiment, c’estRocca à 90 %», a confié à Mediapartune source proche du dossier qui aassisté à l’audience du tribunal, mercredi4 novembre à Marseille. «Le juge-commissaire a exprimé ses préférences,comme il en a le droit, et il a pris nettementparti pour Rocca.» Ce qui n’est pas unesurprise, Jean-Marc Latreille ayant déjàaffiché cette position lors de l’audience du10 juin dernier, qui avait abouti au rejet destrois offres de reprise alors en compétition.Mais le procureur de la République deMarseille, Brice Robin, a cherché cettefois-ci à faire pencher la balance du mêmecôté, précise-t-on du côté de l’actuelledirection de la SNCM.

La seule proposition qui pourrait encorefaire hésiter le tribunal est celle de Baja-Ferries, compagnie de l’armateur franco-tunisien Daniel Berrebi, qui s’est présentéseul après le retrait des offres conjointesélaborées avec le groupe STEF (lireici), propriétaire de l’autre compagnie quidessert la Corse à partir de Marseille,la CMN (ou Méridionale), restée seulemaître à bord de l’actuelle DSP, courantjusqu’en octobre 2016, en raison de ladéfaillance de la SNCM. Le présidentde l’exécutif corse, Paul Giaccobi, était

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d’ailleurs à Bruxelles le vendredi 6novembre pour discuter avec les autoritéseuropéennes de la concurrence des termesde la future délégation, dont dépendla viabilité des deux offres de repriseconsidérées comme crédibles.

Ce qui n’est manifestement pas le cas,aux yeux du tribunal, des deux autrespropositions, celle de Michel Garin,ancien directeur du port de Marseilleassocié à l’armateur grec Arista, et celle duconsortium d’entreprises corses (dominépar la grande distribution) CorsicaMaritima (CM). «Ces deux offres, aexpliqué la même source, ont été écartéesparce qu’elles n’étaient tout simplementpas financées.» Le représentant d’Aristaaurait pris le tribunal de haut, s’adressantaux juges «comme il doit le faire avecl’administration fiscale grecque, c’esttout dire». Quand à CM, la mise enavant d’une trésorerie de 62 millionsd’euros… dans les entreprises membres duconsortium aurait été jugée peu sérieuse.«Cet argent, ces entreprises en ont besoinpour fonctionner, pas pour faire les finsde mois de l’ex-SNCM», a jugé la mêmesource. Dans un communiqué indigné, CMestimait vendredi soir que «la présentationcaricaturale et la véhémence injustifiablemanifestée par le parquet et le JugeCommissaire est (sic) incompréhensible».

Mais dans une « analyse critique des offres» publiée avant l’audience du 4 novembre,les officiers SNCM du syndicat CFE-CGCjugeaient que «le dossier ARISTA/GARINn’est pas assez abouti pour être retenu»et concluaient que «le consortium CorsicaMaritima a une offre bien éloignée ducontenu de sa communication externe». Ilsprévoyaient «qu’en l’état des offres, ondevrait aboutir à un duel entre les groupesRocca et Baja», avec pour ce dernier«un sérieux problème de crédibilité vis-à-vis des personnels suite aux nombreuxrevirements».

Mais la source déjà citée estime quel’audience s’est traduite par un «matchnul» entre Daniel Berrebi et PatrickRocca, le premier faisant valoir sonexpérience du transport maritime et lesecond répliquant par son engagement

à conserver la direction actuelle de laSNCM. « Évidemment, c’est une offrepopulaire chez les cadres de la SNCM»,a commenté la même source. Selon ladirection de la SNCM, interrogée parMediapart, le groupe Rocca «s’est engagédevant le tribunal à maintenir le comitéde direction», dont les membres devrontbien sûr confirmer leur engagement si letransporteur corse l’emporte. Et donc àmettre en œuvre, peu ou prou, le «planPoséidon» qui définit l’avenir de la futurecompagnie.

