media part 26715

59
Directeur de la publication : Edwy Plenel Dimanche 26 Juillet www.mediapart.fr Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.1/59 Sommaire Le système Poutine (1/6) : argent sale et effondrement de l’État LE DIMANCHE 26 JUILLET 2015 | PAR DAVID CRAWFORD ET MARCUS BENSMANN (CORRECT!V) p. 8 Le « Nobel » Krugman, les Européens et l'accord grec PAR LUDOVIC LAMANT p. 9 Elevage : la politique du sparadrap PAR MARTINE ORANGE p. 13 Brutalités policières et racisme, le cocktail qui mène à la mort de Sandra Bland PAR IRIS DEROEUX p. 16 Derrière l’alibi des tableaux de Guéant, la piste de l’argent libyen PAR KARL LASKE ET FABRICE ARFI p. 18 Comment le fisc a enterré le dossier Guéant PAR KARL LASKE ET FABRICE ARFI p. 20 Les juges percent les secrets de la fuite du bras droit de Kadhafi PAR KARL LASKE ET FABRICE ARFI p. 22 New York et Shanghai noyées d'ici 2100 ? PAR MICHEL DE PRACONTAL p. 24 Le climat change, et vous? PAR JADE LINDGAARD p. 26 Loi renseignement : la surveillance de masse jugée constitutionnelle PAR LOUISE FESSARD ET JÉRÔME HOURDEAUX p. 29 François Brottes, de l'Assemblée à EDF sans transition PAR JADE LINDGAARD ET MATHIEU MAGNAUDEIX p. 32 France Télévisions : le Parquet classe sans suite l'affaire Ernotte PAR LAURENT MAUDUIT p. 33 Enquête sur Natixis (3/3) : les dérives de la finance folle PAR LAURENT MAUDUIT p. 36 Un député frondeur Syriza : « Je n'avais pas le droit d'accepter le chantage européen » PAR AMÉLIE POINSSOT p. 37 Le gouvernement redécouvre la petite enfance PAR LUCIE DELAPORTE ET MATHILDE GOANEC p. 39 Un riz OGM pour lutter contre le réchauffement ? PAR MICHEL DE PRACONTAL p. 40 L'exode sans fin des déplacés colombiens PAR JEAN-BAPTISTE MOUTTET p. 42 Loi sur l'immigration: Les Républicains ressortent les vieilles recettes de l’UMP PAR CARINE FOUTEAU p. 45 Flash-Ball : «J’ai regardé les policiers et j’en ai vu un qui me visait» PAR LOUISE FESSARD p. 47 La gauche alternative au défi du « diktat » européen PAR FABIEN ESCALONA p. 51 Europe : Hollande reprend son credo pro- intégration PAR LÉNAÏG BREDOUX p. 52 Le chantier miné du renfort de la zone euro PAR LUDOVIC LAMANT p. 55 Diplomatie : Sarkozy se balade, Hollande s’en moque PAR LÉNAÏG BREDOUX ET ELLEN SALVI p. 57 Cent millions de dollars pour chercher E.T. PAR MICHEL DE PRACONTAL

Upload: joshua-beach

Post on 05-Feb-2016

23 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

french political newsletter

TRANSCRIPT

Page 1: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenel Dimanche 26 Juillet www.mediapart.fr

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.1/59

Sommaire

Le système Poutine (1/6) : argent sale et effondrement del’ÉtatLE DIMANCHE 26 JUILLET 2015 | PAR DAVID CRAWFORD ET MARCUS BENSMANN (CORRECT!V)

p. 8

Le « Nobel » Krugman, les Européens et l'accordgrec PAR LUDOVIC LAMANT

p. 9

Elevage : la politique du sparadrap PAR MARTINE ORANGE

p. 13

Brutalités policières et racisme, le cocktail quimène à la mort de Sandra Bland PAR IRIS DEROEUX

p. 16

Derrière l’alibi des tableaux de Guéant, la pistede l’argent libyen PAR KARL LASKE ET FABRICE ARFI

p. 18

Comment le fisc a enterré le dossier Guéant PAR KARL LASKE ET FABRICE ARFI

p. 20

Les juges percent les secrets de la fuite du brasdroit de Kadhafi PAR KARL LASKE ET FABRICE ARFI

p. 22

New York et Shanghai noyées d'ici 2100 ? PAR MICHEL DE PRACONTAL

p. 24

Le climat change, et vous? PAR JADE LINDGAARD

p. 26

Loi renseignement : la surveillance de massejugée constitutionnelle PAR LOUISE FESSARD ET JÉRÔME HOURDEAUX

p. 29

François Brottes, de l'Assemblée à EDF sanstransition PAR JADE LINDGAARD ET MATHIEU MAGNAUDEIX

p. 32

France Télévisions : le Parquet classe sans suitel'affaire Ernotte PAR LAURENT MAUDUIT

p. 33

Enquête sur Natixis (3/3) : les dérives de lafinance folle PAR LAURENT MAUDUIT

p. 36

Un député frondeur Syriza : « Je n'avais pas ledroit d'accepter le chantage européen » PAR AMÉLIE POINSSOT

p. 37

Le gouvernement redécouvre la petite enfance PAR LUCIE DELAPORTE ET MATHILDE GOANEC

p. 39

Un riz OGM pour lutter contre leréchauffement ? PAR MICHEL DE PRACONTAL

p. 40

L'exode sans fin des déplacés colombiens PAR JEAN-BAPTISTE MOUTTET

p. 42

Loi sur l'immigration: Les Républicainsressortent les vieilles recettes de l’UMP PAR CARINE FOUTEAU

p. 45

Flash-Ball : «J’ai regardé les policiers et j’en aivu un qui me visait» PAR LOUISE FESSARD

p. 47

La gauche alternative au défi du « diktat »européen PAR FABIEN ESCALONA

p. 51

Europe : Hollande reprend son credo pro-intégration PAR LÉNAÏG BREDOUX

p. 52

Le chantier miné du renfort de la zone euro PAR LUDOVIC LAMANT

p. 55

Diplomatie : Sarkozy se balade, Hollande s’enmoque PAR LÉNAÏG BREDOUX ET ELLEN SALVI

p. 57

Cent millions de dollars pour chercher E.T. PAR MICHEL DE PRACONTAL

Page 2: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 2

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.2/59

Le système Poutine (1/6) : argent saleet effondrement de l’ÉtatLE DIMANCHE 26 JUILLET 2015 | PAR DAVID CRAWFORD ETMARCUS BENSMANN (CORRECT!V)

Sur mediapart.fr, un objet graphique est disponible à cet endroit.De l’argent sale en provenance de l’entreprise américaineHewlett-Packard a aidé l’autocrate russe Vladimir Poutine àconsolider son pouvoir, révèlent dans une enquête au long coursDavid Crawford et Marcus Bensmann, journalistes pour notrepartenaire allemand CORRECT!V. La cour de justice régionalede Leipzig devrait bientôt statuer sur cette vaste affaire decorruption.

La cour de justice régionale de Leipzig devrait bientôt statuersur une vaste affaire de corruption. Le ministère public accusel’entreprise américaine Hewlett-Packard (HP) d’avoir payéau moins 7,6 millions d’euros de pots-de-vin à de hautsfonctionnaires russes, afin de protéger sa position dominante surle marché russe.

En réalité, les documents révèlent un scandale bien plusimportant. C’est Vladimir Poutine lui-même qui a autorisé cetteaffaire. Les pots-de-vin d’HP lui ont permis d’acheter la loyautéde toute une bande de procureurs, l’aidant ainsi à prendre lecontrôle de tout le système judiciaire russe.

Le scandale peut être résumé en une phrase : l’argent sale del’entreprise américaine Hewlett-Packard a aidé l’autocrate russeVladimir Poutine à asseoir son pouvoir.

Les faits• En novembre 1999, Vladimir Poutine lance une procédure

d’achat d’un réseau informatique pour les services duprocureur général. Le fabricant américain Hewlett-Packardremporte le contrat, bien que son offre ne soit pas la moinschère. HP exprime sa reconnaissance en payant au moins 7,6millions d’euros en pots-de-vin.

• L’argent finit dans les poches de fonctionnaires russes, parmilesquels on trouve des procureurs et des agents des servicessecrets. Depuis, aucun procureur général russe n’a lancéd’enquête sur Poutine.

• Le contrat n’aurait pas été possible sans l’aide desAllemands : la transaction d’HP était couverte par unegarantie d’exportation d’Euler Hermes, qui appartient augroupe allemand Allianz.

Une caisse noire en Saxe

Les histoires les plus importantes commencent parfois de manièretout à fait banale. Celle-ci débute en 2007, dans la petite villeallemande de Delitzsch, en Saxe, où des fonctionnaires du fiscenquêtent sur un revendeur d’ordinateurs du nom de Ralf K.,membre de la CDU (parti chrétien démocrate) et représentant àl’assemblée de district de Saxe du Nord.

Il faut peu de temps aux fonctionnaires pour tomber sur destransactions suspectes, d’un montant total de 21 millions d’euros,qui ne collent pas avec les transactions habituelles de la petiteentreprise. Les comptes laissent apparaître des contrats deplusieurs millions d’euros en Russie, alors même que l’entreprisen’avait ni le personnel ni la logistique pour assurer ce genre decontrats.

Il y a anguille sous roche. On fait donc appel aux services duprocureur général ainsi qu’à l’Unité d’enquête intégrée de Saxe(INES), spécialisée dans les affaires de corruption complexes.La police épluche des piles de documents et découvre toujoursplus de connexions et de comptes remontant de plus en plushaut. En peu de temps, cette affaire de fraude fiscale d’unpetit entrepreneur de Delitzsch devient une affaire de corruptionmenant tout droit au sommet de l’État russe.

L’origine de cet argent est rapidement découvert : il provient deHewlett-Packard, le géant américain de l’informatique. Ralf K.aurait mis en place dès 2004 une caisse noire, en concertationavec HP. Une filiale allemande d’Hewlett-Packard a livré desordinateurs et logiciels pour environ 11 millions d’euros à RalfK., puis celui-ci les a revendus à HP pour environ 21 millionsd’euros, générant au final, une fois les charges déduites, un profitde 9,3 millions d’euros.

L’accord : au moins 7,6 millions d’euros à payer.

De l’argent sale que Ralf K. répartit ensuite sur divers comptespartout dans le monde.

Mais Ralf K. n’est qu’un homme de main, un pion dans un jeubeaucoup plus important. Il ne prend pas ses ordres d’HP, maisdu Russe Sergej B. Ils sont amis depuis le début des années90, quand Sergej B. effectue un stage en Saxe. Par la suite, leRusse et l’Allemand montent tous deux des entreprises aux nomsquasiment identiques et font des affaires ensemble à travers toutl’ex-empire soviétique.

Les enquêteurs arrivent également à identifier les récipiendairesde cet argent sale – au premier rang desquels se trouvent dehauts fonctionnaires des services secrets russes et du bureau duprocureur général. Le procureur général adjoint Yuri Biryukov,un petit homme dur comme l’acier avec une voix rauque, signe lespapiers qui mettent ces pots-de-vin en place, quitte à les falsifierlorsqu’il le faut.

C’est un personnage important de la pyramide du pouvoir dePoutine. Ainsi en 2003, lorsque la compagnie pétrolière Yukos estdémantelée et que son patron, l’oligarque Mikhaïl Khodorkovsky,est envoyé en prison, c’est ce même Yuri Biryukov qui signe lemandat d’arrêt.

Page 3: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 3

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.3/59

À partir de 2004, assurent les enquêteurs, les pots-de-vin négociéspar Biryukov transitent via des sociétés-écrans vers des employésdu bureau du procureur général et des services secrets, que l’onn’appelle plus KGB mais FSB.

Que signifie tout cela ? Nous sommes restés perplexes sur cesujet un certain temps. L’affaire des pots-de-vin d’HP – quipourrait rapporter à la Saxe des centaines de millions d’eurosen dommages et intérêts – n’est-elle qu’un énième scandale decorruption dans un pays traditionnellement corrompu ? Ou bien secache-t-il encore autre chose derrière ? Oui, il y a bien autre chose.

Comment Poutine a pris le pouvoirOn prend toute la mesure de l’affaire en remontant à 1999. Uneannée charnière pour la Russie. Cette année-là, Poutine invente unscandale sexuel, initie une guerre, met un terme à l’indépendancedu ministère public russe, s’élève jusqu’à la présidence – etautorise les pots-de-vin d’HP. Mais chaque chose en son temps.

Début 1999, la Russie ressemble encore plus ou moins à un État dedroit, malgré la corruption et un pouvoir arbitraire. La séparationdes pouvoirs est en place, des représentants indépendants fontentendre leur voix à la Douma et certaines parties du systèmejudiciaire fonctionnent de manière indépendante. Le président senomme Boris Eltsine. Il fait cependant face à de nombreusesdifficultés. Le procureur général de la Fédération de Russieenquête sur Eltsine et ses proches. Des actifs leur appartenant ontété identifiés en Suisse et utilisés pour acheter des biens de luxe.Le procureur général se nomme Yuri Skuratov et n’hésite pas àenquêter sur le président.

Boris Eltsine est dans une mauvaise passe, mais il reçoit l’aided’un certain Vladimir Poutine, nommé à la tête du FSB, lesservices secrets successeurs du KGB, tout juste un an avant ledébut de l’enquête.

La pression sur les épaules du procureur général Skuratov estimmense, mais il poursuit son enquête jusqu’au 18 mars 1999. Cejour-là, la télévision russe montre la vidéo d’un homme qui luiressemble, au lit avec deux femmes.

Lorsque l’on regarde aujourd'hui ce film, granuleux et ennoir et blanc, on suspecte immédiatement une falsificationgrossière – les participants se comportent comme dans un filmpornographique, tenant bien compte de l’emplacement de lacaméra. De plus, le procureur général Skuratov jure qu’il n’estpas l’homme sur cette vidéo.

Ses dénégations ne le sauvent pas, car voilà que le chef desservices secrets, Vladimir Poutine, annonce dans une interviewtélévisée que ses experts ont établi définitivement que l’hommenu dans la vidéo est bien Skuratov. La parole de Poutine, chefdes services secrets, est la plus forte – ce même Poutine qui,alors qu’il n’était encore que chef de département pour le KGB àDresde, voulait contraindre un professeur à lui donner accès auxrésultats de ses recherches en le faisant chanter avec des élémentspornographiques.

CORRECT!V a confronté le président russe avec ces accusationsmais n’a pas reçu de réponse.

C’en est fini du procureur général. Il est écarté peu après. Sonsuccesseur est déjà en place : Vladimir Ustinov, ainsi que sonadjoint, un certain Yuri Biryukov, le petit homme dur à la voixrauque. Les deux hommes ont fait connaissance dans le Caucasenord pendant les années chaotiques qui ont suivi la premièreguerre de Tchétchénie.

L’enquête sur Boris Eltsine est enterrée. La reconnaissance duprésident ne se fait pas attendre : le 9 août 1999, il nomme Poutinepremier ministre.

Le mandat de Poutine commence dans la terreur. Chaque semaine,des bâtiments explosent, on recense près de 300 personnes tuées.Le 22 septembre, des habitants de la ville de Riazan aperçoiventdes individus portant des sacs dans le sous-sol d’un immeuble. Lapolice vient et confisque les sacs – bourrés d’explosifs, comme leconstate un expert en démolition. On découvre que les porteursde sacs sont en réalité des agents du FSB.

Les responsables des services secrets déclarent cependant,quelques jours plus tard, que les sacs étaient remplis de sucre, etque l’opération de Riazan était un exercice pour tester la vigilancede ses habitants.

Pour l’opinion publique russe, ces explosions sont des actes

terroristes tchétchènes. Le 1er octobre 1999, les troupes russesenvahissent la Tchétchénie. L’armée russe y avait perdu sapremière guerre et s’était retirée en 1996. Pour Poutine, cettedéfaite était un déshonneur, il veut les anéantir.

Le nouveau procureur général clôture l’enquête sur ces sinistresporteurs de sacs de sucre quelques mois plus tard.

Le système judiciaire est maintenant aux mains de Poutine et nelui causera désormais plus de soucis.

Au milieu de tous ces événements, une autre décision estpassée inaperçue. Le 14 novembre 1999, Poutine décide defaire un geste pour les services du procureur général. Par décretgouvernemental, il autorise un emprunt de 30 millions de dollarsà une banque étrangère pour l’acquisition d’un nouveau réseauinformatique.

Une décision bien étrange, alors que la Russie est presque enfaillite après la crise du rouble et que les hôpitaux tombenten ruine. Pourquoi autoriser un emprunt pour les servicesdu procureur général ? De tels accords sont une véritableinvitation à la corruption et Poutine le sait très bien. Est-cequ’il l’approuve délibérément, pour que les nouveaux procureursgénéraux puissent se remplir les poches et qu’il puisse ainsis’assurer de leur loyauté envers lui ?

Corruption avec bénédiction allemande

Page 4: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 4

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.4/59

Un appel d’offres est lancé pour ce contrat. Hewlett-Packard estl’une des entreprises à y participer et se voit octroyer le contrat enfévrier 2001. Le contrat est censé être sécurisé par l’intermédiaired’une garantie d’exportation américaine, mais cela n’aboutit pas.

C’est alors que le bureau du procureur général de Russie suggèrede faire passer le contrat via l’Allemagne – en utilisant la filialeHewlett-Packard ISE GmbH basée à Dornach, en Bavière. Àpartir de là, les choses vont très vite : en février 2003, les autoritésrusses approuvent le contrat ; en novembre, la filiale allemanded’HP demande un prêt à la Dresdner Bank ; en mars 2004, leministère allemand de l’économie et du travail approuve à sontour la transaction ; puis la filiale allemande d’HP reçoit unegarantie d’exportation de la part de la société Euler Hermes. Cequi signifie que les risques associés à la transaction ne sont plussupportés par HP mais par le contribuable allemand.

L’Allemagne donne un coup de main : une garantiede l’État allemand est un prérequis au contrat.

À ce stade, les pots-de-vin ont déjà été mis en place – cachésdans les documents examinés à la fois par le ministère del’économie et les auditeurs d’Euler Hermes. Mais les autoritésallemandes n’usent pas de la même rigueur dont feront preuveles fonctionnaires du fisc de Saxe ultérieurement. De ce fait, lecontrat contenant les pots-de-vin reçoit la bénédiction officiellede l’Allemagne.

Une porte-parole du ministère de l’économie explique que leministère ne peut émettre de commentaire sur des transactionsspécifiques au regard de la confidentialité des affaires. Leministère souligne cependant qu’en principe, le gouvernementallemand est délivré de toute responsabilité à partir du moment oùil y a eu corruption dans la conclusion du contrat. Euler Hermesn’a pas émis de commentaire supplémentaire.

Dès le départ, environ 7,6 millions d’euros, soit environ uncinquième de la somme totale, sont marqués comme étant del’argent sale. C’est ce qu’avait promis le représentant d’HP enRussie – l’Allemand Hilmar L.

Hilmar L., âgé maintenant de 63 ans, est un habitué destransactions douteuses. Cet astrophysicien – qui a étudié enUnion soviétique et a travaillé plus tard pour l’Institut centrald’astrophysique à Babelsberg – a aussi été un informateur de laStasi, les services secrets est-allemands. Entre 1980 et 1990, il adéployé de grands efforts pour espionner ses collègues.

Il traverse les bouleversements politiques en Allemagne plutôtbien et commence une carrière dans l’informatique au début desannées 1990. En 1996, il devient responsable d’HP en Russie.Lors de l’inauguration d’une usine, en 1999, Hilmar L. rencontre

le président Poutine. L’ex-informateur de la Stasi rencontre l’ex-agent du KGB en Saxe. A-t-il approché Poutine en collègue oubien est-ce que Poutine, dont les services secrets ont accès àune masse de documents de la Stasi, savait tout sur la doublevie d’Hilmar L. ? Est-ce pour cela qu’HP s’est vu accorder latransaction véreuse ?

Nous n’avons pas la réponse, mais selon les enquêteursallemands, HP n’a pas fait l’offre la plus basse, mais a quandmême remporté l’appel d’offres visant à fournir un nouveauréseau informatique aux services du procureur général de Russie.

Blanchiment d’argent dans des vitrinesd’exposition

Les pots-de-vin transitent de l’Allemagne vers des paradis fiscaux.

C’est à ce moment-là que Sergej B., le vendeur d’ordinateursrusse et ami du chrétien-démocrate de Saxe Ralf K., revientsur le devant de la scène. Il faut bien que quelqu’un mette enplace la caisse noire et le transfert d’argent sale d’HP vers lesfonctionnaires russes corrompus. Un employé d’HP suggère lenom de Sergej B., ce qui lui donne l’occasion de travailler avecRalf K. Début 2004, ils remplissent la caisse noire et commencentà distribuer l’argent.

Environ 2,6 millions d’euros vont à la Verwood IndustriesLimited, une entreprise basée à Londres, sans qu’aucun servicene soit fourni en retour. Ralf K. transfère près de 310 000 euros àBracefiled Builders Limited, en Angleterre, toujours sans aucunservice en retour. Une mystérieuse entreprise de Belize, la MarpleAssociated S.A., se voit adjuger 632 000 euros, là encore sansaucun service en retour. La liste continue. À travers d’autrescomptes et toujours plus de sociétés-écrans dans divers paradisfiscaux, l’argent arrive dans les poches des apparatchiks russes.

Sergej B. n’oublie pas non plus le FSB. Environ 550 000 eurossont transférés sur un compte des services secrets russes enRépublique serbe. Ce compte appartient à un certain groupeKotrax et le transfert s’établit sans aucun contrat, et sans mêmeun effort pour prétendre qu’il s’agit d’un échange de services,comme dans les autres cas. Les autorités allemandes présumentque Kotrax est une émanation du FSB. Selon les relevés de cartesde crédit, l’argent aurait été utilisé pour mener la belle vie. Yfigurent des paiements pour des montres de luxe, des piècesdétachées de piscine, ainsi qu’une facture de l’hôtel Palace deBerlin pour 108 000 euros. La suite présidentielle y est facturée1 800 euros la nuit. Dans un communiqué, un représentant del’hôtel explique ne pas être au courant de l’incident et affirme nepas détenir d’information au sujet d’une telle facture.

Page 5: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 5

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.5/59

Les enquêteurs allemands ont aussi découvert que la somme de700 000 dollars, à destination d’une entreprise contrôlée par leFSB, était mentionnée dans les négociations de dessous-de-table.Le transfert d’argent vers le compte du groupe Kotrax équivaut àcette somme en euros. Cela signifie que, conformément à ce quesavent les enquêteurs allemands, le groupe Kotrax est bien uneentreprise du FSB.

Sergej B. se présente comme un entrepreneur du Web exemplaire,doté d’une âme charitable. Selon ses dires, ses entreprisesemploient plus de 5 000 personnes. Son nom vient immédiatementà l’esprit dès que l’on parle d’e-gouvernement en Russie.Ses employés sont en charge de la numérisation des dossiersdes ministères, bibliothèques, archives et de bien d’autresbibliothèques de données.

Les pots-de-vin terminent souvent dans les pochesde fonctionnaires russes via des cartes de crédit.

Ce que l’opinion publique russe ne sait pas, c’est que Sergej B.mène une double vie. Non seulement il effectue des mouvementsde fonds d’argent sale pour le compte du FSB, mais les dossiersallemands révèlent qu’il est lui-même un agent du FSB.

Ce qui donne un nouvel éclairage sur son engagement dans lanumérisation des données. Un agent secret ayant accès à tous lesdossiers de Russie ? Le rêve pour n’importe quel espion.

Mais il y a mieux. Quand toutes les factures douteuses ont étéréglées, il reste encore de l’argent dans la caisse noire, environ 1million d’euros. Sergej B. demande alors à son bon ami Ralf K. decommander des vitrines d’exposition avec verre de sécurité pourle musée Tsaritsino, que la ville de Moscou est alors en train derestaurer.

Ralf K. fait ce qu’on lui dit. Il transfère 945 371 euros à la sociétéKnauf/Kassel à Fuldabrück pour payer les vitrines et 106 850 à lasociété Hanseata à Wentorf pour payer le verre de sécurité. Lesdeux sociétés livrent le tout à Moscou en 2007.

Quand on lui pose la question aujourd’hui, le bureau del’architecte principal qui a choisi les vitrines assure qu’elles ontété financées par la ville.

Nous n’avons pu reconstituer ces flux monétaires, mais cela sentle blanchiment d’argent à plein nez. Il est possible de vérifier queles vitrines ont bien été achetées avec l’argent de la caisse noirede Ralf K. Est-ce que l’argent “propre” de la ville de Moscou estensuite allé dans les poches de Sergej B. ? Si c’est le cas, où cetargent est-il passé ensuite ?

Autre singularité, l’homme, qui aime habituellement étalerpubliquement ses transactions commerciales, ne fait aucunemention des vitrines d’exposition sur son site internet. On ytrouve seulement la mention de la numérisation des archives dela bibliothèque Tsaritsino par son entreprise. À aucun momenton n’y parle de vitrines d’exposition. Sergej B. a refusé toutcommentaire lorsque CORRECT!V le lui a demandé. Le muséeet la ville de Moscou n’ont pas répondu à nos questions.

L’effondrement de l’État sous PoutineLa légende continue : sous Boris Eltsine, la Russie étaitcorrompue. Puis Vladimir Poutine est arrivé et a fait le ménage.C’est pourtant bien l’inverse qui s’est produit. Sous Boris Eltsine,la séparation des pouvoirs était, en grande partie, toujours enplace. C’est seulement sous Poutine que la fraude est devenueinstitutionnelle.

Un des piliers centraux du pouvoir de Poutine est la coopérationentre les services du procureur général et les services secrets. Lesservices secrets font le sale boulot, les procureurs générauxleur évitent tout problème juridique.L’exemple parfait en est lacouverture des véritables responsables des explosions qui ontconduit à la deuxième guerre de Tchétchénie, en 1999. Ce quecertains ont appelé “l’incendie du Reichstag de Poutine”. Un autreexemple est le scandale de corruption massive autour du magasinde meubles “Tri Kita” (Les trois baleines), une affaire publiquequi s’est étalée en Russie sur plusieurs années. Une affaire qui aconduit plusieurs enquêteurs à payer de leur vie leur curiosité.

Tout comme les innombrables “raids” policiers contre lesentrepreneurs russes, qui sont jetés en prison et se voientconfisquer leurs actifs par des fonctionnaires avides. En 2011,environ 400 000 entrepreneurs russes étaient ainsi emprisonnésinjustement. Pas étonnant que l’économie russe soit en train detoucher le fond.

À ce stade, il nous faut retourner vers le duo Ustinov/Biryukov, lesdeux têtes du bureau du procureur général, et deux personnagesclés de la pyramide du pouvoir de Poutine Les deux hommes sontconnectés par une alliance de longue date. Fin 1990, ils ont tousdeux servis dans le Caucase, où ils ont enquêté sur les financierssupposés des rebelles tchétchènes.

On croise et recroise toujours le duo Ustinov/Biryukov, les deuxdirigeants du bureau du procureur général.

Ustinov a bloqué l’enquête sur les “porteurs de sacs de sucre”.Biryukov a freiné l’enquête sur le scandale de corruptionentourant le magasin de meubles “Les trois baleines”. Ustinov aimposé la loi sur la confiscation des actifs, véritable carte blancheaux raids contre les entrepreneurs. Et ainsi de suite… Dans lesenquêtes sur les oligarques, dans le scandale du naufrage du sous-marin Koursk, encore et toujours, les deux têtes du bureau duprocureur général sauvent la peau de Poutine.

Page 6: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 6

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.6/59

Et au tout début de cette coopération, on trouve le prêt auxservices du procureur général, initié par Poutine. Est-ce lastratégie de Poutine pour récompenser la loyauté des servicesdu procureur général dès le départ, un service mené par deuxhommes extrêmement importants dans le jeu de pouvoir dePoutine ? Comme si Poutine avait voulu remercier ces hommes,si importants dans sa stratégie de pouvoir, pour la loyauté dont ilsont fait preuve dès le départ.

Grand luxe : L’argent a été dépensé dans des hôtels de luxe, despierres précieuses et des voitures coûteuses, comme une Bentley

Quand justice sera-t-elle rendue ?

Nous avons demandé au collecteur de données russe Sergej B., àl’actuel (et précédent) président russe Poutine, à l’actuel sénateurYuri Biryukov, à l’ancien procureur général Ustinov, à l’ancienresponsable du FSB Patruchev, à Hilmar L., ancien responsabled’Hewlett-Packard en Russie et à Ralf K., l’ancien représentantdes chrétiens-démocrates à l’assemblée de district, de bien vouloircommenter ces allégations.

Ils ont tous préféré garder le silence. S’ils émettaient par lasuite un commentaire, nous ne manquerions pas de le prendre encompte.

Ralf K., l’ancien représentant des chrétiens-démocrates àl’assemblée de district – dont l’entreprise a été utilisée pour mettreen place la transaction avec HP, si l’on en croit les enquêteur deDresde –, a aussi refusé de répondre à nos questions. Après avoirreçu les questions de CORRECT!V, son avocat, Thomas Knierim,nous a immédiatement envoyé une injonction de cesser toutecouverture médiatique des affaires de son client, nous réclamantégalement le paiement d’honoraires s’élevant à 1 086,23 euros.Ce que nous n’avons pas fait.

Selon les procureurs allemands, tous les officiels russes impliquésdans le contrat HP sont coupables de délit. Le coupable principalest l’homme à la voix rauque, Yuri Biryukov. L’affaire estconnue en Russie car les autorités allemandes ont requis une aidejuridique. Mais pour l’instant, aucune des personnes impliquéesn’est visée par une enquête en Russie.

Pour Hewlett-Packard, le contrat corrompu s’est avéré trèsprofitable, lui permettant d’atteindre en quelque sorte une positionde monopole sur le marché russe. Selon le business plan “Troïka”,le chiffre d’affaires d’HP en Russie devait grimper de 700

millions à 2 milliards de dollars en 2007, avec une marge deprofit de 42 %. Le pot-de-vin de 7,6 millions d’euros semble avoirrapporté des milliards en profits à HP.

Selon l’un des enquêteurs criminels à Dresde, ce fut le “ticketd’or” d’HP pour le marché russe.

HP a refusé de commenter les accusations de CORRECT!V.Patrick Edlund, porte-parole d’HP Allemagne, a décliné toutcommentaire, arguant que l’affaire était sous le coup d’uneprocédure judiciaire en cours en Allemagne. Il a ajouté uncommuniqué de presse de 2014, dans lequel l’entreprise affirmaitque cette affaire ne concernait qu’un petit nombre de salariés quin’étaient de toute façon déjà plus dans l’entreprise. Un démentiest tout autre chose.

La justice américaine est déjà entrée en action. En 2014, unecour de justice américaine a condamné Hewlett-Packard à uneamende de 108 millions de dollars pour corruption et pots-de-vinen Russie, en Pologne et au Mexique.

Étrangement, l’affaire aux États-Unis ne vise pas l’état-major de l’entreprise, qui à l’époque comprenait une femmeaux connexions politiques importantes : Carly Fiorina,aujourd’hui candidate à l’investiture républicaine pour l’électionprésidentielle. Dans son annonce de candidature, elle soulignaittout particulièrement son succès dans la conduite de l’entrepriseinformatique. Nous avons également sollicité un commentaire deCarly Fiorina sur les événements de Russie, mais elle aussi préfèrerester silencieuse. Que savait Carly Fiorina des pots-de-vin payésen Russie alors qu’elle était à la tête de l’entreprise ? Elle a refusétout commentaire quand CORRECT!V s’est rapproché d’elle.

Les juges américains se sont appuyés sur la requête allemandeexaminée initialement par la cour de justice locale de Leipzig en2012. Après près de 3 ans, la cour de justice de district a passé lerelais à la cour de justice régionale. Les juges doivent maintenantdécider s’ils acceptent l’affaire. C’est seulement à ce moment-làque sera prise la décision de juger l’affaire ou non. Tout indiquecependant que les juges de la cour de justice régionale prennentmaintenant l’affaire très au sérieux.

[[lire_aussi]]

Ce délai est surprenant. L’État allemand a investi des millionsd’euros dans l’enquête sur cette affaire et elle pourrait leurrapporter de vastes sommes d’argent. Des procureurs publics deDresde ont annoncé qu’ils veulent confisquer les profits d’HPpour les transactions commerciales subséquentes, si l’entrepriseest jugée coupable. Ce serait possible. Après le scandale del’incinérateur de déchets de Cologne, en 2005, la Cour de justicefédérale allemande a décidé que, dans les affaires de corruption,toutes les transactions pouvaient être prises en compte pourle calcul des amendes, pas seulement celles concernées par lacorruption.

Comme nous l’avons déjà établi, les profits d’HP en Russies’élèvent à plusieurs milliards d’euros.

Page 7: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 7

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.7/59

Une condamnation pourrait donc conduire à des centaines demillions d’euros de compensation payables, entre autres, à l’étatde Saxe.

Traduction Gabrielle Blanchout

Boite noireMediapart est partenaire du site d'investigation CORRECT!V.Basée à Berlin, son équipe de journalistes s'est spécialisée dansdes enquêtes au long cours. CORRECT!V est la première sociétéde presse allemande à but non lucratif financée par des fondationset les dons de ses lecteurs et lancée au printemps 2014 avec lesoutien de la fondation Brost, basée à Essen, qui a consenti un donde 4 millions de dollars (pour plus de détails, lire ici).

Son objectif est de multiplier pour les citoyens les accès à uneinformation de qualité et des enquêtes approfondies portant surles pouvoirs politiques et économiques, la corruption. Pour plusd'information lire ici, en anglais.

Les deux principaux auteurs de cette enquête sont DavidCrawford et Marcus Bensmann. Pour plus de détails surl'équipe de CORRECT!V, lire ici. Cette enquête peut être lueen anglais et en allemand. La version française a été assurée parGabrielle Blanchout.

En janvier 2015, nous avions publié une enquête de Correct!v surla destruction de l'avion de ligne de la Malaysia Airlines, abattule 17 juillet 2014 au-dessus de l'est de l'Ukraine: «Les 298 mortsdu vol MH17: l'armée russe est impliquée». Les éléments decette enquête sont aujourd'hui au cœur d'une bataille diplomatiqueportant sur la création d'un tribunal international (lire ici) auquella Russie s'oppose. Cette enquête a été primée le 1er juillet lors dela remise du prix du journalisme franco-allemand (lire ici).

Page 8: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 8

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.8/59

Le « Nobel » Krugman, lesEuropéens et l'accord grecPAR LUDOVIC LAMANTLE SAMEDI 25 JUILLET 2015

Les dirigeants de l'Union européenne ontrépondu ces derniers jours aux critiquesmusclées du « Nobel » d'économiePaul Krugman sur la Grèce et lefonctionnement de l'Union. À l'encontredes débats intellectuels « spectaculaires »,ils prônent le « pragmatisme ». L'argumenten dit long sur la prise de décision àBruxelles, allergique à toute expertisecritique, de plus en plus coupée du mondeuniversitaire.

Depuis les États-Unis, Paul Krugman s'estpassionné pour le feuilleton bruxelloisdes négociations avec Athènes et l'accordcontroversé du 13 juillet. Sur son bloget dans les pages du New York Times,il est devenu l'une des voix les pluscritiques du fonctionnement de la zoneeuro. L'Américain, qui s'est vu décerneren 2008 l'équivalent du prix Nobel del'Économie, a fait campagne, fin juin,pour le « non » au référendum grec. Il amême exhorté les Grecs à se préparer àsortir de l'euro, au cas où.Alors que les discussions entre chefs d'Étatet de gouvernement s'éternisaient le 12juillet dans la capitale belge, Krugmanjugeait que l'accord qui se dessinait allait «tuer la zone euro ». « La liste des exigencesde l'Eurogroupe est une folie. Le mot-clésur Twitter ThisisACoup [c'est un coupd'État – ndlr] est très exact. On est au-delà de la dureté, dans le pur esprit devengeance, dans la destruction totale dela souveraineté nationale, dans l'absencede tout espoir de soulagement », écrivait-il alors (extrait ci-dessous).

Les sorties musclées de Krugman ne sontpas passées inaperçues à Bruxelles. Unefois l'accord passé (le 13 juillet au matin),puis adopté dans les grandes lignes par leparlement grec, les principaux dirigeants

de l'Union européenne (UE) sont sortisde leur réserve. Ils ont donné de longsentretiens aux grands journaux européenspour livrer leur version des négociations.Ils ont surtout expliqué que l'accord du13 juillet n'avait rien, à leurs yeux, d'unehumiliation pour les Grecs. Et ils se sontdéfendus, face aux attaques de Krugman.C'est le Polonais Donald Tusk, à la têtedu conseil européen, qui a tiré le premier,avec une franchise assez inhabituelle dansla bulle bruxelloise. Dans un entretiendonné à sept quotidiens le 16 juillet(notamment au Financial Times et auMonde), il explique : « Nous avonssurtout besoin aujourd'hui de discussionspragmatiques et réalistes sur ce que nouspouvons faire de l'UE et de l'euro, plutôtque de débats intellectuels spectaculaires.[…] Sur les matières économiques, j'aiplutôt tendance à rechercher des conseilsresponsables et sages que ce genre dedébats d'intellectuels. »

Extrait de l'entretien publié dans « Le Monde »

Jean-Claude Juncker, le patron de lacommission européenne, s'est lui montréplus cinglant dans un entretien auquotidien belge Le Soir, le 21 juillet,à l'égard des « Académies d'état ». Etde poursuivre, plus elliptique : « Jelis soigneusement ce qu'écrivent les prixNobel et d'autres grands économistes queje connais tous et sur lesquels j'ai uneappréciation personnelle. »

Extrait de l'entretien au « Soir »

Quant à Wolfgang Schäuble, le ministredes finances allemand, inventeur duconcept désormais célèbre de « Grexitprovisoire », il n'a pas mâché ses mots àl'encontre de Krugman, rappelant que cedernier avait été distingué pour ses travauxsur le commerce international, et sûrementpas pour ses écrits sur l'Europe. Krugman «

n'a aucune idée de l'architecture etdes fondations de l'union économique etmonétaire. A l'inverse des États-Unis, iln'existe pas de gouvernement fédéral enEurope et il faut obtenir un accord entrel'ensemble des 19 membres de la zoneeuro. Il semble que M. Krugman ne soitpas au courant de cette réalité », a déclaréSchäuble à l'hebdo allemand Der Spiegeldu 17 juillet.

Extrait de l'entretien au « Spiegel »

Ce triplé de réactions en dit long surl'allergie des dirigeants européens les plusinfluents au débat économique. Commes'il était impossible de combiner prise dedécision et expertise économique. Commesi débattre du diagnostic de la crise étaitune perte de temps. En creux, ce «pragmatisme » revendiqué dissimule deschoix théoriques marqués. Le même Tuskne s'en cache pas, toujours dans l'entretiendu 17 juillet (dans la version publiéepar le Financial Times, cette fois), où ildresse l'éloge de l'ordo-libéralisme, cettethéorie économique dominante à Berlin,arc-boutée, pour le dire vite, sur la luttecontre l'inflation et l'indépendance de laBanque centrale à l'égard de tout pouvoirexécutif.« La meilleure école de pensée à mesyeux, ce sont ceux que l'on appelle lesordo-libéraux allemands, qui ont écritleurs travaux à la sortie de la DeuxièmeGuerre mondiale. Très pragmatiques,sans idéologie, sans faux espoirs. Jepense à des essais, mais aussi àdes décisions politiques concrètes prisespar (Ludwig) Erhard, (Walter) Eucken,(Wilhelm) Röpke. Leur pensée peut êtretrès utile aujourd'hui. Wilhelm Röpkepensait – et cela me semble très pertinentaujourd'hui – que nous avons trop deRousseau et Voltaire, et trop peu deMontesquieu. »

Page 9: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 9

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.9/59

Extrait de l'entretien au « Financial Times »

Oublier Rousseau et Voltaire, c'est-à-dire,dans l'esprit de Tusk, deux des penseursannonçant l'esprit de la Révolutionfrançaise, pour préférer Montesquieu,davantage associé à l'Ancien régime…La manière dont le président duconseil européen – qui a pour rôled'organiser les débats entre chefsd'État et de gouvernement pour chaquesommet bruxellois – verrouille l'horizonintellectuel de l'UE en laissera plus d'unpantois.

Ces réactions ne constituent pas, en elles-mêmes, une surprise. On sait depuisdes années que l'UE penche à droite etles élections européennes de mai 2014l'ont confirmé sans détour. Mais c'estpeut-être la première fois qu'un biaisidéologique, au cœur de la machinebruxelloise, est à ce point assumé. Quel'ordo-libéralisme cher à Berlin – qui a déjàfortement influencé l'écriture des traitéseuropéens – est ouvertement considérécomme la seule théorie valable. Dès lors,on comprend mieux, aussi, pourquoi YanisVaroufakis n'a cessé d'être marginalisé parses collègues au sein de l'Eurogroupe, laréunion des ministres des finances de lazone euro.Varoufakis, universitaire hétérodoxedevenu ministre des finances par accident,avant de devoir quitter son poste débutjuillet, a été disqualifié par ses collèguesd'abord parce qu'il se livrait à des «lectures », en anglais dans le texte, c'est-à-dire des exposés de théorie économique,selon le mot du ministre des financesslovaque, Peter Kazimir.Confirmation stupéfiante dans l'entretiendonné par Varoufakis au New Statesman,mis en ligne le 14 juillet : «[Meshomologues autour de la table – ndlr]refusaient totalement de débattre à l'aided'arguments économiques. Vous avanciezun argument sur lequel vous avieztravaillé longuement, pour s'assurer desa cohérence logique. Et vous rencontriez

des regards vides. Comme si vous n'aviezpas pris la parole. Ce que vous ditesest indépendant de ce qu'ils disent.Vous auriez pu chanter l'hymne nationalsuédois, vous auriez obtenu la mêmeréponse. Et c'est saisissant pour quelqu'und'habitué aux débats universitaires… »

Extrait de l'entretien au « New Stateman »

Elevage : la politique dusparadrapPAR MARTINE ORANGELE SAMEDI 25 JUILLET 2015

© Reuters

Depuis des mois, les éleveurs n’arriventplus à vivre de leur production. Lachute des cours et la pression de lagrande distribution sont les dernièresmanifestations d’une crise structurelle.Le modèle d’élevage défendu depuis lesannées 60 reposant sur l’endettement,la course au volume, la mécanisationà outrance, est à bout de souffle. Legouvernement n’a aucune réponse réelle àdonner.

Les vieilles recettes de la communicationpolitique sont épuisées. En annonçant lechiffre magique de 600 millions d’eurosd’aide aux éleveurs, le gouvernementespérait bien éteindre rapidement larévolte des agriculteurs. Les premiersbarrages qui étaient apparus à Caen ouà Saint-Malo ont été levés mercredisoir après l’annonce gouvernementale.Ceux de Lyon, en Auvergne ou dansle Poitou ont été levés le lendemain.Mais les manifestations et les violencessporadiques continuent partout.

« Siles agriculteurs ont décidé de lever lesbarrages, c’est en raison d’une certainefatigue. Ils sont là depuis lundi. Maisils sont toujours aussi déterminés. Leurposition est : "on lève pour l’instant maison réfléchit pour la semaine prochaine" »,expliquait à Mediapart Loïc Guines,président de la FDSEA 35, l’antennesyndicale régionale de la FNSEA en Ille-et-Vilaine, de retour du barrage de Saint-Malo mercredi soir. « Ce qu’ils ontentendu du gouvernement ne les satisfaitpas. »

Xavier Beulin, le président de la FNSEA,le syndicat majoritaire qui cogère lapolitique agricole française depuis lesannées 1960, s’était montré tout aussidubitatif quelques heures auparavant.« Hier soir, le gouvernement était encoreincapable de donner un chiffre. Ce matin,il a trouvé 600 millions d’euros. Maisdans les mesures annoncées, il y avaitdéjà beaucoup de dispositifs actés, commele CICE, des allègements de charges.Nous attendons des mesures nouvelles,portant à la fois sur l’allègement desnormes, la restructuration des dettes desagriculteurs, et de meilleurs contrats avecles distributeurs », expliquait-il.

« Nous ne voulons pas d’autressubventions. Ce que nous demandons,c’est de pouvoir vivre de notre travail,d’obtenir un juste prix pour nosproductions », dit Loïc Guines. Vivrede son travail : cette revendication estdevenue le mot d'ordre du mouvementdes agriculteurs. Le discours est nouveauet paraît prendre de court la FNSEA,qui a fait de la distribution d’aideset de subventions son fonds decommerce pendant des années. Cetteévolution est saluée par tous les autres

Page 10: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 10

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.10/59

syndicats agricoles, qui demandent depuislongtemps des réflexions approfondies surla politique agricole française.

© Reuters

Car cette révolte des éleveurs n’estpas que la énième manifestation dumonde agricole, prenant d’assaut routes,préfectures, ou centres des impôts. Elleest aussi l’expression d’un monde endétresse, pris dans un modèle agricoleà bout de souffle, face à un pouvoirpolitique empêtré dans ses contradictions.Décryptage.• Comment est née cette crise ?

Le gouvernement ne peut pas feindrela surprise. Depuis des semaines, lesconnaisseurs du monde agricole ontmultiplié les alarmes pour prévenir que lasituation devenait explosive dans le mondeagricole. Les exploitations pratiquantl’élevage sont quasiment toutes dans lerouge et les agriculteurs sont à bout,avaient-ils averti.

De nombreux facteurs se sont additionnésau cours des derniers mois, créant undéséquilibre profond du marché, dessurproductions et des baisses de prix.Le premier était attendu et redouté. À

partir du 1er avril, les quotas laitiers, quirégissaient la politique laitière européennedepuis 1984, ont été supprimés. Depuiscette disparition, les principaux paysproducteurs comme l’Allemagne et laFrance ont choisi de se discipliner et ontabaissé leur production (de 2% pour laFrance, de 1,6% pour l’Allemagne) afinde maintenir les cours. Mais d’autres ontau contraire augmenté leur volume deproduction, de façon parfois spectaculaire.La Hongrie a ainsi augmenté sa productionde 8,2%, la Tchéquie de 3,7%, la

Lituanie de 2,4%, selon les statistiqueseuropéennes. La guerre du lait va bientôtcommencer.

Ces hausses de production sontintervenues à un moment où le marchélaitier était déjà en déséquilibre, en raisond’abord de l’embargo contre la Russieà la suite du conflit ukrainien. L’arrêtdes exportations des produits agricoleseuropéens, décrété par Moscou à l’été2014, a chamboulé le marché européen.Toutes les productions des ex-pays del’Est exportées vers la Russie ont étéréorientées vers l’Europe continentale.Cela a commencé par les pommes, puisle lait et la viande. Cette arrivée massivede produits, fabriqués à des prix moinsélevés, a provoqué des surproductions etdes baisses de prix. D’autant que dans lemême temps, la Chine, présentée commel’eldorado du marché mondial laitier,a diminué elle aussi ses importationslaitières en raison de ses difficultéséconomiques. Pour l’Europe, la baisse estde plus de 30% fin juin par rapport àl’année 2014.

Résultat ? Le cours de la poudrede lait a baissé de plus de 10%en quelques mois. Tous les pays, àcommencer par l’Europe, mais aussila Nouvelle-Zélande ou l’Australie, quiavaient augmenté leurs productions envue de répondre à la demande chinoise,se retrouvent en difficulté. Selon GérardCalbrix, économiste de l’association dela transformation laitière, cité par LesÉchos, « rien ne permet de prévoir uneamélioration du marché mondial avantl’été 2016 ».

Les difficultés du marché laitier sesont répercutées par contrecoup sur lemarché de la viande bovine, déjà mal enpoint. Afin de limiter les surproductionset d’endiguer la chute des cours, lesproducteurs de lait ont sacrifié des vacheslaitières. Ce bétail, considéré comme demoins bonne qualité, est vendu à desprix très bas. Il est entré en concurrenceavec d’autres productions et a engorgéle marché de la viande, déjà malmenéalors que la consommation baisse. Depuisle début de l’année, les cours de la

viande n’ont donc cessé de baisser et leséleveurs, en concurrence avec d’autresproducteurs mondiaux qui n’ont pasles mêmes coûts de production et pastoujours les mêmes obligations sanitaireset environnementales, vendent à perte.• Que demandent les agriculteurs ?

Tous les responsables agricoles se réfèrentà l’accord du 17 juin. Le gouvernementavait réuni à cette date une table rondeavec toutes les organisations agricoles,les industriels de l’agroalimentaire etla grande distribution afin d’établir unaccord-cadre. Selon cet accord, le prixdu bœuf comme celui du porc devaientaugmenter de 5centimes par kilo parsemaine, jusqu’à ce qu’il atteigne unprix permettant de couvrir les coûts deproduction. La fédération nationale bovineestimait que le seuil minimum devait êtreautour de 4euros le kilo, alors que les prixdes marchés ne dépassaient pas les 3,6euros.

Alors que le mouvement de révolteprenait de l’ampleur, le ministre del’agriculture Stéphane Le Foll a demandéla semaine dernière au médiateur desrelations commerciales, Thierry Amand,d’établir un rapport d’étape pour vérifierl’application de cet accord. Selon lemédiateur, cet accord n’a été quepartiellement mis en œuvre, chaque acteurl’appliquant au mieux de ses intérêts.Dans les abattoirs, des hausses ontété appliquées mais sans jamais allerjusqu’aux 5 centimes prévus, dans « desproportions variables selon les régionsd’abattage et les catégories d’animauxabattus ».

Cette analyse est contestée par lesprofessionnels du secteur. Le président dela Fédération nationale de l’industrie et ducommerce en gros des viandes (FNICGV),assure que l’accord est respecté. Le

Page 11: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 11

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.11/59

Syndicat national des industries de laviande (SNIV) affirme de son côté queles abattoirs continueraient d’augmenterles prix payés aux éleveurs, mais sansaller immédiatement jusqu’au niveau fixéen juin, pour rester « dans la limite »de leurs moyens. Tous mettent en avantles difficultés actuelles de leur profession,qui doit faire face au dumping social desabattoirs allemands et espagnols.

La grande distribution, qui représente54% des débouchés du marché, aofficiellement accepté les hausses. Maissi « les distributeurs ne se sont pasfrontalement opposés à la hausse »,ils « n’ont pas forcément joué unrôle dynamique en ce sens », précisele rapport. Avant d’ajouter : « Denombreux distributeurs se seraient ainsifournis auprès d’abatteurs-découpeursayant remporté les marchés en cassant lesprix par des approvisionnements auprèsd’éleveurs contraints de brader leursbêtes. »

Aucun nom n’est cité dans le rapport.«Mais nous allons enquêter sur le terrainpour vérifier l’application de l’accord »,a prévenu Xavier Beulin. Sur le terrain,les éleveurs eux ne peinent pas à donnerdes noms. Pêle-mêle, ils ciblent le groupeBigard, qui détient 40% du marché del’abattage en France, connu pour vendrede la viande sous le nom de Charal,des industriels comme Fleury-Michon ouCochonou, les enseignes de distributionCarrefour ou Auchan.• Qui gagne de l’argent ?

Il y a un mystère sur le marchéde la viande : officiellement, personnen’y gagne de l’argent. C’est l’analyse,en tout cas, qu’a livrée PhilippeChalmin, président de l’Observatoirede la formation des prix, devant lacommission des affaires économiques del’Assemblée nationale le 8 juillet dernier.Selon lui, toute la chaîne est mal enpoint. Les éleveurs sont «structurellementdéficitaires et n’arrivent plus à couvrirleurs coûts de production ». Les abatteursse disent à la peine, préfèrent fermer etaller faire abattre les bêtes en Allemagne,comme l’a illustré la faillite de Gad.

La grande distribution, cette grandemiséreuse qui permet pourtant de fairedes milliardaires en une génération, auraitdes marges négatives dans ses rayonsboucherie comme dans la boulangerie.« Le seul bénéficiaire du système,finalement, est le consommateur mais quine s’en rend pas compte, car ses modesde consommation ont changé », a soutenuPhilippe Chalmin lors de son audition.

Evolution des prix de la viande à la consommation © Insee

Les statistiques de l’Insee disent autrechose. Le prix du bœuf, acheté à l’éleveur,référencé sur l’indice 100 en 2005, est à105 en mai 2015. En d’autres termes, leprix d’achat du bétail est resté le même surdix ans. Même s’il y a de bonnes années,les éleveurs ont été dans l’incapacité derépercuter l’augmentation de leurs coûtsde production et d’obtenir une haussedurable sur une longue période. Pourtant,sur la même période, les prix de la viandebovine à la consommation ont augmentéde plus de 35%, toujours selon les chiffresde l’Insee.

Ces différences d’appréciation illustrentl’opacité qui règne sur la filière dela viande, marché qui n’a jamaisété réputé pour sa transparence. Denombreuses structures du monde agricole– abattage, transformation – prospèrentdans ce brouillard. Derrière l’appellationcommode de coopérative, qui permet de nepas rendre de comptes, se sont construitsparfois des géants de la transformation dulait (Lactalis par exemple) ou de la viande(Bigard).

Une chose est sûre : à chaque étape –marchand de bestiaux, abattage, grossiste,etc. –, chacun prend sa dîme.«Nousne touchons même pas l’équivalent de10% du prix final. Autrefois, dans lesbonnes années, il a été possible d’allerjusqu’à 15%. Aujourd’hui ce n’est même

plus envisageable», dit Loïc Guines. «Laseule façon d’obtenir un prix correctqui rémunère notre travail est de fairedes produits de qualité et de passerpar les circuits courts », raconte MichelNoirault, éleveur de charolais dans lePoitou. En passant par des circuits courts,les éleveurs peuvent obtenir des prix 30 à50% plus élevés que les prix du marchéet le consommateur, lui, paie moins cher.Mais ces circuits ne sont pas encore trèsdéveloppés. « Cela demande beaucoupde temps et d’énergie, de nouvellesconnaissances pour mettre ces systèmesen place », dit Michel Noirault. De plus,de nombreux abattoirs municipaux ontdisparu, les professionnels de la découpese font rares, ce qui complique encorel’instauration de ces circuits parallèles.

Les débouchés les plus aisés restent doncla grande distribution et la restaurationcollective. Arrivées à saturation, lesgrandes enseignes se sont lancées à partirdu milieu des années 2000, à l’initiativede Leclerc, dans une guerre des prixet des parts de marché. Dans cettebataille, la viande figure comme un produitd’appel pour attirer la clientèle. Ellesexigent donc des prix toujours plus bas,toujours plus racoleurs.

Difficile de résister quand les enseignesdu coin, qui ont désormais un quasi-monopole sur le marché du fait de ladisparition des commerces traditionnels,exigent des prix bradés, en agitant lamenace d’aller s’approvisionner ailleurs.Le rapport de force est encore un peudéséquilibré depuis la loi LME (loi demodernisation de l’économie) en 2008.La notion de vente à perte a disparu,les marges avant, arrière, etc. subsistenttoujours. Les grandes enseignes ont ledroit de s’installer librement dans lescentre-villes, détruisant un peu plus le tissucommercial traditionnel, et ont eu le droitde regrouper leurs forces d’achat. «Ils sontquatre [Carrefour, Casino-Intermarché,Auchan système U, Leclerc – ndlr] àacheter sur le marché de la viande. Eux,ils ont le droit de se regrouper. Par contre,quand deux coopératives veulent s’allierpour discuter des contrats de vente ou

Page 12: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 12

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.12/59

commercialiser ensemble leurs produits,elles n’ont pas toujours le droit de lefaire », relève Loïc Guines.

Le rapport de force n’est guère meilleurdans la restauration collective. Le moins-disant est la règle des acheteurs de cesgroupes de restauration collective, commeSodexho ou Elior, qui ont fait une razziasur toutes les cantines scolaires, hôpitaux,administration…, comme il l’est chezMcDonald's ou Quick. Une grande partiede leur approvisionnement est importée.Et quand ils achètent auprès des éleveursfrançais, ils exigent des alignements sur lesprix les plus bas, en faisant miroiter lesvolumes.• Le modèle est-il encore viable ?

La colère, le désespoir, le dégoût dominentchez les éleveurs. «Qu’est-ce qui justifiede ne pas gagner sa vie grâce à sontravail ? On aligne les heures, les jours,et on a le droit de vendre à perte. Il n’y apas un système qui peut subsister avec unetelle destruction de valeur », dit MichelNoirault.

La révolte est d’autant plus grande chezles éleveurs qu’ils ont le sentimentd’avoir été les élèves appliqués de lamodernisation agricole, d’avoir suivi àla lettre les règles prescrites par lapolitique agricole commune, sous lesencouragements des politiques français etde leur syndicat. Fortement incités par lesprimes distribuées dans le cadre de la PAC(130 euros par vache, de 50 à 175 euros partaureau ou par bœuf), ils se sont agrandis,modernisés. De 50 vaches, ils sont passésà 100, de 100 hectares, ils sont allés à 200hectares.

undefined

Entre le foncier et les équipementsmécaniques rendus nécessaires pourfaire face aux agrandissements,les exploitations agricoles sontdevenues d’une intensité capitalistiqueextrême, comparable aux industriesmanufacturières. Les exploitants se sontlourdement endettés pour mener cettetransformation. Les banques, Créditagricole en tête, les structures coopérativestrès liées à la FNSEA, ont fait les avances.

En contrepartie, celles-ci les ont poussésà faire toujours plus de volume, à obtenirtoujours plus de rendement. Le Créditagricole allant jusqu’à lier ses prêts àl’obligation de recourir aux tourteaux desoja et de maïs plutôt qu'à l’herbe, afind’augmenter les volumes de production.

Tout cela a accru encore les coûtsfixes. Entre les frais financiers, lescharges d’alimentation dépendant de coursmondiaux, les produits phytosanitaires,les frais de culture, la nécessité dese mettre aux normes, les paysansont plus de 70% de charges fixesquasiment incompressibles, s’ils veulentgarder ce modèle. Des charges toujoursen augmentation, mais dont ils ne peuventplus répercuter les hausses dans les prix devente.

Dans l’espoir d’amortir les coûts fixes, leséleveurs se sont lancés dans une courseau volume, au raccourcissement du temps.De même que l’industrie avicole a mis aupoint les poulets industriels élevés en sixsemaines, les éleveurs vendent du bœufde 21 mois, qui voit rarement l’herbeet encore moins la prairie, afin d’obtenirune plus grande rotation. « Le marchéest encombré par ces bœufs de 21 moisdont personne ne veut », dit LaurentPinatel, porte-parole de la Confédérationpaysanne, le deuxième syndicat agricoletrès opposé à la ligne de la FNSEA. « Ceque nous connaissons, c’est une crise duproductivisme. Il y a trop de lait, deviande. Il faut réduire la production etrevenir à des modes de productionplusraisonnables, plus respectueux de lanature », dit-il.

La grande majorité des éleveurs est trèsloin de cette analyse. Tous, cependant,arrivent au constat qu’ils sont dans uneimpasse. La course au volume, qu’ilsont assumée au prix d’une surchargede travail, d’une pénibilité accrue, les amenés au bord du gouffre. Beaucoup sesentent à la limite de tout. Ils n’arriventmême plus à vivre de leur travail.Les primes de la PAC qui assuraientil y a encore l’essentiel des revenusd’exploitation ne suffisent plus désormaispour absorber les hausses des charges fixes

et la baisse des prix de vente. «En 2013,50% des éleveurs de porc de la régionétaient encore au-dessus de zéro, ils nesont plus que 15% en 2015. Les éleveursde bovins perdent, eux, tous de l’argent.Les producteurs de lait gagnent à peine 15000 euros par an, c’est à peine 1 000 eurospar mois pour un travail 7 jours sur 7 », ditLoïc Guines. Plus de 200 000 exploitationssont surendettées et parfois au bord de lafaillite.

Certains ont jeté l’éponge. Lesautres abandonnent l’élevage pour lescultures céréalières beaucoup moinscontraignantes et plus rémunératrices.Entre 2000 à 2010, 34 % d’exploitationslaitières et 27 % des exploitations devaches à viande ont disparu, selon leschiffres du ministère de l’agriculture.• Que propose le gouvernement ?

Dans l’urgence, Stéphane Le Folla annoncé 600 millions d’aides,essentiellement sous forme d’allègementde charges, de cotisations sociales. Ilpropose aussi de monter une cellule avecle médiateur du crédit pour venir ausecours des éleveurs surendettés. Au-delà, sa grande idée est de soutenir lelabel français, en renforçant l’étiquetage,en obligeant les collectivités locales àacheter français, en promouvant la qualitéfrançaise à l’étranger. « Lors de la réuniondu comité viande, il nous a été annoncéque le gouvernement allait soutenir laqualité de viande à l’étranger. Il nous a étédit qu’Harlem Désir [secrétaire d’État auxaffaires européennes – ndlr] était parti enGrèce pour y trouver des marchés pour leséleveurs français, et que les ambassadeursétaient mobilisés pour faire la promotionde la viande française », raconte LaurentPinatel, mi-goguenard, mi-affligé.

En gros, le gouvernement, confronté àune crise structurelle majeure, choisit lapolitique du sparadrap. Aucune ligne nese dégage à court terme pour comprendreles dysfonctionnements majeurs de lafilière, ou à long terme sur le modèleagricole qu’entend défendre la Franceà l’avenir. Ainsi, une nouvelle fois, legouvernement a décidé de fermer les yeuxsur les pratiques opaques de la grande

Page 13: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 13

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.13/59

distribution, dont il faudra bien un jourfaire le bilan tant les destructions de valeurs’enchaînent sur son passage. De même,il n’a pas soufflé un seul mot sur lapolitique de distribution des aides de laPAC, réclamée par de nombreux paysansavec la suppression des quotas laitiers.

« Il ne s’agit pas demander plus desubventions. 10 milliards d’euros [dansles faits 11,5 milliards – ndlr], cela suffitlargement. Mais de savoir comment onles répartit », dit Laurent Pinatel de laConfédération paysanne. Est-il logiquede continuer à subventionner les grandscéréaliers comme ils le sont aujourd’hui ?Ne faut-il pas faire qu’une seule primepour l’élevage, que ce soit laitier ou pour laviande ? Ne faut-il pas plafonner les aidesau-delà d’un certain nombre d’hectares oude bêtes ?

[[lire_aussi]]

Mais pour cela, le gouvernement doitavoir une vision de l’agriculture, direce qu’il entend défendre, le modèle dela ruralité qu’il souhaite promouvoir,combien de paysans il souhaite àl’avenir. La crise structurelle que connaîtl’élevage français peut être le momentpour remettre tout à plat. Mais pourl’instant, le président de la Républiqueet le premier ministre, qui se sontemparés du dossier, tiennent un discoursfait d’ambigüité et de faux-semblants,d’injonctions paradoxales, entretenantl’idée que tout peut continuer commeavant.

La main sur le cœur, ils vantentla qualité française, en jouant surl’image d’Épinal de la paysanneriefrançaise, pour l’instant d’après, parlerd’une agriculture exportatrice, enconcurrence sur les marchés mondiauxtrès volatils et fortement concurrentiels.De même, ils prônent l’instauration derevenus complémentaires grâce à ladiversification, apportant leur soutiennotamment aux projets de méthanisation.En creux, cela signifie la multiplicationdes fermes à 1 000 vaches, une cultureindustrielle hors sol de grand volume, polluante et dégradant la nature, de trèsfaible qualité. Et dans le même temps,

François Hollande ne cesse de parlerde l’urgence climatique, de la nécessitéde mener une transition énergétique etenvironnementale, de retrouver un modede consommation plus respectueux deshommes et de la nature. Qui croire ? LeFrançois Hollande du matin ou celui del’après-midi ? Au vu des enjeux, il seraittemps de joindre les actes à la parole,d’engager l’agriculture dans un modèledurable.

Brutalités policières etracisme, le cocktail quimène à la mort de SandraBlandPAR IRIS DEROEUXLE SAMEDI 25 JUILLET 2015

Manifestation à New York, mercredi 22 juillet. © Reuters

L’affaire Sandra Bland, ou comment uncontrôle routier dégénère et une jeuneAfro-Américaine décède en cellule troisjours après son arrestation. Retour surce fait divers et ses zones d’ombre,suscitant une nouvelle vague de colère etd’indignation aux États-Unis.

En un an, il y eut la mort de Mike Brown àFerguson dans le Missouri, l’étranglementd’Eric Garner par des policiers new-yorkais à Staten Island, ou encore ledécès de Freddie Gray des suites de sonarrestation par des officiers de Baltimore.Voilà désormais l’affaire Sandra Bland,dernière en date à venir alimenter le débatsur les brutalités policières à l’égard desAfro-Américains et plus largement sur leracisme institutionnel qui frappe encore lasociété américaine.

Sandra Bland était une Afro-Américainede 28 ans originaire de la banlieue deChicago, dans l’Illinois. Elle se trouvaitdans la ville d’Hempstead, au Texas, afin

de passer un entretien d’embauche pourun emploi dans une université locale,la Prairie View A&M University, à unecentaine de kilomètres de Houston. Cetentretien se déroule le 9 juillet, elle obtientimmédiatement le poste.

Le lendemain, alors qu’elle approchede l’université en voiture, elle estappréhendée par un policier de la route :elle se gare sur le bas-côté, il sort deson véhicule, s’approche du sien et luiexplique qu’elle a omis de mettre sonclignotant alors qu’elle changeait de voie,une infraction mineure qui peut et valui valoir une contravention. Sauf quetrès rapidement, l’échange dégénère. Lajeune femme se retrouve menottée, enétat d’arrestation, et bientôt conduite à laprison locale de ce comté texan, le comtéde Waller.

Ne pouvant verser la caution fixée à 5 000dollars, elle ne peut retrouver sa libertéet doit rester emprisonnée jusqu’au jourde sa comparution pour les faits qui luisont reprochés, à savoir d’avoir agresséun officier. Sauf que trois jours après sonarrestation, le 13 juillet, elle décède danscette même prison par pendaison, à l’aidedu sac plastique qui recouvrait la poubelledisposée dans sa cellule. Les autoritésconcluent à un suicide, ce qui vient d’êtreconfirmé par le médecin légiste ayantpratiqué l’autopsie.

Mais ces rapports officiels peinentencore à convaincre la famille de lajeune femme ainsi que de nombreuxmilitants antiracistes et citoyens indignés,s’exprimant notamment sur les réseauxsociaux sous la bannière Black LivesMatter ("La vie des Noirs compte") quine comprennent pas comment on a pu enarriver là.

Car chaque étape de cette affaire faitdébat, de l’arrestation de Sandra Blandjusqu’à son décès. On y retrouve lemême cocktail explosif que dans les autresaffaires ayant fait grand bruit ces derniersmois : la mort d’une Afro-Américainedans des circonstances douteuses aprèsune arrestation violente par un officierblanc, une vidéo alertant et choquant legrand public, un département de police

Page 14: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 14

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.14/59

qui a déjà été soupçonné de pratiquesdiscriminatoires et suscitant donc laméfiance.

Pour y voir plus clair, on dispose dequelques documents et témoignages. L’und’eux est la vidéo de l’arrestation deSandra Bland. La bande appartient à lapolice, puisqu’une caméra était fixée surle tableau de bord du véhicule de l’officieret a donc permis d’enregistrer la scène.Elle a été rendue publique par les autoritésen début de semaine face à la pressioncitoyenne. Et elle a aussitôt suscité unenouvelle polémique : les images n’avaient-elles pas été coupées et montées afin deprotéger le policier ? Une nouvelle versiona finalement été mise à la dispositiondu public, c’est une vidéo de près d’uneheure très utile pour comprendre le dérouléde l’arrestation (disponible ici, les faitscommencent à partir de 2'30).

Ce qu’on voit et entend a de quoiabasourdir : en à peine dix minutes, sansraisons apparentes, le contrôle routier setransforme en une confrontation violenteentre Sandra Bland et l’officier BrianEncinia, ayant intégré le commissariatlocal depuis un an. Leur échangecommence pourtant normalement, lesdeux véhicules sont à l’arrêt l’un derrièrel’autre sur le bas-côté et l’officiers’approche de la vitre de Sandra Blandpour lui expliquer les raisons de cecontrôle : elle a changé de voie sansle signaler en mettant son clignotant.Il récupère donc le permis de la jeunefemme, remonte dans son véhicule,prépare la contravention puis revient versSandra Bland, restée derrière son volant.

La suite, on l’entend plutôt qu’on ne la voit(à partir de 8'44).

« Vous avez l’air très agacée », lui dit-il. « Je le suis, je le suis vraiment. Je mesuis mise sur le bas-côté pour vous laisserpasser et vous m’arrêtez pour me mettreune contravention (…) », explique-t-ellesur un ton calme, sans apparaître à l’imagepuisqu’elle est dans son véhicule. « OK.Vous voulez bien éteindre votre cigarettes’il vous plaît », lui demande-t-il sanstransition.

« Je suis dans ma voiture, je peux garderma cigarette », lui répond-elle. « Sortezde la voiture », ordonne immédiatementBrian Encinia. À partir de là, le ton monte.Il ouvre la portière, s’avance vers elle,ordonne de nouveau « sortez de la voitureou je vais vous faire sortir » tandis qu’ellelui répète qu’il n’a « pas le droit de faireça ».

L’échange est de plus en plus tendu etphysique, on le voit introduire son bustedans la voiture afin de l’en extraire, puis lamenacer avec ce qui ressemble à un Taser.« Ne me touchez pas, je ne suis pas en étatd’arrestation », dit-elle.

« Vous êtes en état d’arrestation », répond-il en criant. « Pourquoi ? », demande-t-elle. Il ne répond pas. Il continue de luiordonner de sortir, se met à hurler. Ellesort enfin en répétant sur un ton excédé :« Tout ça pour avoir omis un clignotant.» Le policier la guide sur le bas-côté et ilssortent du cadre. Mais la caméra continuede tourner, on peut donc entendre la suitede leur échange.

« Vous êtes content de vous ? », interrogeSandra Bland, tout en demandant encorepourquoi il l’arrête. Il hurle « tournez-vous » une dizaine de fois, cherche àlui passer les menottes. Le langage dela jeune femme devient grossier, elles’énerve, le traite de « pussy » (lavette), lemenace de poursuites. « Je suis tellementpressée d’être devant un tribunal »,lâche-t-elle. « Vous allez en prison »,dit le policier quelques secondes plustard. « Pourquoi ? », hurle-t-elle encore,désormais menottée. Viennent ensuite desbruits de lutte, elle hurle qu’il lui fait mal,à la tête, aux côtes. On l’entend bientôtpleurer. Une troisième voix indique quedes renforts sont arrivés. Sandra Blanddit qu’elle souffre d’épilepsie. « Bien »,répond Brian Encinia avec une pointe desarcasme.

Elle est placée à l’arrière de la voiturede police. On entend ensuite l’officierdébriefer au téléphone avec sa hiérarchieet hésiter sur la manière de qualifier lesfaits. « A-t-elle résisté à une arrestationou est-ce que c’est un cas d’agression surun officier ? », se demande-t-il. « Je ne

comprends pas », lâche-t-il un peu plustard, « tout ça à cause d’un simple contrôleroutier. »

Sa remarque résume toute l’absurditéd’une affaire que personne ne semblecomprendre, pas même les supérieurs del’officier. Le département de la sécuritépublique du Texas – en charge de lapolice de l’État – a estimé qu’il n’avaitpas respecté les règlements en matièred’arrestation. En attendant les conclusionsdes enquêtes locale et fédérale en cours, ilest cantonné à des tâches administratives.

Les experts légaux américains ne cessentdepuis d’analyser et de commentercette arrestation, que beaucoup jugentaberrante. « Toute cette histoire auraitpu être évitée », estime ainsi l’ancienpolicier devenu avocat des droits civiquesChristopher Cooper dans le New YorkTimes. Selon lui, Brian Enciana n’a pasoutrepassé ses droits en arrêtant la jeunefemme pour une infraction mineure, mêmesi sa décision de l’arrêter est discutable,mais sa colère et sa violence quand la jeunefemme refuse d’éteindre sa cigarette sonttotalement disproportionnées.

C’est d’autant plus grave que l’affaireSandra Bland ne s’arrête pas là. À lasuite de cette arrestation, la jeune femmeest donc officiellement poursuivie pour« agression d’un officier », placée en gardeà vue et assignée à comparaître devant untribunal quelques jours plus tard. Commele permet le droit américain dans la plupartdes États, une caution est fixée par un juge(dont le montant est censé être calculé enfonction des ressources de la personne)et si le prévenu ne peut s’en acquitter, ilreste en détention jusqu’à la date de sacomparution. Le but de ce système étantd’obliger les prévenus à se présenter auxaudiences auxquelles ils sont convoquéspuisqu’ils récupèrent à ce moment-là lemontant de leur caution.

La caution de Sarah Bland est fixée à 5 000dollars, elle ne peut pas payer, elle n’estdonc pas « libérable sous caution » : ellereste en prison. Là encore, cette décisionfait bondir plus d’un expert en droit. « Cequi rend toute cette affaire illégale, c’estqu’elle a été arrêtée et gardée en cellule

Page 15: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 15

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.15/59

sans que personne n’établisse qu’elleprésentait un quelconque danger pour lacommunauté, sans qu’il n’y ait de débatcontradictoire en présence d’un avocatau cours duquel cette question est posée,sans que personne n’établisse qu’ellerisquait de s’enfuir [et donc qu’il fallaitabsolument la garder en cellule – ndlr] »,explique l’avocat Alex Karakatsnanis danscet article du site Slate, interrogeant laconstitutionnalité de ce système de cautiondont souffrent avant tout les citoyens lesplus pauvres.

Il a toutes les raisons d’être consterné :trois jours après avoir été arrêtée, le 13juillet au matin, Sandra Bland est doncretrouvée sans vie, pendue dans sa celluleà l’aide du sac-poubelle qui recouvraitle vide-ordures placé dans la pièce. Ques’est-il passé ? Les autorités ont conclu àun suicide par asphyxie, ce qu’est venuconfirmer le rapport détaillé du médecinlégiste rendu hier et dont les conclusionsont été révélées lors d’une conférence depresse.

Mais la famille et les amis de Sandra Blandne veulent pas y croire, ils soulignentqu’elle était très excitée à l’idée decommencer un nouveau travail. La sœurde Sandra Bland, Sharon Cooper, l’adécrite comme « heureuse et passionnée», ce qui rend selon elle le suicide «incompréhensible ». LaVaughn Mosley,un ami de longue date avec qui SandraBland a discuté depuis la prison le soir deson arrestation, a déclaré qu’à ce moment-là, « elle allait très bien », « elle attendaitde sortir et de passer à autre chose ». Pourlui non plus, l’hypothèse du suicide « n’aaucun sens ».

La grande organisation de défense desdroits civiques NAACP a décidé delancer sa propre enquête et de demanderqu’une nouvelle autopsie soit réaliséede manière indépendante. « Elle a puêtre blessée lorsqu’elle a été jetée ausol [lors du contrôle routier – ndlr].Il est possible qu’elle ait souffert d’unecommotion ou de lésion cérébrale. C’estce que nous voulons vérifier », a déclaré

James Douglas, à la tête de la branche dela NAACP en charge de cette partie duTexas.

D’autres observateurs soulignent qu’elleavait précisé dans son formulaire d’entréeen prison être passée par des épisodesdépressifs et que cela aurait dû alerter lepersonnel de prison, qui aurait dû la placersous surveillance rapprochée tel que lerequiert la loi. Sandra Bland a en effetindiqué dans ce formulaire – rendu publicmercredi – avoir déjà été en dépressionet avoir fait une tentative de suicide eningérant des cachets à la suite d'une faussecouche en 2015.

Aurait-elle donc dû être considéréecomme une personne à risque et parconséquent mieux encadrée ? Pourcommencer, pourquoi a-t-elle passé troisjours en prison pour une infractionmineure ? Autrement dit, comment uncontrôle routier a-t-il pu mener à sonarrestation et à sa mort ? Tandis quedeux enquêtes tentent de répondre à cesquestions, l’une menée par le départementde la sécurité publique du Texas, l’autrepar le FBI, l’affaire prend une ampleurnationale. Elle suscite l’indignation d’élusmais surtout de citoyens, notamment tousceux qui ont rejoint le mouvement deprotestation né sur les réseaux sociauxdepuis un an sous la bannière BlackLives Matter. Un mouvement que SandraBland avait d’ailleurs rejoint : sur sa pageFacebook, elle publiait par exemple desvidéos dénonçant les brutalités policièresà l’encontre des Afro-Américains (unedatant d’avril peut être visionnée ici).

Pour les Américains jeunes et moinsjeunes qui se rangent derrière cehashtag, la mort de Sandra Bland estle résultat de pratiques policières jugéesdiscriminatoires et elle illustre, comme denombreuses autres affaires récentes dontnous avons parlé ici ou ici, le racismeinstitutionnel qui marque encore les États-Unis.

À chaque fois, le schéma est le même : ily a l’affaire de trop, celle qui prend uneenvergure nationale et attire l’attentiondes médias sur les pratiques d’une villeou d’une région, permettant de mettre à

jour un fonctionnement policier, judiciairemais aussi social empreint de racisme.Le comté de Waller, au Texas, n’yéchappe pas. Depuis la mort de SandraBland, plusieurs articles sont revenus surl’histoire de cette région qui compte25 % de population afro-américaine. TheAtlanticnote qu’on y a enregistré parmiles plus hauts taux de lynchage du paysentre 1877 et 1950. Un passé pas trèsbien digéré : The Guardianrappelle qu’ony trouve encore des cimetières séparés,certains pour les Blancs et d’autres pourles Noirs. Quant à l’actuel shérif du comté,Glenn Smith, c’est l’ancien chef de lapolice et il a été démis de ses fonctions en2007 après avoir été accusé de brutalitéset de racisme lors d’arrestations. Ça ne l’apas empêché d’être élu shérif en 2008, niréélu en 2012.

Alors qu’attendre de ce nouvel épisodede tensions, d’indignation ? Commel’analysait le documentariste et militantStanley Nelson pour Mediapart fin juin(ici), « ces tragédies obligent au moinsà admettre qu’il y a un problème, à enparler, à nous mobiliser ». Mais au rythmeoù ces faits divers se succèdent, il estpermis de douter de la capacité du paysà se réformer rapidement et efficacement.D’autant que Blancs et Noirs n’ont pas lamême vision du problème.

Une étude réalisée par le New York Timeset CBS dont les résultats ont été publiésce vendredi n’invite pas à l’optimisme :elle indique une détérioration desrelations interraciales mais aussi l’absencede mélange entre des communautésvivant dans des bulles séparées, rendantdifficile voire impossible l’appréhensionde l’expérience de l’autre.

Six Américains sur dix estiment queles relations entre Blancs et Noirs sontmauvaises, et près de quatre sur dixpensent que la situation empire. Troisquarts des Afro-Américains interrogésestiment que les forces de policeet la justice fonctionnent de manièrediscriminante à leur égard ; seuls 44 %des Blancs partagent cette opinion. Enfin,80 % des Blancs interrogés disent ne pas

Page 16: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 16

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.16/59

croiser « plus de quelques Noirs » auquotidien, ne vivant ni ne travaillant aveceux.

Derrière l’alibi des tableauxde Guéant, la piste del’argent libyenPAR KARL LASKE ET FABRICE ARFILE DIMANCHE 26 JUILLET 2015

Nicolas Sarkozy et Claude Guéant, son secrétairegénéral de l'Élysée, en 2008 © Reuters

Alors que l’ancien ministre de l’intérieurassure avoir obtenu, en 2008, 500 000euros de la vente de deux tableauxd’un maître néerlandais, les investigationsrévèlent que le banquier soupçonnéd’avoir effectué le virement en sa faveur,Wahib Nacer, était l’un des gestionnairesdes comptes de Bachir Saleh, le patron dupuissant fonds d’investissement libyen enAfrique.