Même si les juges ne sont pas censés entenir compte, il est de notoriété publiqueque le groupe Rocca a les faveurs dePaul Giaccobi. La collectivité territorialecorse (CTC) a d’ailleurs fait savoir à laCMN, à la dernière minute, qu’elle nefaisait plus de la création d’une sociétédédiée pour la desserte de la Corse unecondition de la subdélégation de la DSP.«Dans ces conditions, la CMN ne serapas plus royaliste que le roi et sous-déléguera à qui aura été choisi par letribunal», a indiqué à Mediapart unesource proche du dossier. À une conditionincontournable toutefois : que la nouvelleentreprise respecte enfin l’engagementpris en 2009 par la SNCM d’accorder àla CMN un accès transparent et équitable(et non le «contrôle», comme le prétendentles officiers CFE-CGC) au logiciel dela centrale de réservations «Résablue».Système que les codélégataires avaientfinancé et qui permet une répartition desréservations en fonction de la demande duclient. «Il n’y aura pas de subdélégationsans accord sur ce point et ce sera inscritnoir sur blanc dans le contrat», a expliquéla même source.

Incertitude sur le montant de lafuture DSPQuel qu’il soit, le repreneur doit s’apprêterà négocier de nombreux écueils, àcommencer par le cahier des charges dela future DSP. Annulé par le tribunaladministratif de Bastia, le contrat actuel,qui garantissait jusqu’à 104 millionsd’euros par an de subvention aux deuxcodélégataires, la SNCM et la CMN,prendra fin le 30 septembre 2016. Pas très

favorable à ce type de subventions d’État(c’est un euphémisme), la Commissioneuropéenne entend pour le moins que lanouvelle DSP soit inattaquable au regarddu droit de la concurrence, à la différencedes précédentes conventions.

Autrement dit, il faudra que le montant dessubventions soit strictement proportionnéau financement des dessertes massivementdéficitaires vers les ports secondaires del’île de Beauté, surtout pendant la mortesaison, et ne serve plus à soutenir uneconcurrence déloyale pendant l’été, etles sureffectifs de la SNCM le reste dutemps. «Ce que les gens ont compris desdélibérations de l’assemblée de Corse,c’est que le cahier des charges restera lemême en nombre de dessertes. La grandeinconnue, c’est le montant», reconnaît-onà la direction de la SNCM.

En fait, la dotation budgétaire pourraitsubir une sévère cure d’amaigrissement,surtout si la structure même du cahier descharges est modifiée afin de permettre uneadjudication ligne par ligne, comme ledemande le principal concurrent, CorsicaFerries. La nouvelle compagnie devraprouver qu’elle peut être rentable dans cenouvel environnement. Le plan Poséidon,élaboré avant l’annulation de la DSP,«repose sur un équilibre économique quiprévoit le renouvellement progressif dela flotte, mais comme ceux de tous lesrepreneurs, il est bâti avec une subventionpublique voisine des montants actuels»(soit 65 millions d’euros annuels pourla SNCM), indique la même source à ladirection de la SNCM.

Le nouveau management, ou plutôt lemême, si le groupe Rocca l’emporte, devraaussi gérer la réduction de plus de 40%des personnels en équivalent temps plein(1400 actuellement) prévue dans toutes lesoffres de reprise, comme le constatent lesofficiers CFE-CGC. Qui oublient toutefoisde mentionner que le mal nommé «Plande sauvegarde de l’emploi» sera financé(à hauteur de 85 millions d’euros) parl’actionnaire précédent, Transdev, tropcontent de tirer enfin un trait sur labérézina financière qu’aura été la reprisede la SNCM à la demande de l’État

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français. État qui, bien que deuxièmeactionnaire avec un quart du capital del’entreprise, ne mettra pas un sou dansl’opération. Le PSE doit être connu dansles trente jours suivant la décision dutribunal de commerce. Les «discussionspermanentes» en cours avec les syndicatslaissent envisager «des accords possiblesqui pourraient être bien accueillis parles salariés», avance-t-on prudemment àla SNCM. De fait, ce PSE devrait êtrel'un des plus généreux de l’histoire de cesdispositifs.

Le groupe de Patrick Rocca, réputépersonnellement à couteaux tirés avecFrançois Padrona, la figure de prouedu consortium Corsica Maritima, devraencore gérer des relations ayant peu dechances de s’améliorer avec les chargeurset les autres entreprises de transport, quiauront vite fait de crier au conflit d’intérêtsquand le premier transporteur routier del’île s’assure le contrôle d’une partiedes capacités de transport des remorques.D’autant que le renouvellement de laflotte, incontournable à terme pour desraisons environnementales, mais dont lefinancement est incertain, donnera lapriorité aux cargos mixtes sur les ferries.Les officiers CFE-CGC n’ont pas tort designaler que le projet Rocca est structuré«“à titre principal sur le fret” et seulement“à titre accessoire sur le transportde passagers”». Et de s’interroger surl’avenir des lignes vers le Maghreb,qu’une reprise par Baja Ferries protégeraitsans doute mieux.