Pour Claude Guéant, c’est l’épreuvede vérité. Ce moment douloureux oùdevant les juges, la construction d’unalibi s’effrite, puis s’effondre. Le 27février 2013, la justice découvrait lorsd'une perquisition que l’ancien ministre del’intérieur avait reçu en 2008 un virementde 500 000 euros lui permettant des’acheter l’appartement de ses rêves, rue

Weber, dans le XVIe arrondissement deParis. L’alibi de Claude Guéant consistaità certifier qu’il avait vendu deux tableauxdu maître flamand Andries van Eertvelt(1590 -1652) quelques semaines plus tôt :Vaisseau de haut bord par mer agitée etNavires par mer agitée – des peintures àl’huile sur bois de 19,8 x 36,4 cm.

Justification difficile : le prix obtenu parle secrétaire général de l’Élysée étaitdix fois supérieur à la cote de l’artiste,et l’acheteur, représenté par un avocatmalaisien, était resté inconnu. ClaudeGuéant ne parvenait même pas à préciser

dans quelles circonstances il avait lui-même acheté ces toiles, au début desannées 1990, avec sa femme, au Louvredes antiquaires…

Après deux ans d’investigations, l’ancienpréfet et ancien ministre, âgé de 70 ans, afinalement été mis en examen le 7 marspour « faux et usage de faux et blanchimentde fraude fiscale en bande organisée »,pour avoir entre autres « organisé lavente fictive de deux tableaux du peintrevan Eertvelt prétendument détenus depuisplus de douze ans ». L’enquête a permisd’établir que les 500 000 euros reçuspar Claude Guéant – virés depuis la

Malaisie via le cabinet d'avocat de Me SivaRajendram – provenaient en réalité d'uncompte ouvert à Djeddah au nom d’unrichissime Saoudien, Khalid Bugshan, quin’avait jamais rencontré Claude Guéant, niacheté ses tableaux !

Nicolas Sarkozy et Claude Guéant, son secrétairegénéral de l'Élysée, en 2008. © Reuters

L’enquête révèle aujourd'hui que lebanquier soupçonné d’avoir effectué levirement, Wahib Nacer, financier dela famille Bugshan, et dirigeant duCrédit agricole suisse, était aussi l’undes gestionnaires des comptes de BachirSaleh, le patron du puissant fondsd’investissement libyen en Afrique, leLibya Africa Investment Portforlio (LAP).Le 31 mars, le domicile et les bureauxde Wahib Nacer ont été perquisitionnésen Suisse, de même que ceux del’intermédiaire Alexandre Djouhri, ceproche de Dominique de Villepin devenu,après 2007, l’un des conseillers officieuxde Guéant.

En mai 2012, Alexandre Djouhri aorganisé le départ en catastrophe de BachirSaleh (alors visé par un mandat d'arrêtd'Interpol) de Paris vers Niamey, au Niger,peu après la publication par Mediapart

de la note officielle libyenne faisant étatde son rôle présumé dans le projet definancement de la campagne présidentiellede Nicolas Sarkozy par la Libye, en2007. Alors qu’une enquête se poursuitsur l’authenticité de cette note, l’hommed’affaires Ziad Takieddine a précisé auxjuges que Bachir Saleh était venu àplusieurs reprises en France pour mettre enplace la mécanique financière du soutienlibyen et obtenir auprès de Claude Guéantles « indications bancaires » nécessairesaux virements.

Lors de la perquisition d’un des lieuxde résidence de M. Saleh en France, lesenquêteurs ont découvert une attestationde Wahib Nacer, datée du 24 juillet 2008,au nom du Crédit agricole suisse, certifiantla « capacité financière » de BachirSaleh. Et différents documents prouvantque Wahib Nacer était l’administrateur descomptes du dirigeant libyen.

Mis en examen en même temps queClaude Guéant, le Saoudien KhalidBugshan, de son côté, n’est pas parvenuà expliquer le virement de 500 000euros parti de son compte vers celui deClaude Guéant : il ne connaissait toutsimplement pas son nom. Après avoirdéclaré ne pas se souvenir du tout de cetteopération bancaire, Bugshan a expliquéque Wahib Nacer, ancien cadre de laBanque franco-saoudienne de Djeddah– filiale d’Indosuez – gérait, depuisles années 1970, les comptes de safamille, avant et après avoir rejoint leCrédit agricole de Genève. Le virement àl’origine de la bonne fortune de Guéant estparti de la National Commercial Bank deDjeddah vers la Malaisie, avant d’atterrir àParis. Wahib Nacer pouvait effectuer trèsdirectement des opérations sur le comptedu Crédit agricole suisse, mais aussi surdes comptes situés à Djeddah.

Bugshan lui demandait d’effectuer desretraits ou des versements par des ordresécrits au nom d’une des sociétés desa famille. Mais Wahib Nacer était« bordélique », selon M. Bugshan.Il avait la fâcheuse habitude de luiapporter les documents ou papiers àsigner « à la dernière minute » ou juste

Page 17: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 17

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.17/59

avant qu’il prenne l’avion, sans qu’ilpuisse en prendre connaissance. « Unnombre incalculable de papiers, y comprisd’ouverture de comptes », a-t-il précisé.

Khalid Bugshan a souligné que s’il avaitvoulu verser 500 000 euros à Guéant, il luiaurait donné directement la somme. « Unepetite somme », pour lui. Propriétairede plusieurs biens immobiliers à Paris,M. Bugshan a servi d’intermédiaire auxFrançais lors de la vente des frégates àl’Arabie saoudite et il garde d’importantes« relations d’affaires » avec les groupesd’armement Thalès et EADS.

La méconnaissance totale de Bugshande l’histoire des tableaux accableévidemment Claude Guéant. L’ancienministre a tenté de conforter son alibien communiquant aux juges une photoprise au cabinet de l’avocat malaisien SivaRajendram, d'où est parti le virement. Ony voit l’assistante de l’avocat tenir entreses bras les deux marines de van Eertvelt,tandis qu'un journal local, le New StraitsTimes posé devant elle permet de dater lecliché. Mais cette apparition fantomatiquea plutôt conforté l’idée que les tableauxn’avaient pas été vendus…

Selon Guéant, les tableauxétaient accrochés dans sachambre, sa femme de ménagene les a jamais vusDevant les policiers, Claude Guéant araconté avoir entrevu une possibilitéde vente de ces tableaux lors d’unerencontre au Ritz avec l’avocat malaisien,à l’automne 2007, lorsqu’il était secrétairegénéral de l’Élysée. Intéressé par cesœuvres, M. Rajendram se serait rendudès le lendemain au domicile des Guéant.« C’est mon épouse qui l’a reçu, et elleme dit sa surprise de l’avoir entendu luidemander si, par hasard, nous ne serionspas vendeurs de ces deux tableaux, arapporté l’ancien ministre, le 6 mai 2013,dans un procès-verbal divulgué par LeMonde. Il nous a rappelé plusieurs foispour finir par articuler une proposition deprix à 500 000 euros, ce qui nous a sembléintéressant. »

On comprend l’intérêt du couple. D’autantque Claude Guéant ne se souvient pasdu prix d’achat des deux tableaux, ni del’antiquaire qui les lui avait vendus. Il n’apas de facture. Par ailleurs, ses tableauxne sont, très curieusement, pas assurés.Le hasard fait bien les choses, puisquele secrétaire général de l’Élysée voulaitjustement s’acheter un appartement et qu'ils’était rendu compte qu’avec son seulpécule, il ne pouvait prétendre au mieuxqu'à 40 ou 50 mètres carrés.

La galerie commerçante où Claude Guéantassure avoir acheté les tableaux. © DR

Le 4 janvier 2008, avant même d’avoirreçu les fonds de Malaisie, et donc d’avoirbouclé la vente de ses tableaux, ClaudeGuéant signe la promesse d’achat d’un

appartement de 89 m2, rue Weber, situéentre l’avenue Foch et celle de Grande

Armée, dans le XVIe arrondissement.Le 30 janvier 2008, l’avocat malaisiencommunique au secrétaire général del’Élysée les « instructions » d’un client,qui « souhaite rester anonyme » au sujetde la vente des « dites antiquités », sansplus de détails. Selon l’avocat, le clientoffre 500 000 euros et attend un certificatd’expert, ainsi qu’une évaluation de lavaleur des « antiquités » qui, au passage,ne sera pas fournie. Claude Guéantcontresigne, sous la mention manuscrite« bon pour acceptation », et c’est l'uniquedocument dont il dispose qui atteste d'une« vente » – bien que les tableaux ne soientmême pas mentionnés – qui justifie letransfert des fonds.

Les 500 000 euros lui parviennent deMalaisie le 3 mars 2008. Ce qui lui permetde payer comptant, quinze jours plus tard,l’appartement, 717 500 euros.

Dès les premiers interrogatoires del’ancien ministre de l’intérieur, le doutes’installe sur la réalité de l’opération.

C’est qu’il ne dispose d’aucun élémentlui permettant de prouver qu’il a vraimentété propriétaire de ces tableaux : pas unephoto, pas un témoignage… Quant à safemme, elle est décédée. Claude Guéantprécise quand même que les tableauxétaient accrochés dans sa chambre àcoucher. Il suggère d’interroger sa femmede ménage. Hélas, celle-ci déclare auxpoliciers qu’elle n’a jamais vu ces œuvres !

Le service antiblanchiment Tracfinapporte sa pierre à l’édifice encommuniquant aux juges les donnéesobtenues de son homologue de Malaisie.Provenant d’Arabie saoudite, un virementde 500 000 euros a crédité le comptede l’avocat malaisien, le 27 février2008, cinq jours avant le paiement des

« tableaux ». Pour justifier l’opération, Me

Siva Rajendram a présenté une facture àen-tête de Claude Guéant, comportant desfautes d’orthographe dans les noms desœuvres et celui de l’artiste, et libellée enlivres et non en euros… À la vue de cette« facture », l’ancien ministre a simplementassuré qu’elle n’était pas de sa main.

[[lire_aussi]]

Cherchant d’où venaient les œuvres enquestion, les enquêteurs ont obtenu uneréponse intéressante de Christie’s : enjuin 1990, les deux marines d’Andriesvan Eertvelt ont été vendues aux enchèreschez Christie’s Amsterdam, au prix totalde 48 300 euros. L’acheteur était unesociété basée à Genève dont les gérantsn’ont pas jusqu'à présent été retrouvés. Parcontre, un expert en œuvres d’art a analysépour la justice l’évolution de la cote del’artiste. Des tableaux de grande taille sesont vendus dans une fourchette de 30 000à 140 000 euros pour le plus cher. D'autresont même été vendus à des prix inférieursà 10 000 euros. L’expert conclut que lesdeux marines sur bois objets de l'enquêtepouvaient être estimées autour de 30 à35 000 euros en 2008, puis entre 40 et 50000 euros en 2013. Une somme dix foisinférieure à celle reçue par Claude Guéant.

Lors de cette prétendue vente, il ne s’estpas chargé, ni préoccupé de l’expéditiondes œuvres : des messagers non identifiéss’en seraient chargés. Il n’a d’ailleurs pas

Page 18: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 18

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.18/59

non plus déposé de demande de licenced’exportation au ministère de la culture,comme cela été relevé, dès 2013, lorsqu’ila fait état de cette vente de tableaux. Cettedernière procédure est pourtant obligatoiredès lors qu’une vente dépasse 150 000euros.

Pour sa défense, l’ancien ministrede l’intérieur a retrouvé lecertificat d’authenticité qui accompagnaitces tableaux. Malheureusement, lesenquêteurs se sont vite aperçus que cetteattestation avait été établie par un expert,Alain L., parti en Thaïlande après avoirété impliqué dans une affaire de fauxcertificats… Les juges d’instruction ontdonc conclu que Claude Guéant avaitparticipé « à la confection d’un ensemblede documents (promesse d’achat, lettre,facture) destinés à formaliser la ventefictive » des tableaux.

Boite noireNous avons contacté Claude Guéant, ainsique son avocat Me Philippe BouchezEl-Ghozi, qui n'ont pas répondu à nossollicitations.

Comment le fisc a enterré ledossier GuéantPAR KARL LASKE ET FABRICE ARFILE JEUDI 23 JUILLET 2015

Claude Guéant était ministre de l'intérieurau moment du contrôle fiscal.. © Reuters

Selon des documents obtenus parMediapart, la Direction générale desfinances publiques a été informée dès 2011d’une possible fraude fiscale de ClaudeGuéant lors de l’achat de son appartementparisien. Alors que l’administrationsoulignait « les manquements » dans sesdéclarations, Bercy a jugé, en 2012, lesréponses de l'ancien ministre de NicolasSarkozy satisfaisantes.

Une chose est sûre : l’ancien ministrede l’intérieur Claude Guéant a étéprotégé, même si l’on ne sait pas encoreprécisément par qui, d’un scandale fiscalretentissant.

Aujourd’hui poursuivi pour « faux etusage de faux et blanchiment de fraudefiscale en bande organisée », et pouravoir aussi « organisé la vente fictivede deux tableaux du peintre Van Eertveltprétendument détenus depuis plus dedouze ans », Claude Guéant a obtenu, enjuin 2012, le quitus de l’administrationfiscale qui s’interrogeait pourtant depuisun an sur des « manquements » dansses déclarations et une possible fraudefiscale pour n’avoir pas déclaré l’impôt desolidarité sur la fortune (ISF) avant 2009.

En 2008, l’ancien préfet avait payécomptant — 717 500 euros — un

appartement de 89 m2, rue Weber, àproximité de l’avenue Foch et de celle

de la Grande-Armée, dans le XVIe

arrondissement de Paris. Et cela grâceà un virement de 500 000 euros reçule 3 mars 2008, justifié par la ventefictive « d’antiquités ». Comme Mediapartl’a révélé lundi, le banquier soupçonnéd’avoir effectué le virement d’ArabieSaoudite, via la Malaisie, était par ailleursl’un des administrateurs des comptes d’unancien haut dirigeant libyen.

En février 2011, Claude Guéant a étésoumis à la procédure du contrôle fiscalexercé sur les membres du gouvernementà leur entrée en fonctions. Le serviceenquêteur relève aussitôt « qu’il convient

d’éclaircir la situation de M. Guéant auregard de l’ISF » compte tenu des actifsimmobiliers qu’il a déclarés en 2009.

Claude Guéant était ministre de l'intérieurau moment du contrôle fiscal.. © Reuters

Selon les documents obtenus parMediapart, l’état-major de la Directiongénérale des finances publiques (DGFIP)s’empare du dossier dès le mois d’avril2011. Le ministre de l'intérieur envoiealors à Philippe Parini, le directeur dela DGFIP nommé par Éric Woerth,un courrier manuscrit justifiant le« financement » de son achat immobilierpar la vente de deux tableaux de maître.

L’enquête judiciaire a montré que cesdeux peintures sur bois – dont il n’estpas sûr qu’elles aient appartenu un jourà M. Guéant – valaient dix fois moins,et pouvaient difficilement justifier leversement bancaire de 500 000 euros.

Ce courrier méritait donc de sérieusesvérifications sur la réalité de cette vente, neserait-ce que pour savoir si Claude Guéantavait demandé une licence d’exportationdes œuvres, obligatoire pour des montantssupérieurs à 150 000 euros, ce qu’ilavait omis de faire. Mais en juin 2012,trois semaines après l’alternance, unresponsable de la DGFIP estime par mailque Claude Guéant a « pu justifier lefinancement de son achat immobilier »,et sa non-imposition à l’ISF, par la vente

Page 19: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 19

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.19/59

des deux tableaux. L’enquête de la DGFIPs’est donc limitée à répercuter la versionde l’intéressé.

Claude Guéant et Manuel Valls lors de la passationde pouvoir place Beauvau, en mai 2012. © Reuters

Entre février 2011 et juin 2012,Philippe Parini est resté patron de laDGFIP sous l’autorité de trois ministresdu budget successifs, François Baroin,Valérie Pécresse et Jérôme Cahuzac,jusqu’à son remplacement en août 2012par Bruno Bézard. Jugé« très fiable etprofondément loyal » par Sébastien Proto,directeur adjoint du cabinet d'Éric Woerth,Parini avait en effet côtoyé NicolasSarkozy dès la fin des années 90, alorsqu’il était trésorier payeur général desHauts-de-Seine, avant de participer à larédaction de son programme présidentielde 2007. Aujourd’hui directeur régionaldes finances publiques d’Ile-de-France, lehaut fonctionnaire n’a pas donné suite ànos appels.

Entendu en mai 2013 par la commissiond’enquête parlementaire « relative auxéventuels dysfonctionnement dans l’actiondu gouvernement et des services del’État » dans la gestion de l’affaireCahuzac, Philippe Parini avait justementévoqué les modalités du contrôle fiscaldes ministres lors de l’installation dunouveau gouvernement, en juin 2012. Etla préparation par l’administration centraledu contrôle fiscal des « fiches ministres ».« Au cours des années précédentes, encas de remaniement, le service central ducontrôle fiscal interrogeait directement lenouveau ministre et évaluait sa situationfiscale, a expliqué M. Parini, le 28 mai2013. Je n’étais informé que lorsqu’unedifficulté particulière se présentait ou siune procédure de régularisation prenait

trop de temps. Dans ce cas, il m’est peut-être arrivé d’en tenir informé le ministredu budget. »

Questionné par Mediapart, un proche deValérie Pécresse, et ancien membre deson cabinet, a fait savoir que l’ancienneministre « n’avait pas eu connaissancedu dossier de M. Guéant ». « ValériePécresse a confirmé la circulaire Baroinqui actait la fin de la cellule fiscale aucabinet, et la transmission des demandesd’intervention, et leur instruction, à laDGFIP, explique cette source. Il est arrivéque le directeur de la DGFIP alerte laministre sur un dossier sensible, mais cedossier [Guéant – ndlr] ne lui a jamaisété présenté. Et M. Guéant ne lui a jamaisparlé du dossier. »

« Il n’y a pas eu de contact avecMme Pécresse », a confirmé ClaudeGuéant à Mediapart, tout en indiquantqu’il ne « souhaitait en aucune façons’exprimer sur ces sujets ».

« L’intéressé a pu justifier del’acquisition de la résidenceprincipale », selon la DGFIPLa « fiche ministre » réalisée en 2011par le service du contrôle fiscal sur lenouveau ministre de l’intérieur met enrelief plusieurs « anomalies ».

« Il apparaît que M. et Mme Guéantauraient dû déposer des déclarationsd’ISF pour les années antérieures àl’année 2009 dans la mesure où ilsdevaient disposer des fonds nécessaires àl’acquisition de leur résidence principale,sauf existence d’un emprunt couvert parune assurance décès », relève le fisc.

« En outre, la déclaration d’ISF au titre del’année 2009 est incomplète. L’impôt a étéliquidé sur la seule valeur des deux biensimmobiliers (…). Aucune mention desliquidités, meubles meublants, et dettes –estimés à 225 741 euros l’année suivante,en 2010. M. Guéant n’a pas déclaré dedettes au titre de l’année 2010. »

L’épouse de Claude Guéant est décédée aumois d’octobre 2008, et la déclaration desuccession qui fait suite à sa disparitionétablit un actif net de 1 199 670 euros.

Aux yeux des agents du fisc, la fortune ducouple Guéant a fait un bond inexplicable.Car Claude Guéant n’a pas non plusdéclaré au fisc de vente d’œuvre d’artcomme il en aurait eu l’obligation.

La rue Weber, voisine de l'avenue Foch, où ClaudeGuéant achète son appartement. © (Capture Google Maps)

En vendant deux tableaux de maître pourun prix de 500 000 euros, l’ancien ministreaurait dû s’acquitter soit d’un impôt sur laplus-value – à condition qu’il dispose d’undocument prouvant la valeur d’origine–, soit d’une taxe forfaitaire de 4,5 %du prix de vente, dans la mesure où ilne pouvait prouver qu’il détenait l’œuvredepuis plus de 12 ans – ce qui est un motifd’exonération. N’ayant pas de facture – ilne se souvient ni du vendeur, ni du prix–, ni aucun élément permettant de justifierde la date d’acquisition des tableaux – pasnon plus de photo, ni de témoignage –,Claude Guéant aurait donc dû s’acquitterde la taxe forfaitaire.

Par ailleurs, une vente de tableaux endehors de l’Union européenne puisque,officiellement, il s’agit d’une vente enMalaisie, pour des montants supérieursà 150 000 euros impose le dépôt d’unedemande de licence d’exportation auministère de la culture. L’article L114-1 ducode du patrimoine sanctionne pénalementle non-respect de cette réglementation pardes peines de deux ans d’emprisonnementet 450 000 euros d’amende. Alorssecrétaire général de l’Élysée, ClaudeGuéant n’exécute aucune des formalitéslégales et se contente d’encaisser les 500000 euros de Malaisie.

Le 28 février 2012, près d’un anaprès sa nomination, Claude Guéantécrit, sur son papier à entête deministre de l’intérieur, de l’outre-mer,

Page 20: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 20

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.20/59

des collectivités territoriales et del’immigration au directeur de la DGFIP,Philippe Parini :

« Cher monsieur le directeur,Comme suite à notre conversation, jevous prie de trouver ci-joint les copiesdes différentes pièces bancaires quidétaillent le financement de l’achat demon appartement en 2008.Comme vous pourrez le constater, lasource principale de financement vientde la vente au mois de mars de deuxtableaux du peintre hollandais A. VanArtvelt (1590-1652). »

En réalité, les pièces communiquées parClaude Guéant ne détaillent pas grand-chose. Le ministre joint à son courrierl’avis de réception du virement de la BNPdu 3 mars 2008, attestant de l’arrivée de500 000 euros sur son compte (un virementopéré par le cabinet d’avocat malaisienRajendram) ainsi qu’un fax de l’avocatcommuniquant, le 30 janvier 2008, l’offred’achat des « dites antiquités » par unclient souhaitant rester anonyme.

On sait aujourd’hui qu’à l’automne 2013,le service antiblanchiment Tracfin arapidement découvert qu’un virementde 500 000 euros, provenant d’ArabieSaoudite, avait été encaissé par l’avocatmalaisien, avant que ce dernier ne créditeà son tour le compte de Claude Guéant,posant ainsi la question de la provenanceréelle des fonds. En transmettant cespièces à la DGFIP, Claude Guéant dévoiledonc la mécanique d’un probable délit deblanchiment d’un revenu non déclaré, quiplus est d’origine douteuse.

Le 4 juin 2012, sans la moindrevérification, la DGFIP est en mesure derefermer le dossier Guéant. Par un mailintitulé « CSP [contrôle sur pièces –ndlr] anciens membres du Gvt », le chefde la mission affaires fiscales et pénalesde la DGFIP, M. Gradzig El Karoui,annonce à l’administratrice générale, MmeJanine Pecha, responsable du pôle fiscalParis Sud-Ouest, que l’affaire est close.Pecha et El Karoui feront partie deshauts fonctionnaires de la DGFIP invitésà témoigner aux côtés de Philippe Parini,devant la commission d’enquête Cahuzac.

Faisant référence à d’autres mails relatifsà la « fiche de CG », El Karoui annoncequ’« à la suite de prises de contact avecl’intéressé », « celui-ci a pu justifier del’acquisition de la résidence principale(mars 2008) et la non-imposition à l’ISFau titre des années antérieures à 2009 parla vente en mars 2008 de deux tableaux

(d’un peintre flamand du 17e siècle), pourun montant total de 500 000 euros ».

[[lire_aussi]]

Le haut fonctionnaire précise aussi que« la plus-value réalisée est exonéréepar le jeu de l’abattement pour duréede détention », « ces tableaux ayantété acquis plus de 12 ans avant leurrevente ». Seulement voilà, Claude Guéantne dispose d’aucune preuve à ce sujet.Le responsable de la DGFIP conclut ensignalant qu’« il a été décidé de ne pasinsister sur les autres points au titre desannées 2009 et 2010 ».

Après cet implacable contrôle sur pièces,l’ancien ministre de l’intérieur est retournéà la vie civile, reprenant ses contacts avecles intermédiaires connus lorsqu’il étaitfonctionnaire puis ministre, et ouvrant uncabinet d’avocats plein d’avenir. Il a falluqu’une perquisition à son domicile le 28février 2013 vienne tout gâcher.

Les juges percent les secretsde la fuite du bras droit deKadhafiPAR KARL LASKE ET FABRICE ARFILE VENDREDI 24 JUILLET 2015

Claude Guéant, Bernard Squarcini,Bachir Saleh et Alexandre Djouhri

Des vérifications téléphoniques prouventque l’intermédiaire Alexandre Djouhri,proche de Claude Guéant, a bien organisél’exfiltration de Paris vers le Niger dudirigeant libyen Bachir Saleh, sous lecoup d’un mandat et d'une notice rouged’Interpol, en 2012. Le tout en présencede l’ancien patron des services secretsintérieurs, Bernard Squarcini.

C’est une exfiltration à l’ancienne, quiporte la marque des affaires d’État.Un rendez-vous improbable entre lepatron d’un service de renseignement, unintermédiaire sorti de la banlieue nord deParis et l’ancien bras droit d’un dictateur,au pied de la tour Eiffel. Comme dans unroman de John Le Carré, l’espion fait lescents pas, à l’écart. L’intermédiaire fait lanavette entre l’agent et l’homme en fuite,dans les jardins du Champ-de-Mars. Desinconnus suivent à distance les pourparlersdu trio.

La justice a obtenu la confirmationqu’Alexandre Djouhri, proche de l’ancienPremier ministre Dominique de Villepinet devenu l’un des conseillers officieuxde Claude Guéant, avait bien organisél’exfiltration de Bachir Saleh de Paris,le 3 mai 2012, en étroite coordinationavec le patron du renseignement intérieur,Bernard Squarcini. Un rendez-vous destrois hommes à la tour Eiffel, révélépar Les Inrocks en septembre 2012 (leurenquête est à relire ici), a été confirmé parl’identification des téléphones de Djouhri,Saleh et Squarcini, et le « bornage » – lagéolocalisation – de leurs appels ce soir-là.

L'enquête des Inrocks qui révèlele rendez-vous de la tour Eiffel. © DR

Cinq jours auparavant, Mediapart avaitpublié une note officielle libyenne datéede 2006, informant Saleh d’un projet definancement de la campagne présidentiellede Nicolas Sarkozy en 2007. Après avoirdémenti, par avocats interposés, qu'il aitété « le destinataire » de ce document,Bachir Saleh s’était donc envolé vers leNiger puis l’Afrique du Sud, alors qu’ilétait sous le coup d’un mandat d’arrêtlibyen et d’une notice rouge d’Interpol.La veille, Nicolas Sarkozy avait concédéque si Bachir Saleh était « recherché

Page 21: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 21

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.21/59

par Interpol », il serait effectivement« livré ». Les autorités françaises ontsouligné que le nom de famille figurant surce mandat, Bachir Saleh al-Shrkawi, avaitété à l’origine d’une confusion, mais quel’intéressé était effectivement réclamé parla Libye pour « escroquerie, détournementde fonds publics et abus de pouvoir ».

Saisis en 2013 d’une enquête sur la réalitéde ces financements libyens, les juges ontmis au jour un mystérieux virement de500 000 euros parvenu à Claude Guéant,en mars 2008, via la Malaisie, et ilsont appris par des documents saisis dansl’appartement de Bachir Saleh que lebanquier soupçonné d’avoir effectué levirement initial de cette somme en ArabieSaoudite, Wahib Nacer, un dirigeantdu Crédit agricole suisse, avait été legestionnaire des comptes du dirigeantlibyen. Un certificat établi par le banquieret attestant de la capacité financièrede Bachir Saleh a ainsi été retrouvé(lire Derrière l’alibi des tableaux deGuéant, la piste de l’argent libyen).

Claude Guéant, Mouammar Kadhafi etNicolas Sarkozy à Tripoli en 2007. © DR

Les enquêteurs ont reçu pour mission devérifier les circonstances du départ deBachir Saleh à Paris, le 3 mai 2012. Lesressources de la « téléphonie » leur ontpermis de retrouver trace du rendez-vousde la tour Eiffel.

« Les fadettes et le bornage dedifférents téléphones utilisés par les troisprotagonistes démontrent qu’AlexandreDjouhri a été en contact téléphonique cejour-là à plusieurs reprises avec BachirSaleh ainsi qu’avec Bernard Squarcini,ont-ils résumé dans un document consultépar Mediapart. Les téléphones utiliséspar Bachir Saleh et Alexandre Djouhri

déclenchent également les bornes de lazone de la tour Eiffel entre 18 heures et19 heures ce jour-là. Dans le même traitde temps, il ressort que le téléphone utilisépar Bernard Squarcini était coupé entre18h24 et 18h43 ; jusqu’à ce qu’AlexandreDjouhri l’appelle à 18h44, avant que

Bernard Squarcini lui-même appelle Me

Ceccaldi, l’avocat de Bachir Saleh, à18h46. »

Contacté par Mediapart, Me MarcelCeccaldi a confirmé avoir averti son clientde l’imminence d’une interpellation enexécution de la notice rouge, et il sesouvient d’un coup de fil du patron durenseignement intérieur : « C’était trèsbref, commente l’avocat. Il m’a dit: "Leschoses sont en ordre, c’est fait, c’estbouclé." Je savais qu’il devait partir. »

Questionné par Les Inrocks en 2012 surce rendez-vous avec Alexandre Djouhriprès de la tour Eiffel, Bernard Squarciniavait reconnu une « rencontre », « maisrapide », de « trois minutes, sans plus »,en contestant avoir été informé de laprésence de Bachir Saleh à proximité.Selon l’enquête des Inrocks, Djouhri avaitfait la navette entre les deux hommes.« Alexandre ne me rend pas compte, avaitrépondu Squarcini. Je ne suis pas sonofficier traitant ! Je n’ai vu qu’Alexandre,rapidos, sur un point particulier lié à mesoccupations. »

Les investigations permettent aussid’apprendre qu’« Alexandre Djouhri acontacté à trois reprises, entre 19h14et 20h47, la compagnie de jets privésMasterjet Aviaco Executiva du Bourget,alors que d’autre part Bernard Squarciniappelait M. Hugues Moutouh, alorsconseiller spécial au cabinet de M. ClaudeGuéant ministre de l’intérieur et cependant 48 secondes».

Joint par Mediapart, l’ancien conseillerspécial de Claude Guéant se dit certainde ne pas avoir évoqué l’affaire libyenneavec Bernard Squarcini. « J’avais souventBernard au téléphone, mais je n’ai pasparlé de ça avec lui, ni avec le ministre.Je ne suivais pas ce type de sujets »,commente-t-il. Le cabinet du ministre de

l’intérieur avait été informé des facilitésde séjour accordées à Bachir Saleh, unefois sorti de Libye – avec l’assistancedes services français lors de la chutedu régime. Claude Guéant avait confirméau Canard enchaîné, en avril 2012, ladélivrance par le ministère de l’intérieurd’une « autorisation de séjour » au Libyen.

« C’est Alexandre Djouhri quis’est occupé de cela »La compagnie d’aviation MasterjetAviaco Executiva qui a affrété, le 3 mai2012, un vol à destination de Niameyà la suite de l'appel de Djouhri, aété réglée par une société djiboutienne,Datco. Selon l'enquête, cette société estprécisément représentée par un proche del'intermédiaire, l'avocat Mohammed Aref,par ailleurs beau-frère du banquier deSaleh, Wahib Nacer.

Un ancien dignitaire du régime, entendupar les juges sous couvert de la procéduredu témoin anonyme, a confirmé le rôled’Alexandre Djouhri dans l’exfiltration.« C’est Alexandre Djouhri qui s’estoccupé de cela en lui faisant prendreun avion spécial pour le conduire duBourget vers le Niger. (…) Par la suite,des proches de Sarkozy avaient conseillé àBachir de quitter le Niger pour l’Afriquedu Sud, ce qu’il a fait. » Accueilli enCorse, fin avril 2012, par l’un de ses amisfrançais, l’ancien député européen MichelScarbonchi, Bachir Saleh s’épanche etdéclare qu’il subit des pressions de lapart de la « bande à Sarko » pourquitter le territoire national. Saleh luiprécise qu’« une comptabilité de toutesles remises de sommes en espèces à desautorités étrangères était tenue par la

Page 22: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 22

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.22/59

banque centrale libyenne, avec les datesde remises, les montants et les paysbénéficiaires ».

Bachir Saleh, l'ancien directeur decabinet de Mouammar Kadhafi à Paris © DR

Placé à la tête du fonds d’investissementlibyen en Afrique (le Libya AfricaInvestment Portforlio, LAP), Bachir Salehavait été l’homme clé des financementsétrangers mais aussi celui qui étaitle plus proche des Français. NicolasSarkozy avait d’ailleurs mentionné sonnom dès son premier appel téléphoniqueofficiel à Kadhafi, après son électionen 2007. « Qui est la personne queje pourrai rencontrer pour échangersur les questions délicates ? Est-cemonsieur Bachir ? » avait demandé leprésident français. Kadhafi avait approuvéla suggestion, et Sarkozy avait concluqu’il allait donc « rencontrer monsieurBachir ».

En juillet 2008, Kafa Kachour, la femmede Bachir Saleh, qui disposait d’unevilla en France, à Prévessin-Moëns (Ain),avait obtenu de l’Élysée une interventionexplicite en faveur de sa naturalisation –obtenue en trois mois, comme Mediapartl’a révélé ici – au motif des « solidesrelations de travail » entretenues avec sonmari, directeur de cabinet de MouammarKadhafi.

Plusieurs témoins ont évoqué devantles juges le rôle de Bachir Saleh dansles financements. L’intermédiaire ZiadTakieddine assure lors d'une audition queSaleh aurait reçu de Claude Guéant les

« indications bancaires » nécessaires auxvirements en faveur des Français. « Je saisque Bachir Saleh était très très prochedu colonel Kadhafi et qu'il était chargéde tous les investissements libyens enAfrique, représentant un portefeuille de25 milliards de dollars », a estimé, enjanvier 2014, une ancienne responsable duministère libyen des affaires étrangères,Zahra Mansour, qui a témoigné avoir eula confirmation par le chef de l’État libyende l’existence d’un « soutien financier »libyen à la campagne présidentielle deSarkozy. « Vous aurez du mal à obtenir untémoignage de Bachir Saleh, car NicolasSarkozy l’a aidé à sortir de prison pourvenir en France et de la France à repartiren Afrique du Sud, a-t-elle conclu. Jesuppose que l’intervention de NicolasSarkozy devait faire suite à un accordpassé avec Bachir Saleh à condition qu’ils’engage à ne jamais rien dire. »

À la suite de l’intervention occidentale enLibye, les fonds placés sous le contrôle deBachir Saleh ont été inclus dans le gel desavoirs, et il semble qu’Alexandre Djouhriait offert à l’ancien dirigeant d’engagerdes procédures afin d’obtenir le déblocagede certains comptes personnels. Peu avantson départ, en mai 2012, Bachir Salehavait rencontré Djouhri et l’ancien Premierministre Dominique de Villepin, devenuavocat international, avec cet objectif.

Alexandre Djouhri en compagnie de Dominique deVillepin, lors d'un match du PSG. © Reuters

Lors d’une écoute judiciaire de ClaudeGuéant, les enquêteurs ont découvertqu’Alexandre Djouhri, resté très prochede l’ancien ministre de l'intérieur, étaitallé rendre visite à Bachir Saleh àJohannesbourg, en septembre 2013. Ainsique Le Monde l’a rapporté, l’intermédiairequi appelle Claude Guéant d’Afrique duSud prétend qu’un deal a été offert à Saleh

par les « socialos » : « De dire, voilà, oui,effectivement, j’aurais financé… des…mais des saloperies, et là, ils lui donnaientl’école pour les enfants, ils demandaientà la Libye de lever le mandat d’Interpol.Eh franchement, quelle politique… quellepolitique… »« C’est une magouille, a réagiClaude Guéant. C’est incroyable. C’estd’une bassesse…»

« Ils ont minimisé le gars, assure Djouhri.Ça te prouve qu’ils ne connaissent pas lacarrière du gars. » L’intermédiaire ajouteque l’ancien dirigeant libyen n’était « pascontent » : « Il m’a dit : "J’ai toujours étépro-français, et voilà comment la Francem’a remercié". »« Oui c’est vrai qu’ilétait très francophile ce garçon, approuveGuéant. C’était une vraie passerelle entrela France et la Libye à l’époque où… »« Ah bah, il est vraiment déçu », soupireDjouhri.

Lors de cet échange, Djouhri répercute aupassage les conseils que lui a transmis sonavocat au sujet des actions à engager vis-à-vis de la presse. Il rappelle aussi à l’ancienministre les affaires qu’il a dorénavantavec lui :

— Djouhri : « On va voir les Popovsensemble, hein ? les Russes !! »— Guéant : « Ah bien volontiers, ouivolontiers. »— Djouhri : « Dès qu’ils arrivent, ils vontme tenir au courant. Et moi je te tiens aucourant au début de semaine. »— Guéant : «D’accord. »— Djouhri : « Allez, à l’attaque !! »— Guéant : « Merci, allez, bon séjour, aurevoir. »

New York et Shanghainoyées d'ici 2100 ?PAR MICHEL DE PRACONTAL

Page 23: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 23

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.23/59

LE SAMEDI 25 JUILLET 2015

Le glacier de Thwaites, en Antarctique,est en train de fondre. © Nasa

Pour le célèbre climatologue JamesHansen, qui a lancé l'alerte auréchauffement en 1988, l'objectifinternational de maintenir la haussedes températures en-dessous de 2°C est insuffisant et même « trèsdangereux ». Un avertissement ciblé endirection de l'administration Obama et desnégociateurs du sommet sur le climat deParis, prévu à la fin de l'année.

Le climatologue américain James Hansen,connu pour avoir, en 1988, alertéle Congrès des États-Unis sur leréchauffement anthropogénique, vient delancer un nouvel avertissement : la fonteaccélérée des glaces polaires pourrait fairemonter le niveau des mers de plusieursmètres d’ici 200 ans et même, dansl’hypothèse la plus pessimiste, d’ici la findu siècle.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Ce qui ferait disparaître de nombreusesîles du Pacifique, engloutirait leBangladesh et rendrait inhabitables desvilles comme Hong Kong, Londres, NewYork ou Shanghai.

Hansen expose son analyse dans unarticle de plus de soixante pages,signé avec seize autres scientifiquesinternationaux et publié en ligne le23 juillet par la revue AtmosphericChemistry and Physics discussion. « Sil’océan continue d’accumuler de lachaleur et augmente la fonte desbarrières de glace de l’Antarctique etdu Groenland, on atteindra un point àpartir duquel il sera impossible d’éviterune désintégration des couches de glaceà grande échelle et une montée du niveaudes mers d’au moins plusieurs mètres »,écrivent les chercheurs.

La conclusion majeure de l’article estqu’une élévation catastrophique du niveaudes mers est possible même si latempérature de surface de la Terren’augmente pas de plus de 2° C par rapportà la période pré-industrielle. L’objectifinternational de limiter le réchauffement à2° C a été fixé lors de la Conférence deCopenhague de 2009, et doit servir de baseà la discussion de la COP 21, le sommetsur le climat prévu à Paris du 30 novembreau 11 décembre 2015. Mais selon Hansenet ses coauteurs, ce garde-fou de 2° C estinsuffisant et même « très dangereux ».

Avant même d’être publié, l’articlede Hansen et de ses collègues asuscité un buzz intense et une vaguede commentaires dans les médiasinternationaux. Le climatologue américaina donné une conférence de presse dèsle 20 juillet, alors que l’article n’étaitpas encore en ligne. L’article paraît dansune revue open source, avant d’avoirété revu par d’autres scientifiques, et varester publiquement accessible pendant leprocessus d’examen par les pairs.

Selon la revue Nature, Hansen a indiquéaux journalistes qu’il a fait ce choixpour court-circuiter le lent processusd’examen des revues classiques, craignantque l’article ne soit pas disponible à tempspour que les négociateurs de la conférencede Paris en prennent connaissance. Leclimatologue ne cache pas qu'il chercheà faire entendre son message le plusfort possible, en particulier auprès del’administration Obama. Pour lui, le seulmoyen d’éviter un scénario apocalyptiqueest de « réduire les émissions de CO2

des combustibles fossiles aussi rapidementque possible », en mettant en place unetaxe carbone mondiale et en faisant appelà toutes les techniques qui produisent uneénergie propre.

Si Hansen se félicite de la transparencedu processus de publication que permetun journal open source, certains sontmoins enthousiastes. Dans le New YorkTimes, Andrew Revkin critique le faitque l’étude de Hansen ait fait les grostitres avant même d’avoir été publiée,ce qui a d’ailleurs entraîné un accroc.

Une version préliminaire a été mise encirculation, dans laquelle figurait cettephrase très alarmiste : « Nous concluonsque le maintien de fortes émissions (de gazà effet de serre) va rendre pratiquementinévitable une montée de plusieurs mètresdu niveau des mers et cela arriveraprobablement pendant ce siècle. » C’estévidemment cette phrase qui a provoquéune série de manchettes dans la pressenord-américaine. Le seul problème, c’estqu’elle ne figure pas telle quelle dansla version de l’article mise en ligne,qui recourt à une formulation moinsspectaculaire.

Cela dit, l’article publié dit la même choseen l’enrobant légèrement : d’après leschercheurs, selon que la perte de massedes glaces polaires double en 10, 20 ou40 ans, le niveau des mers montera deplusieurs mètres en 50, 100 ou 200 ans.Les chercheurs ajoutent que la tendancerécente est plus près de 10 que de 40ans. Leur conclusion est donc bien qu’uneélévation très forte du niveau des mers estpossible à l’échéance du siècle, même si,dans la forme, elle est moins catastrophisteque la première version.

Sur le fond, les pronostics de Hansenet de ses collègues sont beaucoupplus pessimistes que ceux du Giec,le Groupe d’experts intergouvernementalsur l’évolution du climat (Giec). Dansson dernier rapport, celui-ci prévoit uneélévation maximale du niveau des mersinférieure à un mètre d’ici 2100. PourHansen, l’approche du Giec ne prend passuffisamment en compte la réponse del’océan à l’apport d’eau douce qui vient dela fonte des glaces.

Schématiquement, l’analyse de Hansen etde ses collègues est que, même avec unréchauffement modéré, la fonte des glacespeut déclencher une réaction en boucle,qui accélère à la fois la déglaciationet la montée du niveau de l’océan, demanière non linéaire et donc de plus enplus rapide. Les auteurs s’appuient sur lesdonnées paléoclimatiques de la période del’Eémien, il y a entre 130000 et 115000ans. Pendant cette période, la températuremoyenne n’était que d’un degré au-dessus

Page 24: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 24

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.24/59

de l’actuelle, mais le niveau des mers étaitplus élevé de 5 à 9 mètres, en raison d’unedéglaciation à grande échelle.

« Il y a un danger dans laprudence excessive »Dans le scénario à haut risqueexaminé par Hansen et ses collègues,l’apport d’eau douce par de ladéglaciation pourrait interrompre lescourants océaniques. « Avec les modèlesactuels, les courants ne réagissent pasfortement à l’eau douce, explique ValérieMasson-Delmotte, paléoclimatologue auCEA et cosignataire de l'article deHansen. Notre scénario fait apparaîtreune réaction plus forte et plus rapidede l’océan, avec des changements descourants. Le ralentissement des grandesmasses d’eau océanique entraînerait uneaccumulation d’énergie en profondeuret un réchauffement de l’océan autourde l’Antarctique. Il en résulterait unedéglaciation accélérée, et cela pourraitentraîner un cercle vicieux qui amplifiela fonte des glaces jusqu’à un stadeirréversible. Le tout peut se produiremême si la température de surfacen’augmente pas de plus de 2° C. Enrésumé, la température de surface n’estqu’un indicateur partiel qui ne rend pascompte de toute la situation. »

James Hansen. © DR

Si ce scénario se produisait, quellesseraient ses conséquences ? Le niveaudes mers s’élèverait dans des proportionsbeaucoup plus importantes que ce que l’onprévoit actuellement. L’océan, plus chaud,perdrait une partie de sa capacité à stockerle CO2, amplifiant les effets des émissions.De plus, il y aurait un risque de tempêtesplus puissantes dans l’Atlantique nord etles régions australes.

Mais quel est le degré de probabilitéde ces évolutions dramatiques ? L’étudede Hansen vise à combler une lacunedes modèles actuels, qui ne rendent passuffisamment compte des effets de lafonte des glaces sur l’océan. Mais seshypothèses sont jugées excessives pard’autres spécialistes.

Pour Michael Mann, climatologue réputéà l’université de Pennsylvanie, interrogédans Science, l’étude montre demanière convaincante que «mêmeun réchauffement de 2°C peut êtreextrêmement dangereux, trop pour qu’onl’accepte » ; mais il se dit plus sceptiquesur les détails ; il estime que le scénarioselon lequel la quantité d’eau douceissue des barrières de glace augmenteraitexponentiellement en fonction du temps« peut ne pas être réaliste ».

Kevin Trenberth, du National Center forAtmospheric Research (Colorado), citédans le New York Times, se montre pluscritique : il juge que l’article de Hansenest «provocateur et intrigant », « posede bonnes questions », mais est tropspéculatif. Trenberth estime que le modèleutilisé n’a pas une résolution suffisanteet ne reproduit pas de manière assezréaliste des éléments importants comme lasalinité de l’eau en surface. Au total, pourTrenberth, l’article de Hansen est « untour de force à de nombreux égards »,mais s’appuie sur « de trop nombreusessuppositions et extrapolations pour êtrepris au sérieux autrement que dans laperspective de promouvoir de nouvellesétudes ».

Bref, malgré la longueur de son article,James Hansen ne met pas un terme à ladiscussion, même s’il a sans doute mis ledoigt sur un point important. « Il ne fait

pas de doute que l’estimation de la montéedu niveau des mers selon le Giec est trèsprudente, dit Greg Holland, spécialistedes ouragans au National Center forAtmospheric Research, interrogé dans leWashington Post. La vérité doit se trouverquelque part entre le Giec et Jim (Hansen).»

Que Hansen ait ou non forcé le trait,il est clair que la discussion politiquene peut se limiter à un consensus surl’objectif de 2° C, qui n’est aujourd’huiassujetti à aucune limite temporelle.Or, de nombreux spécialistes estimentque cet objectif est déjà probablementhors de portée. Le 20 juillet, ungroupe de 24 institutions universitaires etsociétés savantes britanniques a publié uncommuniqué affirmant que pour avoirune chance de respecter la limite de 2°C, la planète devrait devenir un « mondezéro carbone » d’ici la deuxième moitié dusiècle.

Pour sa part, Hansen estime que lesscientifiques hésitent trop souvent, parsouci de rigueur, à dépeindre la gravitéréelle de la situation. En 2007, dans unarticle sur les réticences des scientifiquesà propos de la montée du niveau de la mer,il écrivait déjà : « Il y a un danger dans laprudence excessive.»

Le climat change, et vous?PAR JADE LINDGAARDLE SAMEDI 25 JUILLET 2015

Lutter contre le dérèglement climatiquen’est pas que l’affaire des systèmespolitiques. Cela passe aussi par la remiseen cause de nos modes de vie. Àl’approche de la COP 21, le sommet duclimat, Mediapart vous invite à racontercomment vous vivez au quotidien lechangement du climat. Parmi les questionsqui fâchent : de quoi avons nous vraimentbesoin ?

Bien avant la grand messe climatique dela COP 21 qui se tiendra à Paris à lafin de l'année, Mediapart s'engage. Outrede nombreuses initiatives à venir, nouspouvons déjà annoncer un partenariat avec

Page 25: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 25

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.25/59

le Festival du livre et de la pressed'écologie, qui se tiendra les 17 et 18octobre à la Bellevilloise, à Paris.

Pour cette occasion, nous lancons un vasteappel à contribution. Oublions un instantles politiques, cette grande diplomatiemondiale du climat qui empile les échecs,et occupons-nous de nous, citoyens.Comment adaptez-vous vos modes de vie– ou non – en intégrant la lutte contrele réchauffement climatique. Certainsrenoncent à prendre l'avion. D'autresgèrent méticuleusement leurs déchets etsurveillent comme le lait sur le feules bacs à compost. Mais au-delà ?Comment changer notre vie, nos façons deconsommer, de s'alimenter, de se chauffer,de se déplacer ? Débattez, proposez,contribuez et nous assurerons, à la veillede ce festival, une synthèse de toutes cescontributions en publiant un ebook dédié,Le climat change, et vous ?, qui seraadressé à chaque contributeur.

Participez, témoignez dans notre éditionparticipative « Il était une fois le climat »

Et ci-dessous, de premiers témoignages etexemples recueillis.

-----------------------------------------------------------------

Je me souviens d’une discussion, enoctobre 2011, avec un opposant auprojet d’aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Antoine, un grand jeune hommebarbu, arrivé de Saint-Denis, vivait depuisplusieurs mois au sein de l’un des groupesoccupant la « Zone d’aménagementdifféré », la « ZAD », les hectares deparcelles réservées pour la constructionde la future aérogare. Il s’était installéau campement du « Far ouezt », plantéà l'orée d'une forêt. Une plateforme enbois construite autour d'un arbre nousobservait de toute sa hauteur. En bas, dulinge séchait et des vélos s'étalaient par

terre. « Ils nous endorment, crétinisent,aménagent. Ya basta ! » proclamait lepanneau d'accueil.

Sur la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, en 2011.

Ici, il faut tout repenser, m’expliquaitAntoine. Ce sont deux révolutions à meneren même temps : la lutte contre l'aéroportet le système économique et politique qu'ilreprésente, d'un côté, et la bataille d'unevie collective réfléchie, dans l'autogestion,et la recherche de l'autosuffisance, del'autre. Repenser le partage des tâchespour éviter les inégalités de genre. Sedébarrasser des addictions anciennes, «sans oublier le café » et « l'alcool ». Éviterles transactions monétaires en pratiquantle prix libre (celui qui achète donne cequ'il peut ou veut). S'organiser sans avoirde chef ni de représentant. Et sans tropse spécialiser afin de ne pas devenirirremplaçable. Chercher de l'eau. Trouverde la paille pour isoler les cabanes.Éviter le plus possible l'agglomérationnantaise proche, rebaptisée « Babylone »par certains, qui la voient comme unecapitale maléfique.

Pour ses nouveaux habitants, la ZAD,c'était aussi la « Zone d'expérimentationd'autres modes de vie », ou la « Zoned'autonomie définitive ». Mais Antoineinsistait : il ne voulait pas y rester enfermé.S'il avait refusé de « s'installer en yourtedans les Cévennes », c'était justement pourgarder des contacts, avoir du passage, etbouger.

Il n'y a ni bonne, ni mauvaise terre,il suffit de savoir s'adapter à sonenvironnement, témoignait pour sa part« JB », chanteur et comédien originairede Dijon converti aux travaux des champspour un autre collectif, Le Sabot, organiséautour d’un vaste potager. Pour le cultiversur ces terres argileuses gorgées d'eau, lesnéoagriculteurs ont dû apprendre à cultiver

en butte pour protéger les racines descarottes et des pommes de terre d'un tropplein d'humidité. Résultat, des dizainesde mètres de rangées de légumes vendusà prix libre pour nourrir la lutte. Il futdétruit par l’assaut des gendarmes lorsde l’opération avortée d’évacuation de lazone, à l’automne 2012.

Ce qui compte, c'est la réappropriationmilitante de ces terres, affirmait un autreoccupant, Rody, 45 ans, venu de Nantes,qui avait ouvert une chèvrerie avec sacompagne et les enfants de cette famillerecomposée, dont un petit d'un an. À sesyeux, la récupération de biens publics,c'est le temps fort de cette lutte. Maisattention aux malentendus. Élever deschèvres ne faisait pas de lui « un néo-babacool en pull de laine ». Il insistaitsur sa proximité avec les mouvementszapatistes et les luttes dans les pays arabes.S’inscrivait dans ce monde, ni exclu,ni marginal. Voulait agir « global ».Pas seulement pour lui-même, mais pourune alternative au système économiquedominant.

Autre lieu, autre milieu, et même forced’interpénétrations entre bouleversementpersonnel et changement social. En janvier2012, dans la banlieue de Nancy, jerencontre les résidents d’un lotissementde maisons individuelles qui veulentrénover eux-mêmes leurs logements pourles rendre plus économes en énergie. Ceprojet sort du lot, car au royaume de lapropriété privée, ces voisins autogèrentleur chantier et l’organisent selon desprincipes solidaires.

Nous nous retrouvons le soir, dans le salonde Jacques, l’un d’entre eux, au coin dupoêle à granulés qui chauffe désormaisson salon rénové. Les récits de chantierabondent. Ils ressemblent à mille autresbanales histoires de travaux. Mais ce quichange ici, dans ce quartier tranquillede Villers-lès-Nancy, c’est qu’avec larénovation, s’est déclenché chez eux unprocessus de réflexions politiques. «On vitdifféremment dans la sobriété énergétique,explique Francis Lacour, à l’origine duprojet. C’est venir à pied à une réunionquand il pleut. Se demander si on va

Page 26: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 26

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.26/59

garder son lave-vaisselle. Ce sont despetites choses, le souci de réorienter lespratiques ordinaires. »

Pour lui, la rénovation du lotissement deClairlieu, c’est aussi une manière de créerdu commun dans ce bastion de la propriétéindividuelle. «On essaie de monter notrepropre régie d’électricité. On change derapport à notre maison. La maison deJacques lui appartient. Mais c’est aussicelle de tout le monde quelque part,puisqu’on vient tous y travailler. » Claude,retraité d’EDF, sourit : « L’autre jour, ona dit à Jacques qu’il n’y avait plus de caféchez lui. Il s’est excusé ! »

Ancien cadre technique en ascenseurpour OTIS, actuellement en pré-retraite,Patrick confie : « Je ne suis pas écoloà 100 %, acheter une voiture électriquene m’intéresse pas et le nucléaire ne medérange pas. Mais je veux m’affranchirde l’électricité et du gaz. Être autonome.EDF et GDF font des bénéfices sur le dosdes gens au-delà de ce qui est permis ! Leprix du gaz est indexé sur celui du pétrolealors que ça n’a rien à voir. » Il comptealors entreprendre la complète rénovationde sa maison : façade, toiture, eau chaudesolaire et capteurs photovoltaïques sur letoit. Budget prévu : environ 60 000 euros.Aujourd’hui, il dépense environ 2 500euros par an en gaz et en électricité.Après travaux d’isolation, il compte neplus payer que 400 euros par an, soit moinsdu tiers de ses factures précédentes.

Ancienne de la SNCF, Marie-France, 67ans, raconte : « J’ai défait la laine deverre sous la toiture de Jacques. Avec uneautre dame, on l’a roulée et emportée àla déchetterie. C’est notre participation.Pour moi, la rénovation thermique, c’estun échange et une entraide. On fait ça pourse rendre service. Je viens de la campagne,où on s’entraide beaucoup. Ça me manqueen ville. » Marcel, son époux, ajoute :« Écolo, moi ? Pas du tout ! Mais à partirdu moment où une solution techniquepermet de consommer moins d’énergieet d’utiliser des matériaux moinspolluants, ça me paraît intéressant. »Consumérisme, néolibéralisme,aveuglement environnemental : quelle que

soit la puissance de ces phénomènesanthropologiques, leurs effets ne sont nidéfinitifs, ni absolus.

La sphère individuelle reste un espaced’invention de soi. Une scène de résistanceet de créativité. Nos modes de vie ne sontdonc pas ataviques. Ils ne sont pas fixéspar l’ordre du monde. Ils sont malléables.Il en existe plusieurs usages possibles.Se penser, se construire comme usagers,revient à s’envisager soi-même par rapportaux autres. C’est jouer collectif, prendre encompte les autres. C’est une esquisse depolitique.Oui, ça vous complique la vie de multiplierles critères de décision de vos choix devie. Mais ça vous donne de l’air. Vousreprenez de la force de décision sur votrequotidien. Comme lorsque vous quittezEDF pour un fournisseur d’énergie verteet vous approvisionnez en électricité desource renouvelable. C’est une rupture deban, une sortie du jeu. À condition dene pas se laisser bercer par l’illusion dudéveloppement durable, de ne pas croirequ’il suffira d’agir un peu différemment,un peu plus vertement. Mais que ce doitêtre le début d’autre chose. Une formedouce de boycott. Une petite brique pourcontribuer à un changement de système.Comme enfiler un préservatif pour nepas contaminer son partenaire ou attraperune maladie sexuellement transmissible :votre précaution personnelle n’arrêterapas l’épidémie. Mais elle limitera saprolifération. C’est insuffisant, mais c’estle minimum requis.

Boite noireÀ partir du 15 juillet et jusqu’au15 septembre, Mediapart vous inviteà raconter comment vous vivez ledérèglement du climat au quotidien, ce quevous observez, vous ressentez, commentvous y réfléchissez et ce que vous aimeriezen dire. Cet article est une premièrecontribution à cette expression collective.Il reprend des extraits de mon livre Je criseclimatique. La planète, ma chaudière etmoi (Éditions La Découverte), pour lequell’équipe du Festival du livre et de la pressed’écologie, le Félipé, a pris contact avecmoi, il y a quelques mois.

Loi renseignement : lasurveillance de masse jugéeconstitutionnellePAR LOUISE FESSARD ET JÉRÔME HOURDEAUXLE VENDREDI 24 JUILLET 2015

Les "Sages" ont validé la quasi-totalitéde la loi renseignement. Seuls troisarticles, dont un sur une procédure"d'urgence absolue" et sur l'interceptiondes communications internationales, ontété censurés. Une question prioritairede constitutionnalité déposée par desassociations contre la collecte de donnéesde masse a également été rejetée.

Le Conseil constitutionnel a douché,vendredi 24 juillet, les derniers espoirsdes défenseurs des droits de l’homme defaire obstacle à la mise en œuvre de laloi renseignement. Dans deux décisionsrendues en quelques heures, les Sages onten grande partie rejeté les quatre recoursvisant ce texte, validant les grandes ligneset les principes de cette réforme sansprécédent des services français.

Adoptée le 23 juin dernier, au termed’une procédure d’urgence décidée aulendemain des attaques du 7 janvier, la loirenseignement faisait tout d’abord l’objetde trois saisines : une du président de laRépublique, une du président du Sénat,et surtout une dernière signée par unecentaine de parlementaires. Le texteétait en outre visé indirectement par unequestion prioritaire de constitutionnalité(QPC) déposée par plusieurs associationscontre des dispositions inscrites dans laloi de programmation militaire (LPM)adoptée en décembre 2013, et reprisesdans la loi renseignement.

La première décision rendue par leConseil constitutionnel concerne lessaisines. En fait, de ces trois recours,seul celui déposé par les députés étaitréellement argumenté et détaillé, leprésident de la République et celuidu Sénat se contentant de saisines

Page 27: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 27

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.27/59

extrêmement larges, portant pour l’une surune liste d’articles sans autre explication etpour l’autre sur l’ensemble du texte.

© Reuters

Longue de 24 pages, la saisineparlementaire reprenait la plupart descritiques formulées contre ce texte depuissa présentation en conseil des ministres,au mois de mars dernier. Pour rappel,la loi renseignement « légalise » lesactivités des services en les inscrivantpour la première fois dans une loi. Letexte fixe ainsi les « finalités » durenseignement, c’est-à-dire les situationspermettant de recourir aux services età certaines techniques. Ces dernières,jusqu’à présent illégales, sont désormaisautorisées à certaines conditions et sousle contrôle d’une autorité administrative,la Commission nationale de contrôle destechniques de renseignement (CNCTR).

Le problème est que le texte final étendconsidérablement le domaine d’activitédes services, tout en leur offrant denouveaux outils extrêmement intrusifsainsi que les moyens de mettre enplace une surveillance de masse de lapopulation. La liste des « finalités »du renseignement a ainsi été élargie,au-delà de la lutte contre le terrorismeet la criminalité organisée, à plusieurscas souvent mal définis et laissantla porte ouverte à une interprétationdangereusement extensive. Les servicesont par exemple la charge d’assurer ladéfense « des intérêts majeurs de lapolitique étrangère », « des intérêtséconomiques, industriels et scientifiques »ainsi que d’assurer « l’exécution desengagements européens et internationauxde la France ». Le législateur leur aégalement confié la charge de prévenir les« atteintes à la forme républicaine desinstitutions » ainsi que les « violences

collectives de nature à porter gravementatteinte à la paix publique », desformulations faisant craindre une misesous surveillance des mouvements sociauxou des mouvement jugés trop radicaux parle gouvernement.

Concernant les moyens offerts auxservices, le texte précise les conditionsd’utilisation de certaines techniquesclassiques, comme l’interception decommunications, la sonorisation devéhicules ou de domiciles, la pose debalise de géolocalisation, la sollicitation« en temps réel » du réseau auprèsdes fournisseurs d’accès à Internetafin d’obtenir des données ou encorel’utilisation de IMSI Catcher, desdispositifs portables fonctionnant commeune antenne relais et permettant ainsid’intercepter toutes les communicationsmobiles à proximité. La loi renseignementintroduit en outre de nouvelles techniques,et notamment la fameuse « boîte noire »,un algorithme censé détecter sur le réseaules comportements « suspects » et ainsirepérer les apprentis terroristes avantmême qu’ils ne passent à l’acte.

L’ensemble de ces techniques serontdéployées sous le régime des« interceptions administratives »,c’est-à-dire effectuées sans contrôled’un juge judiciaire. C’est en effetla CNCTR, remplaçant l’actuelleCommission nationale de contrôle desinterceptions de sécurité (CNCIS), quisera chargée d’émettre un avis. Celui-ci,souligne la saisine, n’est que consultatif etn’oblige en rien les services du premierministre, seuls habilités à autoriser unemise sous surveillance. La loi introduitbien une nouvelle possibilité de recourspour les citoyens qui s’estimeraientvictimes d’une surveillance injustifiée.Mais c’est le Conseil d’État qui serachargé d’étudier ces plaintes et detrancher, au terme d’une procédure engrande partie secrète dans laquelle leplaignant n’aura accès à quasiment aucuneinformation. « La concentration despouvoirs aux seules mains de l’Exécutifest d’autant plus préoccuppante, qu’àaucun moment il n’existe un véritable droit

de recours du citoyen auprès du jugejudicaire, garant des libertés individuellesselon notre Constitution », estimait lasaisine.

Le juge judiciaire exclu dudomaine administratifL’un des principaux arguments desparlementaires était donc l’absence detout contrôle judiciaire sur les activitésde renseignement qui serait, selon eux,contraire à la Constitution. « Compte tenutant de la nature de ces techniques quede leurs conséquences sur l’exercice desdroits individuels », explique la saisine,« il y a là une atteinte à l’article 66de la Constitution qui fait de l’autoritéjudiciaire la "gardienne de la libertéindividuelle"ainsi qu’à l’article 16 de laDéclaration des droits, excluanot que laliberté et le droit au respect de la vie privéesoient entièrement placés sous contrôle del’administration ».

Mais le Conseil constitutionnel aécarté cette analyse au motif que lesactivités des services de renseignementrelevaient du domaine administratif,dans lequel les protections prévuespar la Constitution ne s’appliquentpas. « Le recueil de renseignement(…) par les services spécialisés derenseignement pour l'exercice de leursmissions respectives relève de la seulepolice administrative », estiment lesSages. « Il ne peut donc y avoir d’autrebut que de préserver l'ordre public et deprévenir les infractions (…). Il ne peutêtre mis en œuvre pour constater desinfractions à la loi pénale, en rassemblerles preuves ou en rechercher les auteurs »,poursuit la décision.

[[lire_aussi]]

Même s’il valide les grandes lignes etprincipes de la loi renseignement, leConseil constitutionnel a toutefois censurédeux dispositions non négligeables. Lapremière permettait aux services de mettreen œuvre des techniques de surveillancesans autorisation du premier ministreen cas « d’urgence opérationnelle »,c’est-à-dire s’il existe un risque dene pas pouvoir procéder à l’opération

Page 28: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 28

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.28/59

ultérieurement. Il a en revanche validéla procédure dérogatoire « d’urgenceabsolue », permettant au premier ministrede se passer de l’avis préalable de laCNCTR dans certains cas.

La seconde censure concerneles « mesures de surveillanceinternationale ». L’article L 854-1 de la loirenseignement prévoyait un autre régimedérogatoire, au contrôle très assoupli, pour« la surveillance des communications quisont émises ou reçues de l’étranger ».Cette mesure, dénonçaient les opposantsau texte, aurait tout d’abord permis deplacer sous surveillance en passant outrede nombreuses garanties un étranger surle sol français ou un Français se trouvantà l’étranger. De plus, du fait de lastructure d’Internet, elle aurait égalementpu s’appliquer à certaines communicationstransitant par exemple par des serviceshébergés à l’étranger, et ce même si lespersonnes se trouvent bien sur le solfrançais.

Le Conseil constitutionnel a donc censurél’article L 854-1 « au motif qu'en nedéfinissant dans la loi ni les conditionsd'exploitation, de conservation et dedestruction des renseignements collectésen application de cet article, ni celles ducontrôle par la commission nationale decontrôle des techniques de renseignementde la légalité des autorisations délivréesen application de ce même article et deleurs conditions de mise en œuvre, lelégislateur n'a pas déterminé les règlesconcernant les garanties fondamentalesaccordées au citoyen pour l'exercice deslibertés publiques ».

Un troisième article a également étécensuré, mais il ne concerne pas lasurveillance en elle-même, mais lefinancement de la CNCTR qui, relevant du« domaine réservé des lois de finances »,n’aurait pas dû figurer dans la loirenseignement.

L'argument avancé par le Conseilconstitutionnel pour valider l'essentiel dutexte, et écarter le juge judiciaire, n'estpourtant pas si évident. Et le principed'une séparation entre les procéduresadministratives et judiciaires n'est pas

toujours respecté. Lorsque les services derenseignement estiment que les suspectssurveillés risquent de passer à l’acte,ils doivent alerter le parquet afin quece dernier décide (ou non) d’ouvrirune procédure judiciaire. En matièrejudiciaire, les enquêteurs sont censésrepartir à zéro, même s’ils connaissentévidemment les notes de leurs collèguesdu renseignement. La tentation est doncparfois grande de judiciariser ces infos,c’est-à-dire de les reprendre en douce dansleurs procès-verbaux.

Dans le dossier de Tarnac, c’est ceque les avocats des mis en examenavaient reproché à la justice, estimantqu’« un certain nombre d'informationsou d'allégations présentes tout au longde la procédure » émanaient en fait del’ex-DCRI, elle-même alimentée par unpolicier "infiltré" anglais, Mark Kennedy.« L'existence même d'un tel dossier derenseignement au service d'une enquêtejudiciaire révèle de toute évidence undétournement de procédure, ainsi qu'uneviolation du principe de loyauté et delégalité dans l'obtention de la preuve »,protestaient les avocats en janvier 2013.Pour attester du caractère terroriste desactes de sabotage reprochés, le réquisitoiredu parquet en date du 6 mai 2015s’appuie par exemple sur la présence deJulien Coupat et de sa compagne YilduneLévy à une réunion à New York enjanvier 2008, avec des « individus connuspour leur appartenance à la mouvanceanarchiste internationale ». Or cette infonon sourcée a été fournie par les autoritésbritanniques, bien avant le début del’enquête préliminaire française ouverte le11 avril 2008…

C’est encore un chevrier, incité par laSdat à témoigner sous X à charge contrele groupe de Tarnac, qui explique lemieux ce détournement de procédure. «Le mec [de la Sdat, ndlr] m'explique trèsposément que ce n'est pas le problème,le problème c'est qu'il y a tout un tasd'infos, d'interceptions de mails, d'infos degars infiltrés en squat, ce genre de choses,qui ne sont pas exploitables dans uneprocédure judiciaire et que juste ils ont

besoin d'une signature. C'est : "on a uneinfo et on ne sait pas comment on peut la mettre dans un dossier pour que lejuge dise ok ça marche."», a reconnu cechevrier devant TF1 en novembre 2009.Ce qui n’a pas empêché le parquet de Parisde largement citer ce témoignage sous Xdouteux dans son réquisitoire du 6 mai2015.

«Nous aiderons les citoyens à seprotéger contre la surveillance»Quelques heures après avoir rendu sadécision sur les saisines, le Conseilconstitutionnel a également tranchéla QPC déposée en début d’annéepar La Quadrature du Net et lesassociations de fournisseurs d’accès àInternet associatif French Data Networket la Fédération des fournisseurs d’accèsà Internet associatif. Celle-ci ne visait pasdirectement la loi renseignement mais,plus précisément, un décret d’applicationde la LPM détaillant les conditionsd’accès aux données de connexion parles services. Or, l’interprétation de cettenotion de « données de connexion », ou« métadonnées », est au cœur des débatsentourant la LPM mais également la loirenseignement.

La loi a instauré des protections différentesque les interceptions portent sur lecontenu des communications ou sur lesmétadonnées elles-mêmes. Ces dernièresne sont en effet considérées par lelégislateur que comme des donnéestechniques, dont l’interception ne violepas la vie privée des individus et qui,de ce fait, n’a pas besoin d’être autantencadrée. Cette vision des métadonnéesest contredite à la fois par les associations,mais également par de très nombreuxexperts. Dans un monde hyperconnecté,les métadonnées incluent l’intégralité des« traces numériques » qu’un individu peutlaisser en téléphonant mais également enenvoyant un mail, en laissant un messagesur un forum, en naviguant sur Internetou en effectuant un achat avec sa cartebleue. Les métadonnées permettent ainsi,sans même avoir à consulter le contenu deses communications, de savoir à qui unepersonne a téléphoné, pendant combien de

Page 29: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 29

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.29/59

temps, combien de mails il a envoyé, à qui,leur taille, leur objet, quels sites il a visité,quels articles il a lus, etc.

La QPC portait sur plusieurs points dela LPM, comme la collecte indiscriminéede données sur les réseaux qui seraitcontraire à la jurisprudence européenne,ou encore la possibilité de collecter tousles « documents » et « informations »sur « sollicitation du réseau », destermes jugés beaucoup trop vagues. Laloi renseignement reprenant, et renforçant,ces dispositions, ce serait tout un pan dudispositif législatif qui serait tombé.

Mais le Conseil constitutionnel a décidé dese ranger du côté du législateur, écartanttoute reconnaissance des métadonnées.« Les dispositions contestées instituent uneprocédure de réquisition administrative dedonnées de connexion excluant l’accès aucontenu des correspondances (…). Parsuite, elles ne sauraient méconnaître ledroit au secret des correspondance et laliberté d’expression. »

La publication de ces deux décisionsa suscité la colère des nombreusesassociations qui s’étaient mobiliséescontre la loi renseignement. « Champd’application, boîtes noires, évictiondu juge, non-protection du secretprofessionnel des avocats et autresprofessions protégées, ainsi que du secretdes sources des journalistes, absence detoute transparence sur les abus constatés :la quasi-totalité des dispositions de la loirenseignement sont déclarées conformeà la Constitution », regrette ainsi laQuadrature du Net. « Ce soir, la raisond’État s’est brutalement imposée à l’Étatde droit », écrit l’association.

« De nombreux secteurs de la populationde France pourraient bientôt se trouversous surveillance pour des raisonsobscures et sans autorisation judiciairepréalable », s’inquiète de son côtéAmnesty international qui, avec uncollectif d’ONG incluant la LDH, le Creis-Terminal, le Syndicat de la magistratureet le Syndicat de France, avait transmisau Conseil constitutionnel un mémoired’observations. « Cette loi est enviolation flagrante des droits humains

internationalement reconnus à la vieprivée et la liberté d'expression », poursuitAmnesty. « Quelqu'un qui enquête sur lesactes du gouvernement ou sur les sociétésfrançaises voire même qui organise unemanifestation, pourrait être soumis àdes formes extrêmement intrusives desurveillance. Les outils de surveillancede masse, y compris les boîtes noires,mettront les communications Internet del'ensemble de la population et au-delà, àla portée des autorités françaises. »

« Par des motivations péremptoires,le Conseil constitutionnel adoube unsystème de surveillance massive despopulations, placé entre les mainsd’une autorité politique et sans contrôlejuridictionnel réel », dénonce par ailleursle SM. « Cette décision désastreuseentérine un champ extensif d’interventiondes services de renseignement, autorisantla mise sous surveillance de citoyenset militants au nom des intérêts del’État – économiques, diplomatiques etpolitiques », poursuit le syndicat. « Pire,elle n’assigne aucune limitation auxpouvoirs intrusifs confiés aux servicessecrets, jusqu’à l’espionnage de massedes réseaux par des boîtes noires opérantselon des formules algorithmiques. »

Désormais définitivement validée, laloi renseignement n’aura plus qu’àêtre promulguée par le président dela République pour être officiellementen vigueur, bien que de nombreusesdispositions, notamment celles concernantles boîtes noires, nécessiteront des décretsd’application. Les opposants n’entendentcependant pas baisser les bras. « Nouscontinuerons (…) le combat contrecette loi scélérate et toutes celles quisuivront partout où nous le pourrons,en particulier devant les institutions etjuridictions européennes », prévient ainsila Quadrature du Net. « Et puisque laFrance en est arrivée là, nous aideronsles citoyens à se protéger contre lasurveillance de leur propre gouvernement.»

François Brottes, del'Assemblée à EDF sanstransitionPAR JADE LINDGAARD ET MATHIEUMAGNAUDEIXLE SAMEDI 25 JUILLET 2015

François Brottes et le PDG d'EDF, Jean-Bernard Lévy, le 15 juillet dernier, lors d'uneaudition à l'Assemblée nationale. © Reuters

François Brottes, président de l’influentecommission des affaires économiques del'Assemblée nationale, devrait prendre latête de RTE, la filiale d’EDF chargée detransporter l'électricité. Une récompenseà 33 000 euros par mois, qui soulèvela question du conflit d’intérêts pour ceproche de François Hollande.

Au lendemain du vote de la loi sur latransition énergétique dont il a présidéla rédaction à l’Assemblée, le députésocialiste François Brottes (Isère) a étéchoisi comme président du directoirepar RTE, gestionnaire du réseau detransport de l’électricité, filiale d’EDF.

L’art de passer d’un mandat électif àla direction d’une grande entreprise estpratiqué de longue date par les dirigeantspolitiques français. Mais la reconversionprofessionnelle de ce proche de FrançoisHollande, qu’il conseillait lors de lacampagne présidentielle de 2012, posela question du conflit d’intérêts : àla tête de RTE, il deviendrait l’undes principaux dirigeants au sein dugroupe EDF, après avoir contribué àécrire la loi qui en régit l’activité. C’estd’autant plus problématique que plusieursarticles correspondent à ce que le géantfrançais de l’énergie voulait y trouver.Rétrospectivement, l’action parlementaire

Page 30: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 30

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.30/59

de François Brottes, spécialiste desquestions énergétiques, suscite de fortesinterrogations.« Le conseil de surveillance de RTE,réuni ce 23 juillet 2015, a proposé aprèsaccord de la ministre de l'Écologie, duDéveloppement durable et de l'Énergie,François Brottes au poste de présidentdu directoire de RTE », a confirméjeudi l’entreprise dans un communiqué.François Brottes, qui siège au Palais-Bourbon depuis dix-huit ans, devrait

prendre ses fonctions le 1er septembre2015. « Atteint par la limite d’âge fixépar les statuts de l’entreprise », sonprédécesseur, Dominique Maillard, nepouvait solliciter un nouveau mandat.

La nomination de Brottes est quasimentacquise – la Commission de régulation del’énergie (CRE) doit encore en examinerla conformité aux critères déontologiquesdu code de l’énergie, mais son avis estconsultatif. Et les règles sont minimales :le code de l’énergie prévoit simplementque les dirigeants ne peuvent détenird’actions des sociétés concernées et nedoivent pas venir d’une autre filiale dugroupe dans lequel ils sont nommés.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Ce transfert, préparé depuis des moisau sommet de l’État, ressemble fortà un service rendu à ce soldat loyalde François Hollande. Pour l’Élysée,la nomination de Brottes à la têtede RTE est la garantie d’y trouverun fidèle et un homme de confiance,en plein bouleversement économique ettechnologique sur le marché européen del’énergie.

Il est inédit qu’un parlementaire éluau suffrage universel, qui plus estprésident d’une des commissions lesplus prestigieuses de l’Assemblée, quitteson mandat en cours de législaturepour présider une entreprise publique.Une façon d’envisager son avenir avecsérénité : tandis que ses collègues voientse profiler en 2017 une débâcle digne dela dégelée législative de 1993, Brottes,59 ans, nommé pour cinq ans chezRTE, n’aura pas à se confronter au

verdict des urnes et pourra ensuite fairevaloir ses droits à la retraite. Dansl'entreprise, il retrouvera une de sesproches, Frédérique Rimbaud, ancienneresponsable des relations de RTE avec lescollectivités territoriales.

Dans les couloirs de l’Assemblée, larumeur d’une nomination prochaine deBrottes courait depuis des mois. Lessocialistes ne sont donc pas surpris.D’autant que des députés socialistescandidatent déjà pour succéder au «Président » (il aime qu'on le nomme ainsi),comme Frédérique Massat (Ariège) ouYves Blein (Rhône ) – ce dernier est liéaux Mulliez, la famille des propriétairesd’Auchan, ce qui en fait un candidatcontroversé au sein du groupe socialiste.Le nom de Frédéric Barbier (Doubs) estégalement cité.Pourtant, depuis l’annonce de lanomination de François Brottes à RTE,certains élus socialistes s’égosillent. Encause : son futur salaire. L’actuel titulairedu poste, Dominique Maillard, gagnejusqu’à 33 300 euros brut par mois, partvariable comprise : c’est près de quatrefois plus que le montant de l’indemnitéd’un député de base.« C’est dégueulasse, dit un socialistesous couvert d’anonymat. C’est plus qu’unministre, plus que le président de laRépublique. Il va aller tranquillementjusqu’à la retraite comme ça, avecles avantages qui vont avec. La bellevie ! »« En termes d’exemplarité,vu la période, c’est quand mêmehallucinant », s’inquiète un autre. Début2015, François Brottes avait été épinglépour avoir, comme d’autres élus, acquissa permanence parlementaire avec sonindemnité représentative de frais demandat (IRFM), un pécule de 7 000 eurospar mois dont l’usage n’est quasiment pascontrôlé – il n’a pas démenti.

Défense des intérêtsénergétiquesAutre problème, démocratique celui-là : anticipant cette nomination, legouvernement avait chargé en févrierFrançois Brottes d’une mission« surla sécurité d’approvisionnement en

électricité, en France et en Europe».À l’époque, personne ne s’en étaitrendu compte. Mais cette astuce deprocédure permet en réalité d’éviterune législative partielle. Selon le codeélectoral, un député dont la missionest prolongée au bout de six moistransmet automatiquement son siège àson suppléant sans repasser par lesurnes. Quand il démissionnera, FrançoisBrottes sera donc remplacé par PierreRibeaud, conseiller général PS del’Isère. Opportun pour le PS, qui n’aplus de majorité absolue à l’Assemblée etvoit sa ligne économique contestée par lesfrondeurs.Mais ce qui fait le plus grincer lesdents à l’Assemblée nationale est qu’undéputé en exercice quitte son poste pourdiriger une entreprise qui faisait partiede ses interlocuteurs réguliers en tantqu’élu de la Nation, et dont la maisonmère exerce une puissante influence surles élus. Très actif à l’Assemblée sur lesujet de la production et de la tarificationde l’électricité – il est l’auteur de la loisur la tarification progressive, finalementcensurée par le Conseil constitutionnel en2013 –, François Brottes y a, à de trèsnombreuses reprises, défendu les intérêtsdu secteur énergétique.

Début juillet, c’est lui qui a repris etdéposé à l’Assemblée l’amendement deGérard Longuet au Sénat rendant possiblel’enfouissement géologique profonddes déchets nucléaires. Alors que legouvernement s’était engagé à ne pas faireavancer le projet Cigéo, nom du futur sitede stockage, à Bure, il s’est dédit à ladernière minute et a profité du passageen force de la loi Macron par 49.3 poury glisser un article confirmant la voiede l’enfouissement. Pourtant, l’Autoritéde sûreté du nucléaire n’a même pasencore rendu son avis définitif sur ce projetcontesté et très onéreux.La loi sur la transition énergétique etpour la croissance verte tout juste votéea fait l’objet d’un lobbying intensed’EDF et d’Engie (ex-GDF Suez) poury préserver au maximum leurs intérêtséconomiques. Ils y sont parvenus, surun point extrêmement sensible, mais

Page 31: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 31

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.31/59

technique et donc passé inaperçu aux yeuxdu grand public : il concerne les réseauxd’électricité et le tarif d’utilisation desréseaux publics d’électricité (le Turpe),payé par tous les consommateurs sur leurfacture.