En fait, les juges du tribunal de commercede Marseille ont à choisir la moinsmauvaise solution, à défaut d’en avoir unemeilleure. Mais ils peuvent difficilementreculer, comme l’exigeait encore le comitéd’entreprise de la SNCM avant l’audiencedu 4 novembre. La période d’observationse termine le 28 novembre. Et la nouvelleDSP doit être lancée d’urgence pour être

en place le 1er octobre 2016. Le toutà l’approche des élections régionales dedécembre.

Clive Hamilton:«L’anthropocène estl’événement le plusfondamental de l’histoirehumaine»PAR JADE LINDGAARDLE SAMEDI 7 NOVEMBRE 2015

Simple hypothèse pour les géophysiciens,l’idée d’une nouvelle ère géologiquecausée par les activités humaines et leursravages sur le système Terre remporteun succès spectaculaire dans le mondeintellectuel. Pour le philosophe CliveHamilton, «il ne s’est rien produit decomparable dans l’histoire humaine ».

Le dérèglement climatique a longtempslaissé le monde intellectuel françaisde marbre, à de rares exceptions.L’organisation de la COP21, le sommetde l’ONU sur le climat, au Bourget endécembre, perturbe cette indifférence. Onne compte plus les parutions de livreset les séminaires au sujet du climat. Undes événements phares de cette actualitéest l’organisation d’un colloque par lafondation de l’écologie politique auCollège de France :« Comment penserl’anthropocène », les 5 et 6 novembre.L’anthropocène, c’est cette nouvelle èregéologique causée par l’activité humaine.Venu de la géophysique, ce conceptremporte un succès phénoménal chezles chercheurs en sciences humaineset sociales. En quelques années, il estdevenu le principal cadre d’interprétationintellectuel des bouleversements duclimat. C’est pourtant une notionproblématique, comme on peut le lireici, comme l’explique là le philosopheBruno Latour et encore ici l’historienJason W. Moore.

Mediapart a interrogé un de ses principauxdéfenseurs, le philosophe et économisteaustralien Clive Hamilton, auteur desApprentis sorciers du climat (2013) et deRequiem pour l’espèce humaine (2013), etinvité du colloque le 6 novembre.

Comment expliquez-vous le succès duconcept d’anthropocène ?

Clive Hamilton (Wikipedia).

Clive Hamilton: Le mot « anthropocène »signifie que les êtres humains sont devenusune force tellement puissante sur la planètequ’ils sont capables de changer l’évolutiongéologique de la Terre. C’est très frappantet perturbant. En science dure, la notiond’anthropocène est controversée, ce n’estencore qu’une hypothèse. Mais dans lemonde des sciences humaines et desécologistes, il a capturé l’imagination. Cen’est pas qu’un concept surplombant. Ilconcentre toute notre anxiété et toute notrecompréhension du monde.

C’est aussi un concept problématique :si l’anthropos, en tant qu’espèce, estresponsable du saccage de la planète,alors se diluent les responsabilitéshistoriques entre pays industrialiséset en développement, entre riches etpauvres. C’est la raison pour laquellel’historien Jason Moore préfère parlerde « capitalocène », l’ère du capital, etdonc du capitalisme.

Beaucoup de gens s’en inquiètent.Personnellement, moi, pas du tout. Pense-t-on vraiment qu’un mot soit si puissantqu’il ait la capacité de changer lesconceptions des gens sur les causes dudérèglement climatique ? Ce n’est pasplausible. Quiconque comprend ce qu’estle dérèglement climatique, comprend

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que les habitants des pays riches, etplus encore les riches des pays riches,sont plus responsables du problèmeque les autres. Je ne pense donc pasqu’appeler l’anthropocène, le capitalocèneou l’anglocène va changer le discours.Cette discussion est une diversion. WillStephen, qui est l’un des principauxauteurs scientifiques sur l’anthropocène,comprend très bien les racines socialesde cette époque géologique. PaulCrutzen, l’inventeur de ce concept, l’aimmédiatement lié à la combustion desénergies fossiles et au capitalisme anglais.Tous deux sont des progressistes.