En 2012, le Conseil d’État a annulé lemode de calcul du Turpe, considérantqu’il était « erroné en droit » car ilne rend pas compte des coûts réelsd’usage du réseau. Les collectivitéslocales sont propriétaires de leursréseaux d’électricité. L’immense majoritéd’entre elles en délèguent l’exploitationà EDF, qui les valorise dans sescomptes, sans investir autant qu’elle ledevrait dans leur entretien. C’est cetarrangement comptable que le Conseild’État a sanctionné. Or la loi sur latransition énergétique prend le contre-pied de ce jugement, en établissant quel’investissement dans les réseaux estindépendant de leur régime de propriété(article 153). C’est exactement ce quesouhaitait EDF, maison mère d’ERDF,filiale chargée de la distribution del’électricité.Le même article crée un « comitédu système de distribution publiqued’électricité » chargé de surveiller lesinvestissements d’ERDF. Cette très légèreconcession d’EDF à un regard extérieursur la politique de sa filiale de distributionlui permet de sauver les apparences etde maintenir son statut très particulier enEurope. Alors que le droit européen obligeà séparer les activités de production etde distribution d’électricité, en applicationdes directives libéralisant le marché del’énergie, EDF maintient dans son gironERDF et RTE. Dispositif qui lui permetde faire profiter le groupe de son activitéde distribution. Là encore, cet article dela loi met en œuvre ce que l’électriciensouhaitait.

En tant que président de la commissionspéciale chargé de l’élaboration dela loi, François Brottes a joué unrôle déterminant dans la rédaction dutexte. Président de la commission dudéveloppement durable à l'Assemblée,Jean-Paul Chanteguet a dénoncé dans

Le Monde une loi qui « aurait puêtre écrite par EDF : ce n'est pas untexte de transition, mais d'adaptationde notre modèle énergétique, organiséessentiellement autour de l'électricité.Environ 40 % des articles sont consacrésà l'électricité, la capacité de productionélectronucléaire est maintenue à sonniveau actuel et le développement de lavoiture électrique devient une priorité ».

À d’autres occasions, le député de l’Isèreest monté au créneau pour défendreles intérêts du secteur électrique. Parexemple, lorsqu’il a tenté d’introduire, fin2014, un article favorable au chauffageélectrique dans la loi de transitionénergétique. L’amendement a finalementété retiré. Il risquait de remettre en causela réglementation thermique 2012, diteRT 2012, qui limite la consommationénergétique des nouveaux logements.Cette réglementation fait l’objet depuisplusieurs années d’attaques de la partd’EDF et d’un recours devant le Conseild’État déposé par le GIFAM, le lobbydes appareils ménagers, qui la rendentresponsable de la chute des parts demarché de l’électricité dans les logementsneufs. D’ailleurs, en 2012, lors d’uncolloque organisé par Les Échos, FrançoisBrottes avait déjà relayé leurs inquiétudeset appelé à réviser la réglementation.Autre action notable : la création ducadre légal de l’effacement diffus, pratiquequi consiste à couper temporairementla consommation d’électricité de clientsvolontaires. Alors qu’existent les plusgrands doutes sur l’efficacité de cedispositif pour économiser de l’énergie,François Brottes l’a défendu mordicus,au risque de créer un formidableeffet d’aubaine pour la société Voltalis,spécialisée sur ce créneau. Elle estprésidée par Pâris Mouratoglou, anciendirigeant d’EDF Énergies Nouvelles,qui a fait fortune grâce à labulle du photovoltaïque de 2009. Enmars, l’association de défense desconsommateurs UFC-Que Choisir a portéplainte devant le Conseil d’État contrece dispositif jugé « scandaleux ».

« La loi, c'est comme unchewing-gum »En octobre 2014, en commissiond’enquête sur les tarifs de l’électricité,Dominique Maillard, alors président deRTE, remercie devant tout le monde ledéputé François Brottes, futur président deRTE, pour les services rendus à la bonnemarche de la filiale d’EDF : « Je remerciela représentation parlementaire – et vousen particulier, monsieur Brottes, pourvotre implication »(à lire ici). Quel estl’objet de ces félicitations ? « Avoirintroduit dans la loi une simplificationdes procédures relatives aux enquêtespubliques.» En clair, ne plus obligerla société à supporter le rythme, jugétrop lent, des commissions particulièresdu débat public qui précèdent touteinstallation de lignes à haute tension(souvent contestées localement). Etpouvoir désormais expédier cela par lebiais de débats beaucoup plus rapides.Un progrès pour la productivité dumaître d’ouvrage, mais un recul pour ladémocratie locale. L’autre simplificationappréciée par RTE doit lui permettre deraccorder plus facilement les éoliennesoffshore aux terres, en dérogation à laloi Littoral. Un député remercié pour sonœuvre législative par le chef d’entrepriseà qui il va succéder : la situation n’est pasbanale. Sollicité deux fois par Mediapart,l'élu socialiste ne nous a pas répondu.

Élu d’une circonscription de montagne,François Brottes a aussi fait de lapromotion et de la défense de la “houilleblanche”, autrement dit les barragesélectriques, l'un de ses chevaux debataille. « Dans la vallée de l’Isère, làoù est née la houille blanche, les acteursdu territoire savent ce qu’ils doivent àl’électricité », expliquait-il en 2010 sur lesite de RTE.

Il s’oppose sur ces sujets aux écologistes –qu’il apprécie peu et tient pour desennemis dans son département, ex-fiefsocialiste où ceux-ci ont emporté la mairiede Grenoble face au PS. « Il est influencépar EDF, mais il n’est pas le seul »,soupire un bon connaisseur de ces sujetsau Parlement. Même s’il a parfois critiqué

Page 32: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 32

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.32/59

EDF – par exemple pour les haussesdes tarifs électriques –, François Brottespasse de longue date pour un grandavocat de l’opérateur public au sein del’Assemblée nationale. « Comment ne pasrelire tous ses engagements passés à lalumière de cette nomination ? » s’étrangleun responsable du groupe PS.

[[lire_aussi]]

En 2011, François Brottes intègre le staffde campagne de François Hollande. Il yest nommé pour s’occuper, déjà, des sujetsd’énergie. Avec Bernard Cazeneuve, alorsdéputé de Cherbourg (où se trouve l’usinede retraitement des déchets nucléaires deLa Hague), il joue un rôle actif dansla réécriture de l’accord PS-écologistes,qui aboutira à biffer un paragraphesur la reconversion de la filière MOX,un combustible nucléaire jugé ultra-dangereux par les écologistes.Questionné en mars dernier par desjournalistes sur son rapport aux lobbies,François Brottes assumait d’« écoutertout le monde » quand il prépare uneloi. « La loi, c’est comme un chewing-gum. En quinze jours, j’ai reçu 150contributions sur la loi de transitionénergétique. Heureusement qu’on a desinspirateurs ! Je refuse d’aller à desdéjeuners organisés par des agencesde communication, mais j’écoute toutle monde et j’ai des contacts avecles entreprises. » D’autres responsablesde l’Assemblée, comme la présidentede la commission des affaires sociales,Catherine Lemorton, ou la rapporteuregénérale du budget, Valérie Rabault, sonten la matière plus regardantes.

France Télévisions : leParquet classe sans suitel'affaire ErnottePAR LAURENT MAUDUITLE VENDREDI 24 JUILLET 2015

Le parquet de Paris a décidé de classer sanssuite les plaintes de la CGC et de la CFDTcontestant la régularité de la nomination deDelphine Ernotte à la présidence de France

Télévisions. Les deux syndicats annoncentune nouvelle plainte avec constitution departie civile.

Après avoir longtemps attendu, le parquetde Paris a enfin fait connaître sa décisiondans l’affaire de la nomination contestéede Delphine Ernotte à la présidence deFrance Télévisions : il a informé deuxsyndicats, la CFDT Médias, et le syndicatCGC des médias, qu’il avait décidé declasser sans suite leur plainte pour abusd’autorité et trafic d’influence, visantle président du Conseil supérieur del’audiovisuel, Olivier Schrameck.

À l’heure où ces lignes sont écrites, on nesait pas si Didier Quillot, candidat évincéà la présidence de France Télévisions,qui avait aussi déposé une plainte, a reçule même avis de classement, mais c’estévidemment très probable.

Dans un communiqué publié sur sa pageFacebook, la CFDT Médias indique ceci :« Le parquet du Tribunal de GrandeInstance de Paris, nous informe ce jour desa décision de classer sans suite la plaintepour abus d’autorité et trafic d’influencerelative à la nomination de la nouvelleprésidente de France Télévisions par leCSA et déposée le 12 juin 2015 par laCFDT Médias FTV. Cette décision nenous surprend pas dans la mesure où cedossier, qualifié de "très politique" pardes sources parquetières, le gênait sansdoute aux entournures. Ainsi les élémentsque nous avons portés à sa connaissance,ainsi que ceux, nombreux, publiés pardes journalistes médias spécialisés etd’investigation, n’ont pas semblé lui êtresuffisants pour justifier l’ouverture d’uneenquête préliminaire. »

La CFDT ajoute : « Par ailleurs lesmotivations de ce classement peuventlaisser songeur. Concernant par exemplel’abus d’autorité, la motivation juridiquedu parquet à ne pas poursuivre est pourle moins labyrinthique "il n’apparaît pasqu’un texte de loi précis… soit visédans la plainte, si ce n’est un principeselon lequel le CSA se doit de nommerde façon impartiale les présidents deschaînes publiques de télévision et radio,qui découlerait non d’une disposition

légale spécifique mais d’une combinaisonde plusieurs dispositions légales". Il vautmieux lire cela qu’être sourd ! En clair,pour le parquet, plusieurs dispositionslégales, précisant le devoir d’impartialitédu CSA, ne constituent pas ensemble uncadre légal !»

Considérant « la faiblesse del’argumentation juridique, les entorsesmorales, démocratiques et règlementairesà propos de cette nomination », la CFDTMédias France Télévisions conclut enindiquant qu’il « va soulager le parquetd’un poids manifestement trop lourd pourlui et lui permettre de souffler cet été, ensaisissant le doyen des juges d’instruction,indépendant de tout pouvoir, afin quela vérité, le droit et la morale puissentenfin éclore ». Autrement dit, la CFDTva déposer une nouvelle plainte avecconstitution de partie civile.

Sur son blog, la CGC Médias annoncequ’elle a reçu le même avis de classementet qu’elle va elle aussi déposer unenouvelle plainte avec constitution de partiecivile : « Le SNPCA-CGC se constituerapartie civile dès lundi 21 juillet auprèsdu Doyen des Juges d'instruction, duTGI de Paris. Cette indispensable etnouvelle étape permettra la désignationd'un juge d'instruction et l'ouvertured'une information judiciaire. C'est lasuite logique de la plainte déposée parle SNPCA-CGC, le 12 juin dernier,concernant la procédure de désignationpar le CSA à la présidence de FranceTélévisions que la Presse a qualifiée, entreautres, de "mascarade". »

Avec quelques autres médias, peunombreux, Mediapart est en grande partieà l’origine de toute cette affaire. Dansune très longue enquête (Lire FranceTélévisions : la nomination de la PDGentachée d’irrégularités), nous avions eneffet révélé que la désignation de DelphineErnotte à la tête du groupe public avait étéentachée par une cascade d’irrégularités.

Dans tous les cas de figure, la nouvellePDG va donc entrer en fonction, le 22 aoûtprochain, dans les pires des conditions.Sans aucune expérience télévisuelle, et

Page 33: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 33

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.33/59

visé par des procédures judiciaires qui nesont pas près de s’éteindre, elle risque dene disposer d’aucune légitimité.

Enquête sur Natixis (3/3) :les dérives de la financefollePAR LAURENT MAUDUITLE SAMEDI 25 JUILLET 2015

Le troisième volet de notre enquête surNatixis Asset Management met à nu lamécanique folle de la société de gestion :si elle est immensément prospère, etsi ses dirigeants empochent des bonusformidables, c'est en partie parce qu'ellecontrevient aux règles de l'AMF.

Natixis Asset Management fonctionnecomme un révélateur : quiconquedécouvre comment fonctionne la sociétéde gestion, l’une des plus importantesen France et en Europe, a tôt fait decomprendre que la puissance publiquen’a rien fait, ou presque, pour contenirles débordements de la finance et quela régulation est gravement défaillante.Un constat préoccupant qui transparaît desenquêtes que nous venons de consacrer àcette filiale de Natixis, elle-même filialedu groupe BPCE.

Que l’on songe en effet au nombre et àla gravité des irrégularités mises au jourpar Mediapart. Nous avons d’abord révéléque Natixis Asset Management avait misau point, depuis 2008, sur les fonds ditsà formule, un système de commissionsoccultes, portant sur près de 100 millionsd’euros, au détriment de plusieurs millionsd’épargnants (lire Natixis : les clientsgrugés pour gonfler les bonus et Desmillions d’épargnants ont été lésés parNatixis Asset Management). Nous avonsaussi révélé que la société de gestionn’offrait à ses clients, mais sans leurdire, que la moitié de la rémunérationdu marché pour les sommes qui sontplacées afin d’assurer la rentabilité deces fonds – ce qui contrevient aussi auxrègles de l’AMF (lire Enquête sur Natixis(1/3) : le double scandale des fonds àformule). Et puis, pour finir, nous avons

révélé que la société de gestion cachaità ses clients qu’elle faisait des gainssur l’argent apporté en garantie dans lesopérations de cession temporaire de titres– ce qui contrevient à la réglementationeuropéenne et à celle, en France, édictéepar l’Autorité des marchés financiers (lireEnquête sur Natixis (2/3) : l’art deplumer les députés à leur insu).

Cela fait donc beaucoup pour une seuleet même société de gestion : beaucoupd’opérations qui transgressent les règlesdu gendarme des marchés financiers etqui s’effectuent, toutes, au détriment desclients de l’établissement.

En conclusion de nos investigations, pource troisième volet de notre enquête,le moment est donc venu d’essayerde comprendre les raisons de tous cesdysfonctionnements. Essayer de scruter,en somme, ce qu’est le véritablemoteur d’une société de gestion commeNatixis Asset Management ; essayer decomprendre les logiques internes de lasociété de gestion. Car si Natixis AssetManagement fonctionne comme un casd’école de la dérégulation financière, cen'est pas seulement parce qu’elle estcoutumière de procédures irrégulières ;c’est aussi, c’est surtout parce que lasociété de gestion ne semble guidéeque par une seule véritable logique :tout faire pour permettre à quelquescadres dirigeants de l’établissement defaire fortune. Sans doute l'un explique-t-ill'autre.

Pour en prendre la mesure, il suffit descruter un document confidentiel : il s’agitdu compte de résultat de Natixis AssetManagement, tel qu’il est présenté dans unrécent rapport de l’inspection générale dugroupe BPCE. Ce compte de résultat, quirévèle de lourds secrets si l'on sait bien lelire, le voici :

(Cliquer sur letableau pour l'agrandir)

De prime abord, on pourrait penser queNatixis Asset Management est décidémentune société de gestion solide et prospère.Avec un produit net bancaire (dans lacomptabilité des banques, il s’agit duchiffre d’affaires) de 353 millions d’eurosen 2014 et un résultat avant impôt de 152,2millions d’euros, elle présente des ratiosfinanciers formidables. Plus rentable queNatixis…

Conflits d'intérêts autour descommissions de mouvementPour découvrir le pot aux roses, Mediaparta consulté plusieurs experts financiers etspécialistes du secteur. D’abord, le produitnet bancaire est artificiellement gonflé.Comme pour toutes les sociétés de gestion,ce produit net bancaire est composé dedeux éléments. On trouve d’abord les fraisde gestion fixes, qui se sont élevés à 242,4millions d’euros. Dans toutes les sociétésde gestion, ces frais de gestion fixes, quisont calculés en pourcentage des actifssous gestion, représentent la partie stableet récurrente des revenus de la sociétéde gestion. Et puis traditionnellement,dans une société de gestion, entrent aussien ligne de compte dans le produit netbancaire ce que l’on dénomme les frais degestion variable, qui dans le cas présent ontatteint 15,1 millions d’euros. Explicationde l’un de nos experts : « Les frais de

Page 34: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 34

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.34/59

gestion variables sont une quote-part dela performance de gestion. En général,la société de gestion perçoit en moyenne20 % de la performance générée au-delàd’un certain objectif. »

Cumulés, les frais de gestion fixes etvariables se sont donc élevés à 257,5millions d’euros. Conclusion : pour queNatixis Asset Management parvienne àréaliser un produit net bancaire de 353millions d’euros, il a donc fallu qu’elleengrange des produits divers, pour unmontant complémentaire de 95,5 millionsd’euros. Ce poste de produits divers de95,5 millions d’euros est donc décisif pourNAM, puisqu’il constitue 27 % du chiffred’affaires, ce qui est naturellement trèsimportant.

Or, que recouvrent ces 95,5 millionsd’euros ? Une bonne partie des acrobatiesfinancières qui ont été au cœur de nosenquêtes !

Comment se décomposent ces 95,5millions d’euros ? Pour l’essentiel, troispostes représentant 82,5 millions d’euros(soit 86 % du total) entrent en jeu : il y ale poste « autres commissions variables »pour 20,7 millions d’euros en 2014 ; il ya le poste « revenus sur prêts-emprunts detitres » pour 17 millions d’euros ; et il ya le poste « commission de mouvement »pour 44,8 millions d’euros.

(Cliquer sur letableau pour l'agrandir)

Or, ces trois postes retiennent l’attention.D’abord, le poste « autres commissionsvariables » n’est rien d’autre queles fameuses commissions occultes queNatixis Asset Management prélève dansles fonds à formule et qui ont été au cœurde notre première enquête (lire Natixis :les clients grugés pour gonfler les bonuset Des millions d’épargnants ont étélésés par Natixis Asset Management).

(Cliquer sur letableau pour l'agrandir)

Examinant cette ligne comptable, nousavons été surpris de voir que le chiffrede ces « autres commissions variables »fluctuait beaucoup d’une année sur l’autre,pouvant même tomber jusqu’à seulement5,7 millions d’euros en 2012. Explicationde l’un de nos experts : « Leur fortevolatilité dans le temps confirme lecaractère "pilotage" du compte de résultatde NAM. La direction de NAM procède aulissage du compte de résultat en "tapant"dans la réserve cachée des fonds à formulepour s’ajuster avec les objectifs que luifixe la direction de Natixis. »

Le poste « revenus sur prêts-emprunts detitres » pour 17 millions d’euros provientd’une autre irrégularité, qui a aussi été aucœur d’une des enquêtes de Mediapart :il s’agit tout bonnement des gains cachésque réalisent NAM et sa filiale bancaireNAM Finance, grâce aux liquidités quisont apportées en garantie des cessionstemporaires de titres qu’elles réalisentpour leurs clients (lire Enquête surNatixis (2/3) : l’art de plumer lesdéputés à leur insu).

(Cliquer sur letableau pour l'agrandir)

Ces 17 millions d’euros engrangés en2014 font donc partie du pactole engrangépar NAM en toute infraction avec lesrèglementations française et européenneet au détriment de ses clients, parmilesquels figure l’OPCVM « Concorde

96 », l'organisme créé par l’Assembléenationale pour garantir le financement desretraites des députés.

À la lecture de ce compte de résultat,on est d’ailleurs frappé par l’ampleurdes sommes que Natixis a gagnées audétriment de ses clients. 17 millionsd’euros en 2014, 20,9 millions en 2013,37,6 millions en 2012, 17,2 millions en2011 : cela fait la somme colossale de 92,7millions d’euros en moins de quatre ans,qui ont été captés par NAM à l’insu de sesclients.

Enfin, il y a le poste « commission demouvement » qui est le plus importantdes trois, puisqu’il a dégagé 44,8 millionsd’euros en 2014.

(Cliquer sur letableau pour l'agrandir)

De l’avis de l’un de nos expertsfinanciers, il mérite quelques explications :« Les commissions de mouvement, unespécialité bien française, sont des fraisque prélève NAM à chaque opérationd’achat/vente qu’elle exécute via safiliale bancaire Natixis AM Finance. Sicette commission est prélevée en toutetransparence vis-à-vis des clients car ellefigure dans les prospectus des fonds etreste aujourd’hui autorisée par l’AMF, onpeut se poser la question de ce que lesspécialistes appellent le taux de rotationdu portefeuille. En effet, pour générerdes commissions de mouvement, il fautacheter et vendre des titres et donc fairetourner les portefeuilles. Si la société degestion touche une commission à chaquetransaction, le conflit d’intérêts potentielest présent en permanence ! Et au vudes montants en jeu, le problème devientévident ! »

Un autre des experts que nous avonsconsultés surenchérit : « Plusieurssociétés de gestion de la place ont

Page 35: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 35

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.35/59

depuis plusieurs années abandonné lapratique des commissions de mouvement.Régulièrement, on entend parler de leurprochaine interdiction en France. Ellesprésentent une incertitude permanentepour le compte de résultat des sociétés degestion, ternissent l’image du gérant vis-à-vis des clients et constituent une source deconflit d’intérêts potentiel importante : lesportefeuilles ont-ils tourné dans l’intérêtdes porteurs ou dans l’intérêt de la sociétéde gestion ? »

Selon les informations recueillies parMediapart, l’inspection générale de BPCEa d’ailleurs émis dans son rapport defévrier 2015 une recommandation deniveau « P1 ». Ce type de recommandationest utilisé pour un risque ou enjeu majeur.Sont notamment concernés les risquesmajeurs de conformité, tels que définis parle règlement 97-02 établi par la Banquede France (risque de sanction judiciaire,administrative ou disciplinaire, etc.). Dansson rapport, l’inspection générale deBPCE invitait donc à « investiguersur les taux de turnover significatifspour statuer rapidement sur l’absenced’anomalies dans le respect de l’intérêtdes porteurs… ».

Au cœur du réacteur, les bonusBref, une bonne partie du chiffre d’affairesde Natixis Asset Management est polluéepar des activités qui flirtent avec les lignesjaunes tracées par les autorités de tutelledes marchés, ou même qui les franchissentallègrement.

Et du même coup, ces activités ontaussi un poids majeur dans les résultatsfinanciers de l’entreprise. Pour en prendrela mesure, il suffit de se référer aurésultat brut d’exploitation récurent (RBErécurrent). Traduction pour les néophytes :le RBE correspond au produit net bancaire,diminué des frais généraux. Et le RBErécurrent est le RBE structurel, horsvariation exceptionnelle.

Or, dans le compte de résultat de NAM,il y a effectivement un constat qui sautetout de suite aux yeux : les trois postes quenous venons d’examiner en détail pèsentlourdement dans ce RBE récurrent. Ainsi,

en 2014, les marges cachées des fonds àformule ont pesé pour 15,5 % du RBE.La rémunération cachée dans l’activitéde cessions temporaires, quant à elle, acontribué pour 12,8 % (en 2012, c’étaitmême 26,6 % !). La contribution au RBErécurent de NAM de ces deux activitésdont la conformité réglementaire pose unsérieux doute ont représenté 28,3% en2014.

Pas à pas, on finit donc par percerla mécanique interne de Natixis AssetManagement. Car il coule de source quesi ces deux activités posant un problèmede conformité réglementaire n’avaient paspoussé le RBE à ces sommets, jamaisles dirigeants de NAM n’auraient perçules bonus exceptionnels qui sont tombésdans leur poche. Et l’enveloppe desrémunérations variables offertes au restedes collaborateurs aurait aussi été plusfaible.

Car tout est là, qu’il pleuve ouqu’il vente, que l’économie piquedu nez ou menace même d’entreren récession, NAM s’affiche commeune société immensément prospère,totalement insensible aux fluctuationsde la conjoncture. Et les dirigeants deNAM en sont donc remerciés, avec desbonus formidables, sur lesquels nousavions donné des indications chiffréeslors de notre première enquête (elle estici). Les rémunérations variables (ou, sil’on préfère, les bonus) distribués dansl’entreprise ont ainsi atteint 16,5 millionsd’euros en mars 2014, contre 15,2 millionsd’euros en mars 2013. Mais ce pactole estdistribué de telle sorte qu’il tombe entredes mains très peu nombreuses. Ainsi, siles 355 salariés dans le bas de l’échelle separtagent 10 % de la somme, les 11 salariésles plus avantagés récupèrent à eux seuls20 % de l’enveloppe totale des bonus.

Mais à ces bonus, il faut encore ajouterce que dans le sabir anglo-saxon onappelle le « LTIP » – pour « long termincentive plan », ou si l’on préfère, un pland’intéressement à long terme. Ce systèmede LTIP, qui a été mis en place à NatixisAsset Management, permet d’attribuer àdes salariés des bonus complémentaires

pendant trois années, à partir de l’exercicede l’année n + 1. Bien évidemment, ilest calculé selon les performances et lesmérites.

Là encore, le montage a été réalisé desorte que des fortunes soient captées par unnombre très restreint de bénéficiaires. Pourles 103 salariés bénéficiaires du dispositif,« le total des versements effectués auxsalariés de l’UES [Unité économique etsociale] en mars 2014 au titre de 2013 estde 1,76 million d’euros, au titre de 2012de 2,15 millions d’euros et au titre de 2011de 2,20 millions d’euros ». Mais la clef derépartition est encore plus inégalitaire. Sil’on cumule les rémunérations variables etles enveloppes du LTIP, on arrive donc àun résultat ahurissant : « 388 salariés serépartissent 10 % du total des variables ycompris LTIP versées, quand 12 salariésse répartissent 30 % du total des variablesversées. »

Sans les marges cachées des fonds àformule ; et sans la rémunération cachéedans l’activité de cessions temporaires,le RBE récurrent aurait donc fortementbaissé. Et alors, adieu veaux, vaches,cochons, et surtout bonus et autres LTIP :c’est toute la savante mécanique de NAMqui aurait été déréglée…

Du même coup, on peut aisémentcomprendre les motivations qui ont pousséla direction et une partie de l’état-majorde NAM à flirter sciemment avec laréglementation et avec le risque d’imagepour tout le groupe BPCE – lequel état-major n'a pas souhaité, tout au long de cetteenquête, répondre à nos interrogations,comme nous le racontons sous l'onglet"Prolonger" associé à cet article.

Enfin, si l'on poursuit le mêmeraisonnement en sortant du RBE les« commissions de mouvement », certesencore tolérées mais hautement risquéescomme le montre la recommandationde l’inspection générale de BPCE, alorsce RBE récurent de NAM en 2014 neserait pas de 133,2 millions d’euros maisuniquement de 50,7 millions d’euros.

Page 36: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 36

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.36/59

Quelles en seraient les conséquencespour Natixis Asset Management ? Auplan financier, ce serait un tremblementde terre. Si l’on en croit le nouveaudirecteur général du Crédit agricole,Philippe Brassac, les sociétés dites d’AssetManagement valent actuellement entre13 et 16 fois leurs résultats (lireses propos rapportés par l’agenceReuters). Dans cette hypothèse, NatixisAsset Management n’aurait plus unevaleur comprise entre 1,7 milliard et 2,1milliards d’euros mais les chiffres seraientbeaucoup plus bas, dans une fourchetteentre 600 et 800 millions d’euros.

Et surtout, ce serait toute l’horlogerieinterne de Natixis Asset Management quis’en trouverait abîmée. Cette stupéfiantemécanique de la finance folle qui pousseses acteurs à gagner toujours plus d’argent,sans jamais se soucier des besoins réels del’économie…

C’est en cela que Natixis AssetManagement est un miroir. FrançoisHollande avait promis que son adversaireserait la finance. Natixis, pour ne parlerque de ce groupe, n’a strictement rienchangé à ses habitudes…

Un député frondeurSyriza : « Je n'avais pas ledroit d'accepter le chantageeuropéen »PAR AMÉLIE POINSSOTLE JEUDI 23 JUILLET 2015

Le parlement grec a voté dans la nuit demercredi à jeudi de nouvelles lois dans lecadre de l'accord signé entre Athènes et sescréanciers le 13 juillet. Comme la semainedernière, près du quart des députés Syrizane les ont pas validées. Entretien avec l'und'eux.

Deux nouvelles lois ont été votées à laVouli peu avant le lever du jour, cejeudi 23 juillet. Il s'agissait, pour l'une,de transposer dans la loi grecque desdispositions européennes sur le sauvetagedes banques, et pour l'autre, de réformerdes procédures du système judiciairegrec pour, en théorie, en alléger le

coût. Comme la semaine dernière, oùl'assemblée devait valider l'accord-cadreeuropéen du 13 juillet et voter sespremières lois d'application, les textes sontpassés avec les voix de l'opposition… maissans une bonne partie des députés Syriza.Au total, 31 députés de la majorité ont votécontre, et cinq se sont abstenus.

Thanassis Petrakos est un élu de Kalamata(sud du Péloponnèse). Il fait partie deces parlementaires qui se sont prononcéscontre ces projets de loi. Membre de laplateforme de gauche, ce courant de Syrizahostile au maintien de la Grèce dans lazone euro, il était, jusqu'à la veille del'accord de Bruxelles, le porte-parole deson groupe parlementaire.

Mediapart : Pourquoi avez-vous voté« non », cette nuit, aux projets de loi ?

Thanassis Petrakos : J'ai voté « non »parce qu'ils vont à l'encontre de ceque nous avons toujours plaidé : l'unrend impossible le contrôle de l'État surles banques privées, et l'autre faciliteles saisies immobilières pour les Grecsendettés. En d'autres termes, les exigencesdes banques passent devant l'intérêt publicet celui des citoyens. Dans les précédentsmémorandums d'austérité, c'est l'intérêtdes employeurs qui primait, cette fois-ci cesont les banques.

Vous avez également voté « non »le 15 juillet à la loi cadre instaurantun nouveau mémorandum d'austéritéentre Athènes et ses créanciers.Pourquoi ?

J'ai voté « non » en tant que députéSyriza, car cet accord va complètementà l'encontre du mandat que nous avonsreçu du peuple le 25 janvier, ainsi que durésultat du référendum du 5 juillet. Dansles deux cas, les électeurs grecs ont rejetéles politiques d'austérité. Rappelez-vousqu'en janvier, Syriza avait même promisd'annuler les mesures d'austérité prises cescinq dernières années ! Non seulementle gouvernement Tsipras n'est pas revenuen arrière, mais de plus, il a accepté unnouveau paquet de mesures extrêmementdures, qui va enfoncer encore davantagel'économie grecque, déjà complètement

détruite par cinq ans d'austérité. Le nombrede chômeurs s'est accru de manièrespectaculaire, les jeunes partent en masseà l'étranger, les biens publics sont bradéset le PIB a chuté de 30 %. En mêmetemps, la dette de l’État est passée de120 % du PIB en 2010 à 180 % fin2014… Je n'avais pas le droit, au regarddu peuple grec, d'accepter le chantageeuropéen et d'aggraver cette situation.C'est une politique qui conduit à la faillitedu pays ! Dans cet accord, on met parailleurs en vente une large partie desbiens publics. Pour moi, c'est une perte desouveraineté.

D'après vous, pourquoi le premierministre Alexis Tsipras et sescollaborateurs ont-ils accepté cet accordà Bruxelles ?

Il n'y a eu aucune préparation ces cinqderniers mois. Or le gouvernement étaitcensé se préparer ! Je n'ai cessé de lerépéter, à chaque réunion de notre groupeparlementaire : nous ne pouvions pasaborder cette négociation sans un solideargumentaire, l'affrontement allait être trèsviolent. Sinon, le résultat ne pouvait êtrequ'un compromis signé le couteau sous lagorge… Et c'est cela qui s'est passé.

À quoi attribuez-vous cetteimpréparation du gouvernement grec ?

Le gouvernement pensait que l'échecpatent des programmes d'austérité depuiscinq ans était un argument à lui toutseul. Il croyait qu'à force de répéter ceconstat, il convaincrait ses partenaires.Mais il a complètement sous-estimé lespositions et l'influence de gens commeWolfgang Schäuble [le ministre allemanddes finances – ndlr]. Ces gens-là nevoulaient pas d'une amélioration de lasituation en Grèce, ils voulaient aucontraire faire plier le peuple grec, briserun gouvernement de gauche. Ils n'avaientaucune intention de trouver un compromispuisqu'ils voulaient au contraire empêchertoute possibilité d'un gouvernement degauche en Europe. Le problème, c'estque nous n'avions pas compris quel étaitleur but. Le résultat, c'est une défaiteimmense. Nous vivons désormais uneguerre monétaire.

Page 37: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 37

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.37/59

Qu'est-ce que le gouvernement Tsiprasaurait pu faire pour éviter cette défaite ?

Il aurait pu mettre en place plusieursmesures depuis fin janvier. Tout d'abord,il aurait pu instaurer un contrôleétatique sur les banques. Il aurait pumodifier la composition de leurs conseilsd'administration, qui sont restés inchangésdepuis la législature précédente, et qui ontjoué contre le gouvernement. Il aurait puégalement mettre en place des mécanismespour limiter la fuite des capitaux àl'étranger.

Devait-il, selon vous, se préparersérieusement à la possibilité d'un« Grexit » – une sortie de la Grèce de lazone euro ?

Dans un premier temps, il ne s'agissaitpas, pour nous, de prôner le « Grexit ».Mais si le chantage des Européens prenaitdes allures extrêmes, alors oui, il fallaitsérieusement, concrètement, s'y préparer.Le référendum aurait dû avoir lieu plustôt, et en même temps qu'il posait laquestion de l'austérité, il aurait dû poserla question de la monnaie. Tsipras, lui, estfondamentalement opposé au retour à ladrachme.

C'est une défaite pour le gouvernementTsipras… C'est aussi une défaite pourSyriza, qui se veut un parti de gaucheradicale. Allez-vous quitter le parti ?

Non, il n'est pas question pour l'instantde créer un nouveau parti. Il s'agit aucontraire d'exercer une pression sur legouvernement. Rappelez-vous, Syriza àl'origine était un parti qui comptait 4 %d'électeurs. Il est devenu le protagonistede l'opposition anti-austérité et a gagnéainsi 40 % de l'électorat grec. Il n'a pasle droit de devenir maintenant un partipro-austérité ! Moi et mes collègues quiavons voté contre l'accord, nous voulonsrester dans le parti. Nous poussons à uneconvocation du comité central afin deprendre acte d'une décision qui obligerale gouvernement à revenir sur sa décisiondu 13 juillet. Déjà, plus de la moitié desmembres du comité central ont envoyéune lettre au gouvernement pour contesterce compromis à Bruxelles et manifester

leur accord avec notre vote négatif àl'assemblée. Il y a une divergence profondeentre le parti et le gouvernement, il fautque le gouvernement s'adapte à ce qu'ila promis aux électeurs, et non l'inverse !Nous avons besoin d'une discussion calme,à tête reposée, sans pression ni chantage.J'espère qu'elle se fera au plus vite.

Le gouvernementredécouvre la petite enfancePAR LUCIE DELAPORTE ET MATHILDE GOANECLE VENDREDI 24 JUILLET 2015

Pendant trois ans, les socialistes ont faitl'autruche. Annoncée en fanfare en débutde quinquennat, l'abrogation du “décretMorano” assouplissant la réglementationdes crèches n'est plus au programme. Dequoi décevoir professionnels et parents,et relancer le débat sur les conditions detravail, malgré la hausse du nombre deplaces.

En communiquant les chiffres 2014, quiviennent d'être compilés, à Mediapart, leministère de la famille ne cache pas sasatisfaction : contrairement à 2013, enliséedans les municipales, l'année 2014 a plutôtété un bon cru pour les créations de placesen crèche. Avec 14 300 nouvelles placesouvertes cette année, l'objectif de 15 400est pratiquement atteint. Pourtant, même àce rythme, la promesse du gouvernementde proposer, d'ici 2017, 100 000 placessupplémentaires en crèche (et 100 000 enaccueil individuel) ne sera pas tenue. Leprogramme du PS de 2012 tablait sur 500000 places d’accueil (tous modes de gardeconfondus), alors que 46 % des enfants demoins de trois ans ne bénéficient d’aucunesolution de garde en dehors de leur famille.

Surtout, la secrétaire d’État, LaurenceRossignol, n'a finalement pas touchéau décret Morano, institué en 2010, etqui avait largement assoupli les règles,permettant un taux d'occupation de 120% dans les crèches, et y abaissant letaux minimum de personnels qualifiésde 50 % à 40 %. L'abrogation dece texte, globalement décrié par lesprofessionnels de la petite enfance commepar les associations de parents, était

officiellement une priorité des socialistes.Elle avait même été annoncée en février2013 par l'ancienne ministre de la famille,Dominique Bertinotti.

Le ministère justifie aujourd’hui cettevolte-face : « Le décret Morano n’estqu’un aspect parmi beaucoup d’autres.L’abroger ne va pas tout régler etnotamment pas les questions de pénurie depersonnel. Nous essayons plutôt d’abordd’avoir une vision globale des différentesformes d’accueil. On ne veut pas changerune pièce du puzzle alors que nous n’avonspas une vision d’ensemble », indique-t-ondans l’entourage de Laurence Rossignol,qui vient d’ailleurs de confier à SylvianeGiampino, présidente d'honneur del'Association nationale des psychologuespour la petite enfance, la charge d’animerun débat scientifique sur les « grandsprincipes qui devraient s'appliquer àl'accueil des enfants de moins de troisans pour contribuer au développementde toutes leurs potentialités ». Retour àla case réflexion-concertation, donc, troisans après l'arrivée aux affaires.

Ce que le ministère semble avoirdécouvert, c’est que la question du tauxd’encadrement, comme celle du taux depersonnel qualifié d’ailleurs, ne faisaitpas forcément consensus. « Compte tenudes difficultés de recrutement selon lesterritoires, il faut veiller à ne pas mettre endifficulté des structures en milieu rural etpériurbain. Le tropisme parisien n’est pasforcément représentatif de ce qui se passesur l’ensemble du territoire. Certainescrèches ne pourraient tout simplement pasfonctionner sans la palette de personnelsdisponibles », argue le ministère. Et alorsqu’il est devenu très difficile de recruterdes auxiliaires de puériculture ou deséducateurs, les titulaires d’un CAP petiteenfance sont, eux, souvent confrontés auchômage. « En fait, il y a un vrai décalageentre le vivier et le besoin », concèdeGuillaume Floris, de la CGT petite enfanceen Ile-de-France.

Une remise à plat complète des métiersde la petite enfance serait donc nécessaire.« Il n’y a pas de consensus sur ce dontont besoin les enfants de moins de trois

Page 38: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 38

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.38/59

ans. A-t-on autant besoin que cela duprofil très sanitaire des auxiliaires depuériculture ? Nous nous interrogeonsmême sur la pertinence de la dichotomieentre personnel qualifié et non qualifié», poursuit l’entourage de LaurenceRossignol, qui assure que la ministretravaille à la refonte du CAP petite enfanceainsi que d’autres diplômes relatifs àl’accueil des jeunes enfants.

Manifestation contre le décret Morano,en mars 2010 à Paris. © Reuters.

Sur le terrain, ces atermoiements viennentgrossir le flot des frustrations. Des grèvesrépétées ont eu lieu à Paris cette année, quise sont traduites par plusieurs fermeturesde crèches municipales. Elles devraientreprendre à la rentrée. S’il y a bien unprisme déformant, la situation parisienneest néanmoins un bon révélateur de l’étatdu secteur de la petite enfance. La villegère plus de 750 lieux d’accueil, etemploie environ 9 000 agents de la petiteenfance, ce qui en fait le plus grosemployeur de France du secteur. « Cedécret dévalorise toutes nos formations.Les diplômes ne sont pas là pour rien,mais pour éviter de n’avoir dans lescrèches que des personnes qui sont làparce “qu’elles aiment les enfants” »,souligne une directrice exerçant dans lenord de la capitale. « 60 % de personnesnon diplômées, ça veut dire que je vaisdevoir former 6 personnes sur 10 dansmon équipe, des jeunes filles qui n’ontpour la plupart fait qu’un stage de troissemaines pendant leur formation. Queltemps j’ai pour ça ? »

Ne pas céder sur la question de laqualification est aussi une questionde principe pour les auxiliaires etéducateurs, disposant d’un diplôme d’État.« J’ai souvent rencontré des femmesqui avaient conscience d’être assimiléesà des gardiennes ou aux bonnesd’antan. Que leur travail était en

quelque sorte une “fonction naturelle”, undiscours qu’elles reproduisent d’ailleurspartiellement, décrypte Ève Meuret-Campfort, sociologue, qui a réaliséune enquête auprès d'auxiliaires depuériculture syndicalistes dans le grandOuest. Mais elles font parallèlementl’expérience quotidienne de l’importancede leur métier, avec le sentiment qu’ellesparticipent à la construction des citoyensde demain. Par rapport aux instituteurs,la différence de reconnaissance estflagrante, alors qu’elles se sententappartenir à la grande famille del’éducatif, surtout les plus militantes. »

Bertrand Delanoë, l’ancien maire de Paris,avait fait de la non-application du décretMorano un principe. Mais la diminutiondes budgets alloués aux collectivitésest passée par là et Anne Hidalgo aplus de mal que son prédécesseur àrésister à la pression budgétaire. Ailleursen France, opter pour une majorité depersonnel qualifié pose de vrais problèmesfinanciers. « C’est vrai que dans certainescommunes, vu la baisse des budgets, il y ades crèches qui ferment ou qui sont sous-traitées au privé, regrette Birgit Hilpert,éducatrice et membre du collectif Pas debébés à la consigne, très actif depuis2010. Madame Rossignol pense que sansle décret Morano, ce sera pire. Nousdisons que oui, l’accueil des jeunes enfantsa un coût, mais c’est un investissement quivaut la peine. »

L’autre point clé du dispositif imaginépar l’ancienne ministre de Sarkozy est lapossibilité de remplir les crèches à 120 %au lieu de 100 %. Face au manquechronique de places en crèche, NadineMorano avait choisi, en clair, le principedu surbooking. Pour être sûres d’avoir dixenfants à temps complet, les structuresen admettent douze, comptant sur le faitque tous n’occuperont pas l’ensembledes heures d’ouverture de la crèche.La préoccupation du “remplissage” estlégitime, sauf qu’elle occulte une situationaujourd’hui déjà très tendue. Pour tenirle ratio obligatoire (un adulte pour 5enfants qui ne marchent pas et pour 8enfants qui marchent), les responsables

d’établissement jouent déjà sur les heuresplus creuses afin de compenser un sous-effectif chronique. Car les professionnelsnon plus ne sont pas là en permanence dufait des vacances, des arrêts maladie, descongés maternité (fréquents dans ce milieutrès féminisé, et intervenant souvent tôtdans la grossesse, vu la nature du travail).À tel point qu’il n’est pas rare, à Parisnotamment, que la directrice, la lingèrevoire la cuisinière, pallient les absences enremplaçant au pied levé les auxiliaires…« Ce n’est pas normal mais la priorité, cesont les enfants, explique Birgit Hilpert.La vaisselle ou le linge, ça peut attendre. »

Dans un certain nombre de communes, lescrèches ont également mis en place unsystème de pointage, afin que la caissed’allocations familiales (CAF) connaisseprécisément le nombre d’heures que passechaque enfant dans la structure, et ainsiaffine son taux de remplissage. L’idéeétant même de proposer parfois deuxenfants par « place ». C’est également uneréponse au travail atypique des parents,certains pouvant avoir besoin de moinsd’heures ou d’horaires décalés. Le conceptest séduisant mais difficilement tenablesur le terrain. « Accueillir un enfant, c’estaussi s’en préoccuper pour tout le restede la journée, rappelle Birgit Hilpert.Combien d’enfants les professionnellespeuvent-elles avoir en tête chaque jour ?Le risque d’une telle stratégie, c’est quela crèche devienne une usine où l’on gèreseulement les entrées et les sorties. »

Le souci, légitime, de développer leservice public de la petite enfance,finit par masquer les conditions detravail des agents. « Les gestionnairestirent sur une corde sensible et lesavent parfaitement, assure Perrine, uneéducatrice parisienne (qui a souhaité unprénom d’emprunt). Dans notre métier,on ne peut pas dire “stop, mon petitbonhomme, je ne m’occupe pas de toiparce que vous êtes trop nombreux”.On ne laisse pas choir un enfant parcequ’on en a ras-le-bol. » Les différentesmobilisations, et notamment les grandesgrèves lors de la mise en œuvre du décretMorano, utilisent aussi en priorité la figure

Page 39: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 39

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.39/59

de l’enfant comme ressort, invisibilisantencore un peu plus la pénibilité dutravail. « Il y a quelque chose de sacréautour des enfants. La pénibilité dutravail en crèche ne ressort que dans lescas extrêmes de maltraitance, note ÈveMeuret-Campfort. Ce qui permet l’action,c’est “l’amour des enfants”, car cettecause est aussi celle qui paraît juste auxyeux des parents. On ne parle pas tropdu bruit, de la tension, des charges àporter. Mais derrière la revendication surles effectifs ou la qualification, c’est aussiça qu’il faut entendre. »

Le témoignage de Perrine va dans le mêmesens : « Seule avec un groupe de dix,psychologiquement, physiquement, c’estdur. On porte beaucoup, dans notre corpset dans notre tête, les enfants et leursfamilles. Malheureusement, ça nous arrivede faire simplement de la garderie faute depersonnel. C’est d’autant plus dur qu’on ades principes professionnels. » À la cellulesouffrance et travail de la ville de Paris, 40% des agents qui consultent sont issus dela direction famille et petite enfance.

Un riz OGM pour luttercontre le réchauffement ?PAR MICHEL DE PRACONTALLE JEUDI 23 JUILLET 2015

Un riz génétiquement modifié permettraitde réduire les émissions de méthanedes rizières, avec un rendement nutritifélevé. Certains scientifiques y voient unesolution durable pour l'agriculture, maisil pourrait ne pas dépasser le stadeexpérimental, du fait de l'opposition et desrisques associés aux OGM.

Des chercheurs chinois ont mis au pointune variété de riz OGM qui produitbeaucoup moins de méthane que le rizordinaire, et pourrait être avantageusepour lutter contre le réchauffementclimatique. Les rizières sont, avec

l’élevage, l’une des plus importantessources anthropogéniques de méthane,principal gaz à effet de serre après le CO2.

Rizière en Chine © Feng Wang/Science

Selon l’équipe chinoise, la planteexpérimentale, dans laquelle a été intégréun segment d’ADN de l’orge, permettraitde réduire les émissions de méthane deplus de 90 % par rapport à une variétéclassique, tout en produisant plus de riz.C’est un double avantage, alors que leriz nourrit la moitié de la populationmondiale, que les besoins en nourritureaugmentent, et que le réchauffementclimatique amplifie les émissions deméthane des rizières.

Mais le nouveau riz a l’inconvénientmajeur d’être génétiquement modifié, etil se peut que sa culture ne dépasse pasle stade expérimental. Aucun riz OGMn’est autorisé en Chine, où le sujet esttrès sensible. De plus, l’utilisation à grandeéchelle de ce riz modifié pourrait avoirdes conséquences environnementales quine sont pas toutes connues. Tout enadmettant ces risques, Paul Bodelier,microbiologiste à l’Institut d’écologie desPays-Bas, juge dans la revue Nature quela nouvelle plante « représente uneformidable occasion pour développer uneculture du riz plus durable ».

Cette plante modifiée a été conçue parl’équipe de Jun Su, de l’Institut debiotechnologie de Fuzhou (capitale de laprovince chinoise du Fujian) et ChuanxinSun, spécialiste des plantes à l’universitésuédoise des sciences agricoles d’Uppsala.Ils décrivent leur recherche dans unarticle publié en ligne par Nature le22 juillet. Le point de départ de cetterecherche est une observation faite en2002 : on s’est aperçu que des plants de rizcontenant une plus grande proportion de

grain émettaient moins de méthane. D’oùl’idée de produire un riz avec des grainsplus gros et plus riches en amidon.

Pourquoi les gros grains sont-ilsaccompagnés d’émissions de méthaneplus faibles ? Cela résulte à la fois ducycle du carbone et de celui du méthane.Le riz pousse dans des sols humides,qui manquent d’oxygène et abondent enbactéries productrices de méthane. Ce sontces dernières qui sont responsables del’essentiel des émissions de méthane desrizières. Elles se nourrissent de composésdu carbone, qui viennent au départ de laphotosynthèse. Si le plant de riz a de plusgros grains, une plus grande proportion ducarbone se trouve fixée dans ces grains,notamment sous forme d’amidon. De cefait, il y a moins de carbone transféré auxracines et libéré dans le sol pour nourrirles bactéries méthanogènes. Qui plus est,les racines elles-mêmes sont plus petiteset libèrent moins de carbone lorsqu’ellesse décomposent. Au total, les bactériesméthanogènes, moins nourries, produisentdonc moins de méthane.

Voilà pour le principe. Mais commentle mettre en application ? L’opérationréalisée par Jun Su et Chuanxin Sunconsiste à insérer, dans un riz de typecourant (Japonica, très utilisé dans lescuisines chinoise et japonaise), un gèneappelé SUSIBA2 provenant de l’orge(pour sugar signalling in barley 2,signalement du sucre dans l’orge 2, lefonctionnement du gène s’appuyant sur lessucres produits par la photosynthèse).

Schématiquement, l’effet du gène estd’augmenter le contenu en amidon desgrains et leur taille ainsi que celle destiges, au détriment des racines qui sedéveloppent moins. Les chercheurs ontainsi déterminé que le contenu en amidondes grains de leur riz OGM représentait86,9 % du poids à sec, contre seulement76,7 % pour la variété conventionnelle.Et le poids à sec des grains pour unplant donné passe de 16 grammes pour lavariété ordinaire à 24 grammes pour le riztransgénique. À l’inverse, la biomasse desracines est réduite de 35 % dans la variétémodifiée.

Page 40: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 40

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.40/59

Ces transformations importantes ont deseffets spectaculaires sur le méthane. Leschercheurs chinois ont fait pousser leurriz modifié pendant les étés 2012 et 2013à Fuzhou, sous serre ou dans de petitesparcelles. Ils ont mesuré les émissionsde méthane et les ont comparées àcelles de riz de la variété ordinaire. Lesmesures montrent qu’avant la floraison,les émissions de méthane ne représententplus que 10 % de celles du riz ordinaire ;et les émissions sont presque totalementsupprimées dans la période qui suit lafloraison.

Il existe un moyen de diminuer lesémissions de méthane des rizièressans recourir au génie génétique : enles drainant rapidement, on ajoute del’oxygène et on réduit les populationsde bactéries productrices de méthane.L’opération se pratique en Chine, et a aussipour effet d’augmenter les rendements,ainsi que d’aider à conserver l’eau. Maiselle est délicate à effectuer alors qu’avecle riz modifié, il suffit de changer desemence, ce qui est nettement plus simple,et apparemment très efficace.

Il faut cependant souligner que lesrésultats expérimentaux des chercheurschinois ont été obtenus dans des conditionstrès contrôlées et ne seraient pas forcémentreproduits dans une rizière destinée à laproduction agricole.

Mais l’étude de Su et Sun posed’autres problèmes. Selon Bodelier, lefait de diminuer le nombre de bactériesproductrices de méthane et la quantité decarbone libérée au niveau des racines peutavoir des conséquences, encore inconnues,sur l’écosystème du sol. Certaines desbactéries qui produisent des nutrimentspour les plantes pourraient être affectées.De plus, pour compenser un éventuelappauvrissement du sol, les agriculteurspourraient être conduits à utiliser plusd’engrais azotés, ce qui entraînerait à lafois un risque de pollution de l’eau et desémissions d’oxyde nitreux, gaz à effet deserre.

Par ailleurs, on ignore les effets de lamodification génétique sur la survie etla physiologie d’ensemble des plants de

riz. Au total, le fait de transférer plus decarbone dans les tiges et les grains duriz SUSIBA2 permet donc de réduire lesémissions de méthane, mais au prix d’unesérie d’effets potentiellement négatifs.Les chercheurs souhaitent mener desexpériences à une échelle plus grande, surdes parcelles de l’ordre d’un hectare, pourévaluer plus précisément les avantages etles risques éventuels. Ils ont aussi entreprisune expérience sur un autre riz, de l’espèceIndica (à laquelle appartiennent les riz àgrains longs comme le basmati ou le rizthaïlandais).

Il est trop tôt pour savoir si cesriz transgéniques ont un avenir. Unepossibilité alternative consisterait, au lieude transférer un gène de l’orge au riz,de chercher à activer le gène équivalentdéjà existant dans le riz, sans recourirau génie génétique. Quoi qu’il en soit,Bodelier estime que les recherches deSu, Sun et leurs collègues vont « inciterles scientifiques dans le monde à menerdes expériences pour vérifier si cettevariété permet une culture plus durablede la plante qui nourrit la moitié de lapopulation humaine ».

L'exode sans fin desdéplacés colombiensPAR JEAN-BAPTISTE MOUTTETLE VENDREDI 24 JUILLET 2015

De#place#, Alexandre Torres re#ve de devenirproprie#taire © Jean-Baptiste Mouttet

La Colombie est un des pays au monde quicomptent le plus de personnes ayant fui unconflit à l'intérieur de ses frontières. Lespourparlers de paix pourraient accélérerle processus de retour et le gouvernementa lancé un programme de restitution desterres aux résultats mitigés.

De notre envoyé spécial en Colombie.- Ilest tombé là par hasard. Augré des méandres de l'administrationcolombienne. Josue Aguirre habite unemaison de bois, au toit de tôle, perduedans une vaste prairie parsemée d'arbustesdu département de la Meta, au centre dupays. Il n'est pas d'ici mais de la petiteville de Calamar, 450 kilomètres plus ausud, dans le département du Guaviare, versl'Amazonie. À 13 ans à peine, sa vie abasculé. Les Farc contrôlaient le territoireet enrôlaient des jeunes, les plus oisifs. Illui faut un travail. Ses voisins lui donnentdes terrains qu'il a lui-même délimitésdurant 15 jours. Les guérilleros voient lejeune agriculteur d'un mauvais œil. 400hectares, c'est beaucoup trop. « Soixantehectares par tête, pas plus», se souvientJosue, « et mes cultures de coca, surlesquelles un impôt est prélevé, ne leurrapportaient pas assez. » Il est menacé demort.

Il fuit, pose ses valises dans divers lieuxavant de s'établir dans le département dela Meta en 1998. Après plusieurs annéesà errer dans les dédales de l'administrationcolombienne, 28 hectares lui sont octroyésen 2011, ici, au bout de cette piste, à 45minutes de la ville la plus proche PuertoLopez (30 000 habitants) : « Tu prends leterrain ou tu le laisses. Tu en fais ce quetu veux, m'a-t-on dit. Il appartenait à unnarco exproprié de ses 28 000 hectares.»Rien ne pousse sur ces terres dédiées àl'élevage extensif. D'autres bénéficiairesabandonnent. Lui insiste, se lance dans

Page 41: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 41

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.41/59

l'agriculture biologique sur ce lopin coincéentre un voisin qui en possède 1 700 et unautre 3 000.

Josue Aguirre, petit agriculteur, est arrive# par hasarddans le de#partement du Meta © Jean-Baptiste Mouttet

Comme 12 % de la populationcolombienne, Josue est un déplacé, unepersonne forcée de migrer à l'intérieurmême de son pays. Ils sont plus de6 millions en Colombie, ce qui enfait le pays au monde qui connaît leplus de déplacements de population àl'intérieur de ses frontières derrière laSyrie, selon le rapport publié débutmai de l'Observatoire des situations dedéplacement interne (IDMC), une ONGnorvégienne.

Andrés Celis, responsable de l'unité deprotection de l'agence des Nations uniespour les réfugiés (UNHCR) en Colombie,rappelle «que les déplacements forcés ontune longue histoire dans ce pays : plusde vingt ans ». Le conflit armé entreles guérillas et l’État dure depuis plusd'un demi-siècle. La population migreface à la violence des Forces arméesrévolutionnaires de Colombie (Farc), del'Armée de libération nationale (ELN),des paramilitaires, des bandes criminelleset même face aux actions menées parle gouvernement. Dernier scandale ayantprovoqué la fuite de Colombiens : lesfumigations des champs de coca censéeséradiquer les plantations illicites. JuanManuel Santos, le président colombien, ademandé leurs suspensions début mai.

Grâce au processus de paix en cours àla Havane depuis deux ans et demi, cesmigrations internes se réduisent. En 2014,il n'y a eu « que » 137 200 nouveauxdéplacés. À titre de comparaison, entre2002 et 2005, durant le premier mandatd'Alvaro Uribe (élu en 2002, réélu en2006), 463 697 personnes quittaient en

moyenne leur lieu d'habitation chaqueannée, selon les chiffres diffusés par legouvernement. Les trêves temporaires,le cessez-le feu unilatéral des Farc dedécembre à fin mai expliquent cettediminution.

«Je ne peux pas dire que c'était pire avant,mais les exactions des paramilitairesdemeurent », soutient Carmen Palencia,présidente de l'association Terre et vie,en prenant l'exemple de la région dontelle est originaire : l'Urabá. Frontalièreavec le Panama, une sortie sur la merdes Caraïbes, la situation géographiquede la région favorise les trafics entout genre. Elle raconte l'union entrecertains entrepreneurs bananiers, degrands propriétaires terriens, avec desgroupes paramilitaires qui obligent, sous lamenace, les paysans à quitter leurs terrespour se les approprier.

« Même si certains ont été arrêtéscomme Raúl Hazbún, d'autres demeurenten liberté », s'inquiète celle qui a survécuà cinq attentats et qui, à travers sonassociation, accompagne plus de 200familles au retour. «Il y a toujours desmenaces, des blessés. Ceux qui occupentillégalement les terres ne se soumettentpas à la justice.Des groupes armés,comme l'armée anti-restitution, s'opposentau retour des déplacés.» AmnestyInternational explique que «fin août 2014,le parquet général enquêtait sur au moins35 homicides de personnes impliquéesdans le processus de restitution », notantque le nombre réel de personnes tuées estsûrement beaucoup plus élevé.

Dans un pays où il est estimé que 8millions d'hectares ont été abandonnésou volés, le président colombien JuanManuel Santos a pour objectif d'accélérerla restitution des terres. Un premier pasest franchi en 2012 avec l'entrée envigueur de la loi sur les victimes etla restitution de terres. Andrés Celissalue «les réponses de l’État. À ladifférence d'autres pays, comme la Syrie,le gouvernement actualise les statistiquessur lesquelles nous pouvons travailler», même si « plus pourrait être réalisé». Car les restitutions patinent. L'agence

chargée de la mise en application de cetteloi, l'Unité de la restitution des terres(URT), a selon ses propres données «rendu100 000 hectares à quelque 3 000 familles». Insuffisant, selon des ONG commeAmnesty International.

À l'agence, l'ambiance est feutrée, dejeunes collaborateurs pianotent sur leurordinateurs, sur plusieurs étages d'openspace. Ricardo Sabogal, le directeur,s'explique : «De nombreux facteurssont indépendants de la volonté dugouvernement. Nous avons débuté larestitution alors que des régions sontencore en conflit. Nous ne pouvons agirdans ces zones ni dans celles qui attendentd'être déminées», détaille-t-il. Un accordde paix libérera une partie du territoiresous les feux de la guerre et permettra unpossible retour. Il freinera sans nul douteles déplacements forcés. Le gouvernementet les Farc ont trouvé un compromissur le point essentiel de la « réformerurale » en mai 2013. Cette réforme, quine sera appliquée qu'une fois l'accorddéfinitif signé, prévoit une « distributiondes terres » et a pour «objectif deremédier aux conséquences du conflit et dedédommager les victimes de spoliations etde déplacements forcés ».

«La restitution des terres ? Jen'en attends rien. J'en veux pas»En costume, technocratique, RicardoSabogal cite une série de chiffres : «350000 hectares sur lesquels nous avons menédes enquêtes sont aujourd'hui étudiéspar les juges et attendent donc d'êtredistribués.78 % des déplacés sont déjàretournés sur leurs terres ou se sontétablis ailleurs», souvent par leurs propresmoyens, et il apparaît comme une évidenceque les déplacés ne vont pas attendre lesefforts gouvernementaux pour avoir untoit.

Dans bien des cas, ils n'ont pas detitre de propriété. L'agence enquêtevia le témoignage de voisins ou despouvoirs locaux, les traces laissées dansl'administration et tous les documents quepeuvent posséder les victimes. L'enquêtetente aussi de dépister les « fausses

Page 42: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 42

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.42/59

réclamations ». « Les menteurs risquent 1à 2 ans de prison », prévient le directeurde l'agence.

De#place#, Alexandre Torres re#ve de devenirproprie#taire © Jean-Baptiste Mouttet

L'URT n'a reçu à ce jour qu'un peu plusde 70 000 demandes. Très peu, face auxplus de 6 millions de déplacés. Le manqued'information, la crainte d'affronter unebureaucratie tortueuse freinent les enviesde retour. Alexandre Torres vit à Soacha,une municipalité limitrophe à Bogota,au sud, une agglomération de barrios,les quartiers populaires, semblables auxfavelas brésiliennes. Il a fuit Pitalito, uneville à 500 kilomètres plus au sud. Il n'estmême pas déclaré officiellement commedéplacé, ce qui lui donnerait droit à desaides. « C'est des heures de queue, dedémarches », dit le jardinier sur le pas de saporte donnant sur une rue en terre battue.Il préfère garder ses forces pour obtenir letitre de propriété de sa petite maison peinteen rose, sur les hauteurs du barrio.

«La restitution des terres ? Je n'en attendsrien. J'en veux pas», affirme, franchement,Eridia Rodriguez, une autre habitante deSoacha. Elle a tracé un trait définitif sur« (s)es montagnes » qui surplombaient sonvillage, Bolivar, dans le département duCauca, accord de paix ou pas. « Les Farcm'avaient volé cinq de mes petits-enfants.J'ai parcouru cette montagne durant troismois pour les récupérer. J'y suis parvenuemais ils ont tué mes frères. Les montagnes,je ne veux plus les voir. »

Le couple Ruben Mosquera et CindyMoreno ne compte pas non plus« rentrer ». Assis autour d'une table enplastique, le seul meuble du salon, ils neraconteront que des bribes des événementsqui les ont poussés à fuir le départementdu Choco, le seul du pays à cheval sur lesdeux océans. Les regards se cherchent. Les

yeux sont humides. « Je n'y retourneraipas, même en temps de paix. J'ai peur derevoir les gens qui m'ont fait du mal »,lâche Cindy.

Soacha est une ville refuge. Àchaque nouvelle explosion du conflit,la ville absorbe de nouveaux arrivants.D'après une étude du Conseil pour lesdroits de l'homme et le déplacementforcé (CODHES), entre 50 et 100personnes viennent chaque jour s'installerà Soacha. La ville compte officiellement500 000 habitants. « En réalité, il yen aurait environ 1 million », informeRosa Nieves Batres, responsable de lamission de l'UNHCR à Soacha. « Or lesmunicipalités ne possèdent pas le budgetpour 1 million de personnes. Il est difficilepour eux d'agir. Il y a, par exemple, desproblèmes de distribution d'eau. »

La municipalite# de Soacha, un ensemble dequartiers de#favorise#s accueillent tous les

jours des de#place#s. © Jean-Baptiste Mouttet

Sous le regard de son épouse, RubenMosquera dit avoir du mal à trouverun emploi. Dans une autre vie, ilétait agriculteur. Rien de ce savoir-faire n'est exploitable dans cette immenseagglomération qu'est Bogota. Il a biendonné des coups de main dans le bâtiment,« mais il est arrivé qu'ils ne mepayent pas ». Afro-descendant, il parlede « discrimination », « de racisme »qui visent en particulier les déplacés duChoco. D'après le gouvernement, 63 %des ménages victimes de déplacementforcé demeurent en situation de pauvreté.

Le déplacement forcé de populationn'est pas seulement un thème rural, liéà la restitution des terres. Il est unproblème urbain et d'intégration. RosaNieves, de l'UNHCR, qualifie l’existenceà Soacha d’« urbanisation pirate ». Des

groupes paramilitaires qui ne se sont pasdémobilisés font commerce de logementssur lesquels ils ont mis la main.

Dans ces quartiers à la marge de tout, lesdéplacés sont confrontés à ce qu'ils avaientfui, une violence aux multiples visages.Des groupes armés, des paramilitaires dits« postdémobilisation » des Farc, plusrares, ou simplement des narcotrafiquantsy sévissent. Des paras, pour s'installerdurablement dans un quartier, s'adonnentau « nettoyage social », ils tuent,expulsent les individus « socialementindésirables » : les drogués, les prostitués,les marginaux… Ceux qui avaient fuientle conflit reprennent de nouveau la routeet déménagent de barrio en barrio desgrandes villes colombiennes. C'est ce quis'appelle le « déplacement forcé intra-urbain ». La fin du conflit ne résoudra pasces violences sociales-là. «Aujourd'hui,moi, je veux juste vivre dans un quartiernormal avec un centre commercial etun parc où puissent jouer mes troisenfants », conclut Cindy Moreno enprenant la main de son mari.

Loi sur l'immigration: LesRépublicains ressortent lesvieilles recettes de l’UMPPAR CARINE FOUTEAULE VENDREDI 24 JUILLET 2015

Quotas, regroupement familial,prestations sociales: Les Républicainsramènent le débat dix ans en arrière,proposant des mesures dont ils ont eux-mêmes testé l'inefficacité alors qu'ilsétaient au pouvoir.

À l’occasion de l’examen de la réforme dudroit des étrangers entamée lundi 20 juilletà l’Assemblée nationale, Les Républicainss’illustrent en ressortant sans vergogne lesmesures que l’UMP, alors au pouvoir, amises en œuvre sans résultat lors de ladécennie précédente ou a renoncé à faireadopter en raison de leur incompatibilitéavec les règles de droit internationalou constitutionnel. Quotas, regroupementfamilial, intégration dès le pays d’origine,prestations sociales, aide médicale d’État:

Page 43: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 43

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.43/59

chaque intervention de Guillaume Larrivé,Claude Goasguen, Thierry Mariani ou ÉricCiotti ramène le débat dix ans en arrière,contribuant à insuffler dans l’hémicyclel’air rance d’une France repliée surelle-même et d’une droite peinant àconcevoir de nouvelles politiques adaptéesau contexte migratoire mondial.

Dans l'hémicycle, Guillaume Larrivé le 20 juillet.

Invariable présupposé des amendementsdes Républicains (et a fortiori duFN), l’argument d’une « immigrationmassive» fait écho aux déclarationsdes élus de l’UMP qui, tout au longdu quinquennat précédent, n’ont cesséd’affirmer qu’il y avait « trop d’immigrés»… sans parvenir à infléchir le nombredes entrées légales qui, d’une année surl’autre, varie peu. Les flux migratoiresréguliers avoisinent 200 000 par an, soit0,3% de la population française, ce quisitue la France à des niveaux inférieursà la moyenne des pays de l’OCDE. Maisla menace de l’invasion n’est jamais loin:Claude Goasguen estime que le pays doitanticiper la « poussée phénoménale del’immigration sous l’impact du terrorisme»; s’inquiétant d’une « majorité qui segauchise », Guy Geoffroy observe des« flux en train de nous submerger »;malgré les gages donnés par BernardCazeneuve en matière de reconduites à lafrontière, Guillaume Larrivé juge le projetde loi « immigrationniste » parce qu’ilgénéralise la carte de séjour pluriannuelle,signe selon lui de l’« angélisme » dela gauche au pouvoir. Pierre Lelloucheconvoque « les gens » qui d’après lui« subissent une immigration de masseavec de plus en plus de difficultés». «La pompe à immigration continued’être ouverte», assène-t-il, reprochant augouvernement de « jouer avec le feu ».Cette dramatisation cache mal le fait queces orateurs, sans exception, ont participéà l’élaboration de pas moins de quatre lois

sur l’immigration entre 2002 et 2012. Loisqui, au regard de leur propre appréciation,n’ont pas eu les résultats escomptés: lesvolumes d’immigrés et d’étrangers sontrestés globalement inchangés.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Pour autant, Les Républicains rouvrent lesvieux dossiers, et en exhument les quotasd’immigration, mesure emblématique etpourtant jamais appliquée du quinquennatprécédent. Guillaume Larrivé le sait,puisqu’il a longtemps conseillé NicolasSarkozy sur cette question. Il en connaîtdonc les obstacles juridiques. Celane l’empêche pas, face au « chaosmigratoire » dû à une « immigrationmassive », de réitérer en séancepublique sa proposition de « plafondsd’immigration», en affirmant vouloir fairevoter annuellement au Parlement des«contingents limitatifs» d’immigration defamilles, de travailleurs et d’étudiants.L’idée, lancée par Nicolas Sarkozy encampagne présidentielle, remonte à 2007.Développant une vision utilitariste desétrangers, le candidat promet alors demettre en place une « immigration choisie» favorisant l’entrée et le séjour dessalariés hautement qualifiés au détrimentdes personnes venues rejoindre leurfamille. Dans sa lettre de mission datéedu 9 juillet 2007, Brice Hortefeux, toutjuste nommé ministre de l’immigrationet de l’identité nationale, reçoit l’ordrede « fixer chaque année des plafondsd’immigration selon les différents motifsd’installation en France » et de « viserl’objectif que l’immigration économiquereprésente 50% du flux total des entréesà fin d’installation durable en France ».Un an plus tard, les conclusions de lacommission présidée par Pierre Mazeaudsont sans appel (lire notre article): ces

quotas sont non seulement « irréalisablesou sans intérêt » mais aussi « inefficacescontre l’immigration irrégulière ».

Flux de l'immigration permanenterapportée à la population totale. Souce: OCDE

Le rapport de l’ex-président du Conseilconstitutionnel précise qu’en matièred’immigration familiale une telle mesureserait « incompatible avec nos principesconstitutionnels et nos engagementseuropéens et internationaux » puisqu'ellecontrevient au droit à « mener unevie familiale normale ». Concernant lesentrées professionnelles, cette politiquelui paraît «sans utilité réelle ». Autotal, Pierre Mazeaud estime qu’« unemeilleure maîtrise de l’immigration doitêtre recherchée par des voies empiriqueset multiformes, en étroite concertationavec nos partenaires européens, plutôtque dans des recettes radicales purementnationales. Dans ce domaine plus encorequ’ailleurs, l’action patiente, résolueet respectueuse de la complexité deschoses doit être préférée aux remèdesspectaculaires mais illusoires». Malgréce camouflet, Brice Hortefeux fanfaronne(lire notre article) en assurant quedes quotas n’en seront pas moins misen place. Il n’en sera rien: aucundispositif de la sorte ne verra le jour.La carte «compétence et talents» n’yfera rien non plus: l’immigration detravail restera largement inférieure àl’immigration familiale.

Lors du deuxième jour des débats,mardi 21 juillet, Les Républicains ontmené l’offensive contre le regroupementfamilial. Sur les 200 000 entréesannuelles, l’immigration familiale enreprésente 90 000, dont seulement 20 000relèvent du regroupement familial entant que tel (qui accorde le droit à unétranger vivant en France depuis au moins

Page 44: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 44

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.44/59

18 mois d’être rejoint par sa familleproche), les autres étant principalementdes Français faisant venir leur conjointétranger. Mais c’est encore trop pour lesélus de l’opposition, qui proposent, enplus de « contingenter » le regroupementfamilial avec des quotas, d’en limiter lesconditions, alors même que ce sujet a déjàfait l’objet de deux lois, l’une en 2006,l’autre en 2007. La durée de présenceen France nécessaire pour prétendre auregroupement familial avait été portéed'un an à dix-huit mois (aujourd’hui LesRépublicains veulent l’allonger à deuxans), tandis que le seuil de ressourcesavait été élevé et fixé en fonction de lataille de la famille. Alors rapporteur de cesdeux lois, Thierry Mariani s’en souvient:il était l’auteur de l’amendement sur lestests ADN supposés permettre de vérifierles liens de filiation biologique entreparents et enfants. De cet amendement,cassé par le Conseil constitutionnel, il n’aen revanche pas été question en séancepublique, Les Républicains se gardant derépéter cette erreur-ci.

L’intégration à la société française dèsle pays d’origine est une autre antiennede la droite. Créé par la loi de 2007, lepré-contrat d’accueil et d’intégration (pré-CAI) a consisté à imposer dans le paysd’origine l’évaluation des connaissancesde la langue française et des valeurs de laRépublique des candidats à l’immigrationfamiliale. Or, les résultats de sa miseen œuvre ont été désapprouvés parl’Inspection générale de l’administration(IGA) et l’Inspection générale des affairessociales (Igas) dans un rapport remis enoctobre 2013 au ministre de l’intérieur. Ledispositif, que le projet de loi Cazeneuveprévoit de supprimer, y est jugé inefficace,disparate selon les pays d’origine et faisantdoublon avec les formations dispenséesà l’arrivée sur le territoire. GuillaumeLarrivé persiste toutefois à le considérerindispensable, lui qui en parallèle défendle principe d'assimilation des étrangers àla société française. Alors même que leniveau de langue exigé dans le cadre duCAI est revu à la hausse par le texte encours d'examen, Les Républicains rejointspar le FN l’estiment insuffisant. Ce à

quoi, en séance, Bernard Cazeneuve arépondu ironiquement que l’oppositionallait bientôt « exiger l’agrégation delettres classiques».

Bernard Cazeneuve, en séance publique le 20 juillet.

Dernier cheval de bataille, les prestationssociales sont présentées de manièrerécurrente comme des sources de fraudeset de dérapages en tout genre parl’opposition, qui a proposé mercredi 22juillet de supprimer l’accès des étrangersaux allocations familiales avant deux ansde résidence en France et au logementsocial avant cinq ans. Le principe d’égalitéet le droit à « mener une vie familialenormale » inscrits dans la Constitutionfrançaise limitent les possibilités dedérogations. Mais la droite s'évertue àvouloir les multiplier. Les règles sontpourtant déjà strictes et, contrairement àla confusion semée en séance par LesRépublicains, elles ne s'appliquent pasindifféremment aux étrangers en situationrégulière et aux sans-papiers.

Les étrangers en règle ne sont autorisésà séjourner en France qu’à la conditionqu’ils perçoivent des « ressourcessuffisantes», empêchant qu’ils soientconsidérés comme « une charge pour lesystème d’assistance sociale », ce quilimite les effets du «tourisme social»tant dénoncé à droite. Le versement desprestations familiales, notamment, a lieusur justification de titres de séjour delongue durée et de certificats de filiation(Les Républicains souhaitent allonger ledélai de présence de trois mois à deuxans). Les travailleurs détachés exemptésd’affiliation à la Sécurité sociale n’yont pas droit. Les étrangers en situationirrégulière non plus. Ces derniers n'ontd'ailleurs accès à presque rien, si cen'est à l’aide médicale d’État (AME),notamment pour des raisons de santépublique.

L’accès accéléré au logement social desétrangers est un mythe. Comme n’importequi, ces derniers attendent de longuesannées avant d’espérer obtenir la clef d'unappartement. Mais l'opposition préfèrealimenter les fantasmes, alors même quele droit a été rappelé récemment par leconseil d'État qui a censuré, dans un arrêtdu 11 avril 2012, un décret d'applicationdu droit au logement opposable (DALO)qui subordonnait les étrangers à unecondition de résidence préalable de deuxans. Cette décision a souligné l'un desfondamentaux prévus par la Conventioninternationale du travail, qui interdit deréserver aux travailleurs migrants untraitement moins favorable que celuiappliqué aux ressortissants nationaux, enmatière notamment de doit au logementet d’accès aux procédures juridictionnellesleur permettant de faire valoir ce droit.

L’octroi du revenu de solidarité active(RSA) suppose quant à lui cinq ans derésidence pour les ressortissants de paystiers et trois ans pour les Européens. Pourle minimum vieillesse, la condition derésidence atteint dix ans. Les demandeursd’asile, quant à eux, reçoivent uneallocation de 11,45 euros par jour, encontrepartie du fait qu’ils ne sont pasautorisés à travailler. Leur accès à unlogement n’est pas garanti dans les faits.

Les prestations liées au paiement parla personne de cotisations sociales sontelles de droit: comme n’importe quelFrançais, les étrangers en situationrégulière qui exercent une activitéprofessionnelle sont susceptibles de voirleurs soins remboursés et de percevoir uneallocation chômage et une retraite le caséchéant. Aucun article de loi ne pourraitlégitimement défaire ce lien contributif.L’opposition le sait: elle se garde dedéposer des amendements, qui n’auraientaucune justification ni légale ni éthique.Guillaume Larrivé a ainsi admis que «naturellement », il n'entendait pas revenirlà-dessus, à la différence des prestations desolidarité nationale (allocations familiales,logement, RSA) financées en partie parl'impôt. Ce à quoi le rapporteur PS ErwannBinet a rétorqué que les étrangers, à

Page 45: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 45

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.45/59

partir du moment où ils sont en situationrégulière, sont soumis à l'impôt, et qu'àce titre les priver des droits afférants luiparaissait non justifié.

Flash-Ball : «J’ai regardéles policiers et j’en ai vu unqui me visait»PAR LOUISE FESSARDLE JEUDI 23 JUILLET 2015

Malgré deux cas de blessure dans la nuitdu 13 au 14 juillet, le gouvernementrejette toute réflexion sur l'usage deslanceurs de balle de défense, et vient derefuser, ce mercredi 22 juillet, le moratoiresur le Flash-Ball Super-Pro demandépar le Défenseur des droits. Reportageà Argenteuil où Amine, 14 ans, a étégrièvement blessé par un tir policier deLBD 40, sa version moderne.

Sa mère vient de le réveiller pour notrevisite. Allongé sur le canapé sous un drap,Amine, 14 ans, sonné par les antidouleurs,est immobilisé pour un mois. Pour lui et safamille, les vacances prévues sur la Costablanca espagnole sont fichues. Ce grandado fluet – 51 kilos pour 1,71 m – a étégrièvement blessé aux testicules par un tirpolicier.

Amine et sa mère Bakhta, le 21 juillet 2015. © LF

Le soir du 13 juillet 2015, Amine et troisamis du même âge, Yanni, Moustaphaet Bakary, se rendent à la mosquée Al-Ihsan d’Argenteuil (Val-d’Oise) pour lanuit du destin, une nuit de prière célébrant

le 27e jour du ramadan. Vers 2 h 30du matin, à la pause, les quatre copainsressortent. « On a mis un quart d’heureà sortir tellement il y avait de monde», dit Amine. Sur son portable, il areçu plusieurs textos de ses parents lui

demandant d’éviter la dalle d’Argenteuilà cause d’échauffourées entre la police etdes jeunes. Obéissant, le petit groupe faitun détour et s’arrête en chemin dans unsquare pour faire péter cinq des six petitspétards qu'Amine avait en poche. C’estfête nationale et c’est Mustapha, le père,à la tête avec son beau-frère d’une petiteentreprise de transport, qui les a achetés etpartagés entre ses deux fils et le neveu.

« Dans le parc, il y avait des familleset des gens qui sortaient de la mosquée,décrit Amine. D’un coup, on a vu pleinde jeunes de 15-17 ans descendre lesescaliers venant de la dalle. Une dizainede policiers les suivaient. Ils avaient uncasque, un bouclier et des protections pourles jambes. Ils se sont mis en haut desescaliers et ont tiré plusieurs fois. J’ai cruque c’était au Flash-Ball, il y avait des gazlacrymogènes aussi. Nous nous sommesécartés vers la gauche dès que nous avonsvu arriver les jeunes. Ils lançaient desmortiers aux policiers. On ne voulait passe mêler à eux, nous n’avions rien fait.J’ai regardé les policiers et j’en ai vuun qui me visait depuis l’escalier. Je suistombé, j’ai eu mal en bas du ventre tout desuite. Mes copains criaient aux policiersque j’étais blessé, mais ils ont encore jetédes lacrymos. »

Le square Anatole-France où les quatre amisse sont rendus à la sortie de la mosquée. © LF

Sur Islam et info, son ami Yanni confirmeavoir levé la main « en criant d’arrêter,qu’il y avait un blessé, ça leur a rien fait,ils ont lancé des fumigènes juste après ».C’est lui qui a immédiatement ramassé leprojectile qui aurait touché son copain :une balle de LBD 40. Il s’agit de la versionmoderne du Flash-Ball, plus précise maiségalement plus puissante (classée dans lacatégorie arme de guerre). Le projectile,ainsi qu’un second trouvé sur place au

même moment, a été remis par Amine àl’Inspection générale de la police nationale(IGPN) lors de son dépôt de plainte le 16juillet (que nous avons pu consulter).