L’histoire de l’apparition du mot estd’ailleurs très intéressante : c’était lorsd’une réunion scientifique au Mexique en2000. Plusieurs scientifiques discutaientde l’holocène [l’ère géologique qui adémarré il y a 10 000 ans et permis ledéveloppement des civilisations humaines– ndlr]. À un moment, Paul Crutzen,éminent scientifique [prix Nobel de chimieen 1995 – ndlr] a émis une suggestion :« Nous ne sommes plus dans l’holocène.Nous sommes dans… dans… dans…l’anthropocène ! » Ça lui est venu d’uncoup à l’esprit. L’expression est restéedans la communauté scientifique et s’estpropagée plus largement. Peut-être que siune sociologue française s’était trouvéelà, elle aurait dit que ce terme posaitproblème. Cela aurait changé l’histoire dela nomenclature. Mais il y a des questionsbeaucoup plus importantes.

La discussion porte moins sur leprofil politique des concepteurs del’anthropocène que sur l’usage decette notion : si c’est l’anthropocène,le changement climatique n’est plusla faute des industries fossiles, parexemple, mais de tout le monde. Cecadre d’analyse peut donc très bienconvenir à Total, BP ou Shell qui,pour se défendre, ne cessent de direqu’ils ne font que fournir à leursclients les produits et services qu’ils leurdemandent.

Ce serait intéressant de voir desproducteurs d’énergies fossiles commeTotal utiliser la notion d’anthropocène…

Et ce serait scandaleux et ridicule.Les forces conservatrices ont toujourstenté de diluer les responsabilités dudérèglement climatique, ou même deles nier complètement. Elles le feronttoujours. C’est dans leur intérêt. Peut-être que je changerai d’avis si Totalsort des campagnes de pub proclamant :« Bienvenue dans l’anthropocène ! » Jepense qu’il y a un débat plus importantsur les mésusages de l’anthropocène :il concerne la tentative par certainsscientifiques d’en changer la date et le lieud’origine.

Dans un article de l’AnthropoceneReview, vous critiquez des chercheursqui situent l’anthropocène en 1610,avec le début de la colonisation del’Amérique, et non à l’orée de larévolution industrielle, à la fin du

XVIIIe siècle, comme vous le faites.Pourquoi ?

Dater le démarrage de l’anthropocèneest très important car cela détermineses causes. Si elle a démarré il ya 8 000 ans avec l’invention del’agriculture, l’anthropocène n’est pas dueà l’industrialisation ou au capitalismemais à la civilisation humaine. Sil’anthropocène n’est qu’un aspect de lacivilisation, alors ce n’est la faute depersonne. Selon deux scientifiques, SimonLewis et Mark Maslin, l’anthropocènea démarré en 1610 car cette année,selon eux, s’est produit une baisse dansles émissions de CO2 due à l’invasionde l’Amérique latine par les Européens

(qui, en faisant des millions de mortsparmi les populations locales, a de faitfreiné la déforestation à l'œuvre, touten favorisant pour la première fois deséchanges d'espèces entre deux continents,ndlr). Non seulement c’est improbable,mais en plus cela réduit l’anthropocèneà un problème d’impact de l’activitéhumaine sur la planète.

Or ce n’est pas du tout ça. Il est trèsimportant de replacer l’anthropocène dansson contexte scientifique d’origine : lascience du système Terre. Le conceptd’anthropocène part de la géologie pourdécrire le changement de la Terre entant que système. Crutzen a forgé ce motparce que, selon lui, les humains n’ontpas seulement étendu leur destruction del’écosystème. Ils ont fait d’autres chosesen plus qui dérèglent le système Terre,une notion scientifique récente qui a prisforme dans les années 1980 et 1990.L’anthropocène parle de la perturbationque les humains causent dans ce systèmedynamique complètement intégré. Si l'onparle de ce qui s’est passé il y a 8 000ans ou en 1610, on parle d’impact humainsur l’environnement, de bouleversementdes systèmes écologiques mais pas deperturbation du système Terre dans satotalité.

Parlerions-nous de perturbation dusystème Terre sans le dérèglementclimatique ?