Yanni, Moustapha et Bakary relèventleur copain et le ramènent clopin-clopantjusqu’à chez lui, à 500 mètres. Amineportait par-dessus son jogging une grandedjellaba « toute neuve, toute blanche,achetée à Dubaï lors de nos vacancesde Noël », dit sa mère Bakhta, 48 ans,employée de commerce. « J’ai un peucuisiné ses copains, pour savoir s’ilsn’avaient pas fait de bêtise, mais le parcAnatole-France est bétonné, sans pierreà ramasser, s’étonne le père, 53 ans. Etils étaient tous en kamiss, une tenue bienvisible avec l’éclairage public mais pas dutout faite pour courir ou se confronter à lapolice. »

Ce n’est qu’en l’enlevant qu’Amines’aperçoit qu’il saigne à l’aine. «Je l’ai emporté aux urgences àl’hôpital d’Argenteuil, dit son pèreMustapha. C’était impressionnant : ilétait transparent, en sueur, il tremblait etversait des larmes tellement il souffrait.Alors que ce n’est pas un gamin douillet,il joue au foot en excellence district etavec lui, on est abonnés à l’hôpital. »Selon le rapport hospitalier du centreVictor-Dupouyque, l’examen cliniquemontre une « rupture de l’albuginée[tissus enveloppant les testicules – ndlr]avec hématocèle [hémorragie des partiesgénitales – ndlr] de quantité abondante,avec contusions multiples hématiques dela pulpe testiculaire droite ». « Ils l’ontopéré le mardi matin, trois heures sousanesthésie générale, explique le père. Il afallu tout recoudre car son testicule étaitéclaté en trois. » Le 17 juillet, l’unitémédico-judiciaire de l’Hôtel-Dieu a fixéune ITT de 15 jours « sous réserve decomplications ultérieures ».

Les parents ont signalé aux enquêteursde l’IGPN, en charge de l’enquêtepréliminaire ouverte par le parquet dePontoise, la présence de trois caméras devidéosurveillance donnant sur le square.« Nous ne voudrions pas qu’elles soienthors d’usage », souligne malicieusement

Page 46: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 46

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.46/59

leur avocate parisienne, Me DominiqueCochain. « Ces lanceurs ont été présentéscomme des armes de défense mais ilssont malheureusement très souvent utilisésdans des contextes offensifs, constate-t-elle. Même s’il y a eu des projectiles jetéssur les forces de l’ordre sur la dalle – cequi reste à prouver –, on a des policiersen surplomb qui tirent sur des jeunes enbas des escaliers qui s’enfuient. Je nevois pas du tout comment il peut s’agird’un contexte défensif ! Et on a laissé ungamin sur le carreau, alors qu’il était apriori visible, en tenue blanche dans unlieu éclairé. »

Pas de moratoire sur le Flash-BallLa famille, trois enfants dont une sœurde 19 ans en deuxième année de licencede LEA anglais-mandarin et un petit frèrede 12 ans, dit ne pas comprendre. Amine,qui vient d’avoir son brevet avec mentionet est inscrit en seconde générale aulycée voisin, est «un gosse très gentil etscolaire, rien à voir avec un sauvageon», assurent ses parents. « Il a dû êtrecontrôlé deux fois par la police dans savie », explique sa mère. « Pour nous, c’estune véritable ratonnade, dit Mustapha.On a l’impression que la chasse étaitouverte et on voudrait savoir quels sontles responsables qui leur ont donné le feuvert. C’est totalement incompréhensiblede tirer sur des gamins qui s’amusaientavec des pétards un soir de fête nationale.Quand bien même les policiers auraientcru que c’étaient les jeunes qui leuravaient lancé des mortiers, ce n’est pasune réponse adéquate ! » Il secoue la tête,attristé : « La présence policière devrait

nous tranquilliser et au contraire, on enarrive à déconseiller à nos enfants depasser par les lieux où ils sont. »

Mustapha, 53 ans, père d'Amine,dit ne pas comprendre. © LF

L’artisan, qui vit depuis quaranteans à Argenteuil, milite au sein dela coordination contre l’islamophobied’Argenteuil, créée en juin 2013 enréaction à plusieurs agressions defemmes voilées. C’est grâce à ce réseaude contacts que l’information est sortie surle site Islam et info avant d’être vérifiéepar le journaliste David Perrotin surBuzzfeed. Devant le ramdam médiatique,le parquet de Pontoise a immédiatementsaisi la sûreté départementale du Val-d’Oise. « La sûreté m’a téléphonéplusieurs fois car ils voulaient que j’ailledéposer plainte chez eux, dit Mustaphaen souriant. Mais je ne suis pas assezimbécile pour aller porter plainte chezceux qui ont tiré sur mon fils. » Il affirmeavoir également été contacté par les ex-RG, avec lesquels il est parfois en liaisonlors d’actions collectives « comme desoccupations d'école pour réclamer desmoyens ». « Mais là, je leur ai répondu quele contexte était différent, qu'ils avaientaffaire à un papa en colère », dit-il.

La nuit du 13 au 14 juillet, un autreadolescent, Bakary, 16 ans, affirme avoirété blessé au visage par un tir de lanceur deballe de défense aux Mureaux (Yvelines).C'est le site Buzzfeed qui relate l'histoireavec copie de la plainte déposée. Untroisième cas a été relevé la même nuit,celui de Tarik Malki, 26 ans, blessé aufront aux Ulis (Essonne), lui aussi endjellaba à la sortie de la mosquée selonLe Parisien. Mais l’origine du tir et leprojectile restent à déterminer, notammentau vu de la blessure – une plaie de plusde dix centimètres de long au front. « Un

ami de mon petit frère a vu les forces del’ordre tirer en direction de la devanturedu café et a esquivé le tir que s’est prisTarik qui était juste derrière lui, expliqueAnass Malki, 29 ans. Donc il sait que leprojectile venait des policiers, mais pasce que c’était. » Cette nuit-là, selon LeParisien, le commissariat des Ulis a étéencerclé par une quarantaine d’assaillantsvenus des cités voisines.

[[lire_aussi]]

Côté police, en off, on ne met pas en doutel'utilisation de LBD à Argenteuil et auxMureaux, mais on affirme que, dans lesdeux cas, « c'est un peu plus compliqué» et qu'« il ne s’agissait pas justede gentils gamins contre des méchantsflics, ce qui n’empêche pas de poser laquestion des blessures causées par cesarmes ».« À Argenteuil, les policiers sesont fait bombarder de mortiers de feuxd'artifice », souligne une source policière.La direction générale de la police nationaletout comme le ministre de l’intérieurBernard Cazeneuve ont refusé de répondreà nos questions, au vu des enquêtesen cours. Contacté mercredi matin, leprocureur de Pontoise n'a pas donné suitenon plus pour l'instant.

Le Défenseur des droits, Jacques Toubon,s’est autosaisi du cas d’Amine. Dans unerecommandation envoyée le 16 juilletau ministère de l’intérieur, il demandeun moratoire sur l’usage du Flash-BallSuper-Pro, et son interdiction lors desmanifestations « au vu de son imprécision,comme de la gravité des lésions pouvantdécouler de son usage». Dès 2010,après plusieurs cas d'éborgnement, sonancêtre feu la Commission nationale dedéontologie de la sécurité (CNDS) avaiten vain recommandé « de ne plus utilisercette arme lors de manifestations sur lavoie publique ». « Le fait pour l’Étatde maintenir le Flash-Ball Super-Pro endotation, en toute connaissance de cause,après avoir été averti de l’imprécision decette arme comme de l’irréversibilité desdommages qu’elle occasionne, l’exposeà un risque avéré de mise en œuvrede sa responsabilité administrative »,met en garde le Défenseur. Le 9 juin

Page 47: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 47

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.47/59

dernier, l'État a ainsi été condamné parle tribunal administratif de Nice pour untir de Flash-Ball contre un supporter niçoisen 2010. Le tribunal a considéré qu’ils’agissait d’une arme «comportant desrisques exceptionnels».

Le 21 mai, lors de la présentation deson bilan annuel, l'IGPN avait égalementpréconisé l'abandon de cette arme dite« intermédiaire », introduite en 1995.« Nous avons recommandé de ne pasle garder et de le remplacer par unnouveau lanceur de balle plus précis», avait déclaré Marie-France Moneger-Guyomarc'h, directrice de la police despolices. Quelque 3 200 Flash-Ball Super-Pro sont aujourd'hui en dotation dansla police et la gendarmerie, ainsi qu'unnombre équivalent de LBD40.

« Un moratoire sur les armesintermédiaires serait contre-productifet pourrait avoir des conséquencesdangereuses : nous ne pouvons pas [...]nous permettre de désarmer nos forces del'ordre », a réagi le 22 juillet le porte-parole du ministère, Pierre-Henry Brandet.Le ministère de l'intérieur travaille en faitdepuis 2013 au remplacement du Flash-Ball Super-Pro par des munitions courteportée qui armeraient les LBD40, armecensée être plus précise car dotée d’unviseur électronique. Les unités qui avaienten dotation le Flash-Ball, comme lesbrigades anticriminalité (Bac), recevraienten échange des LBD40 uniquementéquipés de ces munitions courte portée.Mais les deux premiers appels d’offresont été infructueux, « aucun fournisseurn’étant capable de fournir les munitionsadéquates » indiquent plusieurs sources auministère de l'intérieur. Un troisième appeld'offres sera bientôt lancé.

Le LBD 40, qui a donc vocation àterme à progressivement remplacer leFlash-Ball, est lui aussi à l’origine degraves mutilations. Le Défenseur desdroits souligne avoir été saisi, en 2013 et2014, « de sept dossiers faisant état deblessures graves ou infirmité permanentecausées par un tir de lanceur de balle dedéfense (Flash-Ball ou LBD 40) ». Selonnotre décompte, au moins 33 personnes

ont été grièvement blessées depuis 2004,dont 20 par des Flash-Ball Super-Pro et13 par des LBD 40. Malgré ces chiffres,le gouvernement socialiste ne semble pasprêt à ouvrir un débat sur l'usage de cesarmes et leur impact sur les relations entrepolice et population.

La gauche alternative audéfi du « diktat » européenPAR FABIEN ESCALONALE JEUDI 23 JUILLET 2015

L’accord européen du 13 juillet a montréque la zone euro avait les moyensd'exercer une pression absolue sur sesmembres récalcitrants. Pour la gaucheradicale, l’appartenance ou non à l’Unionéconomique et monétaire va probablements’imposer comme la nouvelle questionstratégique centrale.

Avant l’accord trouvé le 13 juillet entrela Grèce et l’Eurogroupe, les analysess’inquiétant de la domination allemandeou de l’autoritarisme à l’œuvre dansl’Union européenne (UE) peinaient à sortirdes marges du débat public. Désormais,depuis les rangs de la gauche radicalejusqu’à la presse financière internationale,elles sont presque devenues banales.

Les partisans les plus farouches del’intégration européenne vivent ce quel’on pourrait appeler un« moment DorianGray », en découvrant avec effroi (quoiquetardivement) le véritable visage de leuridéal. En revanche, ceux qui annonçaientdepuis l’arrivée de Syriza au pouvoirqu’il n’y aurait pas de moyen termeentre sa soumission ou sa rupture avecl’ordre européen, peuvent triompher :au-delà de l’absurdité économique duplan, reconnue par quasiment tous lesobservateurs (jusqu'à l'ancien président duFMI Dominique Strauss-Kahn, qui a parléde « diktat »), c’est la fiction d’une uniontoujours plus étroite entre les peuples qui avolé en éclats avec l’humiliation politiqueinfligée à Tsipras et le caractère vexatoire,voire néocolonial, des exigences de sescréanciers.

Pour autant, l’issue du 13 juillet était-elleécrite d’avance ? Constitue-t-elle la preuveque la stratégie d’un autre euro est vouée àl’échec et qu’il faut soit assumer les coûtsd’une sortie, soit se résoudre à la versioneuropéenne du TINA (“There Is NoAlternative”) ? Pour mieux cerner les défisposés aux gauches alter-européennes, ilfaut décrire comment toutes les piècesdu puzzle européen (institutions, stratégiesd’acteurs) se sont emboîtées pour produirele résultat final.

Lors du premier accord noué en févrierentre le nouveau gouvernement grecet ses créanciers, les protagonistess’étaient ménagé du temps pour mieuxrepousser l’affrontement de deux logiquesantagonistes. D’un côté, celle de Syrizareposait sur un mandat populaire pour enfinir avec l’austérité, la déréglementationsociale et la braderie des actifs publics.D’un autre côté, celle des créanciersreposait sur des institutions échappantpartiellement à la légitimité électorale, etsur des règles dont la sédimentation a forgéun régime monétaire organisant le primatirréversible de la concurrence et de lastabilité financière sur la solidarité et lasatisfaction des besoins sociaux.

26 juin 2015, Hollande, Tsipras et Merkel réunisà Bruxelles. Le lendemain, Tsipras annoncera

le référendum. © Chancellerie allemande

L’aspect disciplinaire de l’euro estrepérable dès ses origines. La monnaieunique fut conçue sur une doublerigidité, dans la mesure où des règlesbudgétaires et une politique monétaireidentiques se voyaient appliquées à 19économies nationales hétérogènes, sansmécanismes de transfert à la hauteur.Il était par ailleurs clair que cettemonnaie serait un instrument au servicedes acteurs économiques privés et nonpas une institution unifiant un corpssocial souverain et contrôlée par lui. Son

Page 48: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 48

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.48/59

gouvernement politique est ainsi restéfragmenté entre les États membres, laCommission et le Conseil européen. Àl’inverse, son gouvernement monétaire aété confié à un acteur unique, la Banquecentrale européenne (BCE), disposantd’une indépendance inédite par rapport aupouvoir politique.

Comme le résume l’économisteBruno Théret, « l’euro [est une]monnaie d’origine privée administréeau niveau européen par un pouvoirtechnocratique concentré et supérieuraux gouvernements représentatifs despopulations rassemblées dans l’Union ».On ajoutera que l’un d’entre eux –l’Allemagne – n’a accepté de participerà cette construction qu’en imposant sespropres principes aux autres participants.Peu importe que ces derniers aient perçuces principes comme une potion qui neserait amère que pour un temps, ou qu’ilsy aient adhéré pour mieux convertir leurpropre nation à un modèle plus compétitif.Le fait est qu’un premier « effet deverrouillage » se produisit dès le traité deMaastricht.

Ce régime monétaire fut durci après latransmission de la crise des subprimesau continent européen, qui résulta en unecrise des dettes souveraines dans plusieurspays du Sud et en Irlande. L’asymétriede ce choc vérifiait que la convergenceéconomique, par la seule grâce du marchéou du respect de quelques chiffres fétiches(les fameux 3 % de déficit public), étaitune illusion. Cette fiction a pourtantété maintenue dans les conditionnalitésdrastiques à la solidarité intra-européennenon prévue dans les textes, et parl’ajout de règles supplémentaires pour tous(« Six Pack », « Two Pack », « pactebudgétaire »…). Un second « effet deverrouillage » a ainsi été produit.

Au bout du compte, l’euro peut êtrelu comme un cas d’école de la façondont un ordre économique est « construit,naturalisé et maintenu », à sa naissanceet à travers ses crises. Pour reprendre lestermes des chercheurs Vincent Gayon etBenjamin Lemoine dans la revue Politix,en 2014, la monnaie unique illustre en

même temps comment un tel ordre « balisedes zones d’accès » et surtout, dans lecas présent, « de non-droit à la discussionpublique et politique ».

L'euro, nouvel étalon-orDans cet environnement institutionnelpour le moins hostile, les dirigeants grecsont-ils jamais eu une seule chance ?Pouvait-on imaginer, comme le secrétairenational du PCF Pierre Laurent, quel’Europe serait pour eux « un atout etnon un obstacle » ? Il est vrai que lesnégociations impliquaient une pluralitéd’acteurs dotés de différents intérêts,ressources et croyances. S’il faut constaterqu’ils se sont alignés pour s’assurer de ladéfaite grecque, on peut aussi remarquerque cette dernière a été facilitée par lastratégie de Tsipras lui-même, qui auraitpu davantage tordre le rapport de force ensa faveur.

Pour ce faire, la seule arme dont ildisposait était celle du chantage à la sortiede l’euro. Il s’agit en effet d’un desrares enjeux susceptibles de diviser dansle camp des créanciers, dont seule uneminorité est prête au démembrement del’Union économique et monétaire (UEM).C’est d’ailleurs ce plan alternatif que l’ailegauche de Syriza n’a cessé de promouvoirauprès de la coalition dominante duparti. Une fois établi que les Grecs n’yauraient pas recours, leurs interlocuteurspurent libérer toute leur puissance, tiréedes institutions de l’euro et de leur positionde créancier.

Comment expliquer la retenue grecquesur la sortie de l’euro ? Début juillet,l’exécution de cette menace aurait certesété réalisée dans les pires conditions, dansla mesure où le système bancaire étaitasphyxié et l’économie paralysée. Cela dit,un tel « plan B » n’a visiblement jamais étépréparé sérieusement par l’exécutif grec,ce qui aurait par exemple nécessité uncontrôle des capitaux bien plus précoce.Si l’on en croit l’ancien ministre desfinances Varoufakis, son parti pris tardifpour la mise en circulation d’une monnaieparallèle l’aurait d’ailleurs contraint à ladémission. Il faut alors conjecturer surles convictions et croyances profondes de

Tsipras et ses proches – ou leurs “matricescognitives et normatives”, pour employerun langage plus politiste.

D’une part, Tsipras considéraitprobablement qu’à côté d’un malconnu (l’austérité permanente exigée parl’Eurogroupe), il eût été plus hasardeuxencore de se lancer dans un « Grexit »,avec un appareil productif délabré etdes masses de capitaux déjà enfuies.Le Premier ministre grec souhaite nonseulement prouver la capacité de safamille politique à gouverner sur ladurée, mais être toujours là au cas oùdes alliés anti-austérité parviendraient aupouvoir ailleurs en Europe. D’autre part,il partage une culture politique dominantedans la gauche radicale européenne,qui craint que toute déconstruction d’uncadre international ne finisse par profiterà la droite radicale xénophobe. L’idéaleuropéen est finalement confondu avec satraduction institutionnelle existante, alorsmême que l’écart entre les deux estrégulièrement dénoncé.

L'ancien ministre des finances grec, YanisVaroufakis, le 5 juillet, jour de sa démission © Reuters

En face, les autres protagonistes ont profitéde la faiblesse originelle de la positiongrecque, quand elles ne l’ont pas aiguiséecomme l’a sciemment fait la BCE. Cetteinstitution, qui tient son existence de l’eurolui-même, est sans doute celle pour quile démembrement de l’UEM aurait étéle plus dommageable. En jouant avecle feu et les limites de son mandat, laBCE a d’emblée fait dépendre les banquesgrecques de son programme de liquiditésd’urgence, qu’elle leur a accordées avecdes conditions de plus en plus strictes. SiTsipras a signé l’accord du 13 juillet « lepistolet sur la tempe », c’est la BCE quien tenait la crosse, comme lorsqu’elle avaitcontraint le Parlement chypriote à voterune taxe sur les dépôts bancaires en 2013.

Page 49: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 49

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.49/59

La BCE a donc été un allié objectif del’Allemagne, l’autre artisan central de ladéfaite de Tsipras. Intérêts et croyances semêlent de façon étroite dans sa défensed’une union bâtie selon ses propresconceptions économiques et monétaires.Les partis de la grande coalition CDU-SPD, mais aussi leurs électeurs, font partieintégrante d’une « culture de la stabilité »: de portée véritablement nationale, celle-ci transgresse les frontières partisanesdans l’opinion, depuis les rivages libérauxet conservateurs jusqu’à ceux de lagauche radicale. En cédant à Athènes, lesdirigeants allemands seraient par ailleursobligés de se déjuger devant leur opinion,à qui ils ont inconsidérément promisque l’euro serait sauvé sans en perdreun. Enfin, ils se trouvent d’autant moinsincités à des concessions que comme l’anoté Guillaume Duval, la crise de lazone euro a profité aux caisses de l’Étatallemand, en faisant de ses titres une valeurrefuge sur les marchés de capitaux.

Au sein de l’UEM, l’Allemagne bénéficied’une « emprise hégémonique », qu’elletient de son poids économique, de sespositions institutionnelles et de sa capacitéà se lier aux différentes sensibilités del’Eurogroupe. Son intransigeance parleaux États de l’Europe nordique ouorientale, qui partagent son modèleéconomique ou sont intégrés à sa machineexportatrice. Ses positions dures ne sontpas désavouées par les gouvernementsayant appliqué une austérité contestée eninterne. Et elles sont accommodées pard’autres pays, dont la France, pour quila préservation du périmètre européenest un impératif géopolitique autantqu’idéologique. Angela Merkel parlait àces pays autant qu’à son Bundestag eny déclarant que l’euro « symbolise [la]communauté de destin » de l’UE.

Une telle association entre la monnaieunique et l’idéal européen constitue unressort normatif puissant des prudencesde la gauche radicale, sans parler du« tabou » que l’abandon de l’euroreprésente pour les sociaux-démocrates.Cette conviction profonde et consensuelleest un motif de plus (avec la pression

commune à la dévaluation interne)pour dresser l’analogie entre l’eurod’aujourd’hui et l’étalon-or d’avant lacrise des années 30. Dans La GrandeTransformation, Karl Polanyi écrit ainsique « la croyance en l’étalon-or était lafoi de l’époque. Credo naïf chez les uns,critique chez les autres, ou encore credosatanique accepté dans la chair et rejetéen esprit. Mais il s’agissait de la mêmecroyance (…) d’où la miraculeuse uniondes capitalistes et des socialistes ».

« La zone euro, tu l'aimes ou tula quittes »Par sa stratégie, l’exécutif grec a doncpermis aux acteurs les plus puissantsde faire jouer à plein rendement lescontraintes de la monnaie unique. Eût-elleété différente que la stratégie de Syrizaaurait abouti soit à une simple atténuationdes sacrifices d’Athènes dans le cadre del’euro, soit à l’éclatement de ce cadre,par contagion de ses revendications et/ou« Grexit » final. En effet, les concessionsde l’Allemagne et de ses alliés seraientde toute façon nécessairement limitées, etceciquels que soient la taille et le nombredes pays rebelles. On peut même imaginerque face à une véritable coalition d’acteursdéterminés à changer l’architecture del’UEM, le chantage à la sortie s’exerceraitdans l’autre sens, du côté des pays duNord.

Si ce cas de figure semble si peu probable,c’est qu’un facteur supplémentaire tend àdésamorcer les velléités de changementde la zone euro depuis l’intérieur.Pour l’instant, les gauches anti-austéritéexerçant ou susceptibles d’exercer lepouvoir sont confinées dans des Étatsdébiteurs ou de taille modeste, qui sontaussi les plus faciles à discipliner. Enrevanche, dans les pays les plus puissantsde la zone, c’est-à-dire ceux qui auraientla capacité de subversion la plus forte, lagauche de transformation sociale reste àdes niveaux insuffisants.

Il faut donc s’y résoudre : structurellement– en tant que régime monétaireinstitutionnalisé – et conjoncturellement– en raison du rapport de force qui

s’y déploie –, l’UEM a les moyens dedéjouer toute politique alternative. Elleconstitue un environnement hostile à unvéritable pluralisme politique ou à descompromis de classe plus favorables auxcitoyens ordinaires. La zone euro peutainsi être caractérisée comme une unionhiérarchisée d’États membres dotés d’uneconstitution économique ordo-libérale,elle-même garantie par une banquecentrale et des instances de négociationisolées de toute pression populaire, nerechignant pas à la coercition contre lesdirigeants nationaux pas assez fiables.

Le nouveau siège de la Banque centraleeuropéenne, à Francfort (Allemagne) © Reuters

De la périphérie de la zone euro,surgit ainsi le constat dérangeant quela discipline néolibérale peut êtremise en œuvre dans les pays richesautrement que par le consentementpassif de la population. Désormais, celapeut aussi se faire par la force etsans complexe apparent. Le politisteChristophe Bouillaud a bien remarquéle caractère inédit de la proximitétemporelle entre le référendum grec etson ignorance totale par les dirigeantseuropéens. Ceux-ci ont les moyens designifier à tout membre récalcitrant que lazone euro, « on l’aime comme elle est ouon la quitte ».

Une telle situation impose uneréappréciation stratégique de la partdes gauches. Du côté social-démocrate,certaines idées ont déjà fait long feu,comme celle d’une mutualisation desdettes souveraines. À l’occasion de lacrise grecque, François Hollande a reprisl’idée d’un Parlement de la zone euro,censé fournir la légitimité démocratiqueà une intégration encore plus poussée,initiée par une « avant-garde ». On voitcependant mal comment cela permettrait

Page 50: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 50

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.50/59

d’échapper à la loi d’airain des règlesordo-libéralesdéjà existantes, dont lecamp du Nord ne souffrira pas larelativisation.

On ne sait pas non plus si cetteconstruction prévoirait enfin le partagede l’initiative des lois et la possibilitéd’options de retrait pour certaines nations(une souplesse sans doute indispensablepour faire cohabiter une vingtaine decorps politiques constitués préalablementà leur association). De façon générale,les propositions issues du centre-gaucheeuropéen apparaissent soit irréalistespolitiquement, soit impropres à traiter lescontradictions profondes de la monnaieunique.

L’euro, nouvelle questionstratégique centraleDu côté de la gauche radicale,les termes du débat sont nettementplus tranchants. Pour les opposants àl’austérité et les partisans d’un modèlede société postcapitaliste, l’appartenanceou non à l’UEM va probablements’imposer comme la nouvelle questionstratégique centrale. Dans la sphèreintellectuelle de cette famille politique,certaines analyses autrefois regardées avecsuspicion deviennent déjà plus audiblesdepuis que la stratégie initiale de Syriza aété mise en échec.

Jacques Sapir, notamment, défenddepuis longtemps qu’il existe un lienconsubstantiel entre l’euro et l’austérité,qui viendrait d’être vérifié de manièreéclatante. Frédéric Lordon n’a pas manquénon plus de voir dans la situation présentela confirmation de ses thèses, contreles critiques de gauche qui lui avaientreproché son « essentialisation » del’Allemagne et « l’irresponsabilité » deson appel à la sortie de l’euro. CédricDurand, lui aussi partisan de la fin dela monnaie unique, menant avec RazmigKeucheyan une réflexion de long cours surla nature du proto-État européen (qualifiéde « césarisme bureaucratique »), avaitrégulièrement suscité des craintes quantaux potentielles dérives autarciques etnationalistes de ses positions.

Revoir ici le "MediapartLive" du 3juillet sur la Grèce et la zone euroavec les économistes Cédric Durand,Michel Husson, Xavier Timbeau et YannisEusthapopoulos :

Sa controverse avec le philosopheÉtienne Balibar est intéressante à relireavec le recul, mais surtout ses échangesavec des économistes altermondialistesproches du Front de gauche. Certainsd’entre eux défendaient une stratégie dedésobéissance et de rupture avec lestraités, mais interne à l’Union pour mieuxla refonder. En somme, donner corps àune « autre Europe » grâce à la subversionde l’ancienne. Face au choc de l’accorddu 13 juillet, ils assument beaucoupplus clairement qu’auparavant (et dansune rhétorique où l’indignation affleure àchaque instant) les conséquences possiblesd’une telle désobéissance.

Dans le Club de Mediapart, PierreKhalfa estime ainsi que si « une sortiede l’euro n’aurait pas été la solutionoptimale, [elle] aurait été préférable àun accord humiliant qui met la Grècesous tutelle ». Sur son blog, Jean-MarieHarribey va jusqu’à écrire que « sidemain (…) la Grèce était obligée desortir de l’euro, ce qui dans une tellesituation ne pourrait désormais être pireque l’étau actuel, alors nous devrionsréfléchir à proposer que la France,l’Espagne, le Portugal, l’Italie, au moins,accompagnent la sortie de la Grèce d’unesortie collective ».

À l’intérieur même du Front de gauche,le débat ne va pas manquer d’êtrerelancé. Ces derniers jours, plusieurs voixdu pôle Ensemble se sont exprimées,comme le politiste Philippe Marlièreselon qui Tsipras doit désormais sepréparer au "Grexit", ou la porte-parole du mouvement, Clémentine Autain,qui appelle dans Regards à définircollectivement un « plan B ».

Sans surprise, le PCF reste le plusimmobile sur cet enjeu, un de seséconomistes faisant mine de croire, dansl’Humanité, que le « déblocage defonds » pour la Grèce pourrait encoreêtre découplé du « volet austéritaire »

de l’accord. A contrario, le Parti degauche est le premier à avoir affrontédirectement cette question, en refusantde faire de l’euro un« fétiche » mais enespérant tout de même que le poids dela France suffise à le transformer dans lemeilleur des scénarios (voir, par exemple,ces entretiens de Jacques Généreux surMediapart ou Rue89).

Il est évident que si la gauche detransformation sociale veut sortir desa longue défaite à l’intérieur ducadre européen, elle doit fournir lapreuve qu’elle saura rompre ou briserles contraintes de ce cadre. L’alter-européisme un peu vague aujourd’hui envigueur risque de devenir de moins enmoins crédible, et ne prépare aucunementà l’exercice du pouvoir. En même temps,un virage stratégique anti-euro n’auraitrien d’une partie de plaisir. Il peut êtrecohérent avec un parti pris anti-austérité,tout en s’avérant problématique sur lesplans programmatique et électoral.

Pour que l’attachement des Grecs àl’euro soit seulement ébranlé (il n’existepas encore de majorité claire dans lapopulation en faveur d’une sortie), ilaura fallu un niveau exceptionnel dedestruction économique et sociale. Lerisque est réel qu’un tel positionnement,aussi conséquent soit-il par rapport à lasituation, marginalise la gauche radicaledans l’espace politique. Pour l’éviter, ilfaudrait que le projet associé à une sortiesoit clair et attractif. Or, une sortie del’euro impliquerait de passer d’un trop-plein à un vide institutionnel, forcémentangoissant. L’accord du 13 juillet n’offredonc que des défis douloureux à la gaucheradicale. En même temps, celle-ci pourraity gagner une bien meilleure lucidité surson environnement.

Boite noireFabien Escalona est enseignant àSciences-Po Grenoble, collaborateurscientifique au Cevipol (Université librede Bruxelles). Il est spécialiste de la social-démocratie en Europe. Il est notammentl'auteur de The Palgrave Handbookof Social Democracy in the European

Page 51: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 51

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.51/59

Union, publié (en anglais) en 2013. Il adéjà publié sur Mediapart trois analyses,l'une sur Syriza et Podemos, l'autre surla recomposition du paysage politiqueen France, et une troisième sur la crisedémocratique au prisme des récentstravaux en sciences sociales.

Europe : Hollande reprendson credo pro-intégrationPAR LÉNAÏG BREDOUXLE JEUDI 23 JUILLET 2015

Le président français veut renforcerl'intégration de la zone euro, avec unbudget et un parlement spécifiques. Unevieille marotte de la France, relancée par lacrise grecque. Paris veut l'inscrire à l'ordredu jour du conseil européen de rentrée.

L’euro va mal, renforçons-le. C’est ensubstance le message délivré par FrançoisHollande depuis les violentes négociationssur la Grèce. Le président français estdésormais convaincu que l’Europe estmenacée de délitement. Et que, pourl’éviter, il faut relancer la construction del’Union. Quitte à prendre à contre-piedune frange de plus en plus large de lagauche, ébranlée dans ses convictions pro-européennes.

François Hollande l’a dit dès saconférence de presse organisée àBruxelles, au terme des 17 heures denégociations qui ont abouti à l’accordscellé avec la Grèce. «Pour que nouspuissions ouvrir un nouveau temps dela construction européenne, il faudrabien que nous renforcions cet espacemonétaire. Ce sera le travail de cesprochains jours et de ces prochains mois »,avait-il prévenu. Le lendemain, lors deson traditionnel entretien du 14-Juillet,le président français avait été un peuplus précis: « La France va établirun document pour dire –ce sera biensûr partagé avec nos amis allemands–voilà ce que nous pouvons faire pour ungouvernement économique. Nous pouvonsaussi, dans une seconde étape, aller plusloin et avoir un budget de la zone euro.[…] À terme, je souhaite donc qu’il y aitaussi un Parlement de la zone euro.» Pour

Paris, le renforcement de la zone euro peutêtre porté par une « avant-garde », soitun petit groupe de pays prêts à davantaged’intégration.

François Hollande s’en est de nouveauexpliqué dans une tribune publiéedans Le JDD, dimanche 19 juillet.«Ce qui nous menace, ce n’est pasl’excès d’Europe mais son insuffisance »,estime le président français. Il prendle prétexte d’un hommage à JacquesDelors, un de ses mentors politiques, pourrappeler comment l’ancien président dela Commission sut, en 1985, passer outreune Europe «bloquée par les égoïsmesnationaux» pour lui « redonner un souffle,une vision, un projet ». Hollande parlelà tout autant de la situation de 2015.« L’Union ne peut se réduire à des règles,des mécanismes, des disciplines », dit-ilencore, avant de défendre à nouveau l’idéed’un « gouvernement économique de lazone euro. » « Les circonstances nousconduisent à accélérer », estime Hollande.Mais sans donner plus de détails sur lesoutils précis ou le calendrier.

Sur le principe, c’est une vieille marottede la France. Nicolas Sarkozy déjà, avecAngela Merkel, avait plaidé en 2011pour un « gouvernement économique dela zone euro ». François Hollande l’arepris à son compte, très vite aprèsson arrivée à l’Élysée. En 2013, ila présenté une contribution avec lachancelière allemande intitulée « LaFrance et l’Allemagne ensemble pourrenforcer l’Europe de la stabilité et dela croissance », dans laquelle les deuxdirigeants plaidaient pour une plus grandecoordination des politiques économiquesentre les pays dotés de la monnaieunique, grâce notamment à la mise enplace d’indicateurs communs et à laconvergence des systèmes fiscaux. Àl’époque, ils parlaient déjà de « sommetsplus réguliers de la zone euro » etde « structures dédiées spécifiques à lazone euro à mettre en place au seindu Parlement européen ». Cette dernièredemande rejoint celle d’un « parlementde la zone euro », dont la version la plusambitieuse est portée par les Allemands

du Glienicker Group (lire notre article)et défendue dans une tribune, publiée en2014 par des économistes comme ThomasPiketty ou Xavier Timbeau.

François Hollande et Angela Merkel le6 juillet à l'Élysée. © Reuters

Mais depuis son élection en mai 2012,François Hollande, qui s’est toujoursprésenté en Européen convaincu, aconservé une forme de prudence sur savision de l’Union. À chaque appel àdavantage d’intégration, il alertait surle manque de légitimité démocratique.Dans son entourage, pendant la campagnecomme au pouvoir, plusieurs lignes sesont régulièrement opposées (Mediapartl’a raconté ici et là), entre les plus“européistes” et les plus méfiants, attentifsaux soubresauts divisant les Françaiset la gauche dès qu’il est questionde Bruxelles. Récemment encore, lespropositions du ministre de l’économieEmmanuel Macron pour de nouveauxtransferts de souveraineté au sein de lazone euro avaient suscité l’hostilité d’unepartie du gouvernement et l’indifférencepolie de l’entourage de François Hollande.Traditionnellement, le Quai d’Orsay estréticent à l’idée d’une Europe à plusieursvitesses.

Cette fois, François Hollande juge qu’il ya « peut-être une fenêtre d’opportunité »,selon son entourage. « Le président aévolué à la mesure de la crise grecque,explique-t-on à l’Élysée. Le présidentest un Européen convaincu, réaliste etparfois prudent. Il estime aujourd’hui quel’Europe n’est pas passée loin du gouffreet que la crise grecque doit nous donnerles ressorts pour que cela ne se reproduisepas.» «Si on se résigne, ça va s’effondrer»,insiste un proche du chef de l’État.

Page 52: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 52

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.52/59

Une Europe allemande ?Il veut aussi profiter de la meilleure imagede la France à Bruxelles : jusque-là, Parisestimait que si François Hollande n'avaitpas été capable de peser davantage sur leschoix européens, c'est que la crédibilitéde la France, très endettée et hors desclous des traités, était entamée. Depuis, leséconomies décidées par le gouvernement,le « pacte de responsabilité » et la loiMacron, ont plu à Bruxelles. «La loiMacron est devenue un symbole, celuide notre détermination à réformer. C'estainsi que Bruxelles l'a perçue», expliquaitrécemment un ministre du gouvernement.

[[lire_aussi]]

Autre argument : le président a biencompris que la crise grecque renforçaitdans l’opinion la méfiance vis-à-visdes institutions européennes, tant lescréanciers ont humilié les Grecs etinfligé une nouvelle cure d’austérité donttous les économistes, ou presque, disentqu’elle ne fera qu’aggraver la situationde l’économie grecque. Surtout quandl’annulation, même partielle, de la dette estrepoussée à d’hypothétiques négociationsfutures. Puisqu’il n’est pas question pourFrançois Hollande de revenir sur le choixde l’euro, il veut tenter d’éviter que lescénario grec ne se reproduise. Et que lesconsidérations nationales, de l’Allemagne,de la Slovaquie ou des Pays-Bas, n’enviennent plus à menacer l’édifice toutentier.

Dit autrement par un habitué de l’Élysée :« Le président pense qu’il faut refaire dela politique. La crise grecque a prouvé quel’Europe dysfonctionnait partout, avec desgouvernements incapables de se parler. Ilne faut pas un organisme sans âme. Il fautse retrouver sur l’idée de l’Europe.»«Sil'on avait des politiques économiquescommunes, on pourrait mettre de tempsen temps les règles de côté et prendre desinitiatives politiques», appuie un ministredu gouvernement.

La France est persuadée que pour éviterun nouveau scénario grec, il faut que lazone euro puisse veiller aux déséquilibresinternes entre les pays, à l’origine de

la crise actuelle, et qui ne peuvent pasêtre compensés par l’outil monétaire. PourParis, les derniers accords, notamment letraité sur la stabilité, la coordination etla gouvernance (TSCG), ont renforcé lescontrôles pays par pays – un gage, selonHollande, de bonnes pratiques collectives–, mais sans veiller aux dynamiquesglobales que produisent les réformes misesen place en Espagne, en Lituanie ou àBerlin. «Il faut intégrer chaque équilibrenational dans une vision partagée del’équilibre de la zone euro», explique-t-ondans l’entourage de François Hollande.

Là encore, l’idée n’est pas neuve – le FMI,par exemple, n’a eu de cesse de répéter cesdernières années que l’Allemagne devaitrelancer sa consommation pour dynamiserson marché intérieur et cesser de tirer sonéconomie par ses seules exportations. Saufque la crise grecque a aussi révélé augrand jour l’incroyable dureté néolibéralede Berlin et la puissance politiquede l’Allemagne dans les institutionseuropéennes. Comment imaginer quela France de François Hollande puisseobtenir un renforcement de la zone euroqui ne s’aligne pas sur les positionsallemandes ? L’Élysée n’a pas la réponse.« Mais il faut tenter », souffle un prochedu président.

Le sujet sera évoqué lors du séminairegouvernemental prévu le 31 juillet, avantles vacances de l’exécutif. FrançoisHollande va également en parler « dans lesprochains jours » (dixit l’Élysée) avec lepatron de la Banque centrale européenne,Mario Draghi, dans l’espoir de l’inscrireà l’ordre du jour du conseil européen derentrée.

Le chantier miné du renfortde la zone euroPAR LUDOVIC LAMANTLE MERCREDI 22 JUILLET 2015

Après la claque de l'accord grec, les débatssur l'architecture de l'UE, pour consoliderla zone euro, repartent de plus belle. Dequoi parle-t-on ? De règles budgétairesrenforcées ou de garanties pour une

Europe sociale ? Certains s'inquiètent déjàdu manque de légitimité démocratique deces projets complexes.

De notre envoyé spécial à Bruxelles.-Leurs analyses sont diamétralementopposées. Mais l'accord tombé le 13juillet, en vue d'un troisième plan d'«aide » à la Grèce, les a confortés, chacunà leur manière, dans leurs convictions.Les tenants d'une sortie de l'euro ontvu dans cette « mise sous tutelle »d'Athènes la démonstration éclatante qu'ilest tout simplement impossible de meneren Europe une politique alternative, ancréeà gauche (on se reportera par exemple, ducôté des économistes critiques, à ce postde Frédéric Lordon ou à cette interventionde Cédric Durand sur notre plateau).D'autres, qui continuent de croire malgrétout en l'Union européenne (UE), ontredoublé d'efforts pour en appeler àdavantage d'intégration en Europe. Luttercontre l'« incomplétude » de la zoneeuro serait, à leurs yeux, la conditionde sa survie. À Bruxelles, le débat batson plein depuis le début de la crise en2008, sur l'architecture idéale de l'unionmonétaire. Mais ces discussions restaientconfidentielles et techniques, entre expertsdu « saut fédéral » et professionnelsde la bulle bruxelloise, souvent loin despréoccupations des citoyens.

L'accord de juillet 2015, et les centainesd'heures de négociations chaotiques etsecrètes qui l'ont précédé depuis février, a

Page 53: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 53

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.53/59

changé la donne. De l'avis quasi général,y compris dans les capitales, le statu quoactuel – une Union intergouvernementale,encadrée par une batterie de règlesbudgétaires d'inspiration ordo-libérale –est à bout de souffle. Il mène droitau naufrage européen. À l'encontre despartisans d'un retour à l'échelon national,François Hollande a relancé son idée d'un« gouvernement économique européen »,assorti d'un budget propre à la zone euro.Il défend aussi – et cette fois, c'est nouveaupour l'Élysée – l'idée d'un parlement dela zone euro (lire l'article de LénaïgBredoux).Cette proposition est une vieille rengainede Paris. C'est François Mitterrand qui,le premier, a parlé d'un gouvernementéconomique européen en 1990, s'appuyantsur un rapport de Jacques Delors publié unan plus tôt. En 1997, un autre socialistefrançais, Lionel Jospin, pose à l'occasiondu traité d'Amsterdam les premiers jalonsde ce gouvernement, avec la création del'Eurogroupe, réunion des ministres desfinances de la zone euro. En 2008, enpleine tempête financière internationale,Nicolas Sarkozy reprend le projet à soncompte : « Il n'est pas possible que lazone euro continue sans gouvernementéconomique clairement identifié. »« Bien que la France ait lancé lapremière l'expression de “gouvernementéconomique”, elle a toujours été plusdiscrète quant au contenu à lui donner», nuance Jean-François Jamet (L'Europepeut-elle se passer d'un gouvernementéconomique ? – La Documentationfrançaise, 2011). Jusqu'à 2008 et au débutde la crise des dettes souveraines, leprincipe restait pour le moins modeste :il s'agissait tout au plus d'organiser desréunions plus régulières de chefs d'Étatet de gouvernement de la zone euro et,à terme, de créer un poste de président àplein temps de l'Eurogroupe… (ce qui n'esttoujours pas le cas aujourd'hui : le patronde l'Eurogroupe est également le ministredes finances de son pays).

Sur le papier, les divergences sont sigrandes entre les différents pays de lazone euro, qu'un projet d'exécutif intégrépour cette dernière relève de l'acrobatie.

Quoi de commun entre l'ordo-libéralismeallemand, arc-bouté sur la lutte contrel'inflation, et un modèle français quiaimerait que la BCE en fasse encoredavantage dans la gestion de la crise, aurisque d'alimenter la hausse des prix ?Comment s'entendre sur le rôle de l'Étatface aux marchés, à partir de modèlessociaux – latin, rhénan, scandinave, anglo-saxon… – si divers ? N'importe quelgouvernement économique de la zone euron'est-il pas condamné, dans ces conditions,au désaccord permanent et à l'échec ? Quand, en février 2010, la chancelièreallemande se met elle aussi à parlerd'un Wirtschaftsregierung (gouvernementéconomique) pour faire face à la crise,elle ne pense pas à la même chose queses collègues à Paris. Angela Merkelanticipe ce paquet de règles budgétairesqui seront mises en place au plus durde la crise, pour renforcer la surveillancebudgétaire des États membres – uneforme de « gouvernance économique »,plus autoritaire mais aussi plus discrète,mise en musique par la commission deBruxelles (ce qu'on appelle désormais le« semestre européen »). En mai 2010,Jean-Claude Trichet, alors patron de laBCE, imaginait à peu près la même chose,en parlant de « fédération budgétaireeuropéenne ». Cinq ans plus tard, enmai 2015, Merkel a fini par soutenir dubout des lèvres Hollande sur un projet degouvernement économique « à la française» dans une contribution commune (etdéjà presque oubliée ?).Gouvernance économique ougouvernement économique… Ceshésitations sont plus importantes qu'iln'y paraît. « Ce flou sémantiquene doit rien au hasard : il évite,consciemment ou non, une confrontationavec le thème controversé de l'intégrationpolitique », résume Michel Dévoluy,professeur d'économie « atterré »de l'université de Strasbourg, auteurd'un essai sur l'euro (L'euro est-il un échec ?– La Documentationfrançaise, 2012). Sur le fond, on rejouel'affrontement entre fédéralistes pur juset partisans plus « réalistes » d'uneEurope intergouvernementale. Mais le

choix devient de plus en plus urgent,pour ceux qui veulent encore sauver leprojet européen. « Le système européende gouvernance qui a émergé au fut età mesure de la construction européenne,apparaît non seulement complexe, maiségalement illisible pour le citoyenordinaire », juge Jean-François Jamet.François Hollande, lorsqu'il parle d'ungouvernement économique, veut, semble-t-il, aller plus loin qu'une coordination plusou moins lâche des politiques budgétaires(et donc plus loin que la « gouvernance» mise en place par Berlin). Il s'attaquebien au dossier de l'intégration au sein del'eurozone – explosif, parce qu'il impliquede nouvelles pertes de souveraineté descapitales. « François Hollande ouvre laboîte », se réjouit Pervenche Berès, uneeurodéputée socialiste, patronne de ladélégation PS à Strasbourg, qui vientde rédiger une longue contribution duparlement européen au débat sur l'«approfondissement » de l'eurozone.

Vers des contrats entre lacommission et les Étatsmembres ?Ce texte a été adopté fin juin à Strasbourg,d'une courte majorité (317 pour, 254contre). Il repose sur un compromisentre les conservateurs du PPE (dont LesRépublicains) et les sociaux-démocratesdu S&D (dont le PS). Il pourrait servirde base aux discussions à l'automne, siFrançois Hollande décide vraiment demonter au créneau sur le sujet. PervencheBerès, qui a dû « lâcher » sur plusieurspoints du texte pour obtenir un accord avecla droite, reconnaît que le dossier divise,par-delà les familles politiques et les Étatsmembres. « On est dans une confrontationentre ceux qui disent : ça ne marche pasparce que les règles ne sont pas appliqués,et ceux qui disent : ça ne marche pas parceque les règles ne sont pas applicables »,résume-t-elle.La résolution insiste sur le respect des« règles » déjà en place, et sur lanécessaire « responsabilité » des capitalesen matière budgétaire. Ce qui a fait direau groupe des Verts, qui a voté contre,que la résolution « valid[ait] ouvertement

Page 54: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 54

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.54/59

la politique actuelle d'austérité combinéeaux réformes structurelles socialementnuisibles ». Au fond, c'est tout le débatdu moment, sur lequel la zone euro joueson avenir : y a-t-il de la place pourimaginer une forme d'intégration pluspoussée de la zone euro, soutenue parune majorité, et qui n'aboutisse pas auseul renforcement des règles budgétaireschères à Berlin ? Sous la pression, l'UEpeut-elle produire autre chose que ce «césarisme budgétaire » tant critiqué ? Etsi oui, la majorité des citoyens de l'UE enveut-elle ?De ce point de vue, la résolution dePervenche Berès insiste sur la « flexibilité» dans l'application des règles budgétairesexistantes. Elle plaide aussi pour unesimplification de l'usine à gaz actuelle,pour permettre en bout de course une« appropriation » de ces procéduresbruxelloises souvent méconnues, par lesélus des parlements nationaux commepar les citoyens. Elle défend l'idée d'uneanalyse groupée, par la commission deBruxelles, des budgets nationaux et dela situation de la zone euro dans sonensemble, ce qui permettrait d'en finir aveccertains face-à-face humiliants entre descapitales et l'exécutif européen.

Sur mediapart.fr, une vidéoest disponible à cet endroit.

Le texte défend surtout l'idée d'une «capacité budgétaire » au niveau dela zone euro, qui permettrait tout àla fois de soutenir l'investissement ouencore d'assurer des politiques « contra-cycliques » (des fonds pourraient êtredébloqués, depuis la zone euro, poursoutenir l'économie de pays contraints àdes politiques d'austérité, par exemple viala mise en place d'une assurance chômage,ou d'une « garantie jeunesse »). Mais ledocument prévoit aussi que ce budget «aide les États membres à mettre en œuvreles réformes structurelles convenues sur labase de certaines conditions, y compris lamise en œuvre effective des programmesnationaux de réforme ». En clair : desÉtats obtiendraient des fonds européens enl'échange de réformes structurelles dures àfaire avaler à leurs citoyens.

Le sujet n'est pas tout à fait nouveauà Bruxelles. Berlin avait déjà défendul'adoption d'« arrangements contractuels» dès 2012. Un pays s'engagerait, surune base quasi juridique, à réaliser dansl'année en cours telle ou telle réforme, parexemple en matière de droit du travail oude retraite. En échange, les bons élèvespourraient recevoir un soutien financier,pour les aider à faire passer la pilulede ces réformes souvent impopulaires.Herman Van Rompuy, le président duconseil européen d'alors, avait évoquédes « incitations financières limitées,temporaires, flexibles et ciblées ».C'est toute l'ambiguïté de l'intégrationpolitique prônée par François Hollande…Jusqu'où ira-t-elle ? L'économisteallemand Henrik Enderlein résume bienla difficulté : « Un gouvernementéconomique de la zone euro signifiepartager la souveraineté et le risque. Or laFrance ne veut pas du premier partage, etl'Allemagne refuse le second », explique-t-il au Monde.Le texte adopté au parlement européenn'est pas le seul sur la table. Unautre rapport, baptisé pompeusement« le rapport des cinq présidents» (commission, parlement, BCE,Eurogroupe et conseil européen) proposelui aussi des pistes pour « compléter »la zone euro. Il a été, là encore, présentélors d'un conseil européen en juin, mais ilest passé totalement inaperçu à cause dufeuilleton mouvementé des négociationsgrecques. Et beaucoup d'observateurs sontrestés sur leur faim. Toute référence, parexemple, à l'éventuelle mise en placed'une assurance chômage pour la zoneeuro, qui soulagerait certains pays du sudde l'Europe, a été gommée au fil desdiscussions.Le rapport ne dit rien d'un éventuel« pilier social » d'une zone europlus intégrée, qui pourrait inclure desdécisions sur un salaire minimum ausein de l'eurozone ou encore sur desindemnités chômage partagées. Il secontente d'évoquer, à terme, la formationd'un « Trésor » pour la zone euro (à partirdes structures du Mécanisme européen destabilité, le MES, ce fonds de sauvetage

pour les pays de la zone euro, géréjusqu'à présent de manière totalementintergouvernementale), ou encore unrenforcement de l'Eurogroupe dans lagestion de crise. Il insiste surtout sur lapriorité à ses yeux : améliorer encore ettoujours la compétitivité de l'eurozone.

Sur mediapart.fr, un objet graphiqueest disponible à cet endroit.

Plus gênant, le document fait une largeplace au projet d'« union des marchésde capitaux », dont la commission deBruxelles devrait présenter les grandeslignes d'ici la fin de l'année. Ce texte, portépar le commissaire britannique JonathanHill, s'annonce déjà extrêmement contesté.Il pourrait détricoter une partie des textesadoptés pendant la crise, à Bruxelles, pourdurcir la régulation financière – et mêmeréintroduire, comme le redoute l'ONGFinance Watch, une partie des mécanismesde « titrisation » qui avaient contribué àaggraver la crise financière.D'où la difficulté du projet défendu parParis. Beaucoup d'États membres ont déjàrenoncé à une intégration politique pluspoussée de la zone euro. Dans le sillage dela Grande-Bretagne (qui n'est pas dans lazone euro) et de nombre de pays d'Europecentrale, avec le soutien de l'Allemagne, ilfaudrait en revenir à ce qu'ils considèrentêtre les fondamentaux du projet européen.Avant tout un vaste marché unique. Poureux, la priorité n'est pas le gouvernementéconomique de la zone euro. Ils n'y croientplus, les divergences économiques étanttrop fortes. Ils défendent, à l'inverse,une série de projets qu'ils jugent plusterre-à-terre : le projet de libre-échangeavec les États-Unis (TTIP ou TAFTApour ses adversaires), l'union des marchésde capitaux (en chantier à partir del'année prochaine), ou encore la « betterregulation », ce concept popularisé par lacommission de Jean-Claude Juncker, quivise à faire le ménage, et à supprimerdes directives européennes obsolètes – enbref, déréguler, disent les critiques. Est-ilencore temps de freiner la tendance ?

Page 55: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 55

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.55/59

Diplomatie : Sarkozy sebalade, Hollande s’enmoquePAR LÉNAÏG BREDOUX ET ELLEN SALVILE MERCREDI 22 JUILLET 2015

Depuis plusieurs semaines, l’ancienprésident multiplie les déplacements àl’étranger. Il était en Tunisie lundi etprévoit de se rendre en Inde, en Arabiesaoudite, en Chine et même en Russie.L’objectif : « préparer l’alternance.» Quitte à critiquer l’action de sonsuccesseur et provoquer quelques remousdiplomatiques. À l’Élysée, on jure y resterindifférent.

Nicolas Sarkozy a la bougeotte. Depuisplusieurs semaines, il multiplie lesdéplacements à l’étranger, à la rencontredes grands de ce monde avec lesquelsil s’enorgueillit d’avoir conservé des «contacts directs ». Tout juste rentré deTunisie, où il a été reçu par le présidentBéji Caïd Essebsi, le patron de LR (ex-UMP) ambitionne déjà de se rendre enAlgérie à l’automne, avant de s’envoler,plus tard, vers l’Inde, l’Arabie saoudite,la Grande-Bretagne, la Chine et la Russie.« Rien n’est encore calé, mais il reçoitbeaucoup d’invitations », confirme sonentourage.

Pour le seul mois de juin, l’ex-chef del’État a enchaîné un séjour en Israël etdans les territoires palestiniens (le 8),un autre au Maroc (le 23) et encoreun autre en Espagne (le 29). Et ce,sans compter les allers et retours àBruxelles pour rencontrer Angela Merkelen marge du sommet européen du Partipopulaire européen (PPE), le 25 juin, ousimplement s’incruster dans l’actualitédes négociations grecques, le 12 juillet.« Il est aussi allé en Allemagne pourune conférence face à des entreprises

allemandes, mais ce n’était pas vraimentcomme leader de l’opposition », ajoute sonentourage, sans plus de précisions.

Nicolas Sarkozy et Béji Caïd Essebsi à Tunis,le 20 juillet. © Facebook/Nicolas Sarkozy

La mise en scène des voyages est toujoursla même. Nicolas Sarkozy emmène aveclui une petite délégation d’élus LR, fixeune ou deux thématiques à aborder avecses hôtes (la réforme de l'Europe, lapolitique européenne d'immigration, lalutte contre le terrorisme…), joue les“présidents bis” et prend la pose. Poignéesde mains, fous rires et embrassadeschaleureuses avec les dirigeants étrangerssont ensuite soigneusement distilléssur les réseaux sociaux. Il est engénéral accompagné de son conseillerdiplomatique Pierre Régent, autrefoischargé de la presse étrangère àl'Élysée, depuis passé à la Fédérationinternationale de l'automobile (FIA)qu'il a quittée pour travailler avecNicolas Sarkozy. À chaque fois, l'objectifest le même : communiquer sur le fait qu’ilest bien plus qu’un leader de l’opposition.

« L’opposition a pour mission de préparerl’alternance, nuance son entourage. Celase traduit aussi par une réflexion sur ce quise passe ailleurs et par de bonnes relationsavec les formations étrangères. » Ledéputé LR Pierre Lellouche, délégué auxaffaires internationales rue de Vaugirard,se réjouit d’ailleurs de l’engouement duprésident de son parti pour ces sujets. «Pendant deux ans et demi, Copé avaitcomplètement arrêté de travailler sur lapolitique étrangère, dit-il. Aujourd’hui,nous reprenons le travail normal d’unparti d’opposition.»

Les bénéfices de cette stratégie sontnombreux. « Les parlementaires françaissont très sensibles à ces déplacements,explique l’entourage de l’ex-chef de l’État.

Cela permet à Nicolas Sarkozy de passerun moment privilégié avec eux. » Unatout non négligeable pour le candidatà la primaire de 2016 dont les troupesparlementaires sont encore bien maigres.Et qui lui permet en plus de marquer sadifférence avec Alain Juppé, Bruno LeMaire ou François Fillon, qui ne peuventrencontrer aussi facilement que lui lesdirigeants étrangers.

Après la défaite du 6 mai 2012, l’ancienprésident devenu conférencier de luxe,n’a cessé de parcourir le monde pourdiscourir devant des salles acquises àsa cause. Sa prise de fonction rue deVaugirard n’a pas mis un terme auxconférences rémunérées. En revanche,le patron de LR ne se rend plus àl’étranger dans l’unique but de « fairedu fric », comme il le dit lui-même. Ilprépare également le terrain pour 2017,en savonnant la planche de celui qu’ilconsidère comme son unique adversaire :François Hollande.

Lundi à Tunis, Nicolas Sarkozy s’enest ainsi pris au président français, qu’iljuge responsable de la situation qui règneen Libye voisine. «Depuis trois ans, laLibye a été abandonnée. Aujourd’hui,c’est un pays à la dérive », a-t-ilaffirmé face aux journalistes, avant deregretter que son successeur n’ait délaissél’Union pour la Méditerranée, fondéesous son quinquennat et balayée par lesprintemps arabes. « Il faut mobiliser lesmoyens économiques pour permettre à ladémocratie tunisienne de s’installer dansla paix car il n’y a pas de différence entrel’enjeu sécuritaire et l’enjeu économique», a-t-il affirmé.

L’ex-chef de l’État a beau se pousserdu col et mettre en avant son bilan, sonpassif ne plaide pas en sa faveur. Durantson quinquennat, il a entretenu avec seshomologues étrangers des relations pourle moins délicates. Pendant cinq ans, son“je t'aime moi non plus” avec AngelaMerkel, dont il se vante aujourd’hui d’êtreproche, a largement nourri la chronique.Longtemps, la chancelière allemande l’a

Page 56: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 56

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.56/59

surnommé «Monsieur Blabla », moquantses gesticulations à travers l’expression «président Duracell ».

Nicolas Sarkozy et Angela Merkel se sont rencontrésle 25 juin, à Bruxelles, en marge du sommet du Parti

populaire européen. © Twitter/@NicolasSarkozy

Outre-Rhin, en 2010, les interlocuteursde Mediapart évoquaient « l'arrogance »,« l'ego surdimensionné », « l'hyperactivité» et « les maladresses » du « présidentbling-bling » français. Des qualificatifsrecyclés plus tard par l’ancien chef dugouvernement italien, Silvio Berlusconi,qui avait indiqué au quotidienIl Giornaleque «l’ancien président Nicolas Sarkozyest une personne dont l’arrogancel’emporte sur l’intelligence».

Les ambassadeurs et conseillersrencontrés par le journaliste GillesDelafon pour son livre Le Règne du mépris– Nicolas Sarkozy et les diplomates (Éd.du Toucan, 2012) avaient eux aussi décritun homme méprisant et obsédé par le toutmédiatique. En Tunisie, le patron de LRn’a pas meilleure presse. S’il entretientde très bonnes relations avec Beji CaïdEssebsi, il souffre encore du ressentimentde bon nombre de Tunisiens, qui nedigèrent pas sa gestion du printemps arabede 2010-2011.

Jusqu’au bout, il avait soutenu sansréserve Zine el-Abidine Ben Ali, balayépar la révolution tunisienne le 14janvier 2011; Michèle Alliot-Marie, alorsministre de l’intérieur, proposant mêmed’aider la police tunisienne face auxmanifestants. Pour effacer ce soutien dela France au dictateur, Nicolas Sarkozyavait par la suite dépêché sur placeun nouvel ambassadeur, Boris Boillon,dont l’attitude de «Sarkoboy »avait faitscandale. Débarqué de Tunis peu aprèsl’élection de François Hollande, l’ancien

diplomate avait été interpellé gare duNord, en juillet 2013, avec 350 000 eurosen liquide.

Dans la longue liste des reproches,figure aussi l’intervention armée en Libye.Aujourd’hui encore, nombreux sont ceux àestimer que Paris n’avait pas suffisammentpréparé l’après-Kadhafi. C’est l’une descritiques formulées par le caricaturisteLofti Ben Sassi, auteur d’une tribunepubliée la semaine dernière, intitulée «Monsieur Sarkozy, vous n’êtes pas lebienvenu ». Présent à ses côtés à Tunis,le député LR Pierre Lellouche assure « aucontraire » que Nicolas Sarkozy « a reçuun très bon accueil ».

« Il nous avait fâchés avec lamoitié de la planète ! »Le patron de LR n’a pas attendu d’êtreen Tunisie pour fustiger la politiquemenée par l’exécutif français sur la scèneinternationale. Début juin, en Israël, ilavait jugé « dangereux » un projet derésolution que Laurent Fabius entendsoumettre au Conseil de sécurité avantla fin de l’année pour relancer lesnégociations au Proche-Orient. Le 23 dumême mois, au Maroc, où il était venu voir« son ami » le roi Mohamed VI, il avaitégalement déclaré : « Nos relations nedoivent pas être victimes de l'alternance.La politique, c'est plus sérieux que ça.» Une déclaration qui intervenait aprèsun an de brouille diplomatique entre laFrance et le Maroc, résolue par la signatured’un accord de coopération judiciairetrès contesté par les ONG.

Nicolas Sarkozy et Mahmoud Abbas,le 8 juin. © Facebook/Nicolas Sarkozy

Dimanche 12 juillet, au sortir d’uneréunion du Parti populaire européen(PPE), dont son parti est membre, ilavait encore conseillé à Hollande de « se

ressaisir » et de reconstituer « une unitéavec la chancelière allemande Merkel »,au moment même où les deux dirigeantseuropéens étaient en pleine négociationavec Alexis Tsipras. Une attitude jugéeirresponsable par ses opposants de gauche.« Quand on est un ancien président de laRépublique, on n'affaiblit pas la positionde la France. On aide son pays quoiqu'ilarrive, on dépasse les petits clivages, lespetites positions », avait ainsi déclaréManuel Valls.

En “off”, les ministres du gouvernements’agacent parfois des déclarations deNicolas Sarkozy. « Faut le diremaintenant, ça suffit », soufflaitrécemment l’un d’entre eux. Sur laGrèce, Matthias Fekl, secrétaire d’État aucommerce extérieur auprès du ministredes affaires étrangères Laurent Fabius,expliquait récemment : « Contrairementà ce que croit Nicolas Sarkozy, ce n’estpas de sortir le revolver pour faire croirequ'on est le plus fort. » Le député PSPouria Amirshahi dénonce quant à lui « la frénésie égocentrique de NicolasSarkozy »,« en dessous de tout d’un pointde vue géopolitique ».

Mais à l’Élysée, on affiche une sérénitésans faille. Voire une distance ironique.Et si l’on y reconnaît que NicolasSarkozy enfreint la règle implicite quiveut qu’un ancien président ne critiquepas son pays à l’étranger, l’entouragede François Hollande jure que cela n’aabsolument aucune incidence sur sonaction diplomatique. Et ne se prive pasde rappeler à quel point le comportementde Sarkozy avait pu froisser certains chefsd’État. « Il nous avait fâchés avec la moitiéde la planète ! » lâche un ministre.

À l’époque, le président UMP multipliaitles séjours très rapides (par exempleen Turquie), refusait la plupart dutemps de dormir sur place et critiquaitsouvent l’accueil qui lui était fait. « S’ilrecommence à faire ça, ça va d’abordlui nuire à lui… Peut-être à l’image dela France, certainement pas à FrançoisHollande », ironise un partisan du chef del’État.

Page 57: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 57

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.57/59

Surtout, l’exécutif assure que lesdirigeants étrangers font la différenceentre un chef de parti, aussi ex-président soit-il, et le chef de l’Étaten exercice. « Ils savent parfaitementqui a les clefs du camion »,résume un conseiller gouvernemental.L’Élysée affirme par exemple qu’AngelaMerkel avertit systématiquement FrançoisHollande d’un contact à venir avec NicolasSarkozy. La situation est plus compliquéedans deux pays, le Qatar et le Maroc, oùle patron de l’opposition se rend souventet où il a tissé des liens personnels avecles dirigeants. « Il fait plutôt du businessque de la diplomatie parallèle », ironise unministre. « Sauf qu’on nous avait dit qu’onpourrait jamais vendre de Rafale au Qataret que c’était dealé avec Sarkozy quandil reviendrait au pouvoir… Ce n’est pasce qu’il s’est passé », souligne un anciendiplomate.

Angela Merkel et François Hollande,à Minsk, le 12 février. © Reuters

De toute façon, les partisans de Sarkozy nevoient pas le problème. « Nicolas Sarkozyest dans son rôle, affirme le député(LR) Axel Poniatowski, vice-président dela commission des affaires étrangères àl’Assemblée nationale. Il est normal quel’opposition exprime son point de vuesur les sujets internationaux. D’ailleurs,je trouve qu’il a été d’une modérationextrême sur la Grèce, en appelant lesparlementaires à voter en faveur de ceplan absurde.» Pierre Lellouche ne dit pasautre chose. «Je ne comprends pas cettejurisprudence qui veut qu’on ne critiquepas l’exécutif depuis l’étranger, glisse-t-il. Cela montre que la France est unedémocratie vivante. » L’ancien ministre deNicolas Sarkozy est en revanche « frappé» par la couverture médiatique dominante

dont jouit la politique étrangère menéepar l’exécutif, qu’il juge pour sa partindigente.

[[lire_aussi]]

L’entourage du patron de l’oppositionassure par ailleurs que ce dernier «est beaucoup moins dans la politiquepoliticienne» lorsqu’il est à l’étranger.« Il fait attention, mais faire attentionne signifie pas être muselé. » AxelPoniatowski estime en outre que « nosinterlocuteurs connaissent parfaitement lejeu, ils savent qu’un leader de l’oppositioninscrit sa musique et fait valoir sesdifférences ». « C’est un grand classique,poursuit-il. Les leaders de l’opposition onttoujours eu une séquence internationale àl’approche d’échéances électorales. »

Car au-delà de la politique étrangère,l’ex-chef de l’État cherche surtout àavancer ses pions en France, en vuede la future présidentielle. « Depuis laTunisie, Nicolas Sarkozy compte surtouts'adresser aux Tunisiens de France,expliquait ainsi auJDDun responsable LR,en amont du déplacement à Tunis. Il y abeaucoup d'électeurs d'origine tunisienneen Provence-Alpes-Côte d'Azur. Unerégion que nous ne pouvons pas nouspermettre de perdre aux régionales dedécembre prochain face au FN. »

La stratégie du patron de LR à l’étrangera toutefois ses limites. D’abord parce que,quel que soit le sujet, il ne peut s’empêcherde forcer le trait ou pire, de dire n’importequoi. Ce fut le cas sur la crise ukrainiennepar exemple, comme l’avaient relevé “LesDécodeurs” du Monde. Ce fut encore lecas lundi à Tunis, lorsqu’il a déclaré : «La Tunisie est frontalière avec l'Algérie[et] avec la Libye. Ce n'est pas nouveau…Vous n'avez pas choisi votre emplacement.» En Algérie, la phrase en a irrité plus d’un,le site d'infos TSA (Tout sur l'Algérie)qui a titré sur « le dérapage » et « laprovocation » de l’ancien président, ou leHufftingtonPost Maghreb. Si l’objectifde Nicolas Sarkozy était de se rabibocheravec l’électorat maghrébin, c’est encoreraté.

Boite noireLes personnes interrogées pour cet articlel'ont été par téléphone lundi et mardi.

Cent millions de dollarspour chercher E.T.PAR MICHEL DE PRACONTALLE MARDI 21 JUILLET 2015

Le milliardaire russe Youri Milnerinvestit 100 millions de dollars dans larecherche d'une civilisation intelligenteextraterrestre, qui n'a jamais eu autant demoyens depuis qu'elle a débuté en 1961.

Les extraterrestres n’ont qu’à bien setenir. Youri Milner, milliardaire russe etmécène de la science, vient de lancer unprojet d’une ampleur sans précédent pourécouter les éventuels signaux émis par descivilisations d’aliens. Annoncé le 20 juilletà la Royal Society de Londres, le projet,appelé « Breakthrough Listen », bénéficiede la participation de l’astrophysicienStephen Hawking et d’autres scientifiquesconnus ; il doit être financé à hauteur de100 millions de dollars pour dix ans.

Le radiotélescope de Parkes, en Australie © DR

À titre de comparaison, la totalité desfonds accordés ces dernières années àla recherche d’intelligences extraterrestres(SETI – Search for extra-terrestrialintelligence) était de l’ordre d’un demi-million de dollars, principalement auxÉtats-Unis, selon les estimations de FrankDrake, pionnier de SETI dans les années1960.

La quête des aliens n’a jamais bénéficiéde tels moyens. Yuri (ou Youri) Milner,qui a fait fortune en investissant dansFacebook, Twitter, Alibaba et d’autressociétés internet, a d’abord fait des étudesde physique. Il note en plaisantant que

Page 58: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 58

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.58/59

SETI a commencé en 1961, l’année de sanaissance, qui est aussi l’année du premiervol humain dans l’espace, celui de YouriGagarine, dont il a reçu le prénom. D’oùsa passion pour l’espace et la possibilitéd’une vie extraterrestre.

Grâce à ses investissements, leschercheurs du projet Breakthrough Listenvont pouvoir épier un million d’étoiles dela Voie lactée et une centaine de galaxiesvoisines (voir le détail du projet sur lesite SETI).

«Alors que nous disposions en moyennede 24 à 36 heures par an detemps d’observation avec un télescope,nous aurons des milliers d’heures paran sur les meilleurs instruments »,indique à la revue Nature AndrewSiemion, spécialiste de SETI à l’universitécalifornienne de Berkeley, qui juge que« c’est une révolution ».

Trois instruments vont être mis àcontribution : le plus grand radiotélescopeorientable du monde, celui de GreenBank en Virginie-Occidentale ; leradiotélescope de 64 mètres del’observatoire de Parkes en Australie, quiavait transmis au monde entier les imagesdu premier homme sur la Lune ; et letélescope optique de l’observatoire Lick,en Californie.

Le principe de SETI est de rechercherdes signaux radio susceptibles d’être émispar une source artificielle (le télescopede l’observatoire Lick doit servir, lui, àdétecter des flashs laser venus du cosmos).Il n’y a pas de critère absolu pour définirl’artificialité, mais on s’intéresse, parexemple, à des signaux qui présentent unschéma régulier ou sont focalisés sur unefréquence particulière. La régularité peutcependant être trompeuse.

En 1967, à l’université de Cambridge, laradioastronome Jocelyn Bell identifie unsignal inconnu jusqu’ici, qui vient d’unpoint constant de la sphère céleste etqui se caractérise par des pulsations trèsrégulières, environ toutes les secondes.Elle surnomme le signal « Little GreenMan 1 » (« Petit Homme Vert 1 »),allusion à son possible caractère artificiel.

Finalement, il apparaît que ce signalrésulte d’un processus physique, larotation rapide d’une étoile à neutrons :Bell a découvert le premier pulsar, et nonla première civilisation extraterrestre (etelle n’obtiendra même pas le prix Nobel,injustement attribué à son directeur dethèse Antony Hewish).

En 1961, Frank Drake a formuléune équation destinée à estimer lenombre de civilisations extraterrestressusceptibles d’exister dans la Voie lactéeet de communiquer par radio (Draken’a pas envisagé d’autres moyens decommunication, la poste, les signaux defumée ou le pigeon voyageur semblantinappropriés).

L'équation de Drake © http://www.noeticscience.co.uk/wp-content/uploads/2013/04/drake-equation.jpg

L’équation de Drake prend en compte letaux moyen de formation d’étoiles dans lagalaxie, la fraction de ces étoiles qui ontdes planètes, le nombre moyen de planètesqui pourraient être habitables, la fractionde ces planètes sur lesquelles pourraient sedévelopper une vie intelligente, autrementdit une civilisation, le pourcentage descivilisations qui pourraient émettre dessignaux détectables dans l’espace, ladurée pendant laquelle ces émissionsexisteraient…

Comme on peut s’en douter, ces différentsparamètres ne peuvent pas être déterminésde manière précise. Selon une premièreestimation de Drake, il y a entre 1000 et100 millions de civilisations dans la Voielactée. Une estimation plus récente donneentre 2 et 280 000 000. Sans parler desautres galaxies.

« Ils pourraient ne pas nousaccorder plus de valeur quenous n’en attribuons auxbactéries »Bref, il semble raisonnable de penserque des civilisations d’aliens existentquelque part, ou ont existé, mais onne peut pas dire combien ni quelleest la probabilité de les détecter. Pouraugmenter les chances, les chercheurs deSETI s’appuient sur des raisonnementsphysiques. Ainsi, pour les ondes radio,ils s’intéressent particulièrement à labande de fréquences entre 1 et 10 GHz.Cette bande a été identifiée comme uncanal prometteur, parce qu’elle permettraità un signal de voyager dans l’espaceinterstellaire et de traverser l’atmosphèrede la Terre sans trop d’interférences.Jusqu’ici, les moyens de SETI nepermettaient d’examiner que de petitesparties de cette bande de fréquences.Elle va maintenant pouvoir être étudiéesystématiquement.

Le radiotélescope de Green Bank © Cyberband

Les scientifiques du projet devront définirune stratégie d’observation. La méthodeutilisée jusqu’ici par SETI consistait àorienter l’instrument vers une étoile, puisà passer à une autre, et ainsi de suite, enn’observant un astre donné que pendantun temps relativement court. Pour lecosmologiste Paul Davies, de l’universitéd’État d’Arizona, supporter de SETI, cette

Page 59: Media Part 26715

Directeur de la publication : Edwy Plenelwww.mediapart.fr 59

Ce document est à usage strictement individuel et sa distribution par Internet n’est pas autorisée. Merci de vous adresser à [email protected] si vous souhaitez le diffuser.59/59

approche suppose que les extraterrestresenvoient un signal électromagnétiqueconstant précisément vers la Terre.

Davies juge plus probable que l’émissionsoit un peu comme la lueur d’une baliseou d’un phare qui balaie le ciel. Les aliens,s’ils existent, n’ont en effet pas de raisonparticulière de s’intéresser spécifiquementà notre planète. La stratégie la plus adaptéeserait donc, selon Davies, de viser le centrede la galaxie pendant des années afind’augmenter les chances de capter un telsignal.

Quelle que soit l’approche, même avecses moyens importants, la probabilité queBreakthrough Listen détecte un messaged’ET est très faible. Et il ne s’agiraitsans doute pas d’un message émis ànotre intention. On peut imaginer que lescivilisations d’aliens laissent s’échapperdes émissions radio, de la même façon queles ondes de radio et de télévision émisessur Terre se propagent dans l’espace.Encore faut-il que ces signaux aboutissentsur un instrument terrestre et que leurcaractère artificiel soit identifié.

L’équipe de Breakthrough Listen estimeque si une civilisation se trouvant sur l’unedes 1000 étoiles les plus proches diffuse unsignal de la puissance d’un radar d’avion,elle sera en mesure de le capter.

Comment la petite communauté descientifiques engagés dans SETI pourra-t-elle gérer la masse de données issuesdu nouveau projet ? Son promoteur YouriMilner estime que Breakthrough Listen

peut générer autant de données en unjour que les précédents programmes SETIen un an. L’idée est de mettre cesdonnées à la disposition du public, cequi permettra aux bénévoles passionnésde se joindre à la quête. BreakthroughListen aura aussi un partenariat avecle projet SETI@home, qui permet deconnecter les ordinateurs familiaux desparticipants pour mouliner les données.Les résultats seront la propriétés de tous,selon Milner qui insiste sur la nécessitéde « transparence » dans un projet derecherche des aliens, en raison «du grandnombre de conspirationnistes ».

Youri Milner en 2011 © DR

Youri Milner veut aussi proposer unprix pour élaborer un message numériquedestiné aux potentiels extraterrestres. Il

n’est cependant pas prévu d’envoyer cemessage dans l’espace. Stephen Hawkingestime, d’après le Guardian, que celapourrait être dangereux : si les aliensont les mêmes tendances agressives etgénocidaires que l’humanité, ils pourraientdécider de venir nous régler notrecompte, craint l’astrophysicien. Il observequ’une civilisation qui aurait des milliardsd’années d’avance sur nous «pourrait nepas nous accorder plus de valeur que nousn’en attribuons aux bactéries ».

Discrétion, donc. D’autant que mêmesi le projet n’aboutit pas à repérer lesextraterrestres, il aura des retombéesintéressantes pour les scientifiquesterriens : Frank Drake fait observerque les investissements de Milner ontd’ores et déjà sauvé d’une menace defermeture les radiotélescopes relativementvieux de Green Bank et de Parkes.Les financements publics se dirigentaujourd’hui vers des projets d’instrumentsà plus grande échelle, comme legigantesque télescope australien SKA(square kilometer array) qui doit, à terme,relier des milliers d’antennes.

Comparé à ce projet, celui de Youri Milnera un petit côté rétro. Pour autant, ilpeut permettre de faire des découvertesintéressantes en balayant le ciel, parexemple de nouveaux pulsars. En fin decompte, les extraterrestres serviront-il àfinancer la recherche astronomique ? Lesvoies de l’économie sont impénétrables.

Directeur de la publication : Edwy Plenel

Directeur éditorial : François Bonnet

Le journal MEDIAPART est édité par la Société Editricede Mediapart (SAS).Durée de la société : quatre-vingt-dix-neuf ans à compter du

24 octobre 2007.

Capital social : 28 501,20€.

Immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS PARIS.

Numéro de Commission paritaire des publications et agences

de presse : 1214Y90071 et 1219Y90071.

Conseil d'administration : François Bonnet, Michel Broué,

Gérard Cicurel, Laurent Mauduit, Edwy Plenel (Président),

Marie-Hélène Smiéjan, Thierry Wilhelm. Actionnaires

directs et indirects : Godefroy Beauvallet, François Bonnet,

Laurent Mauduit, Edwy Plenel, Marie-Hélène Smiéjan ;

Laurent Chemla, F. Vitrani ; Société Ecofinance, Société

Doxa, Société des Amis de Mediapart.

Rédaction et administration : 8 passage Brulon 75012 Paris

Courriel : [email protected]

Téléphone : + 33 (0) 1 44 68 99 08

Télécopie : + 33 (0) 1 44 68 01 90

Propriétaire, éditeur, imprimeur : la Société Editrice de

Mediapart, Société par actions simplifiée au capital de 28

501,20€, immatriculée sous le numéro 500 631 932 RCS

PARIS, dont le siège social est situé au 8 passage Brulon,

75012 Paris.

Abonnement : pour toute information, question ou conseil,

le service abonné de Mediapart peut être contacté par

courriel à l’adresse : [email protected]. ou

par courrier à l'adresse : Service abonnés Mediapart, 4, rue

Saint Hilaire 86000 Poitiers. Vous pouvez également adresser

vos courriers à Société Editrice de Mediapart, 8 passage

Brulon, 75012 Paris.