Sans changement climatique, il n’y auraitpas d’anthropocène. Il existe d’autrescauses, sans quoi les humains n’auraientpas perturbé le système Terre dans satotalité : la réduction de la couche d’ozone,

la 6e extinction de masse des espèces,par exemple. Mais le climat est le facteurle plus important. Lorsque l’on parlede dérèglement climatique, ce qui sepasse dans l’atmosphère n’est pas leplus important. C’est le réchauffement etl’acidification des océans ; ce qui se passedans la cryosphère, la partie glacée de laTerre, qui fond petit à petit, ce qui a deseffets sur l’activité volcanique. La croûteterrestre est donc aussi affectée par lechangement climatique. L’anthropocèneajoute une nouvelle époque à l’échelle du

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temps géologique. Les époques passées :le pléistocène, le jurassique… ont étédéfinies parce que des scientifiques ontcreusé dans la terre et découvert descouches de roches significatives. Bien sûr,il n’existe pas encore de couche rocheusepour l’anthropocène. Si nous revenonsdans un million d’années, il y en aura une,marquée par des changements d’espèces,des radionucléides causés par les essaisnucléaires, du plastique partout… lessignes de l’existence humaine serontévidents.

Tout cela est très complexe. Commentles sociétés peuvent-elles accueillir cettenotion ? Quelles politiques peut-on bâtirsur l’anthropocène ?

Je ne crois pas que cela change quelquechose à ce que nous devons faire pourle climat et à l’urgence d’agir. Maisje pense que l’anthropocène est peut-être l’événement le plus fondamentalde l’histoire humaine. Nous parlons decette créature consciente, l’être humain,qui devient tellement puissant par sestechnologies qu’il a perturbé le cours de laTerre. C’est comme si nous modifiions larotation de la Terre autour du Soleil. Nousavons changé l’évolution géologique decette planète. Cela aura des effets pendantdes dizaines, ou même des centaines demilliers d’années. Il ne s’est rien produit decomparable dans l’histoire humaine. Nousne sommes qu’au début d’un processus quidoit nous conduire à repenser ce que noussommes. Cela va nous prendre au moins unsiècle pour comprendre les implications del’anthropocène.

Et en même temps, l’anthropocène estun événement invisible…

Je ne pense pas que l’anthropocène soitun outil de mobilisation politique. Lechangement climatique, lui, l’est trèsclairement. L’anthropocène est invisible.Sauf si vous vous trouvez aux Philippinespendant un ouragan qui détruit votremaison. Mais depuis Paris, l’anthropocèneest invisible. C’est une manière de capturerun lent mouvement de perturbation causéepar les humains. Une façon de repenser lefutur de l’espèce humaine sur la planèteTerre. Avec le temps, nous tous, et enparticulier nos descendants, saurons quenous vivons dans l’anthropocène.

Certains chercheurs parlent d’unebonne anthropocène. Qu’est-ce que celaveut dire ?

Un groupe de penseurs, les« écomodernistes », ont une vision trèsdatée du modernisme, avec l’idée quel’humain est une créature bienveillante,bénie par l’ingéniosité et les compétencestechnologiques. Ils pensent que l’on peututiliser ces qualités pour sortir du bourbier

de l’anthropocène. C’est un renversementpsychologique qui confine à l’optimismecongénital. Comme Pangloss, ils pensentpouvoir transformer la pire des situationsen quelque chose de prometteur etmerveilleux.

Vous avez écrit un livre contrel’optimisme, que vous voyez commeun obstacle à la compréhension de lamagnitude du changement climatique,Requiem pour l’espèce humaine. Vous lepensez toujours ?

Je ne suis pas opposé à l’optimisme– je suis assez optimiste moi-même. Maisquand un point de vue optimiste se heurteà la réalité, et reste optimiste, alors celadevient du délire. Il est très dangereux queles gens pensent qu’on trouvera toujoursun moyen de réparer la situation.

Quelle est la bonne attitude face audérèglement climatique alors ?

C’est une question très difficile. Quandmon livre est sorti, il n’a reçu aucuneattention des écologistes et militants duclimat. Ils ne voulaient pas en entendreparler. Aujourd’hui, l’optimisme naïf desmilitants qui a prédominé au milieu desannées 2000, jusqu’en 2009 et au sommetde Copenhague, leur enthousiasme pourune utopie verte, se dissipe et estremplacé par une confrontation beaucoupplus réaliste aux faits scientifiquesdu changement climatique. Ils nemontrent plus d’optimisme naïf, mais unedétermination « verte » à résister auxforces de l’obscur.

Boite noireCet entretien s'est tenu en anglais mardi3 novembre à Paris, pendant environ uneheure.

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